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Copyright 2020 Dominique Tronc











MYSTIQUES en EUROPE

Dix-huitième au Vingtième siècle





DOV BAER DE LOUBAVITCH

ARCHIMANDRITE SPIRIDON

Instants ou révélations

ETTY HILLESUM

UN MOINE DE L’ÉGLISE D’ORIENT

LILIAN SILBURN 







Série «  Mystiques  du Monde »



I. Antiquité judéo-chrétienne et grecque

Des origines au troisième siècle

II. Antiquité chrétienne

Du cinquième au dixième siècle

III. Moyen Âge chrétien

Du douzième au quatorzième siècle

IV. Chrétiens à la Renaissance

Quinzième et seizièmes siècles

V. Chrétiens à l’âge classique

Dix-septième siècle

VI. Figures européennes

Du dix-huitième au vingtième siècle



VII. Sufis en terres d’Islam

Du neuvième au treizième siècle

VIII. Sufis en terres d’Islam

Du quatorzième au vingtième siècle



IX. Figures de l’Inde traditionnelle

X. Mystiques bouddhistes de l’Inde et du Tibet

XI. Mystiques bouddhistes de la Chine et du Japon

XII. Mystiques taoïstes et confucianistes de Chine



XIII. Poèmes de Chine, Corée, Japon

XIV-XVI Poèmes d’Occident



Après des florilèges chronologiques, je propose dans cette série une dizaine de figures mystiques par tome en livrant des textes majeurs non coupés.

Il était indispensable de ne pas terminer peu après l’an 1700 la présentation chronologique entreprise depuis l’antiquité (deux tomes) puis chez un occident marqué par le christianisme (trois tomes). Cela laisserait croire que tous mystiques ont disparu d’Europe.

Ils ne sont plus portés par des Traditions mises en difficulté. Certes l’’« étoilement » rend la recherche difficile (abondance textuelle, critères indéfinis).

En défense et en concurrence avec des scientifiques et d’autres Traditions, les religieux serrent les coudes et s’attachent à leurs identités dogmatiques. Or la mystique ne peut être circonscrite…

Pour ne pas terminer par des figures proposées comme exemplaires par les Traditions, mais n’ayant guère pu aider des dirigé(e)s, car disparues jeunes — la « petite » Thérèse parmi d’autres — et laisser ainsi des traces écrites, comme pouvait le faire en son temps la « grande Dame » Hadewijch au sein de sa communauté, je choisis des figures dont la variété rend compte de la bigarrure des vêtements qui recouvrent un même corps d’expérience.

Si l’on s’intéresse en premier lieu et à tort à l’extérieur bigarré, on lira Roger Bastide, Les problèmes de la vie mystique, 1931, 1948, pour son libre regard d’ethnologue. Il bénéficia de nombreux prédécesseurs témoins de la richesse des années d’entre deux guerres pour constater justement l’impossibilité d’une saisie de l’intérieur vécu c’est-à-dire par le corps commun à tous les humains. J’en ai repris des extraits en ouverture du premier tome.

Je commence ce huitième et dernier tome « occidental » par un long texte issu du hassidisme. Il est livré intégralement, incluant sa présentation et ses notes. Si parfois sa présentation et ses notes s’écartent de la pure expérience, voire « coupent les cheveux en quatre », s’ils ne sont pas nécessaires à l’appréciation directe de témoignage, ils établissent les frontières entre enthousiasme et intériorité, entre sentiment naturel et vie proprement mystique.

La présente Lettre sur l’extase ouvre donc sur la pensée mystique juive. Pour témoigner d’une diversité (et d’une complexité) récemment acceptées : juifs, orthodoxes, témoin non religieux représentent un « étoilement » mystique qui a débuté au siècle des Lumières.








DOV BAER de LOUBAVITCH



LETTRE AUX HASSIDIM SUR L’EXTASE

Introduction et notes par Louis Jacob, traduit par Georges Levitte avec la collaboration de Édith Ochs, Fayard, 1975.

§

Omettre des parties de cet ouvrage requiert un travail d’évaluation pièce par pièce pour lequel je n’ai aucune compétence. Et il vaut mieux travailler en profondeur de rares textes choisis comme de remarquables représentants de leurs traditions — en les livrant complets avec leurs clefs ! Cela assure une relative objectivité (hors celui de leur choix).

Ici la clef provient de l’introduction et des notes reprises de Louis Jacob. J’avais opéré de même pour Job qui ouvrait le premier volume antique en le livrant en alternance aux notes de son traducteur Étienne Dhorme.

Les notes sont ici tout autant indispensables pour rendre compte de « l’étrangeté » du contexte. Elles livrent de précieuses citations d’auteurs compagnons (se détache infra la longue note n° 18 suivant l’Introduction).

Je replace les notes au fil du texte alternant texte principal en corps gras et notes en petit corps maigre (comme je l’ai fait pour Job). Ces « notes » sont souvent de petites études qui illuminent le texte de Dov Baer.

Je n’ai pas pensé nécessaire de faire de même pour le texte de ce dernier puisque ses notes sont réparties par chapitres et sont plus brèves.

Introduction (Louis Jacob)

Dov Baer de Loubavitch (1773-1827) 1. *, auteur de la Lettre sur l’Extase 2, a dirigé la tendance habad du mouvement hassidique à la mort de son père, Schnéour Zalman de Liady, qui en avait été le fondateur.

1. Schnéour Zalman (1747-1813), père de Dov Baer, est né à Lozno. Il tint sa « cour » à Liady, d’où lui vient le titre par lequel il est connu dans l’histoire juive. Dov Baer, lorsqu’il prit la succession de son père à la tête du groupe habad, avait l’intention de s’établir lui aussi à Liady ; mais il fut invité à Loubavitch par les autorités russes de cette ville qui voyaient la source de revenus que représentait l’installation d’une « cour » hassidique. Lozno, Liady et Loubavitch se trouvent à la limite des provinces de Vitebsk et de Moghilev, en Russie Blanche. Dov Baer (1773-1827) prit pour nom de famille Schnéouri, d’après le prénom de son père. Son gendre, Menahem Mendel, le transforma en Schnéersohn, qui est demeuré le nom de famille des chefs du mouvement habad jusqu’à aujourd’hui.

2. Qounteros ha-Hithpa'alouth : le terme hébreu qounteros est généralement utilisé au Moyen Âge pour désigner des gloses marginales ; on a émis l’hypothèse que c’est une forme hébraïsée du latin commentarius. En hébreu tardif, le mot prend le sens de « court ouvrage », « opuscule », « traité ». Hithpa'alouth est la forme réfléchie et intensive de la racine pa'al, qui signifie « faire » ; le mot prend la signification de « être mû », « être fortement ému ». Dans diverses sources médiévales, on le trouve dans le sens d’« extase », notamment dans un texte du philosophe « rationaliste » juif, Lévi ben Ghershon, le « Gersonide » (1288-1344), qui semble d’ailleurs avoir exercé une certaine influence sur les penseurs du habad.

La Lettre se présente sous la forme d’un texte adressé par Dov Baer à ses fidèles, pour leur préciser le rôle de l’extase dans la vie religieuse.

Fondé par Israël ben Eliézer, de Medzibozh, le Ba'al Shem Tov (le «Maître du Nom»), en abrégé : le BeSHT (mort en 1760), le mouvement hassidique insistait plus particulièrement sur la valeur de la joie et de la ferveur dans le service de Dieu 3.

3. Sur la Kabbale, on peut consulter, parmi les ouvrages parus en français : GERSHOM G. SCHOLEM, Les Grands Courants de la mystique juive (trad. franç. chez Payot, rééd. 1968, 432 pp.) ; Alexandre SAFRAN, La Cabale (Payot, rééd. 1972, 410 pp.) ; — Guy CASARIL, Rabbi Siméon bar Yohai et la Kabbale (Éd. Le Seuil, coll. « Les Maîtres spirituels », ill.) (N. du T.).


Le Maggid (prédicateur, conteur) de Mezeritch (1710-1772), prénommé Dov Baer, disciple du Besht et organisateur du mouvement, rassembla autour de lui un groupe de fidèles qui, à la mort du Maggid, apportèrent l’enseignement du hassidisme dans plusieurs provinces de Russie et de Pologne. Certes, bon nombre d’entre eux étaient, comme leur Maître, d’excellents talmudistes et n’auraient pu être accusés de négligence envers les exigences intellectuelles de la vie religieuse; il n’en est pas moins vrai que pour la plupart d’entre eux, le hassidisme faisait principalement appel aux sentiments.

* Les notes sont rapportées à la fin de l’Introduction. Il en est de même pour chaque chapitre du texte de la Lettre.


Il était bon que le hassid cultive l’extase religieuse, en particulier dans la prière. On accordait une valeur à la contemplation, mais surtout à cause de l’extase qu’elle pouvait entraîner.

L’approche de Schnéour Zalman était différente, et il affirmait, non sans raison, qu’elle est l’interprétation la plus authentique de l’enseignement du Maggid. Dans le système de Schnéour Zalman, la contemplation était un bien en soi. Le mental doit se plonger dans le service de Dieu, s’engager dans une méditation profonde sur Sa nature, Son omniprésence, Ses rapports avec le monde — et l’extase du cœur suivra tout naturellement. La légende hassidique relate la réunion des plus célèbres disciples du Maggid lorsqu’ils apprirent sa mort. On tira au sort pour désigner ceux qui se verraient confier la mission de baigner les membres du Maître défunt, comme le veulent les derniers rites. Le haut privilège de baigner la tête échut à Schnéour Zalman : on comprit par là que le habad 4, la tendance du hassidisme développée par Schnéour Zalman, est une forme intellectuelle d’un mouvement émotionnellement très chargé.

4. Le nom de Habad est constitué des initiales de Hokhmah, Binah, Da'ath (cf. infra, note 10).



Schnéour Zalman était issu d’une famille non hassidique. Il fut très précoce, à tous points de vue; on raconte que, dès l’âge de dix-huit ans, il avait une connaissance approfondie de l’immense littérature talmudique. Même en tenant compte des inévitables exagérations de toute hagiographie, il est certain que Schnéour Zalman était dans sa jeunesse un remarquable talmudiste, dans ce milieu intensément intellectuel qu’était le monde rabbinique de Lituanie. Mais il ressentait aussi le besoin ardent d’une direction spirituelle pour la prière. La réputation du Maggid avait atteint les cercles où évoluait le jeune homme, quoiqu’on y soupçonnât son enseignement d’être teinté d’hérésie. Schnéour Zalman n’hésita cependant pas à prendre le chemin de la maison du Maggid, où furent reconnues ses qualités de cœur et d’esprit; on le reçut à bras ouverts. Le Maggid, raconte-t-on, lui confia l’enseignement de son fils, celui qu’on appelait «l’Ange» à cause de sa sainteté qui «n’était pas de ce monde». En retour, le Maggid et son fils initièrent Schnéour Zalman aux mystères de la Kabbale 5 et aux enseignements fondamentaux du hassidisme.

5. Sur le hassidisme, s’il n’existe pas en français d’ouvrage récent et de qualité qui retrace l’arrière-plan historique du mouvement et qui analyse l’ensemble de sa pensée, on lira cependant avec intérêt : Arnold MANDEL, La Voie du Hassidisme (Calmann-Lévy, 1963, 276 pp.) ; — Élie WIESEL, Célébration hassidique (Le Seuil, 1972, 287 pp.) restitue la vie intérieure des principaux maîtres du hassidisme. Arnold MANDEL, La Vie quotidienne des juifs hassidiques du XVIlle siècle à nos jours (Hachette Littérature, 1974, 185 pp.) plonge dans la réalité vécue. Jacques GUTWIRTH, Vie juive traditionnelle (Éd. de Minuit, 1970, 488 pp.) est une étude ethnologique d’une communauté hassidique vivant actuellement à Anvers. Divers romans ont pour arrière-plan et pour sujet la vie des hassidim, notamment : Chaïm Potok, L’Élu (trad. franç. chez Calmann-Lévy, 1969, 312 pp.) ; Chaïm POTOK, Je m’appelle Asher Lev (trad. franç. chez Buchet-Chastel, 1973, 410 pp.) ; Martin BUBER, Gog et Magog (trad. franç. chez Gallimard, 1964) (N. du T.).



Il n’y a aucune raison de douter de l’authenticité de ce récit et de ce qu’il implique; les idées de Schnéour Zalman, pour nouvelles qu’elles fussent, sont redevables, au moins en partie, aux doctrines enseignées par le Maggid et son fils. Hillel ben Méir de Poritch (mort en 1864), qui jouissait d’une grande autorité pour la compréhension de la nouvelle doctrine habad, écrit : «Au nom du saint Rabbi Abraham fils du Rabbi le Maggid — son âme est en Eden —, j’ai entendu qu’une nouvelle méthode du service divin lui fut suggérée par les batailles du Frédéric (le Grand). C’est l’idée d’attackieren. Il semble qu’on ne se range plus, comme autrefois, pour s’attaquer l’un l’autre; au contraire, on esquive l’ennemi pour l’encercler ensuite et le contraindre ainsi à se rendre. De même, naguère, le service divin comportait une guerre qu’on livrait contre le mal. Par ce type de contemplation qui conduit à l’extase, l’homme réprimait ses traits de caractère. Mais il (“l’Ange”) a découvert une nouvelle méthode par laquelle l’homme se rattache à la catégorie même du divin. On y parvient par le moyen de la contemplation sur les profonds mystères des “Faces” supérieures 6 ou du sens des commandements divins.

6. Partzouphim, les “Faces de Dieu”, terme qui désigne aussi dans la Kabbale les combinaisons entre les Sephiroth (cf. infra).



Ceux-ci n’ont absolument aucun rapport avec l’extase de l’amour, et pourtant la lumière divine est, d’En Haut, tirée vers le bas pour investir le mal jusqu’à ce qu’il se trouve vaincu. Il (“l’Ange”) ajoutait qu’il y a une autre différence. Selon les anciennes méthodes du service divin, la bataille s’engageait en un point à la fois. Ainsi, un homme plongé dans la contemplation de ces sujets qui concernent l’extase de l’amour, parvenait à l’extase de l’amour et, par là, transmuait les amours mauvaises. De même, plongé dans la contemplation de ces sujets qui concernent la crainte, il atteignait à l’extase de la crainte, et transmuait les craintes mauvaises. Mais, selon la méthode nouvelle, l’homme est attaché au divin même, globalement, en sorte que la conquête du mal et sa transmutation sont effectuées dans tous les détails à la fois. Cette voie est certes très élevée, et cependant elle convient tout particulièrement aux âmes humbles de cette génération qui ne peuvent nullement l’emporter sur le mal au-dedans, et qui sombrent dans un état de mélancolie lorsqu’ils désirent rechercher le “pourquoi” et le “comment” au plus profond de leur cœur; et lorsque même ils ne recherchent pas au-dedans, mais simplement s’attachent à cette forme de contemplation qui concerne l’amour et la crainte divins, il ne s’ensuit ni amour ni crainte, comme il est amplement expliqué dans le Tanya (de Schnéour Zalman). C’est pourquoi notre Maître et guide — son âme est en Eden — recommandait que l’homme ne s’engage en nulle autre forme de contemplation que celle de l’attachement au divin même, en une méditation profonde; alors, tout naturellement, tous les fauteurs de mal seront dispersés (Ps. XCII, 10) et terrassés.» Hillel ben Méir conclut que telle est la base de habad et du Tanya, l’œuvre classique de Schnéour Zalman, appelée aussi Liqqouté Amarim.

Schnéour Zalman mena cette idée jusqu’à sa conclusion logique. Il faut combattre le mal en l’homme par la méthode indirecte de la contemplation, et non par une confrontation directe. En outre, le sujet de la contemplation ne doit pas porter sur le caractère malfaisant du mal et la valeur du bien. Il faut que l’homme médite sur les mystères divins, sur Dieu et Ses rapports avec le monde créé, ce qui insufflera à l’âme la divine lumière, et le mal en l’homme sera vaincu de lui-même. Comme dans l’ensemble de l’enseignement hassidique, le ravissement du cœur a une grande valeur dans le habad, mais doit être le fruit de la contemplation dans le sens que nous avons indiqué.

Certains maîtres hassidiques critiquèrent violemment les méthodes du habad. On peut citer, en particulier, Abraham de Kalisk qui, en compagnie de Menahem Mendel de Vitebsk et d’autres hassidim, partit s’établir en Terre sainte. En 1797, Abraham de Kalisk écrivit une lettre où il affirme que malgré son affection aussi vive que jamais pour Schnéour Zalman, il ne peut s’empêcher de désapprouver l’accent que le habad met sur l’intelligence; il critique plus particulièrement le fait que le habad admette que les mystères divins puissent être divulgués dans des discours prononcés en présence de milliers de hassidim. Les «secrets de la Torah», insiste-t-il, doivent être réservés au petit nombre. Quant aux masses, il suffit de leur demander une foi simple, sans complication, et l’aveu de leur infériorité spirituelle 7.

7. Dans une autre lettre, adressée aux hassidim de Russie, Abraham de Kalisk écrit : «La foi et la crainte de Dieu, telles sont la source de bénédiction et le bien caché. Mais tous les exercices intellectuels, ainsi que leur source, sont les sources du jugement, Dieu nous en garde! C’est pourquoi celui qui accorde de la valeur à son âme devrait s’en préserver.» Dans la même lettre, Abraham de Kalisk fait remarquer qu’avant de commettre une faute, Adam avait une foi simple, «plus haute» que l’intellect. Ce n’est qu’après la faute que ses «yeux se dessillèrent» (Gen. III, 7), et il commença à rechercher Dieu avec l’intellect, source de tout mal. Abraham de Kalisk cite le verset (Lév. XXI, 9) : «Et si la fille de quelque pontife se souille par la prostitution…» Par un jeu de mots, il en tire l’idée que celui qui cherche Dieu au moyen de l’intelligence abstraite (sekhel) se souille (tehel) comme une prostituée, en ce qui concerne la vérité ultime. Attaquant sans détour la méthode du habad, il rappelle le récit que donne l’Écriture de la «génération du désert» (Dt. I, 15) : «Et j’ai désigné les chefs de vos tribus, hommes sages et de connaissance, et je vous les ai donnés pour chefs…» Dans la tradition juive, la «génération du désert» est connue comme la «génération de la connaissance» (da'ath), et non comme celle de l’«intelligence» (binah) qui n’est pas essentielle, et peut même s’avérer néfaste pour la vie de la foi. «La génération du désert était une génération d’hommes sages et remplis de la connaissance, car ils étaient effrayés d’avoir à se lancer dans des spéculations excessives. En un instant ils prenaient leur décision avec un esprit droit […] Leurs pieds étaient plantés fermement dans cette grande foi plus haute que la raison. Car telle est la voie de la foi. Le croyant ne se soucie de rien [d’autre], car il n’a nul besoin autre que la foi, parce qu’il croit que Dieu est le Créateur et que la Torah vient de lui. Et la loi de l’âme de l’homme est qu’il ne doit pas se détourner de Dieu et que son âme doit adhérer à Lui. C’est seulement à cause du monde matériel qui l’environne et qui l’attire d’un côté et de l’autre, que l’homme virevolte dans toutes les directions pour réfléchir à tout propos encore et encore. Or, pour que sa foi reste ferme, il devrait savoir que le facteur décisif de la foi est plus haut que la raison. C’est pourquoi on les appelait la “génération de connaissance” : ils n’aspiraient pas à perdre leur temps dans la réflexion; ils accueillaient l’appel de la foi.»



Schnéour Zalman a en outre tort d’autoriser son fils, Dov Baer, à révéler aux hassidim, malgré son jeune âge, les mystères profonds qu’il aurait été préférable de garder secrets.

Après les provocations d’Abraham de Kalisk et de ses partisans, Schnéour Zalman fut amené à défendre ses idées et ses méthodes. En 1806, il adressa à Abraham de Kalisk une longue lettre 8 où il explique que si la foi est superficielle, elle ne vient pas d’une contemplation rigoureuse.

8. Cette lettre débute par des arguments apologétiques : « Je n’ai jamais recherché ton approbation pour les doctrines hassidiques que j’expose ; elles sont les paroles venues de la bouche de notre grand Maître — sa mémoire est bénédiction pour la vie du monde à venir — et de son fils — en Eden est son âme — de Mezeritch. » Puis, Schnéour Zalman rappelle qu’en 1772 il vint chez le Maggid en compagnie d’Abraham de Kalisk et que celui-ci redoutait le moment où il se trouverait en présence du Maggid. Le Maggid reprocha à Abraham de Kalisk la mauvaise influence qu’il exerçait sur les hassidim : sous sa direction, ils se seraient conduits de manière tout à fait frivole, perdant leur temps à de stupides plaisanteries, se moquant des étudiants hassidiques et discréditant ainsi tout le mouvement hassidique. Tels étaient en fait certains des chefs d’accusation invoqués par le Gaon de Vilna, le farouche adversaire des hassidim. Comment donc Abraham de Kalisk ose-t-il soutenir qu’il est le vrai représentant des enseignements du Maggid et que Zalman les déforme ?



Seule la foi acquise par la méditation et la contemplation a le pouvoir de transformer le caractère et de l’améliorer. Il faut cependant remarquer que Schnéour Zalman ne s’intéresse pas ici à la pensée spéculative, à la réflexion discursive, à l’examen mental circonstancié sur des sujets tels que les preuves de l’existence de Dieu. Ce genre de philosophie est totalement étranger à l’esprit hassidique. Schnéour Zalman pense plutôt à la contemplation intérieure où le mental s’adosse aux vérités qu’il possède déjà : Dieu est omniprésent et omnipotent. Et l’on médite alors sur ces vérités jusqu’à ce qu’on les ait droitement perçues. La contemplation, pour le habad, implique une synthèse vécue des enseignements sur Dieu dans le hassidisme et la Kabbale, que le fidèle a étudiés par lui-même et selon ce qu’il a entendu expliquer par son Maître.

Dans la polémique qui l’oppose à Abraham de Kalisk, Schnéour Zalman ajoute : «Tous ceux qui ont goûté aux suaves doctrines du Besht et de ses disciples savent bien qu’Intelligence est Mère des Enfants. Ces Enfants sont l’amour et la crainte; ce qui les engendre, c’est la contemplation profonde sur la grandeur de Dieu, dans les profondeurs de la connaissance, chacun selon sa capacité. Tout autant qu’il est impossible à l’enfant de naître sans mère, il est impossible à l’homme d’être craignant-Dieu sans contemplation 9.»

9. Rabbi Lévi Yitzhaq de Berditchev, l’un des « grands » de la troisième génération des hassidim, a exprimé dans une lettre à Abraham de Kalisk sa surprise face aux doutes que certains manifestent à l’égard de Schnéour Zalman. II affirme notamment qu’il faut suivre Schnéour Zalman lorsqu’il accorde une si grande importance à l’intellect ; ainsi seulement peut-on être un vrai disciple du Maggid, « car son service de Dieu et ses saintes pratiques allaient en ce sens ».



Cette citation caractérise bien la pensée de l’école habad, mais il y faut des nuances. C’est le but de cette introduction.

D’après les enseignements de la Kabbale sur les dix Sephiroth 10

10. Le terme sephirah (pluriel : sephiroth), « nombre », « numération », désigne, dans la pensée cabaliste, les dix « attributs » divins et leurs zones d’« émanation » ; par les sephiroth, le monde fut amené à l’existence. En Soph (sans fin) désigne Dieu tel qu’Il est en Lui-même ; En Soph dépasse la compréhension humaine au point qu’on ne peut rien en concevoir. D’après de nombreux cabalistes, toutes les références faites à Dieu dans la Bible concernent Dieu tel qu’Il se manifeste par les sephiroth, et non Dieu tel qu’en Lui-même. Mais les cabalistes évitent toujours toute implication de dualisme : En Soph et les sephiroth constituent une unité. On peut rappeler l’exemple courant de l’âme dans le corps, qui se manifeste par la volonté, la pensée, les sentiments et les actes tout en conservant son unité ; cet exemple n’est cependant qu’une traduction imparfaite, car le corps est séparé de l’âme alors que En Soph et les sephiroth sont conçus comme formant une unité. Les noms des sephiroth sont :

Kéther = Couronne

2. Hokhmah = Sagesse

3. Binah = Intelligence

4. Hessed = Miséricorde

5. Ghevourah = Rigueur

6. Tiphéreth = Beauté

7. Netzah = Triomphe

8. Hod = Majesté

9. ressod = Fondement

I0. Malkhouth = Royauté

Kéther est le vouloir transcendant, en quelque sorte l’émergence d’un vouloir en ce qui est par-delà le vouloir, vouloir plus haut que la pensée, car il faut une volonté de penser avant qu’on puisse penser. Cela engendre une volonté de créer, Hokhmah, la potentialité divine de toute création. Binah, la sephirah suivante, est la réalisation dans la pensée divine de tout ce qui est potentiellement en Hokhmah. Binah se rapporte aux détails de toutes les choses créées telles qu’elles qu’elles sont dans l’Esprit divin. (Nous verrons que Hokhmah et Binah se combinent fréquemment dans Da'ath, « connaissance » ou « attachement de l’esprit ». Pour certains cabalistes, Da'ath est l’un des sephiroth, et Kéther est alors considéré comme n’appartenant pas à l’« arbre sephirothique ». Pour le habad, Da'ath est le « fruit » de Hokhmah et Binah.)

Le stade suivant est l’« émanation » de Hessed, l’amour divin, trop fort en soi pour que les choses créées puissent exister dans la pleine splendeur de son abondante lumière ; Ghevourah, puissance et jugement divins, doit maîtriser la surabondance de Hessed qui, à son tour, atténue les rigueurs de Ghevourah. Il en résulte Tiphéreth, qui harmonise les exigences opposées de Hessed et Ghevourah. Hessed et Ghevourah doivent en outre s’« appuyer » sur Netzah et Hod. Toutes ces sephiroth déversent leur lumière dans Tessod, d’où elle se répand en Malkhouth qui désigne conjointement la Shekhinah, la « divine Présence » immanente, source dans le monde « d’En Haut » du processus créateur dans l’univers fini.

L’homme peut influer sur le monde des sephiroth par ses actes. S’il agit le bien, il aide en quelque sorte à maintenir l’harmonie du monde sephirothique ; lorsqu’il pèche, il perturbe cette harmonie. La sephirah Tiphéreth, le principe harmonisateur au centre du monde sephirotique, est « le Saint béni est-Il », ou, en d’autres termes, la lumière de En Soph telle qu’elle se révèle en Tiphéreth. Tel est le sens de la formule d’intention (à laquelle s’opposaient fermement leurs adversaires) que récitaient les hassidim avant d’accomplir un devoir religieux : « Pour unir le Saint béni est-Il à Sa Shekhinah », ce qui signifie que l’acte religieux aide à conserver l’équilibre entre les sephiroth et à unir de ce fait Tiphéreth à Malkhouth, la sephirah centrale à la sephirah « inférieure ».



(les «émanations» par l’intermédiaire desquelles En Soph — «le Ce qui n’a pas de limite», Dieu tel qu’en Lui-même, infini et par-delà toute connaissance humaine — a amené le monde à l’existence), les qualités de Hokhmah, Binah et Da'ath (Sagesse, Intelligence et Connaissance) appartiennent, pourrait-on dire, à la démarche de la pensée divine lorsqu’elle contemple la création. L’homme étant créé «à l’image de Dieu» (Gen. I, 26-27), ce «déroulement de pensée» se reflète dans l’âme humaine. Le terme habad 11 — formé des initiales des trois mots : Hokhmah, Binah et Da'ath — met bien en évidence que le mouvement habad porte une attention toute particulière aux processus de la connaissance dans le service divin.

11. Il existe de nombreuses définitions du habad ; l’une des meilleures est celle de Hillel ben Méir de Poritch, dans ses Liqqouté Bi’ourim. Il présente Hokhmah comme « l’apparition du sujet lui-même avant qu’il ne soit revêtu de lettres », jaillissant de l’intellect seul au-delà des lettres. Binah est « le vêtement de l’apparence du sujet dans son exposition, révélé au niveau des lettres ». Par exemple, dit-il, quelqu’un peut admirer un bel édifice et être impressionné par sa beauté sans se rendre compte que le bâtiment est beau ; c’est Hohkmah. Mais s’il a quelques notions d’architecture et des dispositions esthétiques, il peut énoncer les raisons pour lesquelles il est ému par sa beauté ; il peut disserter avec éloquence sur ses proportions harmonieuses, l’équilibre des lignes, les combinaisons de couleurs, etc. En ce cas, il sait non seulement ce qu’il aime, mais il sait aussi pourquoi il l’aime ; c’est Binah. De même, on peut sentir intuitivement que telle opinion est juste, sans savoir traduire ses raisons dans des mots ; c’est Hokhmah. Si l’on peut donner les raisons de l’opinion qu’on défend, si l’on peut en discuter, on est au stade de Binah. Da'ath n’est ni la connaissance intuitive (Hokhmah), ni la connaissance discursive (Binah), mais un attachement de l’esprit à l’idée ; il faut que l’homme soit profondément engagé dans le sujet pour que Da'ath soit possible. Par exemple, un homme qui a une tendance naturelle à la bonté sera à la fois capable d’expliquer les vertus de la bonté et de découvrir les moyens de la mettre en pratique.



Pour le habad, Hokhmah est le savoir potentiel, le savoir à un stade où toutes ses implications n’ont pas encore été dévoilées, le savoir intuitif, l’éclair d’inspiration avant sa réalisation dans la pensée. Binah, c’est l’usage que l’on fait de l’intellect et de l’imagination pour extraire les implications de Hokhmah; c’est le stade de la réalisation, où l’éclair de l’intuition est réfracté dans les détails de la pensée. Da'ath est l’attachement du mental au sujet que Hokhmah introduit dans l’esprit et que Binah y développe. Ainsi, si je sais que le soleil est à plus de cent cinquante millions de kilomètres de la terre, j’ai à l’esprit une idée nue; c’est Hokhmah. Lorsque je laisse mon esprit s’étendre sur ce fait et que, utilisant mes connaissances antérieures, je saisis la signification des immensités exprimées par les mots «cent cinquante millions de kilomètres», je suis parvenu à Binah. Et lorsque, à la suite de cela, je suis si impressionné par l’immensité que je suis transporté d’émerveillement, j’ai atteint Da'ath. De même, lorsque je lis dans mon journal que trois cents personnes ont péri dans un tremblement de terre, j’ai à l’esprit une facette de Hokhmah. Lorsque je réfléchis à l’impuissance des victimes, à leurs souffrances, à ce que chacun a subi en tant qu’être humain et non comme un numéro sur une liste de victimes, lorsque l’horreur s’insinue en moi et que je comprends toute l’étendue du désastre, j’atteins au stade de Binah. Lorsqu’à la suite de cela je suis emporté par la pitié, la compassion et l’angoisse, lorsque ma douleur s’ajoute à celle des victimes, je suis parvenu à Da'ath. Da'ath est l’attachement, l’union de l’esprit et du cœur à l’objet apporté dans le mental par Hokhmah et perçu dans ces détails par Binah.

Dans le royaume divin, comme dans le monde humain, les émotions de la peur et de l’amour (qui représentent, dans le royaume divin, la puissance de Dieu et Son amour) naissent en quelque sorte des processus de la pensée symbolisés par Hokhmah, Binah et Da'ath. Il en ressort que dans le symbolisme de la Kabbale, Hokhmah est le «Père», Binah la «Mère», qui donnent le jour aux «Enfants» qui sont l’amour et la puissance de Dieu dans le royaume divin, l’amour de l’homme pour Dieu et sa crainte de Dieu dans le monde humain. La vie de l’homme reflète les mondes supérieurs, car il est merveilleusement façonné sur leur modèle. C’est pourquoi, dans la vie de l’âme de l’homme, la crainte et l’amour ne peuvent résulter que de la contemplation. Selon les termes de Schnéour Zalman : «Intelligence» est la «Mère des Enfants». La seule méthode authentique pour parvenir à l’extase est la contemplation des mystères divins. À ceux qui voudraient tenter de parvenir à l’extase sans passer par la contemplation, le habad réplique qu’une telle extase, si même on y accède, ne peut être qu’extérieure et superficielle. Ce qui ne veut pas dire, cependant, que le habad n’accorde aucune valeur à la simple extase religieuse; au contraire, la vraie contemplation doit nécessairement déboucher sur l’extase, ce qui sert d’ailleurs à jauger la profondeur de la contemplation. Pour le habad, l’ordre de la démarche n’en demeure pas moins : d’abord la contemplation — Hokhmah, Binah et Da'ath — et ensuite, l’extase qui en découle.

Quels sont les sujets sur lesquels, d’après le habad, doit porter la contemplation? En tout premier lieu, l’interprétation acosmique de l’omnipotence de Dieu, particulière au habad, selon laquelle tout est dans Dieu. Cette idée tzimtzoum, se fonde sur la théorie du tzimtzoum, qui fut la pierre angulaire du système d’Isaac Louria, cabaliste du XVIe siècle. La Kabbale accorde une grande importance au problème de l’émergence du monde fini à partir de Dieu, l’Infini. Comment ce monde imparfait et rempli d’erreurs, comment le mal qui est dans le monde peuvent-ils venir de Dieu qui est bon et parfait? Si Dieu est omnipotent, comment peut-il même y avoir un monde? S’il n’y a pas de «lieu» hors de Dieu, comment comprendre un monde fini dans l’espace et le temps? Louria et son école expliquent que Dieu Se retira de Lui-même en Lui-même (tzimtzoum = retrait, contraction), afin de laisser une place pour le monde. Dans l’«espace» laissé vide après le retrait de Dieu, émergèrent l’espace et le temps, et le monde fini tel que nous le connaissons.

Dans la pensée postlourianique, l’idée du tzimtzoum a été interprétée de diverses façons. Certains cabalistes semblent parfois croire en une sorte d’espace qui serait comme vidé de la présence de Dieu; d’autres pencheraient pour une interprétation plus subtile. Mais le paradoxe demeure : s’il y a réellement tzimtzoum, cela suggère une limitation en Dieu; et s’il n’y a pas de limitation réelle, subsiste la difficulté d’expliquer l’émergence du monde fini. Dans le habad, la doctrine reçoit une interprétation nouvelle et ingénieuse, qui peut rappeler certaines idées indiennes sur la nature illusoire de l’univers. Le habad considère que le tzimtzoum ne s’opère pas réellement en Dieu; ce n’est qu’une apparence. Pour le bien de Ses créatures, Dieu, qui est tout bien, doit les mener à l’existence, car il appartient à la nature du bien d’avoir des «récipients» pour sa bonté. Mais les créatures finies ne peuvent exister que dans un univers fini. Par un «estompage» progressif de la divine lumière, par une oblitération de la Puissance qui sustente et maintient toutes choses, le monde prend l’apparence de la réalité. Mais, du point de vue de Dieu, en quelque sorte le monde n’est pas «» 12;

12. On a parfois tenté de rapprocher cette idée habad des conceptions de certains philosophes (comme Berkeley) qui envisagent l’univers comme une idée dans l’esprit de Dieu. Schnéour Zalman ne s’intéresse pas au problème de la nature illusoire des perceptions sensorielles. Chez Berkeley, le monde est, partiellement au moins, illusoire pour nous, et réel pour Dieu. Mais chez Schnéour Zalman ; le monde est réel en ce qui nous concerne, mais, du point de vue de Dieu, il n’a pas d’existence indépendante.



ce n’est que du point de vue de ses créatures que le monde semble jouir d’une existence indépendante, comme dissociée de Dieu. Mais cela ne tient qu’à ce qu’Il a voilé à leurs yeux la divine lumière, afin que puissent durer les créatures et le monde qu’elles habitent.

Le vrai hassid cherche à faire pénétrer son regard par-delà l’apparence jusqu’à la réalité, et à ne plus voir le monde, mais seulement la puissance divine par laquelle et en laquelle il est porté. Tel est le sens de la contemplation pour le habad : fixer le regard au-delà de la forme extérieure, pressentir la lumière au-delà de l’obscurité, saisir le divin là où il se dissimule, arracher les vêtements et voir l’esprit qu’ils recouvrent, constater que «la terre est gorgée de ciel». «Tu sauras en ce jour, et tu le graveras en ton cœur, que le Seigneur Lui est Dieu dans les cieux en haut et sur la terre ici-bas, nul autre» (Deut. IV, 39) est un verset auquel le habad se réfère tout particulièrement. «Nul autre» n’est pas seulement compris au sens de «il n’y a pas d’autres dieux», mais également dans celui de «il n’y a rien à part Dieu puisque tout est en Dieu». De même, le verset : “Toute la terre est emplie de Sa gloire” (Is. VI, 3) est compris au sens de : toutes choses sont maintenues par la lumière divine et elles ne durent que parce qu’elle est atténuée à la vue 13.

13. Cf. l’interprétation que Schnéour Zalman donne des prières du Nouvel An où l’on demande que Dieu « Se souvienne » de nous (Liqqouté Torah, Deut. Deroushim le-Rosh ha-Shanah). L’expression « se souvenir » ne peut s’appliquer qu’à quelque chose qui n’est pas présent. Par exemple, je peux me souvenir des jours de ma jeunesse puisqu’ils se sont enfuis, mais je ne peux pas dire que je me souviens de la table à laquelle je suis assis en ce moment, car la table est présente hic et nunc. Mais, pour Dieu tel qu’en Lui-même, il n’y a pas de monde ; on peut dire que le monde n’est pas « présent ». C’est pourquoi nous prions Dieu qu’Il « Se souvienne » du monde, autrement dit, qu’Il « Se rappelle » en somme de ce « moment » primordial où Il décida d’amener le monde à l’existence. Dieu « Se souvient » donc de ce qui n’est pas vraiment « présent », de ce qui n’est pas vraiment existant. Au début des Liqqouté Torah, la contemplation (Binah) est expliquée : comprendre la transcendance divine par la méditation sur Son immanence. Si Dieu se trouve en toute chose (« emplit tous les mondes »), il s’ensuit qu’en réalité il n’est pas de « mondes » hors de Dieu, et qu’Il « enveloppe tous les mondes ». À partir de cette idée, Schnéour Zalman interprète le verset (Gen. II, 18) : « Et le Seigneur-Dieu dit : Il n’est pas bon que l’homme soit seul ; Je lui ferai une aide semblable à lui. » Le terme « Seigneur » (le Tétragramme) désigne le flux divin par lequel le monde est amené à l’existence et par lequel il est maintenu ; le mot « Dieu » (Elohim) désigne la maîtrise divine sur ce flux, sans laquelle son abondance absorberait le monde. C’est grâce à l’association de l’amour divin et de la maîtrise divine (« Et le Seigneur-Dieu dit… ») que le monde est capable de durer. Le monde fut amené à l’existence parce que « il n’est pas bon que l’homme soit seul », ce qui signifie : que l’Homme originel (dans la Kabbale : le royaume sephirothique) soit sans créatures. Car ses créatures l’« aident » en transformant la ténèbre en clarté. Cette « aide » est rendue possible par le tzimtzoum, par ce qui donne l’apparence de choses distinctes et qui est donc « semblable à lui » (en hébreu : kenegdo signifie littéralement « comme son vis-à-vis » ; autrement dit, Dieu amène le monde à l’existence et donne ainsi l’apparence du réel à ce qui « Lui est vis-à-vis », ce qui est non-Dieu).

Menahem Mendel de Loubavitch, petit-fils et disciple de Schnéour Zalman, gendre et successeur de Dov Baer, revient fréquemment sur ce sujet. Pour lui, l’unité de Dieu ne signifie pas seulement qu’Il est un et unique, mais qu’Il est tout ce qui est : « Il n’y a pas de réalité dans les choses créées. Cela signifie qu’en vérité les créatures ne sont pas de la catégorie du “quelque-chose” (yesh, “il y a”) ou d’une “chose” (davar), ainsi que nous les voyons de nos yeux. Car cela n’est que de notre point de vue, puisque nous ne pouvons percevoir la “vitalité” divine. Mais du point de vue de la vitalité divine qui nous nourrit, nous n’avons aucune existence et nous sommes de la catégorie du “rien” intégral (éphess) comme les rayons du soleil dans le soleil lui-même […] D’où il s’ensuit qu’il n’est nulle existence hors de Son existence, béni est-Il. C’est là l’unification vraie. C’est ainsi que l’on dit : “Tu es avant que le monde fût créé et maintenant qu’il est créé.” De même qu’il n’y avait pas d’existence hors de Lui avant que le monde fût créé, ainsi en est-il à présent. »



On a souvent dit que le habad est une doctrine panthéiste. Des adversaires du hassidisme, comme le Gaon de Vilna (1720-1797), ne tardèrent pas à relever l’«hérésie» (Schnéour Zalman ne cessa de proclamer, très justement d’ailleurs, que cette idée remonte au Maggid, et même au Besht.) Des anathèmes furent lancés contre les hassidim, proclamant que ceux qui tiennent à de telles idées sont coupables de «répandre de faux enseignements sur la Torah», et devront être poursuivis jusqu’à ce qu’ils se repentent de leurs erreurs 14.

14. Plus nuancée est la position de Hayyim de Volozhyn (1749-1821), disciple du Gaon de Vilna qui fut le grand adversaire des hassidim ; il semble avoir — accepté, au moins partiellement, les idées de Schnéour Zalman, et c’est ainsi qu’il écrit : « Hors Lui, béni est-Il, il n’y a rien d’autre, en réalité, dans tous les mondes, du plus haut d’En Haut au plus bas des profondeurs de la terre. En sorte qu’on peut dire qu’il n’y a pas de créature ni de monde, mais que tout est empli de l’essence de Sa pure unité, béni est-Il […] De Son point de vue, béni est-Il, ils sont tous comme s’ils n’avaient aucune existence, aujourd’hui même comme avant la création. » Mais d’autre part, il s’oppose à Schnéour Zalman lorsqu’il rejette l’idée que cela doit être un thème de contemplation. « Ce formidable sujet ne s’adresse qu’au sage qui peut comprendre par lui-même le sens intérieur de ce qui est en question, en permettant à son cœur d’aller et venir à la seule fin d’enflammer la pureté de son cœur pour le service de Dieu dans la prière. Mais il y a un très grand danger à trop se livrer à la contemplation sur ce thème […] En fait, je me serais abstenu de parler de cela, car les maîtres anciens, de bien-aimée mémoire, taisaient ce sujet […] Mais, d’un autre côté, j’ai constaté que, si cela était conforme à leur génération, de nos jours nous restons sans guide depuis de longs jours. La voie de chaque homme est droite à ses propres yeux ; suivre l’attirance de la raison et toute l’inclination des pensées de l’homme est seulement une fuite avec sa pensée vers où entraîne la raison. Plus que tout, cela est devenu une doctrine populaire au point que même les fous parlent par paraboles, disant que la vraie divinité est en tous lieux et en toutes choses. Et tous les jours de leur vie, leurs yeux et leurs cœurs sont plongés dans une profonde contemplation sur cette question, à tel point que même le cœur des jeunes gens creux les pousse à se conduire selon ce raisonnement qu’ils tiennent. Avec combien de soin l’homme devrait-il se garder en ce domaine, ajoutant des haies aux haies ! »



En fait, l’enseignement du habad en ce domaine est à l’opposé d’un panthéisme comme celui de Spinoza, par exemple. Pour le panthéisme, Dieu et l’univers sont identiques; on rejette la transcendance de la Divinité. Pour le habad, Dieu est transcendant par rapport à l’univers, bien qu’il n’y ait pas d’univers sans Dieu. En fait, pour la pensée habad, Dieu est la seule réalité suprême 15.

15. Dans son ouvrage classique sur la vie et la pensée de Schnéour Zalman (Ha-Rav mi-Ladi ou — Miphlégheth Habad, Varsovie, 1913), M. Teitelbaum souligne les différences suivantes entre Schnéour Zalman et Spinoza :

(a) Pour Spinoza, Dieu et la Nature ne font qu’un. Pour Schnéour Zalman, Dieu est « en dehors » de l’univers ;

(b) Pour Spinoza, la Nature est éternelle. Pour Schnéour Zalman, l’univers a été créé par Dieu ;

(c) Pour Spinoza, Dieu est seulement immanent. Pour Schnéour Zalman, Il est à la fois immanent et transcendant ;

(d) Pour Spinoza, Dieu = Nature n’a pas de but. Pour Schnéour Zalman, Dieu a créé le monde pour remplir Son Projet ;

(e) Spinoza a une conception déterministe. Schnéour Zalman soutient que Dieu peut suspendre les lois de la nature ;

(f) Pour Spinoza, l’homme n’est pas vraiment libre. Pour Schnéour Zalman, l’homme possède la liberté du vouloir et du choix.



Pour peu conventionnelle qu’elle soit, la pensée habad n’est pas vraiment en rupture avec la tradition juive.

Deux mots reviennent fréquemment dans le vocabulaire habad — et se retrouvent dans la Lettre sur l’Extase : «ce qui est» (yësh, « il y a ») et «ce qui n’est pas» (ayin). Ils demandent quelques éclaircissements. En Soph (En = «ce qui est sans», Soph = «limite») est le terme par lequel la Kabbale désigne Dieu tel qu’en Lui-même, insondable et au-delà de toute compréhension humaine. En Soph, l’«Illimité», l’«Infini», est parfois appelé «Rien» (ayin), car rien ne peut être déduit de cet aspect de la Divinité. Le monde fini devient «ce qui est» (yësh) parce qu’il est amené à l’existence par une réduction de la lumière divine. Ayin, le «Rien» divin, est la vraie réalité devant laquelle toutes les choses créées sont comme rien. Ainsi, d’un certain point de vue, le monde est rien, ayin, et Dieu est yësh, le vrai «quelque chose», la seule réalité ultime. Mais, par ailleurs (le habad y insiste particulièrement), Dieu est ayin, le «Rien» divin qui maintient toutes choses, et le monde créé est yësh, «ce qui est», parce qu’il possède l’apparence d’une existence indépendante de Dieu. En hébreu, creatio ex nihilo se dit yësh më-ayin ce qui est de ce qui n’est pas»), et cette expression était employée par les philosophes juifs du Moyen Âge pour parler, par exemple, de la création «spontanée», par Dieu, de toutes les choses existantes. Cela prit une forme assez subtile dans la pensée habad — et, dans une certaine mesure, dans toute la pensée cabaliste en général. Yësh est le monde fini; mais il tire son origine de ayin, c’est-à-dire de Dieu tel qu’en Lui-même, au-delà de toute compréhension 16.

16. Au début des Liqqouté Torah, Schnéour Zalman spécifie que dans la contemplation « extérieure », la pensée de l’esprit est que Dieu a créé le monde à partir de rien — le monde est yiësh et est créé de ayin. Cela mène à une contemplation « intérieure » où la pensée est inversée : Dieu est le vrai yësh et Il a créé le monde qui est réellement ayin. Ailleurs, il écrit : « Du point de vue du “récipient” — d’ » en-bas « vers » en haut « — ce qui est en bas est appelé yësh et ce qui est en-haut est appelé ayin parce que cela ne peut être compris. Il en est autrement du point de vue de » Celui qui sustente — « d’en haut » vers « en bas » : ce qui est en haut est appelé yësh et ce qui est en bas est appelé ayin, parce que tout est comme rien devant Lui. »



Nous pouvons aborder à présent les implications plus profondes de la théorie du habad sur la contemplation. La lumière divine doit être voilée ou réduite, faute de quoi il ne pourrait y avoir que Dieu tel qu’en Lui-même. Il appartient au «projet de Dieu» que Sa divine lumière soit voilée, afin que puissent exister les créatures finies auxquelles Il peut ainsi dispenser Sa grâce. Sans cette réduction, il n’y aurait pas de monde fini, car tout serait absorbé dans la plénitude et la splendeur divines. Mais le vrai hassid s’efforce de pénétrer en pensée par-delà les voiles jusque dans le «Rien» divin par lequel et dans lequel toutes choses durent et ont leur existence. L’art de la contemplation implique la réflexion sur ce mystère jusqu’à ce que l’esprit soit ancré dans l’idée qu’il n’y a rien d’autre que Dieu. Dès que cette idée s’intègre au fidèle, son cœur bondit dans l’extase en réponse au divin, comme, pour reprendre une image courante dans le habad, l’étincelle attirée par la flamme 17.

17. « Lorsque l’étincelle est très éloignée du feu, sa lumière s’affaiblit graduellement, mais plus elle s’en rapproche et plus elle brille, sa lumière s’amplifiant en profondeur et en hauteur jusqu’à toucher le feu et s’y fondre […] Il y a en cela deux aspects. Le premier, lorsque la flamme ou la lumière s’approche de l’étincelle en sorte que celle-ci s’embrase naturellement et brûle jusqu’à faire partie du feu. Le second, lorsque l’étincelle s’élève d’en bas et se rapproche graduellement du feu » (Dov Baer, Dérekh Hayyim). Par cette image, Dov Baer illustre les deux voies du repentir : le repentir « supérieur », lorsque Dieu s’approche de l’âme ; le repentir « inférieur », lorsque l’âme s’approche de Dieu. Schnéour Zalman emploie la même image dans ses Liqqouté Torah : « Les eaux nombreuses de l’inquiétude pour sa subsistance et autres pensées profanes ne peuvent éteindre l’amour qui est la catégorie de l’amour caché par nature dans l’âme de tout fils d’Israël. C’est la catégorie de l’âme divine dont la nature est de s’élever et d’être consumée en haut comme la flamme s’élance vers le haut de son plein gré. »



Dans la terminologie du habad, le premier pas dans la contemplation est Hokhmah, l’émergence dans l’esprit de l’idée que tout est en Dieu. Vient ensuite Binah, méditation profonde sur toutes les implications de cette idée. Et, finalement, on arrive à Da'ath, attachement complet du cœur et de l’esprit à leur source en Dieu. (Il faut toutefois noter que le habad considère Hokhmah comme un échelon plus élevé que Binah, et Binah plus élevé que Da'ath. Nous verrons que Dov Baer parle d’une sorte de rapport de réciprocité entre Hokhmah et Binah, de sorte que si Binah suit généralement Hokhmah, le fidèle, par Binah, revient à Hokhmah et la voit alors dans toute sa plénitude.)

C’est pourquoi, lorsqu’il y a conscience de soi dans la contemplation, il ne peut y avoir d’extase authentique, car la conscience de soi implique la présence du yësh, d’un «quelque chose» qui agit comme un écran devant la lumière divine. L’extase vraie implique que le divin dans l’âme humaine soit entré en contact avec la lumière divine qui est voilée à la vue dans la vie courante. La contemplation est un élargissement de la perception, en sorte que la lumière divine peut être «vue». Le hassid conscient d’être en extase n’est pas encore parvenu au degré de l’extase vraie, car le moi constitue une barrière, un yësh (un «quelque chose») qui fait échouer le but de la contemplation, à savoir la perte du moi dans ayin, le «Rien» divin. D’un certain point de vue, l’extase dont on est conscient est une contradiction dans les termes, puisque l’extase signifie le contact avec le divin; or, la conscience du moi est la conscience de quelque chose d’autre que le divin. La conscience ne peut donc qu’empêcher le divin, dans l’homme, de rencontrer le divin «hors» de lui.

Lorsqu’il prit la direction du groupe habad à la mort de son père, Dov Baer constata une grande confusion au sujet de l’extase. Abraham de Kalisk et d’autres avaient mis tout l’accent sur le côté émotionnel de la religion et sur la foi simple. On n’ignorait pas que Schnéour Zalman accordait la préférence à une vie de contemplation, et que, pour lui, l’intellect devait être engagé; mais les émotions devaient-elles intervenir ou non, voilà qui n’était pas très clair. Certains fidèles soutenaient que Schnéour Zalman tenait toute extase pour suspecte; seule la perception intellectuelle n’était pas souillée par la conscience de soi. Si le hassid éprouve, dans la contemplation, l’ivresse d’une émotion, il se rend coupable de s’abandonner ou de ressentir le yësh, il a pris conscience du «ce qui est», et l’a placé avant le «Rien» divin. D’autres fidèles du habad préféraient souligner les besoins d’émotion du fidèle, et minimisaient les différences entre le habad et l’école d’Abraham de Kalisk; pour eux, la contemplation n’a de valeur que pour l’extase qu’elle procure. La Lettre sur l’Extase fut d’ailleurs conçue comme un «Guide des égarés». Dov Baer affirme que ceux qui dénigrent l’extase sont dans l’erreur : il ne peut exister d’état de contemplation dépersonnalisé dans lequel le moi n’éprouverait rien. Au contraire, on peut constater la puissance et la valeur de la contemplation d’après le degré de l’extase qu’elle entraîne. Plus la contemplation est authentique, plus l’extase qu’elle procure est grande. À ceux qui taxent l’extase de complaisance dans la conscience de soi et de trahison à l’égard de l’enseignement du habad, Dov Baer répond qu’il faut distinguer entre l’authentique et l’inauthentique : lorsque l’extase est authentique, c’est bien le moi qui en fait l’expérience, mais il n’y a que peu, ou plus du tout, de conscience de soi. Lorsqu’elle n’est que contrefaçon, le degré de conscience est abusif. La Lettre entreprend alors de dénoncer la nature de la fausse extase, et de montrer comment on peut la détecter. Elle constitue avant tout une pénétrante analyse psychologique des degrés de l’extase vraie. G. Scholem, dans Les Grands Courants de la mystique juive (pp. 136 sqq.), note que les mystiques juifs se tiennent sur la réserve à propos de leurs expériences. Rares sont les ouvrages traitant des étapes avancées de la pratique et de la technique mystiques. «À cet égard, écrit Scholem, la Lettre sur l’Extase fait exception.»

L’interprétation que donne Dov Baer des idées de son père ne recueillit pas une adhésion universelle. Aaron ben Moshé Ha-Lévi de Starossélyé (1766-1829), son ancien ami, refusa de reconnaître l’autorité de Dov Baer. Il écrivit un exposé détaillé sur l’enseignement de Schnéour Zalman, où, dès l’introduction, il s’évertue à rejeter, tout comme Dov Baer, l’approche purement émotionnelle; mais Aaron se montre bien moins strict que Dov Baer à l’égard de l’extase simulée; pour lui, l’extase tient un rôle si important que le hassid est en droit de courir le risque de ne pas dépasser un semblant d’extase. De plus, dans son système, même l’extase la moins authentique n’est pas dénuée de valeur 18.

18. Aaron de Starossélyé écrit notamment : « Vous comprendrez quelle est l’étendue de l’erreur et de la stupidité de ceux qui refusent de ressentir l’extase en leur cœur. Ils prétendent que s’il y a une sensation dans le cœur en prière, c’est la sensation du yësh. Mais c’est le contraire qui est vrai. Lorsque le cœur n’est pas transporté d’extase, les qualités de l’âme animale sont en pleine vigueur, avec une sensation du yësh qui provient du mal, et l’âme divine ne peut jamais être dévoilée… Mais lorsque le cœur est transporté d’extase dans l’amour de Dieu, même si le yësh est également ressenti dans cet amour, Da'ath fait une différence en sorte que la sensation provient du désir d’être anéanti, de s’intégrer à Son Unité, et Da'ath efface la conscience de soi. Leur erreur tient au fait qu’ils ont entendu dire que dans l’extase des qualités [du cœur], il ne devrait y avoir aucun mélange de conscience de soi, mais que la sensation doit être celle du divin, et que c’est grâce à Da'ath que s’établit cette différence. À savoir que sa sainte intention [de Schnéour Zalman] était qu’on adoptât la méthode suivante dans le service divin. La fin à laquelle devrait tendre principalement la contemplation dans le service divin devrait être seulement que le cœur fût transporté dans une extase d’amour et de crainte. Dès qu’on est parvenu à l’extase, le service divin devrait consister à faire disparaître ce type de conscience de soi qui est engendré par le fait que l’on se perçoit soi-même dans l’acte d’aimer ; il ne devrait y avoir que le sens d’un vrai anéantissement. Tel est le principal combat dans le service divin, à propos duquel il est dit : « Le moment de la prière est le moment de la bataille. »

« Dans cette guerre, les hommes ordinaires sont engagés tous les jours de leur vie ; quant à l’homme juste, il réussit, en anéantissant le sens du yësh, à faire partir le mélange de mal, chacun selon le niveau de son service. Il y a en cela différents degrés. Plus on réussit à anéantir son yësh, en sorte que s’intensifient l’amour et l’attachement, plus haut est le degré auquel on parvient. Mais chaque homme juste doit livrer sa propre guerre. Comme je l’ai écrit dans cet ouvrage, au nom de notre saint Maître — en Eden est son âme —, sur le verset (Ex. XXIII, 25) : « Et J’écarterai le mal du milieu de toi » : nul ne peut effacer entièrement le sens du yësh ; seul le Saint béni est-Il peut l’effacer. C’est pour cette raison que l’homme doit mourir pour que le yësh puisse être totalement écarté. C’est à ce sujet qu’il est dit (Eccl. VII, 20) : « Il n’est pas d’homme juste sur terre qui fasse le bien sans jamais faillir » — tout cela à cause de cette sensation. Nul homme n’atteignit jamais cet état, sauf Moïse notre maître — qu’il repose en paix ! — et ces âmes sublimes qui sont parvenues au stade de l’anéantissement total… Tout ce service et cette lutte ne peuvent provenir que de l’extase. Mais comment l’homme peut-il livrer cette guerre s’il n’est jamais transporté d’extase et reste entièrement enfermé dans la cachette de son âme animale, la catégorie du mal ? De cela, affligez-vous, ô Cieux ! Dans tous les sujets profanes et dans la satisfaction de ses désirs et de ses appétits, il est — en pleine sensation de la catégorie du yësh — dans la complète séparation, loin de Dieu… et pourtant, la sensation dans le service divin est interdite !

« Ce sont ces gens qui occultent la lumière du service divin. En toute vérité, au contraire, du vivant de cet homme de bien, tout son enseignement ne tendait qu’à exposer l’extase […]. Il avait coutume de dire que si le cœur n’est pas éveillé, tout ce qu’il disait est vain. Car tout le sens de la contemplation ne peut qu’être du point de vue des divers mondes et de leur attachement à Dieu, afin qu’ils s’anéantissent en Lui. Mais du point de vue de Son essence, — c’est-à-dire, non dans la catégorie de l’unification et de l’anéantissement des mondes — veillez à ce qu’il n’y ait aucune association entre Lui et quelque compréhension ou connaissance.

« Mais le fidèle ne devrait avoir nul autre dessein que de contempler la grandeur de Dieu à seule fin de devenir comme rien devant Lui. S’il médite d’abord sur l’unité de Dieu, sur le fait qu’Il est dans tous les mondes, en sorte qu’il désire adhérer à Dieu, il peut en arriver à se considérer comme possédant quelque rapport avec Lui, quelque chose de comparable ; et c’est à cause de ce rapport qu’il désirerait Lui être associé… S’il doit y avoir contemplation de Son unité — béni est-Il — et de Son attachement aux mondes (afin que l’âme éprouve la nostalgie d’adhérer à Lui et afin d’attirer la lumière de Dieu en son âme, d’être intégré en Son unité, de devenir comme rien devant Lui et d’accomplir Sa volonté), il faut qu’il y ait tout d’abord ce type de contemplation qui consiste seulement à méditer sur la majesté du roi. On ne devrait aspirer à rien d’autre qu’à la révélation de Sa grandeur, béni est-Il, afin d’anéantir le yësh révélé et de le dépouiller du matérialisme du yësh. Ensuite, devrait venir la contemplation de Son unité, pour éveiller l’amour et s’attacher à Lui, béni est-Il, pour pénétrer en Ses parvis, être comme rien devant Son vouloir, béni est-Il, et accomplir Ses commandements, car tel est le principe essentiel. Tout cela, je le tiens de la sainte bouche de notre Maître, en Eden est son âme.

Je me suis quelque peu étendu sur ce sujet, car nombreux sont ceux qui se sont détournés de la voie raisonnable, et qui ont tiré de cet enseignement l’idée que seule compte la contemplation. sans aucun éveil du cœur… Comme nous l’avons expliqué, d’après la Torah. le cœur est d’une suprême importance, et la connaissance a pour seule fin de purifier le cœur. C’est pourquoi, lorsque vous trouvez dans l’Écriture une référence à la connaissance, vous trouvez dans le même contexte une référence à l’éveil du cœur…

J’ai écrit ci-dessus, au nom de notre Maître, en Eden est son âme, que les efforts de l’homme dans la prière doivent viser à se purifier de la conscience de soi, mais toutes ses saintes paroles tendaient toujours à encourager le cœur à rendre valide chaque type d’extase selon la capacité de chacun. […] Il est certes nécessaire que l’homme affine ses sensations, mais la connaissance de soi est ici essentielle. Chacun doit nécessairement se connaître et évaluer sa faculté de se débarrasser de ce mélange. Tout cela est impliqué dans le service divin et l’on se lance dans le combat à l’heure de la prière. À la guerre, tantôt l’un est vainqueur, et tantôt l’autre ; devrait-on pour cela ne jamais livrer bataille et laisser l’ennemi l’emporter complètement ? Et l’homme resterait entièrement aux mains de l’’Autre Côté », son âme animale. Il faudrait rappeler aussi que cette victoire est à la mesure des capacités de chacun, et qu’il existe un nombre infini d’échelons. »



Dov Baer et Aaron de Starossélyé affirment cependant tous deux qu’ils transmettent les idées du fondateur du habad, Schnéour Zalman 19.

19. Schnéour Zalman s’est naturellement penché sur le problème de l’extase, mais on ne peut guère trouver dans ses ouvrages un appui décisif à l’une ou l’autre thèse. Jusqu’où Schnéour Zalman aurait-il toléré l’extase non authentique ? Pour Dov Baer, cela est absolument interdit. Pour Aaron de Starossélyé — il y insiste — Schnéour Zalman reconnaissait une valeur même à l’extase contrefaite. On peut, sur ce sujet, relever dans les écrits de Schnéour Zalman les passages résumés ci-dessous.

Le cœur de l’homme ne peut être influencé que par la raison et non par la seule foi. Ainsi, le voleur invoque l’aide de Dieu quand il pratique une brèche dans le mur de la maison où il veut s’introduire ; il a foi en Dieu, mais cette foi n’a pas le pouvoir d’influer sur son comportement. Sans contemplation, il ne peut y avoir de vraie extase du cœur (Liqqouté Torah, Deut.). Il y a deux sortes d’amour : 1) L’amour de Dieu, qui vient de lui-même comme conséquence de la contemplation ; il est “comme une flamme qui s’élève d’elle-même, et brûle avec des étincelles de feu” ; — 2) Le désir d’être attaché, uni à Dieu ; cette nostalgie existe en tout fils d’Israël (ibid.). Même si la vraie intention dans l’accomplissement des préceptes divins inclut le désir de l’amour de Dieu seul, et non celui d’étancher simplement sa soif de Dieu (“comme le fils qui prend soin de ses parents parce qu’il les aime plus que lui-même”), il faut persister, si même l’amour de Dieu n’est pas vraiment authentique. Même s’il ne désire pas vraiment Dieu de tout son cœur, toutefois, dans une certaine mesure, cet amour est présent en chaque fils d’Israël, comme un don de nature (Tanya). À la suite d’une contemplation profonde sur l’idée que tout est Dieu, l’amour de l’homme pour Dieu s’éveille au point qu’il ne veut rien d’autre que Dieu. Tel est le sens du verset (Ps. LXXIII, 25) : “Qui donc aurais-je au ciel, sinon Toi ? Et sauf Toi, je n’ai rien désiré sur la terre”, c’est-à-dire que ni les délices spirituelles (ciel) ni les délices matérielles (terre) n’ont aucune importance comparée à l’amour de Dieu. C’est pourquoi “ma chair et mon cœur se consument” (ibid., 26) du désir de s’anéantir devant Lui et d’adhérer à Lui (Liqqouté Torah, Nb.).”

Dans une lettre adressée à Alexander Sender de Sklov, Schnéour Zalman écrit, vers 1787 : “Voyez, quoique je ne vous connaisse pas et ne vous aie encore jamais rencontré, j’ai entendu dire que l’esprit du Seigneur est en vous et que vous n’êtes pas de ceux qui raillent ceux qui désirent servir le Seigneur en vérité, dans le service du cœur, le service de la prière. Dans la Torah et les actes de bien, ils ont accompli de grandes choses, mais ils vont trop loin en menant campagne contre moi jusqu’à prononcer un arrêt d’apostasie contre nos prières, affirmant que l’on ne devrait prier qu’à leur manière, sans bouger ni élever la voix. C’est là le plus haut degré des anges célestes, comme il est écrit (Ezéch. I, 24) : “Quand ils s’arrêtaient, leurs ailes pendaient, immobiles”. Et même, cela ne s’applique qu’au groupe le plus haut, appelé les Seraphim, et non aux groupes des autres anges, comme il est dit (Rituel ; cf. Ezéch. III, i3) : “Et les Ophanim et les saints Hayyoth, dans un bruit de grand fracas…” Et même, des Seraphim il est écrit (Ezéch. I, 24) : un bruit tumultueux” et l’on parle aussi d’étranges mouvements. C’est pourquoi il n’est aucune preuve donnée par les saints du passé qui étaient aussi grands que les hôtes célestes. Mais pouvons-nous, orphelins d’orphelins, nous comparer à eux ? La cause en est rien d’autre que le cœur mauvais et la main droite de la fausseté. Et ceux qui prétendent que la prière n’est que d’origine rabbinique n’ont jamais vu la lumière. Car — bien qu’il soit vrai que les formes des prières et le devoir de les prononcer trois fois par jour aient été instaurés par les Rabbins — l’idée essentielle de la prière est la base de la Torah tout entière : connaître le Seigneur, discerner Sa grandeur et Sa gloire avec un esprit parfait et serein et avec l’intelligence du cœur. »

On dit de Schnéour Zalman que son extase dans la prière était surprenante. Son petit-fils, Menahem Mendel, disait de lui qu’il éprouvait une grande soif d’être absorbé dans l’essence de Dieu, et qu’il disait : « Je n’aspire pas à Ton Paradis, je n’aspire pas à Ton Ciel, je n’aspire qu’à Toi seul. » Lorsque Schnéour Zalman prononçait ses prières dans l’intimité, il le faisait en silence ; dans la prière publique, il criait pour que tous les mondes l’entendent. Ses prières publiques duraient des heures, jusque une ou deux heures après midi. Il avait coutume de frapper le mur en priant, au point que ses mains étaient en sang. Les hassidim essayaient de le protéger en fixant des revêtements sur le mur près de la place où il se tenait.

Dans une lettre adressée à un disciple, Schnéour Zalman écrit : « Il me faut exprimer mon opinion concernant le jeûne et l’exil de chez soi [pour faire pénitence]. Dieu ne veut pas cela, et telle n’est pas la tradition que j’ai héritée de mes Maîtres. Le vrai conseil est de prier avec une joie sans borne ; alors, toutes les pensées mauvaises s’évanouiront d’elles-mêmes. Car même si elles s’élevaient, elles retomberaient aussitôt comme chaume au vent, un ange de Dieu les écartant. Le sens de la joie, comme le dit l’Écriture, est qu’Israël se réjouit en le Seigneur, se délectant à l’extrême dans la grandeur du Créateur par les louanges inscrites' dans le Rituel. Lorsqu’un roi de chair et de sang est vu dans la splendeur de sa grandeur et la gloire sans borne de sa royauté, tous se réjouissent et se délectent en courant pour le voir. C’est ainsi qu’il devrait en être véritablement à l’heure de la prière, lorsqu’on proclame (Gant. III, i 1) : “Sortez et voyez le roi Salomon.” C’est le moment de bienveillance où l’homme peut voir la gloire du Roi et se délecter dans la splendeur de Sa gloire et de Sa majesté. Et pourtant, l’on devrait se revêtir des frissons de l’effroi ; tel est le sens de (Ezéch. I, 14) : “Et les créatures vivantes (Hayyoth) allaient et venaient” (c’est-à-dire qu’elles ne s’attardaient pas trop longtemps dans la joie). Et que cela suffise à qui comprend. Mais il faut d’abord retirer du cœur toute peine, et tout soupir, et toute trace de tristesse. Le vrai conseil en ce domaine est de laisser la peine et les soupirs pénétrer dans le cœur avant la prière, d’avoir le cœur brisé par la pensée des péchés de sa jeunesse, de pleurer abondamment, de demander pardon à Dieu dans le deuil, et de réciter le Psaume cinquante et un. Ces pleurs purgeront le cœur de sa peine, et il se réjouira et exultera, confiant que Dieu pardonnera, sans doute aucun, les péchés en ce moment même… »



La tradition habad relate aussi les différends qui séparent les deux adversaires dans leur vie religieuse personnelle. Aaron, dit-on, avait coutume de prier en criant fort, de sorte que tous ceux qui le regardaient prier étaient eux-mêmes transportés d’extase. De Dov Baer, on raconte qu’il restait immobile dans la prière, trois heures durant; à la fin de la prière, son chapeau et sa chemise étaient trempés de sueur 20.

20. Schnéour Zalman aurait dit à son fils, Dov Baer « Pour nous deux, l’intellect contrôle le cœur, mais chez moi il ne gouverne que le cœur extérieur ; chez toi, il gouverne même le cœur intérieur. » Un témoin assure avoir assisté à la prière prolongée de Dov Baer au Nouvel An : trois heures durant, Dov Baer n’avait pas fait le moindre geste. À une autre occasion, Lévi Yitzhaq de Berditchev demanda à Dov Baer de dire les bénédictions après le repas, afin de voir cette puissante extase dont il avait tant entendu parler. Mais Dov Baer récita les bénédictions comme s’il ne comprenait que le sens courant des mots. Lévi Yitzhaq ayant exprimé sa surprise, Schnéour Zalman répondit que la prière de Dov Baer était d’un niveau très élevé, dont lui-même, Schnéour Zalman, était jaloux. Dov Baer, dit Schnéour Zalman, était empli d’un amour et d’une crainte de Dieu si élevés qu’il ne pouvait les vivre extérieurement ; seule une âme haute, du « monde du voilement », peut connaître ce type de prière tout en restant dans le corps.

Dans une lettre adressée par Dov Baer aux hassidim, du vivant encore de son père et à sa demande, il tance les jeunes hassidim qui sont entretenus par leurs beaux-pères ou par leurs parents, et qui pourraient donc consacrer à la contemplation dans la prière davantage de temps qu’ils ne le font. Quand tout le cœur et tout l’esprit de l’homme sont engagés dans la contemplation, le cœur est illuminé et s’attache à Dieu. Il est nécessaire de demeurer dans la contemplation non seulement du thème général qui est le sujet de la méditation, mais de tous ses détails. Cela nécessite au moins une heure ou une heure et demie.



Par une lettre adressée par Dov Baer à ses fidèles (et qui fut, plus tard, imprimée comme Introduction à la première édition de la Lettre sur l’Extase — on en trouvera la traduction en annexe I au présent volume), on apprend que la confusion parmi les hassidim est accrue par les darshanim (les «prédicateurs», ou «commentateurs») qui rendaient visite au Rabbi, écoutaient son enseignement et le déformaient ensuite, consciemment ou inconsciemment. Parmi les nombreux hassidim de Russie Blanche, un sur dix à peine pouvait se permettre de quitter son domicile pour passer un certain temps à Loubavitch. Ceux qui pouvaient entreprendre le voyage résistaient difficilement à la tentation de proclamer qu’ils possédaient une vérité ésotérique transmise aux initiés par les Rabbis, et très différente des enseignements écrits du habad. Ces hommes proclamaient que le habad accorde en fait peu d’importance à l’extase, et que toute forte expérience émotionnelle dans la prière trahissait l’idéal contemplatif; les références à la valeur de l’extase dans les écrits habad, manuscrits ou imprimés, ne s’adressaient qu’aux masses auxquelles on ne pouvait demander de s’élever au-dessus des émotions. Mais, déclare Dov Baer, la vérité est tout autre. Il n’y a pas d’enseignements ésotériques. L’extase est un idéal pour tous, et c’est elle la véritable épreuve de la validité de la contemplation. Les darshanim ont raison lorsqu’ils soutiennent que le habad rejette certaines formes d’extase, mais cette opposition n’est dirigée que contre les expériences des simulateurs. Crier fort dans la prière, ce qui est, dit-on, formellement interdit, n’est proscrit que si le cri est une affectation. Une effusion spontanée dans la contemplation, ou un gémissement du cœur à cause de l’éloignement de Dieu, sont de grande valeur.

La distinction entre l’extase authentique et l’inauthentique a été tracée bien des fois. Au début du XVIIIe siècle, un Français, Malaval, use de termes proches de ceux de Dov Baer : «Les grands docteurs de la vie mystique enseignent qu’il est deux sortes de ravissements qu’il faut distinguer soigneusement. La première sorte se produit chez les personnes assez peu avancées sur la voie, qui sont encore pleines d’elles-mêmes; soit par la force d’une imagination échauffée qui appréhende vivement l’objet sensible, soit par l’artifice du démon… L’autre état de ravissement est, au contraire, l’effet d’une vision intellectuelle pure chez ceux qui ont un amour de Dieu grand et généreux. Aux âmes généreuses qui ont renoncé absolument à elles-mêmes, Dieu ne manque jamais de communiquer des choses élevées dans ces ravissements 21.»

21. Malaval, La Pratique de la vraye théologie mystique, Paris, 1709 — cité d’après l’article « Extasy » de la Hastings' Encyclopedia of Religion and Ethics, t. V, où l’on trouve également ce texte de Ruysbroek : « Lorsque l’amour nous a élevés au-dessus de toute chose, au-dessus de la lumière dans la divine ténèbre, nous sommes transformés… Quelle est cette lumière, sinon la contemplation de l’infini et l’intuition de l’éternité ? Nous voyons ce que nous sommes, et nous sommes ce que nous voyons, parce que notre être — sans rien perdre de sa propre personnalité — est uni à la divine vérité qui comprend toute divinité. »



Signalons cependant que le terme hébreu hithpa'alouth, employé par Dov Baer, et que nous traduisons ici par «extase», n’implique aucun phénomène paranormal. Aux plus hauts degrés décrits par Dov Baer, la hithpa'alouth semble correspondre à la sorte d’état supérieur connu dans le catholicisme comme «vision béatifique». Dov Baer emploie aussi l’expression hazazah mi-meqomoun mouvement hors de sa place»), qui correspondrait plus précisément au terme «ex-tase». Mais hithpa'alouth est un mot bien plus expressif qui marque une forte émotion : «être touché», «être intensément ému». Dov Baer l’emploie, par exemple, pour décrire

un état humain fortement ressenti : l’homme en proie à la joie pour avoir découvert un trésor est en état de hithpa'alouth, comme l’homme qui éclate d’une violente colère.

Dans son exposé sur l’extase simulée, Dov Baer traite de deux types d’émotion contrefaite. La première n’est pas une véritable extase; on peut l’observer chez ceux qui crient dans leurs prières, avec une spontanéité apparente, mais qui n’ont pas du tout été émus par la contemplation du divin. Ce n’est rien plus qu’un fantasme. On peut appeler cela hithlahavouth, «embrasement», «enthousiasme» ou même «extase», mais ce serait là un abus de langage.

Il y a là une excessive conscience de soi qui se dresse comme une barrière entre l’homme et Dieu. Dov Baer sait bien qu’en toute forme d’extase, le moi a un rôle à tenir; n’est-ce pas le moi qui connaît en fait l’extase? Mais il faut distinguer entre «vivre l’expérience» et «faire l’expérience qu’on est en train de vivre une expérience». Si le premier état est authentique, le second possède nécessairement une certaine dose de non-authenticité, puisque l’esprit, conscient de vivre une expérience, n’est pas totalement absorbé dans ce qu’il vit : une partie de l’esprit reste suffisamment détachée pour observer sa propre démarche. (Nous ne sommes pas très loin ici de la distinction établie par Buber entre le «Je» et le «Tu» d’une part, et le «Je» et le «Il» d’autre part; mais, chez Dov Baer, rien n’est négligé pour permettre au «Je» d’être absorbé dans le «Tu».) Par exemple, la belle musique émeut souvent; mais pour autant que l’on est conscient de cette émotion, subsiste un élément d’artificialité; il y a même une certaine affectation dans la jouissance — alors qu’on peut, évidemment, réfléchir ensuite sur l’émotion que l’on a éprouvée sans que cela n’entraîne aucun doute sur l’authenticité de l’expérience. Dov Baer donne comme exemple l’homme qui bat des mains à l’annonce d’une bonne nouvelle qui le transporte de joie; pour que l’acte soit authentique, il doit être une réaction spontanée, un réflexe. Si l’on bat des mains parce que c’est la réaction attendue, cela prouve bien que la nouvelle ne provoque pas réellement une joie si intense qu’elle ne laisserait plus place dans l’esprit à des considérations sur le «ce qui se fait» en ce cas. Dov Baer prend aussi l’exemple de l’«extase de la colère» : l’homme qui peut «compter jusqu’à dix» avant d’être emporté par la colère n’est pas véritablement furieux.

Le second type de fausse extase est l’extase «provoquée». Elle est décrite comme un effort conscient pour parvenir à un état extatique à des fins personnelles : on ne se livre à la contemplation que pour provoquer l’extase; ce qui aurait dû être un effet second devient le but principal. On prend d’assaut la citadelle de l’extase. L’authenticité est plus grande ici que dans le premier type; en effet, lorsque vient l’extase, la conscience de soi peut être abolie; l’extase est réelle, mais souillée d’avoir été forcée, elle n’a guère de valeur religieuse. C’est en fait une tentative pour connaître une nouvelle sorte de «choc émotif»; on essaie de connaître un émoustillement spirituel, ce qui ne vaut donc guère mieux — et est peut-être pire — que de viser à connaître de moins nobles frissons. Dov Baer fait remarquer qu’en ce cas on ne désire pas la présence du divin en son âme, mais seulement l’expérience d’un sentiment d’«animation», de «vitalité» (hiyyouth). On se sert du divin pour atteindre un but égoïste; on est dans la catégorie du yësh, du «ce qui est», pour reprendre les termes de Dov Baer. L’extase vraie, par contre, implique l’oubli de soi. Le «Rien» divin (ayin) ne peut être abordé que si l’homme est lui-même en état de ayin.

Il faut ouvrir ici une parenthèse sur l’attitude du habad à l’égard de l’extase provoquée par des moyens artificiels. La Lettre sur l’Extase n’envisage pas l’hypothèse d’un hassid qui userait de stimulants pour accroître sa perception. Nous savons cependant que les hassidim, y compris ceux de l’école habad, accordaient une grande importance au chant et à la danse pour provoquer l’extase; ils n’hésitaient pas, à l’occasion, devant la stimulation de l’alcool. Schnéour Zalman parle explicitement de l’usage légitime de la bonne chère et de bons vins «pour élargir l’esprit afin qu’il soit plus réceptif à Dieu et à Sa Torah» (Tanya, Liqqouté Amarim, chap. VII). On raconte de Menahem Mendel de Loubavitch, gendre et successeur de Dov Baer, qu’il buvait de l’alcool en grande quantité lorsque ses fidèles étaient rassemblés autour de sa table, et qu’il expliquait et commentait ensuite les sujets les plus profonds du habad. Peut-on déduire de tout cela que, à la condition que ce soit pour le bien et pour Dieu, le habad ne s’opposerait pas à l’extase artificiellement provoquée? Et dans quelles limites?

L’analyse de Dov Baer sur les degrés de l’extase authentique repose sur la doctrine habad des deux âmes — l’«âme divine» et l’«âme animale». Dov Baer parle en outre de cinq degrés de l’âme. Il y a donc pour lui dix échelons ascendants dans l’extase, cinq de l’«âme animale» et cinq de l’«âme divine». Esquissons à ce sujet les thèmes fondamentaux de la psychologie dans le habad.

On trouve dans l’Écriture cinq expressions pour désigner l’âme : néphesh, rouah, neshamah, hayyah et yehidah 22.

22. Pour néphesh (qui apparaît 756 fois dans le texte biblique), cf. notamment Gen. I, 20, 21, 24, 30 ; II, t g ; etc. Pour rouah (« vent », « souffle », d’où : « esprit »), cf. notamment Gen. VI, r 7 ; VII, 15, 22 ; XLV, 27 ; etc. Pour neshamah, cf. notamment Is. II, 22 ; XLII, 5 ; Ps. CL, 6 ; etc. Pour hayyah (« vivace », « de vie ») lié à néphesh, cf. Gen. I, 20, 24 ; II, 7. Pour yehidah (« une », « unique », « unifiante »), cf. Ps. XXII, 21 ; XXKV : 17. De nombreux cabalistes les comprennent comme les noms des « cinq degrés de l’âme ».



Il faudrait tout un volume pour dégager les multiples nuances que prennent ces termes dans la Bible, dans la littérature rabbinique, les écrits des philosophes médiévaux et dans la Kabbale. Qu’il nous suffise ici d’indiquer qu’à l’époque où s’affirma l’importance du habad, ces cinq termes n’étaient pas pris pour des synonymes, mais correspondaient à des degrés de l’âme bien distincts et en ordre ascendant. Néphesh, rouah et neshamah appartiennent aux manifestations normales du psychisme humain. Hayyah et yehidah sont des stades plus élevés et moins courants. On tient en particulier yehidah pour l’état le plus élevé.

Tout cela se complique du fait que le Zohar, et surtout les écrits de Hayyim Vital (1543-1620), le plus grand disciple de Louria, distinguent en outre deux «catégories» d’âme : l’une est liée au bien; l’autre contient, à la suite de la faute d’Adam, un mélange de bien et de mal 23.

23. Au début de son Sha'aré Qedoushah, Hayyim Vital écrit : « L’homme n’est pas son corps ; son corps est appelé “la chair de l’homme”… C’est sa nature interne qui est l’homme, et le corps n’est rien de plus qu’un vêtement par lequel, tant qu’il est en ce monde, est revêtue l’âme intelligente qui est l’homme lui-même. Après la mort de l’homme, il est dépouillé de ce vêtement, et il est revêtu d’un vêtement affiné, purement spirituel… Sachez que lorsque Adam pécha en mangeant de l’arbre où était la connaissance du bien et du mal, ceux-ci s’attachèrent à son âme et à son corps… descendit en l’homme une âme mauvaise que l’on appelle l’“inclination au mal”. »



Cette idée des deux âmes a été reprise dans le habad, et devient même la pierre angulaire de sa psychologie.

L’âme inférieure, celle qui contient un mélange de bien et de mal, est appelée «âme animale»; on l’appelle aussi «âme vitale», «âme naturelle» ou «âme intellectuelle». Cette âme est le siège de la force vitale élémentaire. Elle est le pouvoir par lequel les êtres humains existent et par lequel ils expriment leur volonté, leurs pensées, leurs émotions et leurs actions. Elle se situe dans le ventricule gauche du cœur, d’où elle se diffuse par le sang pour nourrir et maintenir le corps. Selon la Kabbale, le mal entoure le bien, comme son enveloppe couvre la graine. Dans le monde spirituel, les forces du mal s’appellent donc qelippoth, «enveloppes», «écorces», «coquilles». L’une de ces «écorces» n’est pas entièrement mauvaise, mais contient une certaine dose de bien. C’est l’écorce de nogah (= «clarté», «rayonnement», d’après le texte de la «vision du Chariot céleste» dans le Livre d’Ezéchiel, I, 4 : «Je vois, et voici le vent et la tempête venu du Nord, une grande nuée et un feu tournoyant avec un rayonnement tout à l’entour…»). C’est la source spirituelle de l’«âme naturelle». (Il faut souligner ici que, dans la pensée habad, cela ne s’applique qu’aux seuls fils d’Israël. Les non-israélites reçoivent en effet leur «âme naturelle» des écorces mauvaises, et non de l’écorce de nogah. Ainsi, même le bien qu’ils commettent a le mal pour source 24.

24. Cf. « Tanya », Liqqouté Amarim : « Chaque homme en Israël, qu’il soit juste ou méchant, a deux âmes… L’une de ces âmes provient de l’“écorce” de nogah et de l’“Autre Côté”, et cela se trouve dans le sang de l’homme pour garder corps en vie… Tous les traits mauvais [du caractère] proviennent des quatre éléments mauvais de cette âme, à savoir : la colère et l’orgueil viennent de l’élément du feu, qui s’élève vers le haut ; l’appétit du plaisir vient de l’élément de l’eau, car c’est l’eau qui fait pousser toutes les sortes de délices ; le mépris, la frivolité, la vanité et les paroles vaines proviennent de l’élément du vent ; et l’indolence et la mélancolie de l’élément de la terre. De cette âme aussi proviennent les bonnes qualités naturelles dont les fils d’Israël sont gratifiés à la naissance, telles que la compassion et la miséricorde. Car, dans les fils d’Israël, cette âme de l’“écorce” est de l’“écorce” de nogah qui contient le bien comme le mal, selon le secret de l’arbre de la connaissance du bien et du mal. Il en est autrement des âmes des nations du monde qui sont issues des autres “écorces” impures et qui ne contiennent aucun bien… et le bien que font les nations, elles le font dans leur propre intérêt… La seconde âme que possèdent les fils d’Israël est en vérité une part de Dieu d’En Haut… »



Ces idées, bien évidemment, ne manquèrent pas d’offusquer. Lorsque Schnéour Zalman fut arrêté par le gouvernement russe, et accusé de trahison, on dit que sa théorie des deux âmes fut l’une des charges retenues contre lui.) Dans le monde des Sephiroth (le «monde» supérieur où débute le «travail» divin) se trouvent le vouloir divin, la sagesse divine, les «émotions» divines et l’action divine. La vie de l’homme les reflète; l’homme veut, pense, sent et agit d’après le schéma divin. Il est alimenté en cela par l’«âme naturelle». Dans la terminologie habad, l’«âme naturelle» est revêtue de volonté, pensées, sentiments et actions. Il s’ensuit que dans toute volonté humaine, toute pensée, toute émotion ou action humaine, il y a une trace de mal. Telle est la version habad du «péché originel».

Outre l’«âme naturelle», tout fils d’Israël possède une «âme divine» qui vient directement des sphères du divin. L’«âme naturelle» est le don des parents à leur enfant; l’«âme divine» est tirée d’En Haut au moment de la conception : c’est le don de Dieu à Israël, l’héritage de leurs ancêtres, les justes que furent Abraham, Isaac et Jacob qui aimaient Dieu et marchaient dans Ses voies.

Dans la pensée des cabalistes, le Royaume divin comprend quatre «mondes» : le «monde d’Émanation» («olam ha-atzilouth), le «monde de Création» («olam ha-beriyah), le monde de Formation» («olam ha-yetzirah), et le «monde d’Action» («olam ha — » assiyah). L’âme naturelle comme l’âme divine de l’homme peuvent être issues de l’un ou l’autre de ces quatre «mondes». Celui dont l’âme vient du «monde d’Émanation» est doté de pouvoirs spirituels plus grands que celui dont l’âme vient du «monde de Création» et ainsi de suite 25.

25. En simplifiant les choses, on pourrait dire que, dans la conception de la Kabbale, la majorité des âmes viennent du « monde de la Création », mais les âmes particulièrement élevées viennent du « monde de l’Émanation », et les âmes modestes des deux autres « mondes ».



Mais au fond de toute âme il y a, pourrait-on dire, une part de Dieu tel qu’Il est en Lui-même, une part de En Soph, l’Infini. Cette idée d’une part de divinité en chaque homme est une des théories les plus fondamentales du habad. Dans la terminologie habad, on décrit cela comme une part de En Soph non occultée, profondément enfouie dans l’âme humaine où il y a occultation. «La part du Seigneur c’est Son peuple» (Deut. XXXII, 9) est audacieusement interprété par le habad : en l’âme de tout fils d’Israël, il y a une part de Dieu, une concrète étincelle divine. Retracer les sources de cette idée dans la pensée mystique juive dépasserait notre cadre. Il serait inexact de prétendre qu’elle est entièrement originale, mais on peut dire que l’accent particulier que lui donne le habad est tout à fait nouveau dans le judaïsme. Ajoutons que, pour le habad, l’«âme divine» a son siège dans le cerveau d’où elle est diffusée à travers tout le reste du corps 26.

26. Cf. « Tanya », Liqqouté Amarim, chap. IX : « Or, le lieu où demeure l’âme animale d’Israël provenant de l’“écorce “de nogah, est dans le ventricule gauche du cœur, qui est plein de sang. Il est écrit (Dt. XII, 23) : “Car le sang c’est l’âme.” C’est pourquoi toute concupiscence, vanité et colère et ce qui leur ressemble sont dans le cœur et, du cœur, gagnent le corps tout entier et montent aussi dans le cerveau, en sorte qu’on y pense et qu’on y réfléchit et qu’on s’y accoutume, tout comme le sang a son siège dans le cœur et est diffusé du cœur à tous les membres et gagne le cerveau. Mais l’âme divine siège dans le cerveau. De là, elle s’étend à tous les membres et au cœur aussi, dans le ventricule droit où il n’y a pas de sang, ainsi qu’il est écrit (Eccl. X, 2) : “Le cœur du sage est à sa droite.” Cela se rapporte à l’amour de Dieu qui brûle comme les étincelles ou comme une flamme dans le cœur de ceux qui comprennent et emploient leur intellect à méditer sur les sujets qui suscitent l’amour. Cela se rapporte aussi à la joie du cœur dans la splendeur de Dieu et la majesté de Sa grandeur, lorsque l’œil de l’intelligence de l’âme se fixe sur la gloire du Roi et Sa splendeur très haute, insondable, illimitée et sans borne, comme nous l’avons expliqué ailleurs.”



On ne considère pas l’âme divine et l’âme naturelle comme entièrement séparées l’une de l’autre. L’âme divine est «revêtue» de l’âme naturelle à travers laquelle elle s’exprime, tout comme l’âme naturelle est «revêtue» de volonté, pensée, émotions et actes. En chaque acte humain, se trouve le pouvoir de l’âme naturelle et, profondément «dissimulée», la force intérieure de l’âme divine. Cette dernière peut être puissante ou faible selon la proximité de l’homme par rapport à Dieu dans la vie quotidienne, et à la mesure de la grâce divine qui lui est donnée. Dans la Lettre sur l’Extase, Dov Baer explique la différence entre les manifestations des deux âmes comme une différence entre l’«essentiel» et le «séparé». Cela signifie qu’une expérience de l’âme divine, quoiqu’exprimée par la volonté, la pensée, les émotions et les actes de l’homme, est, dans sa réalité, une expérience du divin par le divin : c’est une expérience «essentielle» — l’essence divine répondant à l’essence divine, l’étincelle s’approchant de la flamme. Une expérience de l’âme naturelle, par contre — exprimée par la volonté, les pensées, les émotions et les actes humains — est une expérience «séparée» : elle implique une rencontre du divin par quelque chose qui n’est pas lui-même divin.

Des cinq degrés de l’âme, yehidah est le plus élevé. Cela correspond au vouloir qui est «supérieur» à l’intellect : pour connaître, il faut la volonté de connaître. (Ainsi, dans le domaine des Sephiroth, la première sephirah est Kéther : Couronne, l’émergence, pourrait-on dire, d’un vouloir en En Soph (l’Infini), en ce dont on ne peut affirmer pas même le vouloir; elle est supérieure à la seconde sephirah, Hokhmah : Sagesse. Vient ensuite la sagesse, représentée par Hayyah. Neshamah correspond à la sephirah Binah, Intelligence, que l’on dit être l’intelligence du cœur. Le niveau rouah représente les émotions [dans le domaine des sephiroth, ce sont les six sephiroth inférieures à Sagesse et Intelligence, et qui représentent la source de ce que l’on pourrait appeler les «émotions divines»]. Au stade le plus bas, se trouve néphesh (qui correspond à la sephirah Royauté); à ce niveau, l’âme est à peine engagée. Quand l’homme, par exemple, contemple le divin, sa méditation comporte cinq degrés. Le plus bas est celui de néphesh; c’est un simple désir, pas davantage, d’être proche de Dieu; l’homme réfléchit sur son indignité et son grand éloignement du divin; il souhaite ressentir le divin, mais ne trouve aucune réponse en son âme. [C’est ce que Dov Baer exprime par l’«entendre-du-lointain».] Mais, comme il a reconnu qu’il est loin de Dieu, il décide de mener une vie meilleure. Le degré de néphesh a donc des implications dans l’action, mais sans chaleur spirituelle, même pas dans l’action. Vient ensuite le degré de rouah qui engage les émotions. Dieu est suffisamment proche pour que soit pris l’engagement de mener une vie selon le bien, et la chaleur spirituelle est assez grande pour être transmise à l’acte. Celui qui parvient à ce stade se comporte suivant l’importance du bien qu’il accorde à la proximité de Dieu. Mais la véritable expérience du divin est encore très faible ici. Vient ensuite le degré de neshamah : le cœur est vraiment impliqué. Il ne s’agit plus seulement de désirer Dieu ou de vouloir accomplir Sa volonté. L’homme jouit véritablement de Dieu. Plus haut est le degré de hayyah où le mental, autant que le cœur, est transporté d’extase. À ce degré, l’homme est si proche de Dieu que le divin est perçu avec une grande plénitude. Aussi le ravissement peut-il se prolonger. Enfin, supérieur à tous, est le degré de yehidah où il y a «simple vouloir», volonté pure de connaître Dieu, plus haute que tout intellect et toute émotion. À ce stade, l’homme a virtuellement accompli le dépassement de soi, et il aborde le divin par-delà toutes les limites normales imposées par sa nature physique.

On peut donc dire que l’«âme naturelle» se manifeste dans les cinq stades de néphesh, rouah, neshamah, hayyah et yehidah; ces manifestations sont de la catégorie de la «séparation», pour reprendre les termes de Dov Baer. Mais l’«âme divine» peut, elle aussi, faire l’expérience du divin, mais dans la «catégorie de l’essence», par les manifestations de néphesh, rouah, neshamah, hayyah et yehidah. [De l’exposé de Dov Baer, il ressort que les degrés de l’«âme divine» ne sont pas le fruit de l’effort humain; ils ne peuvent être atteints que par une grâce particulière venue d’En-Haut.] Il y a donc pour Dov Baer dix stades de l’expérience de l’âme dans la vie contemplative — cinq pour l’«âme naturelle» et cinq pour l’«âme divine». Il faut bien reconnaître que cette division en deux séries de cinq est quelque peu arbitraire et qu’elle est établie en fonction de la doctrine des cinq degrés de l’âme; mais l’analyse que fait Dov Baer des différents états de l’esprit est en fait indépendante de cette classification. Dov Baer admet les deux stades d’extase simulée dont nous avons parlé, mais refuse de les compter parmi les «cinq degrés»; il est clair qu’il ne s’y refuse que pour pouvoir faire entrer son analyse dans le cadre des cinq degrés de l’âme.

Il faut enfin préciser que le stade le plus bas de l’«âme divine» est supérieur au stade le plus élevé de l’«âme naturelle» — autrement dit, la néphesh de l’«âme divine» est plus élevée que la yehidah de l’«âme naturelle».

Il ne serait pas inutile de rappeler ici que dans la pensée habad (Dov Baer n’en fait pas explicitement mention dans la Lettre sur l’Extase), l’amour et la crainte engendrés par les expériences de l’«âme naturelle» sont de plus grande valeur que ceux qui résultent des expériences de l’«âme divine». Car, lorsque l’âme naturelle fait l’expérience du divin, c’est le fruit d’un effort de l’homme et la lumière jaillit au cœur même des ténèbres. Lorsqu’un homme doit combattre pour les choses qu’il aime, son affection à leur endroit est décuplée par la lutte. De même, lorsque l’âme divine en l’homme lutte avec son âme naturelle, la purifiant ainsi du mal qu’elle contient, l’amour pour le divin, qui en découle, est bien plus puissant qu’il n’aurait pu l’être sans combat. C’est sur cette idée que repose l’interprétation de Schnéour Zalman (dans le Tanya) sur le texte (Deut. XXI, 15-17) : «Si un homme a deux femmes, l’une aimée et l’autre haïe, et qu’elles lui enfantent toutes deux des fils, si le fils premier-né est de celle qui est haïe… il reconnaît pour aîné le fils de la haïe et lui donne double part...» Les deux femmes sont les deux âmes; la «divine» et la «naturelle»; elles sont rivales et luttent l’une contre l’autre, surtout au moment de la prière lorsque l’âme divine désire la proximité de Dieu et que l’âme naturelle la distrait par les pensées qui dissipent son attention. Si l’homme sort victorieux de la lutte, l’«enfant premier-né» est celui de la «femme haïe» : l’amour et la crainte issus de la lutte contre le mal intérieur sont plus grands qu’ils n’eussent pu l’être si l’âme naturelle n’avait pas fait obstruction. Lorsque l’âme naturelle, elle aussi, est amenée par la lutte jusqu’à l’amour de Dieu, l’amour et la crainte sont d’autant plus grands.

II

Après cette brève esquisse de quelques-unes des idées fondamentales qui sont à l’arrière-plan de la Lettre sur l’Extase, nous allons retracer les grandes lignes de la vie de l’auteur.

Dov Baer est né en 1773, un an après la mort du Maggid de Mézéritch qui fut le Maître de son père; Schnéour Zalman appela son premier-né Dov Baer, du nom du Maggid. À la mort de Schnéour Zalman, en 1813, la majorité des hassidim invita Dov Baer à assumer la direction du habad. Son gendre, Menahem Mendel — qui était le fils de sa sœur, donc le petit-fils de Schnéour Zalman, lui succéda à son tour, en 1827. Schnéour Zalman est souvent appelé le «Vieux Rabbi» (der alter Rebbé), c’est-à-dire le fondateur du habad; quant à Menahem Mendel, on l’a surnommé Tzémah Tzédek, le «Bourgeon de Justice», d’après le titre de son principal ouvrage. On appelle Dov Baer le «Rabbi du milieu» (der mittler Rebbé), c’est-à-dire le chef qui vient entre le fameux Schnéour Zalman et le non moins fameux Menahem Mendel.

Disciple zélé de son père, Dov Baer prenait soigneusement note de chaque parole de son Maître. Menahem Mendel disait de Dov Baer qu’il avait si bien assimilé la doctrine hassidique que si on lui ouvrait les veines, au lieu de sang, il en coulerait les enseignements du habad.

Durant la guerre de Napoléon contre la Russie, Schnéour Zalman prit le parti du tsar. Dans une lettre à un ami, il affirmait que si les Français remportaient la victoire, les conditions matérielles des Juifs de Russie seraient améliorées, mais leur condition spirituelle en souffrirait; par contre, si le tsar était vainqueur, leurs conditions matérielles se détérioreraient sans doute, mais leur état spirituel progresserait 27.

27. Dans une lettre adressée à Moshé Meisel, qui avait été le disciple du Gaon de Vilna puis se rallia au habad, Schnéour Zalman écrit : « Au cours du moussaph (prière supplémentaire) de Rosh-Hashanah, ils me montrèrent (c’est-à-dire : les cieux) que si B. P. (Bonaparte) remportait la victoire, la corne (c’est-à-dire : la gloire) d’Israël serait relevée et l’abondance affluerait en Israël, mais le cœur d’Israël serait séparé et écarté de son Père dans les Cieux. Mais si A. A. [Adonénou Alexander, « notre seigneur Alexandre », le tsar] remportait la victoire, la corne d’Israël serait diminuée et la pauvreté s’accroîtrait en Israël, mais le cœur d’Israël serait uni et attaché à son Père dans les Cieux. » À la suite de quoi, Moshé Meisel rompit les contacts qu’il avait noués avec les représentants de Napoléon.



La haine et la peur de Schnéour Zalman à l’égard de Napoléon, qui représentait à ses yeux le grand ennemi du spirituel, étaient à la limite du pathologique. Juste avant la Retraite de Russie, Schnéour Zalman, terrorisé, s’enfuit avec sa famille jusqu’au cœur de la Russie. Épuisé par l’angoisse et les rigueurs du voyage, il mourut tandis que Dov Baer était parti à la recherche d’un refuge où la famille puisse passer l’hiver. Lorsqu’il apprit la mort de son père, raconte-t-on, il en fut d’abord totalement effondré, mais il se reprit finalement et déclara : «Mon père est désormais au Paradis; là aussi, il enseigne. Nous devons instaurer un “système de communication” entre ici et là-bas.» Si la majorité des disciples de son père reconnut Dov Baer comme le nouveau chef du habad, ce ne fut pas le cas des disciples d’Aaron ben Mosché ha-Lévi de Starossélyé. Dov Baer s’installa dans la ville de Loubavitch, qui devint le centre spirituel du habad. Aujourd’hui encore, les disciples du habad — qui sont plusieurs centaines de mille à travers le monde, et dont le centre est à New York — sont appelés les «hassidim de Loubavitch» les Loubavitcher, pour les distinguer des autres groupes de hassidim. Leur chef actuel est un gendre de l’arrière-petit-fils de Menahem Mendel.

De tous les coins de la Russie, les hassidim venaient rendre visite à Dov Baer, à Loubavitch où il commentait les doctrines du habad, des heures durant. Ses disciples aimaient à déclarer que l’ambition de leur Maître était de répandre la doctrine du habad en sorte que lorsque deux Juifs se rencontrent leur conversation tourne autour des idées du habad. Cependant, Dov Baer, comme de nombreux mystiques, avait un esprit tourné vers le pratique, comme en témoignent la plupart de ses lettres.

La vie d’un Maître hassidique ne se limitait pas à prêcher et commenter les doctrines hassidiques. Il lui fallait conseiller, secourir, et encourager ses nombreux disciples qui venaient de loin pour profiter de sa sagesse. Tel hassid s’inquiétait de voir ses fils négliger leurs devoirs religieux; tel autre était trop pauvre pour donner une dot à sa fille; le hassid fortuné faisait grand cas de l’avis impartial du Rabbi dans la conduite de ses affaires. Le frère de tel autre avait désespérément besoin de quelque secours financier. Celui qui souffrait dans son corps ou dans son âme venait au Rabbi fermement convaincu du pouvoir de ses prières. Quant au hassid qui avait quelque démêlé avec un voisin, où trouverait-il justice sinon à la «cour» du Rebbé? Qui, sinon le Rebbé, pouvait aider les pécheurs repentants dans leur lutte pour se ressaisir? Sans parler de ces hassidim, déjà avancés sur la voie spirituelle, qui attendaient que le Rabbi leur montre les échelons supérieurs de l’échelle.

Au début, semble-t-il, Dov Baer suivit la voie habituelle, aidant, exhortant, conseillant, et priant pour ses disciples. Mais il était loin de jouir d’une santé robuste, et il dut finalement partager ces tâches avec son frère, Hayyim Abraham, et son gendre, Menahem Mendel. Pour présenter le nouveau dispositif, Dov Baer envoya à ses hassidim une lettre les informant des changements envisagés : le hassid, s’il se trouvait avoir quelque problème, devait d’abord s’adresser aux Maîtres locaux de son groupe; s’ils ne se sentaient pas capables de résoudre eux-mêmes son problème, ils devraient lui remettre une lettre d’introduction, et c’est alors seulement qu’il devait prendre le chemin de Loubavitch où il exposerait ses difficultés à Hayyim Abraham ou à Menahem Mendel. Et si ceux-ci estimaient qu’il fallait faire intervenir le Rabbi, l’affaire serait portée à l’attention personnelle de Dov Baer. Si ce système était adopté, conclut Dov Baer, il pourrait consacrer davantage de temps au grand amour de sa vie : exposer la doctrine habad. Mais ce projet eut beau être mis en application, le Rabbi n’en continua pas moins à souffrir d’ennuis de santé. Nous le trouvons en 1825 prenant les eaux à Karlsbad, sur la recommandation de son médecin. Il mourut deux ans plus tard à Nyezhin, dans la province de Chernigov, âgé de cinquante-quatre ans.

La tradition hassidique relate la méthode de Dov Baer pour exposer l’enseignement du habad. Des heures durant, il leur expliquait les idées de son père en y ajoutant ses propres commentaires. On disait que c’était la plus grande joie dans sa vie. Le Shabbath ou les jours de fête, la plus grande partie de la journée se déroulait à Loubavitch en prières et en exposés sur la doctrine habad. Un témoin, Abraham Abélé de Kherson, raconte : «Il enseignait la Torah en public pour montrer aux hommes la voie du Seigneur, mais selon la sagesse de la Kabbale. Il est l’auteur de nombreux ouvrages sur la Kabbale, qui se sont répandus dans de nombreuses communautés en Israël. Lorsqu’il enseignait la Torah en public, il était comme le Père du Sanhédrin. Tous ses disciples l’entouraient de tous côtés, et ils s’unissaient tous en un seul cœur pour entendre les paroles du Dieu vivant qui jaillissaient de ses lèvres, comme des étincelles de feu.» On dit que Dov Baer, encore jeune, se vit demander par son père de commenter les enseignements du habad en présence du saint Rabbi Lévi Yitzhaq de Berditchev. Celui-ci fut si impressionné par la profondeur et la clarté des idées du jeune homme qu’il posa son propre châle de prière sur la tête de Dov Baer pour le préserver du «mauvais œil» que les anges et les séraphins auraient pu lui jeter, jaloux de son art à pénétrer les mystères de la Kabbale 28.

28. Les biographes de Dov Baer se donnent grand mal pour le défendre contre l’accusation de relative ignorance des aspects normatifs (halakhah) du Talmud et de la littérature rabbinique. Ils affirment que Dov Baer, dans sa grande humilité, gardait le silence sur son érudition en ce vaste domaine. L’argument laisserait sceptique si l’on n’avait récemment publié un petit ouvrage de Dov Baer sur le « code » classique de la vie juive, le Shoulkhan « Aroukh (Pisqé Dinim, New York, 1958) ; ce texte témoigne que Dov Baer était familiarisé avec la halakhah.



Vers la fin de sa vie, Dov Baer fut jeté en prison par les autorités russes, et inculpé de trahison. À Vitebsk, en effet, vivait un parent de Dov Baer du côté de sa mère, qui était un adversaire farouche du hassidisme et un ennemi acharné du Rabbi. Cet homme se trouva en possession d’une lettre de Dov Baer où celui-ci faisait allusion à une somme d’argent réunie par les hassidim pour aider le Rabbi et sa famille l’année qui suivit la mort de son père. La lettre fut falsifiée de manière que la somme devînt de deux ou trois cent mille roubles” au lieu de deux ou trois mille roubles” (opération très simple en hébreu où les chiffres sont représentés par des lettres). Munis de ce faux, les ennemis du Rabbi informèrent les autorités russes que cette somme considérable avait été réunie par les hassidim, à la demande du Rabbi, dans l’intention d’aider les révolutionnaires et de soutenir le sultan de Turquie (la lettre faisait en effet allusion à l’envoi d’une partie de la somme aux hassidim de Palestine). Le Rabbi fut arrêté et transféré à Vitebsk pour y être jugé.

Dans un document remarquable — que l’on a longtemps attribué à Schnéour Zalman, mais qui est bien de Dov Baer le Rabbi proteste de son innocence. Adressé au gouverneur de Vitebsk, ce texte décrit sous une forme simple la doctrine cabaliste des sephiroth, et explique comment, au royaume des sephiroth, les contradictions entre l’amour et la puissance s’harmonisent, en sorte que toutes les sephiroth déversent leur lumière dans la sephirah Royauté (Malkhouth), source de la providence divine ici-bas. Le Rabbi en tire la conclusion que, de la même manière, les souverains terrestres agissent comme force stabilisatrice dans la société; ils reflètent dans leurs actes la lumière de Malkhouth et règnent de droit divin. Il s’ensuit qu’un cabaliste authentique doit honorer le souverain, et que pour lui la trahison serait un péché impardonnable. On raconte qu’au cours du procès, le principal témoin de l’accusation se référa à Dov Baer en l’appelant Rabbi”. Dov Baer se saisit aussitôt de cette occasion inespérée : S’il croit vraiment que je suis un traître, comment peut-il m’appeler ‘Rabbi’?” Là-dessus, le dénonciateur se troubla, et un examen plus minutieux fit apparaître la falsification. Dov Baer fut relâché au mois de Kislev, le même mois où son père, bien des années auparavant, avait lui-même été acquitté d’une inculpation similaire. Les hassidim virent là l’intervention de la main divine, et les Loubavitchers, aujourd’hui encore, célèbrent au mois de Kislev l’anniversaire de la délivrance et de la justification de leurs deux grands Maîtres.

Les hassidim racontent avec tendresse les détails des derniers moments de Dov Baer. Il expira en enseignant. Après une grave maladie, alors qu’il semblait avoir perdu toute sa conscience, Dov Baer se redressa et demanda à ses disciples de le revêtir des habits blancs qu’il ne portait habituellement que le jour du Shabbath. Le Rabbi se lança alors dans un discours sur la fidélité d’Israël envers Dieu : il y a parfois, bien sûr, d’âpres rivalités entre Juifs, mais ils respectent cependant les préceptes de la Torah et se montrent généreux, abandonnant leurs biens pour venir en aide aux autres. Puis, s’adressant à un de ses fidèles disciples, le Rabbi dit : Secoue-moi si tu remarques que je commence à m’endormir”, et il entreprit, avec sa fougue coutumière, de commenter le verset (Ps. XXXVI, 10) : Car auprès de Toi est la source de vie.” Au point du jour, le Rabbi répéta ce verset et rendit son âme à son Créateur en prononçant le mot Vie”. Il mourut le jour de l’anniversaire de sa naissance, le neuvième jour du mois de Kislev. Après sa mort, Menahem Mendel de Loubavitch devint le chef du mouvement habad pour près de quarante ans.

Dov Baer laissait deux fils, Menahem Nahoum et Baroukh, et six filles. Aucun de ses fils ne s’est révélé particulièrement remarquable. Son successeur (Menahem Mendel), son neveu, épousa sa fille aînée 29.

29. Les informations sur sa femme sont si restreintes que je n’ai pu trouver ni son nom ni celui de sa famille. On sait par contre que sa mère s’appelait Sterna ; on raconte qu’un jour, Dov Baer, s’étant disputé avec elle, vint lui demander pardon ; elle le réprimanda vertement, lui rappelant qu’elle avait été mariée pendant cinquante ans à Schnéour Zalman et qu’elle avait donc bénéficié de l’enseignement spirituel du Maître plus que son fils. Dov Baer avait deux frères et trois sœurs. L’un de ses frères, Hayyim Abraham, l’aida à assurer la direction du habad, et mourut en 1848 à Loubavitch. Un certain mystère entoure la vie de l’autre frère, Mosché ; le bruit courait qu’il se serait converti au christianisme, par dépit, dit-on, de voir Dov Baer choisi comme chef du habad. Dans sa série de biographies apologétiques sur les Maîtres du habad (Beth Rabbi, Varsovie, 1903 et 1904), H. M. Hielmann y fait une allusion plutôt obscure : “Ce qui lui arriva est connu, et cela provoqua une grande douleur chez nos Maîtres et chez tous nos amis. Avec l’aide de Dieu, ils parvinrent à le sauver à force de travail, et, depuis lors, nul ne sait ce qu’il advint de lui.” Hielmann ajoute que Mosché envoya sa famille en Palestine, et qu’il vécut lui-même en ermite, mendiant sa nourriture. Il serait mort dans une petite ville près de Jitomir ; il avait demandé à la société funéraire locale d’inscrire sur sa tombe : “Ici gît Mosché”. Quand on lui demanda le nom de son père pour l’ajouter à l’inscription, selon l’usage, il leur répondit de noter que le nom du père du défunt était inconnu. Quant à Dov Baer, il eut six filles qui se marièrent toutes à des membres éminents du mouvement habad.

III

[Je réduis le corps de cette suite érudite]

Dov Baer a écrit quatorze ouvrages qui portent presque tous sur les divers aspects doctrinaux du habad. La Lettre sur l’Extase fut imprimée pour la première fois à Königsberg (?) en 1831, donc après la mort de Dov Baer. Cette édition contient tant d’erreurs, elle est si mal imprimée et comporte des lacunes si importantes qu’elle est pratiquement inutilisable. La seconde édition (Varsovie, 1868) est la meilleure ; elle comporte en outre le Commentaire remarquable d’un des meilleurs disciples de Dov Baer, Hillel ben Méir de Poritch. L’ensemble de ce travail parut sous le titre : Liqqouté Bi'ourim (Recueil de commentaires). Il existe une édition plus tardive, qui ne comprend pas le Commentaire de Hillel ben Méir, et qui parut en 1876 à Varsovie ; elle présente quelques variantes par rapport à la précédente, ainsi que de légères différences dans l’ordonnance du texte.

J’ai pu avoir accès au manuscrit de la Lettre sur l’Extase, que l’on dit être de la main même du Rabbi ; c’est probablement inexact, mais le manuscrit est incontestablement très ancien. La comparaison avec d’autres manuscrits semble suggérer que ce texte fut écrit par Samuel, principal scribe et copiste de Dov Baer. Le frontispice porte ces mots : “Lettre sur la Contemplation et Lettre sur l’Extase, du Rabbi, notre Maître et Guide, le Rabbi de Loubavitch, puisse-t-il vivre !” Ce texte est manifestement d’une autre main et fut ajouté ultérieurement, mais ce fut fait, de toute évidence, du vivant du Rabbi. Le manuscrit contient deux ouvrages, le Traité sur la Contemplation et le Traité sur l’Extase ; le Traité sur la Contemplation est transcrit en premier, mais sa première phrase fait allusion au Traité sur l’Extase qui avait donc déjà été rédigé. En fait, le Traité sur la Contemplation est un supplément au Traité sur l’Extase. Dov Baer souligne d’ailleurs qu’après avoir expliqué la nature de l’extase née de la contemplation, il se sent le devoir d’expliquer la technique de la contemplation. La date indiquée sur le frontispice est celle de 1813 ; elle ne peut être exacte. Dov Baer ne devint le chef du mouvement habad qu’en 1813 ; or, avant de rédiger le Traité sur l’Extase, il avait déjà écrit et diffusé la lettre à ses disciples que nous publions ici en Annexe I. Il ne fait aucun doute que le Traité et la lettre ont été rédigés alors que Dov Baer était déjà à la tête du habad depuis un certain temps. Les deux textes font allusion à la mort de son père et à ses propres responsabilités. De plus, il lui a fallu encore le temps de rédiger le Traité sur la Contemplation, qui figure sur le manuscrit. Il est donc impossible que tout cela remonte à la première année de sa direction du mouvement habad ; d’autant que ces Lettres ont été rédigées pour l’orientation de ses disciples, qu’elles ont donc dû être recopiées à de fort nombreux exemplaires, et qu’il fallait, après chaque lettre, attendre des réponses. D’autre part, le frontispice n’aurait certainement pas affirmé le Rabbi vivant s’il ne l’avait été. On peut donc conclure que le manuscrit a été exécuté après 1813, mais avant 1827.

Nous pouvons évaluer avec plus de précision la date de sa rédaction. Le Traité sur la Contemplation a été publié du vivant de Dov Baer, à la suite de son Mér Mitzwah we-Torah » Or (« Le Flambeau des Commandements et la Lumière de la Torah »), à Kapoust, en 1820. Nous venons de le voir, ce texte est postérieur au Traité sur l’Extase qui a donc été composé entre 1813 et 1819. Une analyse interne du texte le situe relativement peu de temps après que Dov Baer eût été placé à la tête du mouvement. On pourrait donc en conclure que, compte tenu du facteur temps dont nous avons parlé, notre Traité doit dater des environs de l’année 1814, et qu’il s’agit probablement du premier texte d’une certaine longueur qu’ait écrit Dov Baer. Quant à savoir pourquoi le Traité sur l’Extase n’a pas été imprimé du vivant de l’auteur, alors que le Traité sur la Contemplation a été édité, toute théorie sur la question ne dépasserait pas le domaine de l’hypothèse.

Nous avons utilisé pour le présent ouvrage le manuscrit comme base, et l’avons confronté aux versions imprimées.

Dov Baer a certaines particularités de style qui posent de graves problèmes au traducteur. Il cite des textes de mémoire et parfois approximativement ; nous avons rétabli les citations exactes, lorsque cela est utile. Il emploie volontiers l’équivalent hébreu de etc. ; cela signifie tantôt qu’il reste au lecteur à compléter la citation ou à ajouter une conclusion évidente ; plus souvent, ce n’est rien de plus qu’un artifice par lequel Dov Baer paraît dire : « Ce thème pourrait être plus amplement développé. » Dov Baer emploie aussi très volontiers l’expression hébraïque we-day le-mévin : « et que cela suffise à qui comprend » ; ce n’est généralement qu’une clause de style par lequel Dov Baer semble signifier que pour comprendre le sujet dans toute sa complexité, il faut avoir déjà une bonne connaissance de l’enseigneinent habad. De nombreux renvois sont suggérés par des expressions comme « ainsi que nous l’avons dit », ou « le sus mentionné » ; nous précisons en note les pages auxquelles se réfère l’auteur.

[…]

[après l’omission d’un plan détaillé de l’ouvrage, je reprends en gros corps ce qui termine cette introduction :]

Il nous faut ajouter quelques mots sur les hommes à qui s’adressait la Lettre sur l’Extase. Nous savons par l’ensemble des sources, que les hassidim formaient leurs propres congrégations là où ils habitaient. Comme tous les Juifs de cette époque, ils se mariaient très jeunes; le jeune couple était à la charge des parents pendant les premières années du mariage et n’en venait que progressivement à subvenir à ses besoins. Entre-temps, le marié se consacrait aux études sacrées. En Russie Blanche, une forte proportion de Juifs assurait leur subsistance par quelque petit commerce. C’est là un phénomène remarquable dans l’histoire des religions : une société d’hommes à la fois non célibataires, contemplatifs et gagnant leur vie individuellement et à l’extérieur du groupe. Un tel mode de vie ne pouvait manquer de créer des problèmes spécifiques. Il n’est donc pas étonnant que Schnéour Zalman et Dov Baer doivent mettre en garde, maintes et maintes fois, contre la distraction qu’engendraient chez leurs fidèles les soucis et les soins exigés par les affaires, qui les détournaient de la vie contemplative.

Terminons en disant que la Lettre sur l’Extase constitue un témoignage important d’une expérience religieuse vécue. Ceux qui s’intéressent au fait religieux, comme le psychologue, y trouveront un document dont ils rechercheront et expliqueront, chacun à sa manière, le sens profond et les motivations. Le lecteur y trouvera-t-il quelque chose de plus précieux encore, une approche de la vie spirituelle? Voilà qui dépend de sa quête personnelle de vie religieuse et du monde de la prière; et, plus encore, de sa capacité à extraire le noyau de vérité permanente qui se cache dans l’«écorce» du langage du début du xixe siècle et des idées médiévales. Mais je crois qu’on ne peut manquer d’entendre, au travers de ces pages, la voix d’un homme qui, selon sa propre terminologie, écoutait «les paroles du Dieu vivant». LOUIS JACOBS.

30. N. d. T. : Pour la version française, le nombre de ces formules et renvois a été sensiblement réduit, lorsque les formules semblaient venir quasi automatiquement sous la plume de l’auteur, et lorsque les renvois n’étaient pas utiles à la compréhension du texte ou en appelaient à des notions générales amplement développées dans le présent volume. De même, quelques notes de Louis Jacobs ont été omises, principalement celles qui concernent l’établissement du texte ou qui, sur des points mineurs, font référence à des ouvrages en anglais ou en hébreu. Dans certains cas, des citations extraites des œuvres de Schnéour Zalman ont été écourtées afin de ne pas alourdir les notes.

Par contre, les références bibliques et talmudiques ont été restituées dans le corps de l’ouvrage. D’autre part, quelques mots ont parfois été ajoutés ; ils sont placés entre crochets.

Pour les expressions yiddish, n’ont été maintenues, dans le texte ou en note, que celles qui ajoutent au texte une nuance ou une précision.



Préambule

J’ai déjà exposé dans ma lettre précédente 1 que bon nombre de nos amis 2 sont égarés et dans l’erreur. Ils se trompent de bien des façons, gravement et parfois totalement, quant aux voies pour recevoir les paroles du Dieu vivant 3 dans la lumière de la Torah et de la prière dans l’esprit et dans le cœur. Ils appellent lumière l’obscurité, et obscurité la lumière; cela provient d’un effort insuffisant, d’une pratique et d’une formation insuffisantes, et surtout du mal croissant causé par les nombreux darshanim 4 qui veulent étaler leur prétendue sagesse en disant «j’ai un secret» et proclamant qu’il existe des secrets pour le vrai service divin 5. Ils s’abusent eux-mêmes et égarent les autres jusqu’à commettre la plus extrême erreur. Cela me rend très triste, car ils m’attribuent toutes leurs idées. En outre, ils me posent une multitude de questions à ce sujet, et il devient finalement impossible de supporter et endurer la confusion de leurs paroles qui finissent à force par se figer en un semblant de doctrine. Cela est dû au nombre croissant des disciples qui n’ont pas suivi suffisamment l’enseignement de leur Maître, et qui boivent ces «eaux mauvaises» 6 qui étouffent et détruisent l’âme, l’entraînant hors de la lumière jusqu’à la ténèbre.

C’est pourquoi je dis qu’il m’est un devoir et une obligation en vérité que d’exposer et expliquer en détail et minutieusement tout ce qui concerne les méthodes du service divin dans l’esprit et le cœur, chaque chose à sa place selon les étapes et les voies, de sorte que celui qui a perdu son chemin ne s’égare pas davantage et n’égare pas les autres. De sorte aussi que la lumière de la Torah élève dans l’âme qui la reçoit un édifice permanent, fermement planté et dont les racines s’enfouiront profondément, étroitement fixé par un lien solide qui jamais ne pourra être rompu.

On peut comparer cela à un mets délicieux qui ravit l’âme, mais que l’on ne peut porter à la bouche faute d’avoir une cuiller. L’âme se consume de nostalgie pour la simple raison de n’avoir pas de cuiller qui permette de goûter au mets délicieux. Ainsi en est-il de toute la doctrine de vérité sur la contemplation et la connaissance du divin dont notre honoré Maître et père [Schnéour Zalman] qui nous a enseignés et guidés — bénie est sa mémoire et en Eden soit son âme — nous a fait les héritiers, chacun selon ses moyens. La langue est déliée, mais on ne sait comment l’âme devrait recevoir ce bienfait. Voyez : ils ont soif et faim, mais en leur âme il n’est ni vie ni lumière; et celui qui a étudié et approfondi le sujet s’interroge sur les bienfaits que son âme peut tirer de la contemplation 7. À l’opposé, il y a celui pour qui l’essentiel du hassidisme est dans «l’entendre du lointain» 8. Mais quant à le recevoir dans l’extase de l’âme, l’extase de l’esprit, ou, à plus forte raison, celle du cœur, cela lui est véritablement interdit jusqu’à ce qu’il recherche et demande conseil sur la façon dont il pourra se défaire de l’extase qui vient spontanément 9 et sans notre vouloir. On appelle cela le «s’écouter soi-même» qui est pour lui l’un de ces péchés majeurs qui détruisent l’âme, selon les voies des anciens 10.

Considérez, je vous prie, ces deux conceptions contradictoires — entre lesquelles d’ailleurs on peut trouver un grand nombre des degrés et types intermédiaires — et qui comportent également une multitude d’erreurs allant de la lumière à la totale ténèbre. Cela s’applique aussi aux plus âgés parmi nous, qui, quoique bien informés et éclairés en d’autres matières, quoique sages à leurs propres yeux dans tout le sens de la doctrine hassidique, n’en sont pas moins tout à fait égarés. C’est pourquoi il est essentiel d’exposer et expliquer chaque chose afin qu’«ils n’accrochent pas sur moi des

cruches vides» 11. Il est de première importance d’établir et assurer l’intention fondamentale de notre Maître et père qui nous a enseigné et guidé — bénie est sa mémoire et en Eden soit son âme — à la lumière de la doctrine qu’il nous a révélée au long de trente années. Au nom de mes amis bien-aimés qui recherchent les paroles du Dieu vivant dans la vérité, j’ai toujours recherché depuis ma jeunesse que la lumière de la vie éternelle soit fermement et pleinement ancrée dans leur âme. Tel est le sujet de la révélation du divin en leur âme, à chacun selon sa capacité, comme on le sait.

Notes du préambule

1. Le texte de cette « lettre précédente » figure en Appendice I.

2. Littéralement : « les hommes qui sont en paix avec nous » (Gen. XXXIV, 21). Expression courante pour désigner les membres d’une « école » hassidique ; ici, celle du habad.

3. Expression habad courante pour désigner les doctrines sur Dieu enseignées par les Maîtres du Habad.

4. Darshanim, proprement « les commentateurs », désigne ici ceux qui ont entendu la doctrine professée à la « Cour » du Rabbi, et qui la rapportent dans les réunions des membres de la secte. Ils prétendent évidemment la communiquer dans toute son authenticité. En fait, d’après Dov Baer, ses propres darshanim transmettent un faux enseignement aux hassidim abusés.

5. Dov Baer nie le sens ésotérique que les darshanim attribuent à son enseignement. D’après eux, l’importance attribuée par Dov Baer et son père à l’extase religieuse ne serait destinée qu’aux non-initiés, mais elle serait par contre interdite aux initiés.

La traduction de razi ly (Isaïe XXIV, 16 : « la misère est mon lot ») reprend ici celle du Zohar III, 284 b, qui comprend raz comme « le secret ».

6. Traité talmudique Abboth (I, il) : « Abtalion disait : Que les sages prennent garde à leurs paroles afin de n’être pas exilés en un lieu d’eaux mauvaises, et leurs disciples qui les suivent en boiraient et mourraient… »

7. La contemplation sans âme et sans vie ne peut procurer l’extase ; certains en viennent donc à douter de la valeur de la contemplation. D’autres hassidim prétendent que seule la contemplation a une valeur en soi ; ils regardent avec méfiance toute extase née de la contemplation, car l’extase impliquerait une certaine conscience de soi.

8. Expression de Dov Baer pour désigner la contemplation du divin et l’étude de la doctrine hassidique sans engagement véritable, par pur jeu intellectuel. On « entend » — on saisit cérébralement — mais comme un écho lointain qui n’affecte pas la vie du disciple.

9. L’« extase spontanée » n’est pas la fausse extase contre laquelle s’élève le habad ; malgré ses limites elle n’est pas une erreur.

10. Ici, « les anciens » désigne les hassidim antérieurs au habad, auxquels s’opposait R. Schnéour Zalman ; ils croyaient que le vrai but du hassidisme était l’extase, et se méfiaient de la contemplation.

11. Expression talmudique (Avodah Zarah, 37 b) : attribuer à tort des opinions absurdes à quelqu’un.

1.

Voyez : «le début de mes paroles projette une lumière» (Ps. CXIX, 130) sur la différence entre les anciennes voies du hassidisme et celles que notre Maître et père qui nous a enseignés et guidés — bénie est sa mémoire et en Eden soit son âme — nous a léguées, et qu’il a éclairée pour nous de la lumière de sa doctrine. Je lui ai bien des fois entendu dire que le propos et le but principal de ses efforts, dans un véritable esprit de sacrifice pour le bien de notre confrérie, — et cela depuis qu’il avait commencé à se dévouer à son saint service — avaient toujours été de fixer bien fermement dans notre âme le dévoilement du divin. Cela veut dire que l’extase de notre âme doit être une extase divine et non une extase de la vie charnelle 1, car celle-ci n’est en rien une extase divine. C’est là un principe fondamental dans lequel se trouve l’essence de notre sujet, car telle est la distinction entre ceux qui servent le Seigneur avec leur âme et ceux qui servent le Seigneur avec leur corps. Ce principe général entraîne une variété infinie de détails; mais il faut tout d’abord en expliquer soigneusement la racine, car, s’il est bien connu de tous, tous n’en comprennent pas la pleine profondeur.

Cela sera plus clair si nous rappelons le commentaire bien connu sur le verset (Dt. IV, 4) : «Et vous qui êtes attachés (devéqim) au Seigneur votre Dieu, vous êtes tous vivants aujourd’hui.» D’où il ressort que sans devéqouth 2, on n’est pas appelé «vivant», mais «mort». Il est aussi écrit (Dt. XXX, 20) «Aimer le Seigneur, car Il est ta vie.» Or, il est impossible d’expliquer les mots «car Il est ta vie» comme se rapportant à l’idée d’«aimer le Seigneur», ce qui impliquerait que cet amour est ta vie; car, si tel était le sens, l’Écriture aurait dit : «car cela est ta vie». Pourquoi donc l’Écriture dit-elle : «car Il est ta vie»? Il est évident que «car Il est ta vie» est la raison que donne l’Écriture à l’amour. Pourquoi aimeriez-vous? Parce qu’Il est ta vie. S’il en est ainsi, il faut comprendre à quoi tend l’extase de l’amour, puisqu’Il est déjà ta vie en réalité 3. Mais voyez : il y a une distinction bien connue entre «aimer» et «adhérer». L’«adhésion» signifie la vitalité et l’attachement de l’âme à la Vie des vies, l’essence de la lumière de En Soph 4, qui est appelée la Source de Vie de toutes les âmes. C’est pourquoi il est dit : «car Il est ta vie» — littéralement. À propos de l’«adhésion», devéqouth, il est dit : «Et vous qui êtes attachés (devéqim) au Seigneur, êtes tous vivants aujourd’hui», ce qui signifie : vous qui, par la racine de votre âme, êtes unis tout naturellement d’un attachement permanent et essentiel et non pas dans la catégorie de l’extase occasionnelle 5. Comme le dit Rabbi Siméon bar Yohaï 8 «J’étais lié à Lui par un seul nœud, j’étais uni à Lui…» Cela est présent en chaque étincelle issue d’Israël, même en celui dont la racine n’appartient qu’à la catégorie de l’âme de l’«Action» 7. C’est pourquoi l’Écriture dit : «Écoute Israël» (Dt. VI, 4) à Israël seulement; cela veut dire qu’il faut être prêt à présenter son âme 8 lorsque le mot «Un» est prononcé dans ce même verset. Suit immédiatement (ibid. VI, 5) le commandement : «Tu aimeras…» qui est de la catégorie de l’extase de l’âme; pour cela, un commandement est nécessaire, car l’âme doit faire effort, et c’est ce qu’on appelle : «le labeur de l’amour» 9.

Mais le fond de notre sujet est le principe général que nous avons rappelé : l’extase devrait être, avant toute chose, la seule extase divine. Elle comprend deux degrés : «adhérer» et «aimer». Voici comment cela s’explique : on sait qu’il y a cinq degrés dans l’âme divine 10, à savoir : néphesh, rouah, neshamah, hayyah, et yehidah. Le degré le plus élevé est yehidah; c’est la catégorie du lien essentiel et de l’attachement permanent 11 — comme il est dit : «uni à Lui et m’embrasant pour Lui». Cela est présent en chacun des enfants d’Israël, chacun selon ses moyens. Il est nécessaire d’exposer et expliquer cela plus amplement.

Nous voyons clairement que chaque homme (fût-il d’un «stade inférieur, et son âme médiocre dans l’entendement et le sentiment), lorsqu’il entend une idée sur la contemplation divine — par exemple sur l’idée du «contenir» et «emplir» 12, ou quelque autre — son âme entend plus fort, [jusqu’à l’extase]. Ce sens 13 prend sa source à la racine de son âme; il est donc, en son âme, de la catégorie du divin : c’est la catégorie de la yehidah en lui, qui est plus élevée que le pouvoir dè la sagesse en son âme 14, et cela appartient à la catégorie du lien de son «essence», appelée devéqouth, où l’âme adhère et est entraînée directement (sans l’intermédiaire de la contemplation), par le seul fait de la présence de l’«essence» divine, comme l’étincelle est attirée par la flamme. C’est cela qui est la véritable extase divine.

Cependant, on risque ici de se tromper du tout au tout : il peut en effet apparaître au premier abord qu’une vraie «adhésion» se trouve ainsi en chacun; or, c’est en fait tout le contraire. Nous voyons des masses de gens transportés dans leurs prières par une extase extérieure qui provient du vain égarement de l’âme et du cœur; cri extérieur, cela pénètre dans le cœur charnel, sans vie ni lumière : cela n’est en rien «pour le Seigneur». Il n’y a dans ce cas, en effet, aucune extase dans l’esprit qui vienne de la contemplation du divin — sauf d’une manière très vague — ni de cet «entendre du lointain» dont nous avons parlé, ni de cette attirance de l’âme vers le fond d’elle-même. Rien, dans cette sorte de contemplation, qui soit de l’ordre de l’«entendre». Les gens ont beau appeler cela «adhésion» ou «embrasement» 15, c’est en fait une adhésion entièrement fausse, à l’opposé même de cette vraie devéqouth qui est, comme nous l’avons dit, appelée extase divine. Cela peut ressembler à la devéqouth vraie, mais ce n’est pas une «adhésion au Seigneur», et une adhésion qui n’est pas au Seigneur n’est rien. Comme il est écrit (Dt. IV, 4) : « Et vous qui êtes attachés au Seigneur, vous êtes tous vivants, etc.», c’est-à-dire : vous seuls êtes vivants; quant à l’adhésion extérieure, qui n’est pas «au Seigneur», elle est morte, puisque l’âme n’en est en rien revivifiée à sa Source dans le divin dont elle fut tranchée. Cela n’est que «culte du soi» et certainement pas Service de Dieu. Ce n’est pas même un «service de Dieu avec le corps», car celui qui prie Dieu avec son corps est au moins au service de Dieu; pour lui en effet, l’extase de l’amour pour le Seigneur seul est celle de l’amour naturel, physique, car l’âme naturelle, animale, elle aussi aime Dieu. Tel est aussi le sens obvie du verset (Dt. VI, 5) «Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur», dont les Rabbis — bénédiction est leur mémoire — disent : tu aimeras avec tes «deux inclinations» 16. Cela n’appartient certes pas à la catégorie de l’attachement essentiel de l’âme divine, mais cela est tout au moins «prière du Seigneur avec le corps», car alors l’extase de Dieu seul, la Vie des vies, transporte le cœur matériel et la chair. Comme il est dit (Ps. LXXXIV, 3) : «Mon cœur et ma chair tressaillent devant le Dieu vivant.» Le cœur de chair réellement. Tout comme le cœur de chair s’extasie lorsqu’il connaît l’expérience des plaisirs matériels, ainsi, celui qui sert Dieu avec son corps se réjouit en le Seigneur dans son cœur physique. Ce degré, quoiqu’inférieur, appartient déjà à la perfection la plus haute, à ce degré où l’on atteint à «l’amour au milieu des délices» (Gant. VII, 7), à la catégorie de l’essence de la yehidah dont nous avons parlé, et ainsi que nous l’expliquerons plus loin.

À l’opposé, on trouve l’extase externe du cœur charnel, avec l’ardeur enthousiaste d’un feu étrange qui ne vient que de l’échauffement du sang, et qui n’a rien à voir avec le feu divin. Ce n’est qu’une mise à nu du cœur et de la chair, avec des étincelles brûlantes auxquelles l’homme se réchauffe pour tenter de ressentir l’extase. Mais cet égarement entraîne l’homme vers de fausses et vaines illusions. On peut à ce propos rappeler le commentaire sur le verset (Lév. XIX, 26) : «Vous ne mangerez rien avec du sang», compris comme : il ne faut pas prier avec le sang seul, mais avec l’âme du sang 17. À ce propos encore, il est dit (Prov. XVIII, 2) : «L’insensé n’a nul plaisir à comprendre, mais seulement à mettre son cœur à nu», comme chacun le sait.

Celui qui a, une seule fois, goûté en son âme la saveur vraie des paroles du Dieu vivant, comprendra et n’aura que mépris pour cette voie fausse et trompeuse, refusant de la subir, car cette fausse «adhésion» entraîne fatuité et orgueil jusqu’à faire dire à celui qui en souffre : “Moi, et rien que moi” (Is. XLVII, 8 et 10). C’est bien là une conscience de soi excessive, et elle aboutit à un bas orgueil en tous points semblable à ceux dont font montre ceux qui se vantent physiquement des choses matérielles. C’est ainsi que l’on sombre aussi dans la concupiscence égoïste, entraîné tout entier vers un feu étranger. Il est bien connu que les voies sont nombreuses qui mènent bien des gens vers la chute. Mais plus l’on est attaché et lié à l’extase divine dont nous parlons, d’autant plus l’on rejette ce feu étranger qui est son contraire même. C’est là un sujet fort délicat, aux nuances nombreuses. Ceux même qui en comprennent l’idée ne saisissent pas pleinement cette distinction dans ses moindres détails; ils n’appréhendent que la différence globale entre ce qui est ressenti dans le cœur de chair et cette extase divine dont il est dit : «Mon cœur et ma chair tressaillent, etc.» Le cœur physique, nous l’avons dit, éprouve une sensation lorsque le divin est contemplé, et lui aussi est porté vers l’extase. Mais cette extase est accompagnée d’une forte conscience-de-soi, comme dans l’extase extérieure du cœur charnel : c’est l’«extase-de-soi» et nullement l’extase du divin. Ces deux contraires peuvent coexister cependant. Cela est clair pour celui qui connaît la saveur et le sens des paroles du Dieu vivant, mais cela reste caché à la majorité, même parmi ceux qui ont des connaissances, et même aux plus grands d’entre eux. En fait, ils transforment la lumière en obscurité et l’obscurité en lumière; bien des gens se font des illusions, s’imaginent qu’ils sont parvenus, ressentant le divin, à l’extase du cœur charnel. Mais ce n’est en vérité qu’une sensation corporelle; il s’y cache, il est vrai, une infime fraction de la lumière divine, mais si bien enfouie qu’ils ne la connaissent pas. Il est bien connu que cela s’appelle «résidu» 18 de la contemplation.

Je vais maintenant expliquer ce que j’entends par là. Je ne veux en effet pas me contenter d’un simple exposé théorique; mon but est d’éclairer, autant que faire se peut, la vraie révélation du divin en nos âmes.

Il me faut d’abord citer un manuscrit qui renferme quelques-unes des paroles de notre Maître et père qui nous a enseignés et guidés — bénie est sa mémoire et en Eden soit son âme. Nous y trouvons notamment un commentaire sur le passage du Zohar (Peqoudé 233a) qui s’appuie sur le verset (Ezéch. XL, 3) : «Et voici, il y avait un homme dont l’aspect était comme l’aspect de l’airain, et qui tenait dans sa main un cordeau de lin et une mesure de jonc 19.» Si l’on fait le total des nombres cités pour le premier ensemble de tentures aux couleurs sacrées [représentant les Sephiroth], on compte trente-deux (vingt-huit pour la longueur et quatre pour la largeur). Et le second ensemble de tentures, celui de l’extérieur, se dénombre trente-quatre (puisque les tentures de caprins font trente de longueur, etc.). Ainsi, l’un est moindre, mais plus élevé, et l’autre est plus élevé, mais moindre. Ce commentaire dans notre manuscrit peut aider à comprendre l’ensemble du sujet dans tous ses détails et nuances.

Pour saisir ce qui est au cœur de tout cela, il faut connaître la différence entre le côté du sacré et le côté de nogah 20. Pour ce qui est du sacré, le «vase» 21 (le «quelque chose» de la lumière) est de la catégorie de l’anéantissement 22. Mais pour le vase de nogah, on ressent le «quelque chose» à un point tel que l’addition est plus grande que ce à quoi elle a été ajoutée, et cette addition est une diminution.

La lumière du bien et de la grâce appartient là à la catégorie de la «séparation» 23; son «vase» (son «quelque chose») prend une ampleur plus grande que la lumière. C’est une diminution. Comme disent les Rabbins (Talmud, Baba Bathra 87b) : «Le juste parle peu, mais fait beaucoup; le méchant parle beaucoup et fait peu.» Cela signifie : «le juste parle (catégorie du “vase” qui révèle la pensée) peu (catégorie de l’anéantissement dans le divin), mais fait beaucoup (avec la moindre conscience de soi)». Du méchant, l’inverse est vrai : «il parle beaucoup (catégorie grossière et extension du “quelque-chose” du “vase”) et il fait peu» (à cause de la diminution de la lumière, comme nous venons de le dire).

De la même manière exactement, nous remarquons beaucoup d’exagération dans l’extase extérieure de ceux qui sont égarés dans le cœur charnel extérieur; cela provient de l’extension du «quelque-chose» du nogah, qui est aussi l’entière diminution de la lumière intérieure au point qu’elle est changée de bien en mal, comme nous l’avons déjà dit. À l’inverse, lorsqu’il s’agit du côté du sacré, même le «quelque-chose» ressenti dans le cœur charnel pénètre tout entier dans la catégorie de l’anéantissement, sans la moindre conscience de soi. Cette diminution de la conscience de soi est due à la puissance de la lumière et de la vie intérieure. Celui qui a goûté à la saveur et à la connaissance des paroles du Dieu vivant voit clairement cette différence. Et c’est là la racine de la distinction (entre l’extase vraie et l’extase inauthentique).

En fonction de cela et afin de connaître dans les détails tous les signes des diverses étapes, — sans s’abuser soi-même — il faut d’abord bien considérer la racine de cette totale absence de conscience-de-soi lorsque l’extase divine est ressentie dans le cœur charnel. Au premier abord, il est impossible en effet de croire en une expérience dont on n’aurait absolument pas conscience; cela semble être une contradiction dans les termes.

Prenons, avant d’aller plus loin, l’exemple de la mélodie. Quelle est la nature de la mélodie? On dit, cela est bien connu, que le Berger Fidèle (Moïse) avait coutume de chanter toutes les mélodies dans ses prières, car il incluait toutes les six cent mille âmes d’Israël, et chaque âme ne peut que monter vers la racine de la Source dont elle fut tranchée. Telle est la catégorie de l’extase essentielle avec l’«amour parmi les délices», chacun selon la façon dont son âme plonge ses racines dans les délices d’En Haut. Celui qui incluait toutes les âmes était le Berger Fidèle qui, de ce fait, incluait chacune des mélodies en son chant.

Il faut d’abord comprendre la nature de l’extase produite par la musique; elle appartient uniquement à la catégorie de l’extase spontanée, sans qu’intervienne aucun choix ni aucune volonté de l’intellect. On ressent cette extase, et cependant l’on n’en a pas conscience; elle ne résulte pas d’une intention, mais vient automatiquement, d’elle-même et sans même qu’on le sache. Au moment où elle apparaît, elle est comme non ressentie ni connue, on peut donc dire qu’il y a là une totale absence de conscience de soi. Et cependant, c’est bien une extase vécue 24.

On peut comprendre cela par une analogie. Nous voyons que quelqu’un est transporté d’extase par une grande joie soudaine, lorsqu’il reçoit de bonnes nouvelles par exemple; son cœur est sans doute aucun en extase, au point qu’il fait des mouvements brusques et involontaires, comme frapper des mains. Chacun le sait. Mais il n’y a en cela aucune intervention de volonté ou de choix. Involontairement, mais de son plein gré, il frappe des mains; il n’est donc pas conscient lui-même d’être en extase. Son cœur en fait l’expérience, et il est comme s’il n’en savait rien. L’extase est authentique, mais elle ne provient que de cette chose heureuse à laquelle s’attache son cœur. Il ne se rend pas compte qu’il est en extase, car il n’avait aucune intention de parvenir à l’extase. L’extase est née automatiquement, et il lui est possible d’en être tout à fait ignorant. Nous voyons aussi, à l’opposé, que celui qui est emporté dans une extase de fureur, ne reconnaît ni n’éprouve l’extase 25. Il en va tout autrement du type d’extase que l’on obtient en la suscitant, celle par exemple de tel qui s’épuise à une contemplation intense jusqu’à être entraîné dans l’extase. Dans ce cas, toute sa volonté ne tend que vers la seule extase; il la désire ardemment, il attend sa venue. Lorsqu’il l’atteint, il s’en réjouit s’il ressent toute l’ardeur et l’enthousiasme qu’il désirait; et sinon, il souffre.

Bon nombre de nos amis sont, à ce propos, dans une confusion totale. L’un dit ceci, l’autre cela. Tel l’interdit absolument, et tel autre l’autorise, tandis que certains s’en tiennent à une opinion médiane. C’est pourquoi il faut exposer et expliquer la doctrine, car elle est la base et le fondement pour recevoir les paroles du Dieu vivant dans la prière.

Quoi qu’il en soit, il appert ici qu’il y a cinq degrés, l’un plus haut que l’autre. Chacun sera expliqué à son rang : ainsi ne s’égarera pas celui qui est enclin à l’erreur.

Notes du chapitre I

1. La véritable extase est l’expérience de la proximité de Dieu. L’extase de la vie charnelle n’est qu’un aiguillon du moi qui pousse à une passion et n’utilise la contemplation qu’à cette seule fin.

2. Devéqouth, terme employé dans la littérature juive médiévale pour exprimer l’idée d’« adhésion », le fait d’« être uni » à Dieu, l’unio mystica. G. Scholem (Les Grands courants…, p. 138 de l’édition française) la définit ainsi : « Un perpétuel être-avec-Dieu, une union intime et une étroite conformité de la volonté humaine et de la volonté divine. » Ce concept prend des formes diverses selon les mystiques juifs ; ainsi, Nahmanide (Espagne, Xme s.), commentant le verset : « Soyez saints, car Je suis saint, Moi le Seigneur votre Dieu » (Lév. XIX, 2), explique : « cela signifie que, si nous sommes saints, nous aurons le mérite de la devéqouth à Lui ». Dov Baer entend devéqouth principalement comme l’attachement de l’« âme divine » à sa source en Dieu, comme l’« adhésion » du semblable au semblable, de l’essence à l’essence.

3. Aimer Dieu, c’est être transporté d’extase en Sa présence. Cela signifie-t-il que l’homme est éloigné de Dieu et serait obligé de s’élever dans l’amour pour se rapprocher de Lui ? Or, dans l’interprétation de Dov Baer, Dieu est déjà présent dans l’âme puisqu’« Il est ta vie » ; il apparaît donc difficile de voir le but de l’« extase de l’amour ». Dov Baer suggère que l’âme divine est attachée en permanence à Dieu, en qui elle prend sa source, et, à ce degré, l’amour de Dieu n’a pas de sens. Mais l’âme divine est cachée par l’âme naturelle qui ne peut s’en rapprocher que par l’extase de l’amour. Ainsi, la devéqouth se réfère à l’état de l’âme divine, et « aimer » à l’état de l’âme naturelle. « Aimer le Seigneur ton Dieu » signifierait donc : être transporté d’extase par la contemplation ; et « car Il est ta vie » signifierait : car ton âme divine Lui est déjà attachée, et il t’est possible donc de connaître l’expérience de Sa proximité. L’âme divine est « la part de Dieu », mais le commandement d’aimer s’adresse à l’âme naturelle, ou, tout au moins, à l’âme divine cachée dans l’âme naturelle.

Pour Dov Baer, devéqouth est une proximité au moins aussi grande que l’extase ; c’est l’adhésion essentielle de l’âme à sa source en Dieu, « plus intime que la respiration, plus proche que les mains et les pieds ». Pour Aaron de Starosselyé (qui fut un contemporain et un rival de Dov Baer), la devéqouth maintient une distance qu’abolit l’extase. Le « Commentaire » de Hillel ben Méir sur notre texte définit la devéqouth comme l’attachement de la yehidah de l’âme divine (cf. infra p. 104) à Dieu, de même que l’homme est attaché à la vie physique d’une manière « plus haute que la raison » : l’homme possède un « instinct de conservation » tout comme l’âme divine adhère à Dieu comme « instinctivement » — et non par l’intermédiaire de la contemplation.

4. L’âme divine fait partie de En Soph, où elle prend sa racine (cf. p. 20).

5. L’« extase occasionnelle » entraîne l’âme à s’approcher de Dieu, ce qui implique qu’elle en est éloignée, alors qu’en sa racine l’âme divine Lui est en permanence attachée.

6. En fait, ici comme un peu plus loin (où la citation est complétée par « … et m’embrasant pour Lui »), Dov Baer réunit deux passages du Zohar (III 288 a et 292 a).

7. La pensée cabaliste se réfère souvent à quatre « mondes » ou « royaumes » : le monde de Atzilouth = Émanation ; le monde de Beryiah = Création ; le monde de retzirah = Formation ; le monde de « Assyiah = Action. Le monde de l’Émanation est le Royaume des Sephiroth (cf. Introduction n. 10). Le monde de la Création est le « royaume » dans lequel s’actualisent en quelque sorte les idées créatrices du monde sephirothique. Le monde de la Formation est le « royaume » où les idées en gestation commencent à prendre forme. Le « royaume » inférieur est celui de l’Action, source d’en haut de la matière créatrice d’ici-bas, ou, autrement dit, le lieu où l’idée créatrice du monde matériel finit par prendre forme. L’âme de l’homme vient de l’un ou l’autre de ces quatre mondes. Un petit nombre d’âmes, à chaque génération — les plus hautes seulement —, viennent du monde de l’Émanation ; les âmes les plus « basses » proviennent du monde de l’Action. Mais chaque fils d’Israël a reçu une âme divine qui est une « parcelle de Dieu », plus élevée que les quatre « mondes ». L’homme même, qui a une âme venue du monde de l’Action, n’en possède pas moins en son âme une étincelle du divin.

8. C’est-à-dire : être prêt à sacrifier sa vie pour l’Unité de Dieu. Dt. VI, 5 : « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme et… » est interprété dans le Talmud (Mischna Berakhoth IX, 5) : « “de toute ton âme' signifie : ‘si même Il te retire l’âme' ». En d’autres termes, un homme doit, en cas de nécessité, sacrifier sa vie pour l’amour de l’Un.

9. « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu… » est un commandement et ne peut donc se référer à un état permanent de l’âme. L’amour de l’extase ne peut être obtenu que par un effort de contemplation. Rabbi Yossé (Zohar, II, 55b) dit : “Combien grand devrait être l’amour de l’homme pour Dieu, car l’amour est la seule prière qui puisse aller à Lui. Celui qui aime Dieu et qui persévère laborieusement dans l’amour appelle Dieu « Bien-Aimé »”

10. De même qu’il y a cinq stades de l’âme naturelle (cf. p. 87 et p. 18). Les noms hébraïques des cinq degrés de l’âme sont tirés de citations bibliques, cf. Introd. p. 18 et note ad loc.

11. Le divin en l’âme (yehidah) s’attache à Dieu comme une parcelle de Lui. Le terme de yehidah est proche du mot yahad, l’être-ensemble, comme un.

12. Thème courant dans le habad : tout est en Dieu ; Dieu « emplit » tous les mondes (« immanence ») et « enveloppe » (contient) tous les mondes (« transcendance »). Les termes se retrouvent dans Zohar, III, 225a.

13. Dov Baer, qui utilise le mot qui sert à désigner les « cinq sens », semble affirmer que le Juif possède une sorte de « sixième sens », un don particulier pour appréhender le divin.

14. La « sagesse de l’âme » est sa réponse dans la perception intellectuelle ; mais, au niveau de la yehidah, la réponse est involontaire, im-médiate. Elle ne résulte pas de la contemplation ; elle est « plus haute que la raison ».

15. Hithlahavouth, terme courant dans le hassidisme : ardeur, « brûler pour Dieu », « s’embraser dans la prière ». Dov Baer souligne que l’on abuse souvent de ce mot, et qu’il convient d’établir clairement la distinction entre les pulsions (ou les appels) fausses et les authentiques. D’autres Maîtres hassidiques y ont également insisté : “Le Tzantzé Rebbé était, dans sa jeunesse, parmi les disciples du Ropshitzer. Un jour qu’il priait avec enthousiasme en tapant du pied par terre, la femme du Ropshitzer Rebbé dit à son mari : « Pourquoi ne conseilles-tu pas à ce jeune homme de ne taper que de son pied sain, et non de celui qui boite » Et le Ropshitzer répondit : “Si je savais qu’il est conscient du pied qui frappe, je le lui aurais certainement dit.””

16. « Avec tout ton cœur » est écrit en hébreu avec la lettre beth redoublée (lebhabh). Le Talmud (Mishna Berakhoth IX, 5) comprend que l’homme doit prier Dieu avec ses « deux cœurs », ses deux « inclinations », l’inclination au bien en même temps que l’inclination au mal. Dans la pensée habad, l’« inclination au mal » a son siège dans l’âme naturelle.

7. Cf. Talmud (Berakhoth 10 b) : “Rabbi Yossé ben Rabbi Hanina dit au nom de Rabbi Eliézer ben Jacob : Quel est le sens du verset « Vous ne mangerez pas avec le sang » ? Ne mangez pas avant d’avoir prié pour votre sang”. Dov Baer rappelle l’interprétation de son père, Schnéour Zalman : « Ne priez pas dans la chaleur de votre sang. »

18. Reshimou, « résidu », « trace ». Selon Louria (cf. Introd. p. 9), lorsque Dieu s’est « retiré de Lui-même » afin de laisser place au monde fini, un résidu de la lumière divine put encore pénétrer dans l’« espace vide » laissé par le retrait, faute de quoi le monde n’aurait pu subsister. L’homme, reflétant dans sa vie intérieure le modèle de la Création divine, il y a dans la vie de l’âme humaine un « résidu » correspondant. Dans l’extase vraie, la lumière divine abonde, à cause de la contemplation du divin ; dans cet état, il n’y a pas de conscience de soi, tout comme il n’y avait pas de monde fini avant le « retrait de Dieu ». Mais, dans l’état dont parle ici Dov Baer, on ne trouve que le « résidu » de la contemplation : la lumière divine s’est rétractée, il reste une grande conscience de soi, mais une infime parcelle de la lumière divine n’en demeure pas moins.

19. Le texte du Zohar qui commence par cette citation d’Ezéchiel est un commentaire sur les dimensions des tentures du Tabernacle. Dans le Livre de l’Exode (XXXVI, 8-9), il est dit que les tentures étaient « de fin lin retors, bleu, pourpre et écarlate » et avaient vingt-huit coudées de long et quatre coudées de large. Ces tentures furent recouvertes d’autres tentures (ibid. 14-15) en poils de caprins, qui avaient quatre coudées de large et trente coudées de long. Les couleurs du premier ensemble de tentures sont dites « sacrées », car, dans le symbolisme du Zohar, elles représentent les sephiroth chaque sephirah a en effet sa couleur, par exemple le blanc pour Hessed, ou le rouge pour Ghevourah (cf. Introd. note 10). Les dimensions additionnées d’une tenture de lin fin (28 +4) font un total de trente-deux, nombre qui représente les trente-deux sentiers de Sagesse (la sephirah Hokhmah) ; ce sont les trente-deux forces mises en œuvre par la Sagesse divine pour « projeter » la Création. (La Kabbale attache une grande importance au fait que le Nom divin est mentionné trente-deux fois dans le récit de la Création au début de la Genèse, indiquant les trente-deux « sentiers » par lesquels s’est manifestée Hokhmah.) Les nombres trente et quatre sont ceux des dimensions des tentures en poils de caprin. Chaque lettre hébraïque est en même temps un nombre ; trente-quatre est la valeur numérique du mot hébreu dal, le pauvre, le miséreux. Dans le symbolisme du Zohar, le bouc, le caprin mâle, représente le « côté du mal ». Le nombre tiré des dimensions des tentures « sacrées » (32) est inférieur à celui (34 = miséreux) des tentures en poils de caprin (« du côté du mal »), mais il signifie les « trente-deux sentiers de la Sagesse ». Dov Baer, comme son père, comprend par là que le « nombre du sacré » est plus petit parce que l’on a une moindre conscience de soi dans l’expérience du sacré, et qu’ainsi précisément sa signification est plus grande. À l’inverse, le nombre de l’« autre côté » est plus grand, parce que, si le profane se mêle à l’expérience du divin, apparaît une excessive conscience ; et le nombre plus grand a donc une signification moindre.

20. Luisance, clarté. Cf. Introduction p. 18 et note ad loc. Nogah, où se mêlent bien et mal, est la source de l’âme naturelle.

21. Le « vase » contient la lumière divine : la lumière divine est trop puissante pour que quelque chose puisse exister sans être « caché » en sa présence, de sorte que toutes choses « en dehors de Dieu » sont des « vases » de la lumière divine. Ils ont pour fonction à la fois de « cacher » et de révéler la lumière divine. Plus le degré de sainteté est élevé, moins la lumière divine est cachée et moindre est la catégorie du « vase ».

22. Le divin qui n’est pas « caché » est appelé « Rien », car on ne peut rien en déduire puisqu’Il est infiniment au-delà de toute appréhension humaine. Pour qu’il se manifeste, le sacré doit apparaître en quelque sorte comme « en dehors de Dieu » : partie du Rien divin, il doit devenir un « quelque-chose ». Mais ce semblant de « quelque-chose » est, pour le sacré, si faible — son existence indépendante est si fragile — qu’il est déjà comme anéanti dans le divin. Lorsque l’extase de l’homme est vraiment divine, demeure néanmoins un élément du « quelque-chose », puisque c’est un être humain qui vit cette expérience ; mais c’est un « quelque-chose » ténu, tout juste selon le degré nécessaire pour subsister « en dehors de Dieu ». Ce quelque-chose d’une expérience est donc ce qui lui permet de durer ; mais, dans l’expérience du nogah (où l’homme est mû vers l’extase par son âme naturelle), l’« état de quelque chose » agit comme un écran devant la lumière divine. Ainsi, dans un état d’extase comportant une grande conscience de soi, il y a forcément une barrière entre le « quelque-chose » de l’expérience et le « Rien » divin. La vraie extase dans le divin, elle, doit comprendre l’« état-de-Rien » et non l’« état-de-quelque-chose » qui est à l’opposé du divin. Une expérience extatique dont l'on serait conscient est donc, au moins partiellement, inauthentique.

23. Le « quelque-chose » voile la lumière divine ; il n’y a donc pas « annihilation » dans le divin, mais seulement « séparation ».

24. Il est donc possible de vivre l’extase sans être conscient qu’on en fait l’expérience. L’analogie de la mélodie est ici particulièrement pertinente, l’extase étant décrite, à propos du « Berger Fidèle », comme une ascension vers le divin par le canal du chant.

25. Celui qui dit : « en ce moment, je fais l’expérience de la fureur » montre, par ce détachement qui lui permet de s’observer dans sa colère, que tout son être n’est pas engagé. Sa fureur ne le brûle pas jusqu’au tréfonds ; elle comporte donc un élément d’inauthenticité.

2.

1. Le premier degré est de tous le plus bas. Ici, l’homme ne cherche qu’à être emporté dans l’extase dont il espère tirer une vitalité accrue. Comparativement c’est le stade le plus bas de tous, pas très éloigné du stade de l’extase dans le seul cœur charnel 1, qui n’est en rien une extase divine. Il n’éprouve en effet ni inclination ni désir pour le divin. Il ne désire ni n’espère que son âme soit habitée par le divin, ou qu’elle soit attachée au divin. Il n’a pour seul désir que d’atteindre une certaine excitation afin de se trouver dans un «quelque-chose». Il s’y mêle cependant un certain bien — dont on n’a pas conscience — et qui appartient à la catégorie de l’amour caché [pour le divin], comme dissimulé dans un vêtement étranger. L’homme en effet désire surtout connaître l’extase pour le Seigneur, fût-ce sans le savoir, et si ce n’était pour le Seigneur, il n’aurait pas éprouvé le moindre désir pour tout cela. Voilà ce qu’il en est, même si cela n’apparaît pas ouvertement, parce que son cœur n’envisage pas l’essentiel du sujet. Cela veut dire que tout ce qui touche à la révélation du divin dans son âme n’est pas seulement en vue de son propre plaisir, mais tient aussi à son désir du divin. Ainsi qu’il est dit (Ps. LXXIII, 28) : «Mais pour moi, l’approche de Dieu est mon bonheur.»

2. Voici le second degré, plus élevé que le précédent. Il s’agit du stade de l’«entendre-du-lointain» dont j’ai parlé plus haut. Il n’«entend» et ne contemple que le divin, comprenant bien cela jusqu’à ce que cela lui devienne véritable et acceptable, ou tout au moins à son esprit, comme une chose parfaitement vraie. La chose lui demeure cependant confuse et il s’interroge sur le bénéfice qu’il en pourra tirer pour son âme.

En d’autres termes, le sujet de la contemplation du divin lui est en soi très précieux et il en reconnaît le bien-fondé; ce qui touche au divin est grand jusqu’à l’exaltation dans son esprit et aussi dans son cœur. Mais il ne peut qu’aspirer à ce que le divin sujet soit fermement fixé dans son âme par une expérience réelle et ne reste pas caché dans le lointain (comme ne lui appartenant pas, ne le concernant pas personnellement). C’est un degré supérieur, car au moins il est sur le point de parvenir à l’extase divine; parce que, aussi, la contemplation du divin importe à son âme et il en éprouve vivement le désir. Il souhaite et désire avant tout se rapprocher de Dieu, mais il s’épuise sans accéder à l’extase par la contemplation, ni dans le cœur ni dans l’esprit. Il ne place pas son but en lui-même, mais dans le divin seul. Son seul désir est la proximité de Dieu. Il veut que cela soit fixé fermement dans son âme. Tel est principalement le premier pas que doivent faire ceux qui aspirent à Dieu et Le cherchent en vérité et sincérité, et dans la seule intention du divin.

3. Le troisième degré, plus élevé que le précédent, est celui où «la pensée du bien est jointe à l’acte 2». Cela veut dire que l’amour et la crainte concernent seulement l’acte [et, quoique présents, ne sont pas encore ressentis dans le cœur].

Si l’on compare ce degré au précédent, le dessein est cette fois acceptable, car il ne concerne que le divin : l’homme veut être proche du divin et ne pas en rester éloigné. Ce désir découle de la valeur que prend en son esprit la grandeur de Dieu; mais il n’a pas encore été transporté d’extase; jusqu’à présent, le sujet lui est en effet encore distant à l’extrême. Il n’a encore que le désir d’être proche; mais il n’est pas encore proche. Ce n’est rien plus qu’un acquiescement du mental seulement. Aussi, cela ne peut-il être appelé une «pensée du bien», mais tout juste une «pensée inapte» [à se traduire en conduite].

On peut illustrer cela par une comparaison tirée des affaires de ce monde. Une personne se laisse emporter par quelque chose qui, à ses yeux, est bon, précieux et de grande importance, — un trésor qui appartient à quelque autre, ou encore, la gloire et la grandeur, etc. ; c’est une «pensée frigide» [purement cérébrale], car ce sur quoi elle s’attarde ne l’engage pas, n’est pas proprement sien et ne le sera jamais, gloire ou richesse. On n’y pense qu’à cause de la valeur et du prix qu’on lui accorde, et parce qu’on désire fortement se l’approprier. Quelqu’un d’autre est absorbé par quelque affaire qui le touche personnellement, une transaction, par exemple, dont il tirera profit, ou sa propre gloire et grandeur, ou encore un trésor qu’il peut acquérir pour lui-même. L’extase imprègne une telle pensée, avec une certaine attraction de l’âme connue comme «mouvement hors de soi». Si quelqu’un reçoit de bonnes nouvelles au sujet d’une affaire qui le concerne personnellement, toute la force de son esprit est aussitôt entraînée, et sa pensée est comme enchaînée en une extase connue comme «adhésion de la pensée». C’est l’«entendre en pensée». On peut en voir la preuve dans la concentration qui l’absorbe et qui, dans ce cas, s’accompagne de mouvement. On peut par là comprendre qu’il est possible de contempler le divin par ce type de pensée où il y a une entière adhésion comme dans l’exemple où une affaire concernait personnellement quelqu’un. Cela au moins est «la pensée du bien jointe à l’acte», car ce type de pensée produit amour et crainte, du moins au niveau de l’acte.

Dans la «pensée frigide», celui même qui veut s’approcher et être transporté d’extase, n’a en fait pas encore connu l’extase, pas même celle de l’«entendre en pensée»; il la reconnaît cependant dans le lointain, d’où il tire la honte qu’il éprouve (de son insuffisance). Il a honte de lui-même en son cœur lorsque, se rendant compte qu’il est bien loin, il réfléchit sur la nature de son indignité. Cela s’accompagne aussi d’un mépris d’ensemble à l’égard de ce monde matériel, du fait que la contemplation du divin lui est devenue acceptable, de sorte qu’il soupire, etc., perdant beaucoup d’importance à ses propres yeux, et le monde aussi. Tout cela n’aboutit qu’à la résolution de se détourner du mal; il lui apparaît juste et très normal de se détourner du mal, et d’agir le bien. C’est certes le stade le plus bas, mais il peut au moins entrer au Jardin d’Eden d’en bas 3; il y a au moins là en effet quelque chose de la catégorie du divin, qui résulte de la contemplation du divin, mais cela ne peut être appelé véritablement amour et crainte dans l’extase. Il n’en est pas du tout de même en ce qui concerne le premier degré, le plus bas, où rien n’est de la catégorie du divin, et où l’homme ne désire que l’extase et non le divin, sinon en grand secret.

Par contre, du troisième degré, celui de la «pensée du bien», il est écrit (Dt. VI, 4) : «Entends Israël», qui est suivi de «et tu aimeras» (ibid., 5). Ici, ce qui compte surtout n’est rien autre que l’extase de cet «entendre en pensée» dont est issu l’amour. Mais l’on n’est entraîné encore que vers l’extase-en-pensée, et pas encore vers l’extase du cœur. Cet amour ne concerne que l’acte et n’appartient en rien au domaine de l’intériorité, contrairement au degré de l’extase du cœur. Cette catégorie est cependant plus élevée que celle issue de la «pensée frigide», puisqu’elle influe sur l’action et que l’on se détourne du mal, etc. 4. L’amour n’y intervient que parce qu’il est juste, et il n’y a rien qui appartienne au niveau de l’extase de la pensée. Dans l’autre cas, l’amour parvient à l’extase de la pensée. Par exemple, on désire ardemment, en pensée au moins, que le divin Se révèle en l’acte de bien, et que l’on soit éloigné aussi loin que possible de ce qui est opposé au divin. Cela est «amour et crainte», ne concernant certes que l’acte, mais en cet amour et crainte, il y a déjà de la lumière et une forte vitalité dans la pensée. Il en est de même, par exemple, de la pensée d’un homme absorbé par ce qui le touche personnellement dans les affaires de ce monde; il éprouve alors de l’amour en pensée — une extase de la pensée pour le moins — et de la crainte pour l’éventualité contraire telle que perte et dommage, etc. 5. Et que cela suffise à celui qui comprend.

4. Le quatrième degré est plus élevé que le précédent. Ici, la contemplation du divin aboutit, immédiatement après l’extase en pensée, à l’extase du cœur; nous sommes ici dans la catégorie d’une extase ressentie avec lumière et une intense vitalité, et cela est d’une nature interne bien plus profonde que l’extase de la pensée. Mais ce n’est pas la véritable extase divine qui appartient à l’âme divine (et non, comme ici, à l’âme naturelle), qui se déploie jusque dans le corps 6, et qui est bien plus élevée même que le cinquième degré que nous expliquerons plus loin.

À propos du quatrième degré, il est dit (Dt. VI, 5) «Et tu aimeras de tout ton cœur.» Tel est le devoir premier dans le service du cœur : s’acharner dans la pensée jusqu’à ce que le cœur soit transporté d’extase; c’est cela le «labeur de l’amour» — véritable labeur et rigoureux effort 7. Ainsi, dans les affaires de ce monde, à peine vient-il à l’esprit quelque bonne pensée qui transporte l’âme en extase, que le cœur est lui aussi rempli d’extase, et qu’il est aussitôt entraîné par les étincelles de feu jusqu’à la nostalgie; ou, au contraire, il sombre dans l’amertume à cause de quelque chose mauvaise que hait l’esprit. Mais dans le service du Seigneur, l’extase du cœur ne suit pas facilement l’extase de l’esprit. Il en est ainsi parce que la catégorie du divin dans cette contemplation n’est pas ouvertement 8 amenée dans le cœur, mais appartient à l’«environnant» 9 dans l’esprit.

Multiples et divers sont les stades dans l’extase du cœur. Certains hommes sont poussés vers une plus grande extase du cœur que de l’esprit; d’autres sont entraînés vers l’extase à grande joie, etc. Quoi qu’il en soit, ce degré est celui des vrais crainte-et-amour. On le connaît généralement comme «la crainte et l’amour naturels» — comme nous l’expliquerons plus loin, il ne s’agit pas là de l’extase divine de l’âme seule. À propos de ce degré il est dit (Ps. LXXIII, 28) : «La proximité de Dieu est mon bien» — et c’est une réalité. Et aussi (Dt. XXXI, 17) : «Mon Dieu au milieu de moi». Ou encore (Dt. XXX, 20) : «Aime le Seigneur ton Dieu», — avec le cœur en particulier —, «car Il est ta vie» (ibid.) à cause de l’âme divine, comme nous l’avons déjà indiqué. La catégorie d’amour-et-crainte, née de la dénudation du cœur, est celle de la lumière intérieure et de la vitalité dans l’accomplissement de l’acte ou dans le rejet du mal pour agir le bien; on accomplit les préceptes positifs dans l’amour et avec un grand désir, de sorte que l’acte est animé de lumière intérieure et de vitalité. Réciproquement, on proteste par une extase de colère contre ce qui s’oppose au bien, c’est-à-dire que l’on reste à très grande distance du mal et que l’on se garde du mal avec extase. Ainsi, quelqu’un s’engagera dans des affaires avec une véritable extase du cœur, de sorte qu’il tirera les bénéfices de son projet avec énergie et grand désir, par amour pour le gain financier. De même, dans la catégorie de l’extase du cœur, il se gardera de tout ce qui peut contrarier son projet 10. C’est là la racine fondamentale — qui vient du seul amour — de l’accomplissement des deux cent quarante-huit préceptes positifs 11. Car l’amour est la racine des deux cent quarante-huit préceptes positifs, et la crainte la racine des trois cent soixante-cinq préceptes négatifs — sephiroth Clémence et Rigueur dans le cœur 12.

5. Le cinquième degré, plus élevé encore que le précédent, est le sujet et la catégorie de la concentration du cœur, qui est plus haute même que l’extase du cœur. En voici le sens. Une personne peut sentir son cœur transporté, à la suite d’une contemplation, vers une extase véritable avec désir et joie ou amertume, etc. ; il n’en demeure pas moins que, au moment où son cœur est transporté d’extase, toute l’étendue du divin qui l’emporte s’amenuise et il n’en reste que cette part qui concerne le seul cœur. Cela veut dire que la substance de la contemplation sur le «remplir et envelopper» 13, qui est le point central et la racine de la concentration dont nous venons de parler — tout cela n’est rien devant Lui. Le fait que cette réduction à l’essentiel porte le cœur à l’extase est un signe que ce stade est tenu comme inférieur à celui de la concentration dans le cœur sur l’étendue du divin sujet, car là, l’esprit et le cœur sont concentrés dans toute leur longueur et toute leur largeur : trop haut, là encore, pour entraîner l’extase du cœur.

On peut prendre un exemple dans les affaires du monde. Une personne se concentre à la pointe de son cœur, de toute la profondeur de son esprit, sur quelque bonne affaire qu’il projette et qui retient toute son âme; il est alors incapable d’introduire ce sujet en son cœur dans la catégorie de l’extase. Tout son cœur et tout son esprit sont en effet absorbés par la nature de cette affaire, et rien d’autre. C’est cela «les esprits de grandeur de Sagesse, Intelligence et Connaissance 14». On trouve ici aussi amour et crainte cachés, mais ils ne sont que «crainte-et-amour intellectuels», ce qui est plus élevé cependant que la «crainte et l’amour naturels» du cœur.

La distinction entre «crainte-et-amour naturels» et «crainte-et-amour intellectuels» est la suivante : dans la catégorie «naturelle», «crainte-et-amour» sont distincts de l’acte de contemplation 18. Mais la crainte et l’amour intellectuels ne sont en rien séparés de l’acte de contemplation. Ils naissent en effet involontairement, d’une impulsion, sans qu’intervienne ni choix ni libre arbitre. Cette crainte et cet amour pénètrent dans le cœur, comme d’eux-mêmes, ainsi que lorsque, dans la joie, on frappe automatiquement des mains, comme je l’ai dit plus haut. Cela est prouvé par la permanence de l’extase dans ce type de contemplation, de sorte qu’elle ne s’interrompt jamais comme «crainte et amour naturels» qui suivent un flux et un reflux. Le terme «labeur» n’est pas, en conséquence, approprié dans le cas de «crainte et amour intellectuels». Comme je l’ai écrit ailleurs sur le verset (Ps. LXXXIII, 2) : «O Dieu! ne garde pas le silence», «la lumière d’en bas appelle sans relâche la lumière d’En Haut 16». Et que cela suffise à celui qui comprend.

Plus haut encore (que ce cinquième degré), est le vouloir pur (de connaître Dieu) de loin plus élevé que toute catégorie de contemplation. C’est le vouloir simple et fondamental d’où naît l’intellect et d’où il jaillit, comme cela est bien connu.

De tout ce qui a été dit, on peut clairement comprendre ce principe général dans tous ses détails, depuis l’extase incitée de l’esprit et du cœur, qui vient par la contemplation, jusqu’au cinquième degré qui est la concentration même de Sagesse et Intelligence qui illuminent le cœur.

Le premier degré dont nous avons parlé (celui où l’on ne désire que l’extase sans nulle contemplation du divin) est proche de ce feu étrange dont nous avons parlé. Ce n’est pas «le feu du Seigneur», et cela ne fait pas partie des cinq degrés 17. Car, on le sait, les cinq degrés correspondent à néphesh, rouah, neshamah, hayyah et yehidah 18. La catégorie de néphesh est celle de l’action, c’est-à-dire que l’on y décide d’agir, et pas plus; c’est la catégorie de la «pensée inapte» dont nous avons parlé. On l’appelle la catégorie de néphesh. La catégorie de rouah, où il y a une plus grande vitalité, correspond à l’extase de la «pensée du bien», comme il est dit (Prov. XVI, 2) «Le Seigneur pèse les esprits» (rouhoth); c’est, nous l’avons dit, la catégorie du bon «entendre» dans la pensée, comme il est dit (Job XXXII, 8) : «Il y a un rouah en l’homme…» Quant à la catégorie de neshamah, elle est celle de l’illumination des «esprits» de Sagesse et Intelligence dans le cœur; le cœur y est transporté d’extase avec une plus grande lumière et une vitalité intérieure. À ce propos, il est dit (ibid.) : « … et la neshamah (haleine) du Tout-Pouvant donne l’Intelligence». Il s’agit là en particulier de l’intelligence du cœur, et c’est le «Il pèse le cœur». La catégorie de hayyah est celle de Sagesse et Intelligence, telles qu’elles sont en elles-mêmes et sans aucune extension, dans l’extase du cœur. C’est cela la concentration. Quant à la catégorie de yehidah, elle est en vérité le cinquième degré, celui du vouloir pur, fondamental, plus haut que la raison et l’intellect. Car, comme on le sait, le vouloir ne connaît aucune raison 19. Et que cela suffise à celui qui comprend.

Notes du chapitre II

1. Dans l’« extase du cœur charnel », il n’y a en fait qu’imagination ; ici, par contre, l’extase est authentique, si même elle ne tend qu’au bénéfice de celui qui l’éprouve. Car, inconsciemment, Dieu en est le véritable but, et l’« excitation » recherchée n’est pas simplement charnelle. Les deux stades sont proches cependant par l’intérêt personnel et la forte conscience de soi qui les caractérisent tous deux.

2. Dans le Talmud (Qiddoushin 4oa), cette phrase signifie : Dieu joint à la récompense de l’acte celle de l’intention qui l’a précédé. Dov Baer reprend la formule pour exprimer que la « pensée du bien », le « bien-pensé » — l’acte de contemplation — entraîne à accomplir des actes de bien. Au degré précédent, la contemplation n’a aucun effet sur le comportement de la personne, alors qu’ici, le sujet contemplé s’est fait plus « réel » ; il a maintenant le pouvoir d’influer sur la conduite. L’homme dit par sa prière : « Si cela est vrai, il faut que je me comporte différemment. » Ainsi, la « pensée du bien » est « rejointe par l’acte ».

3. Dans la pensée cabaliste, le monde de l’Action est symbolisé par le « Jardin d’Eden d’en bas », et le monde de la Création par le : « Jardin d’Eden d’En Haut ». Si quelqu’un ne parvient pas à l’extase, mais décide d’y remédier de quelque façon (comme dans le second degré), il a en quelque sorte contact avec le royaume spirituel du monde de l’Action : il est entré au « Jardin d’Eden d’en bas ». Hillel ben Méir écrit dans son « Commentaire » « Ce degré n’est pas amour et crainte, car il ne contient pas d’extase. Mais puisque l’homme désir la proximité de Dieu, et qu’il y a donc là quelque chose du divin, la Torah qu’il étudie et les actes de bien qu’il accomplit peuvent s’élever au moins jusqu’au Jardin d’Eden d’en bas, qui est du monde de l’action. »

4. Dans le premier degré, la motivation était l’intérêt personnel, la recherche de l’« excitation par l’extase » ; donc, peu de divin. Au second degré — celui de la « pensée frigide », de l’« entendre du lointain » — la motivation est louable, mais la personnalité n’est pas engagée ; on reconnaît la valeur de la contemplation, mais sans que cela influe directement sur la conduite ; cependant, l’impossibilité d’atteindre à l’extase pousse à la décision d’améliorer ses voies ; quant à l’amour, il n’est pas dans l’acte lui-même, qui n’est accompli que par devoir, parce qu’on le reconnaît « juste ». Dans le troisième degré, la conduite subit une influence directe ; on n’en est pas encore à l’extase du cœur dans la contemplation, mais l’engagement est déjà suffisant pour pousser l’homme à se détourner du mal et à accomplir le bien, car a lui est comme une affaire personnelle ; le divin est perçu par la force de la contemplation, et l’acte de bien est accompli par amour, le mal est évité par crainte d’être éloigné de Dieu. En d’autres termes, le second degré ne permet pas une réelle appréciation de la valeur de l’acte, et l’on n’éprouve aucun plaisir vrai à son accomplissement ; on n’agit que pour lever la barrière entre l’homme et Dieu. Dans le troisième degré, la valeur de l’acte est perçue comme un bien en soi ; l’accomplissement de l’acte est joie, car il est service de Dieu ; la contemplation entraîne le désir du service divin.

5. Dans cette analogie des « affaires du monde », l’extase du cœur est atteinte lorsque le trésor désiré devient effectivement sien. Mais dans la pensée même à l’existence du trésor, il y a déjà quelque mesure d’extase, en pensée du moins. Ce n’est pas le cas de la « pensée frigide », c’est-à-dire celle qui se fixe sur un bien qui ne sera jamais sien, quoique l’on puisse dans ce cas aboutir, à l’avenir, à une ambition plus haute. Lorsque l’on pense à un trésor qui pourrait être sien et que l’on accomplit les premiers pas vers la réalisation de son ambition, il y a « extase dans la pensée », mais non « extase du cœur » ; celle-ci n’est atteinte que lorsque l’on atteint au trésor. Ce sera le quatrième degré.

6. L’âme divine « ressent » Dieu au travers de cet « instrument » qu’est le corps, grâce aux « vêtements » que fournit l’âme naturelle.

7. Dov Baer paraissait mettre en doute précédemment la valeur du « labeur » pour mener à l’extase ; il se référait alors à ceux qui ne recherchaient que l’« excitation » que procurerait l’extase. Ici, il s’agit de celui qui voit la valeur de la contemplation pour le service de Dieu : il désire connaître l’extase afin d’approcher de Dieu ; le « labeur en pensée » est une étape nécessaire sur le chemin de l’extase, mais n’en demeure pas moins labeur réel, c’est à dire grand effort intellectuel — contrairement au cinquième degré où l’extase est obtenue sans « labeur ».

8. « Ouvert » et « caché », dans la terminologie habad, correspondent à l’esprit conscient et à l’inconscient.

9. Dans la terminologie habad, la lumière divine révélée à l’homme est dite « lumière vêtue », c’est-à-dire qu’elle a pu pénétrer le monde matériel pour le maintenir. La lumière divine cachée à l’homme est la « lumière enveloppante ». Pour Dov Baer, la lumière divine, à ce quatrième degré, n’est qu’à l’état de potentialité ; pour qu’elle devienne réalité — pour qu’elle passe de la catégorie de l’« enveloppant » à celle de « vêtement » — il faut un rigoureux effort intellectuel.

10. Au quatrième degré, l’extase du cœur est si puissante dans la contemplation, qu’elle se transmet à l’acte — et l’acte est accompli en amour. Dans l’exemple des « affaires de ce monde », l’homme, au troisième degré, « planifiait » son projet avec enthousiasme ; mais, lorsqu’il est au quatrième degré, qu’il est au cœur même de l’accomplissement de son projet, l’intensité de son attention et de son action est bien plus forte, il s’engage tout entier dans la réussite.

11. « Rabbi Simlaï disait : Six cent treize préceptes (mitzvoth) ont été donnés à Moïse : trois cent soixante-cinq préceptes négatifs (“tu ne feras pas…”), correspondant aux jours de l’année solaire, et deux cent quarante-huit préceptes positifs (“tu feras…”), correspondant au nombre des organes du corps humain. » (Talmud, Makkoth 23 b), L’accomplissement des préceptes positifs est un témoignage de l’amour de Dieu, et l’abstention du mal-agir témoigne de la crainte de Dieu.

12. La sephirah (cf. Introd. n. 10) Clémence se reflète dans l’amour de l’homme pour Dieu ; la Rigueur, dans sa crainte de Dieu. À ce stade, où le cœur est plein d’amour et de crainte traduits en actes « positifs » et « négatifs », le cœur a répondu aux sephiroth Clémence et Rigueur, et elles se sont acquis, si l’on peut ainsi s’exprimer, une « demeure » dans le cœur.

13. La contemplation sur l’idée que Dieu contient le monde à la fois qu’Il emplit (cf. supra) inclut tous les détails du sujet. mais dans l’extase, l’idée d’ensemble seule demeure dans l’esprit. Le discursif s’est concentré jusqu’à n’être qu’un point.

14. L’état de la grandeur de l’âme s’oppose à l’état de la petitesse de l’âme ; distinction courante chez les mystiques.

Hokhmah, Binah et Da'ath sont les termes clefs de l’enseignement habad (voir Introd. pp. 7-8). Dov Baer souligne ici que Hokhmah, Binah et Da'ath sont présentes dans la « crainte-et-amour intellectuels », sous leur forme la plus haute, alors qu’au stade de la crainte et de l’amour naturels, on n’en trouve qu’un aspect réduit.

15. Ce type d’extase découle de la contemplation, mais ne coïncide pas avec elle. Dans « crainte-et-amour intellectuels », extase et contemplation sont virtuellement identiques : le mental est en extase tandis qu’il contemple.

Dov Baer ajoute ici une phrase en yiddish : « Le c’est pourquoi de la question, etc. » Il semble entendre par là que l’amour et la crainte sont une conséquence de la contemplation ; l’homme dit : puisque ceci (ma conviction atteinte dans la contemplation) est vrai, donc cela (amour et crainte à mettre en acte) est vrai. Le Commentaire de Hillel ben Méir parle à ce sujet de la différence de compréhension chez le Maître et son disciple : le Maître comprend l’ensemble du sujet en chacun de ses détails (comme au cinquième degré) ; le disciple ne saisit que l’idée générale, son « c’est pourquoi ».

16. Zohar, III, 219a. La lumière dans l’âme humaine est constamment attirée vers sa source en Dieu, l’appel est incessant, il n’y a pas de « silence ». Cela se réfère au stade de l’« amour et crainte intellectuels sans flux et reflux ». Schnéour Zalman écrivait à ce propos (Liqqouti Torah, Deut.) :

« Lorsque l’homme prie, il devrait être assuré en son cœur que ce n’est pas le corps (c’est-à-dire l’âme animale concupiscente) qui prie, mais l’âme parcelle de Dieu d’En Haut, et qu’il prononce les paroles de la prière grâce à l’âme divine… et il lui appartient seulement d’en écouter les chants et les prières…

« Il faut souvent, dans la prière, un grand effort de contemplation avant que le cœur soit mû vers l’extase ; mais à d’autres moments, aucun effort n’est requis. Dès que monte à l’esprit l’idée de l’unité et de la grandeur de Dieu, le cœur est aussitôt transporté d’extase sans que l’homme sache qui est Celui qui l’attire par les liens de l’amour. Cela lui paraît merveilleux. D’où lui vient cette concentration à laquelle son cœur adhère spontanément ? Voici comment cela se passe : Il est écrit (Ps. XXX, 13) : “Afin que mon âme Te chante et ne se taise pas”, et aussi (Ps. LXXXIII, 2) : “O Dieu ! ne garde pas le silence.” Le Zohar explique que cela se rapporte à la sephirah Royauté qui chante continuellement pour les sephiroth supérieures ; il règne entre les sephiroth une harmonie constante ; la lumière d’en bas appelle sans relâche la lumière d’En Haut, et jamais n’a de cesse… Il en est de même pour l’homme ici-bas. Lorsqu’il prie dans l’acceptation du cœur, révélant la nostalgie de son cœur, les mots jaillissent du plus profond du cœur avec des étincelles de feu. Les paroles qui viennent du cœur pénètrent le cœur de celui qui écoute, et le transportent d’extase à son tour. Il en est tout autrement des paroles froides… »

Schnéour Zalman poursuit, expliquant que si la lumière divine n’est pas cachée, l’homme est transporté d’extase sans qu’intervienne sa volonté. Mais s’il n’est pas capable d’accueillir cette lumière non-cachée, l’effort est indispensable. L’homme peut donc se préparer, grâce à l’acceptation en son cœur, à recevoir ce qui est en réalité un état de grâce divine. Il semble bien que ce soit également le point de vue exprimé ici par Dov Baer : lorsque l’on atteint au cinquième degré, celui de l’« amour-et-crainte intellectuels », le « labeur » n’est plus requis puisque la lumière divine a émergé et que l’on entend son « appel » vers la lumière d’En Haut.

17. Dov Baer supprime donc ici ce qui était le premier degré de sa classification, l’estimant indigne de figurer parmi les stades de l’ascension spirituelle. Le second degré devient le premier, et celui du « vouloir pur », le cinquième. Les cinq degrés sont donc maintenant les suivants : 1. la « pensée frigide », ou « écouter-du-lointain » ; 2. la « pensée du bien », ou « bien-pensé » ; 3. l’extase du cœur, ou « amour-et-crainte naturels » ; 4. l’extase de l’esprit, ou « amour-et-crainte intellectuels » ; 5. le « pur vouloir ».

18. Dans la pensée cabaliste, les sephiroth sont parfois divisées en cinq groupes au lieu de dix, par regroupement en un seul ensemble des six sephiroth (appelées « six coins ») de la quatrième à la neuvième (cf. Introd. n.10). Si Dov Baer ne se réfère pas explicitement ici à cette classification, il l’a manifestement présente à l’esprit.

Voici comment se présentent maintenant les différents degrés et leurs correspondances avec les « degrés de l’âme » et les sephiroth :

I. néphesh = « pensée frigide » = Royauté

II. rouah = « pensée du bien » « Six Coins »

III. neshamah = extase du cœur = Intelligence

IV. hayyah = extase de l’esprit = Sagesse

V. yehidah = « pur vouloir » = Couronne

Chaque degré reflète donc une des sephiroth, puisque la vie de l’âme reflète les phases de la manifestation divine au royaume des sephiroth.

19. Le vouloir est « plus haut » que la raison, car, chaque fois que l’on tente d’expliquer les phénomènes mentaux, on en est en fin de compte réduit au postulat d’un vouloir-connaître, sans que nous puissions expliquer cette volonté élémentaire. Dans le monde des sephiroth, Couronne (le Vouloir divin) précède Sagesse et Intelligence, et leur est supérieur.

3

Cependant, toutes ces catégories et les cinq degrés dont nous venons de parler appartiennent à l’âme intellectuelle — dite aussi âme naturelle, vitale — de sorte qu’elle aussi accepte et reconnaisse, et soit transportée vers l’extase de l’esprit et l’extase du cœur, jusque même la catégorie de la concentration du pur vouloir 1. Mais tout cela n’est que «servir le Seigneur avec le corps», et non «servir le Seigneur avec l’âme» (par l’expérience de l’âme divine). Car l’âme-en-elle-même est une réelle force divine, et ses cinq stades (néphesh, rouah, neshamah, hayyah et yehidah) entrent intégralement dans la catégorie d’une véritable extase divine et pas du tout dans celle de l’extase du corps 2. Mais elle est revêtue d’un cœur et d’un esprit physiques, de sorte qu’aux cinq degrés, sa lumière et son rayonnement pénètrent jusque dans le cœur et l’esprit physiques. Le degré le plus bas est celui où le cœur ressent l’extase divine de l’âme.

Il est nécessaire de bien comprendre le sujet de l’extase divine qui prend naissance dans l’âme (divine), car c’est là le principe essentiel et le vrai fondement de la révélation authentique du divin, le véritable but de la contemplation des paroles du Dieu vivant; et c’est la catégorie de devéqouth dont nous avons parlé, et que l’on nomme «vie essentielle» 3. Comme il est écrit (Dt. IV, 4) «Et vous qui êtes attachés au Seigneur êtes tous vivants», et il est écrit plus loin (Dt. XXX, 20) : «Car Il est ta vie», — comme règle générale.

Nous voyons une chose remarquable en ce qui concerne la manière dont l’intelligence humaine est saisie par les paroles du Dieu vivant : l’intellect est transporté en une grande extase. Cela ne peut s’expliquer par une profondeur plus grande de cette quête intellectuelle 4, car il est de nombreux sujets de recherche intellectuelle qui sont plus profonds et plus étendus. En outre, nous remarquons qu’une personne peut être transportée d’extase par l’«entendre», et qu’une autre ne sera pas du tout transportée d’extase. Nous avons expliqué cela à propos de l’«entendre-du-lointain», lorsque le sujet ne le concerne en rien personnellement, mais qu’il l’accepte pour vrai (lorsque l’on n’entend pas et ne comprend pas). On pourrait attribuer cela, au premier abord, au talent du cœur au service de Dieu que telle personne remplit de meilleure façon. Mais tel n’est point le cas : il se peut bien qu’une personne possède la crainte de Dieu dans son cœur, qu’elle serve Dieu avec sincérité, et qu’elle n’ait pourtant aucun sens de l’«entendre», comme on le sait par l’expérience. Par conséquent, il n’est d’autre possibilité que de dire que cela prend racine dans l’âme elle-même, que l’âme possède un pouvoir divin, et que son extase ne peut que s’appeler extase divine n’étant issue que du seul divin 5. C’est pourquoi, lorsque l’homme «entend» dans la catégorie du divin, l’âme divine est transportée de divine extase, uniquement à cause de la Source d’où elle a jailli. Et il y a différents degrés en cela. Certains hommes n’appartiennent qu’à la catégorie de néphesh, ce qui fait qu’ils ne sont pas transportés en grande extase. D’autres appartiennent à la catégorie de rouah, et ils sont, pour cela, emportés vers une extase plus grande 6, etc.

L’extase de l’âme divine — si même elle provient de la compréhension, etc. — est tout entière dans la catégorie du véritablement divin, même du point de vue de la compréhension elle-même 7. Car cela est véritable compréhension divine, et n’est en rien comparable à la compréhension par l’intellect de l’âme naturelle. En effet, si le point important dans la compréhension par l’intellect de l’âme naturelle est également le résultat du divin dans cette compréhension (car on n’y est pas transporté d’extase par la compréhension de quelque sujet intellectuel non divin), cette compréhension n’en fait pas moins partie du domaine des vêtements de nogah 8 qui cachent l’essence de la divine lumière. Toute la formation de cette âme naturelle avec ses dix pouvoirs de volonté, intelligence, qualités, pensée et discours, etc. 6, est en effet tout entière dans la catégorie du vêtement de nogah, qui est un mélange de bien et de mal. Comme le dit la célèbre parole des Rabbins (Talmud, Qiddoushin 30 b) : «Il y a trois associés dans la formation de l’homme : le père et la mère lui donnent son âme naturelle avec ses qualités et son intelligence humaines et naturelles, etc. ; et le Saint, béni est-Il, le dote de l’âme divine.» Comme il est dit (dans le rituel de l’Office de l’Aurore) : «(L’âme pure) Tu me l’as insufflée.» Et il est écrit, dans «L’Arbre de vie» 10, qu’il n’est pas besoin de rendre l’âme plus parfaite puisqu’elle vient du monde de la perfection, du monde d’Émanation. (Même dans la catégorie de l’âme d’Action, il y a une illumination issue des parties externes des vases du Petit Visage d’Émanation. Car, on le sait, les trente vases du Petit Visage deviennent néphesh, rouah, neshamah, hayyah et yehidah dans Création, Formation et Action. Il s’ensuit que même chez l’homme ignorant et fruste, dont l’âme ne vient que du monde d’Action, il y a une illumination qui appartient au domaine d’Émanation; cela s’appelle : «L’Émanation d’Action»). L’âme (divine) ne descend que pour purifier les vêtements que son père et sa mère donnent à l’homme. Tel est le fondement de la prière en ce monde 11, grâce à la Torah, aux préceptes, à l’amour et à la crainte. Tout cela devrait être dans l’extase de l’âme naturelle, suivant les cinq stades de néphesh, rouah, neshamah, hayyah et yehidah; mais l’âme en elle-même, dans la source dont elle fut tranchée, dans la catégorie d’Émanation en Création, Formation et Action, n’a nul besoin d’être rendue plus parfaite.

Il faut que cela soit bien compris. À première vue, en effet, l’âme aussi est transportée d’extase par la volonté, l’intelligence et les qualités 12. Alors? Quelle est la différence entre l’extase de l’âme (divine) dans la compréhension du divin, et l’extase de l’âme naturelle dans la compréhension du divin? Il est en effet assuré que pour les deux, l’expérience est le fruit du divin dans ce qui est compris, et qu’il en est de même en ce qui concerne les qualités.

On peut comprendre cela, jusqu’à un certain point, par ce que nous enseignent nos traditions : les âmes au Jardin d’Eden jouissent du rayonnement de la Shekhina 13. L’âme y est certes revêtue des vêtements de nogah, mais comme la purification a déjà eu lieu, on les appelle «vêtements purs» 14 qui viennent du nogah de hashmal de Création ou Formation, etc. 15.

Même alors, l’âme est composée des dix pouvoirs de volonté, intelligence, qualités, etc., mais la lumière que comprend l’âme divine et les délices que lui donne le rayonnement du divin au Jardin d’Eden, viennent de la révélation de la lumière divine en cette âme, sans aucun voile ni retrait 16. En conséquence, cela est de la catégorie du véritablement divin, mais ne resplendit que par la compréhension du divin 17. Cette divine compréhension est telle, qu’y a été niée toute notion du «quelque-chose», et elle est donc dans la catégorie du «rien» divin 18. Cela s’appelle néanmoins «compréhension», sur le modèle de la compréhension de l’âme ici-bas, encore revêtue de la compréhension de l’âme naturelle. Ses délices aussi sont délices divines d’où toute notion du «quelque-chose» a été niée, et c’est donc bien délices de l’esprit, véritablement divines. Il s’ensuit que la catégorie d’extase dans cette compréhension du divin est aussi appelée extase de la catégorie du véritablement divin, et aussi l’extase des délices [est l’extase des délices divines]. Il y a à cela une analogie dans la distinction entre un plaisir physique — tel que nourriture ou fortune — et le plaisir du renom, qui est plus spirituel et pour lequel l’homme est prêt à renoncer à tous les plaisirs matériels. Mais les plaisirs de la renommée sont jugés comme matériels lorsqu’on les compare aux délices divines de la compréhension du divin par l’âme dans le corps. Et pareillement, ces délices mêmes sont tenues pour physiques lorsqu’on les compare aux délices de l’âme dans le Jardin d’Eden. Cette analogie peut s’appliquer aussi à la compréhension du divin 19. De la même manière, il y a dix pouvoirs dans l’âme lorsqu’elle bénéficie du divin rayonnement au Jardin d’Eden (volonté divine, intelligence divine et «qualités» divines, etc.), qui sont tous dans la catégorie du divin «Rien». Comme elle tire son existence du «Rien» divin, ainsi que l’étincelle de la flamme, et comme elle est une parcelle véritable de Dieu, elle jouit bien du rayonnement divin. Ainsi, l’on peut comprendre que lorsque la neshamah (issue) de Création — ou le rouah (issu) de Formation, etc. — descend pour être revêtue des vêtements de l’âme naturelle dans le corps physique, son pouvoir ne s’achève pas, non plus que la Source dont elle fut tranchée. C’est ce qui est connu comme tzélem ou mazala 20, c’est le sens de : «Oui, l’homme marche dans un tzélem» (Ps. XXXIX, 7). Celui qui possède un rouah (issu) de Formation, ce rouah resplendit dans le corps depuis sa source dans le rouah de Formation, tout comme au Jardin d’Eden de Formation. Il en est de même de la neshamah de Création, ou du néphesh d’Action.

Lorsque donc l’âme divine est revêtue de l’âme naturelle, il s’y trouve en miniature cette sorte de divine extase dans la volonté, l’intelligence et les qualités; et cela aussi est une «parcelle» de Dieu, si même l’âme est descendue aussi bas. La lumière divine de l’âme n’est pas cachée ou déformée au point de faire l’obscurité dans l’âme de nogah qui est, en essence, un vêtement «séparé» 21. On peut comparer cela à la clarté fournie par une lumière qui brille au travers d’un voile; cela aussi est de la lumière, ce n’est pas la lumière elle-même, mais une lumière tamisée. Et c’est ainsi qu’il en est En Haut 22. Il en va autrement de l’âme divine à sa Source où elle reçoit la divine lumière elle-même sans dissimulation ni vêtement. (Si chaque âme au Jardin d’Eden possède un vêtement de nogah, ce n’est que pour qu’elle puisse ne pas perdre son identité.) Et lorsque même elle est revêtue du vêtement de l’âme naturelle, elle ne subit ni l’obscurité ni la dissimulation (de la lumière). C’est pourquoi la manière dont ses pouvoirs sont transportés d’extase ne change pas, car ils appartiennent tous à l’extase du véritablement divin, et il n’est aucune comparaison, comme nous l’expliquerons, avec l’extase des pouvoirs de l’âme naturelle.

Il nous est maintenant possible de comprendre la qualité particulière de l’âme divine dans cette même compréhension que celle de l’âme naturelle. Nous avons déjà expliqué que, lorsque l’intelligence de l’âme naturelle comprend quelque sujet divin qu’un homme a entendu d’un autre, il n’est pas encore transporté d’extase pour l’avoir entendu; mais plus tard, par suite d’un effort, il est transporté d’extase par l’idée générale. Puisqu’il se passe un instant ou deux sans qu’il soit transporté d’extase par le sujet lui-même (mais encore sous sa forme globale), il est évident que la catégorie du divin dans cette compréhension est en grande partie cachée. Par conséquent, il n’a que ce que son intellect «entend» de son propre gré, et cela ne le touche pas parce qu’il est loin du divin dans sa compréhension. Grâce à l’effort seulement, une infime fraction de la lumière peut donner une clarté. Et même cela est distancié de la lumière essentielle, puisque l’extase vient avec le «c’est pourquoi», dont nous avons parlé 23. Lorsque même un homme est transporté d’extase par la compréhension elle-même, dans le «bien-pensé», et même lorsqu’il a accédé à l’amour-et-crainte intellectuels de l’âme naturelle, qui est le stade où l’on est mû vers l’extase par l’essence de la lumière divine — et cela, sans le «c’est pourquoi» où l’acte de compréhension n’est pas accompagné d’extase, — l’extase n’est en rien séparée de l’essence de ce qui est compris; le divin n’est donc pas si profondément caché dans cette compréhension. Tout cela se trouve néanmoins dans le domaine du divin caché dans le vêtement de nogah. Particulièrement, la compréhension par l’«Intelligence» de cette âme de nogah ne peut en rien se comparer avec la lumière divine qui irradie la sephirah Intelligence, ni à la compréhension par l’âme divine revêtue dans cette même compréhension par l’âme naturelle 24. Car la compréhension par l’âme divine possède en miniature cette lumière divine, lorsqu’elle jouit du bénéfice du rayonnement divin essentiel au Jardin d’Eden, sans aucun voile ni masque. Cette extase est véritable extase divine, et, contrairement à ce qui se passe lorsque la compréhension vient de l’âme naturelle, elle ne ressemble pas à l’extase de quelque chose qui serait séparé du divin. Telle est la principale distinction qu’il convient d’établir au sein de cette compréhension — qui est cependant une même compréhension — que comprend l’âme naturelle.

Nous observons des manières différentes dont l’âme divine est transportée dans l’extase là où l’âme naturelle comprend quelque divin sujet. De deux hommes qui entendent parler de ce sujet, l’un a un talent particulier pour «entendre» dans l’extase, mais seulement à la suite d’un exposé sur le sujet en question; autrement dit, s’il est transporté, cela résulte de longs commentaires : il lui faut des termes apprêtés et un raisonnement humain pour qu’il saisisse et apprécie le sujet. L’extase de cet homme est due principalement à l’exposé. Une autre personne peut être immédiatement transportée d’extase par le divin qu’il reconnaît instinctivement dans le sujet. Il possède en cela un talent plus grand que le premier, car tous les commentaires sont ici inclus en sorte qu’il pourrait pratiquement les exposer lui-même. Il est transporté d’extase par le cœur de la question dans toute sa longueur et largeur, sans limites et en grande profondeur; tout long exposé est, pour lui, création involontaire. Mais il peut y avoir ici un stade très inférieur : celui d’un homme transporté d’extase uniquement par la nature spirituelle du sujet qu’il comprend 25. Ce n’est là que vaine illusion, née du pouvoir de l’imagination, grandement inférieure à la compréhension, et c’est le résultat d’une confusion dans la démarche mentale, ou d’une excessive chaleur du sang. Cela peut entraîner à une telle hallucination que l’on change la lumière en obscurité et l’obscurité en lumière, dénaturant les choses et les brouillant, confondant le vrai et le faux. Telle est l’erreur très fréquente des fidèles qui comparent cela à l’extase du divin; mais en fait, la différence entre les deux est aussi grande qu’entre la lumière et la ténèbre.

(Quant à celui dont nous parlions), il est capable de saisir avec grand discernement, d’entre tous les détails de l’exposé, ce qui est le cœur et le plus intime du sujet (que d’autres ne comprennent que) par analogie. À partir de là, il peut embrasser longueur, largeur et profondeur, et comprendre une chose à partir d’une autre avec une ampleur plus grande que les explications qu’il a entendues ou vues écrites. Il en va autrement de celui qui n’a que ce qu’il a saisi par la compréhension intellectuelle du sujet qu’il a entendu ou vu : il ne lui reste rien que les mots nus, et ceux-ci ne lui sont que du matériau brut qui n’a pas encore été mis en forme; ils s’oblitèrent et deviennent de plus en plus lointains, jusqu’à n’être que des squelettes, ne laissant rien qu’une vague idée d’ensemble qui a perdu le cœur du sujet. Si même il se rappelle l’idée générale par la pratique et une constante familiarité, il n’y a rien là de la vitalité de la lumière divine pour éclairer dans son âme le sujet qu’il a compris.

Il y a ici une autre grave erreur parmi les fidèles. Il s’agit de ceux qui sont transportés d’extase immédiate, et qui imaginent que cela est dans le domaine du divin et sur le sujet même qu’ils ont compris. En conséquence de quoi, ces personnes ne peuvent supporter l’exposé et n’en éprouvent aucune envie. En cela, bien des gens tombent dans l’erreur ou le fantasme. Car en vérité, ce n’est nullement là la compréhension divine, mais seulement le résultat d’une catégorie naturelle; en effet, il tient à la nature des âmes divines d’Israël qu’elles devraient être transportées d’extase par le divin, sans aucune raison ni connaissance 26. C’est la catégorie inférieure de l’âme, l’échelon le plus bas, la «piété innée» que nous expliquerons plus tard. Mais l’aptitude à ressentir le divin dans le sujet compris est le talent du hassid (formé dès sa jeunesse); c’est le domaine de sa hulè 27, de son essence, comme un liquide obtenu par la distillation de nombreux éléments et que l’on peut mélanger à un grand nombre de boissons. On appelle cela «matière élémentaire», ou encore «matière hylique».

Nous sommes maintenant en mesure de comprendre que, tout comme l’extase dans l’interprétation est grandement éloignée de l’extase divine de l’exposé, à plus forte raison l’extase du divin dans la compréhension par l’âme naturelle est très éloignée de l’extase du divin dans la compréhension par l’âme divine.

L’extase de la compréhension par l’âme naturelle n’est qu’une sorte de vêtement pour l’extase de la compréhension par l’âme divine, un vêtement qui cache et dissimule. De même, la volonté et les délices de l’âme naturelle sont des vêtements pour la volonté et les délices de l’âme divine. Mais même la dernière catégorie de l’âme divine, la plus basse, qui suit le divin sans aucune raison, comme de l’Exode il est écrit (Jér. II, 2) : «tu Me suivais dans le désert» comme un petit enfant suit son père 28 — est bien plus grande que la catégorie la plus élevée de l’âme naturelle; et pourtant, les dix pouvoirs de l’âme divine sont revêtus des dix pouvoirs de l’âme naturelle — délices vêtues de délices, volonté vêtue de volonté, intelligence vêtue d’intelligence, qualités vêtues de qualités, etc. Il s’ensuit que dans cette même compréhension par l’âme naturelle, — qui est son intelligence — l’intelligence de l’âme divine est revêtue; et l’extase divine de compréhension et intelligence par l’âme divine est revêtue de compréhension et intelligence par l’âme naturelle, et cela jusqu’à sa racine quand elle bénéficie du rayonnement au Jardin d’Eden. La différence entre la compréhension par l’âme divine et la compréhension par l’âme naturelle est la différence entre la lumière essentielle et la lumière voilée, et semblable à l’extase dans le domaine de la hulè qui est cachée et dissimulée dans l’extase de l’interprétation.

Quant à la nature de l’extase de l’âme (divine), il faut d’abord dire que l’âme étant réellement une parcelle de Dieu, son extase est radicalement différente de la nature de l’extase de l’âme naturelle. Son extase est de la catégorie de l’extase divine essentielle, et n’est pas une «extase séparée» 29. Son être fondamental venant du divin, le divin pour elle appartient à la catégorie de l’essence et de l’innéité (extase divine et non humaine; c’est la neshamah qui est mue et non le corps — c’est la neshamah-qui-entend). Il en est de même de l’expérience d’extase que connaissent les anges qui sont appelés «fils de Dieu» (Job, I, 6); il est évident que l’extase qu’ils connaissent est exclusivement divine. Tout comme l’âme naturelle est transportée d’extase dans la catégorie de l’essence et du naturel par des choses du corps — car elle vient de là — de même en vérité, l’âme divine est mue vers l’extase par des choses divines selon toutes leurs particularités d’essence et innéité.

Il est tout à fait contraire à la raison de suggérer que l’âme divine pourrait être transportée en extase par des désirs physiques tels que l’appétit pour la nourriture, etc., puisqu’elle est entièrement dépourvue de désir physique. Pareillement, l’âme naturelle, physique, est loin de connaître l’extase par son contact avec des sujets divins. Elle peut néanmoins être transportée d’extase par un grand effort, comme nous l’avons dit, parce que le domaine de nogah possède aussi sa racine et sa source de nourriture dans le pouvoir divin par lequel toutes choses sont amenées à l’être. Mais ici, le pouvoir vient en l’âme naturelle avec une dissimulation extrêmement grande. C’est pourquoi il est évident que, dans toute la nature de l’extase de l’âme divine, il y a absence de tout ce qui est du type physique de l’extase de l’âme naturelle; cependant, la première est revêtue et dissimulée par la dernière, mais seulement comme par un vêtement. Nous voyons certes l’extase de l’âme divine dans l’instant où l’âme naturelle est transportée d’extase par des sujets divins (par la pensée, ou la connaissance et la fortitude, ou par l’amour, la crainte, l’intention, la volonté et le ravissement), mais telle est bien la principale différence entre les deux. Pour l’âme naturelle, tout cela est du domaine d’une extase séparée de l’essence divine, alors que l’extase de l’âme divine est une extase essentielle, provenant du divin Lui-même qui est enraciné et implanté en elle, comme si telle était sa véritable nature.

Or, l’âme divine comporte aussi les degrés de néphesh, roual neshamah, hayyah et yehidah 30 et elle est revêtue des mêmes catégories de l’âme naturelle. Cela veut dire, en termes généraux, qu’elle possède volonté, intelligence et qualités, et les trois vêtements : pensée, paroles, action. En conséquence, il est évident que, si même l’extase de l’âme divine est une véritable extase divine, elle n’en comporte pas moins plusieurs degrés, tout comme l’âme naturelle lorsqu’elle aspire à la proximité de Dieu.

Cependant, en général, chaque catégorie d’extase issue des pouvoirs de l’âme divine est appelée «Servir le Seigneur avec l’âme» et non «Servir le Seigneur avec le corps». À propos de tout cela, il est dit (Dt. IV, 4) «Et vous qui êtes attachés au Seigneur…» — qui adhérez involontairement, dans la catégorie d’essence et naturel. Même dans la néphesh d’«Action» est contenue la catégorie de yehidah de l’âme individuelle, catégorie d’attachement essentiel. «J’étais lié à Lui par un seul nœud…» C’est là un degré fort élevé, mais il comprend bien des échelons, car l’âme divine est vêtue des vêtements divers que lui fournit l’âme naturelle.

Notes du chapitre III

1. Rappelons ces cinq degrés : reconnaissance par la « pensée frigide », extase de l’esprit de la « pensée du bien », extase du cœur, « concentration » et « pur vouloir ».

2. L’expérience de l’âme naturelle participe de la nature physique de l’homme. Dov Baer, expliquant la différence entre l’expérience de l’âme naturelle et celle de l’âme divine, indique qu’elles ont l’une et l’autre cinq degrés.

3. L’âme divine s’attachant au divin, l’essence à l’essence.

4. La profondeur du sujet ne peut provoquer un tel degré d’extase ; s’il en était ainsi, les hommes seraient entraînés à un degré d’extase encore plus grand en abordant des sujets encore plus profonds. Dov Baer admet qu’il existe des sujets de recherche intellectuelle plus profonds que la nature de Dieu et Sa relation au monde, sujets qui pourtant, dit-il, ne sont pas capables au même degré de mouvoir l’homme vers l’extase. La contemplation du divin doit donc posséder quelque qualité particulière qui transporte l’homme en grande extase.

5. Le divin dans l’âme répond au divin, comme l’essence appelle l’essence.

6. De même pour chacun des cinq degrés, l’extase venant de la contemplation du divin est plus grande que celle procurée par toute autre recherche intellectuelle : l’extase issue de la contemplation du divin vient du divin dans l’âme qui rencontre le divin. Mais l’âme divine étant revêtue des « vêtements » de néphesh, rouah, neshamah, hayyah et yehidah, il s’ensuit que l’intensité de l’extase (même celle de l’âme divine) dépend de la qualité du « vêtement ».

7. Puisque, si l’on peut dire, le sujet divin se rencontre lui-même, et n’est pas saisi « de l’extérieur ».

8. Dans une certaine mesure, même dans la compréhension de l’âme naturelle, le divin retrouve le divin. Mais en ce cas, le divin est « caché », « masqué » dans le vêtement de nogah, source de l’âme naturelle, ce qui restreint l’expérience à n’être que d’« altérité » : l’âme comprend le divin comme quelque chose d’autre qu’elle-même. Au stade de la compréhension par l’âme divine, il n’y a par contre aucun « masque » ; l’âme divine, nue et non dissimulée, peut donc s’attacher au divin comme le semblable au semblable.

9. Les différentes voies d’expression de l’âme pendant qu’elle séjourne dans le corps (cf. Introduction, p. 18).

10. Etz Hayyim, œuvre du cabaliste Hayyim Vital (1543-1620) (cf. Introd. et Scholem, op. cit., pp. 271 sqq.).

Dans la pensée cabaliste, l’âme descend afin d’être « perfectionnée » par les actions de l’homme ; mais cela ne concerne que l’âme naturelle. L’âme divine descend pour aider l’âme naturelle dans sa quête de perfection, et n’a elle-même pas besoin d’être perfectionnée, venant du monde d’Émanation où il n’est nulle imperfection. Mais seules les âmes les plus hautes viennent du monde d’Émanation. La plupart des âmes (même des âmes divines) viennent des autres Mondes, et certaines viennent même du Monde le plus bas, celui d’Action (cf. note 8 chap. 1). Mais même ces âmes inférieures, selon Dov Baer ici, contiennent une fraction de la lumière divine issue du monde d’Émanation. Dans le symbolisme de la Kabbale, le sephirah Kether (Couronne) appartient au « Grand Visage », et la sephirah Tiphéreth (Beauté) au « Petit Visage ». Les âmes issues des Mondes inférieurs proviennent en dernière analyse du monde d’Émanation, car les « vases » du Petit Visage ne sont, dans le Monde supérieur, qu’en quelque sorte le matériau dont sont façonnées ces âmes (cf. Casaril, op. cit., p. 101).

1. Le but de la Torah, la finalité de la vie juive spécifique, c’est la purification de l’âme naturelle où se mêlent le bien et le mal. En accomplissant les préceptes de la Torah dans le monde matériel, l’homme introduit la pureté dans le monde, perfectionnant ainsi son âme naturelle. Il est soutenu en cela par l’âme divine qui, en elle-même, n’a pas à être perfectionnée.

12. L’âme divine, elle aussi, tant qu’elle est dans le corps, ne peut être transportée d’extase — comme l’est l’âme naturelle — que par les qualités corporelles du vouloir, de l’intelligence et des qualités.

13. La « Divine Présence ». « Rav aimait à répéter : Dans le monde futur, il n’y a ni manger ni boire ni procréation, ni jalousie ni haine, mais les justes sont assis, la tête couronnée, et jouissent du rayonnement de la Shekhinah » (Talmud, Berakhoth i7a). En cette vie, il est difficile d’apprécier la différence entre les divers types d’expériences, parce que l’âme divine est revêtue de l’âme naturelle ; mais l’âme divine, au Paradis, est dépouillée des vêtements de nogah et resplendit dans sa pureté primitive.

14. Les vêtements qui ne font plus écran à la lumière divine. Ils ne contiennent pas le mal, contrairement aux vêtements impurs de nogah en cette vie, qui contiennent un mélange de bien et de mal.

15. Dans la vision du « Chariot Céleste », le mot nogah (Ezéch. I, 4) est lié au mot hashmal (ibid., 27) (la signification de ce mot est controversée : ambre, « electrum », galène, vermeil ?) Dans la pensée cabaliste, le hashmal de nogah est un vêtement particulièrement fin que revêt l’âme au Paradis.

16. La lumière de Dieu ne se « retire » pas comme en ce monde (cf. Introd. p. 9) pour la doctrine de tzimtzoum, « retrait » ou « contraction »). Cependant, l’âme, pour être perçue comme telle et distincte du divin, a besoin, au Paradis comme en ce monde, des « dix pouvoirs ».

17. Il s’agit bien du divin qui, si l’on peut dire, se comprend soi-même. Mais pour que l’idée de compréhension ait ici quelque « fiabilité » il faut qu’il y ait apparence de séparation, faute de quoi il n’y aurait pas d’âme en tant qu’entité indépendante.

18. Cf. Introd. : le « ce qui existe » et le « non-existant ».

19. La compréhension du divin par l’âme divine durant son séjour dans le corps est comme une compréhension physique par comparaison avec la pure compréhension spirituelle de l’âme divine au Paradis.

20. On considère l’âme comme ayant une « racine » ou une « source » aux cieux, et elle y reste attachée même après sa descente sur terre. Dans le Zohar, cette « racine » est appelée tzélem, « image » « ombre ». Le terme mazala, « planète », « constellation », est fréquemment employé dans la Kabbale pour exprimer la même idée que tzélem. Dov Baer affirme donc que, même ici-bas sur terre, l’âme reste attachée aux royaumes des cieux par son tzélem, comme « une longue corde dont une extrémité s’agite lorsque l’on tord l’autre ». La source de l’âme en haut influence l’état de l’âme ici-bas (cf. Zohar, I, 220; III, 104 a-b). Schnéour Zalman écrit (Liqqouté Torah, Deut.) : « Voyez, ce n’est pas le tout de l’âme qui est revêtu dans le corps de l’homme ici-bas. Car même un ange n’occupe qu’un tiers du monde, et l’âme est encore plus élevée. Aussi, comment peut-elle être contenue dans les limites du corps de l’homme ici-bas ? Ce n’est rien plus qu’une brève illumination de l’âme qui est revêtue par le corps, et la principale partie de l’âme reste au-delà, dans la catégorie de l’“enveloppant” ; on la nomme mazal. »

Dov Baer interprète le verset généralement traduit par : « Oui, l’homme passe comme une ombre » selon le strict mot-à-mot que la Kabbale comprend : l’âme de l’homme sur terre a un cordon ombilical spirituel qui le relie à la source de son âme aux cieux.

2 I. Dans le vêtement de nogah, l’âme est en quelque sorte séparée du divin, et son expérience du divin est différente de Dieu « faisant l’expérience » de Soi-même.

22. Au Paradis, où l’âme fait l’expérience de Dieu au travers des vêtements de « pureté », il y a néanmoins un élément de séparation. L’âme, en effet, a besoin de ce « vêtement » pour ne pas perdre son identité en étant absorbée dans la splendeur de la lumière divine.

23. Cf. note 15 du chap. 2.

24. L’« Intelligence » est du niveau de la neshamah ; comprendre, à ce stade de l’âme naturelle, ne peut se comparer à ce stade lui-même atteint par l’âme divine.

25. Dov Baer semble dire ici qu’un homme peut être ému par le seul fait de penser à un sujet d’ordre spirituel ; c’est l’étrangeté du sujet qui l’émeut, de sorte que son expérience contient un fort élément de fantaisie et d’artifice. Hillel ben Méir explique qu’une telle personne ne se soucie pas de saisir le sens du sujet, et se contente d’avoir appris quelque chose dans le domaine spirituel.

26. L’état élevé dont parle ici Dov Baer est celui de la compréhension du divin par le divin en l’âme ; c’est la compréhension vraie qui permet de saisir l’ensemble du sujet et de créer sa propre exposition et ses interprétations. Celui qui ne désire pas réellement l’exposé du sujet et n’est mû que vers l’extase spontanée ne possède pas la compréhension vraie ; son extase résulte simplement de la part de divin implantée dans l’âme des fils d’Israël.

27. Le terme grec hulè est employé par les philosophes juifs du Moyen Âge pour désigner la substance fondamentale d’où est tirée toute matière.

28. La nostalgie de l’âme divine pour Dieu est l’attraction du semblable, contrairement à l’aspiration de l’âme naturelle qui est de la catégorie de « séparation ». L’une est « essentielle », l’autre « externe » ; l’une est la lumière elle-même, l’autre est la lumière vue au travers d’un voile.

29. L’expérience de l’extase passe par la divine attraction du divin pour Lui-même : le divin dans l’âme est transporté par Dieu comme l’étincelle est attirée par la flamme. L’attirance de l’âme naturelle pour Dieu est l’attirance de quelque-chose-d’autre que Dieu pour Lui.

3 o. Quoique l’âme divine appartienne à l’essence du divin et ne puisse donc être soumise au changement, elle contient néanmoins les différents degrés de l’âme du fait qu’elle est « couverte » des vêtements de l’âme naturelle.

4.

Il existe donc cinq degrés de l’âme naturelle, en dehors du stade où il n’y a pas de catégorie du divin, à savoir celui où quelqu’un n’a d’autre désir que d’être transporté d’extase, sans aucune claire intention vers Dieu, sinon enfouie 1. Cela également s’applique à l’âme divine; elle aussi possède le stade le plus bas, la catégorie du tout-dissimulé.

Il est nécessaire d’expliquer d’abord la nature de cette catégorie de l’âme, la plus basse 2. Faire le bien en accomplissant les préceptes positifs et se détourner du mal en obéissant aux trois cent soixante-cinq préceptes négatifs 3 — pour autant que cela concerne chaque fils d’Israël, grand et petit — cela dépend assurément dé la liberté de choix : choisir le bien et abhorrer le mal, selon le stade de l’approfondissement en amour, et selon la constance de prière de chacun en Israël. (Cela est connu comme piété, et s’oppose à relâchement, irresponsabilité, «rejet du joug».) Cela appartient au service divin selon les préceptes d’amour et de crainte, avec un grand effort et en se soumettant au joug du Service dans l’étude de la Torah et l’accomplissement des préceptes 4. Mais d’autre part, chacun en Israël possède, pourrait-on dire, un réel penchant naturel, même dans la pratique, à se détourner du mal et à agir le bien; cela provient uniquement de la racine de l’âme divine, est dans la catégorie de l’essence et du naturel, et ne résulte en rien du libre-choix ou de l’effort. En ce domaine (du «penchant naturel»), celui qui se fatigue au service divin et garde la crainte de Dieu est l’égal de l’homme négligent et qui «rejette le joug».

Par exemple, en ce qui concerne la profanation du Shabbath, ou l’idolâtrie, ou tous les péchés graves comme les transgressions sexuelles, le meurtre, etc., et aussi en ce qui concerne les multiples préceptes positifs comme ceux sur le pain azyme de la Pâque, sur la fête des Tabernacles, sur les franges [aux «coins des vêtements» (cf. Dt. XV, 37-41)], les phylactères, etc., tous ces préceptes sont respectés tout naturellement, même par l’ignorant et par ceux qui ont peu de mérite, sans raison ni connaissance. Et ils ne sont pas respectés simplement par la force de l’habitude, mais cela vient de l’être-juif essentiel, tout comme les femmes et les ignorants gardent très soigneusement leur âme contre tout ce qui est interdit ou impur, même en des matières vénielles que seule interdit la loi rabbinique. Nombreux sont ceux qui sont bien peu exigeants à l’égard d’eux-mêmes, véritablement négligents, transgressent les préceptes sur des choses interdites, et ne se montrent pas très zélés dans l’accomplissement des préceptes positifs; mais la raison en est que l’âme naturelle, dans la catégorie du mal qui est en elle, l’emporte en ce domaine sur l’âme divine. La nature essentielle de l’âme divine est à l’exact opposé, car en elle-même et par sa nature elle aspire grandement au bien divin des préceptes positifs et elle abhorre le mal.

Comme ce stade ne se rapporte qu’à l’action seulement, c’est donc le stade le plus bas de l’âme divine 5, degré de néphesh, mais dans la catégorie de l’action seulement. Il en est ici comme de l’âme naturelle, mais non plus sous la forme d’une séparation, puisque l’âme divine est dans la catégorie d’essence et innéité qui pousse chaque fils d’Israël à se détourner du mal et à agir le bien; sans cela, rien ne durerait bien longtemps, pas même, tout simplement, la prière et la crainte de Dieu qui sont la «piété» 6. Et d’autre part, par la prière et la crainte de Dieu, chacun selon ses capacités, ce pouvoir essentiel de l’âme divine est renforcé à tous les échelons de chaque degré, en sorte qu’il devient fort, permanent et immuable, ne permettant aucune indulgence envers les transgressions ni envers les tentatives trompeuses pour s’inventer des dispenses. Sur ce point (du renforcement du pouvoir de l’âme) il existe des différences entre tel homme et tel autre, au point que l’un peut être un vrai juste et l’autre un méchant avéré, au moins en ce qui concerne les actes. Pour le méchant, le pouvoir ultime de l’âme divine dans l’acte est retiré à cause de la force du mal total dans son âme naturelle, comme il est dit (Prov. XXIV, 20) : «La lampe des méchants s’éteindra» entièrement, jusque dans le domaine de l’acte. Il n’en reste pas moins qu’en Israël les pécheurs mêmes sont aussi pleins d’actes de bien que de pépins une grenade. C’est pourquoi tout Israël a sa part dans le monde qui vient (Mishna, Sanhédrin, X, 1).

Il est évident que l’action et l’engagement, issus de l’essence de l’âme divine, comportent une préméditation : il doit y avoir une volonté réfléchie vers le divin, une décision de Lui obéir dans l’action concrète. Mais cette pensée est dépourvue de lumière ou de vie intérieure; comme pour la contemplation du divin par l’âme naturelle dans la «pensée frigide», elle comporte une grande froideur. Le divin apparaît certes grand et exalté, mais du lointain et sans aucun rapport personnel avec l’homme; on Le désire intensément, et rien de plus. Il en est de même pour l’âme divine. La cause de l’assentiment essentiel 8 de l’âme divine à se détourner effectivement du mal dans la pratique et à agir le bien tient à la résolution en pensée qui appartient à la catégorie de la foi; mais cela n’en demeure pas moins dans un grand éloignement. Car le fait même de la résolution — il est nécessaire d’accomplir la volonté de Dieu — n’entre certainement pas dans la catégorie de la poussée vitale, intérieure, intime; la catégorie du divin pénètre ici dans la catégorie du profondément-caché.

Nous constatons par exemple que le mot «Cieux» est courant dans toutes les bouches, y compris celles des femmes et des ignorants. Ils évoquent le Nom de Dieu à tout propos : Il est béni, Il sauve et secourt, etc. — le tout sans aucune intériorité. On peut aussi bien, au même instant, agir en contradiction avec Dieu; tout comme le voleur, qui a percé un mur et, au moment de s’introduire dans le trou, demande à Dieu de lui venir en aide 9. S’il croît que Dieu peut lui venir en aide, pourquoi vole-t-il et transgresse-t-il Sa volonté? Mais les deux choses restent séparées pour lui : il a la certitude fermement fixée en son âme divine, en essence et innéité, que Dieu vient au secours de tous, car Il est le Créateur de tout et qu’Il est l’Un; mais le désir de voler vient des appétits de l’âme naturelle. On sait que le mot «foi» vient du mot «ouman» 1°. La foi est un héritage des Patriarches, et vient naturellement, comme innée, à leurs fils. C’est le domaine de la résolution essentielle et naturelle de l’âme divine. De là coulent les actions particulières que l’on accomplit pour se détourner du mal et agir le bien, du fait que l’on a une très grande foi en l’Unique et qu’il devient en quelque sorte naturel de ne pas transgresser la volonté de Dieu. Pour le martyr, la foi resplendit d’une intériorité si grande qu’il offre véritablement et réellement sa vie.

Il peut certes y avoir là un mélange de bien et de mal dans l’accomplissement d’un acte de bien, par exemple lorsqu’on ne donne la charité que par orgueil ou pour quelque autre raison égoïste; et pourtant il est dit (Talmud, Pessahim 8a-b) : «Celui qui dit : Que la charité de cette pièce de monnaie soit offerte pour que vive mon fils, — est un homme parfaitement juste.» Du point de vue de l’âme divine en effet, il veut faire la charité parce que cela est inné en lui 11, et la raison — il ne donne qu’à la condition que vive son fils — vient seulement de l’âme naturelle qui revêt et cache. Il en est de même pour le don de charité par orgueil ou autre raison.

Bref, il y a un stade plus bas 12 que la catégorie essentielle de l’acte lorsque l’on se détourne du mal et que l’on agit le bien par l’âme divine qui éclaire dans la catégorie du divin sans masque, par la simple foi, en sorte qu’il y a au moins une résolution en pensée et volonté. Nous trouvons ce degré inférieur dans la «tourbe nombreuse» 13. L’intention de ces gens n’était pas droite en soi par la vertu de leur âme; elle résultait seulement des miracles dont ils avaient été témoins; et c’est pourquoi, à peine eurent-ils constaté qu’ils étaient tenus à l’écart des fils d’Israël, ils firent le Veau d’or (Ex. XXXII). Nombreux aussi sont les fils d’Israël qui n’accomplissent des actes de bien que par seul désir d’acquérir la gloire pour eux-mêmes, etc., comme il est dit dans le «Berger Fidèle» (Zohar III, 17 613), à propos du verset (Nb. XVI, 2) « … gens de renom». Mais ces hommes s’abusent grandement eux-mêmes, et ne se trouvent justes parfaits qu’à leurs propres yeux. En fait, pour eux, tout ce qui compte est de dire : «Qu’en faveur de mon nom seul on glorifie le Seigneur»; ce sont eux «vos frères qui vous haïssent et vous repoussent» 14, comme chacun le sait. Il y a encore ceux qui sont connus comme hypocrites, flatteurs et menteurs, etc. et qui n’ont pas d’intention droite et non dissimulée provenant de l’essence de l’âme divine. Et il y a cependant quelque chose de la catégorie du divin dans toute âme divine : lorsqu’une telle personne ressent la souffrance et la douleur d’une remontrance, la lumière de son âme se remet à briller, et il pleure. Lorsque Moïse fait des remontrances au peuple et dit (Dt. I, 7) : «Faites volte-face et partez», ils se repentent et disent : «Nous avons péché» (Nb. XIV, 40). Une autre preuve en est dans le fait qu’un acte de divorce délivré sous la contrainte est valide si la contrainte a été exercée par une autorité d’Israël 15. Autre preuve encore : des gens peuvent être contraints à faire la charité, et des gages peuvent être saisis de force dans ce but, etc. 16. Il en est de même du précepte sur le Tabernacle dans les Temps futurs 17. Israël et les nations du monde seront mis à l’épreuve sur ce point : les nations du monde renverseront leurs cabanes, mais Israël ne les renversera pas, car le désir premier de l’âme divine est, par son essence même comme nous l’avons dit, d’accomplir la volonté de Dieu. En conséquence, un Israélite qui souffre et se trouve donc exempté du précepte du tabernacle ne le détruira pas, car ce n’est pas la volonté divine qu’il accomplisse son devoir. Il en est autrement des nations du monde : leur intention ne concerne que leur propre intérêt : «Qu’en faveur de mon nom seul on glorifie le Seigneur.»

Le second degré, plus élevé que le précédent, est d’une catégorie plus intérieure (plus élevée que la catégorie des actes de bien dans la seule pratique) que la catégorie de néphesh. C’est la catégorie de rouah. Prenons un exemple tiré du Livre de l’Exode. Le peuple tout entier sortit d’Égypte, y compris les femmes et les enfants, parce qu’ils avaient simplement la foi et croyaient en Dieu. Au début, ils refusaient d’écouter Moïse, et ils avaient l’esprit oppressé 18; mais lorsqu’ils retrouvèrent leurs esprits, ils crurent en pleine lumière et grande ardeur intérieure (résultant de l’esprit divin essentiel planté et enraciné en leur âme grâce à leur âme divine), — et ils sortirent d’Égypte. Tels sont la véritable extase en pensée et le vouloir intérieur; c’est ce qui, comme nous l’avons dit à propos du «bien-pensé», est appelé : «mouvement hors de soi», de même qu’un homme par exemple peut se déplacer pour quelque raison qui le touche fortement et personnellement.

Il en résulte ceci : l’effet concerne l’acte — la sortie d’Égypte, dans notre exemple — et cela entre dans la catégorie d’une extase qui possède bien plus de lumière et de vitalité interne que la «pensée frigide», dissimulée dans l’acte de se détourner du mal et agir le bien sans vitalité.

À ce propos, il est dit (Jér. II, 2) : «Je te garde le souvenir de l’affection de ta jeunesse.» Cette expression : «l’affection de ta jeunesse» signifie : Tu M’as suivi hors d’Égypte, et quoique ce fût dans l’«immaturité» (simplement sortir de la ténèbre d’Égypte vers une pleine lumière, etc.), tu M’as suivi cependant, même sans aucune raison ni connaissance, comme le petit enfant suit son père en grande extase et sans que rien ne puisse le séparer de son père. Cela ne tient à rien d’autre qu’à l’esprit divin dans la Communauté d’Israël dont les membres sont constamment attirés, comme par nature véritable, vers la divine Source d’où ils ont été tranchés…

Cela deviendra plus intelligible encore si nous prenons le cas du pécheur qui se repent. Nous savons par expérience que l’esprit de ceux-mêmes qui étaient immergés dans la luxure la plus extraordinaire et dans les péchés les plus graves, peuvent s’éveiller et aller vers le repentir. Il arrive qu’un pécheur se repente à un point tel qu’il ressente le remords dans les profondeurs de son cœur, si fortement que son âme se consume en larmes, comme Rabbi Eléazar ben Dordia 19 qui exhala son âme en pleurant; Rabbi l’enviait, disant : «On peut acquérir la vie éternelle en une heure.» Et des pécheurs qui ne se repentent pas du plus profond du cœur au point d’exhaler leur âme, versent des larmes abondantes dans l’amertume de leur âme, particulièrement durant les Dix Jours de Pénitence 20 et surtout le Jour de Kippour; on sait bien que même les plus négligents, et les hérétiques eux-mêmes qui violent la Torah tout entière, se secouent et s’éveillent en ce Jour de Kippour jusqu’à pleurer véritablement. Cela ne vient pas de quelque libre choix, puisque durant toute l’année ils ne suivent que «l’inclination des pensées de leur cœur, le mal seulement, tout au long du jour» (Gen. VI, 5). Mais le Jour de Kippour, l’étincelle divine s’embrase, Dieu Se révèle à tous ceux qui cherchent le Seigneur, comme il est dit (Is. LV, 6) : «Cherchez le Seigneur pendant qu’on peut Le trouver» 21; l’étincelle est alors attirée involontairement et s’éveille en pleurant de son propre gré, en essence et innéité, alors qu’elle était auparavant dissimulée par le péché. Lorsque l’on dit : «Nous avons commis l’abomination», dans la «Prière de Confession», ils sont frappés de remords, se repentant du mal qu’ils ont fait et se tournant vers le bien. Cela est la «pensée du bien jointe à l’acte», tout au moins dans le domaine de l’extase par amour-et-crainte intellectuels. Quant aux méchants, aux hérétiques et aux négligents qui ne se repentent pas du tout, cela vient de ce que la yehidah dans leur âme ne brille que temporairement durant la période de dévoilement au Jour de Kippour, et ne brille en aucune manière de tous ses pouvoirs. Comme il est écrit (Prov. XXIV, 20) : «La lampe des méchants s’éteindra» — complètement, jusque dans la catégorie de l’acte. Mais pour celui qui n’est pas si négligent ni si méchant, il y a une illumination plus grande dans son âme divine en rapport avec l’acte, et pour lui, aussi, il y a une plus grande intériorisation. Et ainsi, c’est chaque jour qu’une voix céleste proclame (Jér. III, 14) : «Revenez, fils infidèles», — comme chacun le sait.

L’état le plus haut de ce degré, (où il y a une clarté dans la qualité de l’«acte par opposition» 22, se rencontre dans le martyre, où la vie elle-même est sacrifiée. À ce propos, Rabbi Akiba disait : «Quand donc me sera-t-il donné la possibilité de l’accomplir?» 23, dans la réalité vraie. C’est la lumière la plus profonde de Pâme divine, le «pouvoir du quoi» dans l’âme 24. C’est la yehidah qui resplendit ici-bas dans la qualité de l’acte. Lorsqu’un homme n’est pas contraint à changer sa foi dans la pratique de fait, il lui arrive de commettre bon nombre de fautes mineures; mais lorsqu’on tente de l’entraîner à se séparer complètement de l’Unique, un pouvoir essentiel et très profond s’éveille en lui, et il est véritablement capable de se sacrifier. Cela ne peut en aucune manière être dû à l’effort ou au labeur, mais uniquement à l’attachement essentiel de l’âme divine à la Source d’où elle fut tranchée, mais dont elle ne peut finalement être séparée, quoi qu’il arrive. Au moment du martyre, cette force resplendit ouvertement hors de sa cachette. Si elle brillait continûment, l’homme ne pécherait jamais, même par des infractions mineures. Comme il est écrit (Ex. XX, 20) : «Pour que Sa crainte vous soit toujours présente, afin que vous ne péchiez point».

De tous ces exemples, on peut comprendre le sujet général de l’extase essentielle de l’âme divine, dans le domaine de l’intériorité. C’est la catégorie de rouah, plus élevée que celle de néphesh. Car cette dernière ne concerne que l’acte lui-même comme nous l’avons dit. Et il suffit pour celui qui comprend.

Le troisième degré, plus élevé que le précédent, est de la catégorie de l’extase essentielle, au niveau de neshamah. Comme il est écrit (Ps. CL, 6) : «Que toute neshamah loue le Seigneur». Et il est écrit (Job. XXXIV, 14) «S’il plaçait son cœur en Lui, s’il rassemblait en Lui son esprit et sa neshamah…» Le sujet doit être compris par rapport à l’extase séparée de l’âme naturelle dans l’extase du «bien-pensé» dont nous avons parlé et qui entre dans le cœur charnel avec une extase ressentie, avec les étincelles du feu du désir, etc. Pour l’âme divine, c’est là la catégorie de l’extase essentielle dans le cœur charnel, qui vient de la véritable compréhension du divin par l’âme divine revêtue de la compréhension de l’âme naturelle. Comme le dit le verset (Ps. LXXXIV, 3) : «Mon cœur et ma chair célèbrent le Dieu vivant» — tout mon cœur charnel chante de joie avec le Dieu vivant. On peut comparer cela à l’extase provoquée par la mélodie, et qui irradie le cœur charnel. Une telle extase vient de son propre chef, involontairement, sans nul choix, décision ou effort d’aucune sorte. Elle est causée uniquement par l’essence de l’âme divine transportée d’extase, comme nous l’avons dit à propos du «Berger Fidèle» dont le chant dans la prière embrassait chaque type de mélodie. C’est l’extase de neshamah par l’entremise du chant ou du son de notes musicales essentielles, joignant la joie, l’amertume et leurs états intermédiaires 25.

Véritablement, cette extase provoque une grande sensation dans le cœur, et le cœur l’éprouve intensément. Les notes et la mélodie naissent concrètement du souffle du cœur en extase; et cependant l’on en reste totalement inconscient. Comme il est écrit (ibid.) : «Mon cœur et ma chair célèbrent le Dieu vivant», littéralement, c’est-à-dire dans le domaine de l’extase essentielle dans le divin. Telle est la différence principale entre cette extase et l’extase du cœur profondément ressentie qui naît de l’âme naturelle. Dans cette dernière, il y a conscience de soi; l’homme sent qu’il est transporté d’extase, le divin est très éloigné et grandement dissimulé. On peut en effet être transporté d’extase et cependant continuer à se considérer comme un important «quelque-chose», dans la mesure où l’on considère encore que ce qui importe est l’état même d’extase sans aucune intention vers le divin et que l’on n’aspire pas à Dieu, mais au seul plaisir de l’homme.

Il en va autrement de l’extase essentielle de l’âme divine. Si même elle pénètre dans le cœur avec une forte sensation, elle n’est en rien une extase consciente. Elle est en effet si peu ressentie par celui qui l’éprouve, que, au moment de l’extase, il ne se rend absolument pas compte qu’il est transporté d’extase. C’est comme un fils dont le cœur, par nostalgie de son père, est transporté d’extase; il ne sent pas qu’il est transporté d’extase, et l’étendue de son sentiment, il l’ignore, car il est au plus haut degré d’essence et naturel. Il en est de même de l’extase du père pour son fils. Telle est la nature de toute extase essentielle; par exemple, de l’extase essentielle de l’âme naturelle dans le désir physique. Nous voyons bien que lorsqu’on est transporté d’extase à cause de quelque chose d’agréable, on est totalement inconscient de cet état : l’extase est vécue dans le cœur, mais sans conscience de soi.

Plus l’extase essentielle est profonde (par exemple, l’amour ou la volonté, et le ravissement d’une très grande profondeur), moins on la sent. On rencontre ce stade chez la plupart des hommes dont l’âme divine n’est pas devenue impure et n’a pas été fortement souillée par la contamination du corps dans le désir étranger du cœur charnel extérieur. Comme il est écrit (Ps. XXIV, 4) : «Celui dont les mains sont sans tache et le cœur pur…» L’intention de son esprit irradiant son cœur, il est dit de lui (Ps. CXIX, o) : «De tout mon cœur je Te cherche» — littéralement — et il est dit encore (Ps. LXXIII, 26) : «Ma chair et mon cœur se consument; le Roc de mon cœur…» De même il est dit (Ps. LXXXIV, 3) : «Mon cœur et ma chair célèbrent…» Tel est le véritable commencement en ce qui concerne la révélation du divin dans le cœur de chacun en Israël. C’est à ce propos qu’il est dit (Dt. XXXI, 17) : «Parce que mon Dieu n’est plus au milieu de moi» — «au milieu de moi» concrètement. À ce propos, il est dit encore (Ps. CL, 6) : «Et toute neshamah louera…» C’est la catégorie de neshamah, le niveau où les «Esprits» de Sagesse et Intelligence sont mus jusqu’à l’extase du cœur. Et que cela suffise à qui comprend.

Le quatrième degré est la catégorie du point de concentration dans l’esprit, plus haut que celle de l’extase encore ressentie dans le cœur de la façon mentionnée précédemment à propos du quatrième degré de l’âme naturelle, où toute la profondeur du cœur et de l’esprit est immergée dans le bien. L’âme en son entier est attirée de telle sorte que l’extase ne pénètre pas encore le cœur. On appelle cela «crainte-et-amour de l’intellect». Ici, la perception intellectuelle est extase, et l’extase ne provient pas d’un rétrécissement de la perception intellectuelle du «c’est-pourquoi» 26.

Alors, même l’extase essentielle du cœur (dont on n’est pas vraiment conscient) doit, par la force des choses, venir spontanément et sans artifice. Exactement comme survient spontanément, par exemple, une soudaine extase de l’âme qui vous fait frapper des mains, etc., de même ce chant pénètre de lui-même et involontairement le cœur charnel à la manière de toute extase essentielle. Et ce spontané est la principale caractéristique du divin. Il y a encore d’autres stades d’intériorité 27, en particulier lorsque cette extase vient de l’attirance exercée par le point central de la concentration dans l’esprit. C’est la notion de la fondation du Père dans la fondation du «Petit Visage», ce que l’on appelle «concentration du cœur» 28. Cela provient du pouvoir de concentration de la lumière du «Père» dans l’esprit, et s’appelle «amour dans les délices». Ce sont les délices cachées dans les profondeurs de ce qui est compris 29. Cependant, l’extase du cœur n’est en rien comparable à l’extase essentielle de la concentration interne de l’esprit, où le point de compréhension est lui-même transporté d’extase, et c’est ce qu’on appelle «concentration» 30. C’est là, la «voix de Moïse», plus haute que les chants des Lévites 31 dont le chant est conforme à la compréhension dans ses conséquences; il est ajusté conformément au déroulement du discours de la contemplation sous ses nombreux aspects, et conformément aux notes de la mélodie 32. Il en va autrement avec le son de la note musicale qui se forme du point hylique interne de ce qui a été de soi-même compris; cela ne peut indiquer que le centre même de ce qui est compris et les délices cachées. C’est pourquoi un tel son ne peut venir par formules et agencement, mais en une seule note, «une» et tout à fait spontanée. C’est cela «le son qui n’est pas entendu» 33, c’est-à-dire un son qui n’est pas perçu et jamais ne finit. À ce propos, il est dit (Ps. XXX, 13) : «Pour que ma gloire Te chante et ne se taise…». Et tel est le sens du texte sur le «Berger Fidèle», qui avait coutume de chanter etc. 34.

Cette concentration donc n’est autre que celle de la véritable lumière divine en elle-même, et ne provient pas de la compréhension ou de l’intelligence de la lumière divine. Elle est plus haute que les dimensions de longueur et largeur de la compréhension dans l’intelligence; elle s’étend ensuite à la compréhension 35. Le Zohar appelle cela «le double chant de Sagesse et Intelligence» 36, dans l’élévation de l’âme dans l’esprit, lorsque l’âme se réjouit en Dieu dans les profondeurs de ce qui est compris dans tous les détails de son évolution.

Cette concentration contient les «délices», le ravissement simple et essentiel de l’essence et de la simplicité de l’âme divine. C’est la racine de la prière du Shabbath, comme il est écrit (Is. LVIII, 14) : «Alors tu trouveras tes délices dans le Seigneur», prière plus élevée que celle des jours de la semaine. Car dans la prière, le plus important est de laver et purifier l’âme naturelle, et c’est cela qui s’appelle «service divin» et «purification». Cependant, il n’en est ainsi que lorsque la clarté de l’âme divine pénètre le cœur charnel, car c’est là que réside l’esprit principal de l’âme naturelle, dans le ventricule gauche du cœur charnel 37. Mais lorsque la clarté de l’âme divine est encore dans l’esprit (où demeure l’âme), elle est de la catégorie du service divin de l’âme elle-même s’élevant vers la Source d’où elle fut tranchée. Cela s’accompagne du chant et des délices simples et essentielles de sa Sagesse et de son Intelligence, appelées «double chant». De même, le rayonnement du Shabbath irradie les jours de la semaine lorsque l’on récite le Shema' Israël, comme on le sait. C’est pourquoi l’extase d’amour, lorsqu’on récite le Shema, diffère de l’extase d’amour lorsqu’on récite les «versets de cantiques» 38. En effet, lorsqu’on les dit, l’extase vient avec la sensation, de l’esprit au cœur, «à grand tumulte» comme dans l’extase des anges (Ezéch. III, 12). On y dit notamment (Ps. CXLIX, 6), : «Les louanges de Dieu sont dans leur gorge», littéralement, car c’est dans la gorge que se rejoignent l’esprit et le cœur dans l’extase ressentie. Mais pour la récitation du Shema', on dit à l’âme : «Entend Israël», afin qu’elle s’offre en sacrifice lorsqu’on arrive au mot : «Un». Puis, on dit : «Et tu aimeras…», qui est un verbe actif, signifiant que l’amour doit être amené jusque dans l’âme naturelle 39 comme il est dit : «avec tes deux inclinations…» Mais ici, c’est dans la catégorie de l’extase essentielle, à la pointe de la concentration de l’esprit, et elle inclut aussi l’extase du cœur dans l’amour éprouvé. C’est ce que l’on appelle le «Temple de l’amour», car l’amour est comme un temple ou un instrument 40, dans le domaine de l’anéantissement et en rapport avec l’extase essentielle à la pointe de la concentration, où l’on est totalement absorbé en longueur et en largeur — comme nous l’avons dit à propos de l’âme naturelle. Comme cela est tellement intérieur et essentiel, cela vient sans que l’on s’en rende compte et sans conscience de soi, comme le savent d’expérience vraie tous ceux qui ont goûté à la saveur essentielle et aux délices de la compréhension profonde du divin dans la prière. C’est là la révélation du divin au niveau le plus intime. C’est la catégorie du «contenir» de hayyah 41, où repose l’âme supplémentaire du Shabbath qui, elle, est de la catégorie du «contenir» de yehidah, la plus élevée de toutes 42. Elle s’étend au «Petit Visage» 43, et ne brille pas dans le dévoilement, mais seulement du lointain et caché. Tel est le cinquième degré du «chant simple» que nous allons expliquer avec l’aide de Dieu.

Le cinquième degré est la catégorie de la véritable yehidah essentielle 44. C’est cela le «chant simple», l’essence véritable qui s’élève dans le chant, chant simple essentiel, et non «chant double» 46. Car le «chant double» dont nous avons parlé est le ravissement essentiel qui se produit de manière détaillée; on peut le comparer aux âmes jouissant du rayonnement divin, dans la catégorie du rayonnement céleste qui trouve son origine dans Royauté dans le monde d’«Emanation» 46. Chaque âme jouit des délices divines selon son degré de profondeur dans la compréhension, et là, toutes les âmes ne sont pas égales. Mais le «chant simple» vient de la catégorie des délices hyliques, source de toute espèce de délice détaillé. De là vient toute la généralité de l’essence dans le particulier 47. C’est là le «seul nœud» par lequel l’essence est attachée à l’essence; cela s’appelle aussi simple vouloir essentiel, qui n’est pas ressenti et ne se morcelle pas en mille volontés contradictoires, comme Clémence et Rigueur dans la raison qui est cachée dans la volonté 48. Dans ce dernier cas, c’est l’«amour avec des délices» — deux sortes de délices; les délices de la joie et celles de son contraire 49. Mais le vouloir essentiel est un. Il comprend toutes les volontés, et celles-ci lui sont secondes.

On peut en donner une illustration. Lorsqu’un homme lutte contre une mort toute proche, toute la pointe de la volonté essentielle de l’âme s’éveille en lui, car ce qui est en jeu est de la plus haute importance pour son essence véritable. Toutes ses autres volontés à propos d’autres sujets qui ne concernent pas son essence véritable, comme l’amour de la nourriture ou l’amour pour sa femme et ses enfants, sont toutes considérées comme rien, car elles sont toutes incluses dans sa volonté essentielle qui concerne son essence tout entière. C’est cela «l’extase de l’essence tout entière». En d’autres termes, tout son être est si totalement absorbé que rien ne subsiste et qu’il n’a aucune conscience de soi 50.

Tel est l’amour sans limite du «de tout ton pouvoir» (Dt. VI, 5), plus élevé que néphesh, rouah et neshamah, plus élevé même que la catégorie du «pouvoir du quoi» de l’âme revêtue dans la concentration de l’âme (dans le quatrième degré). Ce stade est radicalement plus élevé que la raison et la connaissance. Car il n’est pas de raison pour cette simple volonté hylique et pour son délice, pas même une raison cachée dans la source de l’intelligence hylique.

On ne trouve pas trace de cet échelon chez la plupart des hommes, et il est donc superflu de s’y attarder. Cependant, masquée, il en est une trace en chaque étincelle d’Israël le jour du Shabbath, dans l’âme appelée «âme supplémentaire». À l’heure du martyre aussi, cela flamboie dans la catégorie du «retrait» 51. Dévoilé, cela resplendit chez le juste parfait et le pécheur vraiment repentant. Chez le juste, cela resplendit à cause du grand pouvoir de ce ravissement très suave et essentiel qu’est la catégorie de yehidah. Comme il est écrit (Dt. IV, 4) «Et vous qui êtes attachés…» — véritablement; et comme il est dit : «Lié à Lui par un seul nœud», comme nous venons de le rappeler. Quant au pécheur qui se repent, cela entre dans la catégorie du «retrait» et de la nostalgie de l’âme qui vient de l’opposition 52; Rabbi Eléazar ben Dordia en est un exemple, qui mourut en pleurant ainsi que nous l’avons expliqué. Mais cela brille dans le secret en chacun en Israël. C’est pourquoi nous remarquons que l’âme divine de chaque fils d’Israël est attachée et attirée, involontairement et de son propre gré, lorsqu’il entend un exposé sur un sujet divin même s’il n’en comprend rien. Il n’en est ainsi que parce que brille en lui — au moins enfouie — la catégorie de yehidah. Elle est plus haute que la raison, et c’est pourquoi, en ce domaine, l’ignorant et le savant sont vraiment égaux, comme on le sait. Ainsi, lorsque fut donnée la Torah, les âmes de tous ceux qui étaient présents s’enfuirent également 53. Et aussi, il est dit (Ex. XIX, 8) «Tout ce qu’a dit le Seigneur, nous le ferons» — ils le dirent tous également pour la raison que nous avons mentionnée. Et que cela suffise à qui comprend.

Notes du chapitre IV

1. L’intention vers le divin, dans ce stade, est inconsciente, tandis que le conscient reste égoïste. Cf. p. 67.

2. Dov Baer va, avant de répondre directement à la question, envisager le stade du néphesh de l’âme divine ; de cette analyse émergera la réponse.

3. Cf. pp. 71-72 et note 11 du chap. 2.

4. Le libre arbitre intervient dans les domaines où l’effort est nécessaire. Le respect des nombreux préceptes de la Torah n’est pas facile, ni automatique. Le bien est un choix, et il y faut consacrer un véritable labeur. Mais, d’après Dov Baer, les juifs observent certains préceptes comme par une seconde nature ; en ce cas, n’intervient aucun effort et on peut difficilement parler de liberté de choix.

5. Ce degré peut seulement inciter l’homme à agir le bien et à se détourner du mal ; il n’a pas pouvoir sur la vie intérieure comme c’est le cas des degrés supérieurs. Il est donc le plus bas des cinq degrés. Par contre, le stade correspondant dans l’âme naturelle — dont il va être fait mention — n’appartient pas à cette échelle.

6. Le « service de Dieu » ne durerait pas par lui-même, si le divin n’aidait l’homme par l’inclination au divin. Mais en même temps, le « service de Dieu » renforce l’inclination latente pour le divin dont l’homme est doué.

7. La réponse de l’âme divine dans l’extase est involontaire, mais la conduite de l’homme ne peut avoir d’influence que s’il oriente sa pensée.

8. Et non plus, comme ci-dessus — en ce qui concernait l’âme naturelle --- dans la « séparation ».

9. Apologue talmudique (Berakhoth, 63a). Le voleur n’est pas hypocrite ; il croit sincèrement que Dieu peut l’aider. Mais sa foi en Dieu n’influe pas sur sa conduite puisqu’il désobéit à un commandement divin au moment même où il l’invoque. Sa foi et son désir sont radicalement distincts ; son esprit est divisé : sa foi sourd de son âme divine, son désir de voler sourd de son âme naturelle.

10. Dov Baer établit un lien entre les mots hébraïques « emounah », foi (ou, plus précisément : confiance), et « ouman », artisan. Il semble affirmer par là que, tout comme l’artisan a été formé à son art, les fils d’Israël ont été formés à leur foi au cours des générations ; ainsi, la foi vient aussi naturellement au Juif que sa technique au bon artisan. Le Juif a une « compétence » particulière pour les sujets divins, il possède une sorte d’« art du divin ». L’apprentissage donne l’indépendance aux mains de l’artisan.

11. La réaction « innée » du Juif est de faire la charité sans motivation autre que l’acte de charité.

12. Dov Baer revient ici à l’idée amorcée plus haut : de même qu’il y a un stade de l’âme naturelle que l’on ne peut compter parmi les « cinq degrés », il existe un stade de l’âme divine indigne de figurer parmi les cinq degrés supérieurs.

13. L’exégèse rabbinique voit dans la « mêlée multiple » de Ex. XII, 38, la multitude de gens de toutes sortes qui sortirent d’Égypte en même temps que les Hébreux ; ils ne possédaient pas d’âme divine qui pût être attirée par le divin, mais furent simplement impressionnés par les miracles qui précédèrent l’Exode.

14. Interprétation de Dov Baer sur Is. LXVI, 5 : « Vos frères qui vous haïssent et vous repoussent à cause de Mon nom disent : Que le Seigneur montre Sa gloire. »

15. Mischna, Ghittin IX, 8. En effet, l’âme divine désire obéir à la volonté de Dieu ; d’où, si la loi exige que soit donné un acte de divorce, le mari, même récalcitrant, peut être contraint à le délivrer ; son acquiescement sous contrainte suffit, car en raison de son âme divine, il veut obéir à la loi.

16. Talmud, Baba Bathra 8b. L’âme divine désire faire la charité, car telle est la volonté de Dieu ; c’est pourquoi, même si la contrainte s’avère parfois nécessaire, la personne sur qui elle s’exerce donne en fin de compte de son propre vouloir réel.

17. Il s’agit des « cabanes » que l’on doit édifier à la Fête des Tabernacles (Dt. XVI, i3). Talmud, Avodah Zarah 2 a : « Dans le Temps-qui-vient (c’est-à-dire à l’ère messianique), le Très-Saint, béni est-Il, dira : “J’ai un commandement facile à accomplir, celui du Tabernacle ; allez et accomplissez-le…” Aussitôt, chacune des nations du monde ira et se mettra à faire une cabane sur le haut de son toit ; mais le Très-Saint, béni est-Il, fera flamboyer sur eux le soleil comme un solstice d’été, et chacun démolira sa hutte à coups de pied et partira… Mais Rabha ne dit-il pas : “Celui qui souffre à cause de la Cabane est dégagé du devoir de séjourner dans la cabane” ? D’accord ! Eux, ils en seraient dégagés, mais les israélites auraient-ils avec mépris détruit leurs cabanes ? »

Le seul but de l’Israélite étant d’obéir à la volonté divine, il ne change pas d’attitude fondamentale si la loi le dispense d’accomplir tel précepte, car cette exemption elle-même appartient à la volonté divine. Il ne démolira pas sa cabane parce qu’il accepte l’exemption si telle est la volonté de Dieu. Les nations du monde, par contre, ne veulent pas être dispensées, car elles n’accomplissent les actes de bien que pour en acquérir mérite et renom ; frustrées, elles renversent leurs cabanes.

18. Ex. VI, 9 : « Ils n’écoutèrent pas Moïse par raccourcissement du rouah à cause de l’esclavage trop dur. » Rouah, souffle, esprit ; l’expression, qui signifie littéralement : « insuffisance de rouah » est généralement comprise comme « angoisse » ou « impatience ».

Pour Dov Baer, les israélites manquaient des qualités de rouah : mais lorsqu’ils retrouvèrent leur rouah — lorsqu’il fut renforcé — ils suivirent Moïse dans le désert.

19. « On disait de Rabbi Eléazar ben Dordia qu’il n’y avait aucune prostituée au monde vers laquelle il ne fût allé… Il alla un jour, s’assit entre deux collines, et s’écria : “Ô ! vous, collines et montagnes, demandez grâce pour moi…” Et il dit : “Cela ne dépend donc que de moi !” Ayant mis la tête entre ses genoux, il pleura et sanglota jusqu’à ce que son âme quittât ce monde… Rabbi pleura et dit : “On peut donc acquérir la vie éternelle en une heure !” » (Talmud, Avodah Zarah 17 a) Rabbi Judah « le Prince » (vers l’an 200 de l’ère chrétienne) était connu comme le Rabbi.

20. Les « Journées Redoutables » qui se situent entre la Fête du Nouvel-An et le Jour du « Grand Pardon », Yom-Kippour, où « se scelle le Jugement ».

2 I. Cf. Talmud, Rosh Hashanah 18 a : « Quand un homme peut-il trouver Dieu ? Pendant les Dix Jours entre le Nouvel An et le Jour du Grand-Pardon ».

22. La lumière divine brille d’un éclat plus grand encore lorsqu’elle doit surmonter une opposition : lorsqu’un Juif est contraint d’enfreindre la Torah, la lumière en son âme le presse de résister à ceux qui cherchent à le forcer.

23. Talmud, Berakhoth 61 b : « Lorsqu’on fit sortir Rabbi Akiba pour le mener à la mort, c’était l’heure de réciter le Shema', et, tandis qu’on brossait sa chair avec des peignes de fer, il prenait sur lui la Royauté des Cieux. Ses disciples lui dirent : « Notre Maître, jusqu’à ce point ? » Il leur dit : “Tous les jours de ma vie, j’ai été troublé par les mots (du texte du Shema' Israël) : “Tu aimeras le Seigneur de toute ton âme” — même s’Il prend ton âme”, — et je me disais : “Quand donc aurais-je la possibilité d’accomplir cela ? « Maintenant que j’en ai la possibilité, ne l’accomplirai-je pas ? »

24. Le Pouvoir plus élevé que la raison, dont on ne peut que demander « Quoi » ? Dans le habad, le jeu de mot est courant sur Hokhmah, Sagesse, entendue comme : koah mah, la puissance de « quoi ». L’enseignement habad étend cela jusqu’à l’idée qu’on peut dire « quoi » de toute chose créée, qu’on peut si bien reconnaître l’esprit divin répandu en toute chose que l’on demande de chaque chose créée : que sont-elles ? quoi ? quelle est donc leur signification ? Le « pouvoir du quoi » est la capacité de se rendre compte que tout est comme rien devant Dieu.

25. Tout comme il existe de nombreux types de mélodies, il y a de nombreux types d’extase. Un homme est transporté au degré de l’extase de neshamah par la réflexion sur la joie que lui procure la proximité de Dieu ; un autre pourra être transporté d’extase par la réflexion sur sa propre petitesse comparée au divin.

26. À ce stade, la perception de l’intellect et l’extase sont devenues identiques ; l’extase n’est plus, comme au degré inférieur, une conséquence de la contemplation.

27. Dov Baer, qui parle ici principalement de l’extase du cœur, rappelle qu’il ne faut pas oublier l’extase du mental par pénétration immédiate jusqu’au centre même du sujet de la concentration.

28. Dans la terminologie cabaliste à laquelle se réfère Dov Baer, « Père » est le nom que l’on donne à la sephirah Sagesse ; la sephirah Beauté est du « Petit Visage » (tandis que la sephirah Couronne est du « Grand Visage »). Sagesse, telle qu’elle se manifeste dans Beauté, est « Père » dans le « Petit Visage ». Au niveau de l’homme, correspond la sagesse qui se manifeste dans le cœur — la « concentration du cœur ».

29. La sephirah Sagesse est reflétée en l’homme par sa perception intellectuelle. Mais Sagesse possède des « délices cachées » plus hautes que la raison. L’extase du cœur par contemplation et « concentration » est provoquée, pourrait-on dire, par une sorte de pacte avec ces délices cachées.

3 o. Comme dans le quatrième degré, l’extase ne découle pas de la perception intellectuelle, mais lui est identique.

31. Les Lévites, qui chantaient des Psaumes au Temple, s’exprimaient donc en paroles ; leur chant appartient donc au niveau de la sephirah Intelligence, et correspond au troisième degré de l’« extase du cœur » : les paroles de la mélodie sont saisies dans le cœur. Mais Moïse « n’est pas un homme à paroles », il a « la bouche pesante et la langue embarrassée » (Ex. IV, 10), car il est au degré de Sagesse dans l’esprit, ce qui ne peut s’exprimer que par un chant sans paroles. Le quatrième degré de l’extase de l’esprit est donc celui de Moïse, et son « chant » est plus élevé que l’« extase du cœur » représentée par le chant des Lévites. Hillel ben Méir donne un exemple pour illustrer cela : un homme peut aimer l’argent pour ce qu’il permet d’acquérir ; ou il peut aimer l’argent en soi, s’il lui appartient ; il peut encore éprouver une sorte de « pur » amour de l’argent, l’aimant même s’il n’est pas le sien. Le premier amour est celui du « second degré », stade du « c’est pourquoi » où l’extase est la conséquence de la contemplation. Le second correspond au « troisième degré », où le cœur est ému parce qu’il a pu apprécier le divin. Le troisième est du « quatrième degré » de l’« extase de l’esprit » où le divin est aimé pour Lui-même, et sans même tenir compte de ce que cela peut apporter à la vie du fidèle. Ce stade est celui du pur amour du divin. Cf. Zohar III, 284b-285a, et II, 221 b.

32. Il n’est pas l’« essence » du chant, mais l’expression de sa mélodie à travers des paroles. Le sujet compris est appréhendé dans toute son ampleur par le cœur et l’esprit, comme une mélodie globale est sertie en notes et harmonies. Dans le « Tanya », Schnéour Zalman décrit le stade appelé « Chant des Lévites » : ‘Par suite de la contemplation de la grandeur de En Soph — béni est-Il et que toute chose soit comme rien devant Lui — l’âme brûle et s’enflamme à la splendeur de Sa majesté, et désire fixer le regard sur la gloire du Roi, de même que les étincelles ardentes d’une flamme vive s’élèvent et tendent à se séparer de la mèche et du combustible qui les retenaient. C’est ce qui se produit lorsque s’enforce l’élément du feu divin dans l’âme divine. De là vient la soif, comme il est écrit (Ps. LXIII, 2) : “Mon âme a soif de Toi.” Il s’ensuit un mal d’amour, puis une véritable nostalgie de l’âme qui veut se séparer du corps. Il appartenait au service des Lévites d’élever leurs voix en chants et actions de grâces, par la mélodie et l’harmonie, en puissant amour, comme la flamme qui naît de l’éclair (cf. Ezéch. I, 14). Il est impossible d’expliquer tout cela par écrit, mais chaque homme de cœur et de bon entendement qui creuse profond en attachant son esprit à Dieu, découvrira dans la clairvoyance de l’âme la lumière cachée du bien, chacun selon sa capacité…’

33. La pure mélodie « sans flux ni reflux », avant qu’elle ne s’exprime en paroles.

34. Cf. p. 59. Dov Baer établit une distinction entre le troisième degré où le cœur est transporté d’extase dans la compréhension, et le degré quatre, celui de l’extase de l’esprit. Au degré trois, l’homme est en quelque sorte en contact avec le divin après qu’il soit traduit en actes ; son « chant » prend donc les formes discursives d’une mélodie et d’une harmonie. Mais au degré quatre, il est en contact avec le divin avant tout acte ; c’est pourquoi son chant est « pur », essence de la mélodie qui ne s’est pas encore traduite dans une composition circonstanciée. Tel est le chant de Moïse, qui jamais ne cesse. Or, Moïse est le « Berger Fidèle », et il inclut chaque type de chant dans ses prières, car il est parvenu au stade de la pure mélodie à partir de laquelle est composé chaque chant individuel.

35. Ce « pur contact du divin par le divin » peut, dans un processus ultérieur et second, se traduire dans la compréhension.

36. Le « chant double » est la note de pure mélodie exprimée dans Sagesse, c’est-à-dire le ravissement — les « délices » — procuré par le stade de l’« extase de l’esprit ». Ce n’est pourtant pas le stade le plus élevé, qui sera celui du « chant simple » dont il sera question ultérieurement. Les enseignements du habad sur les différents types de chants portent sur le fait que ce « chant » représente les délices divines, selon des modes et à des stades divers :

« Chant simple » = pures délices

« Chant double » = délices telles que manifestées dans Sagesse

« Chant triple » = délices telles que manifestées dans les « qualités », dans les émotions.

« Chant quadruple » = délices telles que manifestées dans le discours.

37. Cf. Introduction.

38. Le Shema' Israël appartient à l’office proprement dit ; il débute par les versets 4 et 5 du chap. VI du Deutéronome, déjà rappelés p. 54. Les « versets de cantiques » sont des préparations, des introductions au cœur de l’« Office de l’Aurore ».

39. Le début du Shema' devrait donc se comprendre : « Écoute, âme divine : le Seigneur est Un, et fais que L’aime l’âme naturelle. » L’âme divine, par la contemplation, s’attache tant à sa Source qu’elle influe sur l’âme naturelle. Pour l’interprétation de « de tout ton cœur » comme « avec tes deux inclinations », — ici avec l’âme naturelle aussi bien qu’avec l’âme divine — voir note 16 du chap. I.

40. Le « Temple » est le lieu de la « Présence » divine, où « séjourne » la lumière divine. À ce degré, même l’amour du divin est en quelque sorte annihilé, ne subsistant que comme « vase » du divin. Toute conscience de soi a disparu, même la conscience d’« aimer ».

41. La doctrine habad appelle « lumière qui enveloppe » la lumière divine en soi, celle qui resplendit dans toute sa pureté avant qu’elle ne soit « cachée ». La lumière divine cachée dans ce qui est créé est la « lumière vêtue » des vêtements du fini. La lumière « enveloppante » de hayyah est la source divine de ce degré. Il s’agit, en d’autres termes, de la lumière de l’Infini avant qu’elle ne soit revêtue des vêtements de hayyah.

42. D’après le Talmud (Betzah 16 a), chaque Juif est doté d’une âme supplémentaire le jour du Shabbath. Pour Dov Baer, la lumière « enveloppante » de hayyah contient, le Shabbath, une lumière plus élevée encore qui vient de l’« enveloppement » de yehidah. Il y a donc, le Shabbath, un peu du degré de yehidah dans le degré de hayyah. L’homme gravit les échelons de l’âme divine plus par une sorte de « grâce divine » que par son propre effort ; il s’ensuit que le degré le plus élevé ne peut généralement être atteint que le Shabbath, jour d’une grâce particulière.

43. Cf. p. 81. Venue de la source la plus élevée — la sephirah « Couronne » — elle illumine la sephirah « Beauté ».

44. Il s’agit donc ici de la yehidah de l’âme divine, le degré le plus élevé de tous, telle qu’elle est, non-cachée. Le divin dans l’âme tend vers le divin, comme le semblable au semblable.

45. Le « chant simple » est l’essence du chant, la mélodie avant qu’elle ne soit traduite dans la suite des notes d’une composition. Dov Baer a donc décrit trois types de mélodies : I) le chant des Lévites = mélodie accompagnée de paroles = extase du cœur ; 2) le chant de Moïse = la mélodie même, sans paroles = extase de l’esprit ; 3) le chant simple = l’« essence » de la mélodie = extase plus haute que la raison.

46. La sephirah Royauté est la dernière ; elle est la Source de toutes choses créées ici-bas. Dans le monde d’Émanation, cette sephirah contient la lumière divine de Couronne, la plus haute des sephiroth. Dov Baer en déduit que lorsqu’il y a extase de l’esprit (quatrième degré), la sephirah Royauté répand une clarté qui vient du monde d’Émanation. Cela implique qu’au cinquième degré, la clarté vient d’une source plus élevée encore, qui est Couronne elle-même. La clarté ne venant pas ici de Couronne directement, mais de la sephirah Royauté où sont réalisés les détails des choses créées, la compréhension de chaque individu variera selon ses talents spirituels et son don de contemplation. Les âmes n’y sont donc pas « égales », contrairement au cinquième degré qui ne connaît pas de divisions.

47. Citons à ce propos, ce texte de Schnéour Zalman : « Le son du Shofar (corne de bélier dans laquelle on souffle notamment au Nouvel An) est un son simple qui provient du souffle du cœur. Cela n’est pas comme la catégorie du discours qui est celle des lettres ; les lettres que l’on emploie dans le langage viennent en effet des lettres formées dans le cerveau, qui, elles, dérivent de l’intellect, etc. Il en va autrement du son simple issu du souffle du cœur, et qui est plus élevé que la raison. Il y a à la fois extériorisation et intériorisation dans le cœur. L’extériorisation du cœur est plus basse que la raison et est le “récipient” de la raison ; comme il est écrit (Prov. XII ; 8) : “En proportion de son intelligence, l’homme mérite des éloges”, car l’extase des qualités du cœur (= les qualités d’émotion) est à la mesure de la raison. Mais cette extase des qualités n’appartient qu’à la catégorie de l’extériorisation du cœur ; c’est “le vouloir inférieur” qui est la volonté du cœur issue de la contemplation avec l’intelligence. Mais l’intériorité du cœur s’appelle “le vouloir supérieur” et n’est en aucune façon issue de la raison, mais elle est plus haute même que la raison… C’est à cela que se réfère le verset (Lam. II, 18) : “Leur cœur crie vers le Seigneur”, car le cri dans le cœur jaillit de l’intériorité du cœur ; il résulte de la “dissimulation” et de l’“opposition” que rencontre l’âme dans sa descente ici-bas où elle se trouve très éloignée de la lumière de la Face du Roi vivant, En Soph, béni est-Il. »

48. Les sephiroth Clémence et Rigueur représentent la Miséricorde et la Justice de Dieu. L’homme possède, lui aussi, des « volontés » contradictoires de pitié et de justice, qui peuvent l’une et l’autre servir Dieu. Il existe aussi une « raison cachée dans la volonté », en d’autres termes une motivation inconsciente aux actions que l’homme veut accomplir. Dov Baer souligne ici que le « simple vouloir » n’est pas seulement plus élevé que la raison consciente, mais plus élevé aussi que la raison inconsciente, car il est en quelque sorte l’essence pure de la volonté.

49. Il y a deux sortes de délices : la joie directe éprouvée pour Dieu, et la joie qui vient par la contemplation de la distance entre l’homme et Dieu, ce qui provoque le désir de la proximité de Dieu. Mais au stade du « simple vouloir », il n’y a que pur délice, l’« essence » du délice avant qu’il ne soit fractionné en différentes formes.

5 o. Le « simple vouloir » est en quelque sorte un instinct du divin, instinct si fondamental — comme l’instinct de conservation l’est pour le corps — qu’il inclut toutes les autres formes d’attraction du divin, qu’il absorbe toute autre expérience, au point que l’homme « émerge des bases de l’esprit et du cœur », qu’il n’a plus conscience d’une expérience de l’intellect ou de l’émotion.

51. L’homme possède alors le pouvoir de se « retirer » de la vie elle-même dans la nostalgie de Dieu.

52. L’âme se dresse pour échapper aux péchés qui lui font obstacle au divin.

53. Cf. Talmud (Shabbath 88 b) : « Rabbi Yoshoua ben Lévi a dit : “A chaque parole sortie de la bouche du Très-Saint, béni est-Il, les âmes d’Israël s’en allaient, car mon âme s’était pâmée pendant qu’Il parlait” (Cant. V, 6). »

5.

Chacun peut donc reconnaître son niveau et la place à laquelle il est parvenu, selon son intelligence, sa connaissance et son cœur, et selon l’étendue de la formation au service du cœur qu’il a reçue dans sa jeunesse, et il peut discerner en son âme chacune des erreurs dans lesquelles il est tombé. Et s’il s’en trouve dont l’âme est parfaite et le cœur vraiment fidèle au Seigneur, qu’ils prennent bien soin de se connaître à tous moments, de peur qu’ils ne s’égarent. En effet, la principale confusion — entraînant, même parmi ceux qui recherchent et désirent la proximité de Dieu, une diminution de la lumière de la Torah et du service du cœur — n’est rien autre que l’illusion sur soi-même. La cause en est une faiblesse de l’effort dans la recherche de Dieu de tout le pouvoir du cœur tout entier. L’homme désire être proche, mais ce désir est distant et son cœur absent. C’est à ce propos qu’il est dit (Prov. XVII, 16) : «Acquérir la sagesse? Mais le cœur est absent.» Car l’important est d’accorder une totale attention à une juste compréhension de la vérité des paroles du Dieu vivant. À cela, l’homme devrait consacrer son âme et son cœur tous les jours de sa vie de vanité. Pourquoi devrait-il laisser la fausseté et la vanité entrer dans son âme en sorte que tout devienne distant et non plus proche, Dieu l’en préserve? Il est bien connu et communément admis que le plus grand emmêlement de bien et de mal, on le trouve chez celui qui se dupe lui-même.

Cependant, tout cela concerne ceux qui sont en quête du Seigneur, qui recherchent et désirent en vérité la proximité de Dieu; mais on ne le trouve pas chez la plupart de nos frères. C’est pourquoi il est nécessaire de blâmer ouvertement, par amour secret aussi bien que déclaré, et de dévoiler et faire connaître à chacun son mal. Si même son âme pleure en secret et s’il est vraiment affligé, l’orgueil et les chaînes de l’égoïsme recouvrent tout, au point qu’il ne voit en lui aucune faute, et qu’à ses propres yeux la voie de chacun est pure. À cela, il n’est point de remède.

S’abuser soi-même par ignorance n’est pourtant pas la principale cause d’erreur en vérité. Elle est plutôt provoquée par une pusillanimité généralisée de la volonté et de l’intérêt pour toutes les paroles du Dieu vivant. Car la plupart des hommes sont totalement absorbés par leurs affaires. Même s’il y a un réveil de l’esprit, de temps en temps, ou au moment de la prière, l’homme ne peut pas encore supporter le joug de l’effort dans son esprit, ni scruter en profondeur un sujet comme le «contenir et emplir», pas même d’une manière générale et certes moins encore de cette manière détaillée qui aboutirait à la catégorie du «bien-pensé» dont nous avons parlé. Cela ne dépasse jamais la catégorie de la «pensée frigide», comme le savent bien ceux qui reconnaissent la vérité sans souhaiter s’abuser eux-mêmes, Dieu les en préserve. Il en ressort une résolution d’une grande froideur; elle n’a qu’un effet temporaire : on est encouragé à étudier un peu l’Écriture pendant quelques instants après la prière, — et une ou deux heures plus tard, cette résolution a fondu et il n’en reste pas plus que si elle n’avait jamais existé. L’homme engage dans des questions d’affaires jusqu’à la yehidah de son âme naturelle, et il s’occupe de ses besoins corporels comme s’il s’agissait de la prunelle de ses yeux, comme le fait pour le service du Seigneur celui qui est au stade dont nous avons parlé 1, et auquel s’applique le verset (Ps. XXXV, I o) «Tous mes os diront…» Même lorsqu’il entend ou voit les paroles du Dieu vivant, ce n’est qu’à grande distance; et si même les paroles sont proprement évaluées, c’est tout juste s’il les reconnaît. «Tes regards se sont à peine posés dessus, et cela s’est évanoui» (Prov. XXIII, 5), l’oubliant si totalement qu’il semblera qu’il n’en a jamais rien été. Ce n’est en aucune façon une «oreille qui écoute». Mais, en vérité, demeure cependant la catégorie de la nature juive essentielle, la catégorie du néphesh de l’âme divine qui se détourne du mal et agit le bien, revêtue d’une résolution, dans la catégorie du «résidu» pour le moins 2.

Mais il y a là aussi un grand relâchement. Des prétextes sont bien vite invoqués pour les obstacles dus à la matérialité du corps, au soin des affaires, à l’attirance de l’essence de l’âme pour ce monde, jusqu’à ce que l’on sombre dans la catégorie des choses inanimées 3. On appelle cela «arrêt du cerveau» 4 : on n’entend plus que «du lointain», sans aucune possibilité pour l’intelligence de comprendre ou d’accepter. Cela est bien connu de ceux qui reconnaissent la vérité, en sorte que ne se pose pas la question «Quel intérêt?», car on n’«entend» rien 5.

Cependant, même parmi ces deux groupes 6, on peut trouver beaucoup de choses qui sont bonnes et dignes d’éloges d’un point de vue entièrement différent. Lorsqu’un homme remarque qu’il n’«entend» pas ou qu’il ne parvient pas à l’extase, ni dans l’esprit par la connaissance, ni, moins encore, dans le cœur, il est transporté au niveau du simple repentir dans le cœur, au domaine de l’amertume et de l’humilité; il se souvient des péchés de sa jeunesse, et il pousse un grand cri soudain, sans réflexion sur le divin autre que général. C’est ainsi qu’il est dit (Lam. II, 18) : «Leur cœur crie vers le Seigneur», littéralement, en repentir venu des profondeurs du cœur et en grande amertume ou en grande humilité.

Le Seigneur voit dans le cœur de ceux qui se repentent en pleurant à grande voix, que le cri soit authentique ou ne le soit pas, et même s’il vient sans aucune réflexion. Car le cri vient de l’éveil de l’âme divine. Il est possible au pécheur de se repentir dans la yehidah de l’âme divine au point que l’âme expire; il existe au moins la catégorie de rouah ou neshamah qui éveille au repentir. Cela provoque le cri dans la prière, comme il est écrit (Ps. CVII, 6) : «Ils crièrent vers le Seigneur dans leur détresse.» Cette extase est contenue dans l’extase divine de l’âme divine, mais on y atteint par (la conscience de) l’opposition. L’âme divine étant dans la proximité et l’attachement, elle est transportée, avec un cri soudain, dans le cœur charnel. Comme il est écrit (Ps. LXXXIV, 3) : «Mon cœur, et ma chair chantent vers le Dieu vivant.» Cela revient au même, mais ici cela provient de l’opposition 7.

Nombreux sont ceux qui s’égarent à ce propos. Ils raillent ce cri dans la prière, mais en vérité ils sont trop aveugles pour voir que c’est cela précisément que les «Liqqouté Amarim» 8 désignent comme des «pleurs ancrés dans mon cœur d’un côté, et la joie de l’autre», etc. Car la joie est le délice divin dans l’esprit, qui pénètre dans le cœur avec la sensation. Tel est le lot de la proximité de l’âme divine. Et pourtant, à ce degré-là, l’âme divine est amère, et pleure sur son éloignement de l’Un. Tel est le sens de : «Les pleurs d’un côté»; mais en ce même instant, il devrait y avoir «la joie de l’autre côté». Et pourtant, dans les deux groupes dont nous avons parlé, on ne trouve que les pleurs. C’est l’âme divine dans sa profondeur que le Seigneur cherche et recherche très intensément. Comme il est écrit (Ps. XXXIV, 19) «Le Seigneur est proche du cœur brisé», le cœur brisé par le sentiment d’être peu digne et éloigné de Dieu, comme on le sait.

Le troisième groupe est celui de ces hommes qui sont parvenus à l’extase en pensée 9, ceux qui «entendent profond dans la pensée», comme nous l’avons dit. Cela aboutit à une grande nostalgie, au désir que le divin se révèle dans le bien-agir, même si cela n’est pas encore ressenti dans le cœur.

Il faut ici un blâme grand et puissant. Nous remarquons clairement que la majorité des hommes — même parmi ceux qui sont bien formés et bien instruits, et qui désirent en vérité les paroles du Dieu vivant — bien qu’ils possèdent ce talent pour «entendre», qui est «une oreille qui entend», ils en font fi réellement et le transforment en son exact opposé! Car une telle personne est transportée d’extase lorsqu’elle entend et s’absorbe entièrement en pensée dans les détails d’un sujet divin, et s’exclame (Is. XLIV, 16) : «Ah, la bonne chaleur! J’ai vu la flamme» — et puis s’arrête là. Si même cet homme fait cette expérience deux ou trois fois, cela ne dépasse pas la durée d’un éclair ou d’une lueur dans l’esprit ou le cœur. Tout cela reste caché et bien dissimulé dans son âme, jusqu’à ce qu’il n’en reste plus rien; car il retourne immédiatement aux intérêts de son corps, et ne veille pas assidûment et avec constance (sur ce qui importe en vérité) pour l’ancrer fermement dans l’âme dans toute sa longueur, largeur et profondeur, et ainsi ravive sa pauvre âme — car cela est sa vie même, mais il l’éloigne de lui. Il croit qu’en étudiant le sujet, et en le comprenant jusqu’à être transporté d’extase, il a rempli son devoir et est en droit d’être appelé hassid, et qu’il peut maintenant s’occuper de ses affaires avec tout le soin qu’elles réclament. Il est en outre imbu de la sainteté qu’il s’accorde à ses propres yeux, au point que tout est dans la confusion et qu’il s’abuse grandement. Lorsqu’arrive le moment de la prière, tout cela reste du domaine de la dissimulation et de l’«enveloppement», et si même il s’épuise à parvenir à l’extase de l’esprit, il ne saurait en reconnaître ni la nature ni les bons fruits, comme le savent bien ceux qui s’interrogent à ce sujet.

Tout cela n’est dû qu’à la maladie de l’âme naturelle. Elle s’est en effet accoutumée en grande mesure au matérialisme du corps; comment pourrait-elle alors supporter de recevoir la sensation vraie des paroles du Dieu vivant dans l’«entendre» dont nous parlons? Cela est dû également au relâchement et à l’absence de travail et d’effort, sauf d’une manière superficielle, et simplement pour remplir son devoir, comme un chant ou une mélodie que l’on entend 10. Car le talent d’«entendre» comprend une grande variété de degrés. Certains «entendent» avec une grande profondeur; d’autres «entendent» et sont transportés d’extase, mais hâtivement et superficiellement : l’extase de l’esprit même n’est pour eux qu’externe et pas du tout intérieure. En conséquence, lorsque l’on tombe, on descend complètement depuis le degré auquel on avait atteint, en très peu de temps et à cause d’à peine quelques obstacles tels que ses préoccupations d’affaires. On tombe dans la concupiscence égoïste, on devient tout bouffi d’orgueil, etc., jusqu’à en perdre son talent pour «entendre», comme le savent bien les hommes d’expérience. Et cela est suffisant pour celui qui comprend.

Cependant, une réflexion plus serrée et plus nuancée sur la cause de ce mal dont souffrent la plupart des gens fait apparaître que la cause en est différente. Il semble en effet que ces hommes ne possèdent pas dans leur vraie nature un cœur véritablement brisé, car ils n’ont pas reçu dès leur jeunesse les premières paroles du Dieu vivant par un repentir vrai venu des profondeurs du cœur, mais seulement d’une façon superficielle et fugitive. Même la notion de «résidu» s’est perdue depuis longtemps, en sorte qu’on se trouve parfait, à ses propres yeux, sans brisure ni manque. En conséquence de quoi, les paroles du Dieu vivant concernant cette perfection ne sont pas appréciées à leur valeur ni saisies dans la profondeur du cœur et de l’esprit, mais comme quelque chose d’extérieur. Si même on savoure le sujet et si l’on est véritablement transporté d’extase sur l’instant, tout redevient aussitôt caché, comme si cela n’avait jamais été.

Qui possède un cœur brisé dans sa vraie nature doit être reconnaissant à son âme divine, car elle est pleine de mélancolie dans la prison du matérialisme du corps. Cette mélancolie semble être le propre de la nature humaine, à cause des vêtements de l’âme naturelle; on l’appelle : «mélancolie naturelle» 11. Mais en vérité, cela n’est pas dû le moins du monde à l’âme naturelle, car la nature de cette âme n’est mélancolique qu’à cause d’un manque ou d’une perte physique, et non parce qu’elle est privée de la lumière divine. C’est pourquoi les Rabbins disaient de ceux qui reçoivent les secrets de la Torah que leur cœur doit être agité d’une constante inquiétude en eux 12. Cela se rapporte au stade de la mélancolie naturelle essentielle issue de l’essence de l’âme divine, sans laquelle la lumière qui vient des secrets de la Torah ne peut illuminer l’âme et ne peut durer en aucune façon; sans elle, l’homme pénètre dans les ténèbres, et il n’en ressort qu’orgueil et «rejet du joug», comme on le sait par expérience vraie.

Un homme ne peut en aucune manière recevoir les vrais secrets de la Torah et la compréhension la plus profonde de la lumière de En Soph au point que cela devienne vraiment et fermement ancré en son âme, à moins de posséder une mélancolie naturelle, essentielle, implantée en lui depuis sa jeunesse, au sens propre des termes. Et encore, seulement si cela est de la catégorie de l’essence, et vraiment profond. Cela se rapporte à une véritable brisure de la nature, au point que l’on exècre sa vie, véritablement et constamment, heure après heure 13. Alors habitera en lui la Source de toute vie, la Source de tout, pour «faire vivre l’esprit de ceux qui sont brisés» (Is. LVII, i5). Comme il est écrit (Is. LXVI, 2) : «(J’aime habiter) avec les humbles et ceux qui ont l’esprit contrit…» Alors, par tout ce qu’il accomplit dans la contemplation sur les secrets de la Torah, ceux-ci sont livrés à son cœur avec une bénédiction vraie, si son cœur est humble en lui. Sinon, ils ne sont pas du tout livrés à son cœur, même s’il connaît et comprend leur sens obvie 14. Alors aussi, ce qui concerne toutes les voies du service divin, le Seigneur l’acceptera. Et alors, ses soupirs et sa mélancolie naturelle seront transformés en joie et délices, par le simple fait du divin qui repose véritablement sur son âme. Mais sans cela (et particulièrement si sa nature est au contraire sanguine et l’incline à une exubérance naturelle), à supposer même qu’il soit un vase prêt à recevoir tous les secrets, cela ne durera pas longtemps dans son âme, et il traversera tous les jours de sa vie dans les ténèbres et dans l’illusion sur son propre compte. Car en aucune façon le Seigneur n’est avec lui.

On peut tirer de cela une leçon qui convient aussi à l’«homme moyen» 15, en fonction du stade spirituel où il se trouve : (l’absence de mélancolie naturelle) est la principale cause de cette maladie de l’âme dont nous venons de parler — puissent-ils ouvrir les yeux par pitié pour leur âme, et ne pas se détruire en s’aimant eux-mêmes et en refusant de considérer leurs fautes. Et cela suffit à qui comprend. Combien cela n’est-il pas plus vrai encore en notre génération où des nouveaux disciples ont récemment apparu sans avoir même commencé à cultiver, depuis leur jeune âge, le cœur brisé dont nous parlons, mais ont ouvert leurs yeux immédiatement sur la sagesse divine pour comprendre tout et tout connaître d’un coup, comme s’ils étaient l’un des plus grands. Ils sont parfaits dans tout leur être, ces enfants sans défaut, et ne discernent en eux-mêmes aucun mal; ils sont indulgents envers eux-mêmes, car ils se réjouissent de leur compréhension et de leur grand savoir, surtout par amour de soi. Le peu même de cœur brisé qu’ils possèdent par nature, ils en font bien peu cas : cela appartient — c’est ce qu’ils s’imaginent — à l’échelon le plus bas, qu’ils appellent «la piété naturelle», naïve. Mais c’est là une erreur extrêmement grave. Sur mon âme, en cette erreur tombent la majorité des nouveaux venus de valeur, à part un petit nombre de nos amis plus mûrs qui connaissent la vérité. Eux aussi se sont égarés parce qu’ils sont tombés dans des intérêts profanes. Si même ils ont entendu de nombreux sermons consacrés à ce sujet 16, ils proclament que cela ne s’adresse qu’aux pécheurs qui se repentent. Mais, sur mon âme, les hommes de grande valeur en ont davantage besoin que les petits. Telle est la cause principale de leur chute, petit à petit, sans qu’ils la décèlent jamais en eux-mêmes.

Il existe une autre raison importante à ce mal grave dont nous venons de parler : c’est l’effort et le travail trop restreints que l’on fournit pour insérer dans l’âme, en pratique, les paroles du Dieu vivant, concrètement. Ils sont en effet nombreux ceux qui travaillent dur et à grand effort pour comprendre et pratiquer le sujet, encore et encore jusqu’à ce qu’il leur devienne tout à fait familier et que leur langue réponde avec aisance aux questions qu’on leur pose — mais cela ne dépasse pas le niveau de la simple étude superficielle qui vient des lèvres, extérieurement, sans que le cœur ou l’âme soient en rien engagés. En effet, ces gens ne se donnent pas au service divin qui est d’ancrer fermement le sujet dans leur âme d’un attachement (devéqouth) solide et puissant, et véritablement de vivre par lui : à ceux qui les recherchent, les paroles du Dieu vivant sont véritablement la vie, comme il est écrit (Dt. IV, 4) : «Vous qui êtes attachés au Seigneur votre Dieu, vous êtes tous vivants», etc. Et le contraire est considéré comme la mort. Même dans les affaires mondaines, il y a une grande différence entre celui pour qui le sujet est vivant, bien vivant, et celui pour qui le sujet manque de vie. La vitalité de l’âme dans les paroles du Dieu vivant ne découle et résulte que du labeur au service de Dieu et d’un grand effort dans la prière, ainsi que de l’étude de la doctrine (habad), du saint Zohar et des livres de la Tradition (Kabbale), les scrutant profondément, liant à eux son cœur et son âme, d’un attachement puissant et véridique, au point que l’âme revive d’une vitalité nouvelle, vraie. Cela doit être constant et d’une grande assiduité; c’est alors que les paroles du Dieu vivant seront fermement ancrées en son âme, à jamais, et la lumière percera comme l’aurore, emplissant son âme d’un bonheur tangible, accroissant et étendant amplement la lumière divine et l’enracinant en son fondement éternel. Alors, l’homme est comme «l’arbre planté au bord des eaux» (Jér. XVII, 8), et tous les vents du mal qui sont au monde ne sauraient l’ébranler (Mischna, Abboth, III, 22).

Le quatrième groupe est celui de ces hommes, hommes de cœur, dont le talent pour «entendre» — appelé l’«oreille qui entend» — permet de pénétrer dans le cœur en sorte que celui-ci est transporté d’extase et que l’oreille n’est plus seule à «entendre» 17. Il existe parmi eux bien des types différents. Il y a celui dont le talent pour «entendre» — qui lui permet d’«entendre» un sujet de bout en bout — est aussitôt comme «réduit» lorsqu’il est transporté par l’extase du cœur 18. Il ne scrute pas profondément toute la vraie ampleur et profondeur du sujet, mais le réduit entièrement à une idée très brève qui lui est appropriée et acceptable. C’est un mal détestable qui détruit toute chose; car rien ne lui reste. Non seulement il perd la part principale, mais sa perte annule ce qu’il a pu gagner; il perd en effet cela même qui lui restait. Cela ne dure pas parce que sans l’intellect il n’y a pas de vitalité dans le cœur 19, comme on le sait; cela reste dans le cœur, mais sans perception intellectuelle. Par conséquent, celui qui aspire vraiment à la proximité de Dieu dans son âme devrait veiller à ne point se laisser impressionner par l’extase du cœur, à ne point en avoir conscience le moins du monde 20. Au contraire, cette extase devrait accroître de sa puissance la force de son intellection, en sorte qu’il creuse toujours plus profond, pénétrant le sujet dans toute son étendue. Il ne faudrait pas commettre l’erreur d’interdire ou de condamner cette extase — Dieu nous en préserve! mais il faut veiller à ce qu’elle ne cause pas une réduction de la profondeur ni de la longueur, etc. C’est ce qu’on appelle : «Le cœur entraîné par l’intellect», de même qu’un homme est porté à l’extase du cœur par quelque affaire réussie, et son cœur s’élève jusqu’à son intelligence, et il ne le sent pas 21; au contraire, cela lui procure une énergie supplémentaire pour creuser toujours plus profond. Ce n’est pas encore le quatrième degré, celui de la concentration dans l’esprit lui-même dont nous avons parlé, mais l’extase du cœur est, ici, déjà incluse dans l’esprit et unie à lui.

Toutefois, cela ne s’applique qu’à ceux dont l’extase du cœur suit de très près la contemplation ou le fait d’«entendre» un sujet qui trouve grâce à leurs yeux 22. Cela peut aller jusqu’à une extase qui prend le pas sur la contemplation, en sorte qu’ils ne se rendent pas compte de la cause de l’extase. Il est facile à de telles personnes de faire passer totalement l’extase du cœur à l’esprit. Mais il existe parmi eux un type de personnes différent pour qui l’extase de l’esprit reste un certain temps dans l’esprit sans être attirée dans le cœur immédiatement, et pour qui l’extase vient dans le cœur par étapes et avec la sérénité correspondante. Pour de telles personnes, le cœur et l’esprit sont légèrement décalés, ils ne cohabitent pas à l’unisson. Au moment où l’extase pénètre dans le cœur, toute l’extase de l’esprit a virtuellement cessé; ne subsiste alors que l’extase du cœur, qui cependant est née dans l’esprit. On l’appelle le «c’est-pourquoi» 23. Et à l’inverse, aussi longtemps que l’esprit connaît l’extase, il n’y a nulle extase dans le cœur. Il arrive donc fréquemment qu’il y ait une plus grande extase dans le cœur que dans l’esprit, ou, inversement, qu’il y ait une plus grande extase dans l’esprit que dans le cœur. Cependant, ces personnes ont un avantage, car elles savent ce qui les transporte d’extase 24, mais ce n’est que sous une forme brève. Il en va autrement des «cœurs rapides» dont nous venons de parler, et dont le cœur peut s’émouvoir d’une extase si ardente qu’ils ne savent ce que c’est. Quoi qu’il en soit, tout cela appartient à une forme d’extase excessive et superficielle, extase du cœur qui, pour l’un, n’entraîne pas une trop grande conscience de soi, car l’extase s’est élevée jusqu’à l’esprit, — et pour tel autre, la conscience de soi persiste 25. En vérité, les deux formes sont différentes l’une de l’autre.

Et voici un conseil de vérité sur la manière de faire durer en permanence la crainte et l’amour naturels qui viennent de l’esprit, à la façon du «c’est-pourquoi» dont nous avons parlé. Il y faut une seule chose : l’expérience doit être du domaine intérieur et atteindre le fond du cœur; elle doit s’accompagner d’un grand désir et d’un amour vrai venus du milieu du cœur, ainsi que d’une forte attirance ou d’une grande extase de désir. Ou, au contraire, elle doit s’accompagner d’une grande amertume du cœur dans l’opposition à son contraire 26. Sinon, l’extase n’est que superficielle et illusoire; elle s’évapore tout entière et guère plus qu’un instant.

Il y a encore une autre raison à ce mal : la faiblesse du cœur dépourvu de tout pouvoir — et l’extase s’évapore en un instant. La raison en est l’absence de l’acte qui devrait résulter de la crainte et de l’amour naturels 27. On sait bien en effet que la lumière divine ne peut être appréhendée que dans un récipient, et que, plus le récipient est vaste, plus forte est la lumière, comme l’étincelle dans une lampe ardente. Ce récipient est fourni par l’acte, et il y a une grande variété de récipients grâce auxquels sont préservés l’amour et la crainte dont nous venons de parler. Cela signifie qu’il faut accepter en amour le joug du royaume des Cieux, s’attacher à la Torah et aux préceptes de Dieu, et, au contraire, être éloigné du mal, etc. ; et il faut immédiatement exprimer l’amour et la crainte par une pratique concrète 28. Car, comme on le sait, il est bon de placer la lumière dans un récipient; c’est alors seulement qu’elle peut durer. Mais sans récipient, la lumière ne peut en aucune façon se perpétuer. C’est une maladie qui en a fait tomber beaucoup qui, aussitôt après la prière ou l’étude de la Torah dans l’extase, se tournaient vers des actes contraires. Là-dessus, je ne suis pas autorisé à écrire. Leur gain est en outre annulé par leur perte à l’avenir 29. Un récipient vide ne peut en effet rien tenir 30. Lorsque brille la lumière de l’extase du cœur, c’est comme une étincelle qui flotte un instant dans l’air; ou encore comme un feu de paille enflammée qui s’embrase d’abord à grand bruit, et s’affaisse aussitôt. Il en va autrement de l’extase qui vient des profondeurs du cœur. On peut la comparer à la cuisson de la viande qui devient tendre et bonne à manger à la fin de la cuisson — c’est cela le «cœur de chair» (Ezéch. XI, 19) 31. Il en va autrement quand elle n’a pas été bien cuite : elle reste coriace.

Outre l’éloignement de l’extase du cœur par rapport à l’intellect, il y a une autre cause à ce mal, plus fréquente : il y a trop peu de ce cœur brisé dont nous avons parlé. Pour l’homme qui possède un cœur brisé de nature, la vitalité de son âme et de son cœur dans la contemplation est plus puissante. Cela est vérifié et éprouvé. Plus brisé est le cœur, plus grande est l’humilité du cœur — l’«être-comme-rien à ses propres yeux» —, davantage durera l’extase du cœur en plus grande vérité. Cela procurera, tout au long du jour, la lumière et la vie nécessaires au service de Dieu dans la Torah et les préceptes. Plus on est indigne et méprisable à ses propres yeux, en son cœur authentiquement, plus le cœur devient un vase capable de retenir l’extase divine qui résulte de la contemplation. De cela il est dit (Prov. XII, 19) : «La parole de vérité reste à jamais», mais du contraire il est dit (ibid.) : «Mais la langue mensongère ne dure qu’un clin d’œil.» Telle est la mélancolie essentielle dont nous avons parlé, et qui s’étend à tous les détails du sujet, à la contemplation aussi bien qu’aux qualités du cœur, ou à la volonté ou aux délices, etc. Tout dépend de ce qui lie l’un à l’autre et le fait durer, à savoir la qualité du cœur brisé dont nous parlons — et cela vaut même pour les grands de la terre. C’est pourquoi la Mischna (Berakhoth V, 1) enseigne qu’on ne doit aborder la prière que dans une disposition sincère de l’esprit et uniquement avec un cœur humble. Car le Seigneur réside sur les hauteurs et Il ne voit que celui qui est humble (Ps. CXXVIII, 6).

Autre cause encore qui chasse, en à peine un instant, la lumière du cœur : l’atmosphère viciée à cause des concupiscences d’un cœur mauvais, de même qu’une lampe ne peut brûler convenablement dans l’air lorsqu’il est chargé de poussières. Mais le contraire est vrai lorsque l’atmosphère est pure. Cela vient de la pureté du cœur qui prend ses distances envers le matérialisme du monde et le divertissement, etc. Et le fondement en est ce cœur brisé dont nous parlons 32.

Le quatrième groupe est celui des hommes qui ont pénétré bien plus profondément dans les doctrines du hassidisme, avec une grande assiduité. Les enseignements se sont fermement ancrés dans leur âme, dans la catégorie de la concentration interne de l’esprit, comme nous l’avons dit à propos du quatrième degré de l’âme naturelle. L’extase essentielle de l’âme divine est ici revêtue, et a pour nom «chant double» 33. C’est la catégorie des délices essentielles, où l’on se délecte dans le Seigneur, dans la profondeur de la divine concentration 34. Toute l’âme en est tellement absorbée que cela empêche de parvenir à l’extase du cœur, comme nous l’avons dit. Délices très profondes dans l’esprit avec une forte concentration sur la profondeur même du sujet, et seulement à cause du sujet, jusqu’à se perdre complètement, en vérité, à cause de l’absence de conscience de soi — ce qui est «anéantissement de soi», catégorie du «quoi» de Sagesse 35, comme on le sait.

Voyez, il y a ici une grande variété d’échelons différents, distincts l’un de l’autre, l’un plus haut que l’autre, et ce que possède l’un l’autre ne l’a pas. Car il y a le groupe des nouveaux venus qui ne possèdent aucune mélancolie naturelle (cette «profonde brisure» dont nous avons parlé). C’est à ce propos que nos Rabbins disent (Mischna, Abboth, III, 21) : «Là où il n’est point de crainte, il n’est point de sagesse 36.» Car sur ce point ils s’abusent grandement, s’imaginant avoir immédiatement atteint l’extase de l’esprit qui provient du divin Lui-même, délices essentielles (les «grandes délices»); mais cela n’est que superficiel et illusoire. La preuve en est qu’aussitôt que se termine l’extase, on ne parvient qu’à une conscience essentielle de la chose elle-même seulement 37. Il tient réellement les autres pour des bêtes 38; ce n’est que vantardise intérieure et naïveté. À première vue, il paraît humble et méprisable à ses propres yeux et semble être parvenu à l’«anéantissement de soi», mais c’est en réalité le contraire : il a une haute idée de lui-même, c’est l’orgueil dans toute son ampleur. La preuve en est que lorsqu’on le réprimande vertement 39, il est grandement troublé jusqu’à tomber malade. Il désirait parvenir au stade de l’«anéantissement», comme si c’était bien la seule chose qui manquait en lui. De là surgissent, chez de nombreux jeunes, les divers appétits de domination, le besoin d’influencer les autres, et cela n’est dû qu’à l’illusion que leur but est désintéressé 40. Cette maladie se rencontre fréquemment chez la majorité des «enfants», ces hommes jeunes et fragiles qui n’ont jamais vraiment goûté la saveur de la vraie amertume de la mélancolie naturelle, de la «brisure», et qui aspirent à atteindre trop rapidement la divine sagesse dans toute son ampleur. Cela est dû principalement à l’enchevêtrement (du bien et du mal) dans l’âme naturelle qui lui a été transmise par ses parents, — et le résultat en est qu’il est conscient de soi, et cela, comme on le sait, est le mal de nogah 41. C’est pourquoi, dans tout ce qu’il entreprend, même à propos de sujets divins, il ne se débarrasse jamais (de la conscience de soi).

C’est là une des causes fondamentales. Tel homme possède peut-être une âme plus haute que d’autres, et pourtant l’âme naturelle, quant à elle, peut provenir d’un «lieu» très bas 42. C’est pourquoi il possède un plus haut degré d’extase divine essentielle, mais, dans les vêtements de nogah dans le corps, elle est d’une grande conscience de soi. Réciproquement, tel autre aura l’âme divine humble et éloignée de l’extase divine, par comparaison à d’autres, mais son âme naturelle peut être très affinée, au niveau de l’«anéantissement» et de l’absence de conscience de soi; il n’a même pas le sens du bien qu’il fait, ignorant être parvenu à accomplir quelque chose. Et celui dont l’âme et le corps viennent tous deux d’un «lieu» élevé, le Seigneur est avec lui puisqu’il est un vase prêt à recevoir toute chose.

Ceux qui sont parvenus au degré le plus haut dans ce domaine, ce sont les plus anciens d’entre nous qui ont reçu en leur âme chaque goutte amère à l’âme même, et cela en rapport avec les paroles du Dieu vivant 43. Lorsque même ils parviennent à l’extase de l’esprit, ce n’est pas dans l’intention d’atteindre un «degré», ni dans leur propre intérêt, mais, au fond d’eux-mêmes, ils désirent seulement la proximité de Dieu.

Ce sont alors délices divines en intention droite. Là réside le Seigneur, en chacun selon le degré de pureté dans les profondeurs de la concentration divine. La preuve en est qu’ensuite, on parvient à l’humilité vraie, au «rien»; on n’est rien, en essence et non de ce «rien» artificiel qui vient en considérant sa propre indignité 44. C’est pourquoi, il n’est nullement ému par une insulte (comme ce «chut!») et ne la sent même pas, car il est vraiment méprisable à ses propres yeux, puisqu’il ne possède rien en propre, et c’est là le contraire même de l’orgueil. (Toutefois, de simples insultes le troublent, car il possède un corps, mais il n’y a là aucune contradiction, comme on le sait 45). Là aussi, dans les profondeurs de l’humilité, il y a une grande variété de nuances. Nombreux sont ceux qui se laissent abuser en ce domaine, s’imaginant qu’ils sont parvenus à la vraie humilité. Chacun devrait se connaître et discerner s’il est dans l’erreur, s’il veut se voir lui-même tel qu’il est réellement, sans l’indulgence qui découle de l’amour de soi.

Autre critère d’authenticité dans l’«anéantissement» et les délices divines dans la concentration : l’attirance de l’âme pour la proximité de Dieu se maintient tout au long de la journée, et notamment dans les actes. On repousse avec dégoût la vanité mondaine de l’existence rétrécie, le cœur et l’esprit étant vides, en sorte qu’on est très chagriné par les bavardages et l’exubérance infantiles qui sont tellement en vogue de nos jours. On reste constamment attaché au divin, très attiré par Lui, avec une pensée très profonde, ou bien encore on étudie à voix haute 46 les sujets révélés et les sujets cachés, etc.

Une preuve encore d’authenticité : on se soucie bien peu des délices de ce monde, tels que le renom, les habits, la bonne chère, et autres appétits grossiers, — comportement de bêtes. Ce monde n’est pas k vrai fondement de la vie. (Dans le langage du Zohar : «Il jette les sujets mondains par-dessus son épaule.») Le but de sa vie est d’être dans la proximité de Dieu, à la lumière de la Torah, intérieurement et extérieurement. Lorsque même il lui faut se plonger dans des questions d’affaires, «il n’a pas hâte de s’enrichir» (Prov. XXVIII, 20), n’en faisant que le nécessaire. Le vrai food de son cœur n’est pas engagé dans les tractations d’affaires jusqu’à s’y sacrifier. car «oui» et «non» sont pour lui la mime chose. Il «remet son fardeau aux mains du Seigneur…» (Ps. LV, 23). À l’inverse, celui dont la concentration n’est qu’en surface, à peine s’est-il engagé dans des questions d’affaires qu’il arrive au stade (de l’absorption, mais appliqué à l’) opposé, y impliquant tout le fond de sa volonté et toute son âme, et plus fortement encore lorsqu’il se plonge dans les affaires. Lorsqu’il retourne à la contemplation, le sujet lui est très distant, et il est obligé de peiner laborieusement avant de pouvoir s’en rapprocher.

Il n’est pas utile de s’attarder plus longuement là-dessus, car ce stade (élevé) est fort peu fréquent, et même le petit nombre de gens qui auraient été dignes d’y parvenir sont tombés pour diverses raisons. Cela peut être dû à ce qu’ils sont extrêmement absorbés à gagner leur vie, ce qui pénètre jusqu’au fond de leur âme, «pourrissant toute chose» (Talmud, Houllin 64 b) au point que «leur âme éprouve du dégoût pour toute nourriture» (Ps. CVII, 18). Cela signifie qu’ils sont si éloignés qu’ils ne possèdent même plus l’a oreille qui entend» dont nous avons parlé. Cela peut aussi provenir de la puissance de l’orgueil et du «rejet du joug» qui transforme la lumière en ténèbre; la cause en est dans une excessive conscience de soi qui, elle, vient de l’amour pour la domination, si répandu parmi les darshanim qui étalent leur prétendue sagesse. Ou il se peut aussi que, depuis le commencement, il y avait un mélange de bien et de mal, en sorte que, au départ, le but n’était au fond que d’acquérir une réputation. Cette maladie mauvaise se cache de dissimulation en dissimulation, même chez celui qui se revêt aux yeux des hommes des beaux vêtements du labeur dans la doctrine hassidique. Mais le Seigneur voit le fond de son cœur. La fin dernière d’un tel homme prouve la nature de son commencement : lorsqu’il lui arrive de tomber, il revient à son être véritable.

Cette chute peut encore être due à une arrogance naturelle, l’opposé même de la vertu d’«anéantissement». C’est pourquoi, dès le commencement, il n’avait pas été «mu hors de soi» 41 le moins du monde. Celui qui n’a pas connu la vertu du «mouvement» et du véritable «anéantissement» ne peut jamais espérer être proche de Dieu, en proximité authentique. Il demeure vide, s’en tenant impudemment à sa seule arrogance, «royauté sans couronne» 48, jusqu’à ce qu’il en vienne â se rebeller et à exécrer toute chose (spirituelle) et tout le monde. Tel est le sens du passage du Zohar (III, I 68a) sur le verset (Is. XXVIII, 16) : «Une pierre éprouvée…» : lorsque souffre le juste, sa lumière s’accroît, mais lorsque souffre le méchant, il blasphème, etc. Étudiez ce passage. C’est là un cas très répandu, et il faut surveiller attentivement de tels hommes, dès le commencement, afin qu’ils ne nuisent pas aux autres — et celui qui veille sur son âme sera hors de leur atteinte.

Le cinquième groupe est celui des hommes dont l’âme resplendit dans la catégorie de yehidah. C’est la catégorie du vouloir simple essentiel et des délices simples, essentielles, plus hautes que la concentration et que la raison de l’esprit, comme nous l’avons dit à propos du cinquième degré de l’âme naturelle dont l’extase revêt l’extase essentielle de la yehidah de l’âme divine. C’est à ce propos qu’il est dit (Zohar III, 288a) : «Attaché à Lui…», et aussi (Deut. IV, 4) : «Vous qui êtes attachés, devéqim…», sans effort, comme nous l’avons dit en détail.

On ne peut certes trouver cela en «un homme par ville…» (Jér. III, 14); mais cela est possible à la clarté cachée de yehidah dans l’étincelle de tout fils d’Israël, — à certains moments, et même dans un certain dévoilement, lorsqu’un homme est transporté d’extase par les délices divines dont nous venons de parler, «les grandes délices de l’esprit». Il peut alors parvenir au degré du délice simple, essentiel, plus élevé, absolument, que la raison. Mais cela ne demeure fermement ancré dans son âme que pour un instant, et en l’absence de récipient, s’évapore immédiatement. Ainsi en est-il à cause de la matérialité du corps.

Nombreux sont ceux qui s’abusent eux-mêmes en ce domaine, s’imaginant être déjà parvenus à ce délice simple, bien trop facilement. Il n’est pas utile d’en parler, car c’est là une illusion tout à fait mensongère, qui vient d’un sang surchauffé et d’imperfections essentielles dans le mécanisme de l’esprit 42; c’est un «défaut essentiel» auquel il n’existe jamais aucun remède. Une telle erreur, une telle vaine illusion, vient de ce que l’on s’imagine que son âme est sur le point de s’exhaler, que l’on expire de nostalgie, et qu’on ne peut plus demeurer dans son corps; on voit des hallucinations monstrueuses et terrifiantes. Il n’est pas utile de parler de tels insensés.

Mais quelque chose du même genre arrive même à ceux qui comprennent l’enseignement; qu’ils y fassent attention s’ils ne veulent pas s’abuser eux-mêmes. Cela vient de ce que s’y mélange l’extase du cœur 50. Lorsqu’un homme est transporté d’extase à la pointe même de son cœur, plus haut encore que la raison, cela se mêle à la catégorie des délices de yehidah qui l’illumine dans une certaine mesure; cela lui semble alors être cette extase simple, authentique, du délice, et il pense que c’est cela qui est ressenti dans le cœur charnel. Il s’imagine que c’est là l’état dont parle le verset (Ps. LXXIII, 26) : «Ma chair et mon cœur se consument…» Et cependant, c’est la confusion d’une très grave erreur. Car, si ce cœur charnel contient un mélange de bien et de mal, dans la catégorie de nogah, comment peut-il être un récipient pour les délices divines essentielles, à moins d’avoir été soigneusement épuré de sa matérialité 51? Et cela, on ne le trouve pratiquement jamais! C’est pourquoi il est certain que ce n’est pas vraiment authentique, mais qu’il y a là une certaine dose d’erreur.

Cependant, d’un point de vue, cette expérience peut être vraiment et complètement authentique. Car, on le sait bien, il existe un état d’extase, même dans le cœur charnel, qui vient de la pointe du cœur, et connu comme catégorie de l’«être brut» 52; cela est inférieur à la connaissance, mais sa racine est plus élevée que la connaissance. Comme il est écrit (Ps. LXXIII, 22) : «J’étais comme une bête devant Toi.» Ceux qui comprennent l’enseignement rejettent cet état, mais c’est que leurs yeux sont trop aveugles pour voir que se trouve là une racine des délices essentielles dont nous venons de parler, sans mélange aucun. Il en est ainsi parce que cela vient de la vertu de vraie simplicité du cœur, comme il est écrit (Gen. XVII, 1) : «Sois simple, parfait.» Cette simplicité est la catégorie de yehidah qui illumine le cœur jusqu’à sa pointe la plus intime. Voici l’épreuve de l’authenticité et sa condition principale : l’extase du cœur charnel s’étend aussi à la seule simplicité, sans aucune conscience de soi.

Par exemple, lorsqu’un homme est durement torturé, son cœur pousse un cri soudain, cri dans le cœur charnel, de la pointe de son âme et de son cœur, qui atteint l’âme même. Il n’y a ici aucun mélange, mais l’authentique seul, comme on le trouve dans l’essence véritable. À l’opposé, cela est vrai aussi d’une chose merveilleuse et très délicieuse : un homme, par exemple, qui a été condamné à mort, apprend qu’on lui laisse la vie sauve; son cœur charnel sera véritablement vivifié à sa source essentielle, comme il est écrit (Gen. XLV, 27) : «Et l’esprit de Jacob leur père fut ranimé» lorsqu’il reçut des nouvelles de Joseph qu’il aimait comme lui-même. Cela est possible aussi pour un pécheur qui se repent authentiquement et pleure dans l’extrême amertume de son âme, laissant déborder son cœur charnel, tant et tant qu’il parvient à la catégorie deyehidah, de même que l’âme de Rabbi Eléasar ben Dordia s’exhala dans les pleurs 53. C’est pourquoi, celui qui se délecte dans le Seigneur en très grandes délices, la vitalité de ces délices charnelles atteignent à la catégorie du délice essentiel de yehidah. Alors, la matérialité du corps ne ternira pas la lumière en son cœur de chair, comme on le sait clairement à propos de ceux qui sont vraiment simples et fidèles dans leur cœur et leur âme, au point qu’ils expirent de nostalgie divine sans en rien savoir ou en rien ressentir en eux-mêmes.

Ce type d’hommes se rencontre plus fréquemment parmi les gens du peuple que parmi les hommes d’intelligence et les sages; mais il y a une division dans la grande variété des stades de la vérité de ce sujet. Celui qui est sage en ce domaine trouvera cela aussi clair que le soleil. Et que cela suffise à qui comprend.

Après toutes ces paroles de vérité consacrées aux stades variés qui se rencontrent parmi nos amis, chacun peut reconnaître sa propre place et son degré. Il devrait veiller sur lui-même afin de ne pas s’abuser en s’acharnant après quelque chose de trop grand pour lui. Comme il est écrit (Ps. XXIV, 3) : «Qui s’élèvera…», et s’il ne s’élève pas, on peut conclure qu’il descendra. Un homme ne devrait jamais critiquer le mal qu’il voit chez son voisin, ni être jaloux de la supériorité et des bonnes qualités de son voisin, car chacun a sa place propre, et l’envie n’entraîne que la confusion dans toutes nos voies. Chacun devrait se comporter selon ce qu’il est par essence, naturellement, sans singer les autres.

Il y a bien des choses à dire en réprimande ouverte contre les habitudes mauvaises et grossières que l’on trouve fréquemment parmi nos amis, et qui viennent de telle ou telle erreur. Mais «c’est par inadvertance que tout le peuple a péché» (Nb. XV, 26) — puisse le Seigneur pardonner à ce reste qui cherche encore la proximité de Dieu. Il y aurait beaucoup à dire aussi sur ce devoir majeur qu’est l’étude de la Torah par seul amour de la Torah, car ce devoir reste lettre morte même pour la majorité de ceux qui comprennent l’enseignement, et certainement pour les jeunes gens et les nouveaux venus. Et beaucoup à dire aussi sur la nature des préceptes dans tous leurs détails, et sur la charité et les principes généraux de la compassion. Je veux également mentionner cette indulgence que l’on s’accorde en engageant tout son cœur dans la recherche de sa subsistance au point que tous les jours de l’homme sont gaspillés en vain. Car telle est la cause principale de l’effondrement pour la majorité de nos amis, grands et petits, anciens et nouveaux, jusqu’à ce que le Seigneur répande des Hauts-Lieux Son esprit sur eux, et qu’ils s’éveillent de leur torpeur. Tel est le sens principal de l’«Exil», qui est comparé au sommeil 54, comme il est écrit (Ps. CXXVI, 1) : «Quand le Seigneur ramena les captifs… nous étions comme des gens qui rêvent.»

Mais, ô mes frères bien-aimés! vous dont l’âme est attachée à la mienne, qui cherchez les paroles du Dieu vivant et les entendez en foi et vérité, dont le cœur ne porte pas de «racine qui produit le poison et l’absinthe» (Dt. XXIX, i7), vous me croirez lorsque je dis que toutes les paroles de ma bouche sortent en vérité de la pointe de mon cœur, telles qu’elles sont dans mon cœur et mon âme, en ma nature et mon être essentiels, telles que j’y ai été formé depuis ma jeunesse sous la direction de mon Maître et père, qui m’a enseigné et instruit — bénie est sa mémoire, jour après jour. On ne doit pas dire — Dieu nous en garde — qu’il y a ici des secrets à ne révéler qu’au «modeste» (c’est-à-dire : aux «initiés»), ou au contraire des choses qui ne s’adressent qu’à ceux qui n’ont pas encore été formés à la vérité. Ce sont là les prétextes qu’invoquent ceux qui sont bouffis d’orgueil et qui veulent acquérir la gloire pour leur propre compte en disant : «J’ai un secret, etc.» inconnu des autres…, et puis tout cela, ils me l’attribuent. Mais, en vérité et foi, je jure, par ma vie, que pas même la moitié d’un mot, dans tous les sujets que je vous ai expliqués, ne vient d’ailleurs que de la pointe de mon cœur, et tous sont destinés à être découverts et compris par chacun de ceux qui ont goûté la saveur de l’engagement depuis sa jeunesse dans les paroles du Dieu vivant. Car toutes ces paroles que j’ai prononcées sont bâties sur l’expérience que j’ai acquise depuis ma jeunesse, depuis vingt années et plus, dans le saint temple de mon Maître et père qui m’a enseigné et guidé, — bénie est sa

Mémoire —. De lui, j’ai connu dans tous leurs détails les souffrances de nos amis, et j’ai examiné par moi-même le cœur de chacun et l’erreur de chacun, autant que l’a permis ma compréhension. C’est pourquoi, que celui qui le désire, obéisse. J’attends votre réponse de la main de notre distingué ami, le messager du Rabbi qui vous remettra cette lettre. Et cela consolera mon âme. Paroles de leur ami qui recherche le bien vrai de leur âme, de toute mon âme et de tout mon cœur, tous les jours de ma vie de vanité, Dov Baer,

fils du Rabbi

notre Maître et père, qui nous

a enseignés et guidés,

le vrai Gaon,

le pieux,

la couronne d’Israël et sa gloire,

son nom honoré,

notre Maître, Rabbi Schnéour Zalman,

bénie est sa mémoire,

et en Eden est son âme,

que son mérite soit notre bouclier.

Amen.

Notes du chapitre V

1. Cf. p. 72. C’est le stade de l’absorption complète qui devrait être réservée exclusivement au service de Dieu.

2. Cf. p. 63, note i8. Schnéour Zalman commente le verset (Cant. VIII, 7) : « Des torrents d’eau se sauraient éteindre l’amour, des fleuves ne sauraient le noyer » comme : les « torrents d’eau » des affaires et des préoccupations profanes ne peuvent éteindre l’amour de l’âme divine pour En Soph.

3. On finit par dégénérer jusqu’à la plus basse catégorie des choses créées, l’état minéral. Tout l’humain, et même toute vitalité et tout sentiment disparaissent : le cœur devient comme une pierre.

4. Cf. Talmud (Tomah 39 a) : « Voici ce qu’enseignait l’école de Rabbi Ishmaël : le péché engourdit le cœur de l’homme. » Dans la littérature juive, on trouve indifféremment l’expression « arrêt du cœur » ou « arrêt du cerveau » pour désigner l’engourdissement du cœur et de l’esprit, l’émoussement de l’intérêt pour le domaine spirituel.

5. Ceux qui « entendent » peuvent mettre en doute la valeur de la contemplation, mais pour ceux qui n’« entendent » pas, la question ne se pose même pas.

6. Le groupe de ceux qui « entendent du lointain », et celui de ceux qui « entendent » et en tirent au moins des résolutions ; ces deux groupes correspondent aux deux premiers degrés de Dov Baer.

7. Ce n’est pas une joie directe, mais la nostalgie de Dieu résulte du sentiment aigu d’une opposition au divin dans l’âme de l’homme.

8. Cf. le Tanya, de Schnéour Zalman : le fidèle peut et doit baigner à la fois dans un état d’allégresse et d’amertume. On éprouve de l’amertume en songeant que l’âme naturelle voile la lumière divine, et de l’allégresse puisqu’on possède l’âme divine. Les « pleurs ancrés dans mon cœur » sont le cri authentique et spontané dans la prière et proviennent de l’« opposition » ; l’âme divine pleure dans son éloignement de Dieu.

9. Dov Baer avait subdivisé les hommes de son premier degré en deux sous-groupes — ceux qui « entendent du lointain » et ceux pour qui « entendre » a pour effet de prendre une résolution. Ce « troisième » groupe correspond donc en fait au second degré.

10. Une musique peut ravir, et ne modifier en rien le comportement ; elle peut rester du domaine de l’agrément.

11. Elle paraît un phénomène naturel, car l’âme divine est revêtue des vêtements de l’âme naturelle.

12. Les Maîtres du Talmud considéraient que l’inquiétude constante du cœur était l’une des qualifications nécessaires pour être digne de recevoir la transmission des enseignements « mystiques » (cf. Haghiga 13a).

13. Cet état de mélancolie ne provient donc pas de quelque événement fortuit qui l’aurait indisposé.

14. Si même il comprend le sens des doctrines, il n’en saisit pas la plénitude : l’enseignement ne peut être « transmis » à quelqu’un qui ne possède pas la mélancolie naturelle, car il ne pénétrerait pas jusqu’au cœur et resterait superficiel.

15. L’« homme moyen » est une expression courante dans la littérature du habad. Le tzaddik, le « juste », est celui qui ne commet aucun péché et gui, en outre, a supprimé ses mauvaises inclinations par la mortification et le jeûne ; le bénani, l’« homme moyen », celui qui est entre le juste et le méchant, ne commet aucun péché, mais doit livrer une lutte constante contre ses mauvaises inclinations.

16. Les plus anciens fidèles du habad, contrairement aux darshanim et aux très jeunes fidèles, connaissaient déjà la doctrine sur la « mélancolie naturelle », exposée par Dov Baer et Schénour Zalman.

17. Le « premier groupe » ayant été subdivisé en deux, le troisième degré de la nomenclature de Dov Baer correspondrait en fait à ce quatrième groupe. Mais Dov Baer se référera à un autre « type » du quatrième groupe, qui reviendra finalement au quatrième degré.

18. Dès qu’il a atteint l’extase du cœur, il ne comprend plus le sujet dans toute son étendue et n’en retient qu’une forme resserrée.

19. On ne peut garder en permanence ne fût-ce qu’une partie d’un sujet sans une perception approfondie par l’intelligence.

20. L’extase du cœur ne doit pas devenir un but en soi. Celui qui y parvient ne devrait pas être impressionné par la sensation que peut produire l’extase du cœur, au point de considérer cette sensation comme le but de la contemplation ; l’extase (cœur) n’est pas un obstacle à la compréhension par l’intellect (contemplation), mais devrait au contraire l’encourager. Le contentement que peut apporter l’extase ne doit pas empêcher le mental de rester fixé sur le sujet de la contemplation. Il ne faut pas faire de l’extase du cœur un « quelque-chose », ni essayer de s’en défaire sous le prétexte que c’est un « quelque-chose » : l’extase n’est certes pas une fin en soi, mais elle n’en est pas moins de très grande importance.

21 . Son esprit est si absorbé que son cœur ne peut s’abandonner à, pourrait-on dire, une extase distincte. L’intellect contrôle les émotions.

22. Ceux dont l’émotivité est telle qu’ils sont très facilement emportés par le sujet qu’ils contemplent. L’extase du cœur devient alors si forte qu’on oublie la cause de l’extase qui est dans la contemplation. Leur cœur est si facilement ému qu’ils pourraient, dans une certaine mesure, le diriger à volonté.

23. L’extase du cœur ne coexiste pas avec celle de l’esprit qui est son « pourquoi ». Comme il y a « décalage » entre perception intellectuelle et émotion ressentie, la perception intellectuelle — la source dans l’esprit — est oubliée lorsqu’elle parvient, graduellement, jusqu’au cœur.

24. Le cœur et l’esprit étant « décalés », l’esprit a le temps de réfléchir sur la cause de l’extase avant que celle-ci soit effectivement vécue. Par contre, ceux dont l’extase est très intense et suit immédiatement la contemplation ne peuvent connaître la cause de leur extase : l’expérience intellectuelle est absorbée, perdue, dans l’expérience émotionnelle.

25. Il s’agit d’une part de ceux dont l’extase du cœur suit la contemplation sans un temps de réflexion qui laisserait place à une forte conscience de soi — et d’autre part de ceux dont le cœur et l’esprit sont « décalés ».

26. Dov Baer fait allusion aux deux « délices » dont il a parlé : joie directe que procure la proximité de Dieu ; joie qui découle d’une extase d’amertume lorsque l’on médite sur la distance entre l’âme et Dieu.

27. Pour que l’extase ait un effet permanent, il — faut que l’expérience se traduise en actes : l’homme doit se comporter différemment, faute de quoi, son expérience, sans expression dans le monde physique, reste vague et vide, comme « en l’air ».

28. Il faut reporter quelque chose de l’extase (dont on a fait l’expérience dans la contemplation) dans les actes, de sorte qu’elle trouve une expression concrète dans le monde physique. Dov Baer fait un jeu de mot sur Gen. I, 4 : Dieu dit de la lumière qu’elle est bonne après l’avoir créée, placée dans un « vase ».

29. Ils ne parviennent pas à assurer la permanence de l’extase, et en outre ils ne pourront plus y parvenir à l’avenir.

3 o. Dov Baer rejoint un paradoxe typiquement cabaliste : seul le « vase » déjà plein de la lumière divine peut recevoir davantage de lumière. Hillel ben Méir compare l’extase qui ne s’exprime pas dans l’action à un vain feu d’artifice.

31. Le cœur s’harmonise à la contemplation, comme la viande bien cuite a été en contact étroit avec le feu. Un tel « cœur de chair », dans le texte d’Ezéchiel, permet de « suivre les préceptes et de pratiquer les lois » ; c’est alors seulement qu’« ils seront Mon peuple et Je serai leur Dieu » — alors que l’extase non suivie d’actes montre que l’on est aussi éloigné de Dieu que l’étincelle qui a perdu le contact de la flamme.

32. L’« atmosphère spirituelle » et la nécessité d’un « cœur brisé » sont deux choses à la fois différentes et semblables. En effet, si l’homme possède un « cœur brisé », il sera amené à rejeter les plaisirs matériels. Dov Baer vient de fournir quatre préceptes pour assurer la durée de l’amour et de la crainte dont on fait l’expérience dans l’extase :

1. La réflexion profonde, non superficielle.

2. La traduction dans l’acte.

3. Le « cœur brisé ».

4. Le maintien d’une « atmosphère spirituelle ».

33. Ce quatrième groupe correspond au quatrième degré de l’extase (p. roi) ; c’est celui des hommes qui « entendent ».

34. La concentration est dans l’esprit ; elle est plus élevée qu’au troisième stade, celui de l’extase du cœur.

35. À ce stade de Sagesse, le moi est perdu dans l’émerveillement et la complète absorption ; on ne peut que demander : « quoi ? » (cf. p. 99).

36. Il faut une « brisure », la crainte de Dieu, pour que puisse être atteint le stade de Sagesse.

37. On aime l’expérience en elle-même, et non le divin dans l’expérience. Dov Baer ajoute en yiddish : « Il est, jusqu’au ras bord, plein de la chose elle-même ».

38. Il est si imbu de sa supériorité en matière d’extase qu’il n’éprouve que mépris pour les autres. Ce n’est plus simple vanité, mais une forme extrême de l’orgueil qui lui fait croire naïvement qu’il est vraiment parvenu à l’« anéantissement de soi ». Son extase vient bien du divin, mais il s’illusionne en croyant qu’il a, de ce fait, réellement oublié le moi.

39. Dov Baer ajoute en yiddish : « On lui dit Shah ! » c’est-à-dire : « chut ! », « silence ! » Il veut probablement dire par là que ses compagnons, voyant cet homme pousser des cris d’extase dans ses prières, l’invitent sèchement à plus de discrétion. Il est alors troublé d’avoir été pris en flagrant délit de fraude ; c’est bien la preuve que son apparente extase ne l’a pas amené à l’oubli de soi.

40. Ils se croyaient soucieux seulement d’enseigner les vraies voies, sans considération pour eux-mêmes, mais en fait, leur but n’est que de dominer les autres, d’agir en supérieurs.

41. Certaines personnes sont donc, de naissance, affligées d’un excès de conscience de soi auquel il leur sera difficile de se soustraire. Sur nogah, cf. Introd.

42. L’âme divine, « parcelle de Dieu », peut lui venir d’un « lieu » très élevé, mais l’âme naturelle qui la revêt lui est tirée vers le bas par ses parents et peut donc venir d’un lieu inférieur. Pourtant, ajoute Dov Baer, l’âme naturelle peut être très affinée, si ses parents l’ont fait venir d’un « lieu » élevé ; on est alors, par nature, apte à l’effacement de soi, si même l’âme divine provient d’un « lieu » relativement modeste.

43. Les plus anciens fidèles du habad ont été formés dès leur jeunesse à cultiver le « cœur brisé ». Ils ne cherchent pas à « acquérir » quelque chose, fût-ce un degré élevé du service divin ; ils ne désirent rien pour eux-mêmes, pas même un plaisir spirituel.

44. Réfléchir à son néant serait attirer l’attention sur son moi. Or celui-ci doit être « néantisé » au point qu’on ne puisse même plus considérer sa propre indignité. On peut dire qu’il n’y a virtuellement plus de moi.

45. Le « chut ! », qui troublait l’orgueilleux, ne le touche pas parce que son désir de Dieu n’est pas une question personnelle, mais le désir désintéressé que le divin habite son âme. Mais, même en état d’« annihilation » dans le service divin, on ne devient pas un surhomme ; la nature humaine demeure sensible aux insultes grossières.

46. Selon la tradition rabbinique, on doit étudier la Torah en en prononçant effectivement les paroles à haute voix. Les « sujets révélés » désignent le Talmud et les Codes ; les « sujets cachés » sont les enseignements de la Kabbale et du hassidisme.

47. Il n’a pas « bougé » à cause de son auto-satisfaction. Sa fatuité le pousse à se croire « en état de totalité », selon l’expression yiddish qu’ajoute Dov Baer. Il estime donc n’avoir pas à progresser ni à perdre « la conscience de soi ».

48. Expression talmudique : « Rabbi Shesheth disait : « L’arrogance est une royauté sans couronne » (Sanhedrin 105 a).

49. Un tel fantasme est pathologique ; il contient un élément de folie, provient d’une imperfection fondamentale dans le processus mental.

5 o. À l’attachement de la yehidah au divin, s’ajoute l’extase dont le cœur fait l’expérience, une émotion profondément ressentie.

51. La sensation implique un état physique, une expérience de l’âme naturelle. Pour que cette expérience puisse devenir le véhicule de l’expérience de l’âme divine sans que s’y ajoute un mélange de mal, il faut que l’âme naturelle soit elle-même entièrement purgée de sa matérialité. Mais bien peu d’hommes peuvent atteindre un tel état de pureté.

52. Une sensation dans le cœur charnel peut être une extase du divin vraiment authentique ; cette sorte d’intuition instinctive du divin est inférieure à la raison — c’est-à-dire à ce qui distingue l’homme de la bête. Ce désir instinctif de Dieu provient d’une source très haute.

53. Cf. p. 98.

54. Dans la Kabbale, l’« Exil » est lié au relâchement de l’observance religieuse et au manque de sainteté dans la vie, le sacré étant lui aussi parti en exil à la destruction du Temple.

Appendice I Première lettre de Dov Baer à ses disciples

Mes chers frères et amis, bien-aimés confrères, fidèles compagnons, vous dont le cœur et l’esprit ont été touchés par les paroles du Dieu vivant et qui aspirez à la proximité de Dieu, — mais seulement à de rares moments lorsque l’esprit renaît des tempêtes et des confusions qu’entraînent les difficultés à assurer la subsistance. De nos jours, ces soucis se sont multipliés, grand est l’esprit du pénible labeur, par le cœur et l’esprit. Le verset (Is. LI, 21) : « Ivres, mais non de vin » s’est littéralement accompli, et aussi le verset (Ps. CVII, 27) : « Et toute leur sagesse était réduite à néant » et encore (ibid., 18) : « Leur âme avait en horreur toute nourriture ». D’où vient-il que « les pierres sacrées ont été éparpillées à tous les coins de rue » (Lam. IV, i) ? Et, plus encore : l’habitude leur est devenue une seconde nature, en sorte qu’ils ne soupirent même plus sur leur façon de prier, car elle est parfaite à leurs yeux.

En conséquence, tout homme au cœur sensible, qui craint Dieu, dont le cœur quoi qu’il arrive est pénétré depuis sa jeunesse par la crainte de Dieu, et qui aspire à la proximité de Dieu et hait que son âme soit repoussée — devrait réfléchir et prendre conseil de son âme, l’éveillant de temps à autre afin de libérer le cœur et l’esprit en sorte qu’ils reçoivent les paroles du Dieu vivant.

En vérité, quiconque pèse soigneusement la règle générale et les cas particuliers, peut constater que bien des gens sont retombés par rapport à naguère de dix échelons dans leur zèle à recevoir les doctrines du hassidisme. Le danger est constant de voir celui qui est tombé désespérer complètement de lui-même. La vérité éclatera et chacun peut se connaître vraiment. Car, si même l’on a pris un clair regard sur son éloignement de l’enseignement hassidique, à cause de soucis d’affaires etc., le cœur et l’esprit ont été asséchés et l’éclat de la lumière divine s’est atténué, parce que le cœur et l’esprit tout entiers sont dans un état d’inquiétude. Cet état est réellement comme le sommeil. Dans le sommeil il n’y a pas un retrait total de l’esprit et du cœur ; le dormeur est incontestablement vivant, car, à peine s’est-il éveillé, il retrouve toute sa vitalité antérieure. Seulement, dans le sommeil, toute la vitalité est dissimulée dans l’intellect et le cœur, l’âme et l’esprit, et il n’est guère surprenant que, lorsque le dormeur s’éveille, se révèle ce qui était auparavant caché. Il en est ainsi des soucis d’affaires, que l’on appeler « l’exil de la Présence Divine », et l’état dans leq peut font sombrer l’homme est « sommeil », comme il est écrit CXXXVI, 1) : « Nous étions comme en un rêve ». J’ai longuement écrit à ce propos dans un commentaire sur le verset (Cant. V, 2) : « Je dors » — en exil — « mais mon cœur veille… »

Si Dieu m’en accorde le temps, je vous enverrai plus tard — si Dieu veut — des précisions sur les enseignements fondamentaux du hassidisme concernant la manière dont on devrait gagner sa vie — question qu’il est nécessaire à tous, grands et petits, de connaître. Mais l’on a admis d’étranges façons de prier, et nul ne prend garde au fait que si la terre est ravagée, matériellement et spirituellement, c’est pour l’unique raison que l’on a délaissé la Torah du Seigneur plantée au milieu de chacun selon sa capacité. L’homme suit ses propres voies dans tout ce qu’il entreprend, sans accorder la moindre pensée à la Torah ni au service divin implantés dans son âme. On se disperse : le temps de la Torah, consacré à entendre l’enseignement hassidique, est une chose, et le temps du travail, où l’on œuvre uniquement en vue des besoins matériels du corps, en est une autre. L’une est sans rapport aucun avec l’autre ; on les désunit complètement. Ce mal entraîne aussi l’erreur à l’heure de la prière et de l’étude de la Torah. Car l’ennemi l’emporte, ses pieds foulent un domaine qui n’est pas le sien. Il s’ensuit que le cœur et l’esprit sont scellés même au moment propre à la prière, et il n’y a dans l’âme aucune lumière provenant des paroles du Dieu vivant que l’on entend ou comprend, pas même au temps de la prière. Cela devient rien plus qu’une simple articulation des lèvres avec un cœur et un esprit lointains, submergés par d’autres problèmes qui les préoccupent, comme il est écrit (Osée, VIII, 8) : « Israël est englouti… »

Et pourtant, il ne faut pas désespérer, car l’être et la nature essentiels de l’âme et de l’esprit divins doivent être emportés d’extase, sans répit et sans aucune défaillance, chacun selon ses aptitudes. Personne ne tombera pour toujours, car Israël n’est pas veuve du Dieu vivant. Je sais cela en toute confiance, car je le tiens de mon père et Maître bien-aimé qui m’a enseigné et guidé — bénie est sa mémoire, en Eden est son âme. Ses propos aimants m’ont été accordés presque chaque jour, des années durant, lorsqu’il exposait la réponse toute naturelle que tous ceux de notre confrérie doivent donner, aux paroles du Dieu vivant. Il m’a dit tous les moindres détails à ce sujet et m’a transmis le conseil qu’il convient de donner à chacun afin qu’il ne soit pas dans l’erreur ou ne s’abuse lui-même, et que réussisse chacune de ses voies, sans qu’il se détourne ni à droite ni à gauche.

Le moment est venu où il est de mon clair devoir d’expliquer exactement à tous nos amis les principes fondamentaux du hassidisme. Car nombreux — en fait, presque tous — sont ceux qui s’égarent, grands et petits, dans des voies où jamais ne peut briller la lumière de Dieu.

Il y a deux raisons à cette confusion. La première est que l’on pratique trop peu les enseignements hassidiques. Il est certes vrai qu’on les entend souvent exposés, mais l’on ne s’efforce pas à les mettre en pratique, et, en outre, il y a tous les soucis de ce monde qui empêchent de les bien accueillir dans l’âme et dans le cœur, en toute vérité. Il en résulte que même celui qui a entendu les doctrines ne sait comment les mettre en pratique. Très nombreux sont les hommes sages et les hommes d’entendement qui demandent encore comment ils doivent traduire dans la prière tout ce qu’ils ont entendu et compris des paroles du Dieu vivant. Il s’ensuit qu’il n’y a pas de rapport réel entre ce qui a été entendu et compris, et l’application qu’on en peut faire. Même ceux qui savent comment agir selon la doctrine sont dans l’erreur, ils s’illusionnent par toutes sortes d’erreurs et déraisons jusqu’à perdre tout à fait le sentier de vérité.

Il y a, par exemple, ce type d’égarement dont est coupable l’ensemble de nos amis, et qui porte sur la contemplation dans la prière. Lorsqu’un homme s’efforce de comprendre un sujet et voit les efforts de son esprit couronnés de succès, il se garde de l’extase du cœur qui lui paraît interdite pour des raisons de toutes sortes. Le bruit court que l’extase gêne la compréhension. Il s’interdit aussi l’extase de l’esprit, jusqu’à tomber dans des pensées extérieures, ou à s’assoupir et s’endormir. Ceux qui reconnaissent la vérité savent tout cela. Alors, pourquoi devrions-nous nier ce qui est l’évidence ? Cela s’applique à nous aujourd’hui tout particulièrement, car nous n’avons plus ni père ni Maître. S’il devait être permis à tout homme de faire ce qui est juste à ses propres yeux, il irait vers sa chute en un rien de temps sans plus jamais se relever, Dieu l’en préserve !

C’est pourquoi la paix m’est amère, puisqu’il me faut voir de mes yeux et entendre de mes oreilles tant d’erreurs et de folie à l’exact opposé de la vérité. Le but premier de l’enseignement hassidique, plus précieux que l’or fin, est que cet enseignement soit fermement ancré dans l’âme, l’esprit et le cœur, par l’extase en particulier. Cela s’applique aussi bien à l’extase de l’esprit, appelée « bien-entendre », qu’à l’extase du cœur qui s’ensuit, comme il est écrit (Dt. IV, 39) : « Grave-le dans ton cœur ». Tel est le sens de « mon Dieu au milieu de moi » (Dt. XXXI, i 7) — littéralement, et chacun selon sa capacité.

Qu’il m’est donc amer de voir des gens qui, durant leurs prières, font les cent pas d’un coin à l’autre, l’esprit absorbé par d’autres sujets, vide et sec de toute extase. À mon avis, la lumière de Dieu n’a jamais brillé sur eux. Ce n’est même pas « une pensée du bien jointe à l’acte », cette vérité dans l’esprit dont découle une extase dans laquelle le moi est anéanti ; cela ne s’applique pas à la « simple pensée », mais à la seule compréhension du sujet. Ainsi en va-t-il des sujets profanes, lorsque la contemplation signifie que l’âme est attirée en pensée vers le sujet et qu’il y a un attachement de la pensée si complet que rien d’autre n’est ressenti. On connaît cela comme l’attachement en pensée jusqu’à ce qu’il s’étende à l’être tout entier et ne laisse de place à aucune pensée sur aucun autre sujet. Cet état ne se rencontre que chez un très petit nombre de personnes dont l’âme est en vérité liée aux doctrines hassidiques qui, en leur âme, sont la vie.

Et l’on a interdit aussi l’extase du cœur comme si c’était un animal mort sur pied [et dont la viande est interdite aux Juifs]. On s’imagine que la folie s’est emparée d’Israël, là où il y a tant d’extase et de nostalgie dans le cœur de l’homme qu’il pousse un cri soudain, d’amertume ou de joie. Ils entendent le cri et sont étonnés, et les jeunes gens se moquent de lui au point qu’il est intimidé, et qu’il prend la résolution, en repentir sincère, de se maîtriser et de ne pas laisser entendre sa voix, mais de rester assis, rêveur et somnolent jusqu’à ce qu’il s’endorme. Alors, mes amis chers, qui donc est coupable ici ? On en a repoussé beaucoup loin de l’éveil du cœur au Dieu Un par le repentir qui est du domaine de l’amertume, et certainement par cette extase divine du cœur qui résulte de tout type de contemplation, chacun selon sa capacité. Les coupables sont, sans doute aucun, les chefs de chaque communauté qui se croient grands experts en enseignement hassidique et qui pensent que tout type d’extase est interdit. C’est pourquoi le cœur de notre père et Maître qui nous a guidés et enseignés — bénie est sa mémoire, en Eden est son âme — était affligé tous les jours de sa vie. Car grand est le nombre de ceux qui furent abattus, et puissants étaient ceux qui ont péri ou qui sont tombés dans leur chute jusqu’aux abîmes profonds, désespérant d’eux-mêmes, complètement.

C’est pourquoi, mes frères bien-aimés, que tous ceux qui tremblent à ces paroles de vérité songent, je les en prie, à se détourner de la voie mauvaise qui entraîne petit à petit la chute de l’homme, car vous marchez dans la ténèbre, ayant dévié des chemins de vérité, que Dieu vous garde ! Tous ceux qui me connaissent depuis ma jeunesse, tous ceux chez qui l’enseignement hassidique a été implanté dans l’âme comme par nature, tous savent que je suis bien au fait de vos besoins et que je connais bien toutes les voies de notre confrérie. Toute ma vie, et depuis ma jeunesse, les paroles d’amour n’ont jamais tari entre moi et mes amis bien-aimés, en chaque ville et communauté, qui me sont aussi chers que moi-même. Tout le dessein de mon cœur a toujours été d’ancrer fermement les paroles du Dieu vivant dans l’extase du cœur, car c’est là la catégorie première de la révélation divine à la Communauté d’Israël. Telle est la fondation et la racine qui mène à cette perfection absolue des jours du Messie, — puisse-t-il en être ainsi promptement et de nos jours ! Chacun sait que c’est le cœur à quoi aspire le Très-Miséricordieux et qu’Il recherche le tout de tous les cœurs, comme il est écrit (Ps. CXIX, ro) : « De tout mon cœur, je T’ai recherché » ; et il est écrit aussi : (Ps. LXXIII, 26) : « Ma chair et mon cœur se consument ».

Cette erreur provient de ceux qui n’ont pas d’esprit et sont des sots en matière de doctrine hassidique, et par manque de connaissance. Car le bruit a couru de l’un à l’autre qu’une question de principe est ici en jeu : l’extase physique, ressentie dans le cœur, appartient aux anciennes voies du hassidisme et nous est tout à fait interdite comme une abomination intolérable. Il est vrai qu’à propos de ce type d’extase ressentie dans le cœur avec un cri physique — avec un simple éclat de la voix, mais sans aucune concentration, il est dit (Jér. XII, 8) : « Il a élevé la voix contre Moi, aussi l’ai-Je pris en haine ». Car le cœur de l’homme n’est pas avec lui dans ce genre de cri et ce n’est pas à ce propos qu’il est dit (Lam. II, r8) : « Que leur cœur crie vers le Seigneur », et (Ps. CVII, 6) : « Alors ils crièrent… » Car ce ri, est pas vers le Seigneur qu’il crie, mais seulement pour faire entendre sa voix ou pour repousser des pensées étrangères. Si même il parvient à une réelle extase du cœur, à cause de la chaleur du cœur, ce n’est pas pour le Seigneur, mais seulement au niveau de la mise à nu du cœur.

Comment ont-ils transformé la lumière en ténèbre, comparant cela à l’extase divine du cœur ? Cette extase divine est un cri vrai vers le Seigneur, comme il est écrit (ibid. 6) : « Alors ils crièrent vers le Seigneur ». Il provient de la contemplation sur l’éloignement où se trouve l’âme par rapport au Dieu Un, ce qui entraîne aussitôt le sentiment d’une amertume de cœur dans le repentir et les pleurs, jusqu’à provoquer un cri soudain, spontané. C’est là le vrai repentir venu des profondeurs du cœur, et le fondement premier de la prière et du repentir, un épanchement de l’âme. Ou bien encore, cela peut provenir de la contemplation ; car, même à la suite d’une contemplation éphémère sur le « contenir » et l’« emplir », le cœur de l’homme est aussitôt emporté vers l’extase avec un amour ressenti jusque dans le cœur charnel, vers la nostalgie de s’unir au Dieu Un dans l’allégresse et la joie. Voyez ! c’est là le commandement premier : aimer le Seigneur, et c’est ce que signifie la révélation du divin dans le cœur de la Communauté d’Israël, et c’est, en vérité, le but principal. Comme il est écrit (Dt. IV, 39) : « Grave-le dans ton cœur » — dans le cœur qui entend très profond — par l’extase de l’esprit, comme le sait celui qui cherche et recherche la proximité de Dieu et y aspire de tout son cœur. Plus est ressentie cette extase avec un cri physique, plus il est certain que la lumière divine a été vraiment reçue, pénétrant le cœur au point qu’un cri jaillisse. C’est : « crainte et amour intellectuels dans l’esprit et le cœur », et cela s’appelle aussi : « amour et crainte naturels ». Tel est le sens du verset (Ps. LXXIII, 22) : « J’étais stupide… j’étais comme une brute devant Toi », qui fait allusion à un stade inférieur à celui de la connaissance, mais qui est cependant « devant Toi », avec un attachement merveilleux pour le Seigneur et non avec cette extase d’un cœur surchauffé qui n’est en aucune façon « pour le Seigneur ».

Il existe en ce domaine de nombreux aspects d’une grande diversité. C’est pourquoi une grande responsabilité et un devoir se sont appesantis sur moi depuis longtemps : m’appliquer à m’entretenir avec chacun en audience privée, et à parler à son cœur, chacun selon sa capacité. Cela est aussi rendu nécessaire par le nombre de ceux qui comprennent et connaissent à fond chaque sujet, mais se montrent trop indulgents vis-à-vis d’eux-mêmes par suite de leur relâchement et de leur réelle irresponsabilité. Il y a aussi ces hommes parfaits et craignant-Dieu, mais qui ont, eux aussi, des soucis d’affaires et de nombreux défauts, des traits de caractère méchants et laids, qui font obstacle au bien. Dès ma jeunesse, j’ai été formé à voir clairement de mes yeux en moi-même tout ce qui concerne ces questions, et je sais comment saisir la pointe même de l’âme de chacun, du plus petit d’entre les petits jusqu’aux grands. Il est donc de mon devoir de parler de ces sujets à chacun en privé, et ainsi d’accueillir son âme de la manière vraie et droite, selon son niveau spirituel, ce qui a un effet bien plus grand qu’une centaine de sermons qu’il entendrait sans qu’ils aient nulle influence. Cela vaut même pour ceux qui sont grands par leur savoir et pour ceux qui étudient à grand effort l’enseignement hassidique. Combien davantage cela s’applique-t-il donc à ceux qui ont peu de savoir et aux irresponsables, qu’ils le soient involontairement ou à dessein et de propos délibéré.

Mais, ô mes amis bien-aimés !, que cette tâche est lourde pour mon corps ! Si je disposais de plus de temps et n’étais assailli d’autres affaires, si le Seigneur accorde du répit à mon âme et fortifie mon cœur et mon esprit au milieu des afflictions du temps qui déferlent sur moi, et s’Il m’accorde le mérite de l’esprit saint, qui était celui de notre père et Maître qui nous a enseignés et guidés — bénie est sa mémoire, en Eden est son âme — et qui me fut révélé pour m’aider et m’encourager (car, que suis-je ?) — alors, je prendrai sur moi d’accomplir cette tâche de perfection, particulièrement en ces temps où chacun erre, irresponsable, sur son propre chemin. Grands et petits savent la grave détérioration subie par le hassidisme par suite de la disparition de la lumière d’Israël, le souffle de nos narines, de notre père et Maître qui nous a guidés et enseignés — bénie est sa mémoire, en Eden est son âme —, car il n’est plus de crainte de Dieu devant nos yeux, pas même selon la capacité de chacun. Cela vient aussi des multiples soucis, mais la pitié de Dieu pour Son peuple accordera Sa triple bénédiction. Ne laissez pas le cœur s’exalter en disant (Dt. VIII, 17) : « C’est ma force, c’est le pouvoir de mon bras… », et que le cœur ne s’enorgueillisse pas de tout ce bien, au point que soit oublié le service du cœur, Dieu nous en garde ! À ce propos il est dit (Prov. XXX, 8) : « Ne me donne ni pauvreté ni richesse »…

Je ne parle que parce que je ne puis faire autrement. Mon but n’est pas de devenir grand ni de m’acquérir le titre de « Rabbi », car je ne connais que trop bien ma place et jamais je ne me draperai, Dieu m’en garde, dans un vêtement qui ne me convienne pas. Je parle par seul amour pour les âmes qui ont été liées à l’âme et à l’esprit saint de notre » père et Maître qui nous a enseignés et guidés — bénie est sa mémoire, en Eden est son âme —, afin que les fibres de leur cœur ne se détachent pas des voies du Seigneur auxquelles il les a formés.

Comment pourrais-je cacher à ceux qu’aiment mon âme et mon cœur le projet que j’ai conçu pour leur bien-être qui est ma responsabilité et mon devoir — même si cela m’est très difficile, car je suis loin d’être en bonne santé au moment présent à cause de l’acharnement de l’oppresseur, à cause d’épreuves nombreuses et pénibles, et à cause de l’amertume de l’âme qui est plus grande que tout. La principale appréhension dont j’ai parlé concerne ceux qui vivent au loin ; de chaque ville ou communauté, quatre ou cinq personnes seulement voyagent, et deux ou trois communautés au plus sont parvenues au stade d’un engagement sincère dans l’enseignement hassidique, avec l’esprit et le cœur. Ceux-ci ont faim et soif, leur âme se consume en eux en grande nostalgie pour les paroles du Dieu vivant. Ils m’étonnent : ils prétendent qu’il est impossible au pauvre d’abandonner la source de sa maigre subsistance pour entreprendre un voyage impliquant de grandes dépenses. Et ceux-là même qui ont des revenus moyens se montrent réticents à s’éloigner un mois entier de leurs préoccupations d’affaires. Même les riches et ceux qui sont à l’aise agissent pareillement… Et, entre-temps, tout est complètement oublié dans le cœur. Un sur dix seulement fait le voyage, et les neuf autres restent chez eux, le cœur vide. Ceux-là pourtant sont des hommes de vérité dont le cœur est pénétré de la crainte de Dieu, davantage encore que ceux qui entreprennent le voyage, qui s’enorgueillissent d’entendre les paroles de la prédication et qui prêchent eux-mêmes lorsqu’ils sont de retour à la maison, engendrant des dissensions. Ces deux ou trois hommes qui entreprennent le voyage, ne prennent aucune disposition pour que la communauté tout entière l’accomplisse ensemble. Il s’ensuit que les cœurs sont divisés, que des hommes prédominent sur d’autres hommes, etc.

En outre, et cela est fondamental, la seule façon par laquelle la doctrine hassidique peut être ancrée définitivement dans l’âme est la pratique constante : prononcer les paroles et les mettre en pratique avec un compagnon, en sorte que l’un encourage l’autre. Ce n’est que de cette façon que l’unité complète peut être atteinte, et l’encouragement mutuel de la communauté dans son ensemble afin d’empêcher que les paroles soient oubliées au milieu des préoccupations d’affaires et autres obstacles. Mais cela ne peut exister que parmi ceux qui sont unis comme un seul homme… Prenez donc la ferme résolution que la majorité des membres de chaque communauté voyagent ensemble. Ils seront alors en mesure de discuter ensemble les sujets qui importent, et de les pratiquer en commun. Chaque homme apportera alors des encouragements à son voisin, et tous seront stimulés à réserver le temps libre qui convienne à tous…

Ceux qui vivent au loin devraient faire en sorte qu’un endroit soit aménagé dans une ville centrale pour tous les districts d’alentour, et chaque année ils se réserveraient du temps libre. Ils m’en informeraient alors, et je prends sur moi de me rendre dans cette ville et d’y passer un mois pour répondre, au mieux de mes facultés, à toutes leurs aspirations à l’enseignement hassidique, pour autant que mes forces me le permettront et bien qu’une telle tâche me soit fort difficile. Mais je me vois poussé à faire cela par la compassion que je ressens à leur égard. De même, tous les membres éloignés de notre confrérie, disséminés à travers ce pays, devraient aménager un endroit, et que chaque district connaisse bien le temps, le lieu et l’heure (des réunions) afin qu’il n’y ait pas de malentendu, comme l’expliquera le messager porteur de la présente lettre. Je m’en remets à lui pour qu’il le fasse savoir. Et s’il est connu de tous nos amis que deux ou trois locaux sont préparés, au temps opportun tous ceux qui sont éloignés dans notre pays pourront, en paix de l’âme et de l’esprit, venir au lieu et à la date prévus, et ainsi nul ne sera rejeté ni trop distant, Dieu nous en garde ! Et que cela suffise à qui comprend…

De la pointe de mon cœur, j’attends votre réponse, de ce cœur qui vous est fidèle à jamais. Paroles de celui qui parle en charité : clémence du Seigneur et Sa grâce à chacun d’entre vous, grand et petit ! Amen ! Sélah !

Douver *, fils de notre père et Maître qui nous a enseignés et guidés, le pieux Gaon notre Maître qui nous a enseignés, Schnéour Zalman, bénie est sa mémoire et en Eden est son âme.

* Forme abrégée de Dov Baer.

Appendice II

La technique de la contemplation chez Dov Baer par Louis Jacobs

Après le « Traité de l’Extase », Dov Baer a écrit un « Traité sur la contemplation », ouvrage trop détaillé pour qu’on en donne ici un résumé complet. Nous nous efforcerons simplement d’en dégager les idées qui sont en rapport direct avec les thèmes abordés dans le « Traité de l’Extase ».

Dov Baer définit la contemplation (hithbonenouth) comme « une réflexion puissante sur la profondeur d’un sujet, le méditant jusqu’à ce qu’il soit parfaitement compris dans tous les détails de ses diverses parties ». C’est le contraire d’un simple regard superficiel sur un sujet. Chaque idée a sa « profondeur », sa « longueur » et sa « largeur », et la contemplation entraîne une réflexion sur les trois dimensions. Réfléchir sur la « largeur » d’une idée signifie que l’on en dévoile toutes les implications ; c’est la « largeur » d’une rivière, bien plus grande que le filet d’un simple ruisseau. Réfléchir sur la « longueur » d’une idée signifie qu’on essaie de saisir le sujet de façon à être capable de le transmettre, par divers exemples et comparaisons, à quelqu’un qui ne serait pas capable de le saisir autrement ; c’est la « longueur » de la rivière qui coule loin de sa source. Réfléchir sur la « profondeur » d’une idée signifie qu’on essaie de saisir le point essentiel du sujet : c’est la « profondeur » de la rivière à sa source souterraine. La forme intensive du mot hébreu hithbonenouth indique qu’une méditation rigoureuse et prolongée est nécessaire.

Il y a deux types de contemplation, désignés par les termes hébraïques « binah » et « tevounah ». L’homme qui a saisi une idée dans ses moindres détails, est parvenu au niveau de binah, mais il n’arrive à celui, plus élevé, de tevounah que lorsqu’il est en mesure d’employer ses capacités de déduction pour saisir les questions qui ne sont qu’implicites dans l’idée de base sur laquelle on médite. Par exemple, un homme qui a une vision globale d’un subtil principe juridique est parvenu au niveau de binah, mais seulement en ce qui concerne ce principe ; il ne parvient au stade de tevounah que lorsqu’il est en mesure de se prononcer avec une entière conviction, sur la foi de cette théorie, si A ou B sont coupables au regard de la loi. La vraie contemplation a pour but d’accéder à la tevounah. Il y a également deux degrés de la contemplation dans la prière. Le premier, celui de binah, est une réflexion d’une profonde concentration sur le thème de Dieu qui « emplit tous les mondes » : tout ce qui est (yësh) a été créé par Dieu à partir de rien (ayin), et Son pouvoir seul maintient toutes choses. Il ne suffit pas de méditer sur l’idée dans sa nudité, mais il faut la saisir dans toutes ses implications, par diverses illustrations et analogies, comme celle de l’âme donnant vie au corps, ou celle de l’étincelle jaillissant de la flamme. Mais un homme peut parvenir à une entière compréhension de cette idée tout en restant incapable de « s’en servir » dans la prière. Le niveau de tevounah est atteint lorsque l’idée est si bien intégrée qu’on peut « s’en servir » dans la prière pour susciter l’amour et la crainte de Dieu.

Il y a deux méthodes de contemplation : a) la méthode « générale », « globale », et, b) la méthode « détaillée », « discursive ». La méthode « générale » consiste à se fixer sur l’immanence de Dieu comme un fait général, global. La méthode « détaillée » consiste à réfléchir sur l’immanence de Dieu en chaque créature, à méditer sur l’impulsion divine qui maintient toute créature individuelle et en laquelle chaque créature a son être, ainsi qu’à tous les détails complexes du schéma de l’émanation tel qu’on le trouve dans la Kabbale, depuis le point le plus haut du monde des séphiroth jusqu’à la créature la plus humble du monde physique. La méthode « détaillée » est plus « méritoire » à la condition que les détails soient toujours liés en pensée à l’idée générale de l’Unité de Dieu. La pleine compréhension de chaque détail ne devrait servir qu’à étayer l’immensurable idée générale que tout est en Dieu. S’il faut donc préférer la méthode « détaillée », Dov Baer n’en conseille pas moins aux débutants de commencer par la méthode « générale » jusqu’à ce qu’ils soient bien exercés.

Lorsque l’homme s’engage dans la méditation sur des sujets divins, il réfléchit au fait que le « quelque-chose » (yësh) de toutes les créatures a été créé à partir du « Rien » divin (ayin) ; il fixe sa pensée à la fois sur le « quelque-chose » des créatures et le « Rien » d’où elles proviennent. Il y a donc deux sortes de méditation : a) ce « quelque-chose » vient du « Rien » ; b) ce « quelque-chose » vient du « Rien » ; en d’autres termes, dans la méditation du type (a), l’accent est mis sur les choses créées ; dans le type (b), l’accent est mis sur la façon prodigieuse dont le « Rien » divin les a amenées à l’être. Plus l’on s’engage dans la méditation de type (a), plus grande est la joie de la compréhension, la réflexion sur les choses finies n’étant pas trop difficile pour l’homme. Mais la réflexion de type (b) est une méditation qui porte sur ce qui est absolument au-delà de toute compréhension humaine ; ici, l’âme ne peut jamais être satisfaite, et plus la contemplation est profonde, plus fort est le sentiment d’éloignement et d’affliction. Ainsi, lorsque l’homme réfléchit, par exemple, sur les myriades d’étoiles dans leur course, sur l’immensité des espaces où elles évoluent et sur leurs dimensions par rapport à celles de la Terre, il y a un « délice » à la pensée que tout cela a été amené à l’être par le « Rien » divin. Plus l’homme comprend l’immensité de la merveille qu’est leur existence, plus intense est son sentiment du prodige devant toutes ces choses qui ne viennent de « nulle part », plus grand est le délice qu’il éprouve à comprendre la majesté de Dieu. Mais lorsque, à partir de là, il progresse et aborde la signification de ce « Rien » divin, son esprit ne peut que trembler de révérence devant ce redoutable mystère. De même, lorsque l’homme réfléchit sur le « quelque-chose » des créatures, il ressent qu’il est, lui aussi, un « quelque-chose » ; mais lorsqu’il commence à réfléchir au « Rien » divin, sa totale inaptitude à comprendre le réduit à l’état de « rien » : il y a alors, selon la terminologie habad, « effacement du moi » — bittoul ha yësh, « anéantissement du ce-qui-est ». Ces deux types de méditation sont en réalité inséparables. En effet, à moins qu’il n’y ait joie et émerveillement dans la contemplation de ce « quelque-chose », il y a peu de sens dans l’idée que la multitude des choses créées vient du « Rien » divin. Mais la contemplation a bien peu de valeur si le mental reste emprisonné dans sa réflexion sur le « quelque-chose » des créatures, sans regarder, au-delà d’elles, le « Rien » divin par lequel elles existent.

Il y a à la fois de la joie et de la douleur dans la séparation momentanée de deux amants. Conflictuelles, ces émotions sont les deux faces d’une même pièce. L’acuité même de la douleur est le fruit de l’amour, et l’amour est plus intense qu’il ne l’a jamais été parce que la douleur de la séparation amène les deux amants à concevoir pleinement ce que signifie leur amour. De même, plus est profond le délice de l’homme dans sa compréhension du divin, plus grande est sa peine d’être éloigné du divin. Car il n’y a pas de limite à la compréhension par l’homme du Sans-limite, il n’y a pas de borne à l’ambition spirituelle de l’homme. Plus l’homme se rapproche de Dieu, plus grand est son sentiment d’éloignement, plus intense son délice, plus puissante sa nostalgie. Tel est le sens du passage cité dans le « Traité de l’Extase » qui affirme qu’il devrait y avoir « de la joie dans le cœur d’un côté, et de la peine de l’autre ». La véritable épreuve d’authenticité dans la contemplation est la présence ou l’absence d’une souffrance de l’âme du fait de son éloignement de Dieu. Lorsqu’il n’y a que seule joie, que l’homme se réjouit de Dieu sans aucun sentiment d’éloignement, l’acte de contemplation n’est que superficiel. C’est pourquoi Dov Baer conseille à ses fidèles de se lever à minuit pour pleurer sur leurs péchés qui forment une barrière entre Dieu et l’âme. Et c’est pourquoi aussi, comme le rappelle le « Traité de l’Extase », le Maggid enseignait que les « secrets de la Torah » ne peuvent être compris que par ceux dont « le cœur est continûment inquiet en eux ».

Dov Baer entreprend ensuite de décrire la méthode « détaillée » de la contemplation. Cette méthode vise à unir dans le mental tous les détails de la création sous le principe général de la simple Unité divine ; à déceler que, sous toute la complexité des différences et des contradictions, il y a une Force unificatrice dans laquelle elles se résolvent ; à constater qu’en fait la diversité de l’existence n’est qu’une « apparence » et que la réalité ultime est indivisible et Une. Mais, bien entendu, la réflexion sur les détails ne doit pas se limiter à ceux du monde physique ; elle doit intégrer la méditation sur l’ensemble du plan des sephiroth et sur l’ordonnance de tous les mondes supérieurs. Dov Baer est donc amené à donner une description complète du schéma cabaliste sur lequel peut méditer le hassid. (Dans cette description, Dov Baer suit la Kabbale orthodoxe post-lourianique.) Avant le tzimtzoum (le « retrait » de Dieu « de Lui-même en Lui-même » afin de laisser sa « place » au monde), il n’y avait que Dieu tel qu’en Lui-même, et tout était empli de la lumière divine de En Soph. Après le tzimtzoum, une « trace », un « résidu » (reshimou) de lumière divine a pénétré dans l’« espace vide » laissé par le tzimtzoum afin de maintenir le monde fini. Cette « ligne » de la lumière divine est en quelque sorte l’étage le plus bas de En Soph qui devient alors la « Couronne », le degré le plus haut de Adam qadmon, « l’Homme Originel », prototype céleste de la création humaine. Ce niveau « le plus bas » de En Soph est la « Royauté de En Soph » (Malkhouth de En Soph). De même, l’« enchaînement de l’émanation » suit son cours en descendant un échelon après l’autre. Ainsi, le niveau « le plus bas » dans le royaume sephirothique — « Royaume d’Émanation » (Malkhouth de-Atzilouth) — devient, à son tour, la « Couronne du monde “inférieur” de “Création” » (Beri'ah) ; et de même en va-t-il de « Création » à « Formation » (Tetzirah), et de « Formation » à « Action » (« Assiyah). Le niveau le plus bas de tous les mondes supérieurs — « Royaume d’Action » (Malkhouth Assiyah) — rejoint et s’unit au niveau « le plus haut » de tous — « Royauté de En Soph », et celui-ci est à son tour uni à En Soph. Tel est le sens « mystique » du verset (Is. XLIV, 6) : « Je suis le premier et Je suis le dernier » C’est-à-dire : du niveau le plus haut de tous — de l’impulsion première en En Soph, pourrait-on dire — à la manifestation la plus basse, la « dernière » du pouvoir créateur dans les mondes supérieurs, tout est intégré dans la simple Unité de Dieu. Dov Baer conseille à ses fidèles de se familiariser avec tout cela jusqu’à ce que, dans leurs méditations sur les détails du monde physique, il y ait une concentration comme spontanée de tous les détails dans le seul principe général de l’Unité, C’est pourquoi, ajoute-t-il, le Livre des Psaumes ne contient aucune allusion aux royaumes « supérieurs », mais seulement à la grandeur de Dieu telle qu’elle se manifeste ici, séparation entre monde physique. Car, dans la réalité, il n’y a pas de « séparation » entre les processus des « royaumes supérieurs » et ceux du monde physique. Ils participent tous du même mouvement, et tous sont inclus dans l’Unité divine. Du début à la fin de tous les processus créateurs, il n’y a, en fin de compte, que la seule Unité divine dont la lumière illumine toutes les choses particulières et dont elles reçoivent leur apparence de réalité.

L. J.






Archimandrite SPIRIDON



AVERTISSEMENT [Pierre PASCAL] & PRÉFACE DE L’ÉDITEUR

L’Orient et l’Occident chrétiens se sont trop longtemps mutuellement ignorés. Ayant pour tâche de favoriser chez nous une meilleure connaissance de la vie profonde de nos frères chrétiens de Russie, nous ne pouvons mieux faire que d’offrir au lecteur ces récits, dont la fraîcheur et la simplicité le charmeront, comme la lecture des Fioretti franciscaines charment nos amis orthodoxes.

Ces récits n’ont pas de prétention théologique, et si quelque expression — voire quelque attitude — ne cadrait pas entièrement avec l’enseignement qu’il a reçu, le lecteur catholique n’aurait point de peine à faire lui-même la mise au point.

En janvier 1916, parut à Kiev le premier numéro d’une revue mensuelle intitulée en russe La pensée chrétienne. Sous la direction d’un professeur de l’Académie ecclésiastique, V. Exempliarski, elle était l’organe d’un cercle de prêtres et de laïcs qui se proposait de rénover l’Église russe en rapprochant son enseignement des besoins de la vie moderne. Courageuse, ouverte à toutes les recherches religieuses valables, rappelant toujours la nécessité actuelle des préceptes de l’Évangile, groupant les meilleurs théologiens, philosophes, historiens de ce temps, la jeune revue vécut jusqu’en octobre 1917.

Au début de 1917, elle commença la publication d’un récit qui m’enchanta : «Choses vues et vécues. Souvenirs d’un prédicateur des missions de Sibérie». C’était bien autre chose que ce qu’annonçait le titre : je trouvais là l’éveil religieux d’un enfant russe, son passage éphémère dans un monastère rural, ses pèlerinages, son ministère dans l’Altaï, en Sibérie, parmi les indigènes, parmi les forçats, et dans tout cela les notes si particulières de la religion populaire russe.

Le numéro de septembre-octobre 1917 apporta la dernière partie de ces précieux Souvenirs, avec le nom de leur auteur : «archimandrite Spiridon», et j’en entrepris la traduction. C’est cette traduction que j’ai décidé de présenter maintenant au public.

Qui est l’archimandrite Spiridon? Nous ne savons de lui que ce qu’il veut bien nous dire lui-même. Nous apprenons ainsi qu’il est né en 1875, dans un village, à quatre jours de marche de la petite ville de Zadonsk, province de Voronèj, donc dans la zone centrale agricole, et dans une région de foi ardente : les «fols en Christ» de Voronèj étaient célèbres, et Zadonsk renfermait le tombeau du saint évêque Tykhon, où les pèlerins affluaient. Le jeune Georges deviendra prêtre sans avoir reçu aucune instruction théologique spéciale : il s’est formé auprès de modèles vivants, au cours de ses pérégrinations : Kiev, Odessa, le mont Athos, Constantinople, Saint-Pétersbourg.

Quand il part pour la Sibérie, le Transsibérien n’est encore construit que jusqu’à Omsk : ce doit donc être peu avant 1896. En Sibérie, nous dit une Préface de l’éditeur, le P. Spiridon passe «plus de dix ans», ce qui nous mène jusqu’en 1906.

Ces quelques dates suffisent pour localiser dans le temps les expériences religieuses du missionnaire. Il s’agit du début de ce siècle, d’une période qui a précédé de peu la première guerre mondiale.

En tout cas, si le texte n’a pas été écrit par l’auteur de sa main, mais a été noté d’après son récit par le rédacteur de la revue, ainsi qu’en témoigne la Préface de l’éditeur, il n’y a aucun doute à avoir sur la réalité du personnage : un des anciens collaborateurs de la Pensée chrétienne, qui habite Paris, m’a affirmé que le P. Spiridon demeurait à Kiev encore après la révolution et qu’il y est mort.

La traduction est fidèle : on n’a pas cherché à rendre plus littéraire la langue de l’archimandrite. On a seulement pratiqué des paragraphes, et ajouté des titres et sous-titres.




PRÉFACE DE L’ÉDITEUR [de l’original russe]

Je me décide à présenter aux rédacteurs de la «Pensée Chrétienne» les notes que j’ai prises en entendant un religieux de nos missions de Sibérie raconter ce qu’il avait vu et vécu dans ces régions lointaines de notre patrie. Ces notes ont été prises avec toute l’exactitude possible et en conservant cette simplicité qui fait, selon moi, le charme de la narration de notre Père missionnaire. Il était certes bien loin de songer à publier ses souvenirs et de leur accorder en général l’importance qui leur appartient, à mon avis, incontestablement.

Ce ne fut que sur mes instantes prières que mon ami se laissa fléchir et consentit à me faire part de ses souvenirs, dans leur ordre chronologique, et m’autorisa à les publier, au cas où je serais persuadé que cette publication pourrait servir en quelque chose à l’édification de notre vie religieuse. De cela je suis quant à moi entièrement persuadé et je suppose que, si la «Pensée Chrétienne» ouvre ses pages aux Souvenirs du Père Missionnaire, elle fera beaucoup pour l’œuvre de toutes nos missions, qu’elles travaillent parmi les infidèles ou dans notre propre Église, mais surtout pour ces dernières. Notre époque a vu s’éveiller presque subitement l’intérêt du public pour l’expérience religieuse et pour toutes les questions touchant l’appréhension de la vérité religieuse par le cœur de l’homme, l’influence des convictions religieuses sur sa volonté, les hauts et les bas de l’enthousiasme religieux dans notre vie.

Pour étudier cette expérience, on s’adresse d’ordinaire aux époques lointaines du passé, on se tourne à droite et à gauche, on analyse attentivement tous les récits possibles mêmes les plus fantastiques, et l’on tire de cela des conclusions aussi tranchantes que peu fondées. Les récits du Père missionnaire nous introduisent dans une existence toute proche de la nôtre, l’âme d’un Russe de notre temps, avec toute la complexité de sa vie religieuse. Il me suffira de dire que le narrateur a servi plus de Io ans comme missionnaire et aumônier dans nos bagnes, les a parcourus, a causé avec les détenus politiques ou de droit commun, a su comprendre la richesse de leur vie spirituelle, concevoir lui-même une ardente affection pour ces déshérités et, chose plus rare et plus précieuse, s’attacher leurs cœurs et mériter leur amour et leur confiance. La plupart de ces récits tendent précisément à nous faire connaître ce drame de la conscience religieuse, vécu par nos forçats. Et si les Mémoires de la maison des Morts de Dostoïevski ont soulevé un coin du voile qui cache leur vie intérieure, les souvenirs de notre saint missionnaire sont la preuve éclatante que toujours dans l’âme de l’homme se conserve cette lumière qui brille même au milieu des ténèbres. J’attache aussi un grand prix aux observations du Père missionnaire sur la vie et les croyances de nos indigènes sibériens, sur nos «innocents» de Russie, etc.

C’est, dans ces souvenirs, la vie même de notre patrie qui s’offre à nous prise sur le vif et souvent, qui plus est, sous des aspects qui peuvent n’être pas accessibles à notre observation immédiate. Peut-être une tournure plus littéraire eût-elle rendu ces matériaux plus attrayants et plus intéressants pour le lecteur; mais je suis profondément persuadé que l’exactitude absolue de la transcription est davantage en rapport avec l’importance et la valeur de semblables observations sur la vie intérieure de l’homme et ses expériences religieuses. Ainsi me permettrai-je de parler à la première personne, comme le narrateur lui-même l’a fait.



MES MISSIONS EN SIBÉRIE 1

PREMIÈRE PARTIE

LA FORMATION ET LES PÈLERINAGES

L’ENFANT ET SA RELIGION

Je ne sais qui j’étais, ni ce que j’étais avant ma naissance sur la terre. J’y suis venu en l’an 1875. Mes parents étaient de pauvres paysans. De mes trois premières années, je n’ai aucun souvenir, mais de ma quatrième année jusqu’à ce jour je me rappelle tout.

Très tôt je me suis senti un penchant à la contemplation solitaire de Dieu et de la nature. Autant qu’il m’en souvient, déjà dans mon plus jeune âge les voisins me considéraient comme un enfant un peu bizarre. J’avais à peine cinq ans que je me mis à fuir mes camarades et les enfants de mon âge pour m’en aller dans la forêt, errer par la campagne, m’asseoir sur les tertres des champs, où je passais des heures à méditer : y a-t-il un Dieu? Dieu a-t-il une femme, des enfants? que mange-t-il? que boit-il? d’où vient-il? Quels sont ses parents? pourquoi est-il Dieu, lui et non pas un autre? Pourquoi moi ne suis-je pas Dieu? que suis-je, pourquoi voilà-t-il que je marche, je hoche la tête, je parle, je mange, je bois, je suis assis, couché, etc., tandis que les arbres, les plantes et les fleurs ne peuvent en faire autant? Le phénomène qui continua le plus longtemps à faire sur moi une forte impression, c’est le soleil et, la nuit, les étoiles! Je n’arrivais pas à comprendre comment le soleil se déplaçait.

Il y avait des jours où j’étais tellement captivé par le soleil que le soir en me couchant je songeais : demain matin, sitôt levé, il faut absolument que j’aille là-bas d’où il vient; seulement il faudra prendre un morceau de pain et que maman ne me voie pas. Les étoiles ne m’occupaient pas moins que le soleil. Je n’arrivais pas à m’expliquer pourquoi elles ne se montraient que la nuit. Que sont-elles? Vivent-elles comme les hommes, ou ne sont-elles que des lampes allumées? La Voie lactée me séduisait tout particulièrement. Une fois, j’entendis dire à un de mes camarades qu’un maître d’école qui logeait chez lui avait conté à ses parents que le soleil était bien des fois plus grand que la terre, et les étoiles aussi grosses que notre terre et même parfois plus grosses que le soleil, mais qu’elles nous paraissaient si petites parce qu’elles étaient très, très haut et très loin de nous. Cet enfant m’intéressa tellement par son récit que j’en fus violemment impressionné et ne dormis pas de la nuit. De bon matin, sitôt le soleil levé, j’allai trouver ce maître. Il me reçut et, quand je lui eus dit le but de ma visite, il se mit à me parler de la terre, du soleil, des étoiles, etc.

Je me rappelle comme si c’était à l’instant comme je retenais ma respiration pour mieux l’écouter. Par moments je sanglotais d’enthousiasme et de joie. Il me semblait voir se dérouler devant moi je ne sais quel tableau effrayant et inconnu!

Je l’écoutai longtemps. Quand il eut fini de me parler de la nature, et qu’il m’eut demandé d’où j’étais et quel âge j’avais, encore sous l’impression de ses récits je retournai à notre jardin, là où poussait le chanvre, j’allai tout au bout de cette chenevière, et là, tombant à genoux, je me mis à prier Dieu. Je ne me rappelle plus ce que je lui demandai à ce moment, mais il me semble que je lui demandai quelque chose. Je priai ainsi avec tant de zèle et avec tant de larmes que j’en avais le visage enflé et les yeux injectés de sang. Quelques jours après, je tombai malade et je fus plusieurs jours au lit. Ma mère, depuis cette maladie, me regardait avec une espèce d’inquiétude.

Je ne sais plus combien de temps après cela, je commençai à apprendre mes prières. La première fut le Notre Père, puis Je vous salue, Marie, et les autres.

Il faut dire la vérité : dès mon enfance, j’ai aimé à prier sans suivre les formules, et ce goût ne m’a pas quitté. Dans le village où je suis né, il y avait des paysans très religieux : ma mère me conduisait souvent chez eux. Ces paysans firent beaucoup, beaucoup de bien à mon âme d’enfant. Mais ce qui la développait le plus, c’étaient les bois, les champs, le soleil et les étoiles du ciel. Je n’oublierai jamais le sentiment d’extase et de joie avec lequel je fixais le soleil ou la Voie lactée!

À partir de sept ans, je quittai encore plus souvent la maison pour aller dans les champs. Souvent, avec mon père ou mon oncle ou des travailleurs j’allais dans, la campagne. Alors la nature me séduisit encore plus fortement.

Il y avait des nuits où tout dormait profondément autour de moi, et moi seul je veillais, m’abreuvant jusqu’à pleurer de la beauté et de l’harmonie des corps célestes. Mais ce qui m’étonnait le plus, c’est que (depuis ma plus tendre enfance) je sentais toujours en moi-même un fort penchant à la prière. La nature avait beau me charmer par sa beauté, elle avait beau emplir mon cœur et mon esprit de dévotion à son égard, je sentais toujours que cela ne me suffisait pas, qu’il y avait encore un coin dans mon âme que la prière seule pouvait combler…, la prière non pas des églises, non pas des formules apprises par cœur, mais la prière solitaire, la prière enfantine, qui apparente le fidèle à Dieu.

Une fois j’entendis dire, je ne sais plus à qui, qu’à la Pentecôte à Jérusalem les apôtres reçurent du ciel des langues de feu et, sans n’avoir jamais appris les langues étrangères, se mirent, sitôt reçues ces langues de feu, à parler en diverses langues. Ce récit me bouleversa tellement que, dès avant le lever du soleil, j’étais parti pour chercher Jérusalem.

J’étais déjà à quelque cinq verstes de mon village, quand je rencontrai une femme portant un enfant dans les bras, qui me demanda : «Où cours-tu, gamin? ». Je m’arrêtai et, au lieu de répondre à sa question, je lui demandai à elle-même où se trouvait Jérusalem, où, dans quelle direction je devais aller pour trouver cette Jérusalem. La femme me regarde et sourit. Je reste là à la regarder et à attendre ce qu’elle va me dire de Jérusalem et de la route pour y aller et y arriver le plus vite possible. La femme me dit : «J’ai ouï dire que Jérusalem, c’est du côté où le soleil se couche.» Je la saluai et m’en allai de ce côté. Je marchais la plupart du temps en pleine campagne. J’arrivai à un bois; le soir du même jour, il plut fortement, le tonnerre se mit à gronder : je quittai la route et m’assis sous un buisson. La nuit tomba. Je n’avais pas de pain. Je mourais de faim. Le lendemain matin, je me mis debout et repris la même route à la recherche de Jérusalem.

J’avais à peine traversé le bois, que j’entendis crier après moi : «Arrête, arrête, que diable! où cours-tu?» Je me retournai et restai cloué sur place. C’était mon père. Il était monté sur le cheval blanc et, le fouet à la main, fonçait sur moi au galop. Une fois à ma hauteur, il mit pied à terre, alluma une cigarette, m’assit sur le cheval, y remonta lui aussi, et nous rentrâmes au pas à la maison. Sur le soir nous étions rendus. Maman tout en larmes vint à notre rencontre. Mon père attacha le cheval à la haie, entra le fouet à la main dans l’izba et de ce fouet dessina sur tout mon corps de telles langues que je ne pus de deux semaines me tourner d’un côté sur l’autre.

Cette année-là je commençai à apprendre à lire. Mon premier maître fut un voisin, le paysan Serge Timoféevitch Timochkin, très pieux. J’apprenais mal. La faute en était, je pense, à cette même nature, dans laquelle j’étais tout entier plongé. Je lus le Psautier, l’Évangile et les autres livres.

Dans ma huitième année, je commençai d’aller à l’école. L’école était pour moi une véritable prison. Moi, petit sauvage, on m’asseyait avec des gamins comme moi et j’entendais des voix, des hurlements, je ne sais quelle langue incompréhensible, tout un monde criant, s’agitant, si bien qu’au milieu de mes camarades je me sentais très, très malheureux.

Pendant deux ans j’allai à l’école. Ce qui me plaisait beaucoup, c’était les Vies des Saints. Entre tous les saints, ceux qui produisaient sur moi la plus grande impression étaient les martyrs et les solitaires; mais parmi eux, je ne sais pourquoi, je pensais beaucoup à Origène. Je ne me rappelle plus pour quelle raison Origène s’était si profondément gravé dans ma mémoire enfantine. À ce moment, je le voyais même parfois en songe. Une besace sur le dos, avec un long visage imberbe, nu-pied, le bâton dans la main, tel il m’apparaissait.

Dans ce temps-là, il venait souvent à la maison des moines et des religieuses de divers monastères, pour quêter. Avec ces moines, quoique moins souvent, venait nous voir un paysan de notre village. Il y avait des périodes où il faisait l’insensé pour l’amour du Christ, mais dans les intervalles il redevenait pour quelques semaines comme tout le monde. Ce paysan commença à exercer sur moi, par sa personne éminemment sympathique, une forte influence.

Un soir d’été, je rentrais avec mes brebis à la maison. J’ouvre la porte. Je vois, assis dans notre i'zba, ce paysan. Je le salue. Il s’approche de moi et dit : «Allons ensemble au monastère prier». J’y consens. Le lendemain matin, nous voilà partis pour le monastère. Le soir nous étions déjà dans la chapelle. À dire vrai, ce monastère ne produisit sur moi aucune impression particulière; mais ce qui me fit beaucoup d’effet, ce fut le bois qui l’entourait de tous les côtés. Le supérieur insista beaucoup pour que je reste. J’y consentis. La première obédience qu’il me donna fut de servir de sacristain. Je l’accomplis avec beaucoup de zèle. Bien que je fusse chaque jour à la chapelle, j’allais, pour trouver le calme de mon âme, dans le bois pour prier. Je passai ainsi dans ce monastère deux ans.

L’un des derniers jours de ma vie monastique, comme j’étais au réfectoire un soir, j’entendis lire la vie de saint Étienne de Perm. Quand le lecteur en vint à parler de ses missions, je sentis s’éveiller dans mon âme le désir d’être missionnaire. Le repas terminé, je regagnai ma cellule. Je ne pus m’endormir : le sommeil ne venait pas. Je sortis et allai au jardin. Là je m’abandonnai à une ardente prière. Je ne sais si je fis à Dieu quelque demande ou si je déversai simplement devant Lui mes sentiments, Le matin, au lieu de regagner ma cellule, j’allai à la chapelle. Ce qui m’arriva, je ne saurais plus le dire, mais je quittai le couvent nu-pied, sans chapeau, en simple soutane et accouru à la maison.

Chez moi, mes parents m’accueillirent avec une espèce d’effroi. Ils ne pouvaient arriver à comprendre pourquoi j’avais quitté le couvent nu-pied et nu-tête pour revenir à la maison. Deux jours après ma fuite, mes supérieurs apprirent que j’étais chez mes parents. Plusieurs fois ils m’envoyèrent chercher, mais je refusai toujours, et restai à la maison.

Une fois rentré chez moi, je continuai à m’échapper, comme avant, du village dans la campagne.., surtout à l’époque où les blés commençaient à fleurir. Mon Dieu! comme à ce moment-là je me sentais heureux! Il me semblait que chaque herbe, chaque fleur, chaque épi de seigle me chuchotait de mystérieuses paroles sur une essence divine toute proche, toute proche de l’homme, de chaque animal, de toute chose : herbes, fleurs, arbres, terre, soleil, étoiles, et de tout l’univers!

Dans ce sentiment enivrant, je m’enfonçais dans les blés et je m’abandonnais à quelque étrange prière : je me livrais aux pleurs, à la joie, ou à des cris sauvages poussés vers le ciel, ou bien je me couchais sur le dos et attendais, en retenant ma respiration, le dernier moment de ma vie. Quand je devais labourer ou herser, là encore, surtout le matin au lever du soleil et au chant des alouettes, j’entrais en une ivresse singulière de l’âme.

LE SAINT HOMME SIMÉON

À cette époque habitait notre village un paysan nommé Siméon Samsonovitch. Il saluait toujours tout le monde le premier; en enlevant son bonnet et en s’inclinant très bas, il vous souhaitait : «Serviteur du bon Dieu, que le royaume du ciel te soit donné!» Ce Siméon vivait très pauvrement. Quand il maria sa fille, il n’offrit à ses hôtes que du pain avec de l’eau bénite du Jourdain à la place d’eau-de-vie. Jamais il ne disait à personne une parole blessante; si on l’injuriait, ou si on l’appelait de quelque vilain nom, à tout il répondait : «Serviteur du bon Dieu, que le royaume du ciel te soit donné!» Voilà donc que je fis sa connaissance, et nous nous prîmes l’un pour l’autre d’une ardente affection. Un jour, il vint chez nous dans notre chaumière : nous parlâmes de bien des sujets, et enfin le voilà qui se tourne vers moi en disant : «Allons, serviteur du bon Dieu, chez Tykhon de Zadonsk, allons le prier, il te montrera ta voie». Mes parents consentirent à me laisser partir avec lui, et deux jours après nous nous mîmes en route tous deux pour aller trouver Tykhon de Zadonsk. C’était le temps du carême. Nous marchâmes quatre jours. Au monastère de saint Tykhon, nous nous confessâmes et reçûmes la sainte communion : Il y avait dans ce couvent un moine Joseph, favorisé du don de clairvoyance. J’allai le voir. Il reçut très bien Siméon; quant à moi, il me dit que d’ici un an je serais au Mont Athos.

Une fois revenu à la maison, une semaine ne s’était pas écoulée que Siméon partait de nouveau, en secret, sans rien dire à sa femme, en pèlerinage : à Kiev. C’était la onzième fois dans son existence qu’il accomplissait ce pèlerinage. Il lui était même arrivé des histoires comme celles-ci : quelqu’un lui prête, supposons, son cheval et sa charrue pour qu’il puisse labourer ses quelques arpents de terre. Il voit des bonnes femmes cheminant en troupe en pèlerinage : il les arrête, leur demande où elles vont, et quand il apprend qu’elles vont à Kiev auprès du P. Jonas, le voilà qui abandonne tout d’un coup au milieu du champ le cheval du voisin, et s’en va avec elles à Kiev sans même prendre sa besace.

Quel admirable et rare chrétien était ce Siméon Samsonovitch. Cette fois-là, quand il revint de Kiev, le surlendemain de son arrivée il me rendit visite. Nous passâmes toute la journée en entretiens religieux. Siméon me conta une foule de traits excellents et instructifs de sa vie passée. Il aimait à parler de l’apôtre Paul. Il l’estimait par-dessus tous les saints. Il disait que Paul aima le Christ plus que les autres apôtres. Souvent nous partions à travers champs, Siméon et moi, et nous passions le temps à causer religion. Siméon m’aimait d’une affection particulière. Mais ce qui me séduisait le plus chez lui, c’est qu’il conservait dans sa vie spirituelle un parfait équilibre, et ce trait m’attirait singulièrement.

Outre ce Siméon, j’avais encore un ami, Ignace Jakimotchkin. Celui-là aussi était un homme pieux, mais d’une tout autre espèce que Siméon. J’en avais encore un troisième, mais lui aussi, comme vie intérieure, était bien loin de Siméon. Je les voyais souvent, et eux aussi venaient me voir, mais mon âme était fermée pour eux.

Chose bizarre, je ressentis cette année-là un fort attrait pour une jeune fille, mais cet attrait était chaste, quelque chose de nouveau et d’inconnu. J’avais alors 13 ans. Outre cet attrait, j’étais tenté par des pensées blasphématoires : tout cela dans la même année de ma vie. Mon amour pour cette jeune fille ne put pas durer longtemps dans mon âme, il s’éteignit bientôt; mais les pensées sacrilèges me tourmentaient littéralement. J’en perdais l’appétit, le sommeil, je maigrissais à vue d’œil, enfin je tombai malade. Vint le temps du carême. À cause de ces pensées, je n’osai communier, et ainsi je ne fis pas mes Pâques.

Vint la fête de Pâques. Le lundi de Pâques, ce même Siméon vient me voir, et me dit : «Serviteur du bon Dieu, Georges, Christ est ressuscité! Le royaume des cieux te soit donné!» Je lui répondis : «En vérité il est ressuscité» — «Eh bien, continue Siméon, te voilà malade : allons donc à Kiev baiser les reliques des saints, ils attendent notre visite». — «Allons, répondis-je.»

Maman se mit à pleurer. Mon père n’était pas à la maison ce jour-là. «Servante du bon Dieu, Pélagie, dit en se tournant vers ma mère Siméon Samsonovitch, laisseras-tu ton fils aller à Kiev baiser les saints du Christ, ou bien non? Pourquoi pleures-tu? Il faut te réjouir de ce que ton fils ira à Kiev en pèlerinage».

«Je n’ai rien contre, mais il est si original! que va-t-il lui arriver? Il s’enfuira encore je ne sais où, loin de nous, et alors nous n’aurons plus qu’à le pleurer toujours. Quand son père va rentrer, nous y réfléchirons». — «Servante du bon Dieu, Pélagie, recommença Siméon, nous n’avons tous qu’un père qui est Dieu, c’est lui seul que nous devons servir, et servir sans réflexions.»

Une heure ou deux après, mon père rentre à la maison, un peu pris de boisson. Ma mère lui apprend que je veux aller avec Siméon à Kiev en pèlerinage, et que pour cela il faut m’avoir un passeport. Mon père se met à réfléchir et puis il dit en se tournant vers moi : «Je ne sais pas ce qu’il adviendra de toi. Il y en a qui te vantent beaucoup, et d’autres qui te tiennent pour un insensé et un fou. Je ne sais comment faire avec toi. Combien de fois je t’ai battu, privé de dîner, puni, mais tu n’en fais toujours qu’à ta tête. Je ne sais vraiment comment agir avec toi. Si tu veux aller à Kiev, vas-y donc.» Je me réjouis fort.

LE PÈLERINAGE A KIEV

Deux jours après, nous partîmes, Siméon et moi, pour Kiev. Il faut encore ajouter que Siméon Samsonovitch allait avec moi à Kiev sans besace et sans canne. Il avait alors environ 6 o ans.

Le premier jour, nous ne parlâmes pas beaucoup. Je remarquai qu’il avait ce jour-là quelque chose qui pesait sur son âme. Le lendemain, il fut tout différent, tout joyeux. «Serviteur du bon Dieu, dit-il le premier, quel âge as-tu maintenant?» — «Quatorze ans! lui répondis-je». «Ça passe vite! fit Siméon Samsonovitch. Notre vie diminue sans cesse jour après jour, et nous ne voyons pas s’approcher le terme de notre existence terrestre, et le jugement dernier qui nous attend. Je l’ai appris de paysans instruits qui lisaient l’Évangile : il est dit là que les saints brilleront dans le royaume de Dieu comme le soleil. Ah, mon cher, comme c’est beau, rien qu’à se le figurer, la gloire qu’ils auront! Je serais prêt en ce monde à ronger la terre, à me donner en pâture aux vers, à mener l’existence d’une bête de somme ou d’un chien infâme, pour être admis au nombre de ces justes. Les gens ne comprennent pas cela. Ensuite, j’ai entendu dire aussi que les pécheurs seront tourmentés éternellement par le feu. Mais, si terribles que soient de pareilles souffrances, ce n’est pas là le dernier châtiment. Le plus grand châtiment, c’est que Dieu se détournera à jamais des pécheurs.» Et Siméon se mit à pleurer. «Pour moi, les souffrances ne me font pas peur; ce qui me fait peur, c’est que Dieu privera les pécheurs de sa grâce. Quand j’y pense, j’ai grand-peur. Je suis prêt à prier Dieu non seulement pour tous les chrétiens, mais aussi pour ceux qui ne sont pas baptisés. J’ai tant pitié d’eux tous! J’ai pitié des Juifs, des Tatars, des pendus, des suicidés. J’ai pitié des enfants sans baptême. De tous les morts j’ai pitié, et même du diable j’ai pitié. Voilà, serviteur du bon Dieu, ce que je ressens dans mon cœur. Est-ce bien ou pas bien, mais mon cœur est comme cela.»

Les paroles de Siméon bouleversaient tout mon être. Je sentais mon âme comme allégée et illuminée; par moments je pleurais; mon cœur s’emplissait d’une joie merveilleuse et indicible. «Siméon Samsonovitch, lui demandai-je enfin, comment faut-il vivre pour être agréable à Dieu?» «Mais, je pense, comme tu vis le pèlerinage à Kiev maintenant… Si tu continues ainsi, tu seras sauvé», me répondit-il.

«Tu sais, grand-père Siméon, je ne demande rien à Dieu. Je ne demande même pas d’être un saint, pour resplendir comme le soleil. Mais je voudrais de tout mon être l’aimer de telle sorte que personne ne puisse l’aimer plus que moi. Je voudrais tout, tout oublier, oublier mes parents, oublier ma maison, oublier tout le monde, m’oublier moi-même aussi, et me changer tout entier en amour pour Lui. Que je n’hérite pas le royaume de Dieu, que je ne voie jamais Notre-Seigneur dans l’autre monde, mais je voudrais n’être plus un homme, mais être tout amour pour Lui. Siméon Samsonovitch, un jour dans le pré je priais Dieu, et de cette prière je faillis mourir. Mon cœur se brisa, la sueur me coula, je m’affaissai sur la terre, et à ce moment je n’étais plus moi, je n’étais plus qu’amour ardent comme le feu. Voilà, c’est cet amour que je voudrais être! Et maintenant je ne demande rien à Dieu, rien que l’amour de Dieu. Je voudrais aimer Dieu assez pour me fondre tout entier dans cet amour, pour m’y consumer et ne plus être que l’amour éternel de Dieu.»

Siméon Samsonovitch m’écoutait. Enfin le soleil s’abaissa sur l’horizon, le soir tomba, et nous demandâmes à un paysan, je ne sais plus en quel village, à passer la nuit. Le paysan nous reçut avec affection, nous fit manger et, encore sous l’impression de notre conversation de la journée, nous restâmes longtemps sans dormir; enfin le sommeil l’emporta quand même et nous nous endormîmes profondément.

Grand-père Siméon se leva de bonne heure et me réveilla. Notre hôte nous régala avec du lait et des œufs, et nous nous remîmes en route. Siméon se souvint de notre conversation de la veille, et la poursuivit dans le même esprit :

— «Serviteur du bon Dieu, Georges, tu parlais hier de l’amour de Dieu, et cela me plaisait fort; eh bien! si tu demandes à Dieu cet amour, il est tout-puissant, il peut te le donner. Seulement il faut le lui demander. As-tu eu quelquefois des visions?»

– «Non, répondis-je.

— «C’est que beaucoup de saints ont eu des visions, dit Siméon.»

— «Grand-père, je n’ai besoin de rien, je voudrais tant me changer tout entier en amour, en pur amour de Dieu. Ce qui m’attire le plus à cet amour, c’est que Dieu, il me semble, aime plus sa créature que lui-même. Quand je songe qu’il y a tant d’étoiles au ciel, et que dans ces étoiles aussi il y a des êtres qui vivent, et que je regarde la terre, où tout verdoie, tout fleurit, les oiseaux se réjouissent et chantent, les grillons murmurent, ah! comment ne pas L’aimer? Voilà pourquoi je voudrais me changer tout entier en amour de Dieu!»

— «Oui, mon enfant, pour aimer Dieu il faut se renoncer soi-même. On dit qu’il y a de grands saints sur le mont Athos. Oh! si Dieu nous y conduisait une fois, après nous pourrions mourir!»

Ces paroles me frappèrent tout d’un coup. J’aurais bien voulu savoir où se trouvait ce mont Athos, mais je ne pouvais le lui demander (je ne le pouvais pas, parce que je ne pénétrais pas bien le sens de ses paroles). Je pensais surtout à l’amour de Dieu. Mon cœur d’enfant à ce moment, après d’aussi doux entretiens, brûlait d’un amour toujours plus ardent de Notre-Seigneur.

Il était environ midi. Siméon était songeur. Nous traversions un bois. Siméon me regarda, soupira et dit : «Quittons le chemin et asseyons-nous un instant. Je suis fatigué.» Nous obliquâmes tous deux et nous assîmes sous un chêne. «Georges, si nous priions le bon Dieu! Il est notre Père», me dit Siméon.

Siméon priait debout, moi à genoux. Quand de sa voix cassée il entonna le Pater, et qu’ensuite il se mit à genoux, je sentis tout d’un coup mon cœur s’enflammer d’un amour extraordinaire, tout comme la première fois dans le pré. Les larmes se pressaient dans mes yeux, une sueur abondante m’inonda, et je ne pus m’empêcher de cacher à Siméon l’état où j’étais. Plus se prolongeait le chant de Siméon, plus mon âme s’emplissait d’un amour ardent, indicible, de Dieu. J’aurais voulu alors m’embraser et me changer en cette flamme d’amour délicieuse de Dieu; j’aurais voulu n’être plus qu’amour de mon Créateur. Quand Siméon eut fini le Pater, j’étais déjà couché sur la terre, complètement épuisé, anéanti par ce feu qui brûlait dans mon âme. Une heure après, nous nous levâmes et partîmes plus loin.

Nous marchions en silence, mais nos âmes étaient tranquilles. Déjà le soleil descendait, et il y avait encore loin jusqu’au prochain village. «Siméon, demandai-je, tu parlais hier de l’Athos. Si tu en sais quelque chose, parle-m’en.» — «Sur l’Athos n’habitent que des saints, serviteurs élus du Christ, commença Siméon. Quelques-uns d’entre eux ont vu là-bas la sainte Mère de Dieu, et d’autres avant leur mort la voient et s’entretiennent avec elle. Ceux qui ont été sur la sainte montagne me l’ont raconté. Voilà, mon cher, où il te faudrait aller! Je pense que tu iras.» — «Mais, grand-père, mon passeport est seulement pour 3 mois, et je n’ai qu’un rouble pour toute fortune», répondis-je. — «Mon cher, s’il plaît à Dieu, il te donnera tout, et tu iras sur l’Athos. Te souviens-tu de ce que t’a dit le P. Joseph à Zadonsk? Il t’a prédit que tu irais sur l’Athos. L’Athos est le domaine de la Mère de Dieu. Tu iras sur l’Athos, et tu y seras bientôt, c’est mon cœur qui me le dit.»

Je ne pus en entendre plus long : je tombai à ses pieds et le suppliai ardemment de prier pour moi la Reine du Ciel. Siméon, me voyant couché à ses pieds, se mit à pleurer comme un enfant et me releva en disant : «Je crois que cette année tu verras l’Athos, mais de là tu reviendras ensuite en Russie.»

Nous entrâmes dans un village pour y passer la nuit. De bon matin nous poursuivîmes notre route. Chose étonnante, plus nous allions, plus j’étais rempli d’enthousiasme pour la Création du Dieu vivant. Tout homme, tout animal, les scarabées, les grillons, les fleurs, les herbes m’étaient si chers et si proches que je les embrassais comme des frères ou des sœurs. Quelle joie je ressentais alors!

Au cours de ce voyage, Siméon tomba malade. J’avais grand-pitié de lui. Je lui procurai du lait, et je demandai à un paysan de lui faire un bain. Le paysan m’écouta, nous donna un bain, que je préparai moi-même, portant l’eau et la faisant chauffer, et j’y conduisis Siméon. Je le baignai, le fis suer comme il fallait, et le lendemain mon Siméon était guéri.

Nous fûmes ainsi tous deux jusqu’à Kiev. Tous les jours, en pleins champs, nous priions Dieu, tous les jours nous conversions de Dieu et du royaume des cieux. Notre âme était heureuse. Nous nous sentions les maîtres et les rois de la terre. Toute la nature était en liesse avec nous. Je me trouvais particulièrement heureux, quand nous avions à traverser des champs et des bois. Mon âme était éveillée par les alouettes, les rossignols, les merles, les chardonnerets, les grues, en général tous les oiseaux, les animaux, les arbres et les herbes, et la nuit les étoiles du ciel. Nous marchâmes ainsi vingt jours.

Le vingt et unième jour, nous entrions dans Kiev. Ici je fus frappé surtout par le chant de la Laure. Il me semblait que, si le diable une fois seulement jetait un regard sur l’église de l’Assomption, en entendant ce chant il se repentirait certainement.

Je ne passai à la Laure que quelques jours. Mon Siméon, après avoir visité tous les lieux saints, me fit ses adieux, et retourna chez lui. Je restai à Kiev. Après avoir passé encore quelques jours à la Laure, je priai ardemment Notre-Seigneur et décidai d’aller à pied à Odessa, et ensuite à la Sainte montagne.

PÈLERINAGE À ODESSA

C’était comme cela au commencement de juin. Je suivais la plupart du temps la voie du chemin de fer, craignant de m’égarer. J’étais seul. Il faut dire que, de Kiev jusqu’à Odessa, je me sentais de plus en plus profondément noyé dans l’océan sans bords de l’amour de Dieu pour moi. Il faut dire encore que l’amour divin ne se sent que par l’amour de notre cœur pour Dieu. Oh, comme c’est bon d’aimer Dieu! Je n’oublierai jamais ces jours dorés de mon existence! De grand matin, avant même le lever du soleil, je me mettais en route. Que cela était doux! Le froment, l’avoine, le seigle, comme une mer, se balançaient d’un côté ou de l’autre, les alouettes chantaient, les hirondelles, comme un feu d’artifice, volaient autour et près de vous, et vous alliez comme un seigneur posant ses pas l’un après l’autre sur le merveilleux tapis multicolore, déroulé devant lui, des herbes odorantes et molles.

Ah! les œuvres du Seigneur sont belles! Il y avait des jours et des nuits où je mourais littéralement d’amour pour Dieu. Toutes les parcelles de mon âme et de mon corps étaient saisies par la flamme de l’amour de mon Dieu. Le seul nom de Jésus-Christ ou de Dieu me rendait tout d’un coup une autre créature. Je possédais alors un Évangile en russe. Tous les jours, au milieu des champs et des blés, je m’asseyais quelque part sur du sable ou sur quelque tertre couvert de verdure, et je me mettais avec ardeur à lire ce livre divin.

À cette lecture, j’entrais en un état d’enthousiasme tel, que j’écartais l’Évangile et m’abandonnais à la prière. Oh, comme le Christ à ce moment était près de moi! Je le sentais en moi, je le sentais dans toutes les formes de la nature. Tout semblait me dire : «Le Christ est en moi!» Ainsi disaient les champs, les bois, les herbes, les fleurs, les pierres, les rivières, les montagnes, les vallées et toute la création! Tout devenait son temple, sa demeure. Il n’était pas d’objet petit ou grand, pur ou impur, où je ne sentisse mon Dieu. Il me semblait qu’il n’y avait que le péché où Jésus-Christ ne fût pas, et que toute la création et tout l’univers étaient le temple et l’habitacle de Dieu. Il y avait des jours où ce violent amour de Dieu m’enlevait l’appétit, et je ne voulais rien boire ni manger. Une fois, comme je traversais un bois, je vis tout à coup une chèvre sauvage avec un petit chevreau, et je ne pus continuer ma route, j’avais les jambes brisées : je pus à peine quitter le chemin, je tombai à genoux, et exhalai de nouveau ma prière vers Dieu, et je restai là plusieurs heures sans changer de place.

Ces journées de mon voyage à Odessa furent les plus solennelles de ma vie. J’eus aussi à cette époque des nuits lumineuses. Plus d’une fois, je passai des nuits entières dans l’extase. Je couchais la plupart du temps en pleine campagne. Voici qu’un beau jour, dans je ne sais plus quel petit endroit, je rencontre la police et le commissaire me demande qui je suis et d’où je viens, et me réclame mon passeport. Quand il apprit que j’allais à pied au mont Athos, il éclata de rire. Ensuite il me conduisit chez lui. Là il m’interrogea de nouveau. Je lui fis la même réponse. Il ne riait déjà plus. Il m’offrit le thé, me donna 20 kopeks, et je me remis en route. Je me souviens que, depuis ce jour jusqu’à Odessa, je ne passai plus une nuit sous un toit : toujours dans les champs. Il faut dire que, sans savoir pourquoi, je me mis alors à éviter les gens. Des deux et trois jours de suite je ne prenais rien, mais je me sentais en parfaite santé et plein de force.

Au bout de quinze jours enfin j’arrivai à Odessa. Dès que j’approchai de la ville et que je vis la mer (je ne l’avais jamais vue), mon âme fut encore inondée d’une source jaillissante de joie. Tout en larmes, je regardais cette mer et tout le temps je chuchotais : «Seigneur, tu peux tout, conduis-moi sur l’Athos.» Quand j’eus pénétré dans la ville même, je demandai avant toute chose : où est le couvent Saint-Pantaleimon ? On me l’indiqua.

Quand j’arrivai dans la rue où se trouve ce couvent, un pauvre vit que j’étais un enfant de la campagne; il m’arracha mon manteau et s’enfuit. Je ne lui dis rien, et pourtant je le regrettais, mon manteau. J’arrive au couvent. Les moines, en me voyant si jeune, s’intéressèrent à moi et me firent parler. En apprenant que je voulais aller sur l’Athos, les uns se moquèrent de moi, les autres me regardèrent comme un gamin anormal. Un seul me caressa et me dit sérieusement que, petit comme j’étais et puis fugitif de chez mes parents, quand bien même j’aurais de l’argent et des papiers, je ne pourrais quand même pas être reçu à l’Athos. Ces paroles du moine me terrassèrent comme un coup de foudre. Je me mis à pleurer. La nuit arriva. De désespoir, je ne pouvais ni boire ni manger. Lorsque tous les pèlerins allèrent se coucher, je sortis de la pièce et commençai à déverser dans une prière tout mon désespoir. À l’aube je regagnai la chambre, où une place m’avait été réservée au milieu des autres pèlerins. Je me couchai. Je vis en songe l’image du saint martyr Pantaleimon.

Le matin je me levai et partis en ville pour me chercher une occupation. Tous ceux à qui je m’adressais se moquaient de moi, et les larmes se pressaient sur mes joues. Je ne sais plus dans quelle rue, s’approche de moi un monsieur assez bien vêtu, qui me demande en me voyant pleurer si fort : «Petit, pourquoi pleures-tu tellement?» Je lui racontai tout par le détail, comment j’avais quitté mes parents, comment j’étais venu ici Pèlerinage à Constantinople et voulais aller à l’Athos. Après avoir tout écouté, il me conduisit chez lui, s’assit à son bureau, écrivit pour moi une supplique au gouverneur Zeleny, me dit de prendre mes papiers et de les mettre dans cette requête et d’aller trouver tout de suite le gouverneur. Ce que je fis.

J’arrive chez le gouverneur. Quand le gouverneur Zeleny me vit, il se mit à rire, prit de mes mains la supplique et commença à la lire. Ensuite il manda par téléphone l’abbé du couvent de Saint-Pantaleimon. Quand celui-ci arriva, le gouverneur me montra à lui, lui dit de m’expédier aux frais du monastère à la Sainte Montagne. Mon Dieu! quelle joie emplit alors mon cœur! Je ne savais comment remercier le Seigneur mon Dieu pour la grâce insigne qu’il me faisait. Les pèlerins les uns après les autres se dépêchaient de m’interroger, et presque tous admiraient la Divine Providence réalisée sur moi.

PÈLERINAGE À CONSTANTINOPLE ET À L’ATHOS

Le lendemain, je m’embarquai avec les pèlerins sur le bateau de Constantinople. La mer fit sur moi peu d’effet. Mais le troisième jour de grand matin j’aperçus une ville d’une extraordinaire beauté : Constantinople! Je fus surtout frappé du site et de la multitude infinie des minarets. Nous passâmes là cinq jours et visitâmes pendant ce temps tous les saints Lieux. Le temple de Sainte-Sophie fit sur moi une impression profonde, ineffaçable. J’y pleurai, mais mes larmes venaient d’un sentiment de crainte plus fort que moi devant la majesté de ce sanctuaire du Seigneur. Je ne regrettais pas, comme les autres, que ce temple fût une mosquée; je l’acceptais dans mon cœur, sachant qu’une mosquée est aussi un temple de Dieu. Je visitai les monastères turcs, où les derviches mènent leur danse bizarre.

Enfin arriva le jour de notre départ de Constantinople pour la sainte Montagne. Nous fûmes en route quelques jours. En approchant de l’Athos, je ne pus regarder avec indifférence ce saint lieu : mes jambes tremblaient, mon cœur battait… «Mon Dieu, me disais-je, voici donc où vivent les saints! Voici où la Reine des Cieux se montre à ses justes, voici où repose la grâce de Dieu!»

Les moines de l’Athos montèrent sur le bateau, nous invitèrent chez eux, tandis qu’avec les autres pèlerins j’allais au monastère de Saint-Pantaleimon. Ce couvent ne me plut pas : les moines restaient froids dans leurs rapports entre eux, et ce trait m’éloignait d’eux. Je quittai ce monastère pour celui de Saint-André, et là je me plus beaucoup.

Les moines de Saint-André, je ne sais pourquoi, firent attention à moi, surtout le moine ascète Martinien, et ensuite Ezéchiel, Barnabé, et l’abbé lui-même, le grand Théoctiste. Celui-là était un très grand moine dans sa sainte demeure. Il était extraordinairement doux et humble de cœur. Avant lui ni après lui, il n’y a jamais eu d’abbé aussi humble dans ce saint monastère. C’est lui qui me reçut dans son couvent.

On m’appelait le Japonais : je suppose que c’est parce que j’avais les lèvres un peu proéminentes qu’ils me donnèrent cet original surnom. Une fois que j’eus été admis comme novice dans ce saint monastère, et quand je remplis mes fonctions dans le chœur, mon âme s’emplit de je ne sais quoi de lumineux, de bon et de saint. Chaque jour j’allais voir le P. Martinien et lui découvrais mes pensées et mes sentiments. La prière restait alors très forte en moi. Chaque jour, je me développais, je grandissais, je me perfectionnais et m’élargissais. Bientôt je tombai malade d’une angine, et l’abbé lui-même, le P. Théoctiste, vint me voir dans mon lit. Au bout de quinze jours, je fus remis. Peu après, on m’envoya à Constantinople. J’y restai quelque temps comme cuisinier, et en même temps j’appris le grec.

À Constantinople, les moines m’aimaient aussi et m’aimaient ardemment. Je visitais souvent les divers lieux saints. Une fois j’allai à Sainte-Sophie et y rencontrai un groupe de mullahs. Ces mullahs m’entourèrent, deux d’entre eux parlaient bien le russe. J’entrai en conversation affectueuse avec eux. Ils me dirent que dans ce temple avaient jadis retenti les discours de saint Jean Chrysostome. Ces paroles d’un mullah turc me firent un tel effet que depuis ce jour je sentis en moi un penchant nouveau pour la prédication. Je suppliai ardemment Notre-Seigneur et la Reine du Ciel de faire que je devienne prédicateur. Depuis lors je me mis à lire la Sainte Écriture, les Saints Pères et les œuvres des pères de l’Église. Entre tous les Pères, j’aimais Origène et saint Basile.

Je passai à Constantinople plusieurs années. Ensuite je revins au mont Athos, et je m’y adonnai de nouveau à la vie ascétique.

Une fois, le jour de la vigile de la Trinité, après être resté debout pendant le long office du jour, je m’endormis et vis un véritable songe. Devant mes yeux s’étend un jardin admirable, orné de plates-bandes, et ces plates-bandes semblables à des vagues se succèdent par rangées les unes aux autres. Elles sont couvertes de fleurs merveilleuses, et dans leurs intervalles passent un homme avec une femme, qui s’approchent de chaque fleur, se penchent sur elle et chantent «Mon paradis, mon paradis!» Je m’éveillai et sentis que j’avais été quelque part en un lieu mystérieux. Depuis cet instant je ne mangeai ni ne bus de trois jours, et pleurai sans cesse de joie, une joie immense et intérieure. Le P. Martinien, en me voyant en cet état, se réjouit.

Mon existence sur l’Athos, malgré toutes mes aspirations à la vie ascétique, se heurtait extérieurement à de grands scandales. Ils m’apparaissaient surtout en ce que les moines craignaient plus que tout l’oubli des différences nationales. Pour le Petit-Russien, le Grand-Russien était satan, et pour le Grand-Russien le Petit-Russien un démon. En outre, pis encore, ils se divisaient tous en confréries par provinces et par districts. Autre scandale : les succursales construites dans les grandes villes, où les moines se perdent absolument. Troisième scandale, le plus grave : l’argent, l’argent, toujours l’argent! Combien de fois j’ai essayé de causer à cœur ouvert avec quelques moines, mais toujours je leur cédais, parce qu’ils se mettaient en colère. Je n’ai pas vu là-bas de grands saints. Si j’entrais dans l’intimité de quelques saints personnages, j’étais vite désenchanté, parce que, avec tous leurs exploits spirituels, il leur manquait le côté moral de la vie, et cela se voyait surtout dans leurs rapports avec leurs proches.

Je vécus ainsi quelque temps sur l’Athos. Après ce séjour, l’abbé décida de m’envoyer à Petrograd dans sa succursale.

Je fis par hasard connaissance à Petrograd du principal frère servant du métropolite Palladios. Il me présenta au métropolite, et celui-ci m’expédia à ses frais à Tomsk en Sibérie auprès de l’évêque Macaire, et l’évêque Macaire au chef de la mission de l’Altaï.

En quittant Petrograd, je n’allai pas tout de suite en Sibérie, mais j’allai d’abord «voir mes parents, puis je revins à Petrograd, et je ne partis qu’ensuite pour Tomsk.

RETOUR AU VILLAGE : LE SAINT HOMME MAXIME.

Mes parents eurent une très grande joie de me voir arriver. Ils ne savaient plus que penser de moi. Quand ils avaient reçu la première lettre que je leur avais écrite du mont Athos, ils n’avaient pas voulu croire, me dirent-ils, que j’étais au mont Athos. Le curé de notre village ne voulait pas non plus le croire. Et maintenant grâce à Dieu! on se revoyait.

Maman aurait bien voulu que j’allasse voir «l’oncle Maxime» : c’est ainsi qu’on nommait un paysan révéré dans les environs pour sa vie sainte et sa clairvoyance. Une foule de peuple se rendait en voiture ou à pied à P. pour le voir, et il ne demandait d’argent à personne. J’écoutai la proposition de ma mère avec quelque incrédulité, mais ma curiosité était mise en éveil, et le jour suivant j’allais trouver avec un paysan le fameux oncle Maxime.

Dès que j’eus mis le pied dans sa chaumière, je vis quelque chose d’extraordinaire. Maxime était à genoux et, les bras levés au ciel, criait : «Qui m’envoie ce missionnaire de Sibérie? Mon Dieu, un missionnaire pour la Sibérie? Admirables sont les œuvres de Dieu! Étienne, Étienne de Perm est venu me voir! mon Dieu, mon Dieu, oui c’est bien Étienne de Perm qui est venu à moi!»

Maxime se releva, s’élança vers moi et se mit à m’embrasser. Puis, comme hors de lui, d’un bond il sortit de l’izba et grimpa comme un chat dans son grenier. Là, il saisit tout un faix de pieux, de bois équarris, de branches, de souches, et les rapporta dans l’intérieur. Il décora tout cela, je ne sais pourquoi, du nom de «lettres» : «Voilà, ce sont des lettres! répétait-il très vite, en m’expliquant sa science. Ces lettres sont aussi de la science, oui, de la science.» Il prit un pieu dont un bout était recourbé et avait la forme d’une faucille, et dont l’autre bout avait la forme d’un couteau ou d’un sabre. Et cela n’était pas fait par la main de l’homme : c’était l’œuvre de la nature. Il saisit donc ce pieu et se mit à me donner des explications :

Voilà, disait-il, les lettres avec lesquelles je lis la sagesse du Seigneur. Regarde, d’un côté c’est une serpe. Cela signifie, mon cher, qu’il viendra un jour où le glaive sera changé en serpe. Oh! admirables sont les œuvres de Dieu! Bientôt viendra le temps où la guerre n’existera pas, entends-tu, n’existera plus. O Seigneur mon Dieu, admirables sont vos œuvres! Je suis un moineau, ma mère est une petite mésange, et mon travail n’est pas vain. Admirables sont les œuvres de Dieu, la guerre doit disparaître de la face de la terre. (Maxime pleure). Il viendra un jour où personne ne fera plus la guerre. (Il cite en entier le passage d’Isaïe).”

Il prit ensuite un autre pieu, puis un troisième, tous différents les uns des autres, et, profitant de ces différences, il commentait à leur aide l’Écriture, ou prédisait de graves événements.

Pour moi, à force de le regarder et de l’entendre, je tombai en un tel état d’attendrissement, que je me mis à pleurer, comme un enfant, des larmes inconsolables. Et en même temps je ressentais une grande joie.

Écoute, mon cher! me dit Maxime. Quand le Seigneur te fera faire ces œuvres admirables, alors souviens-toi de moi, pauvre pécheur. Tu sais, ici sera glorifié le nom de Notre-Seigneur, ici sera son saint lieu. Hélas, mon Dieu, mon Dieu! quel malheur, il n’y a plus maintenant de chrétiens; malheur! presque tous sont devenus ennemis du Christ (il pleure). L’Évangile est outragé, oui, outragé. Mais toi, mon chéri, tu seras missionnaire et tu iras en Sibérie. Tu emmèneras là-bas tes parents. Oh, qu’admirables sont les œuvres du bon Dieu! On dit que je suis fou, mais, mon chéri, sans folie on n’entre pas dans le royaume de Dieu. Mon chéri (il tombe à genoux et prie), j’ai vu dans le bois la Sainte-Trinité sous la forme de trois guerriers lumineux, semblables au soleil et ceints de rayons de soleil. Admirables sont tes œuvres, Seigneur! (Maxime sanglote). Hier j’ai vu Pierre et Paul, les apôtres de Notre-Seigneur. Ils m’ont découvert ta vie, mon chéri, et tu vas accomplir leur œuvre. Seigneur, Seigneur, Seigneur! L’œuvre du bon Dieu est confiée à un homme!”

Maxime se mit à genoux devant moi, et moi je tombai à ses pieds, comme devant le Seigneur lui-même, et tous deux nous poussâmes de tels sanglots qu’on eût dit que nous pleurions un ami très cher qui venait de mourir. La foule venue auprès de Maxime, en nous voyant pleurer, se mit aussi à sangloter fortement.

J’ai prié Dieu et les saints apôtres de te protéger, oui, de te protéger. Contre toi, mon chéri, Satan rassemble toute son armée, et il veut te perdre, te perdre à jamais, mais j’ai prié, et ta mère aussi prie Notre-Seigneur. Et ensuite, mon chéri, à ce que j’ai entendu, le diable te poursuivra toute ta vie. Il viendra un jour, mon chéri, où il y aura une guerre terrible, tout l’univers sera en guerre, et toi tu viendras de Sibérie ici et tu iras à la guerre. La guerre, c’est le jugement de Dieu. Ce n’est pas encore le jugement dernier de Dieu. Il accomplit ce jugement sur les chrétiens parce qu’ils ont foulé aux pieds le saint Évangile. Les chrétiens d’aujourd’hui ont renié le saint Évangile (Maxime sanglote). Qu’arrivera-t-il après la guerre, ô mon cher, je ne te le dirai pas encore…”

Après ce discours, Maxime s’assombrit tout d’un coup et rentra en lui-même. Pendant vingt minutes, il resta sans dire un mot, et je ne le quittais pas du regard. Après ce silence, Maxime se tourna vers la foule et lui parla par aphorismes sans grande suite. Ensuite il se mit à parler de nouveau de l’Évangile foulé aux pieds par les chrétiens. «Pour vivre selon l’Évangile, disait-il, il faut être fou. Tant que les hommes seront raisonnables et de sens rassis, le royaume de Dieu ne viendra pas sur terre.»

Le même soir je repris le chemin de la maison. Maxime avait produit sur moi une si forte et ineffaçable impression qu’en le quittant j’étais tout à fait un autre homme. Une fois rentré, quand je racontai tout ce que j’avais vu et entendu, ma mère me dit tout net que Maxime «prédisait la vérité pure.»

Huit jours après, j’allai seul dans un bois que nous appelions Hautain. Dans ce bois, vers l’endroit où il finit au couchant, je m’assis pour me reposer. Tout à coup j’entends des pas, je regarde, et… effroi! Maxime s’approche de moi : «Mon ami, je cherchais par ici des ânesses, et c’est toi que j’ai trouvé. Tu sais, je t’aime de tout mon cœur, oui je t’aime. Allons dans l’autre bois.»

Nous y allâmes :

«Regarde, mon ami. Toutes les œuvres du bon Dieu sont admirables, oh! admirables. Regarde le bois; les ruisseaux coulent, les fleurs s’épanouissent, les herbes verdissent, les oiseaux du bon Dieu chantent, et tout cela, ce sont les œuvres du bon Dieu!»

Quand nous fûmes au plus profond du bois, Maxime tomba à terre, leva les bras au ciel et chanta : «Dieu saint, Dieu puissant, Dieu immortel, aie pitié de nous!» Quand il chanta pour la troisième fois, je m’effondrai à terre et perdis connaissance. Je ne sais si je restai longtemps dans cet état, mais quand je revins à moi je vis Maxime debout au même endroit, les bras levés au ciel. Il chuchotait quelque chose, mais je ne pus distinguer quoi. Je commençai aussi à prier avec lui. Oh ces instants-là ne s’effaceront jamais de ma mémoire!

Quand notre prière fut terminée, Maxime me regarda et fit de nouveau plusieurs génuflexions, après quoi nous nous assîmes et, après un moment de silence, Maxime recommença à parler :

«Sans la prière, toutes les vertus sont comme des arbres sans terre. Maintenant il n’y a plus de prière dans la vie des chrétiens, ou bien c’est une prière sans vie. Notre-Seigneur priait lui-même, il priait surtout sur les montagnes, sur les sommets des montagnes, là où il était seul sans personne. Le chrétien, mon ami, est un homme de prière. Son père, sa mère, sa femme, ses enfants, sa vie, tout cela, pour lui, c’est le Christ. Le disciple du Christ doit vivre uniquement par le Christ.

Quand il aimera à ce point le Christ, il aimera forcément aussi toutes les créatures du bon Dieu. Les hommes

croient qu’il faut d’abord aimer les hommes, et ensuite aimer Dieu. Moi aussi j’ai fait comme cela, mais cela ne sert à rien. Quand au contraire j’ai commencé d’aimer Dieu avant tout, dans cet amour de Dieu j’ai trouvé mon prochain, et dans ce même amour de Dieu mes ennemis aussi sont devenus mes amis et des créatures divines.

La première forme de l’amour de Dieu est la prière. Actuellement, les chrétiens ont construit partout une multitude de temples, ils sont devenus instruits et savants, mais de prière vivante point. Voilà le grand malheur. La prière rend l’homme digne de l’Évangile, digne du Christ. Si les chrétiens savaient la puissance de la prière, ils seraient revivifiés. Je n’ai pas beaucoup d’instruction, mais c’est la prière qui m’enseigne comment penser, parler et agir. Mon ami, tu as connu Siméon Samsonovitch. Eh bien, la prière lui donnait une nouvelle vie, et quel homme, quel grand homme c’était! Nous avons prié souvent ensemble dans la forêt.

Mais ce n’est pas encore assez, de prier. Il faut mourir pour le Christ chaque jour, et cette mort est la vie du chrétien. C’est l’Esprit qui parle en moi de cette façon : il faut mourir pour le Christ. Nous vivons encore, et cette vie n’est qu’une sorte d’enfance de notre âme. L’adolescence, c’est la mort et la mort pour le Christ. Quand les martyrs mouraient pour le Christ, c’est alors qu’ils goûtaient la véritable vie, et cette vie leur était si douce qu’ils oubliaient leurs souffrances et la mort même. Je suis le fou Maxime et je dis que sans cette folie on ne peut recevoir l’héritage du royaume de Dieu.»

— «Oncle Maxime, prie pour moi le bon Dieu, afin que je l’aime plus que moi-même. Je voudrais n’être tout entier qu’amour pour le Christ mon Dieu. Je ne demande rien à Dieu, qu’une seule chose : l’aimer sans relâche jusqu’à m’oublier moi-même complètement.»

Je fis cette demande à Maxime, et il me répondit :

«Sans la prière, on ne peut pas aimer le Christ. Prie plus souvent, et de la prière naîtra en toi l’amour de Dieu. Prie dans la forêt, prie en poussant la charrue, prie aux champs, prie au fond des fossés,… mais prie de telle sorte que nul ne te voie.

Il faut encore que je te dise ce que l’Esprit me suggère : depuis l’instant de la Résurrection du Christ, toute la terre est devenue le trône du Dieu Sauveur. Le trône lui-même, là où le Ressuscité se montre, ce sont nos cœurs. Oh, admirables sont les œuvres de Dieu! Quand je prononce le nom du Christ Ressuscité, je deviens comme ivre de joie. Alors il me semble voir le Christ non pas tant dans le ciel, que vivant parmi nous sur la terre, vivant, véritable Roi de Gloire reposant dans nos cœurs. Si nous avions un cœur pur, nous le verrions même avec les yeux de notre corps, comme le Fils Ressuscité de Dieu, vivant sur la terre avec nous, avec ses frères et ses disciples. O qu’il est admirable, le Christ, le Seigneur Ressuscité, notre frère en humanité et Dieu par Sa nature divine!»

Maxime entonna «Le Christ est ressuscité!» La joie et la lumière entrèrent dans mon âme. Mon cœur fut embrasé d’une flamme divine, je fléchis les genoux et priai Notre-Seigneur. Maxime posa sur ma tête sa main gauche et chanta plus haut «Le Christ est ressuscité!» Quand il se tut, mon âme était remplie d’une telle douceur que j’étais prêt à fondre de cette douceur.

Le soir tombait. Les yeux fixés sur le soleil, Maxime proclama solennellement qu’un jour viendrait où «les justes resplendiraient comme le soleil dans le royaume des cieux. Cela, c’est l’Esprit de Dieu. O, que le Christ est admirable! Il nous a créés du néant, il nous a appelés à la vie, il nous assure tout ce dont nous avons besoin et, dans un temps relativement court en face de l’éternité, il nous revêtira de sa gloire, si bien que nous serons semblables au soleil! Je pense qu’un jour viendra où toute créature sentira le Christ ressuscité.»

Après quoi, Maxime tomba sur l’herbe et s’écria à haute voix :

«Seigneur, si cela est possible, aie miséricorde et sauve aussi le diable et toutes ses légions. Georges! prie et aime le bon Dieu et tout son univers et toute sa création. Ce que tu ne voudrais pas pour toi, ne le veuille pas non plus même pour le diable. Car il a encore la conscience de Dieu, et peut-être cette conscience lui donne-t-elle encore le moyen de se repentir. Voilà comme j’ai pitié pour la créature du bon Dieu!»

Il faisait déjà sombre, il fallait rentrer à la maison. «Dis-moi, oncle Maxime, lui dis-je en le quittant, que me faut-il faire pour être pur amour de Notre-Seigneur?»

— «Je te l’ai déjà dit, et je vais te le redire encore, un jour viendra où Dieu te montrera lui-même ce qu’il te faut faire. L’Esprit me parle ainsi en moi-même : pour l’amour du Christ, sois toujours prêt à tout. Celui qui est dans le Christ ne connaît ni les souffrances ni la mort.»

Après quoi Maxime me dit adieu et s’enfonça encore davantage dans la forêt, et moi je rentrai à la maison.

À la maison, je ne pus ni boire ni manger. Toute la nuit mon cœur brûla du feu divin de l’amour de Dieu et des hommes. Je ne dormis pas. Il me semblait que j’étais dans un autre monde, complètement différent du nôtre. À plusieurs reprises je me mis à pleurer. C’est depuis ce moment que je commençai à avoir pitié de tous et de tout : pitié des morts, pitié des vivants, pitié de tous les hommes sans distinction de nationalité, de religion, d’âge ou de sexe. Pitié de tous les animaux, les oiseaux, les insectes, pitié des plantes, de la terre, du soleil, de l’air. «Admirable Maxime! Merveilleux Siméon! pensais-je, le Seigneur vous a récompensés de sa plus grande grâce. Et moi qu’est-ce qui m’attend? puis-je même rêver d’une hauteur spirituelle comme celle à laquelle se tiennent ces fils du royaume de Dieu?» Demain, me disais-je, j’irai de nouveau dans la forêt. Mais Dieu en avait décidé autrement : je tombai malade, et restai quelques jours au lit.

Or le temps de mon départ approchait. Je partis pour la gare voisine. À peine étais-je sorti de mon village, que je vis Maxime qui m’attendait. Il était déjà littéralement possédé de la folie divine. Ni dans ses gestes ni dans ses paroles, il n’était plus le même homme que j’avais rencontré quelques semaines auparavant dans la forêt. Il parlait par saccades, il entrecoupait son discours de vers, il était très difficile à comprendre. Toute la route je pleurai. Ses paroles avaient beau m’être incompréhensibles, elles avaient une acuité extraordinaire et pénétraient avec une force inouïe dans mon âme. Comme nous approchions de la gare, Maxime, sans me dire adieu, s’enfuit à travers champs dans la forêt et je ne le vis plus ce jour-là. Je fis mes adieux à mes parents, et partis une seconde fois pour Petrograd.

DEUXIÈME PARTIE

LES MISSIONS EN SIBÉRIE

À Petrograd, je m’installai à la succursale de saint-André au quartier de Grève. La vie m’y fut très pénible à cause des tracasseries des chantres; mais je supportais. Je fis par hasard la connaissance du frère servant du métropolite Palladios, et il me demanda, je ne sais pourquoi, si je ne voudrais pas aller en Sibérie comme missionnaire. Le 30 novembre, jour de saint André Premier Apôtre, à la première heure on m’appelle donc auprès du métropolite. J’y vais. Le métropolite me posa quelques questions et m’offrit d’aller en Sibérie auprès de l’évêque de Tomsk, Macaire. J’y consentis. Alors il me donna une lettre pour l’évêque et de l’argent pour la route. Je poussai un cri : voilà ce que signifiait la prophétie de Maxime!

PREMIÈRE MISSION DANS L’ALTAÏ

J’allai en chemin de fer jusqu’à Omsk, et de là en voiture, le transsibérien étant encore en construction. L’évêque Macaire me reçut avec une bonté inouïe. Je passai chez lui une quinzaine de jours et en remportai la meilleure impression.

Le lendemain de la Noël, je partis pour Biisk auprès de l’évêque Méthode. Le chemin, pendant 700 kilomètres, fût très pénible, moins à cause des difficultés de la route qu’à cause des tentations morales, mais Dieu me protégea, et aussi, je pense, les prières de l’évêque Macaire. L’évêque Méthode m’accueillit avec beaucoup de joie. Je vécus chez lui sans occupation définie jusqu’au 17 mai, jour où on m’envoya, en qualité de lecteur, accompagner la procession qui se rendait chaque année avec l’image du martyr Pantaleimon dans les villages voisins et les villes du district. Il y avait cette fois-là comme prêtre un admirable et pieux curé de campagne, le P. Jean Tamarkin, d’origine moravine. C’est avec lui que je me mis en route.

La veille de la Trinité, j’eus un songe qui produisit sur mon âme la plus vive impression. J’étais dans la cathédrale saint-Isaac à Petrograd. Du côté gauche du chœur, l’apôtre Pierre s’avance vers moi et me chuchote à l’oreille : «Dès aujourd’hui tu n’annonceras plus que la parole divine.» Et Paul, en bonnet de moine, avec un doux sourire, me bénit, mais ne me dit rien. Quand je me levai le matin, je me sentis rempli d’une joie extraordinaire.

Et depuis ce jour je prêchai. Mes sermons parurent tellement efficaces à ceux qui les avaient entendus, que les prêtres des environs et les hérétiques venaient les écouter. Je leur semblais une énigme. Beaucoup me demandaient où j’avais appris. Dieu m’est témoin que, depuis ce jour, des milliers de fidèles suivirent nos traces. Il arrivait encore ceci, que le matin le peuple couvrait déjà le versant de quelque colline, attendant de ma bouche la parole de Dieu. Il y avait des fois où sur le soir le peuple en foule attendait mon apparition, et après trois ou quatre sermons en venait à pousser de tels sanglots que j’en étais moi-même honteux. Beaucoup de femmes confessèrent leurs péchés en public, et tout le peuple suivit leur exemple. Un prêtre de l’endroit donnait sur-le-champ l’absolution, et le lendemain la sainte communion. Il arriva que, dans ces endroits, on construisît des chapelles et même des églises.

Trois années, du mois de mai jusqu’au ler octobre, je prêchai tous les jours la parole de Dieu dans la province de Tomsk. Certains prêtres en étaient mécontents, mais la plupart d’entre eux m’aimaient. L’évêque Méthode était alors mon guide, mon maître et mon bienfaiteur. Je lui dois beaucoup…

Sans compter la procession, j’allai encore avec le P. Michel dans l’Altaï. L’Altaï produisit sur moi une forte impression. C’est là que j’eus le bonheur d’entendre plusieurs fois un célèbre missionnaire et d’apprendre beaucoup de lui.

La troisième année, les évêques m’avaient donné des pouvoirs pour prêcher en tous lieux. Mais il arriva que je fus pour un temps complètement privé du don de la parole. Nous étions arrêtés dans un grand village, on m’avait donné un logement dans la maison d’un marchand, qui avait une fille, une jeune fille, belle comme un ange. Le diable me fit tomber à ses pieds : je commis le péché avec cette jeune fille. Je ne sais comment cela arriva. Elle pleura beaucoup son innocence, et moi je faillis mourir. Il me semblait que tout était perdu, que je l’avais perdu et que j’étais moi-même perdu. Les parents apprirent la chose, mais ne nous dirent rien. Et, si fort que fût mon repentir, la passion était encore plus forte. Et maintenant, peut-être est-ce encore un péché, je songe que tout cela était peut-être arrangé par les parents. Je décidai de me marier avec elle. Mais Dieu en jugea autrement : elle prit froid et mourut d’une fluxion de poitrine. À partir de ce moment, la force de mes sermons disparut, et je perdis même la prière et l’amour de Dieu pour un temps. J’en étais grandement affligé, désespéré; je priais, mais je n’avais plus la même vigueur spirituelle. Et je décidai d’aller en pèlerinage en Terre sainte.

À JÉRUSALEM

En cheminant vers Jérusalem, je m’arrêtai pour voir mes parents, qui se préparaient déjà à émigrer en Sibérie, dans le district de Barnaoul.

Je rendis aussi visite, en passant, à mes amis de Constantinople et de l’Athos, et allai saluer saint Spiridon de Trimythonte dans la ville de Cernero. Je priai ardemment sur les reliques du serviteur de Dieu. Le curé me montra le visage du saint, je tins sa main dans la mienne. Sa main était molle et souple, sa barbe était presque entièrement tombée, sa bouche entr’ouverte, son visage couleur de terre. Je passai là une quinzaine, au milieu d’une nature d’une divine beauté.

Enfin j’arrivai en Palestine. Je passai juste deux mois à Jérusalem, visitai plusieurs fois le tombeau de Notre-Seigneur et celui de la Sainte Vierge, et parcourus dans les environs les lieux sanctifiés par Notre-Seigneur.

Auprès du tombeau du Christ, je me sentis saisi d’un très grand déplaisir. Je n’avais jamais vu de ma vie un aussi horrible trafic des choses saintes. À chaque pas, de l’argent, de l’argent, toujours de l’argent. Les pèlerins vont voir d’abord le patriarche. Il leur nettoie les pieds en même temps que les poches. Les Grecs font entendre aux pèlerins que, s’ils ont eu un enfant mort sans baptême ou quelque parent grand pécheur ou assassin, il faut pour le rachat de leurs âmes faire célébrer là, sur le tombeau du Christ, la sainte Liturgie, la messe d’absolution, comme on dit. «Cette messe absout de tous les péchés», enseignent les moines grecs à nos pèlerins russes. Ceux-ci les croient, et payent 25 roubles par âme. Dans ce cas, la messe est dite par un évêque, pendant l’Offertoire on fait mémoire de ces âmes, et on dit l’absoute. Cela produisit sur moi la plus pénible impression. Ce qui me peina encore, ce fut le commerce effrayant d’objets d’église : des cuves entières remplies de petits flacons d’«huile sainte de saint Nicolas», des croix et des images en bois du chêne de Mambré, etc., etc. Les monastères avec toutes leurs reliques sont donnés en fermage. Les Grecs font commerce de tout ce qu’ils peuvent. Ils font commerce du tombeau de Notre-Seigneur, des sacrements de l’Église, des saintes reliques, ils font commerce du Christ lui-même…

Mais si auprès du tombeau de Notre-Seigneur je ressentis un violent dégoût pour ce commerce de choses sacrées et pour la vie immorale des moines, je trouvai une grande joie et une consolation dans l’adoration des Lieux saints marqués par l’Évangile. Je montai sur le mont des Oliviers, je fus à Bethléem, je vis le Jourdain, la mer Morte, le lac de Génésareth; j’allai à Nazareth, je vis le Thabor, je fus sur la colline où, selon la tradition, le Christ prononça son Sermon sur la montagne. Entre tous ces Saints Lieux, y compris même le Golgotha, celui qui me donna la plus forte impression, une véritable secousse, ce fut l’endroit, où, selon la tradition, le Christ pria à Gethsémani. Là je pleurai violemment! Grâce à Dieu, du moins je priai là comme il faut. Sans cela mon âme était pleine de douleur et attristée; j’étais désolé de ce qu’on foulait aux pieds consciemment les choses saintes, de ce qu’on en faisait commerce, de ce qu’on vendait le ciel pour un gain terrestre, de ce qu’on vendait les saints qui estimaient un péché de toucher seulement de l’argent. J’étais offensé, je souffrais jusqu’aux larmes, pour nos pèlerins russes, et surtout les femmes, que les Grecs trompaient partout et outrageaient de toutes façons…

Je rencontrai en Palestine un Juif converti au christianisme. Nous nous parlâmes beaucoup, l’un à l’autre, du Christ. Sa joie après son baptême n’avait pas connu de bornes. Il était originaire de Russie et était venu là adorer le tombeau de Notre-Seigneur. C’était un ouvrier. Ce Juif me toucha jusqu’aux larmes par son amour du Christ. Il ne pouvait jamais passer devant des Juifs de Palestine sans s’arrêter pour leur prêcher le Christ. Les Juifs lui lançaient des injures, lui crachaient au visage, le repoussaient violemment; comme un doux agneau, il s’essuyait le visage avec sa manche et continuait de leur annoncer le Sauveur. Sa foi était vive, elle embrassait tout; il ne respirait que le Christ; le Christ pour lui était tout. Cependant son Christ avait l’air de n’être pas le Christ universel, mais le Dieu d’Israël. Je dois dire que je devais disputer, avec quelque jalousie, le Christ à ce Juif. Il aimait tant Notre-Seigneur qu’il baisait la terre qui était à proximité de tel ou tel lieu consacré. Les derniers jours que je passai à Jérusalem, je ne le quittai pour ainsi dire pas.

«Vous savez, Monsieur, me dit-il, j’ai trouvé Dieu, et maintenant je n’ai plus besoin de rien. J’ai grand-pitié des miens, qui ne connaissent pas le Christ, et pourtant Il est le véritable Messie! O aveuglement d’Israël! (Il pleure). Il vaudrait mieux pour eux disparaître tout à fait de la surface de la terre, que d’être privés du salut dans le Christ. Dès lors que je crois, je n’ai plus besoin de rien d’autre. Je rentrerai chez moi, et sûrement amènerai au Christ les parents de ma femme. Vous savez, continuait-il, je me sens maintenant devenu un autre homme. Je ne crains plus la mort, et mon cœur appartient tout entier au Christ. Hélas! pourquoi les Juifs ne croient-ils point au Christ? On nous apprend, quand nous sommes encore à la mamelle, à détester le Christ comme le pire ennemi de notre nation.»

Ce Juif était un chrétien comme on en voit peu. Je remarquai en lui le mélange de deux sentiments envers le Christ, un sentiment religieux d’amour pour Lui comme Seigneur et Sauveur, et un sentiment national d’amour pour Lui comme Juif. Ce Juif exerça beaucoup d’influence sur mon âme, en Palestine. Mon cœur s’enflamma de nouveau d’une soif d’amour du Christ, je voulais l’aimer, moi aussi, et l’aimer sans bornes…

De Palestine, je revins à Kiev. Puis je décidai de partir pour Khiva et Boukhara. Je rêvais de prêcher le christianisme dans ces pays mahométans. Mais je ne restai que quelques jours en tout à Khiva et environ un mois à Boukhara. J’y fis la connaissance d’un missionnaire anglais qui y était installé depuis plusieurs années déjà. Ce missionnaire se plaignit à moi de trouver parmi les musulmans un sol très ingrat pour la prédication de l’Évangile. Je résolus de retourner en Sibérie, et peu après l’évêque Méthode m’accueillait à Tchita comme un frère, les bras ouverts.

EN MISSION À TCHITA ET IRGUEN

Je restai à Tchita quelques semaines; l’évêque me désigna comme lecteur au centre de missions d’Irguen; un an après, il m’envoya de nouveau prendre part à la procession, où je repris mes fonctions de prédicateur. Cette procession nous conduisit pour la première fois chez les forçats. Depuis lors j’ai rendu visite aux forçats tous les ans, même sans procession, et non seulement à ceux du bagne, mais à tous les prisonniers des geôles de Transbaikalie. Toute mon année était partagée en trois périodes : la mission, la prédication et la visite des prisons.

Bien que, cette année aussi, mes sermons attirassent des foules de peuple, pourtant j’avais conscience que ces prédications de Transbaikalie n’étaient en rien comparables à celles de Tomsk. Je ne sentais plus en moi la puissance d’autrefois… En Transbaikalie je travaillai plus que jamais à me perfectionner moi-même, avec le secours et sous la direction de l’évêque Méthode. Je dois presque tout à cet homme.

Mais c’est à Irguen même, où je vécus d’abord, que j’eus la vive conscience du péril qu’il y avait pour moi à me détacher de Dieu et à me plonger dans les vanités du monde. La nature très sauvage ajoutait encore à mon état d’âme chagrin, et m’emplissait de pénibles pensées. Souvent mon âme défaillait de désespoir et sanglotait pitoyablement. Une fois que j’étais en prière au bord du lac Irguen, je m’endormis sur place. Je vis en songe le P. Jean de Cronstadt, et il me confessa. Après cela il me sembla que mon âme était soulagée. Mais malgré tout je ne connaissais pas la paix véritable. Ce qui me tourmentait le plus, intérieurement, c’était ma participation à cette procession. Sans parler des nombreuses tentations que comportait le voyage, et qui n’étaient pas faciles à surmonter, le pis était que ma conscience n’était pas tranquille.

Il y avait eu vers cette époque je ne sais quelle fuite dans la caisse du magasin des cierges, et il fallait couvrir le déficit par les collectes faites pendant la procession. Je suivis cette procession pendant quatre années, deux comme laïc, et deux comme prêtre régulier, et pendant tout ce temps mon âme demeura épuisée et souffrante. Dans presque tous les sermons que j’adressais au peuple, je lui disais que cette image était miraculeuse, qu’il fallait prier devant elle : «Le regard de cette image, leur disais-je, plonge jusqu’au fond de votre conscience, vous ne sauriez échapper à ce regard, ces saintes prunelles sont tournées vers vous pour éveiller en vous l’esprit de prière.» Je parlais comme cela, et puis je sentais mon âme gémir et crier : «Mon Dieu, que fais-je? Moi aussi, je trafique des choses saintes. Je ne songe ni à votre salut, ni à vos prières, mais à récolter le plus d’argent possible pour mon évêque. Est-ce lui qui me défendra devant Dieu au jour du jugement, pour ce sacrilège?» J’allais au peuple assoiffé d’amour pour Dieu, et à ce peuple bon et confiant je vendais les dons de la grâce divine. O., comme j’étais loin de mon clair devoir évangélique! Et je n’étais pas seul dans mon cas, puisque je n’enseignais pas de moi-même, mais j’étais envoyé par mon évêque, et je faisais ce que les autres avaient fait par tradition avant moi et feraient après moi.

Pendant deux ans, je suivis ainsi la procession comme laïc, et mon âme n’en pouvait plus. Vers la fin de la deuxième année, je décidai de nouveau de me marier avec une lycéenne de dix-huit ans. Je dois avouer que je n’avais pour elle qu’un amour modéré, mais elle me plaisait. Je fis part de cette intention à l’évêque, et il l’approuva. Mais l’évêque avait pour mère une vieille merveilleuse, qui supplia son fils de ne pas permettre mon mariage. Ainsi arriva-t-il. Le matin, l’évêque Méthode avait permis mon mariage, et le même soir il me dit qu’il ne me destinait pas au mariage, mais à l’Église du Christ : «Sache et rappelle-toi, me dit-il, que jamais je ne donnerai mon consentement à ton mariage.»

Je me soumis, mais je tombai en un chagrin encore plus noir qu’avant. Pendant vingt jours pleins, je restai dans le désespoir et l’épuisement. Et Dieu m’est témoin, je ne sais pour quelle cause je vis en songe, pendant ce temps, Léon Tolstoï, et nous parlâmes beaucoup en songe de l’Évangile. Maintenant, en me rappelant les souffrances que je supportais alors, j’ai conscience de tout mon cœur du peu qui me séparait de l’abîme du désespoir absolu… Le vingtième jour de mon désespoir, je m’empoisonnai.

Grâce à Dieu, le poison n’était pas mortel. Quand je revins à moi, quand la connaissance me revint, quand je compris toute l’horreur de mon péché, ma conscience me tourmenta effroyablement, et je décidai d’accomplir la volonté de mon évêque. Peu après, Mgr Méthode me fit prononcer mes vœux monastiques en son palais épiscopal de Tchita. Et il arriva que l’évêque me fît prononcer non pas les vœux simples, mais les grands vœux définitifs, et cela en dehors de sa volonté, tout bonnement par erreur : le diacre avait ouvert le Rituel devant lui à cette page, et l’évêque lut ainsi les prières prescrites pour les vœux monastiques solennels. Peu après, il m’ordonna diacre, et quelques jours ensuite prêtre.

Après mon ordination, une nouvelle et dure épreuve m’attendait encore : je fus de nouveau envoyé à la procession de Transbaikalie. Si ce voyage ne tua pas en moi la foi, définitivement, je le dois à une grâce de Dieu. Même aujourd’hui, après tant d’années, je ne peux sans un frémissement intérieur évoquer le souvenir de toutes les douleurs que me fit souffrir cette effroyable et sacrilège exploitation des poches du peuple, confiant et bon. Grâce à Dieu, la procession, comme je l’ai dit, avait lieu l’été. Le reste du temps, je me consacrai aux missions parmi les indigènes et aux prédications dans les prisons. Je parlerai d’abord, en quelques mots, de mes missions.

MISSIONS PARMI LES INDIGÈNES

J’avais fait la connaissance des indigènes au moment où j’étais lecteur au centre missionnaire d’Irguen. Je parcourais à pied les villages les plus proches. Quand j’avais à me rendre dans ceux qui étaient plus éloignés, je prenais, comme font d’ordinaire les missionnaires, cinquante ou soixante kilos de biscuits que je mettais sur le dos du cheval, je montais par-dessus, et je partais pour les «oulous». Je visitai de cette façon les Bouriates, les Toungouz, les Orotchènes. J’emmenais d’habitude un interprète avec moi. Au début de mon existence de missionnaire, je voulais avant tout baptiser le plus de gens possible, et je me chagrinais fort si dans un village je n’avais personne à baptiser. Mais dans la suite il se fit en moi un grand changement. Voici comment.

J’étais allé une fois chez un Bouriate pour coucher dans sa hutte. Que vois-je dans cette hutte? Entre de nombreuses idoles était pendue une image de la Sainte Vierge avec l’Enfant-Jésus sur les bras. «Tu es baptisé?» lui demandai-je. — «Oui, répondit-il». — «Toui nyre khymda ?» lui demandai-je encore. — «Jean,» me répond le Bouriate. — «Pourquoi alors as-tu dans ta hutte des idoles? Tu ne devrais avoir que des images chrétiennes, tu devrais prier le vrai Dieu Jésus-Christ.»

— «Mon père, c’est ainsi que je faisais avant, et je priais seulement votre Dieu russe. Mais ensuite ma femme est morte, puis mon fils. J’ai perdu beaucoup de chevaux. On m’a dit que c’était notre vieux Dieu bouriate qui était grandement courroucé contre moi, et qui avait fait mourir ma femme et mon fils et chassé mes chevaux. Alors j’adresse maintenant mes prières à lui et à votre Dieu russe… Tu sais, père, cela m’est bien pénible et bien douloureux maintenant, d’avoir changé mon Dieu contre le vôtre, un nouveau Dieu.»

À ces mots, le Bouriate se mit à pleurer. J’eus grand-pitié de lui, jusqu’à en souffrir moi-même, et en même temps de tous ceux qui lui ressemblaient. Je compris alors tout d’un coup ce que c’est que de voler à quelqu’un son âme, de le priver de son bien le plus précieux, de lui arracher et de lui ravir son saint des saints, sa religion et sa philosophie naturelles, pour ne rien lui donner en échange qu’un nouveau nom et une croix sur la poitrine. Le Bouriate dont je parle m’apparut comme l’homme du monde le plus pitoyable et le plus malheureux, privé de son ancienne religion et jeté au hasard de la destinée. Depuis lors, je me promis de ne pas baptiser les indigènes, mais de leur prêcher seulement le Christ et l’Évangile. C’est ma conviction que convertir les gens au Christ, comme ont fait nos missionnaires avec ce Bouriate, ce serait agir avant tout en vrai bourreau des âmes, et non en apôtre du Christ. Je ne sais si j’ai eu raison ou tort, mais depuis ce moment je n’ai fait que prêcher la parole de Dieu, laissant à d’autres le soin de baptiser.

Je rencontrai aussi de grandes difficultés quand il s’agit de prêcher l’Évangile aux bouddhistes. Un jour par exemple, j’allai dans un de leurs monastères. Le «chéré-toui» me reçut très aimablement. Mais, comme il était déjà tard, il remit notre entretien au lendemain matin. Le jour suivant, accompagné de ce même «chérétoui», je me rendis dans leur pagode. Les moines-lamas étaient déjà assis à leurs places. Le «chérétoui» s’assit à mon côté. Je commençai ma prédication en racontant comment Dieu créa le monde, comment il envoya son Fils unique sur la terre pour le salut des hommes, comment Notre-Seigneur s’humilia, obéissant à la volonté de son Père céleste, comment il souffrit, ressuscita, monta au ciel, d’où il viendra de nouveau juger les vivants et les morts. Ensuite je passai à sa sainte doctrine, m’arrêtant surtout au Sermon sur la Montagne. Il me sembla que les lamas retenaient leur souffle pour mieux m’écouter.

Quand j’eus terminé, après une courte pause, je pensais m’en aller, quand je vis se lever un de ces lamas qui me fit un salut, se plaça au milieu de ses coreligionnaires et se mit à prononcer tout un discours, dénotant des connaissances beaucoup plus étendues que je ne pouvais supposer. Je ne puis rapporter en toute exactitude ses paroles, car il parla longtemps, et moi j’étais très ému et troublé. Mais voici à peu près ce qu’il dit :

«Monsieur le missionnaire, vous nous avez exposé votre religion chrétienne, et c’est avec beaucoup d’affection que nous vous avons écouté et avons entendu chacune de vos paroles. Maintenant, nous vous prions de nous entendre à notre tour, quoique païens et sans culture. Oui, monsieur le missionnaire, la religion chrétienne est certainement la plus haute, la plus universelle. S’il y avait dans les autres planètes des créatures raisonnables semblables à nous, elles ne pourraient pas avoir de meilleure religion que la religion chrétienne. C’est qu’elle ne vient pas des hommes, mais de la révélation divine. La religion chrétienne n’a rien d’humain ni de créé; elle est pure comme une larme ou comme un cristal, pure comme la pensée de Dieu. Cette pensée est le Logos dont Jean l’évangéliste dit qu’Il s’est fait chair, qu’il est devenu le Dieu fait homme. Le Christ est le Logos incarné. Sa doctrine a montré au monde de nouvelles voies d’existence pour l’homme, elle lui a révélé la volonté divine. Or cette volonté consiste en ce que les chrétiens vivent comme a vécu le Christ. Et la doctrine du Christ était un écho de sa vie.

Mais voyez vous-même, Monsieur le missionnaire, regardez sans parti-pris : le monde vit-il comme l’a enseigné le Christ? Le Christ prêchait l’amour de Dieu et du prochain, la paix, la douceur, l’humilité, le pardon universel. Il a ordonné de rendre le bien pour le mal, de ne pas amasser de richesses, non seulement de ne pas tuer, mais de ne pas se mettre en colère, de garder la sainteté du mariage, d’aimer Dieu plus que son père, sa mère, son fils, sa fille, sa femme, et même plus que soi-même. Tel était le Christ, mais tels vous n’êtes pas, vous chrétiens. Vous vivez entre vous comme des bêtes féroces. Vous devriez avoir honte de parler du Christ, quand votre bouche dégoutte de sang. Parmi nous, je ne vois personne qui vive plus méchamment que les chrétiens. Qui donc vole, débauche, pille, ment, guerroie et tue le plus? Les chrétiens sont les premiers renégats de leur Dieu. Vous venez nous prêcher le Christ, et vous nous apportez l’horreur et le chagrin. Je ne rappellerai pas l’inquisition, je ne dirai pas ce que les chrétiens ont fait subir aux sauvages. Je ne rappellerai que des événements récents.

C’était au moment où on entreprenait la construction du Transsibérien. Comme vous le savez, il passe près de nous. Et nous nous réjouissions, nous pensions que les Russes introduiraient dans notre existence barbare la lumière et l’amour de la doctrine chrétienne. Nous attendions avec impatience que la voie ferrée approchât de nous. Et ce moment arriva enfin,… pour notre effroi et notre malheur. Vos ouvriers entraient dans nos huttes déjà ivres, enivraient les Bouriates, débauchaient nos femmes, et nous vîmes naître chez nous l’ivrognerie, les pillages, les meurtres, les querelles, les rixes, les maladies. Jusqu’alors nous ne connaissions pas l’usage de la serrure, nous n’avions pas de voleurs, encore moins d’assassins. Et maintenant que nos Bouriates ont goûté à votre civilisation et connaissent ce qu’est, à votre idée, la vraie vie, nous ne savons plus comment en venir à bout. Que Abbida et Moidari nous gardent de pareils chrétiens!

Vos missionnaires sont comme les autres. Ils ne croient pas eux-mêmes ce qu’ils enseignent. S’ils y croyaient, s’ils vivaient comme le Christ le veut, ils n’auraient pas besoin de prêcher; nous nous ferions chrétiens de nous-mêmes. Car l’exemple est plus puissant que la parole. Comment en effet resterions-nous dans les ténèbres, si nous voyions près de nous la lumière? Vous avez tort de croire, Monsieur le missionnaire, que nous sommes ignorants au point de ne pas savoir distinguer le bien et le mal. Mais nous craignons que votre christianisme ne nous rende encore plus mauvais, et ne nous fasse complètement sauvages. Nous en avons vu, de vos missionnaires, qui aiment l’argent, fument, boivent, et se débauchent comme les pires de nos Bouriates. Mais des missionnaires qui aiment réellement le Christ plus qu’eux-mêmes, nous n’en avons point vu.

Vos prêtres disent qu’ils ont reçu de Dieu même le pouvoir de pardonner les péchés et de purifier les âmes, de chasser les démons, de guérir toute maladie parmi les hommes. Et vous, chrétiens, non seulement vous ne nous montrez pas ce pouvoir de supprimer, de purifier et de guérir tout ce qui est mal, impur, difforme, mais vous ne faites que contaminer par votre exemple les païens. Non, Monsieur le missionnaire, que les chrétiens commencent de croire en leur Dieu, et qu’ils nous montrent de quelle façon ils l’aiment. Alors peut-être vous accueillerons-nous, vous autres missionnaires, comme les anges de Dieu, et recevrons-nous le christianisme».

Sur ce, le lama s’assit, et moi je restai à ma place, comme étranger à tout, comme frappé de la foudre. Si le «chérétoui» ne m’avait invité à me lever, il me semble que je n’aurais pas bougé. Je n’ai jamais de ma vie ressenti de honte ni d’outrage aussi cuisant pour le christianisme que pendant cet entretien et après lui. Je pris congé, montai à cheval et m’en fus droit devant moi. J’étais encore laïc à cette époque. Je remportai de cette tournée la plus triste opinion de moi, de mon existence, et des chrétiens de notre temps en général. Malgré ma douleur et mon dépit, je convenais que sur beaucoup de points le lama avait raison, et je ne pouvais lui en vouloir personnellement. «Que signifie cela, pensais-je? Les vrais ennemis de la prédication chrétienne ne seraient-ils en effet autres que nous-mêmes, les chrétiens? Est-il possible que notre vie couvre de honte le christianisme dans le monde?» Et je sentais avec acuité que c’était bien cela, que ma vie allait à l’encontre de l’Évangile. J’avais fait environ 8 kilomètres, et un terrible mal de tête m’empêchait d’aller plus loin. Je m’arrêtai, entravai mon cheval, étendis ma couverture de feutre, et me couchai face contre terre : les larmes jaillirent à flots de mes yeux. Je m’endormis là. Sur le soir je me réveillai; le mal de tête avait passé, mais je me sentais toujours sur le cœur un poids mortellement pesant. J’avais envie de pleurer, de sangloter. «Mon Dieu, mon Dieu! répétais-je. Les païens nous craignent, nous chrétiens, comme une peste. Ils craignent pour eux la contagion de notre vie méchante, immorale.» Et, comme un égaré, je criai : «Seigneur, Seigneur! Faites de moi ce que vous voulez, permettez seulement que je vous aime de tout mon être. Que je devienne n’importe quel animal, chien, loup, serpent, tout ce que vous voudrez, pourvu que je vous aune de tout mon être! Ce n’est pas assez de croire en vous. Je veux vous aimer tellement, que je sois tout entier Amour pour vous! Entendez-vous, Seigneur, mon ardente prière, que je vous adresse?» Et je poussais de toutes mes forces ces cris déchirants…

J’allai voir les villages bouriates des environs. Dans l’un d’eux, proche du monastère, j’arrivai le lendemain matin. J’entrai dans une hutte. On me reçut aimablement. Le maître de céans était un homme fort sympathique. A peine avais-je eu le temps de boire un verre de thé, que la hutte était pleine de Bouriates, hommes et femmes. Ils me regardaient tous avec affabilité, et je songeais que ces simples sauvages avaient plus de bonté humaine native que nous, chrétiens civilisés. Je causai avec eux, de choses et d’autres, les interrogeai et leur proposai finalement de leur parler de Dieu. Pendant cet entretien, quelques-uns fumaient, d’autres chiquaient, mais tous m’écoutaient avec attention. Quand j’eus terminé, un vieux Bouriate nommé Zaskhoi me regarda d’un air aimable, sourit d’un sourire discret et presque enfantin, et me dit : «Les religions sont multiples, mais il n’y a qu’un Dieu» — «Zaskhoi, lui dis-je, si vous vous faisiez baptiser!» — «Je n’ai pas encore volé de cheval, me répondit-il, pourquoi me faire baptiser?» Je reçus de nouveau un choc violent, et de nouveau justifié. Le vieux avait raison à sa façon, car sous l’évêque Mélèce on baptisait tous les coquins, larrons et voleurs de chevaux. Ils demandaient le baptême afin d’échapper, comme chrétiens, au châtiment de leurs crimes…

Je passai la nuit chez le bon Zaskhoi, et partis plus avant. J’allais de village en village, prêchant le Christ et recueillant partout des marques de bonté des Bouriates à mon égard. Une fois, je m’étais rendu sur les bords du Vitim, où je trouvai, outre les Bouriates, des Orotchènes. Les Orotchènes sont encore moins civilisés que les Bouriates. En dehors de la chasse, ils ont l’air de ne connaître aucun autre moyen d’existence. Ils mènent la vie nomade. Auparavant ils avaient encore des rennes, mais de mon temps les rennes avaient déjà disparu. Les Orotchènes n’ont pas même de huttes, mais des espèces de sacs de peaux de bêtes cousues ensemble, le poil en dehors, et cousues non pas avec du fil, mais avec les veines de ces mêmes bêtes. Autrefois, ils n’avaient que des fusils à pierre, maintenant ils possèdent le plus souvent des carabines. On dit qu’ils les ont obtenues après avoir abandonné leur vieille foi chamanique pour passer au christianisme. Tous ceux que j’ai pu rencontrer étaient baptisés, et la plupart l’avaient été sous l’évêque Mélèce. Je me suis laissé dire que la prédication n’avait pas été, tant s’en fallait, le seul moyen d’attirer ces enfants de la nature à l’Église, et que les tentations terrestres y avaient aussi contribué.

Quand je fis personnellement la connaissance des Orotchènes, je pus me convaincre que païens ils étaient avant leur baptême, et païens ils étaient demeurés jusqu’à ce jour. La faute, à mon avis, retombe avant tout sur nos missionnaires. Leur but principal n’est pas d’éclairer ces pauvres gens privés de la lumière du Christ, ni de les confirmer dans la vie chrétienne par l’exemple de leurs vertus, mais de baptiser le plus grand nombre possible d’individus, et de se faire un mérite du nombre des baptêmes auprès des autorités diocésaines, pour s’attirer leur faveur.

J’étais très curieux de connaître les docteurs du bouddhisme dans nos provinces du Nord. Après l’incident que j’ai raconté, j’eus plusieurs fois l’occasion de rencontrer des lamas, et ils m’étonnaient souvent par l’originalité de leurs conceptions religieuses et l’étendue de leurs connaissances. Quelques-uns avaient étudié dans nos universités. Je me souviens d’une conversation que j’eus ainsi avec un savant lama. Nous avions lié connaissance dans la troisième année de mon sacerdoce. Une fois, il me demanda : «Pourquoi tous les génies de l’humanité sont-ils panthéistes, et partant, plus près de nous autres bouddhistes que de la religion chrétienne, théiste? Ainsi les philosophes de l’antiquité grecque, et les modernes philosophes allemands.»

Je répondis à cette question que, selon moi, l’homme ne peut vivre sans religion : s’il ne connaît pas le vrai Dieu, il ne lui reste plus qu’à diviniser la nature. L’homme de génie est tout spécialement tenté de se faire une religion de lui-même et de s’opposer à Dieu au lieu de s’incliner devant Lui : «Mais vous, mon cher lama, que pensez-vous du Christ?»

«Je crois, répondit-il, que le Christ et Bouddha sont deux frères; seulement le Christ est plus lumineux et plus large que Bouddha. Si tous les hommes étaient de purs bouddhistes, ils dormiraient en paix; mais si tous les hommes étaient de purs chrétiens, ils ne dormiraient point du tout, ils veilleraient perpétuellement dans une joie ineffable, et alors la terre serait le ciel.»

— «Oh, m’écriai-je, comme vous avez raison, mon ami! Que ne recevez-vous le baptême?»

— «Il ne s’agit pas du baptême, répondit-il, mais de la régénération de la vie. À quoi vous sert, à vous Russes, de vous dire chrétiens? Excusez ma franchise, mais vous, Russes, vous ne connaissez pas le Christ et vous ne croyez pas en Lui. Vous menez une vie telle que nous, les sauvages, nous vous fuyons, nous vous craignons comme la peste.»

Je passerai maintenant à mes discours dans les prisons du bagne de Nertchinsk et dans les autres geôles du district de Transbaikalie.

TROISIÈME PARTIE

DANS LA PRISON DE TCHITA

J’ai passé rapidement sur mon apostolat de Sibérie, et maintenant j’entreprends la description rapide aussi, mais véridique de ma vie dans les prisons du bagne de Nertchinsk et autres lieux de déportation situés par delà le Baïkal. J’ai déjà dit comment il m’était arrivé, étant encore dans le monde, de suivre une procession jusque dans certaines prisons de Nertchinsk et d’y prononcer des sermons devant les malheureux forçats. Une fois moine et prêtre, je me mis plus librement qu’auparavant à travailler dans ces prisons. Je commencerai par la prison de Tchita. C’est là qu’après mon ordination je fus envoyé comme aumônier. Cette prison était le dernier point de passage des condamnés avant leur envoi au bagne.

Aussitôt entré en rapport avec les condamnés, je compris tout de suite que, pour agir sur un pareil milieu, il me faudrait absolument une charité exceptionnelle. Cette charité doit être sincère et agissante. Sinon il vaut mieux ne pas faire connaissance avec ces hommes. Ils sont trop offensés par la destinée, trop aigris contre tout et contre tous : pour les sortir de cet état, il faut que le prêtre se tienne solidement campé des deux jambes sur le terrain d’une charité active. Malheur à l’aumônier des prisons qui préférera l’administration aux détenus!

Et alors, une fois entré dans ce monde, quand je l’eus aimé jusqu’au sacrifice de moi-même, oh alors je vis que pour moi ce monde ouvrait largement son âme. Il me donnait toute liberté de regarder en tout temps dans les recoins les plus cachés de sa vie intime! Il faut le reconnaître, d’après l’expérience personnelle que j’ai retirée de mon ministère, ce monde du crime a infiniment plus d’idéal, de moralité, et même de religion, que nous n’en avons, nous les libres citoyens de la société libre. J’en ai vu passer par mes mains environ 25 000, que j’ai bien des fois confessés, communiés et persuadés par mes exhortations de changer de vie, de devenir de vrais fils de l’Évangile. J’ai trouvé parmi eux des individus, des types remarquables. C’est de ceux-là que je compte parler. Ceux qui s’intéresseraient à la psychologie du criminel y trouveront aussi leur compte.

LE SÉMINARISTE ASSASSIN

À la prison de Tchita, je fis un jour la rencontre d’un homme condamné à dix ans de travaux publics.

«Je suis sorti du séminaire, me dit-il. Je voulais entrer dans une faculté, mais mes parents (c’était un fils de prêtre) y étaient absolument opposés : ils voulaient que je me marie et que je prenne vite une paroisse, attendu que mon père avait encore d’autres enfants et qu’il fallait les élever. Longtemps je résistai, et puis je résolus de me soumettre à leur volonté.

J’épousai la fille d’un archiprêtre. Ma femme était une vraie colombe d’innocence. Je l’aimais beaucoup. Un jour elle me dit en manière de plaisanterie : “Je ne t’aime pas et je ne sais pas comment j’ai pu t’épouser.” Je pris cela pour une plaisanterie aussi, et nous nous mîmes à rire tous deux, sans concevoir l’un sur l’autre le moindre soupçon. Par hasard, nous avions alors à la maison une petite d’une huitaine d’années, la fille du secrétaire de mairie du canton. Elle entendit tout ce que nous disions ainsi pour rire et, une fois rentrée chez elle, le rapporta à sa mère. Celle-ci le dit à son mari, le secrétaire de mairie. Le lendemain, je rendais visite à mon évêque pour lui demander une paroisse et faire fixer le jour où il m’ordonnerait diacre. Je rentre chez moi : ma femme n’est pas à la maison. Je vais au jardin : elle n’y est pas non plus. Je m’en vais à l’église, où je comptais la rencontrer. En effet je la trouve près de l’église, dans le clos, assise sur un banc avec le frère de ce même secrétaire. Quand je m’approchai d’eux, elle parut se troubler; elle me tendit la main, mais ne se leva pas pour m’accueillir. Mon cœur en fut bouleversé. Les paroles qu’elle m’avait adressées l’avant-veille sous forme de plaisanterie me traversèrent le cerveau et se dressèrent devant moi dans toute leur horreur. Au bout de cinq minutes, je l’invitai à rentrer à la maison. Il me sembla qu’elle me suivait à contrecœur.

J’attendais qu’elle montrât quelque intérêt à ma visite à l’évêque : pas un mot. Voilà, me disais-je, je suis allé chez Monseigneur pour organiser un peu notre nid, pour nous assurer un morceau de pain à tous deux, et puis pour les enfants, pour les nourrir et les élever, et pendant ce temps il se passe ici des choses qui ruinent complètement toute mon existence. Je restai sombre tout le jour. Le soir je me couchai. Elle ne se coucha pas avec moi. Une idée me passa par la tête : regardons son linge. Comme un voleur, je m’approche doucement de son lit, et terreur! Je me convaincs de la justesse de mes soupçons. Vous pouvez vous représenter à quel point j’étais hors de moi! Je m’en fus aussitôt chez ce secrétaire, j’égorgeai son frère, je le mutilai, je pris une hache, je coupai la tête de ma femme et je la hachai jusqu’à ce qu’elle ne fût plus qu’une horrible boue sanglante. Mais avec quel plaisir je faisais tout cela! Je n’ai jamais encore ressenti une joie semblable à celle que j’éprouvais au moment où je tuais ma femme aimée.

Quand j’eus fini de hacher ma femme et que je me retournai, alors je la vis à mon côté, à genoux et dans l’attitude de la prière sur le plancher ensanglanté de notre chambre. Alors je me précipitai comme un fou dans la rue en criant que j’étais un assassin, que j’avais tué deux personnes. On m’arrêta, on me condamna, et me voilà en route pour les travaux publics pour 12 ans. Vous savez, mon père, je suis dans un état insupportable. La vie n’est plus pour moi qu’une torture. Je suis estropié moralement. Par moments je ne peux plus croire que ce soit moi qui ai commis tout cela. J’ai essayé de prier, mais la prière ne sort pas d’une âme criminelle. Je suis saisi d’un dégoût effrayant. Ah! Mon père, si vous pouviez m’aider!»

— «Mon fils bien-aimé, je t’en prie en pleurant, confesse-toi, confesse-toi de façon qu’après cette confession il ne reste plus sur ton âme aucun péché depuis ton enfance. Sur les péchés les plus terribles, les plus honteux que tu as commis, arrête-toi exprès, et dis-les plus en détail au prêtre. Ensuite, transporte sur toi-même les causes de chaque péché et transporte-les comme sur la cause créée consciemment par toi de ce péché. Alors, mon ami, tout d’un coup, après une telle confession, tu sentiras un immense soulagement. Enfin, en plus de la confession, je te demande instamment de te livrer à une inlassable prière du cœur. Fais comme cela deux semaines, et tu verras ce qui t’arrivera.»

Il me donna sa parole de mettre en pratique pendant quinze jours mon conseil. Au bout de cinq jours, je voulus le voir. Il était parti pour le bagne. Plus tard je le rencontre : «Eh bien, mon ami, que ressens-tu?» lui demandai-je. — «Que c’est bon, que c’est doux! Mais il est bien difficile et bien pénible à accomplir, votre conseil!» je l’embrassai, le priai, le suppliai de continuer ce dur exercice : il y consentit. Le dimanche suivant, pendant mon sermon, je remarquai qu’il sanglotait plus fort que les autres. J’avais pitié de lui. Après la messe, je le fis venir dans le chœur. D’abord il ne voulait pas y entrer, conscient qu’il était d’être un très grand pécheur; enfin je le persuadai de venir auprès de moi. Quand il monta les marches du chœur, je vis qu’il faisait de profondes génuflexions et sanglotait violemment. Je l’embrassai sur le lieu même, je le couvris de baisers et lui parlai, pour le consoler, de la miséricorde de Dieu. Le forçat se jeta à mon cou, et me mouillant de larmes me dit : «Ah! mon père, comme je me sens bien, comme mon âme est devenue légère! Permettez-moi, dimanche prochain, de me confesser et de communier. Je vous demanderai encore le Saint Évangile».

Le dimanche d’après, ce forçat vint me trouver, si gai et si heureux de vivre que je ne le reconnaissais plus. Il me dit en confession, au milieu de ses pleurs, que cette nuit il avait vu en songe sa femme, qui lui avait dit : «Je te pardonne! Je ne te demande qu’une chose : crois en Notre-Seigneur-Jésus-Christ et aime-le.» Au nom de l’amour de Dieu pour les pécheurs repentants, je lui donnai la communion dans le chœur, et pendant deux jours il ne cessa de pleurer de joie extrême et d’enthousiasme spirituel. Ensuite il s’acquit une si grande vénération parmi les forçats, qu’ils l’estimèrent comme un camarade d’une haute valeur morale. Moi aussi, je me réjouis d’une joie sincère, en voyant un homme rendu au Seigneur.

LE VIEUX-CROYANT CRIMINEL ENDURCI

Voici un autre type. Celui-là était un vieux-croyant. Auparavant il riait de moi, et raillait les autres prisonniers parce qu’ils m’aimaient et allaient écouter les sermons que je prononçais tous les jours de fête et en plus deux fois par semaine. Il leur disait souvent : «Voilà votre sauveur qui vient, allez l’écouter!» Une fois, par hasard je le rencontrai et lui posai je ne sais plus quelle question : il cracha, se détourna de moi et prononça à mon adresse un de ces petits mots d’amitié tel que j’en eus terriblement honte. Mais il m’intéressait, et je me dis : nous verrons bien qui sera le plus fort, le mal ou le bien, la haine ou l’amour.

Quinze jours plus tard, il tombait malade. Je lui rendis visite. Il s’étonna de ce que j’allais voir un prisonnier hérétique : «Pourquoi, mon Père, venez-vous me voir? voudriez-vous me convertir à la foi de Nicon?» — «Non pas, mon ami, ce n’est pas là mon but. Ce qui Le vieux-croyant criminel endurci m’importe seulement, c’est que tu es le fils de Dieu et l’image et la ressemblance de Dieu.» — «Dites-vous bien la vérité, mon Père?» — «Oui, mon ami, c’est la pure vérité, ce que je dis là» — «O mon Dieu, je suis un prisonnier, un homme perdu, de colère j’ai été jusqu’à injurier Dieu,… et voilà que vous me dites, mon Père, que je suis le fils de Dieu!» À ces mots, le prisonnier enfonça la tête dans son oreiller et pleura comme un enfant. Je lui pris la tête, et l’embrassai en pleurant avec lui, comme lui.

«Mon cher Père, l’entendis-je me dire, pardonnez-moi pour l’amour du Christ. Je vous ai tant maudit tout le temps, que vous ne pouvez vous en faire une idée. Mon père, quand je serai guéri, j’irai à vos sermons et je parlerai de vous aux autres. O mon Dieu, je suis le fils de Dieu! Oui, cela est possible. Un jour je me repentirai, mais maintenant je suis un effroyable pécheur. Vous savez, mon père, j’ai tué huit personnes, j’ai vécu avec ma mère, je me suis accouplé avec des animaux, j’ai incendié deux églises, j’ai vécu avec ma sœur, dans une de vos églises j’ai pris les saintes Espèces et les ai jetées aux chiens, j’ai volé des chevaux, j’ai violé des femmes et des enfants, voilà le pécheur que je suis!... Et tout cela je vous le dis presque malgré moi.

Vous avez fait sur moi une grande impression parce que, dans un si grand pécheur et dans le dernier des forçats, vous avez découvert un homme, et quel homme, le fils de Dieu! Voilà ce qui m’a touché, et m’a touché jusqu’au fond de l’âme! Tous nous méprisent, tous nous regardent comme des ordures, et nous nous haïssons nous-mêmes… mais vous, vous nous trouvez tout à fait différents. Vous savez, mon père, comme cela nous est doux, quand on voit en nous des hommes! Et de fait serions-nous des bêtes, nous sommes quand même des hommes. Pourquoi nous méprise-t-on? Hélas! mon père, si tout le monde nous traitait comme vous, si on avait autant d’affection pour le monde des criminels que vous en avez pour nous, croyez-moi, il n’y aurait plus de criminels sur cette terre. Le mal n’est jamais vaincu que par le bien. Je prendrai mon exemple, Depuis mon enfance, je n’ai pour ainsi dire jamais entendu de personne une bonne parole. Mon père était un ivrogne entre les ivrognes. Ma mère menait une vie de débauche, et moi, par pitié pour elle, après la mort de mon père, je me mis à le remplacer auprès d’elle… et je me suis perdu au point de faire le mal avec les animaux. Une fois, j’étais tellement désespéré, que j’avais déjà la corde en mains pour m’étrangler, mais un camarade me sauva de cette mort effrayante.

Je rencontrai un jour par hasard une personne pieuse et savante de chez nous, qui causa avec moi, et je lui parlai entre autres choses de mes péchés, du repentir, et elle me dit : si nous avions un sacerdoce le repentir pourrait avoir une valeur de sacrement. Alors une idée me traversa le cerveau : j’irai, me disais-je, dans un des monastères orthodoxes du voisinage, j’y ferai pénitence, et peut-être Dieu me pardonnera-t-il.

Huit jours après, je partais pour l’Ermitage saint-Serge. Je me mis en pénitence auprès d’un prêtre, et lui dis dans ma confession que j’étais un raskolnik. À peine eut-il entendu ces mots, que j’étais hérétique, qu’il se mit à me couvrir de boue en pleine église, à m’injurier, à m’appeler ennemi du Christ, homme perdu, etc. Je serrais les dents, et puis finalement je l’arrangeai de belle manière. Dans quelle fureur j’étais alors! Depuis ce jour je fus, comme on dit, décidé à tout, et depuis lors, c’est-à-dire pendant quinze ans, j’ai passé tout ce temps à me baigner dans le sang. Que voulez-vous, je resterai ici quelque temps, peut-être qu’un jour je retrouverai ma liberté, et alors il me faudra reprendre mon ancienne occupation.»

Le prisonnier se tut. Je me taisais aussi. Après un long silence, il fixa son regard sur moi et demanda : «Mon père, vous pouvez me confesser et me donner la sainte communion, mais comme cela, sans m’obliger à abjurer?» — «Si tu le veux, mon fils, répondis-je, je serai toujours prêt à faire cela pour toi.» Il enfonça son visage dans l’oreiller et fut tout secoué de sanglots. Quelques jours après, je le confessai et lui donnai la sainte communion. Vous pouvez vous figurer dans quelle allégresse fut plongée l’âme de ce pauvre forçat! Quinze jours plus tard, il désira se confesser de nouveau et recevoir la sainte communion. Quelle joie j’avais à le voir toujours en prière à l’église, en prière et pleurant!

L’INGÉNIEUR VOLEUR SACRILÈGE

Un troisième type : c’était un homme d’environ cinquante-cinq ans, de grande taille, maigre d’apparence, mais d’une solide constitution et très énergique. Il était originaire de Moscou, et ingénieur-technicien de son métier. Il n’allait presque jamais à l’église, mais venait très souvent à mes petites réunions. Une fois il exprima le désir de causer en particulier avec moi. J’y consentis.

«Père Spiridon, depuis longtemps je brûle d’envie de vous parler entre quatre yeux d’une certaine chose, mais mon amour-propre m’empêche toujours de me décider. Enfin je me suis surmonté et je suis décidé à vous parler franchement. Voici de quoi il s’agit : j’ai une habitude invétérée du vol, et quels vols! Je souffre de cette habitude tout le premier. Si pénible que ce soit à avouer, je vous l’avoue, à vous seul : j’ai une passion insurmontable d’arracher les robes précieuses et les pierres des saintes images. Vous ne pouvez vous le figurer, mais cette habitude ne me laisse de repos ni jour ni nuit. Je me sens attiré dans les églises riches. Étant encore au lycée, en sixième, je fixais mes regards, comme malgré moi, sur tous les trésors d’église, je voulais en tirer profit pour moi-même. Étant étudiant, tantôt par intérêt, tantôt par amusement, je brisais les troncs des églises, les coffres des églises, pour m’en approprier le contenu.

Une fois, je pénétrai dans une église où se trouvait une image miraculeuse. Je m’approchais déjà de cette image, pour faire mon profit de cette proie facile, quand je jetai un regard sur l’Enfant Jésus, et je restai sur place, pétrifié. Quelques instants plus tard, je voulus encore étendre le bras vers l’image, mais pour la seconde fois l’Enfant Jésus paralysa ma volonté par son regard. Voilà, pensai-je, une affaire ratée. Je me retirai dans un coin de cette église et me mis à prier ardemment la Sainte Vierge, pour qu’elle me pardonne mon péché et m’aide à sortir sans encombre. Le matin était venu. À 6 heures on ouvrit les portes.

Je sortis sans être remarqué. Le lendemain j’étais couché à me reposer et je sommeillais, quand je vis en songe, qui croyez-vous, père Spiridon? La Sainte Vierge, avec le même Enfant Jésus que j’avais vu la veille dans l’église. Elle s’approcha tout près de moi et me dit : “Ne recommence pas, ou tu iras en prison, et pis encore”. À ces mots, comme piqué par une pointe de feu, je me dressai instantanément, tout éperdu de peur.

Il se passa ensuite environ dix-huit mois, pendant lesquels je fis connaissance avec une jeune lycéenne, et pour elle je tâchai par tous les moyens de me procurer quelques ressources matérielles. Hélas! rien ne rapportait assez et j’étais bien pauvre. En désespoir de cause, je résolus de dévaliser à Moscou une église : je fus pris et envoyé en Sibérie. Je m’enfuis. On me déporta de nouveau.

Quelque temps après, je m’enfuis de nouveau, et pendant mon évasion j’assassinai un marchand de village, pris ses papiers, et vécus dix ans avec ces papiers à Tiflis. Je ne vivais pas trop mal, mais toujours sans épargner les églises du bon Dieu. Je tuais les gardiens, pillais les sanctuaires, les couvents. Un beau jour, le doigt de Dieu tomba sur moi. On m’envoya aux travaux forcés à perpétuité. Comment pensez-vous? Si je fais pénitence, et si j’abandonne définitivement mes pratiques d’autrefois, Dieu me pardonnera-t-il?»

— «Mon fils, répondis-je, c’est pour ceux qui sont comme toi que le Christ est venu sur la terre. Il n’y a pas un seul saint qui n’ait péché devant Dieu, et pas un seul pécheur qui n’ait accompli quelque bonne œuvre. La sainteté de l’homme devant Dieu ne consiste pas dans la quantité des vertus, mais dans la qualité de ses rapports avec Dieu et sa sainte volonté».

— «Ah! mon père, que je vois bien l’abîme profond qui est en moi! Il ressemble à une fosse glacée. Que faire maintenant? Il y a vingt ans que je n’ai pas communié, et j’ai peur de recevoir la communion, car j’ai conscience d’être un très grand pécheur.»

Je lui donnai l’Évangile en russe. Quinze jours plus tard, il voulut se confesser à moi, à deux reprises, et reçut enfin la sainte Communion. Un mois après, avant de partir pour les travaux forcés, mon prisonnier tout en larmes me conta qu’il avait de nouveau vu en songe la Sainte Vierge avec l’Enfant Jésus, qui lui disait en l’encourageant — : «Si tu continues de mener cette vie que tu as commencé de mener, tu seras sauvé!» Après ce songe qu’il avait vu, il se confessa encore et communia.

LE BRIGAND CONVERTI

Au cours de mes entretiens spirituels, je m’efforçais toujours de prouver aux prisonniers que nous ne faisons aucune différence entre les hommes, qu’ils sont tous enfants d’un même Père, le bon Dieu, qui aime et comble également de ses grâces le pécheur ou le criminel le plus endurci, et le plus grand saint; et même l’amour de Dieu, par pitié pour le pécheur, se fait sentir à lui de plus près qu’au saint. Dieu, par le ministère de son Fils unique, a déversé sur nous son amour infini et sa miséricorde. Nous n’avons qu’à ouvrir notre cœur à cet amour et, sous l’excès de l’amour du Seigneur jaillissant en nous, nous nous écrierons aussitôt, dans un élan d’enthousiasme : «Seigneur, est-ce bien vous qui avez visité la chaumière de mon cœur, sale et sanglante du sang des miens?»

C’est ainsi que, m’entretenant avec les criminels, je cherchais en eux l’image de Dieu, pour les amener à répondre à l’appel de la voix de Dieu. O que les œuvres du Christ sont admirables! De quelle façon et avec quel amour quelques-uns d’entre eux avalaient et dévoraient les paroles d’amour du Christ pour eux! Un prisonnier tout en pleurs s’approche de moi avec ses chaînes : «Mon père? Regardez-moi, sauvez-moi, je veux Dieu, c’est Dieu qu’il me faut, mon âme a été ressuscitée par vos sermons, elle a la nostalgie de Dieu. Oh je le veux, Dieu! — «Mon fils! Tu es ressuscité à la vie?» — «Oui, je suis revenu à la vie, mon père, je vis. Je vous en prie, donnez-moi Dieu, c’est Dieu que je veux.» Tous les prisonniers étaient sortis de l’église; celui-là seul restait avec ses chaînes, et son gardien auprès de lui.

Je le conduisis dans le chœur; comme un enfant soumis, il suivait derrière moi. «Avant tout, mon ami, veux-tu que nous priions tous deux?» — «Prions, mon père», répondit le prisonnier. Nous restâmes une dizaine de minutes à prier. Il priait avec ardeur. Ensuite je lui demandai de s’asseoir sur une chaise. Il s’assit. «Mon ami, ma joie, comme je suis heureux que tu cherches Dieu avec tant de zèle! Mais Dieu n’entre dans l’âme du pécheur que par la porte de la pénitence; ouvre-lui cette porte, cela est en ton pouvoir.» — «Je vous raconterai auparavant qui je suis, commença le prisonnier, et puis je vous ferai ma confession. Je suis originaire d’Odessa. J’ai été à 1 Université. Mais bientôt la boisson m’a perdu. Je quittai l’Université, trois ans durant je frappai aux seuils des asiles de nuit. D’Odessa, la destinée me conduisit à Rostov. Là je continuai à mener la même existence de vagabondage et d’ivrognerie. J’eus l’idée d’améliorer mon sort, c’est-à-dire de m’assurer des moyens d’existence : j’avais 26 ans quand je partis de Rostov pour le Caucase.

Là-bas, je me précipitai à corps perdu dans les combats et le sang. J’organisai jusqu’à six bandes. de brigands. Nous n’épargnions personne. Au bout de peu de temps, cinq de ces bandes étaient saisies par la police, et la mienne seule se cachait dans les montagnes, les forêts et les gorges sauvages. Nous n’étions presque jamais sans verser le sang. De mes propres mains, je tuais même des femmes enceintes et, leur ouvrant le ventre, j’en extrayais les enfants et les mettais en pièces. Parfois encore il m’est arrivé de violer des enfants et de les voir mourir sur place. Je m’adonnais particulièrement à cette cruauté inhumaine. Nous avions de l’argent en abondance, et de l’or à ne savoir qu’en faire. Oh que ne fis-je pas? J’égorgeai de ma main deux prêtres. Et je ne parle pas des femmes que j’ai violées!»

— «Qu’est-ce qui vous poussait à de tels crimes?»

— “Mon père, les passions font de nous les bêtes fauves que vous voyez. Mais ce qui les nourrit et les exaspère, c’est le monde et le milieu où nous sommes nés, où nous avons grandi et vécu. Si nous voyions, nous les criminels, et si nous sentions que les gens nous traitent non pas comme des bêtes féroces, mais comme leurs semblables, alors, croyez-moi, mon père, on ne verrait pas se déchaîner en nous des fauves si sanguinaires.

Prenons si vous voulez, les cabarets d’autrefois, ou nos débits d’alcool officiels d’aujourd’hui. Vous savez ce que c’est que ces boutiques? C’est le meurtre et le brigandage, seulement sous un autre pavillon! N’est-ce pas l’ivrognerie qui a fait de moi ce que je suis? En assassinant les gens, je me disais : « Tais-toi, ma conscience, le monde fait exactement la même chose que moi, seulement il se cache sous la loi des conventions officielles. » Prenez tous les dieux et les déesses de ce monde, n’est-ce pas juchés sur des vagues de sang humain qu’ils se sentent plus haut que les autres? Prenez encore, si vous voulez, les femmes publiques; n’est-ce pas le milieu qui les fabrique? Et, non contente que, pour un morceau de pain, elles vendent leur corps et leur âme aux passions d’autrui, la société les écrase, les méprise et fait d’elles l’opprobre non seulement de la chrétienté, mais de l’humanité tout entière!

Quand on voit que tout l’univers vit de violence, quand toutes les lois et toutes les puissances de la vie sociale ne constituent qu’une machine inhumaine à l’aide de laquelle les bras sanglants d’une petite poignée de gens violentent et pressurent l’humanité, on sent comme malgré soi se déchaîner les passions, et l’on devient capable de tout. Finalement, on s’exaspère et on devient comme cela une bête féroce. Croyez-moi, mon père, par moments on voudrait détruire tout l’univers, on voudrait le consumer dans les flammes, l’étrangler, n’en faire qu’une mare de sang, enfin dessécher cette mare, la réduire en poussière et la disperser dans l’espace infini! Quel univers est-ce là? Il faut le détruire. Si ce n’est hypocrisie, violence, lâcheté, je n’y vois rien d’autre. On nous fuit, on nous enferme dans des prisons, on nous enferre, on nous pend, on nous applique la peine de mort, et cela, loin de diminuer notre nombre, ne fait au contraire que l’augmenter de plus en plus. Pourquoi donc notre vie ici-bas mène-t-elle à de tels résultats?

C’est parce que, à l’époque actuelle, mon père, tous les hommes sont devenus des ouvriers de l’usine où se fabriquent les criminels, et cette usine c’est la vie, la vie humaine. Lorsque je rencontre des prêtres, des prélats, toutes sortes de supérieurs, je me dis oh! hommes, hommes! comme vous êtes pitoyables dans vos hypocrisies, dans vos instincts de violence! N’est-ce pas vous les bourreaux, nos bourreaux, les bourreaux de l’âme humaine? Vous vous croyez les pasteurs de l’Église du Christ, les gardiens des lois et de la justice, les illuminateurs de la masse ignorante, et en réalité vous n’êtes tous que des bourreaux, et quels bourreaux! Je frémis même quand je vois ce spectacle : un prêtre, avant le supplice du criminel, lui donne la communion; deux minutes après la communion, on le hisse sur la potence; à ce moment le prêtre doit se demander fatalement : qui donc ont-ils pendu, le criminel ou le Christ? Voilà ce que font les représentants de l’Église du Christ.

Ou bien encore ceci : le directeur de la prison vit en grand seigneur à nos dépens; avec un traitement de 120 roubles par mois, il envoie ses enfants au lycée et à l’Université, entretient une meute de chiens de chasse, et après six ou sept ans de service emporte un capital de trente à quarante mille roubles!

Et voilà, mon cher père, ce qui nous rend criminels. Quand tout à l’heure j’ai entendu de votre bouche cet appel à Dieu, je me suis convaincu que vous nous aimiez sincèrement et que vous vouliez notre salut. Ah! devant un rayon d’amour sincère, pas un criminel ne tiendra. Ainsi, moi qui en suis un, j’en suis venu au point de répondre à votre amour pour nous par un amour égal. Oh, si le monde nous aimait comme vous nous aimez, croyez-le, nous serions de saintes gens! Si grande est la puissance de l’amour! Contre l’amour, pas de loi, pas de force, pas de mal qui tient. Mais maintenant, voilà la question : est-ce que Dieu me pardonnera mes péchés?”

— «Mon enfant chéri, les péchés qui te seront pardonné, qu’ils t’appartiennent! et ceux qui ne te seront pas pardonnés, ceux-là, devant Dieu, je les prends sur moi», répondis-je. Le prisonnier, à ces mots, se jeta à mes pieds et fit retentir toute l’église de ses sanglots : «O notre ange céleste, c’est toi qui es descendu du ciel pour nous consoler, malheureux prisonniers!» Ainsi parlait-il, en embrassant mes pieds. Je pleurais avec lui. Trois jours après, je le confessai et lui donnai la sainte communion. Trois semaines plus tard, on le pendit dans la prison de Tchita. Deux jours avant sa mort, j’allai le voir dans sa cellule, et je le trouvai pleurant à chaudes larmes et priant. Il sentait que ses jours étaient comptés. Je crois fermement qu’il aura trouvé Dieu.

LE SANS-PRÊTRE FORÇAT POUR LES AUTRES

Encore à Tchita, je rencontrai un prisonnier schismatique, qui, presque chaque fois qu’il me rencontrait, souriait et, tirant de sa poche un Évangile slavon tout usé, me demandait comment vivre selon l’Évangile, et ce qu’il devait faire pour hériter le royaume de Dieu. Je lui disais toujours : «C’est par Dieu et le prochain, par l’amour vivant que tu auras pour eux, que tu incarneras en toi tout le Saint Évangile.» — «Parlez-moi plus simplement, mon père, je ne comprends pas bien cela.» — «Mon fils chéri, aime Dieu et les hommes de telle sorte que ce ne soit pas toi qui vives, mais Dieu et ton prochain en toi.»

— «Mon père, voilà déjà dix-sept ans que je suis en prison, et bientôt on m’enverra aux travaux forcés. Je voudrais beaucoup, mon père, m’entretenir un peu avec vous. Je vous demanderai de venir chez moi.»

Quinze jours après, mon prisonnier schismatique, l’Évangile en main, venait me trouver, me demandait ma bénédiction, et m’annonçait qu’un de ces jours il demanderait au directeur de la prison de le mettre en cellule. En effet l’administration exauça sa prière. Comme j’arrivais quelques jours après à la prison, le directeur me fit dire que le prisonnier de la cellule numéro tant désirait me voir. J’y allai. Le prisonnier schismatique me reçut avec une grande joie. Nous nous assîmes tous deux par terre.

— “Mon père, j’ai comme un pressentiment qu’il me reste peu de temps à vivre. Je veux m’ouvrir à vous, et vous seul, vous seul saurez ce que je suis.

Je suis de Moscou, mon père, et j’étais un homme riche. Je me mariai, nous n’eûmes pas d’enfants. Je fis la connaissance de l’évêque vieux-croyant Méthode, le saint homme, que le gouvernement a déporté quelque part en Sibérie. Quoique je sois de la secte des sans-prêtres, cet évêque exerça sur moi une très forte influence. En le quittant, je décidai en moi-même de réciter constamment le Pater. Cela me fut d’abord très difficile; mais au bout de deux mois j’y étais si bien fait que même en dormant je chuchotais cette divine prière. Mon exemple convertit aussi ma femme à cette pratique. Cela nous procurait beaucoup de douceur et de joie.

La renommée commençait alors de parler de Léon Tolstoï; j’allai le voir. Il me reçut. Je lui racontai mon existence et il me dit en souriant : « Ne reconnais aucun maître sur la terre; que le Christ soit ton maître; achète l’Évangile et prends-le comme guide. » Je le quittai dans d’excellentes dispositions.

Deux mois après cette visite, je pars de bon matin pour Toula, pour voir une de mes connaissances. Je rentre chez moi : tout va bien. Trois jours après, je m’absente encore chez un de mes camarades, mais quand je reviens, j’entends des cris dans la chambre de ma femme, j’accours, je regarde : ma femme était étendue à terre, le cœur transpercé, et près d’elle un de mes amis, qui lui faisait tout le temps la cour Il avait voulu se marier avec elle, mais elle ne l’aimait pas et l’avait repoussé. Lui, bien qu’il fût déjà marié, avec quatre enfants, continuait à faire la cour à ma femme. Après ma visite à l’évêque, ma femme avait cessé d’aller au théâtre et en général elle ne sortait plus du tout. À la vue de ce drame sanglant, je fus frappé d’horreur. L’assassin se jeta à mes pieds, implorant mon pardon. Je voulais d’abord le tuer. Mais je me souvins du Christ, et lui dis : “Va, et n’agis plus ainsi.” Ensuite j’allai à la police et déclarai que j’avais tué ma femme.

On me jugea, on me tint en prison. Je restai relativement peu de temps à la prison de Moscou. On me transféra ensuite à Tioumen. J’y demeurai quatre années. De Tioumen, je fus transféré à Krasnoïarsk. Là un meurtre fut commis dans la prison : je le pris sur moi. Maintenant je traverse votre centrale de Tchita pour aller au bagne.

Vous savez, mon père, Dieu m’en est témoin, combien j’aime mes frères les prisonniers! Ils sont tous pareils à des anges du bon Dieu, et le Christ sûrement les sauvera. Lorsque viendra le jugement dernier, le Christ dira à tous les détenus : mes prisonniers, mes souffrants, mes petits frères, venez auprès de moi! Je vous ai préparé chez mon Père une demeure spéciale, elle est faite de vos souffrances et de vos larmes brûlantes, et vous resplendirez comme le soleil dans le royaume du Père céleste! Et tous les prisonniers se réjouiront alors et triompheront éternellement dans le Royaume de l’Agneau de Dieu.”

Le détenu se cacha le visage derrière son Évangile et se mit à pleurer.

– «Quel est d’ordinaire l’état de ton âme?» — «Mon père, je voudrais aimer tous les hommes, je voudrais tout leur pardonner, à tous, et souffrir éternellement pour tous les hommes. Je crois, mon père, que c’est la prière qui m’a régénéré, car lorsque j’étais libre je n’étais pas ainsi.» — «As-tu quelquefois du chagrin?» — «Non, jamais. Quand la conscience est pure devant Dieu, le rayon de la joie ne s’éteint pas dans le cœur. Maintenant, outre le Pater, je récite mentalement, le mardi de chaque semaine : “Mon Dieu, vous êtes à moi, et je suis à vous, sauvez-moi!” Mon père, je ne me serais jamais découvert à vous, si vous ne m’aviez touché au cœur par vos sermons. Ils ont beaucoup d’action sur nos âmes. Ce n’est pas sans raison que tous les détenus vous aiment. Ils se proposent de vous offrir une adresse et une image. Ils vous suivront où vous voudrez, même au milieu des flammes. Moi aussi, je vous aime, mon père. J’ai encore une prière à vous faire : confessez-moi et communiez-moi. Je n’ai encore jamais communié de ma vie.» — «Peut-être voulez-vous aussi, mon fils, que je vous donne la confirmation.» — «C’est bien, je vous en serai très reconnaissant.»

Dans cette même cellule, je lui donnai la confirmation, le lendemain je le confessai et lui donnai la sainte communion. La semaine suivante, j’allai de nouveau le voir. Il me supplia en pleurant de lui donner encore la communion. Je le satisfis. Après quoi, je le perdis de vue.

Un an après, en visitant le bagne de Nertchinsk, je le trouvai malade dans l’arrondissement pénitentiaire d’Algatchi. J’eus avec lui un entretien de deux heures. Il était heureux de ma visite. Six mois plus tard, je revins dans cette même prison et, le surlendemain de mon arrivée, les détenus m’appelèrent au lit de mort de ce saint prisonnier. Lorsque je m’approchai de lui, il se souleva de joie et dit en se signant : «Eh bien, mon père, dans une heure je quitterai la terre.» Cinq minutes après, il ne pouvait déjà plus rester assis, et se coucha. Il chuchotait quelque chose. Ensuite il leva ses yeux vers le haut en disant : «Les cieux se sont ouverts. La Mère de Dieu descend sur moi, et avec elle une grande multitude de saints. Voyez-vous, mon père?» — «Non, mon enfant,» lui dis-je. — «Et voici le Christ, le Roi de Gloire, qui paraît sur les nuages et descend vers nous.»

À ces mots, toutes les parties de son corps furent agitées d’un mouvement rapide. Il ne détournait plus ses yeux du côté droit. Cette vue commençait à me peser terriblement. «Seigneur, s’écria le mourant, je voudrais encore souffrir pour les autres sur terre. Mais qu’il en soit comme vous le voulez, Seigneur! Sauvez ce prêtre.»

Un instant encore, et il n’était plus de ce monde. Oh! comme on le pleura parmi les prisonniers! Je ne puis jamais l’oublier. Il avait eu encore, auparavant, trois visions qu’il me découvrit en confession. Que Dieu lui donne, après sa mort aussi, le don dont il jouissait déjà sur terre, afin qu’il puisse encore nous aider, pauvres pécheurs, à porter notre lourde croix sur cette terre!

Dans la pratique de mon ministère pastoral dans les prisons, je n’ai pas souvent rencontré des chrétiens aussi exemplaires, mais il y en a. Ces hommes sont véritablement élus tout spécialement par Dieu. Toute leur vie consiste dans le Christ. Combien ils ont supporté de tourments, de souffrances, de vexations de toutes sortes! et dans tout cela ils n’ont vu que consolation, joie et jouissance spirituelle.

LA PÉCHERESSE GUÉRIE

Une détenue me dit : «Mon père, je voudrais m’entretenir avec vous». — «Bien, si vous le voulez, nous pouvons causer tout de suite dans l’église». — «Non, mon père, maintenant je ne peux pas, pour certaines raisons, mais, si vous veniez pour moi demain, comme cela après-midi, je vous en serais extrêmement reconnaissante».

J’acquiesçai à sa prière et le lendemain après le déjeuner j’arrivai à la prison. Elle m’attendait déjà. Je fis ouvrir l’église. Nous y entrâmes. La surveillante resta sur le seuil.

«Mon père, je suis tourmentée à en devenir folle. C’est mon âme qui souffre. Toute ma vie est bouleversée. Je vous ai accablé d’injures et de malédictions, pour tout ce que vous m’avez fait souffrir avec vos sermons. Pourquoi avez-vous mis toute mon âme sens dessus dessous? Oh, je suis une grande pécheresse! Que le Seigneur vienne à mon secours, et allège mes souffrances! Ma mort, où es-tu ? O Seigneur, sauvez-moi, pauvre pécheresse».

Je la priai de se calmer. Une fois revenue à elle, elle commença à me raconter sa vie.

«Mes parents, ainsi commença-t-elle, avaient cinq enfants, trois fils et deux filles. J’étais la dernière. Dieu m’avait dotée d’esprit et de beauté. Un an avant de sortir du lycée, j’étais déjà promise à un étudiant en médecine. Nous vécûmes heureux deux années, puis nous nous séparâmes. Il était très jaloux, et d’ailleurs il n’avait qu’à moitié tort. La flatterie des hommes me fit sortir bientôt du sentier de l’honneur. Après mon divorce, je ne me livrai pas ouvertement à la prostitution, mais je résolus de m’abandonner à mes passions sous une autre forme. Je bâtis à Moscou un hôtel, où je recrutais des jeunes filles d’âge nubile et faisais le trafic des corps humains. D’abord, j’avais pitié d’elles, j’étais tourmentée de remords. Mais avec le temps je méprisai tout cela et me jetai tranquillement tête baissée dans cet horrible métier. O mon père, combien d’yeux infortunés me regardent maintenant, tous les yeux de ces jeunes filles qui me regardent d’un regard suppliant et terrible! Ils me transpercent de mille tourments.

Voici les yeux de Catherine, qui est morte, et ceux de la chère Jenny, et ceux de Viéra, de Liouba, de Sacha… Oh! tous me regardent, et tous ces regards me demandent avec reproches : «Pourquoi nous as-tu fait souffrir?» (Elle pleure).

Une fois calmée, elle continua ainsi :

«Oui, mon père, comment Dieu supporte-t-il encore mes péchés? J’ai pourri plus de deux cents innocentes jeunes filles. Je les ai jetées par-dessus le bord de la vie, j’ai rompu trente mariages, j’ai empoisonné deux jeunes filles, et fait souffrir une autre jusqu’à la mort. Que n’ai-je point fait? Hélas! le souvenir seul m’en accable.

Enfin je résolus un crime encore plus affreux : tuer mon amant, pour qu’il ne puisse plus appartenir à personne. Mon amant était un lycéen de dix-sept ans. C’est à cause de lui que j’ai été envoyée aux travaux forcés. Jusqu’à cette prison de Tchita, j’ai été tranquille. Mais maintenant que j’ai entendu vos sermons, je ne peux plus trouver de refuge, ma conscience s’est réveillée, toutes les jeunes filles que j’ai tourmentées se sont levées comme des ombres, elles me regardent, leurs yeux sont empreints de tant de souffrance et de tristesse qu’ils me transpercent de part en part d’une douleur insupportable : comme un fil aigu et ténu rougi au feu. Mon père, que dois-je faire maintenant, pour alléger un peu mon mal?»

– “Voici; ma chère enfant. Repentez-vous sincèrement, et repentez-vous de telle sorte que vous vous souveniez de tout ce qui pèse sur votre âme depuis votre enfance. Ensuite, exprimez-le devant Dieu, jusqu’au dernier péché. Quelque honte et quelque peine que vous en ayez, vous devez cependant le faire. Plus certains péchés vous paraîtront exceptionnels par leur malice, plus graves, plus honteux et plus vils que les autres, plus vous devrez vous arrêter sur eux, afin que votre confesseur les connaisse parfaitement. Ce sera là votre première médecine spirituelle. Comme second remède : lisez tout le saint Évangile deux fois. Et enfin, matin et soir, dites cette prière : «Seigneur, ayez pitié aussi de moi pécheresse.» «Priez peu, mais avec ardeur, et ensuite nous verrons».

Quinze jours après, j’allai la voir. Elle se sentait déjà mieux. Elle avait résolu de suivre mes conseils. Elle voulait se confesser, mais je l’en empêchai encore. Je l’en empêchai non pas que je la trouvasse indigne, mais afin d’affermir ses bonnes dispositions. L’âme de la femme est loin d’être aussi profonde que celle de l’homme, et c’est pourquoi je voulus consolider dans son âme la conscience qu’elle avait de son péché! Après quoi, je lui achetai un Évangile et la suppliai de le lire deux fois et de prier Dieu. La semaine suivante, j’allai encore la voir : les résultats étaient évidents. Elle était gaie, calme, mais on devinait encore un je ne sais quoi dans son âme.

Le dimanche venu, je cherchai exprès, à son intention, l’Évangile du jour, sur la pécheresse qui lave les pieds du Christ. Je la fis appeler, pour qu’elle assistât ce jour-là à la messe. Elle vint. Je lus l’Évangile. À la fin de la messe, Dieu me prêta son aide pour prononcer sur le thème de l’amour et de la miséricorde infinie du Christ un sermon touchant. Les détenus pleuraient; elle pleurait aussi. En terminant, j’invitai les détenus à se mettre à genoux, je me mis moi-même à genoux et, me tournant vers l’image du Sauveur à l’autel, je m’écriai : «O. Seigneur! voyez ces prisonniers, il en est parmi eux qui, semblables à la femme adultère qui jusqu’à ton arrivée devant elle avait commis le péché, ont vendu leur corps et leur âme au monde, se sont abandonnés à la débauche…, mais cela avant de te connaître et de te voir, toi le Sauveur miséricordieux des pécheurs tombés. Tu t’es à peine montré à elle, et la voilà à tes pieds, qui implore à chaudes larmes son pardon. Seigneur, considère aussi ces prisonniers : eux aussi répandent leurs larmes sur tes pieds invisibles. Sois miséricordieux, ouvre tes lèvres qui pardonnent, dis-leur à tous : Mes enfants, vos péchés vous sont pardonnés à cause de votre amour pour moi!»

Toute l’église sanglotait, et la pauvre détenue restait étendue sans connaissance, comme morte. L’office était terminé. Elle ne voulait toujours pas se calmer. Trois jours après ce dimanche, je fus de nouveau chez elle. Elle me reçut en pleurant, et me confia qu’en lisant l’Évangile elle se sentait attirée vers Dieu, et voulait se répandre devant lui en pleurs de repentir.

Ensuite je fus envoyé en mission au bagne. Quand le mois suivant je revins à Tchita, je trouvai ma pénitente complètement abattue : elle croyait que je ne reviendrais plus jamais. Le dimanche suivant, je la confessai de nouveau, et lui donnai ensuite la sainte communion.

Ce jour fut pour elle le premier jour de sa vie. Elle ressentit une telle joie que dans la suite elle me disait souvent : Je n’ai jamais eu une journée pareille dans mon existence.

L’INSTITUTEUR ÉCARTÉ DE L’ÉGLISE PAR UN ARCHIPRÊTRE

Pendant un de mes sermons j’entendis tout à coup dans la foule des détenus : «Cela vous est facile à vous, bien nourri, bien vêtu d’une pelisse de raton, de nous prêcher la morale : vous devriez bien la prêcher à nos chefs, pour qu’ils nous nourrissent un peu mieux.» Je continuai, sans faire attention. Je venais de terminer, quand je vis les prisonniers entourer le malheureux qui avait ainsi parlé et lever déjà le poing sur lui. — Que faites-vous, mes amis? m’écriai-je. — «Il s’est permis de vous offenser, mon père, dirent des voix, nous allons lui apprendre!» — Mes amis, même s ’il m’avait dit quelque parole outrageante, vous savez qu’il vient seulement d’arriver ici, il me connaît mal, et peut-être a-t-il eu dans sa vie maille à partir avec des prêtres.’. — «C’est à cause d’eux que j’ai été condamné aux travaux forcés!» répondit en pleurant le prisonnier qui m’avait lancé ce reproche pendant le sermon. Je m’approchai de lui et l’embrassai devant tout le monde en le remerciant de sa franchise.

En me voyant agir ainsi avec celui qui, à leur idée, m’avait offensé, les prisonniers furent complètement désarmés. Quant à moi, je leur parus un sot. Ils se dispersèrent dans leurs chambres, tandis que je rentrai chez moi. Mais ce détenu avait éveillé ma curiosité. La fois suivante, je voulus le voir; mais il n’assista ce jour-là ni au sermon ni aux vêpres. Ma curiosité s’en accrut d’autant. Ce ne fut que trois semaines après cela que je le rencontrai par hasard dans la cour de la prison. Je l’arrêtai : «Comment allez-vous, mon ami?» — «Pas mal» me répondit-il d’un air contraint. — «Je voudrais vous parler, causer un peu avec vous à cœur ouvert.» «Mais moi aussi, mon père, je voudrais causer avec vous. Plus d’une fois, j’en ai eu envie, mais quelque chose me retenait.» Nous convînmes de nous rencontrer à l’église. Il y eut alors un jour de fête, je leur célébrai la messe, et je fis venir ce détenu dans le chœur. Quand les autres furent sortis, nous engageâmes la conversation.

— «Dis-moi, mon ami, pourquoi es-tu en prison?»

— ‘Hélas, mon père, il m’en coûte trop de le dire seulement, commença-t-il. J’étais instituteur. J’ai été élevé dans l’Église orthodoxe et, dans mon enfance, j’étais religieux. Je m’engouai pour les idées socialistes. Je fis connaissance avec quelques socialistes allemands. Il faut avouer que le socialisme actuel manque de quelque chose d’essentiel : il lui manque, si l’on peut dire, une âme chrétienne. Je fus extrêmement frappé de ce que ce socialisme d’aujourd’hui tendait à remplacer le christianisme. Cela contribuait à m’éloigner de lui. Vous le savez, tous les chefs et les hérauts du socialisme sont des ennemis farouches du christianisme. Une fois en Allemagne, et après y avoir passé quelque temps, je sentis se réveiller en moi un souvenir très amer de notre organisation gouvernementale et ecclésiastique. La semaine sainte, je fréquentai l’église et le Vendredi saint je voulus me confesser et communier. Nous avions deux prêtres. Je m’approchai de l’archiprêtre. Sans rien soupçonner, je commençai à me confesser. Je lui dis en confession que je ne croyais pas à la sainteté d’Alexandre Nevski, de Vladimir le Grand, du tsarévitch Dmitri, des princes Boris et Glieb, ces derniers ayant péri par le glaive pour des considérations politiques, et les premiers n’ayant aucunement montré leur sainteté dans leur vie. — Mais ne pas croire à leur sainteté, c’est le comble de l’impiété! me répondit l’archiprêtre. — Non, mon père, vraiment je n’y crois pas, et je n’y crois pas encore pour cette raison que d’eux sont provenues des guerres et toutes sortes de violences. Il me donna l’absolution, et la communion le samedi saint, et le jour suivant sur sa dénonciation j’étais arrêté, puis condamné, privé des droits civils et déporté comme criminel d’État. Eh bien vous savez, mon père, après ma condamnation, j’ai renié l’Église et toute espèce de christianisme. (Le prisonnier versa quelques larmes). Cela me faisait de la peine, je regrettais beaucoup le christianisme, mais un christianisme où les ministres de l’autel se servent de la confession pour ôter tous leurs droits et leurs biens à leurs pénitents, un pareil christianisme je le maudis et je ne veux pas même y penser. À quoi ressemble-t-il? Ah, qu’est-ce que les prêtres ont fait du mystère de l’Église du Christ?

Le Christ aurait-il établi le sacrement de pénitence pour servir à la sauvegarde des empereurs et des rois, pour livrer à d’horribles souffrances et à la vie de la prison ou du bagne les hommes qui pensaient trouver dans ce sacrement l’effacement de leurs péchés et leur paix avec Dieu? Hélas, mon Dieu, c’est terrible à penser! Qu’est-ce qu’un christianisme qui se fait le serviteur de tous les bourreaux les plus méchants et les plus inhumains de ce monde et de leurs séides? Maintenant je ne puis plus, je ne puis plus, mon père, entrer dans une église ni entendre seulement une fois les prières pour le Tsar très pieux, le très-saint synode, l’armée très chrétienne, pour la soumission de tous leurs ennemis et adversaires, etc. J’aimerais mieux voir dans le sanctuaire un chien crevé, que d’entendre ces vilenies ainsi sanctifiées.’

Le prisonnier se tut. Il n’en pouvait plus. Il soupira et reprit ensuite

«Je ne me crois pas anarchiste, j’admets l’existence du pouvoir et du gouvernement, je n’ai absolument rien contre cela. Mais pourquoi, pourquoi donc rabaisser le Christ au rang d’un misérable valet, obligé de servir ces bourreaux, ces vampires et ces tyrans de l’humanité? Et les évêques, donnez-leur seulement de l’argent, des décorations, donnez-leur le pouvoir, et alors adieu Christ, adieu christianisme, utopie idéaliste, sottise et ignorance des pécheurs galiléens! Et pourtant ma conscience me tourmente, d’avoir renié le christianisme.»

— «Mon très cher fils, il ne faut pas désespérer. Prends patience. Rappelle-toi le Christ : il n’a pas maudit le monde qui le crucifiait, il a prié pour lui. Nos malédictions d’hommes sont le signe de notre impuissance et de la faiblesse de nos forces dans nos rapports entre nous. Le Christ aurait pu, d’une seule de ses pensées, non seulement anéantir ses ennemis, mais changer tout l’univers en un néant absolu : eh bien, il prie pour ses ennemis et ne répond point au mal par le mal. Voilà ce qui fait sa force invincible.»

— «Oui, j’en conviens, mais mon âme est toute rompue, toute estropiée… Pourtant je reconnais ma faute devant le Christ.»

— «Ensuite, mon ami, vous souffrez non pas pour vos opinions politiques, mais pour votre foi dans le sacrement de pénitence. Il s’ensuit, mon ami, que vous souffrez pour la liberté, qui nous a été donnée à tous par le Christ.» — «Est-ce possible? Je souffrirais indirectement pour le Christ?»

Le prisonnier pencha la tête et j’eus la joie de voir des larmes couler les unes après les autres de ses yeux et tomber par terre.

— «Je ressens je ne sais quel soulagement, une clarté pénètre dans mon âme : est-il bien vrai que je souffre réellement pour la religion?» — «Oui mon ami, tu souffres pour elle.»

Cinq jours après cet entretien, il venait lui-même me trouver pour me montrer une lettre qu’il avait écrite à ce même archiprêtre, son ennemi et le fidèle gardien des intérêts du gouvernement. Cette lettre témoignait de sentiments très élevés. Le prisonnier y remerciait de la façon la plus instante l’archiprêtre de son affection pour lui. Je la lus, elle était d’une force extraordinaire. Le prisonnier me la confia pour la faire parvenir à son adresse. Juste une semaine après, il demanda à se confesser et à recevoir la sainte communion. Dans la suite j’eus beaucoup de joie à voir son visage devenir de jour en jour plus lumineux. Il ne pouvait plus manquer une conférence ni un sermon. Tous les jours de fête, il venait à l’église.

En dehors de la prière publique, il s’exerçait à la prière particulière. Je me souviens que pendant le carême il communia trois fois. Il devint très réservé dans ses discours. Je lui achetai un Évangile russe, et il lisait surtout, je ne sais pourquoi, les paroles d’adieu du Christ. Beaucoup de détenus conçurent pour lui une espèce de vénération. Un jour, il se tourna vers moi et me demanda comment je comprenais Léon Tolstoï. Je lui répondis que, si le monde comprenait l’Évangile de cette façon, il serait déjà à moitié chrétien. Le prisonnier sourit, me salua sans rien répliquer, et s’en fut dîner. Cette figure s’est gravée profondément dans ma mémoire. Je l’estimais et l’aimais comme mon propre frère.

LE MAHOMÉTAN BAPTISÉ

Celui-là était un mahométan. Pas une fois il n’a manqué une conférence ou un office religieux. À l’église, il commença à prier à sa façon; ensuite il adopta peu à peu nos façons chrétiennes de prier. Sa prière était toujours sincère et ardente. Un jour il demanda à me voir, pour causer à cœur ouvert, comme il disait. On l’appelait Ali.

Ali se mit à me raconter combien il aimait m’entendre dire, dans mes entretiens avec les prisonniers, qu’en dehors de notre misérable petit monde terrestre, il existait une multitude innombrable de mondes pourvus de leurs soleils en nombre infini, avec une infinie multitude de nuances de toutes les couleurs. Si l’on pouvait, leur disais-je, organiser une expédition qui se transporterait d’une planète à l’autre avec la vitesse d’un rayon de soleil (le rayon de soleil parcourt 280 000 km à la seconde), et si cette expédition cheminait à travers ces mondes pendant 100 millions d’années, elle ne ferait pourtant que piétiner, car il se découvrirait toujours devant elle des parties de l’univers encore inexplorées! Eh bien, si tous ces mondes étaient peuplés comme le nôtre d’êtres raisonnables, ces habitants d’une infinité de mondes ne pourraient avoir une religion supérieure en sainteté ou en perfection morale à la religion chrétienne”.

Ali se sentait séduit par ces paroles, et une fois il me demanda : «Si le christianisme est une religion à ce point sainte qu’il n’en est pas d’aussi sainte ni d’aussi parfaite au monde, quand nous mourrons, croirons-nous à la foi chrétienne? Et alors, où sera-t-il, notre prophète Mahomet?» — «Mon bon Ali, votre Mahomet sera récompensé lui aussi selon ses œuvres et je ne crois pas, mon cher ami, qu’il soit définitivement réprouvé par Dieu. Dieu, comme le véritable Père des hommes et comme le créateur de l’univers, aime tous les hommes; sa grâce, sa providence et sa sollicitude s’étendent sur tous; il leur donne à tous la vie, la nourriture, la croissance, et enfin la récompense due à leurs œuvres.»

— «Mais, mon père, notre mullah dit que seuls les mahométans seront sauvés et trouveront Dieu après la mort, tandis que tous les autres, les chrétiens, les juifs, les chinois, iront auprès de Satan.» — «Cher Ali, tu es marié?» — «Oui. J’ai trois femmes.» — «Dis-moi, Ali, si chacune de tes femmes te donnait un enfant, et que parmi eux deux ou trois fussent aveugles, comment crois-tu, les reconnaîtrais-tu tous comme tes enfants, ou non?» — «Certainement, tous seraient mes enfants, et comme leur père j e les aimerais tous, et ceux qui seraient aveugles encore plus.» — «Eh bien, Ali, Dieu aussi nous aime, tous, sans distinction de nationalité ou de religion, d’un amour tellement infini que notre amour le plus fort, en comparaison de l’amour de Dieu, est comme un bloc de glace à côté du soleil.»

À ces mots, Ali leva les bras au ciel dans un geste de prière; puis, les ramenant sur sa tête, il prononça lentement : «Allah! Est-ce bien là l’enseignement du christianisme?» — «Oui, lui répondis-je.»

— «Attendez, attendez, mon père, je veux encore vous poser une question. Pourquoi vous autres chrétiens, n’êtes-vous pas meilleurs que nous? Nous ne buvons pas d’eau-de-vie, tandis que chez vous presque tout le monde, et même vos femmes, est perdu de boisson. Nous sommes plus justes et plus fidèles que vous, tandis que vous êtes presque tous cruels, déloyaux, menteurs et trompeurs. Nos femmes ne mènent pas une vie honteuse comme les vôtres. Presque toutes les vôtres, surtout à la ville, ont des maris, et se livrent aux autres hommes et font le mal sans vergogne. Nos mullahs ne s’enivrent pas, ne jurent pas, tandis que vos popes, excusez l’expression, mon père, se saoûlent comme des porcs. Pourquoi vous conduisez-vous ainsi? Pourquoi ne suivez-vous pas votre foi chrétienne?»

Je n’avais pas grand-chose à répondre.

«Tu sais, Ali, tout homme a son libre arbitre et son indépendance, aussi chacun se conduit comme il lui plaît.» — «Non, mon père, il n’y a que des bêtes, des animaux ou des volatiles, qui puissent vivre de cette façon-là. Pour un homme, il faut qu’il y ait Dieu avant tout. Je pense, ajoutait-il, que Dieu a plus de libre arbitre et d’indépendance que l’homme, et pourtant il ne pèche pas, il sait qu’il est Dieu. Le chrétien non plus ne doit pas pécher, dès lors qu’il sait qu’il est chrétien. Donnez-moi donc, mon père, votre Évangile en tatar ou en turc. En avez-vous comme cela?» — «Oui, répondis-je.»

Je pris congé du musulman, et lui achetai à la ville, à la Société biblique, un Évangile en tatar, que je lui fis porter le même jour par un élève de l’école des missions.

Je retournai une autre fois à la prison organiser des conférences avec les détenus. Je regarde : point d’Ali. Deux jours après, je célèbre la messe; je regarde : là encore, toujours point d’Ali. Cela me fit rêver, mais je ne voulus pas encore interroger le surveillant. La semaine d’après, je vins encore à la prison avec le P. Jean, un prêtre indigène bouriate. Je regarde dans l’église de tous les côtés, et ne trouve toujours point d’Ali. Un mois seulement après, Ali revient à l’église, il prie à la mode musulmane. Après la messe, il vient me trouver et me demande : «Mon père, pourrai-je vous confesser mes péchés?» — «Bien sûr, dis-je.» — «Eh bien alors, je voudrais me confesser.» Le prisonnier, pleurant à chaudes larmes, me confia ses péchés. Finalement, il soupira et dit : «La doctrine du Christ me plaît fort. Je crois que bientôt je serai chrétien.» — «Non, Ali, mon cher, attend encore pour recevoir le baptême, et tâche de vivre seulement un mois au milieu des prisonniers comme l’enseigne l’Évangile.» — «Bien, répondit-il. Je vivrai donc en chrétien. Si les gens m’injurient, et me cherchent querelle, je prierai pour eux. Je leur donnerai tout ce que j’ai. Je les servirai. Je ne me mettrai pas en colère. J’aimerai tout le monde et j’irai faire ma paix avec mes compagnons de détention. Voilà déjà deux mois que je me dispute avec eux : bien sûr, il ne faut pas me baptiser maintenant?» — «Oui, attends encore un peu, mon cher Ali.»

Il sortit de l’église pour se rendre dans sa chambrée. Un mois se passe, puis deux : je ne vois plus Ali. Une fois, célébrant les vêpres, je vois mon Ali debout dans l’église. Après l’office, il m’attend :

– «Mon père, dit-il gravement, je voudrais encore me confesser.» — «Bien, répondis-je.» Ali me fit cette fois-là une confession générale de tous ses péchés depuis son enfance. Quand il eut terminé, il se leva et me déclara : «Je serai bientôt chrétien. Dès que j’ai commencé à vivre selon l’Évangile, toutes mes peines et mes chagrins ont disparu. Je ne veux plus qu’une chose : aimer tous les hommes et ne leur faire à tous que du bien.» Le mois suivant, je le baptisai.

LE CLEPTOMANE ATHÉE

Mon neuvième détenu était un homme fort beau, et très cultivé. Son vice, son désespoir était la cleptomanie. — «Je ne puis, je ne puis vivre, disait-il, sans voler. Il y avait des jours où je m’abandonnais, comme un enfant, à des sanglots de désespoir. Que faire? J’avais beau m’adresser à tous les médecins, appliquer tous les conseils qu’on me donnait : rien n’y faisait. Que faire maintenant?» — «Priez-vous le bon Dieu?» lui demandai-je. — «Non, voilà bien dix ans que je ne suis pas entré dans une église, que je ne me suis pas confessé et que je n’ai pas communié, et pendant tout ce temps je n’ai jamais prié.» — «Mon ami, demandez au directeur de la prison qu’il vous mette quelque temps dans une cellule isolée. Je viendrai vous voir tous les jours, et nous prierons ensemble tous les deux.» — «Mais j’ai honte de demander cela au directeur. Il ne me comprendra pas et se moquera de moi.» — «Pourquoi se moquer? La prison n’est-elle pas, par sa destination même, un établissement de pénitence?» — «Oui, c’est bien cela, mais… ».

Je compris que la fausse honte l’empêchait, lui, un intellectuel, d’oser parler de prière au directeur de la prison, et de lui demander de le mettre en cellule pour cela. Alors je lui proposai un autre moyen :

«C’est bon! lui dis-je. Alors, venez pendant l’office dans le chœur, mettez-vous quelque part dans un coin, et obligez-vous à prier.»

Il accepta. Après avoir ainsi assisté à trois offices, il vint se confesser et communier. Cinq jours après, je le revis dans la prison. En me voyant entrer dans l’église, il m’y suivit. Je venais de pénétrer dans le chœur et j’étais en train de découvrir l’autel, quand tout à coup je sentis quelque chose s’effondrer à mes pieds. Je regardai, et vis étendu à terre mon jeune Adonis, qui me remerciait, tout en larmes : il se sentait tout à fait soulagé depuis ce jour, on eût dit que son âme était débarrassée d’un poids énorme. Je me jetai à son cou et l’embrassai. J’étais heureux pour lui. Quand il se releva, le sang avait afflué à son visage et les larmes y avaient laissé une trace délicate. Qu’il était joli à ce moment-là! On eût dit un ange descendu du ciel. C’est du moins l’effet qu’il me produisit.

L’HÉRÉTIQUE

Cet autre détenu était un hérétique russe. Tout le temps de mon dernier séjour dans cette prison, il assista à mes conférences spirituelles et ne manqua pas un seul des offices. Il aimait beaucoup quand je disais aux prisonniers de conformer leur vie à la doctrine de l’Évangile. Il s’attachait à l’idée que j’avais exprimée dans un sermon en ces termes : «Voyez, mes chers prisonniers, comment le Christ, pour notre salut, s’est soumis à toutes les lois de la vie humaine, à l’exception du péché, afin de nous prouver plus clairement son amour pour nous. Si notre maître s’est humilié un moment pendant sa vie terrestre, à ce point que, Dieu incarné dans notre nature humaine et complètement soumise à ses lois, je le répète, sauf le péché, il a été un des fils les plus pauvres de l’humanité, ne sommes-nous pas obligés, en considérant cet amour sans bornes qu’il a eu pour nous, de mépriser pour lui non seulement parents, femmes, enfants, richesses de ce monde, mais encore notre propre vie, afin d’être avec Lui? Mes chers prisonniers! Je vous y invite, noyez vos chagrins, vos souffrances, vos tourments dans les flots de votre amour pour le Christ! Pour le Christ, on peut renoncer à tout et même se renoncer soi-même. Il est notre consolation, notre résurrection, il est le milieu où nous nous retrouvons nous-mêmes.»

Ces paroles touchèrent le détenu hérétique, et il m’invita à aller le voir dans sa cellule. Quand j’y fus, il se réjouit fort de ma visite. Il me fit asseoir à côté de lui sur le plancher. J’obéis. Il tira d’une poche graisseuse un Évangile et, l’ouvrant au chapitre IV de saint Jean, il me montra le verset 24. Je le lus : — «Mon père, pour l’amour de Dieu, expliquez-moi ce verset. Que signifie : Dieu est esprit, et ceux qui l’adorent doivent l’adorer en esprit et en vérité. Que veut dire : adorer en esprit et en vérité?» — «Mon fils chéri, répondis-je, cela signifie que toute l’existence d’un chrétien croyant doit être pénétrée par l’esprit, comme celle du Christ notre Dieu, et que cette existence du chrétien doit être tellement pure et pieuse qu’aucune fausseté, aucun mensonge, aucune tromperie ou tentation ne puissent la séduire. Elle doit être, en tant que chrétienne, la vie même du Fils de Dieu, être à l’image du Christ, Fils unique de Dieu, qui est la seule Vérité au sens plein du mot. Le jour où nous incarnerons dans notre vie cette vie divine du Christ, alors nous adorerons en vérité, c’est-à-dire que nous nous perfectionnerons dans notre adoption d’enfants de Dieu. Notre vérité consiste à devenir toujours davantage les fils adoptifs de Dieu.»

En parlant ainsi, je regardais l’hérétique, et je vis que ses larmes coulaient à grosses gouttes sur la page de son Évangile.

«Mon père, dit-il à travers ses larmes, pourquoi les prêtres ne nous disent-ils pas tout cela? S’ils nous apprenaient à bien entendre l’Évangile, notre vie en serait changée. Je vous ai entendu plus d’une fois, et j’ai vu plus d’une fois comment vous traitiez les détenus, et cela m’a toujours extrêmement frappé. C’est que vous, mon père, vous ne faites pas de différence entre les hommes, qu’ils soient prisonniers, ou directeur de prison : vous les traitez tous de même. Nous sommes touchés jusqu’aux larmes, quand nous voyons vous écouter et causer et converser librement avec vous le prisonnier russe, le bouriate, le chinois, le musulman, l’hérétique, l’orthodoxe, le luthérien, le juif, le catholique; pour vous ils sont tous les mêmes, et vous êtes pour nous tous comme un vrai frère, un frère commun. Voilà ce qui nous plaît. Mais maintenant je vous poserai quelques questions, et vous me répondrez.»

– «Bien» répondis-je. – «Dites-moi, au nom du Christ : la guerre est-elle un péché?» — «Oui, je pense que c’est un péché.» — «Si on intente un procès, est-ce un péché?» — «Oui, selon l’enseignement du Christ, la guerre et les procès doivent être bannis de la vie des chrétiens.» — «Et le divorce?» me demanda-t-il. – «Le divorce non plus, selon la doctrine du Sauveur, ne doit pas exister dans la vie d’un chrétien.» — «Et le gouvernement?» — «Pour l’homme naturel, c’est-à-dire pour celui qui n’est pas chrétien, c’est la règle suprême de la vie sociale; pour le chrétien, c’est une matière brute avec laquelle les disciples du Christ doivent créer, par la prédication et par leur exemple personnel, les éléments du royaume de Dieu sur la terre.»

— «C’est que voilà, mon père, dit le détenu hérétique, depuis ma plus tendre enfance je cherche Dieu, et j’ai beau regarder, regarder, je ne le trouve nulle part».

Je lui dis : «Mon cher ami, si tu ne le trouves pas en toi-même, tu ne le trouveras nulle part. C’est avant tout en soi-même qu’il faut le chercher. S’il n’y est pas, alors il faut détruire en soi cette vie ancienne et en commencer une autre, où Dieu ait sa place. Dieu existe en dehors de nous, mais il ne se fait connaître qu’en dedans de nous-mêmes. Il n’y a pas d’autre moyen de connaître Dieu».

L’hérétique : «Comme cela est bien! En effet, on ne peut connaître et savoir Dieu qu’en vivant de la vie du Christ». — «Oui», fis-je. — «Mais pourquoi, mon père, personne ou presque personne ne vit-il de la vie du Christ? Est-ce vraiment si difficile, ou peut-être même est-ce presque impossible, de vivre de cette vie?» — «Notre vie doit de toutes les façons être pénétrée du Christ, et pour cela il faut avant tout, de la part de l’homme, une décision libre, mais aussi définitive, de suivre le Christ. De quelques vexations que le monde vous menace, ô hommes, vous devez une fois pour toutes, sans hésitation et sans regret, vous décider à suivre sans retour la doctrine du Christ. Si pour cette doctrine l’exil, le bagne, la potence, la mort, nous menacent, tout cela ce ne sont que des étapes, des Synedrions, des Pilate, des Anne, des Caïphe postés à la garde de leurs intérêts terrestres, qui guettent les disciples du Christ; ils ne doivent pas être pour vous des causes de peur ou d’effroi, mais bien plutôt des occasions de joie et de glorification de Votre Seigneur.»

Le prisonnier s’était mis à pleurer de joie :

«Savez-vous, mon père; mon âme se remplit de joie à vos paroles. Maintenant, permettez-moi d’être sincère avec vous. Jadis j’étais orthodoxe, et puis j’ai quitté l’orthodoxie. Je vivais dans ma petite ville non pas comme un richard, mais avec une petite aisance. J’ai fait partie pendant sept ans du conseil de fabrique de ma paroisse. Notre église avait deux prêtres, un diacre et deux lecteurs. Le curé était très avare et aimait les sous. Le second prêtre s’adonnait à la boisson et se permettait, en qualité de veuf, de courir de temps en temps les femmes. Le diacre, très fier de sa voix, vidait exprès avant chaque messe une grande bouteille. Pour les lecteurs, il n’y avait rien à dire : tous les deux étaient sobres, et menaient une vie pieuse. Presque chaque jour de fête, ils se querellaient dans l’église et à propos de l’église, se lançaient des reproches et des injures, et il leur arrivait même de se colleter chez eux. Le diacre avait une nombreuse famille. Parfois sa femme venait chez nous pleurer à chaudes larmes. J’ai pour ainsi dire nourri ses six enfants. Bois, pain, sel, presque tout le nécessaire c’était moi qui le leur donnais : eh bien, le diacre me rendit le mal pour le bien, et les prêtres, eux, ont enraciné ce mal dans mon cœur : savez-vous, mon père, ce qu’ils ont fait? Ils ont endoctriné le diacre pour qu’il me tuât. Et pourquoi donc? Sous prétexte que je lui rendais ces services parce que je vivais avec sa femme. Or vous savez, mon père, j’avais ma femme à moi, je n’avais même aucune idée mauvaise, mais le diacre avait été si habilement monté par les autres que j’en vins à avoir peur de lui. Une fois qu’il s’était enivré, la nuit, il se mit à cogner à mes fenêtres; je sortis, et le frappai d’un coup qui le fit s’effondrer et l’envoya tout droit dans le puits. Quand on l’en retira, il était déjà mort. Je fus condamné aux travaux forcés pour huit ans. Les prêtres, au lieu de prendre ma défense, témoignèrent contre moi. C’est alors que je reniai la foi orthodoxe. Je continue mon récit?

«Continuez» lui demandai-je.

— «Je dois dire, mon père, qu’à mon avis les hérétiques sont les plus actifs chercheurs de Dieu. Ils veulent vivre, de leur expérience personnelle, tous les sentiments religieux, et pénétrer de tout leur cœur la vie chrétienne. Il est vrai qu’ils n’ont ni eucharistie ni sacerdoce…

Mais, la main sur le cœur, n’est-il pas vrai que les orthodoxes, malgré l’Eucharistie et la légitimité de leur sacerdoce, ont une vie religieuse incomparablement inférieure à celle des hérétiques? L’orthodoxie n’a ni vie ni progrès.

Les hérétiques ont beau s’écarter de l’Église orthodoxe, du moins ne s’égarent-ils pas dans le paganisme, ne sortent-ils pas de la zone chrétienne. Les orthodoxes par contre sont tombés presque tous, qui dans le spiritisme, qui dans la théosophie, qui dans le matérialisme vulgaire ou scientifique, et le christianisme les ennuie à ce point que la seule lecture, la lecture de l’Évangile par un prêtre à l’église les fait bâiller, et qu’au moment du sermon ils sortent tous. Où que vous regardiez, mon père, vous ne pouvez que hausser les épaules de désespoir. S’il en est quelqu’un qui soit bien résolu à faire son salut, à vivre selon la doctrine du Christ, on le laisse faire, mais l’Église lui est d’un faible secours, car elle ne lui offre plus d’exemples vivants.

Il y a trois ans on a fait l’ouverture des reliques de saint Séraphin. Tous écrivent, tous parlent, tous crient : Voyez, dans l’Église orthodoxe, et seulement dans l’Église orthodoxe il y a des reliques sacrées, seule elle a possédé un saint Séraphin de Sarov, etc. Tous les pieux orthodoxes se sont réjouis, et les pèlerins ont afflué par milliers à l’ermitage de Sarov. J’étais encore en liberté, à ce moment, et je me souviens de tout ce qu’on écrivait de ses miracles, de ses guérisons, et le reste. Mais pas un prélat, pas un prédicateur, pas un écrivain religieux n’a dit que les reliques de saint Séraphin n’avaient pas du tout été révélées pour guérir nos maladies et nos infirmités corporelles, mais pour que nous vivions, que nous aimions le Christ, et le prisonnier, que nous aimions notre prochain et nos ennemis, comme saint Séraphin a vécu, comme il a aimé le Christ et ses ennemis : cela, personne ne l’a dit. Ensuite il serait mieux que la châsse de ce saint ne soit pas tellement en contact avec l’or, l’or maudit. Que ces reliques restent des reliques. Pourquoi, auprès des saints et autour d’eux, organiser le trafic de leur sainteté?

Ce saint a passé toute sa vie dans un amour extrême de la pauvreté, dans le jeûne, la miséricorde, etc. Une fois qu’il est mort, et qu’il a reposé quelques années en terre, le voilà qui devient une source de richesses matérielles, un objet de commerce entre les mains du clergé, un emplacement de choix pour des couvents, pour des hôtels si grandioses qu’ils égalent en splendeur les palais impériaux! Pouvons-nous, dans ces palais à croix et à clochers, trouver et vivre la vie spirituelle et retirée? Partout il en est de même, dans vos offices religieux et dans votre Église orthodoxe. Voilà le tableau que je me fais de la vie des orthodoxes de notre temps.»

Il faut avouer que sur bien des points le prisonnier hérétique avait raison et qu’il n’y avait rien à lui répondre. Nous continuâmes à causer, et à déplorer d’un commun accord qu’il n’y eût plus sur terre de vrai christianisme. Alors nous décidâmes l’un et l’autre de commencer par notre propre existence et de la transférer de la voie large sur la voie étroite, la voie du Christ. Malgré tout le scepticisme que montrait cet hérétique vis-à-vis de l’Église orthodoxe, il voulut néanmoins se confesser à moi et communier. Il m’avoua plusieurs fois dans la suite que, sans ce sacrement, on ne peut pas être chrétien. Je dois dire que ce détenu était dans toute la prison de Tchita un des plus religieux.

J’ai beaucoup travaillé parmi les prisonniers. J’en ai vu passer beaucoup devant moi, et plus qu’aucun autre aumônier des prisons j’ai eu le bonheur de mériter de leur part une grande affection. Je dois ajouter encore qu’en général il est peu de personnes à qui les détenus découvrent leur cœur. Pour moi ils m’aimaient, et m’aimant ils me parlaient et me découvraient leurs secrets.

LE PRÊTRE PRÉVARICATEUR

Mon onzième est le prêtre Pierre G. Il avait été curé à la ville et son évêque l’avait en affection. Il était veuf. Il avait suivi les cours missionnaires de Kazan. Comme missionnaire il était, à vrai dire, assez faible; mais, comme simple curé, il était passable. Cette fonction lui allait. Il assistait souvent aux processions; on l’envoyait souvent en mission de-ci de-là. Il aimait la vie large, était très hospitalier, et ne détestait pas de faire de l’embarras. Si par hasard il allait en voiture par la ville, il ne manquait jamais de donner un rouble ou deux au lieu de 3 o kopeks; il logeait toujours chez des Juifs, jamais chez des Russes; il aimait les distinctions.

Au moment de la guerre russo-japonaise, il s’était embusqué dans quelque Croix rouge comme secrétaire. Te l’ai souvent rencontré chez des membres du consistoire diocésain, ou à l’hôpital. Il n’avait pas grand esprit, mais ne se laissait jamais prendre de court; il rusait, flattait, se faisait insinuant, offrait à boire à qui il fallait. Pendant notre révolution, il tâcha de s’adapter aux circonstances de la manière la plus avantageuse pour lui : aujourd’hui acharné droitier, demain de l’extrême-gauche, après-demain pieux curé en dehors des partis…

Il fut élu par l’administration diocésaine comme secrétaire de l’Assistance aux orphelins. Quand vint le moment de la vérification des comptes, il sut offrir à dîner aux vérificateurs et tout alla bien.

Environ huit mois plus tard, le président de l’Assistance vient à passer devant la Trésorerie et rencontre le trésorier. Ce dernier lui dit qu’il a été informé que le Synode a déjà envoyé, à l’adresse du président, le reliquat du dernier crédit, quelques milliers de roubles. Le président est stupéfait d’une pareille nouvelle : il ne sait rien. «Comment, s’écrie le trésorier effrayé? Mais vous avez déjà reçu plusieurs dizaines de mille.» Le président demande : «Qui a reçu ces sommes?» — «Votre secrétaire muni d’une délégation de vous, revêtue de votre signature.» — «Pas du tout, je ne sais rien, Monsieur le Trésorier, de ce que vous me dites là!,» fit aussitôt le président absolument épouvanté. Le trésorier le conduisit dans son bureau, lui montra les procurations pour recevoir l’argent en son nom, les pièces justificatives avec les noms de tous les membres du comité et la signature personnelle du président et celles des autres membres. Lorsque le président eut tout vu et se fut convaincu du faux commis par son secrétaire ou chargé d’affaires, il poussa un ah! s’en fut en hâte prévenir l’évêque; celui-ci prévint le procureur, et l’affaire suivit son cours.

Quand on arrêta ce prêtre, soit poussé par la crainte, soit pour se concilier par son repentir l’indulgence du tribunal, il adressa au procureur une lettre de regrets, dans laquelle, à côté de son crime actuel, il en avouait un autre : il reconnaissait avoir volé 12 000 roubles à l’hôpital où il avait servi comme secrétaire ou administrateur. Virtuosité extraordinaire, que manifestait ce prêtre en pareille matière? Une fois en prison, ses codétenus apprirent sa faute et décidèrent de lui faire quelque crasse : j’ai entendu dire qu’ils auraient déversé sur lui un plein baquet d’ordures. Il fut condamné à sept ans de résidence forcée dans la province de l’Enisseï.

Il se trouva qu’à l’endroit où il s’installa il s’éprit d’une jeune juive et voulut partir avec elle pour l’Amérique. Pour moi, je ne puis le juger. Le fait est qu’une semblable passion était une suite du veuvage, chez un jeune prêtre comme lui, et il faut plutôt le plaindre. Jeune, beau, vigoureux, pourquoi lui défendre de contracter mariage une seconde fois? Il eût peut-être été un curé exemplaire. Nous le savons bien nous-mêmes. Qui de nous est sans péché, même parmi les moines? Moi, j’avais pitié du P. Pierre.

LE LYCÉEN TERRORISTE

Vania Botcharov était un superbe lycéen, qui avait dix-sept ans. Son père était un déporté, mais pieux et religieux. Il avait beaucoup d’enfants et, grâce à son habileté extraordinaire dans toutes sortes de spécialités techniques, il possédait un atelier et des ouvriers à lui; mais son occupation favorite était de travailler l’or. Le héros de notre histoire, si j’ose ainsi parler, était son fils aîné.

En 1905, quand éclata la révolution, elle gagna jusqu’à la Sibérie Orientale, où dans presque toutes les villes poussèrent tout d’un coup, comme des champignons, des comités social-démocrates, s’organisèrent des manifestations, se tinrent des meetings politiques… Vania était un enfant extrêmement impressionnable, nerveux et assez emporté! Une fois, je le rencontre dans la rue, il me dit bonjour et me demande : «Père Spiridon, à votre avis, y a-t-il quelque intérêt à ce que j’entre dans le parti révolutionnaire»? — «Je ne sais pas, mon cher Vania. Mais je t’en prie, ne fais pas cela». — «Pourquoi?» — «Mais simplement parce que je sens que cela tournera mal ». Longtemps et plus d’une fois, nous revînmes sur ce sujet.

Après cette conversation, trois mois s’écoulèrent. Tout à coup j’apprends que ce même Vania a tué raide, d’un coup de révolver, le maître de la police de Tchita. Lorsque les soldats s’élancèrent à sa poursuite, il se réfugia dans l’atelier de son père, et de là leur lança une bombe. Un éclat de cette bombe lui enleva, je crois, la main gauche, et il resta plusieurs mois à l’hôpital. Une fois guéri, on le mit en prison. Il y resta quelque temps, et puis le tribunal le condamna à la peine de mort par la pendaison. Un matin sur les 4 heures, on invita son père, sa mère, ses sœurs, ses petits frères, à lui faire leurs adieux. Le père Jacques, moine de la maison épiscopale de Tchita, était aussi présent. Les parents pleuraient à chaudes larmes. Lui, embrassa ses parents et ses frères et leur fit ses adieux en ces termes : «Chers parents, chers frères et chères sœurs! Vous voyez que je ne verse pas une larme. Je crois que nous quitterons cette vie terrestre pour une autre vie. Si on me condamne dans l’autre monde comme assassin je me justifierai hardiment, je le prouverai, je dirai que j’ai tué un homme qui était un provocateur entre les provocateurs. Combien il aurait encore expédié de gens au bagne! Maintenant, c’est moi le dernier qui souffre de sa main. Je l’ai tué, et c’est lui qui me pend; mais à ce prix combien ont été sauvés! Je vous en prie, ne pleurez pas.»

Le P. Jacques lui proposa de se confesser et de communier. Mais il refusa tout net et dit, en regardant le prêtre avec colère : «Ne troublez pas mes derniers instants». Ensuite il monta sur la chaise, se passa autour du cou la corde, repoussa d’un coup de pied la chaise, se balança plusieurs fois d’un côté, puis de l’autre, et quelques minutes après son corps était jeté dans le tombereau. Il était sévèrement interdit de célébrer pour lui tout service; cependant un prêtre se trouva pour dire une messe de nuit.

QUATRIÈME PARTIE

LE BAGNE DE NERTCHINSK

L’APÔTRE DES PROSTITUÉES, CONDAMNÉ INNOCENT.

Il y avait dans la prison de Nertchinsk un détenu qui mérite une particulière attention. Ce détenu était un saint homme. Voici ce qu’il me raconta :

«Mon père, j’étais un homme riche. Bientôt je perdis mes parents, et restai seul avec ma sœur. Ma sœur mourut à 14 ans du typhus exanthématique. Je me trouvai tout à fait seul. Ma tutrice fut ma tante, la sœur de ma mère. J’étais par nature pitoyable aux souffrances d’autrui et ne pouvais regarder avec indifférence les privations et les larmes des hommes. Un beau matin je me réveille, et j’entends ma tante qui cause avec quelqu’un, et ses paroles étaient fréquemment interrompues par des sanglots. J’étais terriblement intrigué. Dix minutes après, tout se taisait. Je me levai, me débarbouillai, m’habillai et allai trouver ma tante. Elle me dit bonjour. Je ne pus me tenir de lui demander : “Avec qui, ma tante, et de quoi parliez-vous tout à l’heure?” — “Tu sais, Vania, la petite avec laquelle tu voulais faire connaissance, elle s’est noyée, et ce matin même de bonne heure on l’a retirée de l’étang de la ville.” — “Comment, que dis-tu, tante? Cette petite qui voulait venir me voir?” — “Oui, celle-là même.”

J’allai aussitôt à l’endroit où on l’avait retirée de l’eau, et où elle était encore allongée. Le commissaire était là. Je lui dis bonjour, car je le connaissais. Je ne pouvais pas regarder cette malheureuse enfant, elle me faisait trop de peine. Le commissaire me dit : “Savez-vous, Ivan Ivanovitch, je viens de trouver dans sa poche un papier où elle maudit tout l’univers, qui l’a obligée à se jeter dans l’étang parce qu’elle n’avait pas de quoi manger. Elle était femme publique, et, autant que je sache, il y a à peu près un an qu’elle s’est perdue.”

Je n’y pus tenir : les larmes me coulaient dans la gorge, et je me mis à sangloter. J’avais grand-pitié. De ce jour, je décidai de venir en aide à ces malheureuses créatures. Je visitais les hôtels, je leur distribuais de l’argent, j’en rachetais quelques-unes de ce marécage qui les engloutissait; j’en habillais, nourrissais et soignais quelques autres. Bientôt elles me connurent et affluèrent chez moi par dizaines. Dieu m’est témoin que je ne me laissais aucunement séduire par elles, mais j’avais grand-pitié d’elles. Je donnai à 92 de ces malheureuses femmes une petite dot pour se marier, j’en soignai environ 300, je fis les funérailles de plusieurs dizaines, et cela toujours à mes frais. J’aurais voulu construire à mes frais un hôpital pour elles, un refuge et un asile pour les vieilles femmes malades. Mais un malheur m’arriva. Qui en fut la cause? Je n’ai pas pu encore le savoir. (Le prisonnier se mit à pleurer).

Sur les 10 heures du soir, je reviens du théâtre, et que vois-je? Sur mon lit, une de ces malheureuses femmes, les entrailles ouvertes! Je fus pris d’une telle épouvante que je ne pouvais faire un mouvement. Enfin, je fis ma déclaration à la police. La police me connaissait bien, à cause de mon affection pour ces malheureuses. Mais beaucoup de tenanciers de ces maisons se réjouirent terriblement de mon malheur. On me jugea et je fus reconnu coupable de cet assassinat, et condamné à douze ans de travaux forcés.

Vous savez, mon cher père, il n’y a pas de créatures plus pitoyables, plus dignes de la commisération de Dieu et des hommes, que ces malheureuses femmes. Si j’ai eu à souffrir pour elles, j’en remercie Notre-Seigneur, précisément d’avoir souffert pour elles. À ma joie, il s’en ajoute encore une autre : ma tante a vendu mon bien et en a employé tout l’argent au rachat de ces infortunées créatures. Cher père, il n’y a rien de plus malheureux, il n’est pas d’être qui ait plus besoin d’une active charité chrétienne, que ces femmes tombées. Je suis plus que convaincu qu’elles sont des martyres souffrantes, et que le Christ les pardonnera plus tôt que les autres. Vous ne savez pas combien de jours elles passent quelquefois à souffrir la faim; elles n’ont ni chemise ni jupe; la plupart sont des orphe3ines, jetées à la rue par le dénuement ou bien par leur marâtre, et pour un morceau de pain elles vendent leur corps, et vendent aussi leur âme. Si vous en rencontrez qui soient grossières, méchantes, impudentes, d’un cynisme épouvantable, c’est qu’elles regardent les hommes comme des tyrans, comme des brigands, comme des bêtes sanguinaires qui les déchirent avec leurs passions. Souvent, une fois satisfait, l’homme se met à les battre, à les maltraiter de mille façons et le reste. Mais si vous saviez combien il y en a de douces, d’humbles, de soumises à leur destinée, et qui vont docilement à l’abattoir comme de pauvres brebis! à un abattoir où c’est leur vie même qui se change en un couteau émoussé pour arracher à leur existence des dizaines d’années! Voilà, mon père, ce que c’est que les prostituées.»

Le détenu avait terminé son récit. Je me taisais, et lui aussi restait silencieux. Quelques minutes après, je poussai un soupir et levai les yeux sur lui : je vis que son visage brillait de je ne sais quelle joie intérieure. Je l’embrassai et lui dit : «Mon cher ami, porte jusqu’au bout ta lourde croix. Un jour viendra où cette fille te justifiera devant le Juge équitable, et non seulement te justifiera, mais posera sur ta tête resplendissante la couronne d’immortalité.» Il me salua, et je le quittai, chargé par son récit d’une impression à la fois pénible et douce.

LE LUTHÉRIEN DÉBAUCHÉ ET MEURTRIER

Comme je commençais dans la prison l’office du soir, le détenu qui remplissait les fonctions de sacristain s’approcha de moi et m’annonça qu’un des prisonniers voulait me voir après l’office : que fallait-il lui répondre? Je fis dire que je le recevrais. L’office terminé, ce détenu resta dans l’église à m’attendre. Je l’invitai à entrer dans le chœur.

Le prisonnier : «Voici, mon père, je vous ai entendu hier, et ce matin je suis venu vous demander, pouvez-vous m’admettre à me confesser, je suis luthérien, et je veux me confesser devant Dieu de tous mes péchés, de sorte qu’il ne reste pas un seul péché sur moi, et que je n’aie rien de caché devant Dieu.» — «Bien, mon ami, répondis-je. Seulement, pendant ces trois jours qui viennent, va à l’église, prie le Seigneur notre Dieu, et alors tu te confesseras à moi.»

Le prisonnier : «Tout luthérien que je suis, je crois au Christ et je l’adore comme Dieu.» — Moi : «Cela est bien, mon ami : la foi au Christ est notre vie.»

Le prisonnier : «Je voudrais vous demander, mon père, de vous parler franchement.» — Moi : «Certainement, j’en serai très content.»

Le prisonnier : «Vous venez de dire que la foi au Christ est notre vie; mais si on transporte cela dans notre vie pratique de tous les jours, elle dit tout le contraire : elle dit que la foi au Christ est la mort, et voilà pourquoi ce n’est pas de cette vie que vivent les hommes. Si le monde se mettait aujourd’hui à vivre de la vie du Christ, cette vie-là condamnerait notre vie actuelle, avec toutes ses richesses et sa culture, à une mort éternelle; aussi, au regard de notre vie, le Christ apporte la mort, et il n’y a rien d’étonnant à ce qu’aujourd’hui tout l’univers crucifie le Christ.

Pour ne rien dire des autres, je ne vous parlerai que de moi. J’appartenais à la classe moyenne; j’ai reçu une instruction secondaire; je n’avais, semble-t-il, qu’à me laisser vivre et à bénir le Seigneur, mais je choisis la voie large. Bien que je fusse marié et que j’eusse une excellente femme, je me livrai à la débauche. Au début, je cachais ma conduite à ma femme et je tâchais par tous les moyens d’en effacer les traces; mais ensuite je ne pus plus me cacher d’elle, et finalement elle apprit tout, et non seulement l’apprit, mais me surprit en flagrant délit. Elle commença par s’emporter et me dire des injures; ensuite, elle se fit à moi et à ma vie débauchée. Seulement, à partir du jour où elle m’avait surpris, elle ne vécut plus avec moi. Je fis si bien, mon père, qu’un jour tout cela me dégoûta et je détestai les femmes.

Une fois, je rencontrai une de mes amies, qui me déclara qu’elle était grosse, et grosse de moi. Je pris peur. Voilà, me disais-je, maintenant je suis pris, c’est bien le moment de crier à la garde! Quatre jours après cette annonce, je la rencontrai sur le bord de la rivière : nous nous promenâmes, sans doute jusque sur les 2 heures du matin. Là je fis le mal avec elle, et après cela je me mis à la détester tellement que je la pris et la lançai dans la rivière. Le matin, j’entends partout raconter qu’une fille s’est tuée. Je n’avais pas fini de prendre le thé que la police m’arrêtait et me mettait en prison. Oh, malheureux que je suis! Je passai en prison deux mois, puis je comparus devant le tribunal et fus condamné à huit ans de travaux publics. Voilà où mène la débauche!

Quand je songe maintenant à ma vie passée, elle m’apparaît comme un marais si fangeux qu’en vérité je ne puis croire que j’aie ainsi vécu. Je ne puis croire que ma vie ait été d’un bout à l’autre une telle horreur. Se peut-il que par sa nature notre vie, et la mienne en particulier, soit chose si vilaine, si repoussante, qu’on ait honte à considérer, même par la pensée, son passé?»

Moi : «Mais, mon ami, n’avez-vous jamais remarqué vous-même dans vos désirs une espèce de contradiction?» — «Plus d’une fois!» me répondit le prisonnier. — «Si donc vous aviez donné au côté idéaliste de vos penchants la prédominance sur vos penchants ordinaires qui les contredisaient, pour sûr votre vie aurait acquis une valeur.»

— «Mon père, c’est quand on m’a mis aux fers que je suis rentré en moi-même, et j’ai vu alors que toute ma vie jusqu’à ce jour non seulement m’avait déformé, arraché à ma femme et à mes enfants, privé de la liberté, mais même m’avait complètement défiguré. C’est alors que j’ai élevé mes cris vers Dieu! Alors j’ai compris que la vie sans Dieu est une pure folie, une danse d’ivrognes, un cauchemar de fiévreux, une poursuite de mirages, une course à l’aveuglette… Depuis ce jour, j’ai commencé à prier avec ferveur, j’ai lu le saint Évangile, et, vous le savez, depuis ce jour ma vie est devenue plus réelle, plus précieuse qu’avant. Si Dieu le permet, lorsque j’aurai fait mon temps de prison, je prendrai la décision de vivre réellement et pratiquement la doctrine du Christ.»

Ainsi parla le prisonnier. Vint le jour de la pénitence. Elle dura une heure et demie. Oh, quelle joie j’avais à le regarder! La place où il était agenouillé était toute humide de larmes brûlantes. Les sanglots lui secouaient le corps. S’il avait vu couchés morts devant lui son père et son fils préféré, il n’aurait pas pleuré aussi chaudement qu’il faisait, le malheureux, pendant sa confession. Deux heures après, il recevait la sainte communion. Mon âme en était tout illuminée de joie pour lui.

J’étais content de ce que ces prisonniers, dans leurs fers, allaient au-devant de nous, prêtres ministres de Dieu ou laïcs en liberté, allaient vers le Christ, allaient par la voie du repentir se joindre à. la troupe de ses Saints. Au royaume de Dieu, on peut marcher même dans les fers, et personne ne dira là-haut : pourquoi est venu ici ce criminel avec ses fers? Personne ne te dira là-haut : tu es un prisonnier, tu es privé de tous les droits civils. Le royaume de Dieu est ouvert à tous, mais on y peut entrer par la voie du repentir et non par celle des distinctions sociales ou de classes. Quand je quittai cette prison, ce détenu me dit adieu de sa fenêtre en pleurant, en hochant la tête.

L’EX-FORÇAT DE SAKHALINE QUI FAIT PÉNITENCE PUBLIQUE

J’ai fait la rencontre de celui-là dans les circonstances suivantes. Il y avait eu, dans une des prisons du bagne de Nertchinsk, une révolte parmi les prisonniers. Ils s’étaient divisés en deux camps, et chacun était violemment soulevé contre l’autre. Je reçus l’ordre de me rendre d’urgence dans cette prison : ce que je fis aussitôt. La prison était entourée par les soldats. Les détenus, scindés en deux partis, se tenaient dans la cour. Dès que je fus entré dans la prison, et que je m’adressai aux détenus, un des deux camps m’entoura et prêta l’oreille à mon sermon. Voyant que les prisonniers étaient touchés, je tournai mon appel vers l’autre parti, hostile au premier, en le suppliant d’écouter aussi la parole de Dieu, de cesser toute hostilité et de faire la paix. À ce moment, le chef du second parti, un forçat de Sakhaline, me répondit d’un gros mot ordurier, en levant le poing et en me menaçant. Alors je quittai ma place, j’allai droit vers lui, tombai, dans mes ornements sacerdotaux, à ses pieds, et à genoux devant lui je dis : «Mon fils bien — aimé! Je suis à genoux devant toi, je t’en supplie, écoute-moi, exauce ma prière et mes larmes, change de vie, deviens un autre homme! 0, si à cet instant, en ce moment, ta propre mère te voyait, et me voyait à genoux devant toi, elle ne tiendrait plus sur ses jambes; et si elle était déjà morte, rien que de chagrin pour ton âme, elle s’agiterait et se retournerait dans sa tombe.»

À force de le prier et supplier ainsi, j’atteignis mon but : le prisonnier me releva, et nous revînmes, avec beaucoup d’autres prisonniers qui étaient autour de lui, à la place où j’étais d’abord et d’où je me mis à leur faire à tous mon exhortation. Après ce sermon, ce forçat, en présence de tous ses camarades, me donna sa parole d’honneur de prisonnier qu’il renonçait à ses anciens errements. Enfin, après tout cela, le même soir, nous fîmes un service pour les âmes d’un certain nombre de prisonniers et célébrâmes aussitôt après l’office de la nuit. Pendant l’office, je prononçai encore deux sermons. À la fin, les détenus m’exprimèrent le désir de se confesser à moi et de recevoir la communion le lendemain. Parmi eux, se trouva mon premier prisonnier, qui voulut suivre leur exemple.

Le lendemain, à 9 heures du matin, j’entre dans l’église et j’y rencontre mon homme. A peine m’a-t-il aperçu qu’il s’approche de moi et me chuchote : «Mon père, je ne peux pas me confesser et communier. J’ai honte devant mes camarades.» — «Mon ami, écoute-moi aujourd’hui comme tu m’as écouté hier. Pourquoi renoncer au Christ, pour une fausse crainte? Écoute-moi, mon fils bien-aimé, confesse-toi et communie.» Le prisonnier baissa les yeux et répondit comme à regret : «J’accomplirai votre volonté. Il y a plus de 37 ans que je n’ai pas été à confesse. C’est seulement quand j’étais au lycée que je communiais encore.»

Je le menai aussitôt dans le chœur et le confessai. Sa confession fut touchante. Il faut dire que ce prisonnier avait reçu une instruction supérieure; la première fois, il avait été arrêté absolument sans raison, et, après avoir séjourné trois mois en prison, il en était sorti tellement aigri qu’il ne reconnaissait plus rien de sacré. Il fut déporté à Sakhaline pour meurtre. Au bout de quelque temps, il s’était enfui. En tout, il s’était sauvé de prison sept ou huit fois, et toutes ces évasions avaient été arrosées de sang humain. Vieux ou jeunes, il n’épargnait personne. Dans beaucoup de prisons, on ne l’appelait que «le grand Ivan», c’est-à-dire qu’on le traitait comme un petit roi. Tous les détenus lui obéissaient au doigt et à l’œil. À Sakhaline il avait de sa propre main étranglé plus d’un prisonnier, comme on tue des mouches. Là aussi où j’étais, tout le monde le craignait et le respectait comme un chef absolu. Dans une seule prison de Sakhaline, il avait de sa propre autorité porté contre des prisonniers six condamnations à mort, et ceux-ci à l’heure fixée s’étaient suicidés.

Après avoir donné, quand il se fut confessé, une absolution générale à un certain nombre de prisonniers qui n’étaient pas venus la veille au soir et que je connaissais par leurs multiples confessions, je commençai à célébrer la messe. Après la lecture de l’Évangile, je prononçai un sermon sur le pardon infini et l’amour du Christ pour les pécheurs repentants. Après les prières de la communion, au moment de m’avancer avec le Saint Calice devant les communiants, je prononçai encore une exhortation d’une dizaine de minutes. Puis je donnai la communion aux détenus, et le tour arriva de notre prisonnier. Quand il ouvrit la bouche et que j’y enfonçai la cuiller avec les Saintes Espèces, il se mit tout à coup à osciller, ses yeux se remplirent de larmes et il trembla de tout son être. Il s’éloigna de la Sainte Table, leva les yeux sur l’Image du Sauveur, et, tendant vers le ciel ses bras de géant, s’écria à haute voix pour que tout le monde l’entende : «Christ! Christ! Est-ce toi qui m’as pardonné? O mon Dieu! Se peut-il que tu m’aies pardonné, effroyable brigand, assassin que je suis? O Seigneur! Je suis comme une éponge toute imbibée, toute saturée de sang humain. J’ai fait périr une centaine de vies innocentes, sans raison. Combien de fois j’ai pillé des églises! O Seigneur! Et tu m’as pardonné? O Seigneur miséricordieux! J’ai violé ma mère, mes sœurs, mes enfants, et je me suis livré à la bestialité, hélas, qui peut s’égaler à moi en péchés : et vous, vous Seigneur, vous me pardonnez! Avez-vous entendu, Seigneur, comme toute ma vie je vous ai blasphémé, je vous ai maudit : et toi, Christ, tu m’as tout pardonné? Son amour pour moi est si grand que je ne peux pas le supporter. Non, je ne pourrai pas le supporter, je ne survivrai pas à ce jour, je mourrai, il me fera mourir, ô Seigneur!»

À la vue d’une scène aussi extraordinaire, je ne pus continuer à distribuer la communion aux prisonniers : je me retirai dans le chœur, et là, penchant la tête sur l’autel, me mis à pleurer nerveusement. Les détenus, dans l’église, poussèrent de tels sanglots, de tels hurlements, que tout le temple me sembla changé en une rumeur effroyable, déchirant les entrailles. Il y avait là quelques fidèles, venus du dehors, et parmi eux plusieurs femmes, qui eurent des attaques de nerfs.

L’office terminé, j’entends dans la cour un bruit singulier. Je vais regarder à la fenêtre, et que vois-je? Mon prisonnier, se traînant à genoux devant ses camarades, les priant et les suppliant de lui pardonner tout. Autour de lui s’était rassemblée une telle multitude de prisonniers que la cour n’était plus qu’une masse vivante d’hommes, et tous, comme des hirondelles autour de leur nid, tournaient autour de mon pénitent. Les uns l’embrassaient; d’autres, entraînés par la contagion de sa pénitence, avouaient leurs péchés et maudissaient leur existence criminelle; d’autres encore, levant les yeux au ciel, priaient Dieu de leur pardonner.

Puis, pendant que je prenais mon repas chez le directeur de la prison, voilà que mon homme se présente à lui, et lui demande la grâce d’être mis quelque temps en cellule… Ensuite il m’écrivit beaucoup de lettres, et la dernière disait qu’ayant fini son temps de prison, il partait pour le couvent de Saint-Balaam.

LE MULLAH.

Ce mullah, comme il me le raconta, avait été condamné à la déportation pour je ne sais quelle révolte dans le territoire du Fergana. C’était un homme étonnant que ce mullah! Combien de bonté, de spiritualité, quelle extraordinaire douceur j’ai trouvé en lui! Il vint se présenter à moi : «Mon père, je voudrais vous parler.» — «C’est bien, cher mullah, en quoi puis-je vous servir?» — «C’est que moi falloir aller à la maison, y en a femme, enfants, kichmich, je veux aller à la maison.»

En parlant ainsi, le mullah pleurait, et jusqu’au fond du cœur j’avais pitié de lui, surtout quand les larmes coulèrent sur son visage blanchi par l’âge.

«J’ai eu, continua le mullah, sept ans de bagne. Je vivais dans notre pays de Fergana. Je priais Dieu comme mullah. Il y a eu une révolte chez nous : on m’a condamné aux travaux forcés.»

Il y avait avec lui encore un autre Tatar, qui me raconta comment et pourquoi il avait été condamné. J’avais grand-pitié de lui. Il y avait en vérité en lui je ne sais quelle spiritualité intérieure, qui m’attirait comme un aimant. J’étais ravi jusqu’au fond du cœur. Je m’enhardis jusqu’à lui demander pourquoi il était si sympathique, si bon. Il me répondit :

«Ce matin, j’ai prié Dieu; à déjeuner, j’ai prié Dieu; ce soir j’ai prié Dieu; la nuit, j’ai prié. Dieu, y a être devenu moi. Deux fois y en a moi voir Allah!»

À ces mots, en se cachant les yeux avec les mains, il se mit à pleurer. Je compris que c’était la prière qui l’avait rendu si bon, et que deux fois dans son existence il avait mérité la grâce de voir une sainte apparition. Je l’embrassai. Quand il quitta le bagne, et vint me rendre visite à Tchita avec le mullah de cette ville, je l’accueillis, Dieu m’en est témoin, comme mon propre père, et nous nous jetâmes en même temps au cou l’un de l’autre, en nous arrosant l’un l’autre à chaudes larmes. Il revint à plusieurs reprises. Une fois rentré dans sa patrie, il m’envoyait chaque année trois ou quatre lettres, et dans chacune il ne manquait jamais de glisser quelque mouchoir de fine soie. Dans ses lettres, il me remerciait, puis m’invitait chez lui. Il m’écrivit même à Kamenets-Podolsk. Voilà déjà trois ans que je ne reçois plus rien de lui; selon toute vraisemblance, il a dû remettre son âme entre les mains d’Allah.

Admirable était ce mullah! Son visage, ses gestes, son regard, attestaient en vérité qu’il était un grand homme de prière devant Dieu. Il y avait des jours où il venait me voir seul chez moi : nous nous regardions, et aussitôt nous pleurions ensemble. Son visage était tellement transfiguré par l’esprit que je le fixais de tous mes yeux et que je voulais toujours et toujours le regarder. Que le Seigneur notre Dieu ne le prive pas de sa grâce infinie! Ce mullah était un second Corneille le Centurion; seulement l’autre était un militaire, un officier païen et celui-ci un prêtre, un mullah mahométan.

L’AVORTEUR

Celui-là était un homme profondément pénétré de la conscience de sa culpabilité. Chaque fois que j’apparaissais dans la prison, il ne savait me parler que de ses péchés. Il craignait que ses péchés ne missent obstacle à la miséricorde de Dieu à son égard. La tête déjà blanche, il était comme un enfant pour le caractère. Selon toute vraisemblance, c’est la vie des prisons qui l’avait amené à un pareil état. Voici ce qu’il me raconta :

«Vous savez, mon père, Dieu m’a châtié pour la sale existence débauchée que j’ai menée. Je suis un assassin d’âmes, oui, un meurtrier d’âmes! Pendant vingt-sept ans, avec un docteur, j’ai fait des avortements. Avant, je craignais Dieu, et ma conscience me reprochait d’exercer ce métier; plus d’une fois, j’en ai parlé à ma femme : ne devrais-je pas laisser là cette spécialité? Mais ma femme ne voulait même pas m’entendre. À peine ouvrais-je la bouche qu’elle se mettait à me parler de nos enfants, de leur éducation, de notre logement; elle se trouvait mal où nous étions, l’appartement était devenu trop petit, il fallait nous acheter un hôtel, ouvrir un cabinet quelque part dans la ville. Elle se mettait à me débiter toutes sortes de doléances, si bien que je l’écoutais, je l’écoutais, et puis je haussais les épaules et continuais de plus belle. Je recueillis, à faire ce métier, une trentaine de mille roubles; le docteur mon associé en gagna 200 000. Nous avions fort bien arrangé notre affaire : il y avait des patientes qui nous payaient des 500 roubles, quelques-unes davantage encore.

Une fois, je dus m’aliter, et je faillis mourir du typhus; ce fut un choc qui réveilla ma conscience. Tout en larmes, je priai Dieu de me rendre la santé et jurai, si je guérissais, de quitter ce métier. Trois mois après, j’étais remis, guéri. Ma femme et le docteur m’obligèrent à reprendre le même travail. Une fois, nous délivrâmes une dame riche d’un avorton de six mois; quand le docteur le mit dans le bassin, je fus tout saisi de frissons, et je fus pris d’une telle pitié pour cet enfant encore en vie, que les larmes m’en vinrent aux yeux.

Quand le docteur se fut entièrement retiré, de même que moi, de cette honteuse profession, je ne pus me tenir de lui demander : “K. V., dites-moi une chose, je vous prie : pourquoi ma conscience n’est-elle pas en paix à cause de ces avortements? Savez-vous combien nous en avons, vous et moi, expédié dans l’autre monde, de ces petits bouts d’hommes?” Le docteur éclata de rire, à l’aveu d’une telle faiblesse, à ses yeux : “Mais demandez donc à votre femme, elle vous dira la même chose que moi. Vous vous dites instruit, et vous ne comprenez pas cette vérité tout à fait élémentaire. Prenez seulement mon microscope, et regardez cette masse de spermes que la nature elle-même, sans que nous y soyons pour rien, rejette en liberté, c’est-à-dire à une mort définitive. Combien en avez-vous rejeté, vous-même, de ces âmes et de ces hommes en germe? Qu’est-ce que la conscience a à voir à cela? L’homme est une boule de forces brutes qui se sont rencontrées et ont composé telle ou telle forme extérieure, selon leurs éléments constitutifs, et voilà tout”.

Le docteur avait beau essayer de me persuader que faire des avortements et recevoir pour cela de grosses sommes d’argent était une bonne action, au fond de mon âme je ne l’en croyais pas. Je ne le croyais pas, parce que tous nos intellectuels, et en particulier les médecins, ont renié absolument toute foi en Dieu comme Créateur du monde. Je restai environ deux heures chez le docteur, et puis j’allai trouver une de nos patientes. De là, je revins chez moi.

Je n’avais pas encore mis le pied dans mon appartement, que ma femme, furieuse contre moi, saisit un vase de nuit et me le lança à la figure en m’injuriant de belle manière. La colère m’emporta, je pris sous la table une bouteille, et je l’en frappai. Le coup porta juste sur la tempe. Dix minutes après, elle n’était plus qu’un cadavre. Je réfléchis, je réfléchis bien, et puis je tuai notre enfant, un garçon de cinq ans. Voici comment j’avais calculé : on m’enverra aux travaux forcés, plus de mère, il restera seul…, et je décidai de le tuer.

On me condamna, je ne sais pourquoi, à dix-huit ans de travaux forcés. Vous savez, mon père, quand je m’étends pour dormir, il me semble voir une grande marmite qui ressemble à un lac, et de cette marmite on voit monter peu à peu le fond, et ce fond est composé uniquement d’enfants. L’un d’eux vient d’être conçu; d’autres ont déjà un semblant de forme; certains sont déjà formés. Parmi eux se trouvent ma femme et mon garçon de cinq ans. Tous tantôt me tirent la langue, tantôt me menacent avec leurs petites mains. Ah! quel cauchemar je vois là, toutes les nuits! mon âme est perdue, bien perdue!»

Le prisonnier fondit en larmes. Je le persuadai de se confesser et de communier, et lui dis de prier Dieu le plus souvent qu’il pourrait. Il le voulut bien. Six mois plus tard, il mourut. Je suis convaincu que son repentir aura été agréé.

LE PERSAN CHRÉTIEN DANS LE CŒUR

Ce prisonnier était un homme d’âge mûr, d’une forte constitution. Tout à coup, pendant la confession des prisonniers, j’entends un bruit de chaînes. Je me retourne, et que vois-je? La garde avec un prisonnier. Je n’avais pas encore deviné pour quelle raison on l’amenait jusque dans l’église, que j’entendis : «Mon père, oh mon père! Je veux me confesser. Je suis musulman. Je veux raconter mes péchés». Il était Persan. — «C’est bien, mon ami, je vais te confesser». — «Mais tout de suite! Le cœur me fait mal, je ne puis plus supporter!» Je le conduisis vers le pupitre, et j’allais le confesser sans lui faire l’imposition de l’étole; mais il s’en aperçut et me dit : «Mets là ton étoffe sur moi!» Je lui imposai donc l’étole. Mon Persan tomba à genoux et se confessa avec tant de ferveur, que je voudrais à l’heure de ma mort me confesser comme il a fait. Quand j’eus fini, il se releva, baisa la croix et le saint Évangile, et me dit : «Maintenant, je me sens l’âme plus légère. Mon père, venez me voir aujourd’hui ou demain, j’ai une cellule à moi où je vis».

Le lendemain, j’allai en effet lui rendre visite : il me fit asseoir sur une chaise, resta lui-même debout et me parla ainsi : «Bien des fois, mon père, j’ai lu le Coran, et j’ai lu aussi votre Évangile. Notre Coran ordonne de battre les giaours, ceux qui ne sont pas mahométans, tandis que votre Évangile défend de battre les gens d’une autre religion ou d’un autre peuple. J’ai réfléchi, bien réfléchi, et puis je me suis dit : Non, le Christ est plus saint et il aime les hommes plus que Mahomet notre prophète. La paix soit avec lui! Et j’ai pensé ainsi : si mes enfants se conduisent mal, je me mets en colère, et si ensuite ils se conduisent bien et m’aiment et font ce que je leur dis, je les aime de nouveau et je leur pardonne. De même le Christ dit : il faut faire pénitence et Dieu pardonnera. J’ai compris là que l’Évangile est plus vrai que le Coran. Maintenant j’ai dit tous mes péchés au Christ : il m’a entendu sans doute?» — «Oui, dis-je, Il sait tout et Il entend tout.» «Cela vaut encore mieux pour moi, dit le mahométan. Qu’il sache donc tout ce que je lui ai dit, et maintenant, je le crois, il me pardonnera. Il dit lui-même qu’il est le Fils de Dieu : cela est essentiel pour moi, c’est devant le Fils de Dieu que je me suis confessé. Désormais je ne recommencerai plus tout ce que j’ai fait. Cela pesait trop sur mon âme, je voulais me couper la gorge, tant cela me pesait.»

— «Et si tu te faisais chrétien?» lui demandai-je.

— «Maintenant, je ne suis guère chrétien. Mais je vais voir, je vais maintenant prier Dieu et, si tout va bien, si tout est clair dans mon cœur, je ne recevrai pas le baptême, mais je vivrai comme cela selon la doctrine du Christ; si cela ne va pas encore, alors je me ferai baptiser. Je ne comprends pas comment les chrétiens ont une pareille religion, et mènent une si vilaine vie. Notre religion musulmane est moins bonne, et nous vivons mieux que vous. Ah! si tous les Persans étaient chrétiens! Alors il ne mèneraient pas la vie que vous menez. Vous autres Russes, vous avez un grand Dieu comme le Christ, et vous vivez comme si vous n’aviez pas du tout de Dieu. Chez vous on se saoûle, on se vole, on se bat, les femmes s’enfuient, les maris prennent les femmes des autres, on jette à la rue les nouveau-nés, les enfants n’écoutent pas leurs parents, les parents maudissent leurs enfants. Chez vous, on ne prie guère, les prêtres se disputent avec les paysans… Qu’est-ce que tout cela? Ce ne sont pas là des chrétiens! Pourquoi cela?... J’ai entendu dire, mon père, que bientôt tous ceux qui ne sont pas chrétiens deviendraient chrétiens, et que le Christ chasserait loin de lui les chrétiens. Est-ce vrai, cela?»

— «Je ne sais pas, mon ami» répondis-je.

Ayant pris congé de lui, je regagnai mon logement. De fait, j’avais je ne sais quel chagrin sur le cœur. Voilà jusqu’aux païens qui nous accusent de ne pas mener une vie digne de chrétiens. N’est-ce pas là le comble? Non, on ne peut rien imaginer au delà. Vous avez beau méditer, méditer, cela vous pèse singulièrement sur le cœur. De fait, à quoi ressemble maintenant notre façon de vivre? Notre terre russe est toute semée d’églises, de monastères, de chapelles de toutes sortes, et quand vous jetez les yeux sur notre vie elle-même, vous avez beau chercher mille excuses, vous êtes obligé d’avouer que non seulement nous ne sommes pas chrétiens, mais que nous ne l’avons jamais été, et que nous ne savons pas en réalité ce que c’est que le christianisme. Mais malgré tout, ne nous désespérons pas : un temps viendra où le grain du Seigneur germera et grandira sur-le-champ de la vie russe. Je suis convaincu que Dieu aime la Russie et qu’il ne la laissera pas périr à jamais.

LE SACRILÈGE

En entendant mon appel à la pénitence, les détenus fondirent en larmes. Quand j’eus terminé, l’un d’eux s’arrêta et resta immobile tant que ses camarades ne furent pas tous sortis de l’église; mais sitôt qu’il vit qu’il ne restait plus personne que moi et un des surveillants, il vint à moi, demanda ma bénédiction, et me posa cette question : «Pouvez-vous m’accorder demain une petite heure?» J’y consentis. Le lendemain, après l’office, je le fis appeler. Le directeur de cette prison était humain, il lui permit de venir dans son cabinet, où je m’installai pour la circonstance. Là, le détenu se trouva tout à fait à l’aise pour s’entretenir à cœur ouvert avec moi, et commença ainsi :

— «Après vos conférences et vos sermons, je me suis senti la conscience tourmentée… J’ai maintenant le cœur tout bouleversé. Jusqu’ici au contraire, je me sentais parfaitement tranquille. Vous savez, mon père, depuis ma jeunesse je me suis mis à la poursuite des images miraculeuses : je voulais devenir tout de suite riche. Dans cette intention, j’ai vécu dans divers monastères, en qualité de frère lai. J’ai été à la Laure de Kiev, à celle de Potchaev, à Odessa à la succursale de l’Athos, au monastère de Koursk et dans d’autres encore, où se trouvent des images miraculeuses. Plusieurs fois j’ai porté la main sur l’image miraculeuse de Koursk; deux fois sur la Vierge de Kazan. Dans les Laures, il n’y avait pas moyen; dans celle de Kiev, je voulais me faufiler dans le Trésor, où sont gardés les objets les plus précieux. Je savais qu’il y avait là les dons en or des princes russes, mais c’était difficile et même impossible. J’estimais que m’emparer de ces choses n’était pas un grand mal. En effet, quel péché y avait-il là? Ces richesses n’étaient aucunement nécessaires à Dieu. Si vous voulez faire quelque offrande de votre bien pour une bonne œuvre, donnez aux pauvres qui ont besoin d’un morceau de pain. Cela sera plus agréable à Dieu que si vous ornez d’or et de brillants des images renommées. Et demandez-leur, mon père, pourquoi ils le font. Cette image, avec tous ces ornements précieux, n’en deviendra ni plus sainte ni plus miraculeuse; elle ne fera qu’induire les riches en erreur par son éclat, et les pauvres en tentation.»

– «Et pourquoi, dis-je, pensez-vous ainsi?»

— «C’est que les riches, par leurs riches offrandes, désirent corrompre la Sainte Vierge : ils lui rendent service et, en retour de la faveur signalée que je lui ai marquée, pensent-ils, elle sera obligée de faire pour moi, telle et telle chose, puisque je lui ai fait tant de présents. Quant aux pauvres, qui ont besoin d’un morceau de pain rassis, ils sont tentés par ces riches ornements, et ils ne se contentent pas de penser, ils disent à haute voix : à quoi bon ces images miraculeuses, ces Vierges, pourquoi sont-elles parées d’or et de pierres précieuses? Elles ne nous connaissent pas, nous autres les pauvres, et elles ne peuvent pas comprendre notre amère destinée. Voilà bien le double péché. C’est là, mon père, pensais-je, de l’idolâtrie pure. L’Évangile demande que nous ornions notre âme, et non des images. Ensuite, mon père, il y aurait en Russie moins d’images miraculeuses, si notre clergé ne s’enrichissait grâce à elles. Dans cet état d’esprit, je décidai plusieurs fois de m’emparer de tous ces ornements précieux qui sont sur les images : on pourrait, me disais-je, en donner une part aux pauvres.»

Je souris. Le détenu comprit ma pensée et se corrigea sur-le-champ :

«Ce n’est pas seulement une petite partie de ces trésors que j’aurais donnée aux pauvres, mais peut-être leur aurais-je donné le tout. Les apôtres du Christ n’avaient pas d’images miraculeuses ni de somptueuses églises; ils s’assemblaient pour prier n’importe où, dans une simple chaumière où à la belle étoile, tandis que chez nous on ne voit partout qu’or, argent, riches brocarts, mitres semées de brillants. Et c’est avec toute cette richesse et ce luxe qu’on pense plaire à Dieu et s’ouvrir le royaume du ciel! Vous savez, mon père, on peut bien prendre aux moines tout ce qu’on veut, car ils n’ont rien en propre. Ayant renoncé à tout bien terrestre, ils ne doivent rien posséder. Je ne sais plus quel saint avait même vendu son Évangile unique, et en avait distribué le prix aux pauvres…»

Le prisonnier se tut.

«Hélas! pécheurs que nous sommes! reprit-il. Réellement, je suis un pécheur et un grand pécheur. Mais pour ce qui est de ces images, je n’arrive pas à me trouver pécheur. Peut-être est-ce parce que je n’ai pas pu arriver à voler aucun de leurs ornements. Quant aux autres objets d’église, comme calices, troncs, j’en ai volé beaucoup. J’ai d’ailleurs été condamné pour avoir pillé deux églises. Mais qu’est-ce que cela? Ah! si j’avais eu quelque brillant d’une image miraculeuse, voilà qui aurait été sérieux! Mais je voudrais malgré tout me confesser et communier.»

Je consentis. À dire vrai, ce détenu a besoin d’être beaucoup travaillé, jusqu’à ce que son cœur soit disposé à un sincère repentir. Je m’étonne seulement de voir combien peu un prisonnier prêtre ou moine, ou même novice, en général ecclésiastique, est capable d’un repentir sincère.

RÉFLEXIONS DE FORÇATS

J’ai rencontré celui-là aussi au bagne. Il avait 67 ans. Il était déjà presque libéré et vivait en dehors de la prison. C’est vers le mois de juin que j’arrivai là où il se trouvait. J’allai visiter les abris des prisonniers : j’entrai entre autres dans le sien. Comme les autres, il me reçut avec beaucoup d’affabilité. Nous sortîmes et pûmes nous asseoir à quelques pas de là sur l’herbe fraîche, à l’air libre. Il se mit à me parler de son existence à Kara, et du gouverneur de Kara, Razguildiéev, qui lançait ses chiens à ses trousses. D’autres prisonniers se joignirent à nous, des prisonnières vinrent aussi, leurs compagnes ou leurs épouses, et s’assirent autour de nous. On écouta d’abord le vieux, et puis chacun et chacune à tour de rôle conta quelque chose de sa propre existence. Le vieux fit le récit suivant.

«J’avais 25 ans, je n’étais pas encore marié. Nous fîmes donc la noce à un mariage, puis étant ivres nous nous battîmes et sans le vouloir je frappai mon marieur à la tête et le tuai du coup. Voilà donc qu’on m’envoie pour cela à Kara. Jusqu’à Kara je fis toute la route, pendant près d’une année, dans les fers. Bien rarement nous pouvions utiliser des voitures. Une fois arrivé au bagne, juste à ce moment on nous nomma un nouveau chef, ce fameux Razguildiéev. C’était une bête fauve, ce n’était pas un homme. Je lui servais de cocher. Mon père, j’étais son plus grand favori, eh bien vous savez, trois fois il m’a fait fouetter, et une fois il a mis ses chiens à mes trousses.»

Le prisonnier fondit en larmes.

– «Pourquoi te faisait-il cela?» demandai-je.

— «Une fois je n’avais pas donné à manger à temps à ses chiens; une autre fois je l’avais mené à la Fabrique de Nertchinsk, et j’avais négligé de ferrer un cheval. Voilà la raison. Je vous le jure, plus d’une fois nous avons été tout prêts à le tuer ou à mettre le feu à son pavillon. Voyons, mon père, songez un peu à ce qu’il nous faisait subir! Un jour, il oblige les prisonniers à creuser un fossé. Tout d’un coup il donne un ordre : jeter vivant tel ou tel dans ce fossé, et nous enterrions vivant notre frère. (Les détenus sanglotent). Tous les jours, il pendait quelqu’un de nous, ou il le faisait déchirer par ses chiens, ou tuer à coups de hache, ou enfouir vivant dans la terre. Vous savez, mon père, à Kara toutes les colonies reposent sur des tombes et sur les fosses des malheureux prisonniers mis à mort par cette bête fauve. Nous avons loué un prêtre pour que chaque jour il célèbre pour lui la messe des morts : quelqu’un nous avait dit que, si on dit la messe des morts pour un vivant, il ne reste pas longtemps en vie. D’autres fois il nous donnait un travail à faire, et nous devions l’accomplir obligatoirement de telle heure à telle heure, et si pour une raison quelconque il n’était pas terminé, s’en manquât-il très peu, aussitôt il vous faisait fouetter,… et là-bas on fouette de telle sorte qu’on vous sort bientôt du hangar les pieds devant pour vous mettre en terre.

Il construisait une route à travers une forêt, et vous pouvez vous figurer comme cette route a été arrosée du sang des prisonniers et semée de leurs os! Ce n’était pas un homme, mais une bête fauve, et quelle bête! Kara, c’est un vrai pays de martyrs. Oh! il ne se gênait pas avec nous. Quelquefois, un surveillant ou bien sa bonne lui chuchotait à l’oreille je ne sais quoi contre l’un de nous, et aussitôt voilà le malheureux livré au fouet, aux chiens qui le déchiraient. Vous voyiez ici dix ou douze prisonniers enterrés vivants dans un trou, là cinq, huit hommes emportés sur des brancards. Mon Dieu! où a pu naître cette bête, et qui l’a mise au monde, et comment notre mère la terre humide le porte-t-elle à la lumière du jour? Il a fait mourir nos frères par dizaines de mille. Certainement il y en avait qu’il fallait punir, mais seulement punir et non pas faire mourir. Or lui nous écrasait tous, coupables et non coupables, comme de simples vipères. Vous savez, mon père, combien d’âmes innocentes il y a parmi nous; les malheureux périssaient de sa main tout comme les coupables. Je pense comme cela, mon père : cette Kara est une seconde Kiev; à Kiev sont les saintes reliques, à Kara reposent les reliques des innocents forçats martyrisés.»

Le forçat fondit en pleurs, et les autres pleuraient avec lui. Il y avait là, à côté de moi, un jeune et robuste prisonnier, qui dit après avoir essuyé ses larmes «Pour de tels fauves, il n’existe pas de loi. Si un prisonnier fait n’importe quoi, aussitôt on le punit; si un chef commet des crimes cent fois plus graves, on ne l’en salue que plus bas. Ah! je pense souvent à Fedor Kouzmitch, j’ai lu dans le temps son histoire. En voilà un qui a renoncé de lui-même à son trône de tsar, et puis il a quitté Taganrog la besace à l’épaule pour faire l’errant. Si tous agissaient un peu comme cela, s’ils voyaient de leurs propres yeux comment vit la Russie et pourquoi elle est dans le malheur, ils ne nous puniraient pas comme cela.»

— «Non, camarades, dit un troisième, n’attendez rien de bon de cette vie. Dès lors que le pouvoir terrestre a crucifié le Fils de Dieu, nous n’avons aucune espèce de soulagement à attendre de ce monde. Le monde gît dans le mal. On me traite d’anarchiste, et je ne suis pas le moins du monde anarchiste. Toute mon existence j’ai souffert parce que j’estime tous les hommes égaux entre eux. C’est que maintenant, mon père, nous vivons sans connaître le Christ. Moi, voilà cinq ans que j’ai commencé de suivre l’Évangile, et je m’en trouve fort bien.»

Une femme : «Oui, mais, André, vivre comme tu vis, c’est difficile. Toi, tu es seul et tu distribues aux pauvres tout ce que tu gagnes, tu vis avec une chemise et une culotte. Mais celui qui a de la famille ne peut pas faire comme cela.»

Une autre femme forçat : «On peut bien, à la rigueur, mener la vie que mène André. Seulement, bien sûr, il faut tout se refuser soi-même et aimer tout le monde : autrement, quand on regarde un peu, partout ce n’est qu’injustice, et même quelle injustice! Prenez, si vous voulez, la vie de nos frères au bagne. J’ai été une fois dans une prison d’étape, et tous disaient que le directeur faisait mourir de faim les prisonniers, tandis qu’il faisait sa fortune. Et il l’a faite si bien qu’après sept années passées là, il en a remporté dans les cent mille. Voyez un peu ça!»

André : «Non, camarades, nous ne devons pas chercher la justice en dehors de nous; nous n’avons qu’un moyen, c’est de nous attacher à la justice nous-mêmes, et une fois que nous l’incarnerons dans notre vie, alors ce sera bien.»

Les prisonniers se turent. «Dites-moi, les enfants, fis-je, y a-t-il dans votre existence des instants de bonheur?» — Le vieux : «Très peu : l’un a le mal du pays, et alors sa pauvre tête ne pense plus qu’à cela; l’autre maudit sa destinée et se trouve horriblement malheureux; l’autre a pris femme ici, alors il s’inquiète pour sa famille; bien peu parmi nous s’estiment heureux.»

André : «Si, mon père, il y a dans la vie des instants de bonheur pour celui dont la conscience est pure; mais celui qui ne l’a pas pure ne connaîtra jamais un instant de bonheur.»

Une jeune femme : «Pour moi, j’ai en Russie un fils et une fille de mon mari légitime, et ici j’ai aussi un garçon. C’est à cause d’eux, mon père, que les idées de bonheur cela ne me concerne pas; c’est pour eux que me voilà presque toute finie, tant je les regrette».

Vasili : «Moi aussi, j’ai femme et enfants en Russie, et puis ici j’ai rencontré une autre femme : quel bonheur voulez-vous que j’aie? Quelquefois on n’en peut plus de désespoir. Vous pleurez, vous pleurez, et toujours pour la même raison.»

Moi : «Dites-moi bien vrai, est-ce que vous priez le bon Dieu?»

Le vieux : «Oui, mon père, il y en a parmi nous qui font leur prière. Il y en a qui ont tout à fait oublié le bon Dieu. Il y en a encore qui injurient tout net le bon Dieu, que c’est effrayant même à penser. On s’est mis quand même à injurier un peu moins le bon Dieu depuis que vous êtes chez nous.»

André : «Mon père, ainsi, vous nous apportez beaucoup de secours et de consolations dans notre existence de forçats. Par exemple, il y a quatre jours nous avons tous admiré une espèce de miracle : là-bas dans nos abris, deux prisonniers se sont querellés si fort que nous étions tous persuadés qu’ils s’égorgeraient l’un l’autre le soir même. Nous regardons : en voilà un des deux (c’était jusque là un si grand écorcheur qu’il servait de bourreau dans notre prison) qui frappe à la porte de l’autre; l’autre prend une barre de fer et va à sa rencontre; au moment de frapper, le bras lui tombe. Ce bourreau était tombé à ses pieds en disant : Le père nous a recommandé de tout pardonner, et voilà, avant le coucher du soleil, je te pardonne. Pardonne-moi aussi! Nos femmes et nous aussi, nous avons pleuré tout notre saoûl, en voyant un pareil tableau. Voilà ce que font vos leçons, mon père. Non, nous vous en supplions, ne nous abandonnez pas, misérables que nous sommes.»

J’étais tout bouleversé par le récit d’André. Enfin, nous nous levâmes et, avant de les quitter, je les remerciai de cet entretien; le vieux voulut m’accompagner : «Oui, mon cher vieux, lui dis-je, tu as souffert beaucoup de tourments et de maux.» — «Oui, ce Razguildiéev en a expédié beaucoup dans l’autre monde, et cela sans raison. Il n’a mérité que malédiction : pas une chanson de forçat, pas une poésie de forçat, où on ne le maudisse.»

Ayant ainsi pris congé du vieux, je m’en retournai chez moi.

LE MOLDAVE PARRICIDE

Ce forçat-là était un Moldave. Un individu féroce et rapace, mais qui s’était repenti par la suite. Il était d’un âge moyen, trapu d’épaules, robuste, pas très grand. Voici ce qu’il me raconta : «Tout jeune, je détestais le travail, j’aimais à vivre sans rien faire. Le désœuvrement m’apprit à courir les jardins, les vignes, les ruchers des autres. Souvent j’allais en soirée, presque tous les jours je fréquentais les cabarets. Mon père parfois, au début, se mettait à m’injurier, à jurer contre moi; moi, en entendant ses jurons, je ne faisais que l’exciter : je baissais devant lui ma culotte et je lui disais : “Voilà pour toi, vieux chien! Vas-y, mords-le… Voilà pour toi, vipère! Tu n’auras pas longtemps à m’injurier, vieux démon! Je te ferai bientôt disparaître de ce monde.” Au commencement, il me faisait honte, il me menaçait de Dieu, et alors je lui criais en face : Je m’en fous, de la croix et du bon Dieu! Ou bien je lui disais tout net : “Ton bon Dieu, voilà où je le mets…” et je l’injuriais moi-même de tout mon répertoire.

Notre existence suivait son train-train quotidien, les jours suivaient les jours, et je devenais de plus en plus méchant, de plus en plus mauvais, de plus en plus débauché. Je commençai à me livrer à la bestialité. Je me mis à voler, à m’enivrer. La vie me rejetait d’un vice dans l’autre, et elle me ballottait si bien que j’en arrivai à me sentir moi-même mal à l’aise.

Une fois, je rassemblai tout mon courage et j’allai trouver un beau soir notre curé pour me confesser à lui, et puis changer de vie. J’allais le trouver avec les meilleures intentions : voilà qu’en arrivant à sa porte, je vois ramener ce même curé complètement saoûl. En le voyant dans un pareil état, je me traite moi-même d’imbécile, je hausse les épaules et m’en vais de la cure tout droit au cabaret. De désespoir, je me mis à boire; du soir au matin je ne faisais plus que boire. Cette nuit-là, j’avais été pris d’une grande pitié pour moi-même, je voulais me corriger. J’allais trouver le curé avec la conscience de ma vie gâchée, et je me disais tout le long du chemin : non, c’est mal de vivre ainsi, il n’est pas possible de continuer ainsi, il faut faire pénitence, il faut changer, changer du tout au tout. Et voilà ce qui est arrivé! Non, maintenant, je suis perdu à jamais et sans retour, mon âme est perdue, me dis-je, et je me mis à avaler verre sur verre.

Le matin, tenant à peine sur mes jambes, je revins à la maison. Le vieux, mon père, me dit je ne sais plus quoi, je le saisis à la gorge et le serrai à l’étrangler. Cinq minutes après, mon père rendait son âme à Dieu. Je m’enfuis à toutes jambes. Deux jours après, j’arrivais à Kichinev. J’y passai trois jours, couchant dans les asiles de nuit. Sur le conseil d’un va-nu-pieds quelconque, je passai la frontière d’Autriche. Je ne pus pas rester longtemps en Autriche : je ne sais quelle nostalgie me torturait, et je revins en Russie. Je n’étais pas arrivé à cinq verstes de Soroki, qu’on m’arrêtait. Naturellement, je fus jugé et envoyé aux travaux forcés.

Vous savez, mon père, je suis tout torturé de désirs pervers. Mais quand tout cela se calme et que je suis complètement débarrassé de cette affreuse tempête, alors c’est dans mon âme comme une éruption de volcan, une explosion épouvantable de désespoir, de haine contre moi-même, un désir désespéré de m’affranchir de cet état affreux. Que faire? Je souffre le martyre, je suis épuisé de souffrances.»

– «Mon cher, lui dis-je, il faut te détester à ce point, et t’humilier à ce point que tu te trouves le plus grand pécheur de l’univers, et que, dans cette disposition d’humilité, tu te repentes, et te repentes de telle sorte que rien, pas un péché, n’échappe. Si cela ne te fait pas de bien, alors voici quel sera le remède le plus rapide et le plus radical : si tu veux te débarrasser complètement de tes habitudes chroniques de péché, il faut absolument faire une pénitence publique de tous tes péchés devant tous tes camarades. Voilà quel sera le moyen le plus radical et le plus sûr.»

Le prisonnier se prit à réfléchir : «C’est bien pénible, c’est impossible», dit-il. — «Il n’y a pas d’autre moyen contre les péchés invétérés.» — «Croyez-moi, mon père, c’est trop dur.» — «Il n’y a pas sur terre d’autre remède contre de pareilles habitudes. Ces habitudes ne s’arrachent du fond du cœur de l’homme que par la pioche d’un profond repentir devant Dieu.» — «Non, je ne peux pas.» — «Moi non plus, je ne veux pas vous forcer, mais je dois vous dire une chose, c’est que pour se libérer complètement de ce mal chronique il n’existe aucun autre remède. Songez seulement à ce que vous deviendrez ensuite. Tôt ou tard, vous serez bien obligé de boire jusqu’à la lie les dernières gouttes de votre vie empoisonnée comme elle est.» — «Je le comprends, mais je n’ai pas le courage de me décider.» — «Voici comme il faut faire : demain, uniquement pour vous, pour vous personnellement, je donnerai une absolution générale, et à ce moment-là vous pourrez vous décider à ce grand acte.»

Le lendemain matin avant la messe, je donnai une absolution générale. Je fus extrêmement ému de n’y pas apercevoir mon prisonnier. Je commençai de célébrer la messe. Au moment de la communion, je prononce mon exhortation, et sur la fin je remarque que les prisonniers écoutent avec une grande attention la parole de Dieu. Quand j’eus terminé, j’invitai les assistants à se mettre à genoux, j’en fis moi-même autant, et prononçai sous forme de prière, selon mon habitude, la conclusion de mon instruction : «0 Christ, notre Roi! Jette les yeux sur ces malheureux prisonniers et ouvre-leur en ce moment les portes d’une fervente pénitence. Ouvre-leur, Seigneur miséricordieux, les portes de ton pardon infini et de ton amour pour eux. Quel mortel, ô Seigneur, est pur devant toi? Mais toi, toi le Seigneur du ciel et de la terre, remplace pour eux ta justice rigoureuse par la flamme de ton saint amour pour eux, qui fait fondre l’âme et le cœur du pécheur.»

Je ne m’étais pas encore remis debout, que mon prisonnier apparaissait au milieu de l’église et, montant sur les marches, commençait en public et à haute voix la confession de ses péchés. En l’entendant ainsi raconter ses péchés, tous ses camarades pleuraient. Quand il eut terminé, je me tournai vers lui en disant : «Mon fils, mon fils bien-aimé! Au même moment où tu faisais ta confession, où par ta pénitence publique tu faisais avancer les autres prisonniers dans les sentiers du repentir, le Christ, ami et Sauveur des pécheurs qui se repentent, effaçait de sa main tous tes péchés et toutes tes iniquités sur le livre de sa Justice divine. Selon le pouvoir qui m’a été donné, Il met sur mes lèvres indignes les paroles qu’il a lui-même prononcées un jour, dans un instant solennel de sa vie terrestre :

«Tes péchés te sont pardonnés, encore qu’ils soient beaucoup, parce que tout à l’heure tu m’as aimé beaucoup».

Le prisonnier sanglotait. Quand il se fut calmé, il s’approcha de la sainte Table. Le lendemain, il me déclara qu’il était comme re-né à une nouvelle vie. Il se sentait l’âme en joie, et cette journée fut pour lui une nouvelle entrée dans le monde, dans un monde tout différent de celui qu’il avait connu encore la veille, un monde renouvelé et transfiguré. Je remerciai Notre-Seigneur de la protection si efficace qu’il accorde aux pécheurs.

L’OFFICIER FÉLON

Celui-là était considéré comme un condamné politique, mais moi je le considère comme un criminel de droit commun. C’était un officier du corps d’État-Major. Il avait vendu les plans de la place de Varsovie à l’État-Major allemand. Voici ce qu’il me raconta :

«J’ai une femme très belle. Il n’y a pas à dire, c’est une femme rangée, et une bonne épouse. Quand j’étais garçon, j’aimais faire la cour au beau sexe, mais pas de la même façon que les autres. Une fois marié, je vécus plusieurs années avec ma femme en toute fidélité et loyauté. Mais quand j’entrai, quelque temps après, à l’État-Major général, je commençai à mener la vie large. Et alors, pour mon malheur, les femmes commencèrent à se coller à moi.

Je me liai avec une jeune demoiselle d’origine ecclésiastique. Vous savez, je contentais tous ses caprices et toutes ses envies, entièrement et sans réplique. Tout ce que j’avais d’argent, tout passait à cette gentille idole. Cependant elle me déclara qu’elle ne m’aimerait plus, si je lui refusais quoi que ce soit, et un beau soir je remarquai qu’elle me traitait avec beaucoup de froideur, tandis qu’elle regardait avec un intérêt particulier, ce soir-là, comme elle ne l’avait jamais fait, un jeune lieutenant encore garçon. Cette constatation m’enragea tout le soir. Enfin j’obtins d’elle qu’elle allât avec moi dans un cabinet particulier. Là, je passai la nuit avec elle et je parvins à la persuader qu’avant un mois elle aurait une grosse somme d’argent, que selon toute vraisemblance je réclamerais ensuite à ma femme le divorce et me marierais avec elle. Je lui dis tout cela, et elle accepta.

Maintenant, comment me procurai-je cette somme? Voici : je décidai de vendre à l’Allemagne les plans de la place de Varsovie. Et je les vendis en effet pour plusieurs milliers de roubles. Pour tout dire, j’ajoutai de moi-même à ces plans un croquis dans lequel, pour intéresser l’État-Major allemand, j’avais indiqué de nouveaux tracés de cette forteresse, complètement inconnus. Je fus stupéfait de l’exactitude avec laquelle l’Allemagne était documentée sur tous nos secrets militaires. Je dus employer deux jours entiers à convaincre en personne l’État-Major de l’existence de ces nouveaux forts qui en réalité n’existaient point. Quand ils déployèrent devant moi le plan qu’ils avaient de ces fortifications et qu’ils commencèrent à me montrer les ouvrages, leurs emplacements, leur nature, leur valeur, la date de leur construction ou de leur réfection, je poussai malgré moi un soupir : ils savent tout mieux que nous, ces Allemands, tout ce que nous cachons dans le plus profond mystère, tous nos secrets militaires!»

L’officier termina son récit, et après un long silence reprit ainsi la parole :

«Elle me dénonça. Voilà ce que c’est que la femme. La femme a besoin de trois choses : l’argent, le mâle, et la toilette. C’est sa félicité, son Dieu, sa vie. On dit qu’il existe quelque part dans l’espace des diables, et c’est peut-être vrai; mais que la femme soit un diable sur terre, cela est une vérité certaine. Les femmes sont les forgerons qui forgent de leurs mains délicates des fers pour les hommes. Voyez seulement mon exemple. Combien de fois elle m’a tenu dans son étreinte brûlante, combien de serments elle m’a faits pour m’assurer de son amour, combien de fois elle m’a arrosé le visage de ses larmes amoureuses, de quels baisers elle me prouvait son attachement : et finalement voilà à quoi aboutit son amour pour moi! Les chaînes de glace, le bagne, la mort solitaire et désespérée.»

Ce condamné avait auprès de lui sa femme et sa nièce. Cette femme se conduisait envers lui avec tant de grandeur d’âme qu’elle fit plusieurs fois le voyage de Petrograd afin de solliciter en sa faveur. En 1906, il mourut à Tchita. Je le confessai et lui donnai la communion par trois fois. Sa noble femme Praxède Matviéevna quitta Tchita après sa mort pour vivre à Saratov.




Instants ou révélations





Henri-Frédéric Amiel (1821-1881)

Samedi 30 Août 56. (11 h 1/4 heures soir.)2

Journée merveilleusement belle de limpidité, d’éclat et de fraîcheur. Matinée, lac, montagnes, couchant, nuit, tout a été à souhait, resplendissant de grâce, ravissant de pureté. — Vécu à l’aventure, en flâneur et admirateur. Cela m’a servi. Le voile de mélancolie qui entourait mon cœur s’est peu à peu éclairci et je finis par rentrer assez gai chez moi, à 11 heures du soir, treize heures après être sorti de la maison. La nature avait commencé, les enfants et les amis avaient continué, la femme seule a pu achever cette guérison quotidienne dont j’ai actuellement besoin. J’ai beau me le dissimuler, me le masquer ou le nier, c’est l’amour qu’il me faut ou son ombre. Tout le reste me distrait sans m’apaiser et endort ma souffrance sans me réjouir. /Ainsi mes yeux se sont nourris du spectacle inépuisable des eaux, du ciel, de la lumière et du paysage, pendant des heures. […]

Dimanche 31 Août 56.

(11 heures matin.) Je ne trouve aucune voix pour ce que j’éprouve. La rue est silencieuse, un rayon de soleil tombe dans ma chambre, un recueillement profond se fait en moi; j’entends battre mon cœur et passer ma vie. Je ne sais quoi de solennel, la paix des tombes sur lesquelles chantent les oiseaux, l’immensité tranquille, le calme infini du repos m’envahit, me pénètre, me subjugue. Il me semble que je suis devenu une statue sur les bords du fleuve du temps, que j’assiste à quelque mystère, d’où je vais sortir vieux ou sans âge. Je ne sens ni désir, ni crainte, ni mouvement, ni élan particuliers; je me sens anonyme, impersonnel, l’œil fixe comme un mort, l’esprit vague et universel comme le néant ou l’absolu; je suis en suspens, je suis comme n’étant pas. — Dans ce moment, il me semble que ma conscience se retire dans son éternité; elle regarde circuler en dedans d’elle ses astres et sa nature avec ses saisons et ses myriades de choses individuelles, elle s’aperçoit dans sa substance même, supérieure à toute forme, contenant son passé, son présent et son avenir, vide qui renferme tout, milieu invisible et fécond, virtualité d’un monde, qui se dégage de sa propre existence pour se ressaisir dans son intimité pure. En ces instants sublimes, le corps a disparu, l’esprit s’est simplifié, unifié; passions, souffrances, volontés, idées se sont résorbées dans l’être, comme les gouttes de pluie dans l’océan (lui les a engendrées. L’âme est rentrée en soi, retournée à l’indétermination, elle s’est réimpliquée au-delà de sa propre vie; elle remonte dans le sein de sa mère, redevient embryon divin. Jours vécus, habitudes formées, plis marqués, individualité façonnée, tout s’efface, se détend, se dissout, reprend l’état primitif, se replonge dans la fluidité originelle, sans figure, sans angle, sans dessin arrêté. C’est l’état sphéroïdal, l’indivise et homogène unité, l’état de l’œuf où la vie va germer. Ce retour à la semence est un phénomène connu des druides et des brahmanes, des néoplatoniciens et des hiérophantes. Il est contemplation et non stupeur; il n’est ni douloureux, ni joyeux, ni triste; il est en dehors de tout sentiment spécial, comme de toute pensée finie. Il est la conscience de l’être, et la conscience de l’omni-possibilité latente au fond de cet être. C’est la sensation de l’infini spirituel. C’est le fond de la liberté. — À quoi sert-il? à dominer tout le fini, à se dominer soi-même, à donner la clé de toutes les métamorphoses, à guérir de toutes les courbatures morales, à maîtriser le temps et l’espace, à reconquérir sa propre totalité en se dépouillant de tout ce qui nous est adventice, artificiel, meurtri, altéré. Ce retour à la semence est un rajeunissement momentané, et de plus il est un moyen de mesurer le chemin parcouru par la vie, puisqu’il ramène jusqu’au point de départ. […]



Rosa Luxembourg (1871-1919)

Militante3.

«[Lettre] À Sonia LIEBKNECHT Breslau, avant le 24 décembre 1917 :

«… Hier, je suis restée longtemps éveillée sur mon lit ces temps-ci, je n’arrive jamais à m’endormir avant 1 heure, mais comme je suis forcée d’aller me coucher à 10 h parce qu’on éteint la lumière, je songe à bien des choses dans l’obscurité. Hier donc, je me disais : comme c’est étrange, je vis perpétuellement dans une ivresse joyeuse sans aucune raison. Par ex., je suis allongée ici dans ma cellule sombre, sur un matelas dur comme une pierre, autour de moi dans le bâtiment règne l’habituel silence des cimetières, on a l’impression d’être dans un tombeau; au plafond se projette par la fenêtre la lumière du réverbère qui brûle toute la nuit devant la prison. De temps à autre seulement, on entend le roulement sourd d’un train qui passe au loin, ou, tout près, sous les fenêtres, le raclement de gorge de la sentinelle qui fait lentement quelques pas dans ses lourdes bottes pour se dégourdir les jambes. Le crissement du sable sous ses pas est si désespéré qu’il fait résonner, dans la nuit noire et humide, toute la désolation de nos vies sans issue. Et je suis là, seule, immobile, silencieuse, enveloppée dans les draps noirs des ténèbres, de l’ennui, de la détention, de l’hiver — et pourtant, mon cœur bat d’une joie intérieure inconnue, incompréhensible, comme si je marchais sur une prairie en fleurs, sous la lumière éclatante du soleil. Et dans le noir, je souris à la vie, comme si je connaissais un secret magique, capable de confondre tout le mal et la tristesse pour les changer en clarté et bonheur. Je cherche une raison à cette joie, et je ne trouve rien, alors je ne peux m’empêcher de sourire à nouveau-sourire de moi. Je crois que le secret de cette joie n’est autre que la vie elle-même; si on sait bien la regarder, l’obscurité profonde de la nuit est belle et douce comme du velours; et dans le crissement du sable humide, sous les pas lents et lourds de la sentinelle, chante aussi une petite chanson, la chanson de la vie — si et seulement si on sait l’entendre. Dans ses moments, je pense à vous, et je voudrais tellement vous transmettre cette clef magique, qui permet de sentir toujours et dans n’importe quelle situation ce que la vie a de beau et gai, pour que vous aussi vous viviez dans l’ivresse et marchiez dans une prairie de toutes les couleurs. Ne croyez pas que je cherche à vous abreuver d’ascétisme ou de joie inventée. Je vous accorde tous les plaisirs des sens, toutes les joies réelles que vous désirez. Je voudrais seulement vous offrir, en plus, mon inépuisable sérénité intérieure, pour que je ne m’inquiète plus à votre sujet, et pour être sûre que vous alliez dans la vie couverte d’un manteau brodé d’étoiles, qui vous protégerait de tout ce qui est de petit, trivial et angoissant. … Ah, Sonitchka, j’ai éprouvé ici une douleur affreuse. Souvent, dans la cour où je fais la promenade, arrivent des véhicules de l’armée, chargés de sacs, ou de vieilles vestes d’uniforme et de chemises de soldats, souvent tachées de sang…; elles sont déchargées ici, on les répartir dans des cellules, on les raccommode, puis on les charge à nouveau pour les livrer à l’armée. Il y a quelques jours donc est arrivé un de ces attelages, tiré non par des chevaux, mais par des buffles. C’était la première fois que je voyais ces animaux de près. Ils sont plus puissants et d’une carrure plus large que nos bœufs, ils ont le crâne aplati et des cornes recourbées et basses, leurs têtes ressemblent plus aux moutons de chez nous, sauf qu’ils sont tout noirs, avec des yeux noirs très doux. Ils viennent de Roumanie, et sont des trophées de guerre… Les soldats qui conduisaient l’attelage racontent qu’il est très difficile de capturer ces bêtes qui vivaient à l’état sauvage, et plus dur encore de s’en servir pour tire des fardeaux, elles qui ne connaissaient que la liberté. On les a affreusement battues, jusqu’à ce qu’elles admettent qu’elles avaient perdu la guerre, et que l’expression : “Vae victis” valait aussi pour elles. Il y aurait en ce moment une centaine de ces bêtes rien qu’à Breslau. En plus du reste elles ne reçoivent qu’un peu de fourrage de mauvaise qualité, elles qui n’avaient l’habitude que des pâturages gras de Roumanie. On les exploite sans répit, on les fait tirer toutes sortes de charges, et à ce rythme elles ont vite fait de mourir. — Il y a quelques jours donc, un véhicule chargé de sacs est entré dans la cour. Le chargement était si lourd, et montait si haut que les buffles n’arrivaient pas à passer le seuil de la porte cochère. Le soldat qui le conduisait, un type brutal, se mit à les frapper si violemment avec le manche de son fouet que la surveillante, indignée, lui demanda s’il n’avait pas pitié pour les bêtes. “Et nous les hommes, personne n’a pitié de nous”, répondit-il, avec un sourire mauvais, et il se mit à frapper encore plus fort… À la fin, les bêtes donnèrent un coup de collier et réussirent à franchir l’obstacle, mais l’une d’elles saignait… Sonitchka, la peau du buffle est si épaisse, si résistante que c’est devenu un proverbe, et là, elle avait éclaté. Pendant qu’on déchargeait le véhicule, les buffles restaient totalement immobiles, épuisés, et celui qui saignait regardait droit devant lui, avec un air d’enfant en pleurs dans un visage noir, et ses yeux noirs si doux. C’était exactement l’expression d’un enfant qu’on a puni durement, et qui ne sait pas pourquoi ni comment échapper à la torture et la violence brutale… J’étais devant lui, l’animal me regardait, et des larmes coulaient de mes yeux — c’étaient ses larmes; il n’est pas possible, même pour un frère chéri, d’être secoué par une douleur plus grande que celle que j’ai éprouvée là dans mon impuissance devant cette souffrance muette… Qu’ils étaient loin maintenant, inaccessibles, et perdus à jamais, les beaux pâturages verts et libres de Roumanie! Comme le soleil éclairait autrement là-bas, et comme étaient différents le vent, le chant des oiseaux ou les appels mélodieux du pâtre. Et maintenant — la ville, inconnue, atroce, l’étable suffocante, et les hommes, inconnus, terribles — les coups, le sang qui coule de la blessure fraîche… Oh mon pauvre buffle, mon pauvre frère bien-aimé, nous sommes là tous les deux, aussi impuissants et muets l’un que l’autre, et notre douleur, et notre impuissance, notre nostalgie font de nous un seul être. Pendant ce temps, les prisonniers s’activaient autour du véhicule, déchargeant les lourds sacs et les traînant jusque dans le bâtiment; quant au soldat, il enfonça les mains dans les poches de son pantalon, se mit à arpenter la cour à grandes enjambées, un sourire aux lèvres, en sifflotant une rengaine qui traîne les rues. Et la guerre passa devant moi dans toute sa splendeur. Écrivez vite. Je vous serre dans mes bras Sonitchka. Votre R. Sonioucha ma chérie, soyez calme et sereine malgré tout. La vie est ainsi faite, il faut la prendre comme elle est, bravement, la tête haute, et avec le sourire — envers et contre tout. Joyeux Noël!... R.»



Carlo Levi (1902-1975)

«C’était une péritonite avec perforation4; le malade était désormais à l’agonie […] Il ne me restait plus qu’à calmer ses douleurs avec quelques piqûres de morphine et à attendre. […] De la porte me parvenait la plainte continue du mourant : “Jésus, aide-moi; docteur, aide-moi” […] comme une litanie d’angoisse […] La mort était dans la maison; j’aimais ces paysans, je sentais la douleur et l’humiliation de mon impuissance. Alors pourquoi une si grande paix descendait-elle en moi?

Il me semblait être détaché de toute chose, de tout lieu, éloigné de toute détermination, perdu hors du temps, en un ailleurs infini. Je me sentais caché, ignoré des hommes, comme une pousse sous l’écorce de l’arbre. Je tendais l’oreille à la nuit et il me semblait être entré, d’un coup, dans le cœur même du monde. Un bonheur immense, jamais éprouvé, était en moi, me remplissait tout entier, avec le sentiment fluide d’une plénitude infinie. Vers l’aube, le malade approcha de la fin. […] J’étais libre dans ces étendues silencieuses : je sentais encore en moi le bonheur de la nuit. Je devais pourtant rentrer au village, mais en attendant j’errais dans ces champs, faisant tourner allègrement mon bâton et sifflant mon chien…»



ETTY HILLESUM



BIOGRAPHIE [Wikipedia]


Esther Hillesum est née le 15 janvier 1914 à Middelbourg dans une famille juive libérale. Son père, Louis Hillesum, est docteur en lettres classiques et proviseur du lycée de Deventer. Sa mère, Rebecca Bernstein, a fui les pogroms russes en 1907. Etty Hillesum a deux frères, Jaap qui étudiera la médecine et Mischa qui étudiera le piano. Elle obtient une maîtrise de droit en 1939 tout en poursuivant des études de russe. Le 10 mai 1940, les troupes nazies envahissent les Pays-Bas. Après une scolarité aboutie au lycée de Deventer en 1929, elle entame — sans passion — des études de droit public à Amsterdam et obtient une maitrise en 1939. Durant ces études, elle emménage chez l'expert comptable retraité Hans Wegerif qui héberge plusieurs étudiants et avec lequel elle entretient une relation jusqu'en 1942. Gravitant dans un milieu de gauche et contestataire, Hetty, qui est douée pour les langues, gagne sa vie en donnant des cours particuliers de russe.

Julius Spier

Le 3 février 1941, Etty Hillesum entreprend une thérapie avec Julius Spier que lui a présenté son logeur. Réfugié aux Pays-Bas en 1937 pour fuir les lois antisémites nazies, ce dernier pratique la « psycho-chirologie », une forme de thérapie que Carl Gustav Jung — dont il a été l'élève puis le collègue — lui a recommandé de développer. Il devient son maître spirituel, elle l'appelle « l’accoucheur de mon âme » sans qu'elle exprime clairement les motivations de cette thérapie.

Sur les recommandations de Spier, elle entame la rédaction d'un journal à partir du 9 mars 1941, au fil duquel on apprend qu'elle estime qu'il n'y a pas de personne plus malheureuse qu'elle sur Terre, qu'elle manque de confiance en elle et — « éprouv[ant la] pénible sensation d'un désir insatiable devant la beauté des êtres et du monde » — qu'elle connaît des moments dépressifs. Des relations complexes se tissent entre la jeune femme et le psychologue quinquagénaire : elle est à la fois sa cliente, son élève, sa secrétaire et son amie de cœur, et ils ne cessent de se défier pour se faire grandir mutuellement. Douze mois plus tard, elle écrit : « je pense que désormais je fêterai mon anniversaire le 3 février » et célèbre sa première année, la « plus belle année » de sa vie.

Persécutions nazies et mystique chrétienne

Dans son journal intime, elle relate la spirale inexorable des restrictions des droits et des persécutions qui amènent en masse les juifs néerlandais vers les camps de transit, puis vers la mort en déportation. D'innombrables notations font de ce texte, et de ses lettres de Westerbork, camp de transit situé au nord-est des Pays-Bas, où elle séjourna à plusieurs reprises, des documents historiques de premier plan pour l'étude de l'histoire des Juifs aux Pays-Bas pendant la guerre. Dans son journal, elle évoque aussi son évolution spirituelle qui, à travers la lecture, l'écriture et la prière, la rapproche du christianisme, jusqu'au don absolu de soi, jusqu'à l'abnégation la plus totale, tout en gardant, avec une admirable constance, son indéfectible amour de la vie, et sa foi inébranlable en l'humain, alors même qu'elle le voit journellement accomplir des crimes parmi les plus odieux. Au camp de Westerbork, elle est chargée d'enregistrer les noms des personnes qui partent en déportation. Elle y notera notamment celui de la carmélite juive Edith Stein.

Mort et postérité

Etty a deux frères, Jaap, interne en médecine au moment de sa déportation, et Mischa, pianiste dont les dons exceptionnels firent un moment espérer à la famille Hillesum qu'il échapperait au sort des Juifs. Mischa et les parents d'Etty succomberont comme cette dernière à Auschwitz en 1943. Jaap ne survivra pas à l'évacuation de Bergen-Belsen en 1945. Ce sont les écrits d'Etty qui donneront une postérité à cette famille, par leur grande valeur historique, spirituelle mais aussi littéraire.



SOURCE



Etty Hillesum UNE VIE BOULEVERSÉE

Journal 1941-1943 Traduit du néerlandais par Philippe Noble

suivi des LETTRES DE WESTERBORK

Traduites du néerlandais et annotées par Philippe Noble

Éditions du Seuil





JOURNAL JUILLET-OCTOBRE 1942 (EXTRAITS)

[…]

Vendredi 3 juillet 1942, 9 heures et demie du soir. C’est vrai, je suis toujours assise au même bureau, mais j’ai l’impression de devoir tirer un trait au bas de tout ce que j’ai écrit jusqu’ici pour continuer sur un ton nouveau. Quand on a une certitude nouvelle dans sa vie il faut lui donner un abri, lui trouver une place : ce qui est en jeu, c’est notre perte et notre extermination, aucune illusion à se faire là-dessus. «On» veut notre extermination totale, il faut accepter cette vérité, et cela ira déjà mieux. Aujourd’hui, j’ai ressenti pour la première fois un immense découragement, et je dois lui régler son compte. S’il nous faut crever, qu’au moins ce soit avec grâce — mais je ne voulais pas m’exprimer aussi crûment. Pourquoi ce découragement m’atteint-il seulement maintenant? Parce que j’ai des ampoules aux pieds d’avoir marché en ville par cette chaleur; parce que tant de gens ont les pieds meurtris depuis qu’ils n’ont plus le droit de prendre le tram; à cause du petit visage blême de Renate, obligée d’aller en classe à pied, une heure de marche à chaque trajet? Parce que Liesl fait des heures de queue pour s’entendre refuser des légumes verts? Pour infiniment de choses qui, prises séparément, sont des détails, mais constituent autant d’opérations de la grande guerre d’extermination qu’on nous a déclarée. Pour l’instant, tout le reste paraît encore grotesque et inimaginable : S. qui ne peut plus entrer dans cette maison pour rendre visite à son piano, à ses livres; et moi qui ne peux plus aller chez Tide, etc.*

Bon, on veut notre extermination complète : cette certitude nouvelle, je l’accepte. Je le sais maintenant. Je n’imposerai pas aux autres mes angoisses et je me garderai de toute rancœur s’ils ne comprennent pas ce qui nous arrive à nous, les Juifs. Mais une certitude acquise ne doit pas être rongée ou affaiblie par une autre. Je travaille et je vis avec la même conviction et je trouve la vie pleine de sens, oui, pleine de sens malgré tout, même si j’ose à peine le dire en société.

La vie et la mort, la souffrance et la joie, les ampoules des pieds meurtris, le jasmin derrière la maison, les persécutions, les atrocités sans nombre, tout, tout est en moi et forme un ensemble puissant, je l’accepte comme une totalité indivisible et je commence à comprendre de mieux en mieux — pour mon propre usage, sans pouvoir encore l’expliquer à d’autres — la logique de cette totalité. Je voudrais vivre longtemps pour être un jour en mesure de l’expliquer; mais si cela ne m’est pas donné, eh bien, un autre le fera à ma place, un autre reprendra le fil de ma vie là où il se sera rompu, et c’est pourquoi je dois vivre cette vie jusqu’à mon dernier souffle avec toute la conscience et la conviction possibles, de sorte que mon successeur n’ait pas à recommencer à zéro et rencontre

*. En vertu de l’interdiction faite aux Juifs d’entrer dans une maison « non juive ». Etty vivait d’ailleurs en constante infraction à cette règle, et se rendait même coupable de « Rassenschande » (relations amoureuses avec un non-Juif), « crime » passible de déportation immédiate.


moins de difficultés. N’est-ce pas une façon de travailler pour la postérité? […]

3 juillet 1942. […]

Autrefois je croyais devoir produire un certain nombre de pensées profondes par jour; aujourd’hui il m’arrive d’être une friche infertile, mais étendue sous un ciel vaste, haut et paisible. C’est mieux. Je me défie aujourd’hui de cette profusion de pensées jaillissantes, j’aime mieux être de temps en temps en friche et en attente. Il s’est passé énormément de choses en moi ces derniers jours, mais elles ont fini par se cristalliser autour d’une idée. Notre fin, notre fin probablement lamentable, qui se dessine d’ores et déjà dans les petites choses de la vie courante, je l’ai regardée en face et lui ai fait une place dans mon sentiment de la vie, sans qu’il s’en trouve amoindri pour autant. Je ne suis ni amère ni révoltée, j’ai triomphé de mon abattement, et j’ignore la résignation. Je continue à progresser de jour en jour sans plus d’entraves qu’autrefois, même en envisageant la perspective de notre anéantissement. Je ne me parerai plus de belles formules qui prêtent toujours à malentendu : «J’ai réglé mes comptes avec la vie, il ne peut plus rien m’arriver, d’ailleurs il ne s’agit pas de moi personnellement, peu importe qui meurt, moi ou un autre, l’important c’est que l’on meurt.»

Voilà ce que je dis souvent autour de moi, mais cela n’a pas beaucoup de sens et ne rend pas clairement ce que je veux dire — et au fond cela ne fait rien.

En disant : «J’ai réglé mes comptes avec la vie», je veux dire : l’éventualité de la mort est intégrée à ma vie; regarder la mort en face et l’accepter comme partie intégrante de la vie, c’est élargir cette vie. À l’inverse, sacrifier dès maintenant à la mort un morceau de cette vie, par peur de la mort et refus de l’accepter, c’est le meilleur moyen de ne garder qu’un pauvre petit bout de vie mutilée, méritant à peine le nom de vie. Cela semble un paradoxe : en excluant la mort de sa vie on se prive d’une vie complète, et en l’y accueillant on élargit et on enrichit sa vie. C’est ma première confrontation avec la mort. Je n’ai jamais très bien su comment appréhender la mort. À son égard je suis d’une virginité totale. Je n’ai encore jamais vu un mort. C’est incroyable : dans ce monde semé de millions de cadavres, à vingt-huit ans je n’ai encore jamais vu un mort!

[…]

Un peu plus tard. Si cette journée ne m’avait rien apporté (s’il n’y avait eu au dernier moment cette bonne et pleine confrontation avec la mort et l’anéantissement), je n’aurais eu garde d’oublier ce brave soldat allemand qui attendait au kiosque avec son sac de carottes et de choux-fleurs. Il avait commencé par glisser un billet dans la main de la jeune femme, dans le tramway; puis il y eut cette lettre qu’il faut absolument que je lise un jour. Il lui disait qu’elle lui rappelait la fille d’un rabbin qu’il avait soignée et veillée sur son lit de mort. Et ce soir, il est venu lui rendre visite*.

Quand Liesl m’a raconté cette histoire, je me suis dit tout de suite : «Ce soir il faudra prier aussi pour ce soldat allemand.» L’un des innombrables uniformes qui nous entourent a pris soudain un visage. Il est probable qu’il est parmi eux d’autres visages où nous pourrions lire un langage compréhensible pour nous. Il souffre lui aussi. Il

*. Cette histoire racontée de façon très allusive concerne Liesl Levie ; le soldat s’était apparemment offert à la ravitailler. Etty revient un peu plus loin sur cette anecdote.

n’y a pas de frontière entre ceux qui souffrent, on souffre des deux côtés de toutes les frontières et il faut prier pour tous. Bonne nuit.

Depuis hier j’ai encore vieilli, j’ai pris plusieurs années d’un coup et sens ma fin plus proche. Le découragement m’a quittée, me laissant plus forte qu’avant. En apprenant à connaître ses forces et ses faiblesses et à les accepter, on accroît sa force. Tout cela est très simple et s’impose à moi avec une clarté grandissante, et je voudrais vivre longtemps pour le faire partager avec la même évidence. Bonne nuit encore, pour de bon cette fois.

Samedi matin, 9 heures. De grands changements semblent s’opérer en moi, et je ne crois pas qu’il s’agisse simplement d’états d’âme.

La soirée d’hier a vu émerger une intuition nouvelle (si du moins l’on peut parler d’intuition à ce propos) et ce matin je ressentais une paix, une sérénité, une certitude que je n’avais plus connues depuis longtemps. Et tout cela m’est venu d’une petite ampoule au pied gauche.

[…]

C’est une expérience de plus en plus forte chez moi ces derniers temps : dans mes actions et mes sensations quotidiennes les plus infimes se glisse un soupçon d’éternité. Je ne suis pas seule à être fatiguée, malade, triste ou angoissée, je le suis à l’unisson de millions d’autres à travers les siècles, tout cela c’est la vie; la vie est belle et pleine de sens dans son absurdité, pour peu que l’on sache y ménager une place pour tout et la porter tout entière en soi dans son unité; alors la vie, d’une manière ou d’une autre, forme un ensemble parfait. Dès qu’on refuse ou veut éliminer certains éléments, dès que l’on suit son bon plaisir et son caprice pour admettre tel aspect de la vie et en rejeter tel autre, alors la vie devient en effet absurde : dès lors que l’ensemble est perdu, tout devient arbitraire.

À la fin de notre longue marche, une pièce accueillante nous attendait, nous offrant sa sécurité et un divan confortable où nous jeter après nous être débarrassés de nos chaussures; et un accueil chaleureux, et un panier de cerises que des amis avaient envoyé du Betuwe*. Avant, un bon déjeuner était la chose la plus naturelle du monde, aujourd’hui c’est une aubaine inespérée, et si la vie s’est faite plus rude et plus menaçante, elle est aussi plus riche dans la mesure où l’on a renoncé à ses exigences et où l’on accueille avec gratitude, et comme un don, du ciel, tout ce qui reste de bon. Du moins telle est ma réaction, et c’est aussi la sienne; nous nous étonnons parfois ensemble de n’éprouver ni haine, ni indignation, ni amertume — c’est une chose qu’on ne peut plus dire ouvertement en société, nous sommes probablement très seuls à penser ainsi. Tout en marchant, je savais qu’une maison

*. Région située à l’ouest de Nimègue, entre Rhin et Meuse.


amie nous attendait au bout du chemin, et je pensais au jour où ce serait fini, où l’on marcherait sur les chemins pour aboutir à la salle commune d’un baraquement. Je savais que c’était mon destin, non seulement le mien, mais celui de tous les autres, et je l’ai accepté.

[…]

Je sais que dans un camp de travail je mourrai en trois jours, je me coucherai pour mourir, et pourtant je ne trouverai pas la vie injuste.

Fin de la matinée. Enfiler une chemise propre est une sorte de fête. Et faire sa toilette au savon parfumé dans une salle de bains qui vous appartient pour une demi-heure. Je passe mon temps à prendre congé de tous les bienfaits de la civilisation, dirait-on. Et si bientôt je n’en jouis plus, je n’en saurai pas moins qu’ils existent et peuvent embellir la vie, et je les louerai comme un de ses bons côtés, même s’il ne m’est pas donné d’en profiter. Que j’en profite ou non, ce n’est tout de même pas cela qui importe!

Il faut assumer tout ce qui vous assaille à l’improviste, même si un quidam revêtant traîtreusement la forme d’un de vos frères humains fond droit sur vous au sortir d’une pharmacie où vous avez acheté un tube de dentifrice, vous tapote d’un index accusateur et vous demande avec un air d’inquisition : «Vous avez le droit d’acheter dans ce magasin?» Et moi de répondre, un peu timidement, mais avec fermeté et avec mon amabilité habituelle : «Oui, monsieur, puisque c’est une pharmacie.» — «Ah bon», fit-il, sec et méfiant, avant de passer son chemin. Je ne suis pas douée pour les répliques cinglantes. Je n’en suis capable que dans une discussion intellectuelle d’égal à égal. Devant la racaille des rues, pour appeler ces gens par leur nom, je suis totalement désarmée, livrée pieds et poings liés. Je suis confondue, attristée et étonnée que des êtres humains puissent se traiter ainsi, mais répliquer sèchement, clouer le bec à l’adversaire (même dans les limites de la bonne éducation) ne me viendra pas à l’esprit. Cet homme n’avait certainement aucun droit à me soumettre à cet interrogatoire. Encore un de ces idéalistes prêts à aider l’occupant à purger la société de ses éléments juifs. À chacun ses plaisirs dans la vie. Mais le choc de ces petites rencontres avec le monde extérieur est un peu dur à encaisser. Intérieurement, je n’ai pas le moindre intérêt à tenir tête crânement à tel ou tel persécuteur, et je ne m’y forcerai donc jamais. Ils ont bien le droit de voir ma tristesse et ma vulnérabilité de victime désarmée. Je n’ai nul besoin de faire bonne figure aux yeux du monde extérieur, j’ai ma force intérieure et cela suffit, le reste est sans importance.

(Dimanche) 8 heures et demie du matin. […]

Il y a du soleil sur le toit en terrasse et une orgie de cris d’oiseaux, et cette chambre m’entoure déjà si bien que je pourrais y prier. Nous avons tous les deux une vie agitée derrière nous, pleine de succès amoureux de part et d’autre, et il est resté là en pyjama bleu clair, assis au bord de mon lit, il a posé un moment sa tête sur mon bras nu, nous avons parlé et il est ressorti. C’est très touchant. Ni lui ni moi n’avons le mauvais goût d’exploiter une situation facile. Nous avons derrière nous une vie passionnée et débridée, nous avons visité toutes sortes de lits, mais à chacune de nos rencontres nous retrouvons la timidité de la première fois. Je trouve cela très beau et j’en suis heureuse. Maintenant je mets mon peignoir multicolore et je descends lire la Bible avec lui. Toute la journée je vais me tenir dans un coin de cette grande salle de silence qui est en moi. Je mène encore une vie très privilégiée. Je ne travaille pas aujourd’hui : ni ménage à faire ni leçons à donner. Mon petit déjeuner est tout prêt dans un sac en papier et Adri va nous apporter notre déjeuner. Je reste immobile, un peu lasse, dans un coin de mon silence, assise en tailleur comme un Bouddha et avec le même sourire, un sourire intérieur, s’entend.

[…]

10 heures du soir. Encore un mot, un seul : chaque minute de cette journée a été engrangée en moi en un clin d’œil, la journée est conservée en moi comme une totalité parfaite, un souvenir réconfortant où l’on viendra puiser un jour, une réalité que l’on portera en soi, constamment présente. Chaque phase de cette journée était suivie d’une nouvelle phase qui faisait pâlir tout le reste. On ne doit se fixer psychologiquement ni dans l’espoir de la survie, ni dans l’attente de la mort. Toutes deux sont présentes comme éventualités extrêmes, mais ni l’une ni l’autre ne doit nous requérir totalement. Ce qui importe, ce sont les urgences du quotidien. Nous parlions hier soir des camps de travail. Je disais : «Je n’ai pas d’illusion à me faire, je sais que je mourrai au bout de trois jours, parce que mon corps ne vaut rien.» Werner pensait la même chose de lui-même. Mais Liesl a dit : «Je ne sais pas, mais j’ai le sentiment que je m’en sortirais quand même.» Je comprends très bien ce sentiment, je l’avais moi-même avant. Un sentiment de force, de ressort indestructible. Je ne l’ai d’ailleurs pas perdu, dans son principe il est toujours là. Mais il ne faut pas le prendre non plus en un sens trop matérialiste. Il ne s’agit pas de savoir si ce corps privé d’entraînement tiendra le choc, c’est relativement peu important; même si l’on doit connaître une mort affreuse, la force essentielle consiste à sentir au fond de soi, jusqu’à la fin, que la vie a un sens, qu’elle est belle, que l’on a réalisé toutes ses virtualités au cours d’une existence qui était bonne. — Non, je ne peux pas l’exprimer ainsi, je retombe toujours dans les mêmes mots.

[…]

Lundi matin, 11 heures. […]

je me blottissais doucement, légèrement contre lui, rien en apparence ne distinguait ce moment d’innombrables autres moments de ma vie, mais j’ai eu tout à coup l’impression qu’un grand ciel se déployait autour de nous comme dans une tragédie grecque : un instant tous mes sens se sont brouillés, j’étais avec lui au milieu d’un espace infini traversé de menaces, mais aussi d’éternité. Peut-être était-ce hier le moment où un grand changement s’était accompli en nous pour de bon. Il restait adossé au mur et dit d’un ton presque plaintif : «Ce soir je dois écrire à mon amie, ce sera bientôt son anniversaire, mais que lui dire? L’envie et l’inspiration me manquent également.» Je lui ai dit : «Tu devrais commencer à essayer de lui faire accepter l’idée qu’elle ne te reverra plus, tu devrais lui donner des points de repère pour sa vie sans toi. Tu devrais lui montrer comment vous avez continué à vivre ensemble toutes ces années malgré la séparation physique, et lui rappeler qu’elle a le devoir de continuer à vivre dans l’esprit que tu as défini — ainsi elle conservera au monde un peu de ton esprit, et c’est cela qui importe en fin de compte.» Voilà le genre de propos qu’on se tient en ce moment, et ils ne paraissent même plus irréels : nous sommes entrés dans une nouvelle réalité et tout a pris d’autres couleurs, d’autres accents.

[…]

On envoie même des filles de seize ans dans les camps de travail. Nous autres, leurs aînées, nous devrons les prendre sous notre garde quand le tour des filles de Hollande sera venu. Hier soir, j’ai eu brusquement envie de dire à Han : «Sais-tu qu’on prend même des filles de seize ans?» Mais je me suis retenue en pensant : pourquoi ne pas être bonne pour lui aussi, pourquoi l’accabler encore un peu plus? N’ai-je pas la force d’assumer seule la situation? Tout le monde doit savoir ce qui se passe, c’est vrai, mais ne faut-il pas aussi avoir des égards pour les autres, et se retenir de leur imposer un fardeau qu’on peut très bien porter tout seul?

Il y a quelques jours encore, je pensais : le pire, pour moi, sera d’être privée de papier et de crayon pour faire le point de temps à autre — pour moi c’est une absolue nécessité, sinon à la longue, quelque chose éclatera en moi et m’anéantira de l’intérieur.

Aujourd’hui j’ai une certitude : quand on commence à renoncer à ses exigences et à ses désirs, on peut aussi renoncer à tout. Je l’ai appris en l’espace de quelques jours. Je pourrai peut-être rester ici encore un mois, avant que cette entorse à la réglementation ne soit découverte*. Je vais mettre de l’ordre dans mes papiers; chaque jour je dis adieu. Le véritable adieu ne sera plus alors qu’une

*. Etty fait allusion au fait qu’elle partage la maison d’une famille non juive et envisage soit son déménagement forcé pour le quartier juif (qui n’eut jamais lieu), soit sa déportation.


petite confirmation extérieure de ce qui se sera accompli en moi de jour en jour.

Je suis dans des dispositions singulières. Est-ce bien moi qui écris ici avec autant de paix et de maturité? Et saura-t-on me comprendre si je dis que je me sens étonnamment heureuse, non pas d’un bonheur exalté ou forcé, mais tout simplement heureuse, parce que je sens douceur et confiance croître en moi de jour en jour? Parce que les faits troublants, menaçants, accablants qui m’assaillent ne produisent chez moi aucun effet de stupeur? Parce que je persiste à envisager et à vivre ma vie dans toute la clarté et la netteté de ses contours. Parce que rien ne vient troubler ma façon de penser et de sentir. Parce que je suis capable de tout supporter et de tout assumer et que la conscience de tout le bien qui a existé dans la vie, dans ma vie, loin d’être refoulée par tout le reste, m’imprègne chaque jour un peu plus. J’ose à peine continuer à écrire; c’est étrange, on dirait que je vais presque trop loin dans mon détachement de tout ce qui, chez la plupart, produit un véritable abrutissement. Si je sais, si je sais avec certitude que je vais mourir la semaine prochaine, je suis capable de passer mes derniers jours à mon bureau à étudier en toute tranquillité; mais ce ne serait pas une fuite : je sais maintenant que vie et mort sont unies l’une à l’autre d’un lien profondément significatif. Ce sera un simple glissement, même si la fin, dans sa forme extérieure, doit être lugubre ou atroce.

[…]

Mardi 7 juillet, 9 heures et demie du matin. […]

Quant à moi, je sais qu’on doit se défaire même de l’inquiétude qu’on éprouve pour les êtres aimés. Je veux dire ceci : toute la force, tout l’amour, toute la confiance en Dieu que l’on possède (et qui croissent si étonnamment en moi ces derniers temps), on doit les tenir en réserve pour tous ceux que l’on croise sur son chemin et qui en ont besoin. «Je me suis dangereusement accoutumé à votre présence», disait-il hier. Dieu sait si moi aussi, je me suis «dangereusement accoutumée» à la sienne! Et pourtant je devrai me détacher de lui aussi. Je veux dire : mon amour pour lui doit être un réservoir de force et d’amour à donner à tous ceux qui en ont besoin; à l’inverse, l’amour et la sollicitude qu’il m’inspire ne doivent pas me ronger au point de me priver de toutes mes forces. Car même cela, ce serait de l’égoïsme. Et même dans la souffrance on peut puiser de la force. Et mon amour pour lui peut suffire à me nourrir toute une vie, et d’autres avec moi. Il faut aller jusqu’au bout de sa logique. On pourrait dire : je puis tout supporter jusqu’à un certain point, mais s’il devait lui arriver quelque chose ou que je doive le quitter, ce serait trop, je n’en supporterai pas plus. Or on doit toujours pouvoir continuer. Aujourd’hui c’est tout l’un ou tout l’autre : ou bien on en est réduit à penser uniquement à soi-même et à sa survie en éliminant toute autre considération, ou bien l’on doit renoncer à tout désir personnel et s’abandonner. Pour moi cet abandon n’équivaut pas à la résignation, à une mort lente, il consiste à continuer à apporter tout le soutien que je pourrai là où il plaira à Dieu de me placer, au lieu de sombrer dans le chagrin et l’amertume. Je me sens toujours dans des dispositions étranges. Je pourrais presque dire : il me semble que je plane au lieu de marcher, et pourtant je suis en pleine réalité et je sais parfaitement ce qui est en jeu.

[...)

Je partage la souffrance de ceux que je vois en ce moment tous les soirs et qui, la semaine prochaine, travailleront dans l’un des endroits les plus menacés de la terre, dans une usine d’armement ou Dieu sait où — si du moins on les laisse encore travailler. Mais j’enregistre le plus petit geste, la moindre phrase prononcée, la plus fugitive expression de leur visage, et je le fais avec distance, avec objectivité et presque avec froideur. J’adopte instinctivement le point de vue de l’artiste et je crois qu’un jour, quand il me paraîtra nécessaire de tout raconter, j’en aurai aussi le talent.

[…]

Ce qui me préoccupe le plus, ce sont mes pieds qui refusent tout service. Et j’espère que le moment venu, ma vessie sera retapée, sinon je serai une rude gêneuse pour les entassements humains qui sont ma société future. Et je devrais me décider enfin à aller chez le dentiste, toutes ces petites corvées que l’on a repoussées une vie durant, il est temps de s’en débarrasser, je crois. Et je ferais bien de cesser de fureter dans la grammaire russe, j’en sais assez pour mes élèves, du moins pour les mois qui viennent, il vaut mieux terminer l’Idiot.

Je ne prends plus de notes de lecture, c’est beaucoup trop long et on ne me laissera certainement pas traîner avec moi tout ce papier. Désormais il faudra savoir extraire mentalement l’essence de tout ce que je lis et l’engranger pour les temps de pénurie. Et je me ferai beaucoup mieux à l’idée de mon départ si je concrétise cet adieu dans une série de petits actes, de manière à ne pas recevoir «l’échéance fatidique» comme un coup mortel : liquider des lettres, des papiers, tout le fouillis de mon bureau. Je pense tout de même que Mischa ne sera pas retenu pour les camps.

Je dois me coucher plus tôt, sinon je suis trop somnolente dans la journée et je ne puis me le permettre. Il faut que je mette la main sur la lettre de notre brave soldat allemand avant le départ de Liesl : je veux la conserver à titre de «document humain». Après un désespoir immense et accablant, cette histoire a connu divers rebondissements des plus singuliers. La vie est si curieuse, si surprenante, si nuancée, et chaque tournant du chemin nous découvre une vue entièrement nouvelle. La plupart des gens ont une vision conventionnelle de la vie, or il faut s’affranchir intérieurement de tout, de toutes les représentations convenues, de tous les slogans, de toutes les idées sécurisantes, il faut avoir le courage de se détacher de tout, de toute norme et de tout critère conventionnel, il faut oser faire le grand bond dans le cosmos : alors la vie devient infiniment riche, elle déborde de dons, même au fond de la détresse.

[…]

De minute en minute, de plus en plus de souhaits, de désirs, de liens

affectifs se détachent de moi; je suis prête à tout accepter, tout lieu de la terre où il plaira à Dieu de m’envoyer, prête aussi à témoigner à travers toutes les situations et jusqu’à la mort, de la beauté et du sens de cette vie : si elle est devenue ce qu’elle est, ce n’est pas le fait de Dieu, mais le nôtre. Nous avons reçu en partage toutes les possibilités d’épanouissement, mais n’avons pas encore appris à exploiter ces possibilités. On dirait qu’à chaque instant des fardeaux de plus en plus nombreux tombent de mes épaules, que toutes les frontières séparant aujourd’hui hommes et peuples s’effacent devant moi, on dirait parfois que la vie m’est devenue transparente, et le cœur humain aussi; je vois, je vois et je comprends sans cesse plus de choses, je sens une paix intérieure grandissante et j’ai une confiance en Dieu dont l’approfondissement rapide, au début, m’effrayait presque, mais qui fait de plus en plus partie de moi-même. Et maintenant, au travail.

Jeudi matin, 9 heures et demie. Il faut oublier des mots comme Dieu, la Mort, la Souffrance, l’Éternité. Il faut devenir aussi simple et aussi muet que le blé qui pousse ou la pluie qui tombe. Il faut se contenter d’être.

[…]

Ces derniers jours, je traverse la vie comme si j’avais en moi une plaque photographique enregistrant sans faillir tout ce qui m’entoure, sans omettre le moindre détail. J’en ai conscience, tout s’engouffre en moi avec des contours bien découpés.

Un jour — lointain peut-être — je développerai et tirerai tous ces clichés. Pour trouver le ton nouveau qui conviendra à un sens nouveau de la vie. Tant qu’on n’a pas trouvé ce ton, on devrait s’imposer le silence. Mais c’est en parlant qu’on doit tâcher de le trouver, on ne peut pas se taire, ce serait aussi une fuite. On doit aussi suivre la transition du ton ancien au ton nouveau jusque dans ses articulations les plus fines.

Dure, très dure journée. Il faut apprendre à porter avec les autres le poids d’un «destin de masse» en éliminant toutes les futilités personnelles. Chacun veut encore tenter de se sauver, tout en sachant très bien que s’il ne part pas, c’est un autre qui le remplacera. Est-ce bien important que ce soit moi ou un autre, tel ou tel autre? C’est devenu un destin de masse, commun à tous, et on doit le savoir. Journée très dure. Mais je me retrouve toujours dans la prière. Et prier, je pourrai toujours le faire, même dans le lieu le plus exigu. Et ce petit fragment du destin de masse que je suis à même de porter, je le fixe sur mon dos comme un baluchon avec des nœuds toujours plus forts et toujours plus serrés, je fais corps avec lui et l’emporte déjà par les rues.

Je devrais brandir ce frêle stylo comme un marteau et les mots devraient être autant de coups de maillet pour parler de notre destinée et pour raconter un épisode de l’histoire comme il n’y en a encore jamais eu. On n’avait jamais vu de persécution sous cette forme totalitaire, organisée à l’échelle des masses, englobant toute l’Europe. Il faudra bien tout de même quelques survivants pour se faire un jour les chroniqueurs de cette époque. J’aimerais être, modestement, l’un d’entre eux. […]

Samedi 11 juillet 1942, 11 heures du matin. On ne peut parler des choses ultimes, des choses les plus graves de cette vie que lorsque les mots jaillissent de vous aussi simplement et naturellement que l’eau d’une source.

Et si Dieu cesse de m’aider, ce sera à moi d’aider Dieu. Peu à peu toute la surface de la terre ne sera plus qu’un immense camp et personne ou presque ne pourra demeurer en dehors. C’est une phase à traverser. Ici, les Juifs se racontent des choses réjouissantes : en Allemagne, les Juifs sont emmurés vivants ou exterminés aux gaz asphyxiants. Ce n’est pas très malin de colporter ce genre d’histoires et de surcroît, à supposer que ces atrocités se passent vraiment sous une forme ou une autre, ce n’est pas nous qui avons à en répondre?

[…]

Que se passe-t-il donc en moi en ce moment? D’où vient cette gaieté légère, presque folâtre? La journée d’hier a été dure, très dure, et j’ai eu beaucoup à endurer et à assumer. Mais c’est fait, j’ai absorbé encore une fois tout ce qui m’assaillait et je suis capable d’affronter un peu plus de choses qu’hier. C’est probablement ce qui me donne cette allégresse et cette paix intérieures : je suis capable de venir à bout de tout, seule et sans que mon cœur se dessèche d’amertume, et mes pires moments de tristesse, de désespoir même, laissent en moi des sillons fertiles et me rendent plus forte. Je ne me fais pas beaucoup d’illusions sur la réalité de la situation et je renonce même à prétendre aider les autres; je prendrai pour principe d’«aider Dieu» autant que possible et si j’y réussis, eh bien je serai là pour les autres aussi. Mais n’entretenons pas d’illusions héroïques sur ce point.

[…]

Dans ce monde saccagé, les chemins les plus courts d’un être à un autre sont des chemins intérieurs. Dans le monde extérieur, on est arraché l’un à l’autre et les chemins qui pouvaient vous réunir sont si profondément ensevelis sous les ruines que, dans bien des cas, on n’en retrouvera jamais la trace. Maintenir le contact, poursuivre une vie à deux, cela ne peut se faire qu’intérieurement. Et ne conserve-t-on pas toujours l’espoir de se retrouver un jour sur cette terre?

Je ne sais évidemment pas comment je réagirai lorsque je serai vraiment placée devant l’obligation de le quitter. J’entends encore sa voix, lorsqu’il m’a téléphoné ce matin; ce soir je dînerai à sa table, demain matin nous nous promènerons, nous déjeunerons chez Lies] et Werner puis, l’après-midi, nous ferons de la musique. Il est toujours là. Et au fond de moi, je ne crois peut-être pas encore vraiment qu’il me faudra me séparer de lui, et des autres. Un être humain est peu de chose.

[…]

Il n’est pas vrai que je veuille aller au-devant de mon anéantissement, un sourire de soumission aux lèvres. Ce n’est pas cela non plus. C’est le sentiment de l’inéluctable, son acceptation et en même temps la conviction qu’en fait, rien ne peut plus nous être ravi. Ce n’est pas une sorte de masochisme qui me pousserait à vouloir partir absolument, à désirer être arrachée aux fondements de mon existence, mais serais-je vraiment très heureuse de pouvoir me soustraire au sort imposé à tant d’autres? On me dit : «Quelqu’un comme toi a le devoir de se mettre en sûreté, tu as encore tant de choses à faire dans la vie, tant à donner.» Mais ce que j’ai ou non à donner, ne pourrai-je pas le donner où que je sois, ici dans un petit cercle d’amis ou ailleurs dans un camp de concentration? Et c’est singulièrement se surestimer que de se croire trop de valeur pour partager avec les autres une «fatalité de masse».

Et si Dieu estime que j’ai encore beaucoup à faire, je le ferai tout aussi bien après avoir traversé les mêmes épreuves que les autres. La valeur humaine présente ou non en moi ressortira de mon comportement dans cette situation entièrement nouvelle. Même si je n’y survis pas, ma façon de mourir apportera une réponse au «qui suis-je? ». Il n’est plus temps de se maintenir coûte que coûte en dehors d’une situation donnée, il s’agit plutôt de savoir comment on réagit à toute nouvelle situation, comment on continue à vivre. Ce qu’il est juste que je fasse, je le ferai. Mes reins continuent à suppurer et ma vessie à faire des siennes, je vais me faire établir un certificat, si possible. On me recommande en effet de prendre un petit emploi de «couverture» au Conseil juif. Le Conseil n’a pas engagé moins de cent quatre-vingts personnes la semaine dernière, et maintenant les désespérés s’y pressent en grappes humaines. On dirait, après un naufrage, un morceau de bois flottant sur l’immensité de l’océan, où le plus de gens possible cherchent à se raccrocher. Mais il me paraît absurde et illogique de tenter cette démarche. Et il n’est pas non plus dans ma nature de faire jouer des relations haut placées. Il semble d’ailleurs que le Conseil soit le théâtre de toutes sortes de trafics louches et l’hostilité publique contre cet étrange organe-tampon croît d’heure en heure. Et d’ailleurs : les membres du Conseil auront leur tour, après les autres. Mais, dira-t-on, à ce moment-là les Anglais auront peut-être débarqué. C’est l’avis de ceux qui portent encore en eux un espoir politique. Je crois qu’on doit se départir de tout espoir fondé sur le monde extérieur; inutile de se livrer à de savants calculs de durée. Et maintenant, mettons la table.

Prière du dimanche matin. Ce sont des temps d’effroi, mon Dieu. Cette nuit pour la première fois, je suis restée éveillée dans le noir, les yeux brûlants, des images de souffrance humaine défilant sans arrêt devant moi. Je vais te promettre une chose, mon Dieu, oh, une broutille : je me garderai de suspendre au jour présent, comme autant de poids, les angoisses que m’inspire l’avenir; mais cela demande un certain entraînement. Pour l’instant, à chaque jour suffit sa peine. Je vais t’aider, mon Dieu, à ne pas t’éteindre en moi, mais je ne puis rien garantir d’avance. Une chose cependant m’apparaît de plus en plus claire : ce n’est pas toi qui peux nous aider, mais nous qui pouvons t’aider — et ce faisant nous nous aidons nous-mêmes. C’est tout ce qu’il nous est possible de sauver en cette époque et c’est aussi la seule chose qui compte : un peu de toi en nous, mon Dieu. Peut-être pourrons-nous aussi contribuer à te mettre au jour dans les cœurs martyrisés des autres. Oui, mon Dieu, tu sembles assez peu capable de modifier une situation finalement indissociable de cette vie. Je ne t’en demande pas compte, c’est à toi au contraire de nous appeler à rendre des comptes, un jour. Il m’apparaît de plus en plus clairement à chaque pulsation de mon cœur que tu ne peux pas nous aider, mais que c’est à nous de t’aider et de défendre jusqu’au bout la demeure qui t’abrite en nous. Il y a des gens — le croirait-on? — qui au dernier moment tâchent à mettre en lieu sûr des aspirateurs, des fourchettes et des cuillers en argent, au lieu de te protéger toi, mon Dieu. Et il y a des gens qui cherchent à protéger leur propre corps, qui pourtant n’est plus que le réceptacle de mille angoisses et de mille haines. Ils disent : «Moi, je ne tomberai pas sous leurs griffes!» Ils oublient qu’on n’est jamais sous les griffes de personne tant qu’on est dans tes bras.

[…]

Mardi 14 juillet au soir. Chacun est bien forcé de vivre selon le style qui est le sien. Je suis incapable d’intervenir activement pour me «sauver», cela me paraît absurde, m’agite et me rend malheureuse. La lettre de candidature que j’ai adressée au Conseil juif sur la recommandation pressante de Jaap m’a fait perdre ce bel équilibre de sérénité et de gravité qui était le mien aujourd’hui. Comme s’il s’agissait d’un acte indigne. Cette foule qui se presse autour de l’unique épave flottant encore après le naufrage. Et de sauver ce qui reste à sauver, et de se repousser l’un l’autre en se condamnant à la noyade : c’est si indigne, et cette mêlée me répugne. Je suis probablement de ceux qui préfèrent continuer à se laisser flotter un peu sur le dos, les yeux tournés vers le ciel, et qui, avec un geste résigné et pieux, finissent par se laisser couler. Je ne puis faire autrement. Mes combats se déroulent sur un théâtre intérieur et contre mes démons personnels; lutter au milieu de milliers de gens effrayés, contre les fanatiques qui veulent notre mort et allient la fureur à une froideur glacée, non, ce n’est pas pour moi. Je n’ai pas peur non plus; c’est étrange, je suis si paisible, j’ai parfois l’impression de me tenir sur les créneaux du palais de l’Histoire et d’embrasser du regard de vastes étendues. Je suis capable de porter sans succomber ce fragment d’histoire que nous sommes en train de vivre. Je sais tout ce qui se passe et je garde la tête froide. Parfois c’est comme si une couche de cendre était répandue sur mon cœur. Et parfois il me semble que, sous mes propres yeux, mon visage se fane et se consume et que mes traits effacés sont la ligne de fuite des siècles qui se précipitent — tout se désagrège alors sous mes yeux et mon cœur se détache de tout. Ce sont des instants fugitifs, ensuite tout se recompose, mes idées redeviennent claires et je me sens capable de porter ce bloc d’histoire sans succomber sous le poids. Et quand on a commencé à faire route avec Dieu, on poursuit tout simplement son chemin, la vie n’est plus qu’une longue marche — sentiment étrange.

[…]

Mercredi matin. Je crois que, la nuit dernière, je n’ai pas encore assez bien prié. Ce matin, après avoir lu son petit mot, j’ai senti l’émotion rompre les digues et me submerger. J’étais en train de mettre la table du petit déjeuner et tout à coup il m’a fallu m’arrêter, joindre les mains, m’incliner là au milieu de la pièce et les larmes longtemps enfermées en moi ont soudain submergé mon cœur; il y avait en moi tant d’amour, tant de pitié, tant de douceur, mais aussi tant de force, qu’il est impensable que ma prière ne soit d’aucun secours. Après avoir lu sa lettre, j’ai senti en moi un recueillement grave et profond.

Si étrange que cela semble, ces quelques lignes pâles, hâtivement griffonnées au crayon, sont ma première lettre d’amour. Oh, j’en ai de pleines malles, de ces fameuses «lettres d’amour», tant les hommes m’ont écrit de mots de passion, de tendresse, de promesse et de désir, tant de mots pour tenter de se réchauffer et de me réchauffer à ce qui n’était souvent qu’un feu de paille.

Mais ses mots à lui, hier : «Tu sais, j’ai le cœur lourd», et ce matin : «Amour, je veux continuer à prier», sont les cadeaux les plus précieux qu’ait jamais reçus mon cœur pourtant comblé.

Le soir. Non, je ne crois pas que je succomberai. Cet après-midi, court moment de désespoir et de chagrin, moins à cause des événements que par apitoiement sur moi-même, à l’idée de devoir le laisser seul, et en craignant la douleur de la séparation moins pour moi-même que pour lui. Il y a quelques jours encore je croyais avoir tout vécu, tout supporté par anticipation, et que plus rien ne pouvait m’arriver, mais aujourd’hui j’ai dû me rendre à l’évidence : tout cela me touche de plus près que jamais. C’était très dur. Je t’ai été infidèle un moment, mon Dieu, mais pas complètement. Il est bon de traverser de ces moments de désespoir où toute lueur semble s’éteindre : un calme perpétuel aurait quelque chose de surhumain. Mais j’ai recouvré la certitude de pouvoir surmonter le pire désespoir.

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Quand je prie, je ne prie jamais pour moi, toujours pour d’autres, ou bien je poursuis un dialogue extravagant, infantile ou terriblement grave avec ce qu’il y a de plus profond en moi et que pour plus de commodité j’appelle Dieu. Prier pour demander quelque chose pour soi-même me paraît tellement puéril. Pourtant je lui demanderai, demain, s’il lui arrive de prier pour lui-même; en ce cas je le ferai aussi pour moi, malgré tout. Je trouve non moins puéril de prier pour un autre en demandant que tout aille bien pour lui : tout au plus peut-on demander qu’il ait la force de supporter les épreuves. Et en priant pour quelqu’un, on lui transmet un peu de sa propre force.

Pour la plupart des gens, la plus grande souffrance, c’est leur totale impréparation intérieure : ils périssent lamentablement ici même avant d’avoir vu l’ombre d’un camp de concentration. Cette attitude rend notre défaite totale. L’enfer de Dante est une comédie légère à côté. «C’est cela, l’enfer», m’a-t-il dit l’autre jour, très simplement et du ton de la constatation objective.

[Le 15 juillet 1942, Etty obtint un petit emploi au Conseil juif, section «Affaires culturelles».]

16 juillet, 9 heures et demie du soir. As-tu donc d’autres projets pour moi, mon Dieu? Puis-je accepter ceci? Mais je reste prête. Demain je descends en enfer, reposons-nous bien ce soir pour affronter le travail qui nous y attend! Je pourrais parler toute une année de la journée d’aujourd’hui. Jaap et Loopuit, ce vieil ami, qui s’est écrié : «Je ne tolérerai pas qu’Etty soit envoyée en Drenthe!» Léo de Wolff* nous a épargné encore quelques heures d’attente et j’ai dit à Jaap : «Il me faudra faire beaucoup de bien autour de moi pour racheter tous ces passe-droits. Il y a quelque chose de pourri dans notre société, il n’y a pas de justice!» Liesl a remarqué spirituellement : «La preuve c’est que tu es, toi précisément, victime du piston!»

Pourtant même là, dans ce couloir, dans les remugles et la bousculade de la foule, j’ai réussi à lire quelques lettres de Rilke, je continue tout de même à ma manière. La panique sur les visages. Tous ces visages, mon Dieu, ces visages!

Je vais me coucher. J’espère être un ferment de paix dans cette maison de fous. Je me lèverai de bonne heure pour me concentrer à l’avance. Mon Dieu, qu’as-tu l’intention de faire de moi? Je n’ai même pas eu le temps de réaliser que j’avais reçu ma convocation pour Westerbork, au bout de quelques heures elle était déjà annulée. Tout est allé si vite, comment est-ce possible? […]

*. Leo de Wolff était le fils de Sam de Wolff, un socialiste influent et l’un des pionniers du sionisme aux Pays-Bas. Leo de Wolff fut lui-même déporté et mourut à Bergen-Belsen, mais son père parvint à émigrer en Palestine.

Dimanche 19 juillet au soir; 10 heures moins 10. J’avais beaucoup à te dire, mon Dieu, mais je dois me coucher. Je suis comme droguée et si je ne suis pas au lit à dix heures, je ne tiendrai pas le coup demain. Du reste il me faudra trouver un langage entièrement nouveau pour parler de tout ce qui émeut mon cœur depuis quelques jours. Je suis bien loin d’en avoir fini avec nous, mon Dieu, et avec ce monde. Je suis prête à vivre très longtemps et à traverser toutes les épreuves qui nous seront imposées. Quelles journées, mon Dieu, quelles journées que ces derniers jours!! Et cette nuit. Et cette nuit. Il respire comme il marche. Et je disais, sous les couvertures : prions ensemble. Non, impossible d’en parler, de rien dire de ce qui fut, des jours passés et de la nuit dernière.

Pourtant je suis une de tes élues, mon Dieu, puisque tu me fais toucher d’aussi près tous les aspects de cette vie et que tu m’as donné assez de force pour les assumer. Et puisque mon cœur est assez fort pour des sentiments aussi grands, aussi intenses. La nuit dernière, montant enfin dans la chambre de Dicky et m’agenouillant presque nue au milieu de la pièce, complètement épuisée, j’ai dit : «J’ai tout de même vécu beaucoup de grandes choses aujourd’hui et cette nuit; mon Dieu, sois remercié de me rendre capable de les assumer, et de me faire profiter de tant d’expériences.» Il est temps de me coucher.

Lundi 20 juillet, 9 heures et demie du soir. Impitoyable, impitoyable. Mais nous devons être d’autant plus miséricordieux au fond de nous. Tel était le sens de ma prière d’aujourd’hui, dans le petit matin :

Mon Dieu, cette époque est trop dure pour des êtres fragiles comme moi. Après elle, je le sais, viendra une autre époque beaucoup plus humaine. J’aimerais tant survivre pour transmettre à cette nouvelle époque toute l’humanité que j’ai préservée en moi malgré les faits dont je suis témoin chaque jour. C’est aussi notre seul moyen de préparer les temps nouveaux : les préparer déjà en nous.

Je suis intérieurement si légère, si parfaitement exempte de rancœur, j’ai tant de force et d’amour en moi. J’aimerais tant vivre, contribuer à préparer les temps nouveaux, leur transmettre cette part indestructible de moi-même; car ils viendront, certainement. Ne se lèvent-ils pas déjà en moi jour après jour?

Telle était à peu près ma prière de ce matin. Je m’étais agenouillée avec une totale spontanéité sur le tapis de sisal de la salle de bains et les larmes roulaient sur mon visage. Et cette prière, je crois, m’a donné de la force pour toute la journée.

[…]

Mardi 21 juillet, 19 heures. Cet après-midi, durant le long trajet entre le bureau et la maison, comme les soucis voulaient m’assaillir de nouveau et ne semblaient pas devoir prendre fin, je me suis dit tout à coup :

«Toi qui prétends croire en Dieu, sois un peu logique, abandonne-toi à sa volonté et aie confiance. Tu n’as donc plus le droit de t’inquiéter du lendemain.» Et en faisant quelques pas avec lui le long du quai (et je te remercie, mon Dieu, de pouvoir encore le faire, quand je ne passerais que cinq minutes par jour avec lui, ces quelques instants n’en seraient pas moins la récompense de toute une journée de dur travail) je l’ai entendu dire : «Oh ces soucis que nous avons tous!» J’ai repris : «Soyons logiques, si nous avons confiance en Dieu, il faut l’avoir jusqu’au bout.»

Je me sens dépositaire d’un précieux fragment de vie, avec toutes les responsabilités que cela implique. Je me sens responsable du sentiment grand et beau que la vie m’inspire et j’ai le devoir d’essayer de le transporter intact à travers cette époque pour atteindre des jours meilleurs. C’est la seule chose qui compte. J’en suis perpétuellement consciente. Il me semble parfois que je vais finir par me résigner, par succomber sous la lourdeur de la tâche, mais toujours le sens de mes responsabilités vient ranimer la vie que je porte en moi. Je vais lire encore quelques lettres de Rilke et me coucher de très bonne heure. Jusqu’à ce jour, ma vie personnelle est encore si heureuse.

Aujourd’hui, entre deux requêtes urgentes à taper, et dans un entourage qui tient à la fois de l’enfer et de la maison de fous, j’ai trouvé le moyen de lire tout de même un peu de Rilke et sa voix m’a «parlé» aussi nettement que dans la silencieuse retraite de cette chambre.

Mais j’ai au moins découvert en moi le geste qui permet d’opposer la grandeur à la grandeur, non pas pour me débarrasser de la pesanteur, qui est grande dans toute grandeur et infinie dans tout insaisissable, mais pour la retrouver toujours à la même place élevée où elle poursuit son existence, indépendamment de notre affliction confuse, au-dessus de laquelle elle croît démesurément.

Et je voudrais ajouter ceci : je crois être parvenue à la longue à cette simplicité à laquelle j’ai toujours aspiré.

22 juillet, 8 heures du matin. Mon Dieu, donne-moi de la force, pas seulement de la force spirituelle, mais aussi de la force physique. Je veux bien te l’avouer, dans un moment de faiblesse : je serais au désespoir de quitter cette maison. Mais je ne veux pas perdre un seul jour à m’en inquiéter. Ôte donc de moi ces soucis, car s’il me fallait les traîner en plus de tout le reste, la vie ne serait plus possible!

Je suis très fatiguée ce matin, dans tout mon corps, et je n’ai guère le courage d’affronter le travail du jour. Je ne crois d’ailleurs pas beaucoup à ce travail; s’il devait se prolonger je finirais, je crois, totalement amorphe et découragée. Pourtant je te suis reconnaissante de m’avoir arrachée à la paix de ce bureau pour me jeter au milieu de la souffrance et des tracas de ce temps. Ce ne serait pas sorcier d’avoir une «idylle» avec toi dans l’atmosphère préservée d’un bureau, mais ce qui compte c’est de t’emporter, intact et préservé, partout avec moi et de te rester fidèle envers et contre tout, comme je te l’ai toujours promis.

Quand je marche ainsi dans les rues, ton monde me donne beaucoup à méditer — non, ce n’est pas le mot, j’essaie plutôt de pénétrer les choses grâce à un sens nouveau. J’ai souvent l’impression de pouvoir embrasser du regard toute notre époque, comme une phase de l’Histoire dont je discernerais les tenants et aboutissants et que je saurais insérer dans le tout.

Et je suis surtout reconnaissante de n’éprouver ni rancœur ni haine, mais de sentir en moi un grand acquiescement qui est bien autre chose que de la résignation, et une forme de compréhension de notre époque, si étrange que cela puisse paraître! Il faut savoir comprendre cette époque comme on comprend les gens; après tout c’est nous qui faisons l’époque. Elle est ce qu’elle est, à nous de la comprendre en tant que telle, malgré l’effarement que son spectacle nous inspire parfois. Je suis un cheminement intérieur propre, de plus en plus simple, de plus en plus dépouillé, mais néanmoins pavé de bienveillance et de confiance.

Jeudi 23 juillet, 9 heures du soir. Mes roses rouges et jaunes se sont toutes ouvertes. Pendant que j’étais là-bas, en enfer, elles ont continué à fleurir tout doucement. Beaucoup me disent : comment peux-tu encore songer à des fleurs?

Hier soir après une longue marche sous la pluie et malgré mes ampoules aux pieds j’ai fait un dernier petit détour à la recherche d’une charrette de fleuriste et je suis rentrée chez moi avec un grand bouquet de roses. Et elles sont là. Elles ne sont pas moins réelles que toute la détresse dont je suis témoin en une journée. Il y a place dans ma vie pour beaucoup de choses. Et j’ai tant de place, mon Dieu. En traversant aujourd’hui ces couloirs bondés j’ai été prise d’une impulsion soudaine : j’avais envie de m’agenouiller sur le carrelage au milieu de tous ces gens. Le seul geste de dignité humaine qui nous reste en cette époque terrible : s’agenouiller devant Dieu. Chaque jour j’apprends à mieux connaître les hommes et je vois de plus en plus clairement qu’ils n’ont aucune aide à offrir à leurs semblables : on est réduit à ses propres forces intérieures.

Nous remarquions qu’il importait de ne pas perdre le sens de la vie : «Le sens de la vie, cela dépasse la vie», dit-il alors.

«C’est un vrai merdier là-bas» : une phrase qui m’échappe souvent. Mais pourquoi employer si souvent ce mot, me suis-je demandé aujourd’hui; il s’installe dans l’atmosphère, y prolifère et l’enlaidit.

Le plus déprimant, c’est de savoir qu’à peu près aucune des personnes avec qui je travaille n’a vu son horizon intérieur s’élargir tant soit peu. Ces gens-là ne souffrent pas vraiment non plus. Ils haïssent, ils nagent dans un optimisme aveugle quant à leur petite personne, ils intriguent, encore capables d’ambition dans leurs maigres emplois, en un mot un vrai panier de crabes, et il y a des moments où je voudrais poser la tête sur ma machine à écrire et soupirer : «Non, je ne peux pas continuer.» Pourtant je continue toujours et j’en apprends chaque jour un peu plus sur le genre humain.

[…]

Le plus bizarre, c’est que le physique fonctionne parfaitement. Plus de maux de tête, de maux d’estomac, etc. Parfois un commencement de malaise, mais alors je me retire au fond de ma paix intérieure jusqu’à ce que le sang reprenne son cours régulier dans mes veines. Mes maux étaient probablement d’origine psychologique. La paix que je ressens n’a rien de forcé comme beaucoup le pensent, elle n’est pas non plus un signe de surmenage. Si tout ce que je vis en ce moment m’était advenu il y a un an, je me serais effondrée au bout de trois jours, je me serais suicidée ou alors réfugiée dans une gaieté totalement factice. À présent j’ai un grand équilibre, une grande résistance, une grande paix, une vision synthétique des choses et une intuition de leur logique, — enfin je ne sais pas au juste, mais quoi qu’il en soit : je vais très bien, mon Dieu.

[…]

Samedi 25 juillet, 9 heures du matin. J’ai commencé la journée bêtement. En parlant de «la situation», comme si l’on pouvait trouver les mots pour la décrire! Je ne dois pas gaspiller le précieux cadeau de cette journée de repos en parlant et en attristant mon entourage. Ce matin je vais nourrir un peu mon esprit, je note un besoin grandissant de fournir à cet esprit récalcitrant une abondante matière à assimiler. La semaine écoulée m’a apporté une éclatante confirmation de ma personnalité. Au milieu de cette maison de fous, je suis ma propre voie intérieure. Une centaine de personnes confèrent dans le brouhaha d’une petite pièce, les machines à écrire crépitent et moi, dans un coin, je lis Rilke. En plein milieu de la matinée nous avons dû déménager, tout d’un coup; on m’enlève table et chaise sous le nez, des gens qui attendaient se ruent dans la pièce, chacun donne ordres et contrordres, fût-ce pour disposer de la moindre chaise, mais Etty est assise dans un coin à même le sol malpropre, entre sa machine à écrire et son paquet de sandwiches pour midi, et elle lit Rilke. Je me promulgue là-bas ma propre législation sociale, j’arrive et je pars quand bon me semble. Au milieu de ce chaos, de cette détresse, je vis selon mon rythme et puis m’absorber à tout instant, entre deux lettres à dactylographier, dans ce qui m’importe vraiment. Ce n’est pas que je me ferme à la souffrance qui m’entoure ou que je m’endurcisse. Je supporte tout très bien et conserve tout en moi, mais je vais imperturbablement mon chemin. Hier fut une folle journée. Une journée où mon humour presque satanique a repris le dessus et où je me suis sentie, tout à coup, une sorte d’écolier chahuteur.

Mon Dieu, garde-moi d’une chose : ne m’envoie pas dans le même camp que les gens avec qui je travaille quotidiennement. Un jour je pourrai écrire sur eux cent satires. Pourtant les possibilités d’aventures ne manquent pas dans cette vie : hier soir j’ai dîné avec lui d’une limande meunière, inoubliable tant par le prix que par la qualité. Et cet après-midi à cinq heures, je m’en vais chez lui pour y rester jusqu’à demain matin. Nous allons lire, écrire, être ensemble, le temps d’une soirée, d’une nuit et d’un petit déjeuner. Oui, cela existe encore. Je me sens de nouveau si forte et si sereine depuis hier. Sans angoisse, même à son sujet. Entièrement délivrée de tout souci. Toute cette marche à pied me muscle les jambes. Je finirai peut-être tout de même par sillonner la Russie sac au dos?

Il dit : «C’est une époque qui nous invite à mettre en pratique : “aimez vos ennemis”.» Et si nous le disons, nous, on voudra bien croire que c’est possible, j’espère? Je voudrais noter encoré un passage de Rilke qui m’a frappée hier parce qu’il s’applique à moi, comme tant de choses qu’il a écrites.

En moi un immense silence, qui ne cesse de croître. Tout autour, un flux de paroles qui vous épuisent parce qu’elles n’expriment rien.

Il faut être toujours plus économe de paroles insignifiantes pour trouver les quelques mots dont on a besoin. Le silence doit nourrir de nouvelles possibilités d’expression. Il est neuf heures et demie. J’ai l’intention de rester à mon bureau jusqu’à midi; les pétales de rose jonchent mes livres. Une des roses jaunes est épanouie à ses dernières limites et me regarde, béante, de son grand œil, Les deux heures et demie que j’ai devant moi me semblent une éternité d’isolement. Je suis si reconnaissante de ces quelques heures, et aussi de ma concentration qui ne cesse de croître.

27 juillet 1942.

[…]

La collaboration apportée par une petite partie des Juifs à la déportation de tous les autres est évidemment un acte irréparable. L’Histoire aura à juger.

Et toujours, pourtant, ce sentiment : la vie est si «intéressante», à travers toutes les épreuves. Une observation détachée, presque démoniaque des événements reprend toujours le dessus chez moi. Une volonté de voir, d’entendre, d’être là, d’arracher tous ses secrets à la vie, d’observer froidement l’expression des visages humains jusque dans leurs derniers spasmes. Le courage aussi de se retrouver soudain face à soi-même et de tirer beaucoup d’enseignements du spectacle de son âme au milieu des troubles de l’époque. Et plus tard, trouver les mots pour dire tout cela. Je vais continuer à relire mes anciens carnets. En fin de compte je ne les détruirai pas. Ils peuvent m’aider, un jour, à rétablir le contact avec moi-même, si je l’ai perdu.

Nous avons eu tout le temps de nous préparer à la catastrophe d’aujourd’hui : deux longues années. Et dire que l’année écoulée a justement été la plus décisive de ma vie ma plus belle année! Et je suis sûre d’établir une continuité entre ma vie passée et celle qui m’attend maintenant. Parce que cette vie s’accomplit sur un théâtre intérieur : le décor a de moins en moins d’importance.

«Aguerrie» doit être soigneusement distinguée de «endurcie».

Mercredi 29 juillet, 8 heures du matin. Dimanche matin, emmitouflée dans ma robe de chambre bariolée, j’étais blottie dans un coin de sa chambre, assise en tailleur, et je reprisais des bas. Il est des eaux si claires qu’elles vous laissent distinguer tous les détails du fond. (Dis-moi, es-tu capable de formulation encore plus répugnante?)

Je voulais dire ceci : j’avais l’impression que la vie, dans ses mille détails, ses méandres et ses mouvements m’était parfaitement claire et transparente. Comme si je m’étais tenue sur le rivage d’un océan dont j’eusse pu voir le fond à travers l’eau cristalline. Serai-je un jour capable d’écrire? J’en désespère vraiment. Des années passeront sans doute avant que je sache décrire un tel moment de ma vie, un véritable sommet.

On est là, assise par terre dans un coin de la chambre de l’homme aimé à repriser des bas, et en même temps on est au bord d’une étendue d’eau vaste et puissante, d’une eau si cristalline et transparente qu’on peut en voir le fond. Ainsi vous apparaît la vie en un instant privilégié, et c’est inoubliable. Je crois vraiment que je vais avoir la grippe ou quelque chose d’approchant. Cela ne sera pas, je m’y oppose formellement! Et mes pauvres jambes encore mal entraînées se ressentent terriblement aujourd’hui des longues marches d’hier. Il me faut absolument obtenir la carte d’identité de Werner. Je vais me poster là-haut, dans le petit bureau, avec la même détermination souriante, mais inébranlable dont j’ai usé hier pour moi —

JOURNAL 1941-1943

même. Et il est plus que temps d’aller chez le dentiste. Y aura-t-il beaucoup de travail aujourd’hui? Je me mets en route. On ne sait jamais ce qu’une journée vous apportera, c’est d’ailleurs sans importance, on n’est nullement suspendu aux événements de la journée, même par les temps que nous vivons. Est-ce que je n’exagère pas? Et si demain je trouvais le carton blanc de ma «convocation» Les déportations semblent avoir provisoirement cessé à Amsterdam. C’est au tour de Rotterdam désormais. Protège-les, mon Dieu, les Juifs de Rotterdam, protège-les!



[Entre le 29 juillet et le 5 septembre 1942, Etty n’a probablement pas tenu de journal. Sa vie connaissait alors une accélération dramatique. Durant cette période, elle reçut sa convocation pour Westerbork et rejoignit le camp. Mais sa vie ne fut pas moins bouleversée par la maladie subite et la mort de S. Au début de septembre 1942, Etty est autorisée à retourner pour quelques jours à Amsterdam. Elle y arrive malade. Dans son dernier cahier conservé, elle décrit la mort de Spier, dit sa nostalgie de Westerbork et évoque des bribes de souvenirs ayant trait aux gens et aux situations qu’elle y a laissés.]

Mardi 15 septembre 1942, 10 heures et demie du matin. Au total, cela a peut-être fait un peu trop de choses, mon Dieu. Un être humain a aussi un corps, et le mien se rappelle à moi. J’ai cru mon esprit et mon cœur de force à tout supporter seuls. Mais voilà que mon corps se manifeste et dit : halte-là! Je sens à présent tout le poids que tu m’as donné à porter, mon Dieu. Tant de beauté et tant d’épreuves. Et toujours, dès que je me montrais prête à les affronter, les épreuves se sont changées en beauté. Et la beauté, la grandeur, se révélaient parfois plus dures à porter que la souffrance, tant elles me subjuguaient. Qu’un simple cœur humain puisse éprouver tant de choses, mon Dieu, tant souffrir et tant aimer! Je te suis si reconnaissante, mon Dieu, d’avoir choisi mon cœur, en cette époque, pour lui faire subir tout ce qu’il a subi. Cette maladie est peut-être une bonne chose, je ne l’ai pas encore acceptée, je suis encore un peu engourdie, désorientée et affaiblie, mais en même temps j’essaie de fouiller tous les recoins de mon être pour rassembler un peu de patience, une patience toute nouvelle pour une situation toute nouvelle, je le sens bien. Et je vais reprendre la bonne vieille méthode éprouvée et converser de temps à autre avec moi-même sur les lignes bleues de ce cahier. Converser avec toi, mon Dieu. Est-ce bien? Au-delà des gens, je ne souhaite plus m’adresser qu’à toi. Si j’aime les êtres avec tant d’ardeur, c’est qu’en chacun d’eux j’aime une parcelle de toi, mon Dieu. Je te cherche partout dans les hommes et je trouve souvent une part de toi. Et j’essaie de te mettre au jour dans les cœurs des autres, mon Dieu. Mais à présent j’ai besoin de beaucoup de patience, de beaucoup de patience et de réflexion, ce sera très difficile. Je dois tout faire seule désormais. La meilleure, la plus noble part de mon ami, de l’homme qui t’as éveillé en moi, t’a déjà rejoint. Il ne reste que l’apparence d’un vieillard sénile et exténué dans le petit deux-pièces où j’ai connu les joies les plus grandes et les plus profondes de ma vie. Je me suis tenue à son chevet et me suis trouvée alors face à tes derniers mystères, mon Dieu. Accorde-moi encore toute une vie pour comprendre tout cela. Tout en écrivant, je le sens, c’est une bonne chose de devoir rester ici. J’ai tant vécu ces derniers mois, je le réalise après coup : j’ai consommé en quelques mois les réserves de toute une vie. Je me suis peut-être donnée trop imprudemment à une vie intérieure qui rompait toutes les digues? Mais si j’entends ton avertissement, je n’aurai pas été trop imprudente.

15 heures. Il est toujours là, cet arbre, cet arbre qui pourrait écrire ma biographie. Pourtant ce n’est plus le même, ou bien est-ce moi qui ne suis plus la même? Sa bibliothèque est là, à un mètre de mon lit. Je n’ai qu’à tendre le bras gauche pour avoir en main Dostoïevski, Shakespeare ou Kierkegaard. Mais je ne tends pas le bras. La tête me tourne. Tu me places devant tes derniers mystères, mon Dieu. Je t’en suis reconnaissante, je me sens la force d’y être confrontée et de savoir qu’il n’y a pas de réponse. On doit pouvoir assumer tes mystères.

Je crois que je devrais dormir, dormir des jours entiers, et laisser mon esprit se détacher de tout. Le docteur disait hier que je mène une vie intérieure trop intense, que je vis trop peu sur terre, presque aux limites du ciel et que mon corps ne peut plus supporter tout cela. Il a peut-être raison. Ces six derniers mois, mon Dieu! Et ces deux derniers mois, qui sont à eux seuls une vie entière. Et combien d’heures n’ai-je pas vécues dont je disais : cette heure a été toute une vie, et si je devais mourir bientôt, ne vaudrait-elle pas tout le reste de ma vie? J’en ai tant vécu de ces heures-là. Qu’est-ce qui m’empêche de vivre aussi dans le ciel? Le ciel existe, pourquoi n’y vivrait-on pas? Mais en fait c’est plutôt l’inverse, c’est le ciel qui vit en moi.

[…]

À la même place où je t’ai écrit si souvent, où j’ai si souvent aussi parlé de toi dans mon journal. Il faut que je te dise une chose étonnante. Je n’ai encore jamais vu un mort. En ce monde où meurent chaque jour des milliers de gens, je n’ai encore jamais vu un seul mort. Tide dit : «Ce n’est qu’un vêtement.» Je le sais bien. Mais que tu sois, toi précisément, le premier mort qu’il me soit donné de voir me paraît un fait très significatif et très important.

De nos jours, on gaspille et on galvaude les grandes, les dernières vérités de la vie. Un tas de gens se rendent malades — ou se font porter malades — dans leur peur d’être déportés. Beaucoup d’autres se tuent, par peur aussi. Mais ta vie a trouvé sa fin naturelle, et j’en suis très reconnaissante. Reconnaissante de savoir que tu as eu aussi ta part de souffrance à supporter. Tide dit : cette souffrance lui a été imposée par Dieu, et celle que les hommes lui eussent imposée lui a été épargnée. Mais tu n’aurais sans doute pas pu la supporter, cher enfant gâté? Moi, je le peux, et ce faisant je prolonge ta vie et la transmets.

Une fois que l’on est parvenu à trouver la vie belle et pleine de sens, même et surtout à notre époque, on a l’impression que tout ce qui advient devait être ainsi et non autrement. Dire que me revoilà assise à mon bureau! Je ne suis pas en état de retourner demain à Westerbork, et j’aurai au moins une occasion de retrouver tous mes amis, lorsque nous porterons en terre ta dépouille.

Eh oui, tu sais, on n’y échappe pas, c’est une vieille habitude d’hygiène humaine. Mais nous serons tous réunis, ton esprit sera parmi nous et Tide chantera pour toi; si tu savais mon bonheur de pouvoir être là! Je suis rentrée juste à temps pour embrasser ta bouche desséchée, mourante, et une fois tu as pris ma main et l’as portée à tes lèvres. Tu as dit aussi, comme j’entrais dans la pièce : «La jeune voyageuse.» Et une autre fois : «Je fais des rêves bien étranges, j’ai rêvé que le Christ me baptisait.» Tide et moi nous nous tenions au chevet de ton lit, un instant nous avons cru que c’était la fin, que tes yeux se révulsaient. Tide m’avait prise dans ses bras, j’avais baisé sa chère bouche pure et elle dit tout bas : «Nous nous cherchions et nous nous sommes trouvées.» Nous nous tenions devant ton lit; comme tu aurais été heureux de nous voir là, nous deux, entre toutes. Peut-être nous as-tu vues en effet, même si à cet instant précis nous te croyions en train de mourir?

Et tes derniers mots ont été : «Hertha, j’espère…» de cela aussi je suis reconnaissante. Comme tu as dû lutter pour lui demeurer fidèle, mais ta fidélité a fini par l’emporter sur tout le reste. Et c’est moi qui t’ai le plus compliqué la tâche, je le sais, mais je t’ai aussi appris ce qu’est la fidélité, la lutte, et la faiblesse.

Tout ce qu’on peut trouver de mauvais et de bon dans un homme, on le trouvait en toi.

[…]

Mercredi matin, 9 heures (dans la salle d’attente du médecin). Souvent, en circulant dans le camp parmi les cris et les chamailleries des membres trop zélés du Conseil juif, je pensais : Ah! laissez-moi donc être un petit morceau de votre âme. Je voudrais être la baraque-refuge de la meilleure part de vous-même, cette part certainement présente en chacun de vous. Je n’ai pas tant à agir, je veux seulement être là. De ce corps, laissez-moi donc être l’âme. Et chez chacun de ces gens j’ai trouvé en effet un geste, un regard, qui dépassait de loin leur niveau habituel et dont ils avaient sans doute à peine conscience. Et je m’en sentais la dépositaire.

Mercredi 16 septembre, 3 heures de l’après-midi. Je vais rendre une visite de plus à sa rue. Trois rues, un canal et un petit pont m’ont toujours séparée de lui. Il est mort hier à sept heures et quart, le jour même où expirait mon laissez-passer. Je lui rends une dernière visite. À l’instant, j’étais dans la salle de bains. Je pensais : je vais voir mon premier mort. À vrai dire cela me laissait froide. Je me disais : je dois faire un geste solennel, extraordinaire. Et je me suis agenouillée sur le tapis de sisal de la petite salle de bains. Mais soudain j’ai pensé : non, c’est conventionnel. L’homme est décidément plein de conventions, d’idées préconçues sur des gestes qu’il croit nécessaire d’accomplir dans des situations données. Parfois, au moment où on l’attendait le moins, quelqu’un s’agenouille soudain dans un recoin de mon être. Je suis en train de marcher dans la rue, ou en pleine conversation avec un ami. Et ce quelqu’un qui s’agenouille, c’est moi.

[…]

Jeudi 17 septembre, 8 heures du matin. Le sentiment de la vie est si fort en moi, si grand, si serein, si plein de gratitude, que je ne chercherai pas un instant à l’exprimer d’un seul mot. J’ai en moi un bonheur si complet et si parfait, mon Dieu. Ce qui l’exprime encore le mieux, ce sont ses mots à lui : «se recueillir en soi-même». C’est peut-être l’expression la plus parfaite de mon sentiment de la vie : je me recueille en moi-même. Et ce «moi-même», cette couche la plus profonde et la plus riche en moi où je me recueille, je l’appelle «Dieu». Dans le journal de Tide, j’ai rencontré souvent cette phrase : «Prenez-le doucement dans vos bras, Père.» Et c’est bien mon sentiment perpétuel et constant : celui d’être dans tes bras, mon Dieu, protégée, abritée, imprégnée d’un sentiment d’éternité. Tout se passe comme si chacun de mes souffles était pénétré de ce sentiment d’éternité, comme si le moindre de mes actes, la parole la plus anodine s’inscrivait sur un fond de grandeur, avait un sens profond. Il m’écrivait dans une de ses premières lettres : «Et chaque fois que je peux dispenser autour de moi un peu de ce trop-plein de forces, je suis heureux.»

Il vaut certainement mieux que tu aies amené mon corps à crier «halte-là», mon Dieu. Je dois absolument retrouver la santé pour accomplir tout ce qui m’attend. Ou bien n’est-ce qu’une vision conventionnelle de plus? Même un corps maladif n’empêchera pas l’esprit de continuer à fonctionner et à porter ses fruits. Ni de continuer à aimer, à être à l’écoute de soi-même, des autres, de la logique de cette vie, et de toi. Hineinhorchen, «écouter au-dedans», je voudrais disposer d’un verbe bien hollandais pour dire la même chose. De fait, ma vie n’est qu’une perpétuelle écoute «au-dedans» de moi-même, des autres, de Dieu. Et quand je dis que j’écoute «au-dedans», en réalité c’est plutôt Dieu en moi qui est à l’écoute. Ce qu’il y a de plus essentiel et de plus profond en moi écoute l’essence et la profondeur de l’autre. Dieu écoute Dieu.

Comme elle est grande la détresse intérieure de tes créatures terrestres, mon Dieu. Je te remercie d’avoir fait venir à moi tant de gens avec toute leur détresse. Ils sont en train de me parler calmement, sans y prendre garde, et voilà que tout à coup leur détresse perce dans sa nudité. Et j’ai devant moi une petite épave humaine, désespérée et ignorant comment continuer à vivre. C’est là que mes difficultés commencent. Il ne suffit pas de te prêcher, mon Dieu, pour te mettre au jour dans le cœur des autres. Il faut dégager chez l’autre la voie qui mène à toi, mon Dieu, et pour ce faire il faut être un grand connaisseur de l’âme humaine. Il faut avoir une formation de psychologue : rapports au père et à la mère, souvenirs d’enfance, rêves, sentiments de culpabilité, complexes d’infériorité, enfin tout le magasin des accessoires. Dans tous ceux qui viennent à moi, je commence alors une exploration prudente. Les outils qui me servent à frayer la voie vers toi chez les autres sont encore bien rudimentaires. Mais j’en ai déjà quelques-uns et je les perfectionnerai, lentement et avec beaucoup de patience. Et je te remercie de m’avoir donné le don de lire dans le cœur des autres. Les gens sont parfois pour moi des maisons aux portes ouvertes. J’entre, j’erre à travers des couloirs, des pièces : dans chaque maison l’aménagement est un peu différent, pourtant elles sont toutes semblables et l’on devrait pouvoir faire de chacune d’elles un sanctuaire pour toi, mon Dieu. Et je te le promets, je te le promets, mon Dieu, je te chercherai un logement et un toit dans le plus grand nombre de maisons possible. C’est une image amusante : je me mets en route pour te chercher un toit. Il y a tant de maisons inhabitées, où je t’introduirai comme invité d’honneur. Pardonne-moi cette image assez peu raffinée.









Le soir, vers 10 heures et demie. Mon Dieu, donne-moi la paix, et la force de venir à bout de tout. H y a tant à faire. Il faut que je me mette enfin à écrire sérieusement. Mais je dois commencer par m’imposer une discipline de vie. La lumière s’éteint en ce moment dans le baraquement des hommes. Mais je rêve, c’est vrai qu’ils n’ont même pas de lumière! Où es-tu donc allé ce soir, petit frère d’armes? Je sens déferler parfois une vague de tristesse, de ne plus pouvoir ouvrir la porte de mon baraquement pour me retrouver sans transition devant la vaste lande. La porte ouverte, je fais un bout de chemin sur le terrain du camp et je n’ai pas longtemps à attendre avant de voir mon compagnon d’armes venir vers moi d’un côté ou d’un autre, le visage hâlé, une ride verticale, inquisitrice, descendant entre ses yeux. Quand la nuit commence à tomber, j’entends dans le lointain les premières notes de la Cinquième de Beethoven.

Je voudrais pouvoir venir à bout de tout par le langage, pouvoir décrire ces deux mois passés derrière les barbelés, les plus intenses et les plus riches de ma vie, et qui m’ont apporté la confirmation éclatante des valeurs les plus graves, les plus élevées de ma vie. J’ai appris à aimer Westerbork, et j’en ai la nostalgie. Lorsque je m’endormais là-bas sur mon étroit châlit, j’avais la nostalgie de ce bureau où j’écris en ce moment. Je te suis reconnaissante, mon Dieu, de me rendre la vie si belle, partout où je me trouve, que chaque endroit que je quitte m’emplit de nostalgie. Mais cela rend parfois la vie pesante et dure à porter. Tu vois, il est dix heures et demie passées, les lumières du baraquement s’éteignent, je crois qu’il est temps d’aller me coucher. «La malade doit mener une vie réglée», dit l’impressionnant certificat que l’on m’a délivré. Et je dois manger du riz, du miel et d’autres mets quasi légendaires.

Cela me fait penser tout à coup à cette femme dont les cheveux de neige encadraient le noble visage ovale; elle avait un petit paquet de toasts dans sa musette. C’est tout ce qu’elle emportait de vivres pour son voyage en Pologne : elle suivait un régime très strict. Elle était extrêmement gentille et calme; elle était grande et avait une silhouette de jeune fille. J’ai passé tout un après-midi avec elle, assise au soleil devant les baraquements de transit. Je lui ai donné un petit livre qui venait de la bibliothèque de Spier, Die Liebe, de Johanna Millier, cadeau dont elle parut très heureuse. À quelques jeunes filles qui étaient venues nous rejoindre, elle dit : «Attention, demain matin lorsque nous partirons, chacun d’entre nous n’aura pas le droit de pleurer plus de trois fois.» L’une des jeunes filles répondit : «On ne m’a pas encore distribué mon ticket de rationnement pour pleurer!»

[…]

Je parle beaucoup, beaucoup aux gens ces derniers temps. Pour l’instant, je parle d’une façon beaucoup plus imagée et incisive que je ne pourrais le faire en écrivant. Je me dis parfois que je ne devrais pas me disperser ainsi en vaines paroles, que je devrais me retirer en moi-même et suivre en silence, sur le papier, la voie de ma quête personnelle. Toute une part de moi-même désire cette retraite. Une autre ne peut encore s’y résoudre et se perd en paroles au milieu des hommes.

As-tu vu, Max, cette femme sourde et muette au huitième mois de sa grossesse, flanquée d’un mari épileptique. Combien de femmes russes à leur neuvième mois sont-elles chassées en ce moment de leur maison, et prennent encore leur fusil?

Mon cœur est une écluse où se pressent des flots de souffrance toujours renouvelés.

Jopie était assis sur la lande, sous le grand ciel étoilé, et nous parlions de nostalgie : «Je n’ai aucune nostalgie», dit-il, «puisque je suis chez moi.» Pour moi ce fut une révélation. On est chez soi. Partout où s’étend le ciel on est chez soi. En tout lieu de cette terre on est chez soi, lorsqu’on porte tout en soi.

Je me suis souvent sentie — et je me sens encore — comme un navire qui vient d’embarquer une précieuse cargaison; on largue les amarres et le navire prend la mer, libre de toute entrave; il relâche dans tous les pays et prend partout à son bord ce qu’il y a de plus précieux. On doit être sa propre patrie. Il m’a fallu deux soirées pour me décider à lui raconter ce que j’ai de plus intime. Pourtant j’avais très envie de le lui dire, comme pour lui faire un cadeau. Alors je me suis agenouillée là, sur cette vaste lande, et je lui ai parlé de Dieu.

Le docteur se trompe évidemment. Autrefois je me serais laissé impressionner, mais j’ai appris désormais à percer les gens à jour et à apprécier leurs propos à la lumière de mes intuitions personnelles. «Vous avez une vie trop exclusivement spirituelle. Vous ne vous dépensez pas assez. Vous restez étrangère aux choses les plus élémentaires de la vie.» J’ai failli lui demander : «Dois-je m’étendre à côté de vous sur le divan?» Réplique assez peu raffinée, j’en conviens, mais tout son monologue y tendait. Il ajouta encore : «Vous ne vivez pas assez dans la réalité.» Après l’avoir quitté je pensai : ce que dit cet homme n’a pas le sens commun. La réalité! La réalité, c’est qu’en maints endroits de ce monde, des hommes et des femmes sont dans l’impossibilité de se rejoindre. Les hommes sont au front. La vie concentrationnaire. Les prisons. La séparation. Voilà la réalité. C’est avec cette réalité-là qu’il faut se tirer d’affaire. Et on n’est tout de même pas obligé de se consumer vainement de désir et de commettre le péché d’Onan? Cet amour qu’on ne peut plus déverser sur une personne unique, sur l’autre sexe, ne pourrait-on pas le convertir en une force bénéfique à la communauté humaine et qui mériterait peut-être aussi le nom d’amour? Et lorsqu’on s’y efforce, ne se trouve-t-on pas précisément en pleine réalité? Réalité sans doute moins tangible que celle d’un homme et d’une femme couchés dans un lit. Mais n’y a-t-il pas d’autres réalités? Il y a quelque chose de puéril et d’indigent à entendre un petit bonhomme plus tout jeune vous parler (à notre époque, mon Dieu, à notre époque!) de «libérer ses instincts». J’aimerais bien qu’on m’explique une fois par le menu ce qu’il voulait dire par là.

«Après la guerre, à côté d’un flot d’humanisme, un flot de haine déferlera sur le monde.» En entendant ces mots, j’en ai eu encore une fois la certitude : je partirai en guerre contre cette haine.

22 septembre. Il faut apprendre à vivre avec soi-même comme avec une foule de gens. On découvre alors en soi tous les bons et les mauvais côtés de l’humanité. Il faut d’abord apprendre à se pardonner ses défauts si l’on veut pardonner aux autres. C’est peut-être l’un des apprentissages les plus difficiles pour un être humain, je le constate bien souvent chez les autres (et autrefois je pouvais l’observer sur moi-même aussi, mais plus maintenant), que celui du pardon de ses propres erreurs, de ses propres fautes. La condition première en est de pouvoir accepter, et accepter généreusement, le fait même de commettre des fautes et des erreurs.

Je voudrais bien vivre comme les lys des champs. Si l’on comprenait bien cette époque, elle pourrait nous apprendre à vivre comme un lys des champs.

J’ai écrit un jour dans un de mes cahiers : je voudrais suivre du bout des doigts les contours de notre temps. J’étais assise à mon bureau et ne savais comment approcher la vie. C’était parce que je n’avais pas encore accédé à la vie qui était en moi. C’est à ce bureau que j’ai appris à rejoindre la vie que je portais en moi. Puis j’ai été jetée sans transition dans un foyer de souffrance humaine, sur l’un des nombreux petits fronts ouverts à travers toute l’Europe.

Et là, j’ai fait soudain l’expérience suivante : en déchiffrant les visages, en déchiffrant des milliers de gestes, de petites phrases, de récits, je me suis mise à lire le message de notre époque — et un message qui en même temps la dépasse. Ayant appris à lire en moi-même, je me suis avisée que je pouvais lire aussi dans les autres. Là-bas j’ai vraiment eu l’impression de suivre à tâtons, d’un doigt sensible aux moindres aspérités, les contours de ce temps et de cette vie. Comment se fait-il que ce petit bout de lande enclos de barbelés, traversé de destinées et de souffrances humaines qui viennent s’y échouer en vagues successives, ait laissé dans ma mémoire une image presque suave? Comment se fait-il que mon esprit, loin de s’y assombrir, y ait été comme éclairé et illuminé? J’y ai lu un fragment de ce temps qui ne me paraît pas dépourvu de sens. À ce bureau, au milieu de mes écrivains, de mes poètes et de mes fleurs, j’ai tant aimé la vie. Et là-bas, au milieu de baraques peuplées de gens traqués et persécutés, j’ai trouvé la confirmation de mon amour de cette vie. Ma vie, dans ces baraques à courants d’air, ne s’opposait en rien à celle que j’avais menée dans cette pièce calme et protégée. À aucun moment je ne me suis sentie coupée d’une vie qu’on prétendait révolue : tout se fondait en une grande continuité de sens. Comment ferai-je pour décrire tout cela? Pour faire sentir à d’autres comme la vie est belle, comme elle mérite d’être vécue et comme elle est juste — oui : juste. Peut-être Dieu me fera-t-il trouver les mots qu’il faut, quelques mots simples? Des mots colorés, passionnés et graves aussi. Mais par-dessus tout des mots simples. Comment camper en quelques touches tendres, légères, mais puissantes, ce petit village de baraques entre ciel et lande? Comment faire pour que d’autres lisent avec moi à livre ouvert dans tous ces gens qu’il faut déchiffrer comme des hiéroglyphes, trait par trait, jusqu’à ce qu’ils composent un tout lisible et intelligible, un monde pris entre ciel et lande?

En tout cas j’ai d’ores et déjà une certitude : jamais je ne pourrai écrire tout cela comme la vie l’a écrit devant moi en lettres mouvantes. J’ai tout lu, de mes yeux et de tous mes sens. Mais je ne pourrai jamais le raconter tel quel. Cela me désespérerait si je n’avais appris à accepter la nécessité de travailler avec les forces insuffisantes dont on dispose, mais d’en tirer le meilleur parti possible.

J’observe les êtres comme on passe en revue des plantations et je constate jusqu’où lève en eux l’herbe de l’humanité.

[…]

23 septembre. Cette haine ne nous mènera à rien, Klaas; la réalité est bien différente de ce que nous voulons voir à travers nos schémas préétablis. Il y a par exemple au camp un membre de l’administration *. Je le revois souvent en pensée. La première chose qui frappe chez lui, c’est son port de tête hautain et rigide. Il voue à nos persécuteurs une haine que je suppose fondée. Mais lui-même est un bourreau. Il ferait un commandant modèle de camp de concentration. Je l’ai souvent observé lorsqu’il se tenait à l’entrée du camp pour accueillir ses frères de race — spectacle généralement assez peu ragoûtant. Je me rappelle l’avoir vu un jour jeter quelques pastilles noirâtres et crasseuses, par-dessus sa table de bois, à un petit enfant de trois ans qui pleurait, en lui disant de son ton le plus paternel : «Attention de ne pas te barbouiller le groin!» À la réflexion, je crois que c’était plus par maladresse et timidité que par volonté délibérée de blesser : il était incapable de trouver le ton juste. Il n’en était pas moins autrefois l’un des plus brillants juristes de Hollande et ses articles, toujours pénétrants, étaient toujours parfaitement formulés. (Un homme s’était pendu à l’infirmerie du camp : «Il faudra penser à le radier du fichier “Hop-là”») A le voir évoluer parmi les gens, la tête haute, le regard dominateur, la pipe rivée aux lèvres, je me disais

*. Au camp de Westerbork, l’administration courante et une partie du service d’ordre étaient assurées par des Juifs, eux-mêmes surveillés par des gendarmes néerlandais et par les Allemands, d’ailleurs assez peu nombreux.


toujours : il ne lui manque qu’un fouet dans les mains, cela lui irait parfaitement. Pourtant je ne le détestais pas, il m’intéressait trop pour cela. Par moments, il me faisait à vrai dire terriblement pitié. À bien y regarder, sa bouche avait un pli insatisfait, profondément malheureux. C’était la bouche d’un enfant de trois ans à qui sa mère a refusé de passer un caprice. En attendant, il avait dépassé la trentaine, il était bel homme, renommé dans sa profession et père de deux enfants. Mais son visage avait gardé cette bouche insatisfaite d’enfant de trois ans, qui s’était contenté de grandir et de s’épaissir au fil du temps. À seconde vue, il n’était pas vraiment bel homme.

Tu vois, Klaas, c’était ainsi : il débordait de haine pour ceux que nous pourrions appeler nos bourreaux, mais lui-même eût fait un parfait bourreau et un persécuteur modèle. Et pourtant il me faisait pitié. Y comprends-tu quelque chose? Il n’avait aucun contact humain avec ses semblables, et si d’autres avaient une conversation amicale, il leur jetait à la dérobée un regard dévoré d’envie. J’avais tout loisir de le voir et de l’observer, la vie au camp se passait au vu et au su de tous. Plus tard un de ses collègues qui le connaissait depuis des années m’apprit quelques petits détails sur son compte. En mai 40, il s’était jeté du troisième étage sans parvenir à se tuer, ce qui pourtant était apparemment le but recherché. Peu après, il a tenté de se jeter sous une voiture, sans plus de succès. Il a passé alors quelques mois dans un établissement psychiatrique. C’était la peur, rien que la peur.

[…]

Après la guerre, je veux parcourir les différents pays de ton monde, mon Dieu, je sens en moi ce besoin de franchir toutes les frontières et de découvrir le fond commun à toutes les créatures, si différentes et si opposées entre elles. Et je voudrais parler de ce fond commun d’une petite voix douce, mais inlassable et persuasive. Donne-m’en les mots et la force. Mais d’abord je voudrais être sur tous les fronts et parmi ceux qui souffrent. N’y aurai-je pas aussi le droit de m’exprimer? C’est comme une petite vague qui remonte toujours en moi et me réchauffe, même après les moments les plus difficiles : «Comme la vie est belle pourtant!» C’est un sentiment inexplicable. Il ne trouve aucun appui dans la réalité que nous vivons en ce moment. Mais n’existe-t-il pas d’autres réalités que celle qui s’offre à nous dans le journal et dans les conversations irréfléchies et exaltées de gens affolés? Il y a aussi la réalité de ce petit cyclamen rose indien et celle aussi du vaste horizon que l’on finit toujours par découvrir au-delà des tumultes et du chaos de l’époque.

[…]

C’est toujours pareil : on voudrait écrire d’emblée des choses surprenantes ou géniales, on a honte de ses banalités. Pourtant, si dans ma vie, à ce moment de ma vie, à l’époque où nous sommes, j’ai un devoir véritable, c’est bien d’écrire, de noter, de fixer. Ce faisant, j’encaisserai le choc des événements sans même y prendre garde. Je déchiffre la vie et, certaine de pouvoir la lire à livre ouvert, je me persuade, dans mon inconscience et mon indolence juvéniles, que je retiendrai sans effort et pourrai un jour raconter tel quel tout ce que j’aurai déchiffré. Je devrai tout de même ménager tôt ou tard de discrets points d’ancrage pour mon récit. Je vis intensément, j’use la vie jusqu’à la corde, et je sens croître en moi le sentiment de mes obligations vis-à-vis de ce qu’il faut bien appeler mes talents. Mais par où commencer, mon Dieu? Il y a tant de choses. Ne commettons pas non plus l’erreur de vouloir jeter sur le papier, sans transition, tout ce que nous vivons si intensément. Ce n’est pas non plus le but recherché. Mais comment m’y prendre pour dominer toute la matière? Je l’ignore, cela fait trop. Tout ce que je sais, c’est que je vais devoir m’atteler à la tâche. Et que j’aurai la force et la patience d’en venir à bout seule. Mais il me faut rester fidèle à ma mission, cesser de m’éparpiller comme sable au vent. Je me divise et m’offre en partage à la foule des sympathies, des impressions, des êtres et des émotions qui fondent sur moi. Je dois leur demeurer fidèle à tous. Mais j’y ajouterai une nouvelle fidélité, celle que je dois à mon talent. Il ne suffit plus de vivre tout cela. Il faut y ajouter quelque chose de mon cru.

Il me semble discerner avec une netteté croissante les abîmes béants où s’évanouissent les forces créatrices d’un être et sa joie de vivre. Ce sont des failles qui s’ouvrent dans notre psychisme et qui engloutissent tout.

[…]

Jeudi 8 octobre, après-midi. Je suis malade, je n’y peux rien. Guérie, j’irai recueillir là-bas toutes les larmes et toutes les terreurs. D’ailleurs je le fais déjà ici même, du fond de mon lit. C’est peut-être la vraie raison de mes vertiges et de ma fièvre? Je ne veux pas me faire le chroniqueur d’atrocités. Ni de sensations violentes. Je disais ce matin même à Jopie : «Et pourtant j’en reviens toujours à la même idée : la vie est belle.» Et je crois en Dieu. Et je veux me planter au beau milieu de ce que les gens appellent des «atrocités» et dire et répéter : «La vie est belle.» Mais pour l’instant me voilà dans mon coin, fiévreuse et prise de vertiges, et incapable de faire quoi que ce soit. Je viens de m’éveiller la bouche sèche, j’ai tendu la main vers mon verre et cette gorgée d’eau m’a emplie de gratitude, et j’ai pensé : «Si seulement je pouvais circuler là-bas pour donner une gorgée d’eau à quelques-uns de ces malheureux entassés par milliers!» J’ai toujours la même réaction : «Allons, ce n’est pas si grave, calme-toi, ce n’est pas si grave, reste calme.» Chaque fois qu’une femme, ou un enfant affamé, éclatait en sanglots devant l’un de nos bureaux d’enregistrement, je m’approchais et je me tenais là, protectrice, les bras croisés, souriante, et en moi-même je m’adressais à cette créature tassée sur elle-même et désemparée : «Allons, ce n’est pas si grave, ce n’est pas si terrible.» Et je restais là, j’offrais ma présence, que pouvait-on faire d’autre? Parfois je m’asseyais à côté de quelqu’un, je passais un bras autour de son épaule, je ne parlais pas beaucoup, je regardais les visages. Rien ne m’était étranger, aucune manifestation de souffrance humaine. Tout me semblait familier, j’avais l’impression de tout connaître d’avance et d’avoir déjà vécu cela une fois dans le passé. Certains me disaient : mais tu as donc des nerfs d’acier pour tenir le coup aussi bien? Je ne crois pas du tout avoir des nerfs d’acier, j’ai plutôt les nerfs à fleur de peau, mais c’est un fait, je «tiens le coup». J’ose regarder chaque souffrance au fond des yeux, la souffrance ne me fait pas peur. Et à la fin de la journée j’éprouvais toujours le même sentiment, l’amour de mes semblables. Je ne ressentais aucune amertume devant les souffrances qu’on leur infligeait, seulement de l’amour pour eux, pour leur façon de les endurer, si peu préparés qu’ils fussent à endurer quoi que ce fût. Le blond Max au crâne rasé où un léger duvet repoussait timidement, le blond Max aux doux yeux bleus rêveurs. On l’avait tellement maltraité à Amersfoort qu’il a fallu le retirer du convoi et le laisser à l’infirmerie du camp. Un soir, il fit le récit détaillé des tortures qu’il avait subies. D’autres que moi relateront un jour ces pratiques dans toutes leurs finesses; il le faudra probablement pour transmettre à la postérité l’histoire complète de cette époque. Mais ces détails ne sont pas pour moi, je n’en ai pas besoin.

Le lendemain. Sur ces entrefaites, mon père est arrivé inopinément. Beaucoup d’énervement de part et d’autre. «Petite béguine mielleuse», «Don Quichotte en jupons» et «Seigneur, rends-moi moins désireuse d’être comprise, mais fais que je comprenne».

[…]

L’âge de l’état civil n’est pas celui de l’âme. Je pense qu’à la naissance, l’âme a déjà atteint un certain âge qui ne change plus désormais. On peut naître avec une âme de douze ans. Mais on peut naître aussi avec une âme de mille ans, il y a parfois des enfants de douze ans chez qui l’on voit très bien que l’âme a mille ans. […]

Lorsque je souffre pour les faibles, n’est-ce pas souffrir en fait pour la faiblesse que je sens en moi?

J’ai rompu mon corps comme le pain et l’ai partagé entre les hommes. Et pourquoi pas? Car ils étaient affamés et sortaient de longues privations.

[…]

On voudrait être un baume versé sur tant de plaies.

Lettres de Westerbork [intégrale]

[Sans date] mercredi après-midi, 2 heures.

Aujourd’hui, mon cœur a connu plusieurs morts et plusieurs résurrections aussi. De minute en minute, je prends congé et me sens détachée de toutes choses extérieures. Je romps les amarres qui me retiennent encore, je hisse à bord tout ce dont je crois avoir besoin pour entreprendre le voyage. Je suis assise au bord d’un canal paisible, mes jambes pendent le long du mur de pierre et je me demande si, un jour, mon cœur ne sera pas trop las et trop usé pour continuer à voler à son gré avec la liberté de l’oiseau.

À Han Wegerif et autres. Westerbork, lundi 23 novembre 1942.

Lundi, 1 heure de l’après-midi, dans le cagibi des Mahler 2, où Eichwald est en train de me faire chauffer de la panade.

Mes chéris, j’aimerais bien arriver à terminer enfin une lettre pour vous. Celle-ci est la cinquième que je commence. On voit ici trop de choses et l’on éprouve trop de sentiments contradictoires pour pouvoir écrire. Du moins, moi, je ne peux pas. Je ne vous envoie donc qu’un petit salut rapide. Et je pense que je ne tarderai pas à devoir rentrer pour me faire achever dans un abattoir de première classe, je ne vaux rien, j’en suis très triste, il y aurait tant à faire ici, mais j’ai quelque chose de détraqué, je «marche» aux analgésiques et, un de ces jours, sans crier gare, je vais sans doute me retrouver devant vous, mes chéris. Rien à y faire.

Dire que je suis ici depuis trois jours à peine, cela semble déjà des semaines. L’endroit n’est plus aussi «idyllique» qu’en été, oh non! Vous savez quoi? Je m’en tiens à ce petit bonjour pour cette fois-ci, je vais dormir un peu avant de reprendre ma marche sans fin à travers les baraques et dans la boue. Quel dommage que je ne puisse pas rester, je le voudrais tant!

Vleeschhouwer 3 entre à l’instant, je lui donne cette lettre à emporter. À plus tard. Au revoir, chers tous, et pardonnez ce petit mot hâtif et griffonné.

Très affectueuses pensées d’Etty.

À Han Wegerif et autres. Westerbork, dimanche 29 novembre 1942.

Dimanche soir.

Père Han, Kâthe, Hans, Maria,

Un simple bonjour. Vous écrire d’ici m’est impossible, non par manque de temps, mais par trop-plein d’impressions. Trop de choses, ici, fondent sur vous à la fois. Je crois que cette seule semaine me fournirait de quoi raconter pendant un an sans interruption. Je suis sur la liste des «permissions» pour samedi prochain. Quel privilège que de pouvoir encore sortir d’ici et de vous revoir tous! Je suis heureuse de ne pas avoir pris la poudre d’escampette dès les premiers jours; de temps à autre je me laisse tomber pour une heure sur mon lit, et la machine repart. Valise, vêtements et couvertures sont arrivés à bon port. Les Mahler prennent formidablement soin de moi. Il est huit heures et demie du soir et je me tiens une fois de plus dans leur petite pièce accueillante, une véritable oasis. À côté de moi, Vleeschhouwer est plongé dans un livre. Mahler, sa femme et deux amis font une partie de cartes. Le petit Eichwald, mon fidèle fournisseur de lait, assis par terre dans un coin à côté du chien Humpie, découd le manteau de Speyer pour en faire un blouson. Le frère de Stertzenbach (ceci pour Hans) est en train d’écrire des lettres et, tout à l’heure, reprendra le récit de ses souvenirs de prison. Le réchaud de Tante Lée a un air familier dans son coin, on y concocte toutes sortes de bonnes choses pour la communauté. À l’instant vient d’entrer Witmondt 5 (Witmondt dont je suis allée voir la femme plusieurs fois à Amsterdam; tous ces gens font tellement partie de mon univers qu’en écrivant leurs noms j’ai l’impression que vous les connaissez), il était drapé dans une vaste cape et nous nous sommes écriés en chœur : «Mais dis donc, Max, où as-tu déniché cette superbe cape?» Et Max — ancien d’Amersfoort transféré ici il y a quelque temps à l’état de squelette et «retapé» avec mille attentions par les Mahler — répondit avec une solennité impressionnante : «Cette cape porte encore la marque du sang d’Amersfoort», et de fait, on distinguait sur l’étoffe des taches rouge foncé. Que d’histoires lugubres! Je suis pelotonnée dans un coin et j’écris par bribes. Et voici qu’entre une personne de plus, un garçon de Kattenbure qui doit partir par le convoi de demain matin.

Et tout cela dans une pièce de deux mètres sur trois. Le chauffage central est allumé — oui, vous avez bien lu — et les hommes sont en bras de chemise tant il fait chaud. Tout, ici, n’est que paradoxe. Dans les grandes baraques, où beaucoup s’étendent sans draps ni couvertures, sans matelas, à même les sommiers de métal, on meurt de froid. Dans les petites maisons, reliées au chauffage central, une chaleur étouffante vous empêche de dormir la nuit. Je loge dans une de ces petites baraques d’habitation avec cinq de mes collègues. Lits superposés deux par deux. Ces lits sont très branlants et lorsque ma voisine du dessus, une grosse Viennoise, se retourne dans son sommeil, tout l’édifice tangue comme un navire dans la tempête. Et, la nuit, des souris rongent nos lits et grignotent nos provisions — pas vraiment le grand calme.

Ce que je fais ici, au juste? Je louvoie avec mes cinq malheureux gobelets de café parmi les centaines de gens. De temps à autre, je me sauve, tout bonnement malade d’impuissance. Comme l’autre jour, lorsqu’une vieille femme était tombée en syncope dans un coin et que l’on ne trouvait pas une goutte d’eau dans tout le camp, la conduite étant coupée.

Et puis les gens d’Ellecom 7 sont arrivés. On les a immédiatement transportés à l’hôpital, je suis passée de lit en lit, plongée dans un abîme de stupéfaction : je ne comprends toujours pas que des êtres humains en viennent à se malmener de la sorte et qu’on puisse encore en parler tranquillement.

Je suis entrée en campagne pour ramener à la lumière du jour la bibliothèque, conservée ici dans les caves d’un entrepôt verrouillé. Le besoin de lecture se fait sentir partout. Mais tout achoppe sur le problème du manque de place.

Mardi prochain, j’ai rendez-vous à ce sujet avec Paul Cronheim 8, le wagnérien, et maître Spier; j’aimerais bien m’atteler à la tâche dans ce domaine des nourritures spirituelles; on verra si j’obtiens quelque chose.

Ici, le tableau n’est guère brillant : vie de nomades, clochardisation, boue. Cet après-midi, j’ai visité quelques grandes baraques, certains mioches vous donnaient l’impression de mourir à petit feu sous vos yeux.

Mes enfants, ce que je vous écris n’est pas très réjouissant, et pourtant je suis contente d’être ici. La santé laisse encore un peu à désirer, toutes sortes de petits maux ont l’air de rôder ici ou là, enfin nous verrons bien.

Cette lettre mérite à peine son nom, mais j’avais gardé trop mauvaise conscience de l’unique petit mot déprimé que je vous avais envoyé. Westerbork m’a littéralement engloutie, je refais surface à la fin de la semaine. Non, d’ici on ne peut pas écrire et l’on n’aura pas trop d’une grande partie de sa vie pour «digérer» cette expérience. Et c’est merveilleux de pouvoir revenir vers vous la semaine prochaine. Merci de votre lettre, Père Han. Et mille affectueuses pensées pour vous tous et à la fin de la semaine.

Etty.

À deux sœurs de La Haye. Amsterdam, fin décembre 19421 n.10.

Amsterdam, décembre 1942.

Bien sûr, cette fois encore, je suis revenue de la lande chargée de diverses commissions, comme d’habitude. Une ex-soubrette soignée pour des calculs biliaires voulait avoir sa teinture pour les cheveux. Une jeune fille ne pouvait quitter son lit parce qu’elle n’avait pas de chaussures. Et tant d’autres menus faits. Encore que cette histoire de chaussures n’ait rien d’un détail, naturellement. Et puis il y avait une autre mission dont j’avais promis avec empressement de m’acquitter, mais qui s’est mise à me peser de plus en plus. Il y a beau temps que notre soubrette a pu se reteindre les cheveux et que la fille aux pieds nus peut sortir de son lit et affronter la boue, mais je n’ai pas encore donné suite à la demande du docteur K n.11 et la maladie qui m’a immobilisée quelques semaines n’en est vraiment pas l’unique raison…

L’un des derniers soirs avant mon départ, je suis entrée dans son petit bureau sobrement installé, où il travaillait parfois jusqu’à une heure avancée de la nuit. Il avait l’air fatigué, menu et pâle. Il poussa un instant de côté un épais dossier, non sans en avoir souligné avec humour les singularités. Puis il regarda autour de lui, comme pour chercher quelque chose; il semblait trouver ses mots avec difficulté : on commençait à se sentir dans la peau d’un vieillard, ces derniers mois. Cette maudite guerre finirait pourtant bien un jour… D’abord, on voudrait aller se réfugier un long moment au fond d’une grande forêt pour oublier beaucoup de choses. Et puis l’on aimerait bien aller visiter Malaga et Séville, car, à l’endroit où l’on voudrait conserver le souvenir de ces deux villes, on avait encore une place vide. On voudrait bien aussi se remettre au travail… Il y aurait sûrement une nouvelle Société des Nations… Comment, de la Société des Nations, nous en vînmes subitement à ces deux sœurs de La Haye, l’une blonde et l’autre brune, je ne le sais plus exactement. Mais, demanda-t-il, lorsque je serais de nouveau en congé à Amsterdam, est-ce que je voulais bien leur écrire pour leur parler à ma manière de la vie à Westerbork?

«Oui, dis-je, croyant comprendre; il est certainement indispensable de garder le contact avec l’arrière.»

Votre ami K. était presque indigné : «L’arrière? Mais ces deux femmes représentent pour nous beaucoup plus que l’arrière, elles sont une part de notre vie.» Et, dans la tristesse de ce petit bureau nu, tandis que la soirée s’avançait, il me parla de vous avec un enthousiasme si communicatif que j’accédai volontiers à sa demande et acceptai de vous écrire. Mais, pour être franche, maintenant je suis bien ennuyée : que vous dire au juste de la vie à Westerbork?

J’y suis venue pour la première fois dans l’été. Jusqu’à ce moment-là, tout mon savoir sur la Drenthe se résumait à ceci : on y voyait beaucoup de dolmens. Et voilà que j’y trouvais soudain un village de baraques en bois, serti entre ciel et lande avec en son milieu un champ de lupins d’un jaune éblouissant et des barbelés tout autour. Il y avait là des vies humaines à ramasser par brassées. À dire vrai, je ne m’étais jamais doutée que sur cette lande de Drenthe, des émigrés allemands étaient détenus depuis quatre ans 12; en ce temps-là, j’étais trop occupée en collectes pour les petits Espagnols et les petits Chinois.

Les premiers jours, je parcourais le camp comme on feuillette les pages d’un livre d’histoire. J’y ai rencontré des gens qui avaient été internés à Buchenwald et à Dachau à une époque où ces noms ne représentaient pour nous que des sons lointains et menaçants. J’y ai rencontré d’anciens passagers de ce bateau 13 qui a fait le tour du monde sans être autorisé à n’accoster dans aucun port. Vous vous en souvenez, nos journaux en ont fait leurs gros titres à l’époque. J’ai vu des photos de petits enfants qui, entre-temps, ont dû bien grandir dans tel ou tel endroit inconnu de la planète — on peut se demander s’ils reconnaîtront leurs parents, à supposer qu’ils les revoient jamais.

En un mot, on avait l’impression de voir matérialisé devant soi un peu du destin, du Schicksal juif des dix dernières années. Et ce, alors qu’on s’attendait à ne trouver en Drenthe que des dolmens. À vous couper le souffle.

Durant cet été 1942 — c’était il y a des années, nous semble-t-il : il faudrait des mois pour assimiler tout ce qui s’est passé en ces quelques mois —, cette petite colonie a été remuée jusqu’aux moelles : les premiers occupants du camp ont assisté avec stupéfaction à la déportation massive des juifs de Hollande vers l’Est de l’Europe. Eux-mêmes eurent d’ailleurs à payer un lourd tribut humain, lorsque le nombre des «volontaires du travail» ne répondait pas exactement aux prévisions.

Un soir d’été, j’étais en train de manger ma ration de chou rouge en bordure de ce champ de lupins tout jaune qui s’étendait entre notre cantine et la baraque de désinfection, et je déclarai d’un ton méditatif et inspiré : «Il faudrait écrire la chronique de Westerbork.» À ma gauche, un homme d’un certain âge — lui aussi mangeur de chou rouge — répondit : «Oui, mais il faudrait être un grand poète.»

Il avait raison, il faudrait être un grand poète, les récits journalistiques ne suffisent plus.

Toute l’Europe se change peu à peu en un immense camp. Toute l’Europe pourra bientôt disposer du même genre d’amères expériences. Si nous nous bornons à nous rapporter mutuellement les faits nus : familles dispersées, biens pillés, libertés confisquées, nous risquons la monotonie. Et les barbelés et la ratatouille quotidienne n’offrent pas matière à anecdotes piquantes pour les gens de l’extérieur — je me demande d’ailleurs combien il restera de gens à l’extérieur si l’Histoire continue à suivre longtemps encore le cours où elle s’est engagée.

Vous voyez bien, j’en étais sûre, ma description de Westerbork est mal partie; dès le début je m’enlise dans les considérations générales. Et de toute façon quand, par nature, on est plus ou moins porté à la spéculation, on est à vrai dire inapte à caractériser un lieu ou un événement donné. On s’avise, en effet, que les matières premières de la vie, si j’ose dire, sont partout les mêmes et qu’en n’importe quel endroit de cette terre on peut donner un sens à sa vie ou alors mourir, que la Grande Ourse brille avec la même rassurante fixité au-dessus d’un trou perdu, d’une grande ville au cœur du pays ou — supposition téméraire de ma part — d’une mine de charbon de Silésie 14. Et que par conséquent l’ordre de l’univers ne semble nullement perturbé…

Je voulais dire en fait ceci : je ne suis pas poète et, de surcroît, je me sens assez désemparée devant cette promesse faite à K., Car si chargé d’émotion que soit pour nous le nom de Westerbork, ce nom qui continuera à résonner dans notre vie jusqu’à la fin de nos jours, je serais aujourd’hui encore bien en peine de savoir exactement que vous en dire. La vie qu’on y mène est tellement agitée, encore qu’il se trouvera sans doute beaucoup de gens pour soutenir qu’elle est au contraire d’une monotonie mortelle.

Mais le lendemain de cette soirée où j’avais entendu votre ami K. prononcer les noms de Séville et de Malaga avec les accents d’un désir si passionné, je le rencontrai dans l’étroit passage pavé entre les baraques 14 et 15. Il était coiffé de son inimitable feutre, que l’on dirait égaré au milieu de toutes ces planches et de ces portes basses. Il marchait vite, car il avait faim, mais trouva le temps de me jeter au passage : «Vous penserez à ce que je vous ai demandé, n’est-ce pas? Et je vous assure, ce sera pour vous aussi un véritable enrichissement de faire la connaissance de ces deux sœurs.»

Et voilà pourquoi je me retrouve malgré tout, beaucoup plus tard que prévu, devant quelques feuilles de papier blanc…

Oui — Westerbork…

Si j’ai bien compris, cet endroit — aujourd’hui foyer de souffrance juive — était il y a quatre ans encore sauvage et désert, et l’esprit du ministère de la Justice 15 planait sur la lande.

«Il n’y avait ici pas un papillon, pas une fleurette, pas le moindre vermisseau *», m’assurent, tout excités, les plus anciens «résidents» du camp. Et à présent? Je vous donne au hasard un extrait de l’inventaire : il y a un orphelinat, une synagogue, une morgue et une fabrique de semelles en pleine expansion. J’ai entendu parler de la construction d’un asile d’aliénés et le complexe des baraques hospitalières, qui s’étend continuellement, compte déjà mille lits, d’après les derniers chiffres que je connaisse.

La petite maison d’opérette qui se dresse dans un coin du camp, grande comme un mouchoir de poche, semble ne plus suffire. On projette d’en construire une autre, plus grande 16. Cela vous paraîtra sans doute assez surprenant : une prison à l’intérieur d’une prison.

Il y a des crises de cabinet en miniature, accompagnées des intrigues et des manœuvres dont elles semblent décidément inséparables.

Il y a un commandant hollandais et un commandant

* En allemand dans le texte : Noch kein Schmetterling war hier zu sehen, keit? Bliimchen, ja kein Wurm.


allemand 17. Le premier a plus d’ancienneté, le second plus d’autorité. De ce dernier, l’on dit en outre qu’il aime la musique et que c’est un gentleman. Je suis mal placée pour en juger, bien qu’à mon avis il exerce des fonctions tout de même assez inattendues pour un gentleman…

Il y a une salle de théâtre qui, dans un passé glorieux où la notion de «convoi» restait à inventer, a servi de cadre à un Shakespeare affreusement mutilé. Aujourd’hui, la même scène est occupée par des bureaux et des machines à écrire.

Il y a de la boue, tant de boue qu’il faut avoir un soleil intérieur accroché entre les côtes si l’on veut éviter d’en être psychologiquement victime. (Victime de chaussures abîmées et de pieds mouillés — vous me comprenez.)

Notre camp n’a qu’un étage et pourtant on y surprend une multitude d’accents aussi impressionnante que si la tour de Babel avait été élevée parmi nous : bavarois et groninguois, saxon et frison oriental, allemand avec un accent polonais ou russe, hollandais avec un accent allemand et vice versa, amsterdamois et berlinois — et j’attire votre attention sur le fait que notre établissement couvre au maximum un peu plus d’un demi-kilomètre carré.

Les barbelés ne sont qu’une question de point de vue. «Nous, derrière des barbelés? disait un jour un indestructible vieux monsieur avec un geste mélancolique de la main, et eux, là-bas, ils ne vivent pas derrière des barbelés, peut-être?» Et il pointait du doigt dans la direction des hautes villas qui se dressent tels des geôliers de l’autre côté de la clôture.

Si seulement ces barbelés se contentaient d’entourer le camp, on s’y retrouverait, mais c’est aussi à l’intérieur, autour des baraques et entre elles, que ces fils si caractéristiques du xxe siècle serpentent en un réseau labyrinthique et impénétrable. De temps à autre, on rencontre des gens au visage ou aux mains couverts d’égratignures.

Aux quatre coins de notre village de bois se dressent des miradors constitués chacun d’une plate-forme en plein vent juchée sur quatre hauts piliers. Un homme casqué et armé d’un fusil y monte la garde et se dessine contre des ciels changeants. Le soir, on entend parfois des coups de feu claquer sur la lande, comme ce jour où un aveugle en s’égarant s’était un peu trop approché des barbelés…

Voilà bien ce qui rend la tâche si difficile dès que l’on veut parler de Westerbork : son caractère ambivalent. D’un côté, une société stable est en train de s’y former, une communauté constituée certes sous la contrainte, mais douée cependant de toutes les facettes propres à un groupe social humain; de l’autre, un camp conçu pour un peuple en transit et agité de forts remous à chaque déferlement de nouvelles vagues humaines venues des grandes villes ou de province, de maisons de repos, de prisons ou de camps disciplinaires, de tous les coins et les recoins les plus perdus de Hollande, pour être déportées de nouveau quelques jours plus tard, cette fois vers une destination inconnue.

Vous pensez si l’on se bouscule sur ce demi-kilomètre carré! Car tout le monde n’est pas, bien sûr, comme cet homme qui bourra un jour son sac à dos pour monter dans le train de son propre mouvement et qui répondit aux questionneurs qu’il voulait être libre de partir quand bon lui semblait — à lui. Cela m’a fait penser à ce juge romain qui disait à un martyr : «Sais-tu que j’ai le pouvoir de te tuer?» Et l’autre : «Mais savez-vous que j’ai le pouvoir d’être tué?»

Mais à part cela on se bouscule tout de même beaucoup à Westerbork, c’est une vraie mêlée — comme, après le naufrage, autour du dernier bout de bois auquel s’accrochent désespérement beaucoup, beaucoup trop de gens en train de se noyer.

On préfère rester, même dans cette province perdue, la plus déshéritée de Hollande, et passer l’hiver derrière les barbelés plutôt que de se laisser entraîner au fin fond de l’Europe, vers des contrées et des destinations inconnues, d’où seuls des échos très rares et très vagues sont parvenus jusqu’à présent à ceux qui sont demeurés ici. Mais le quota doit être rempli et le train aussi, ce train qui vient chercher sa cargaison avec une régularité presque mathématique — et l’on ne peut retenir chacun en le présentant comme indispensable au camp ou trop malade pour supporter le transport, même si l’on tente de le faire pour beaucoup. On se dit certains jours qu’il serait plus simple de partir soi-même une fois pour toutes «en convoi», plutôt que de devoir être témoin, semaine après semaine, des angoisses et du désespoir des milliers et des milliers d’hommes, de femmes, d’enfants, d’infirmes, de débiles mentaux, de nourrissons, de malades et de vieillards qui glissent entre nos mains secourables en un cortège presque ininterrompu.

Mon stylo ne dispose pas d’accents assez graves pour vous donner une image tant soit peu fidèle de ces convois. Vus du dehors, ils semblaient pouvoir sécréter à la longue une noire monotonie, et pourtant chacun d’entre eux était à part et possédait pour ainsi dire son atmosphère propre.

Lorsque le premier convoi est passé entre nos mains, nous avons cru un moment ne plus pouvoir jamais rire ou être gai, nous nous sommes sentis changés en d’autres êtres, soudain vieillis, étrangers à toutes nos anciennes amitiés.

Mais ensuite, lorsqu’on revient parmi les hommes, on s’aperçoit que partout où il y a des hommes il y a de la vie, et que la vie est toujours là dans ses innombrables nuances — «avec un rire et une larme», pour parler comme les romans populaires.

Tout était différent selon que les nouveaux arrivants avaient eu le temps de se préparer, de se munir d’un sac à dos bien rempli, ou bien avaient été traînés à l’improviste hors de chez eux ou fauchés en pleine rue. À la longue, nous ne connûmes plus que le dernier cas.

Lors des premiers convois de rafles, en voyant arriver des gens en pantoufles et en sous-vêtements, tout Westerbork, en un mouvement unanime d’effroi et d’héroïsme, s’est dépouillé jusqu’à sa dernière chemise. Et l’on a tenté, dans une coopération parfois admirable avec l’arrière, de fournir aux partants le meilleur équipement possible. Mais quand on songe à tous ceux qui sont allés presque nus au-devant des rigueurs de l’hiver est-européen, et à cette mince couverture qui était parfois tout ce que nous pouvions leur distribuer dans la nuit, quelques heures avant le départ…

Nous avons vu arriver le prolétariat des grandes villes. Il étalait sa pauvreté et sa crasse dans la nudité des baraques et beaucoup se demandaient, bouche bée : qu’a-t-elle donc fait pour eux, cette fameuse démocratie d’avant-guerre?

Les gens de Rotterdam formaient une classe à part, aguerris qu’ils étaient par le bombardement de leur ville durant les journées de mai 194018. «Il en faut beaucoup pour nous effrayer, entendait-on dire à beaucoup d’entre eux. Si nous en avons réchappé, nous nous tirerons aussi de cette nouvelle épreuve.» Et, quelques jours plus tard, ils montaient en chantant dans le train, mais on était en plein été et l’on ne voyait pas encore de vieilles gens ou d’infirmes, portés sur des brancards, fermer le cortège des déportés, comme ce fut le cas depuis…

Les récits des juifs de Heerlen, de Maastricht et de je ne sais quelles autres villes de la région bourdonnaient encore des adieux grandioses que les Limbourgeois leur avaient réservés dans leur exode. On sentait qu’ils pourraient vivre encore longtemps sur ce réconfort moral. «Les catholiques nous ont promis de prier pour nous et ils savent le faire, ma foi, mieux que nous!» disait l’un d’eux.

Les Haarlemmois prenaient leur ton pincé : «Ces gens d’Amsterdam, ils ne peuvent pas s’empêcher de faire de l’humour noir…»

Il y avait de tout jeunes enfants qui refusaient une tartine tant que leur père et leur mère n’étaient pas servis.

Nous avons vécu une journée étrange lorsqu’un transport nous amena des catholiques juifs ou des juifs catholiques — comme on voudra —, nonnes et moines portant l’étoile jaune sur leur habit conventuel 19. Je me rappelle deux garçons, jumeaux dont le beau visage brun évoquait le ghetto et qui, le regard plein d’une sérénité enfantine sous leur capuce, racontaient aimablement — tout au plus un peu étonnés — qu’on était venu à quatre heures et demie les arracher à l’office du matin et qu’à Amersfoort on leur avait donné du chou rouge.

Il y avait un autre religieux, encore assez jeune d’allure, qui n’avait pas quitté son couvent depuis quinze ans et se retrouvait pour la première fois dans «le monde». Je demeurai un moment à ses côtés et suivis ses regards qui erraient avec calme à travers la grande baraque où l’on enregistrait les nouveaux venus.

Les hommes au crâne rasé, battus et maltraités, qui déferlèrent ce jour-là chez nous, portés par la même vague que les catholiques, avançaient en trébuchant dans ce hangar de bois, le geste mal assuré, et tendaient leurs mains vers le pain, qui ne suffisait pas.

Un jeune juif s’arrêta devant nous, il flottait dans sa veste, mais un indestructible sourire moqueur perça à travers le maquis noir de sa barbe lorsqu’il nous dit : «Ils ont fait mine de casser le mur de la prison avec ma caboche, mais elle était plus dure que le mur!»

Parmi la foule des têtes rasées se détachaient curieusement celles, bandées de blanc, des femmes traitées contre les poux à la baraque de désinfection, et qui avaient un air de honte et de chagrin sur le visage.

De petits enfants s’endormaient sur le plancher poussiéreux ou jouaient à la guerre entre les jambes des grandes personnes. Voici deux tout-petits qui volettent, sans défense, autour du corps massif d’une femme étendue sans connaissance dans un coin : ils n’y comprennent rien, leur mère reste couchée sans un geste et ne leur répond pas. Un vieux monsieur droit comme un i, cheveux gris et profil aigu d’aristocrate, considère fixement ce tableau infernal et répète sans cesse à part lui : «Un jour affreux! Un jour affreux!»

Et, dominant le tout, le crépitement ininterrompu d’une batterie de machines à écrire : la mitraille de la bureaucratie.

Par les multiples petits carreaux, on aperçoit d’autres baraques en planches, des barbelés et une lande aride.

Je lève les yeux vers le moine qui retrouve «le monde» pour la première fois depuis quinze ans et lui demande : «Alors, que dites-vous du monde?»

Mais le regard de l’homme en bure brune reste ferme, aimable et sans émotion, comme si tout ce qui l’entoure lui était connu et familier, et depuis longtemps.

Plus tard, quelqu’un m’a raconté que, le soir même, il avait vu un groupe de religieux s’avancer dans la pénombre entre deux baraques obscures en disant leur chapelet, aussi imperturbable que s’ils avaient défilé dans le cloître de leur abbaye.

Et n’est-il pas vrai que l’on peut prier partout, dans une baraque en planches aussi bien que dans un monastère de pierre et plus généralement en tout lieu de la terre où il plaît à Dieu, en cette époque troublée, de jeter ses créatures?

Ceux qui jouissent du privilège exténuant pour les nerfs de pouvoir rester à Westerbork «jusqu’à nouvel ordre» sont exposés à un grave danger moral, celui de l’accoutumance et de l’endurcissement.

La somme de souffrance humaine qui s’est présentée à nos yeux durant les six derniers mois et continue à s’y présenter chaque jour dépasse largement la dose assimilable par un individu durant la même période. C’est pourquoi l’on entend répéter autour de soi tous les jours et sur tous les tons : «Nous ne voulons pas penser, nous ne voulons pas sentir, nous voulons oublier aussi vite que possible.» Il me semble qu’il y a là un grave danger.

C’est vrai, il se passe des choses que notre raison, autrefois, n’aurait pas crues possibles. Mais peut-être y a-t-il en nous d’autres organes que la raison, inconnus de nous autrefois et qui nous permettent de concevoir ces choses stupéfiantes. Je crois qu’à chaque événement correspond chez l’homme un organe qui lui permet d’assimiler cet événement.

Si nous ne sauvons des camps, où qu’ils se trouvent, que notre peau et rien d’autre, ce sera trop peu. Ce qui importe, en effet, ce n’est pas de rester en vie coûte que coûte, mais comment l’on reste en vie. Il me semble parfois que toute situation nouvelle, qu’elle soit meilleure ou pire, comporte en soi la possibilité d’enrichir l’homme de nouvelles intuitions. Et si nous abandonnons à la décision du sort les dures réalités auxquelles nous sommes irrévocablement confrontés, si nous ne leur offrons pas dans nos têtes et dans nos cœurs un abri pour les y laisser décanter et se muer en facteurs de mûrissement, en substances d’où nous puissions extraire une signification, — cela signifie que notre génération n’est pas armée pour la vie.

Je sais, ce n’est pas si simple, et pour nous, juifs, moins encore que pour d’autres, mais si, au dénuement général du monde d’après-guerre, nous n’avons à offrir que nos corps sauvés au sacrifice de tout le reste et non ce nouveau sens jailli des plus profonds abîmes de notre détresse et de notre désespoir, ce sera trop peu. De l’enceinte même des camps, de nouvelles pensées devront rayonner vers l’extérieur, de nouvelles intuitions devront étendre la clarté autour d’elles et, par-delà nos clôtures de barbelés, rejoindre d’autres intuitions nouvelles que l’on aura conquises hors des camps au prix d’autant de sang et dans des conditions devenues peu à peu aussi pénibles. Et, sur la base commune d’une recherche sincère de réponses propres à éclaircir le mystère de ces événements, nos vies précipitées hors de leur cours pourraient peut-être refaire un prudent pas en avant?

C’est pourquoi cela m’a paru un si grave danger d’entendre répéter constamment autour de moi : «Nous ne voulons pas penser, nous ne voulons pas sentir, le mieux est de se cuirasser contre toute cette détresse.»

Mais la souffrance, sous quelque forme qu’elle nous touche, n’appartient-elle pas, elle aussi, à l’existence humaine?

Je m’aperçois tout à coup que j’ai très largement dépassé les limites du service que votre ami K. m’avait innocemment demandé. Je devais vous parler de la vie à Westerbork, non vous exposer mes idées personnelles. Je n’y puis rien, cela m’a échappé…

Mais les vieilles gens? Tous ces vieillards usés, ces infirmes? À quoi bon leur jeter à la face mes principes philosophiques?

De toute l’histoire de Westerbork, le chapitre le plus triste sera sûrement celui consacré aux personnes âgées. Il sera peut-être encore plus poignant que l’épisode des martyrs d’Ellecom, dont l’irruption mutilée a fait courir un frisson d’horreur par tout le camp.

À des gens jeunes et bien portants, on pouvait dire que l’Histoire chargeait nos épaules d’un destin exceptionnel et que nous devions trouver en nous la grandeur qui nous permettrait d’en soutenir le poids — toutes choses auxquelles on croit soi-même et que l’on peut mettre en pratique dans sa propre vie.

On pouvait leur dire que nous étions en droit de nous considérer comme des soldats placés en première ligne, même s’il était très particulier, le front où l’on nous envoyait. En apparence, nous étions condamnés à une passivité totale, mais qui pouvait nous empêcher de mobiliser nos forces intérieures?

Mais avez-vous jamais entendu parler de soldats de quatre-vingts ans, brandissant pour seule arme la canne blanche des aveugles?

Un matin d’été, de bonne heure, je tombai sur un homme qui ne cessait de marmonner, l’air abasourdi : «Vous avez vu ce qu’ils nous ont envoyé comme “travailleurs en Allemagne”?» Et, m’étant hâtée vers l’entrée du camp, j’arrivai au moment où on les déchargeait de vieux camions branlants : une théorie de vieillards. Et nous restions plantés là, plutôt pantois pour tout vous dire. Mais, quelque temps après, nous avions déjà pris le pli et à chaque nouveau convoi nous nous demandions, le plus naturellement du monde : «Y avait-il beaucoup de vieillards et d’infirmes, cette fois?»

Une petite vieille avait oublié ses lunettes et sa fiole de pilules «à la maison», sur la cheminée : comment faire pour les récupérer, demandait-elle — et d’ailleurs, où se trouvait-elle exactement et où l’emmenait-on?

Une femme de quatre-vingt-sept ans s’accrochait à ma main avec tant de force que j’ai cru qu’elle ne la lâcherait plus jamais. Elle me racontait que les marches de sa maison avaient toujours relui de propreté et que pas une fois dans sa vie elle n’avait jeté ses habits sous son lit en se couchant 20.

Et ce petit monsieur de soixante-dix-neuf ans. Cinquante-deux ans de mariage, me dit-il, sa femme en traitement à l’hôpital d’Utrecht et lui, on allait l’emmener loin de la Hollande dès le lendemain…

Je pourrais continuer ainsi pendant des pages et des pages, vous n’auriez encore qu’une faible idée de cette masse traînante, trébuchante, effondrée, démunie, de ses questions naïves et puériles. Les mots, ici, nous étaient d’un maigre secours et une main sur l’épaule pesait parfois trop lourd.

Non, vraiment, ces vieilles gens, c’est un chapitre à part. Leurs gestes maladroits, leurs visages éteints peuplent encore les nuits sans sommeil de beaucoup d’entre nous…

En l’espace de quelques mois, la population de Westerbork, grossie d’alluvions diverses, est passée de mille à environ dix mille personnes. La plus forte croissance date des terribles journées d’octobre 21, de l’époque où l’immense battue aux juifs menée par tout le pays avait déclenché à Westerbork une inondation humaine qui faillit submerger le camp.

Il ne s’agit donc pas précisément de ce qu’il est convenu d’appeler une société à la croissance organique, à la respiration régulière, et pourtant — et c’est à vous couper le souffle — on y retrouve toutes les facettes, les classes, les «ismes», les oppositions et les chapelles qui divisent la société. (Et ce sur la superficie inchangée d’un demi-kilomètre carré.) À la réflexion, faut-il vraiment s’en étonner? Chaque individu n’emporte-t-il pas avec lui et en lui la tendance politique, la couche sociale, le niveau culturel qu’il incarne?

Mais ce dont on ne cesse de s’étonner, c’est qu’en présence de la détresse commune, ces oppositions se maintiennent sans céder un pouce.

Dans la boue, entre deux grands baraquements, j’ai rencontré l’autre jour une jeune fille qui a commencé par me dire que si elle était à Westerbork, c’était le fait du hasard. (Il y a là un phénomène général tout à fait étonnant : chacun pense que son cas particulier est dû à un hasard malheureux, nous sommes encore bien éloignés d’une conscience historique commune.) Pour en revenir à cette jeune fille : elle me fit sa complainte — paquets qui n’arrivaient pas, chaussures égarées. Mais soudain elle s’interrompit et son visage s’illumina : «Malgré tout, nous sommes très bien tombés, les gens de notre baraque, c’est vraiment l’élite. Tu sais comment les autres appellent notre baraque ? poursuivit-elle, toute fière. La courbe du Herengracht 22.»

J’en suis restée sans voix; mon regard allait de ses chaussures abîmées à son visage fardé, et je ne savais plus si je devais rire ou pleurer…

De toutes les pénuries dont souffre Westerbork, la pénurie de place est certainement la pire.

Sur une population de dix mille personnes, deux mille cinq cents environ sont logées dans les deux cent quinze petits pavillons qui constituaient autrefois l’essentiel du camp et qui, à l’ère «pré-déportationnaire», abritaient une famille chacun.

Chacune de ces maisonnettes comprend deux petites pièces, parfois trois, avec une cuisine où se trouve un point d’eau, et des toilettes. La porte d’entrée n’a pas de sonnette, ce qui abrège d’autant les formalités. Cette porte ouverte, on se trouve sans transition en plein milieu de la cuisine. Si l’on veut rendre visite à des amis qui ont élu domicile dans la pièce du fond, on tente une percée — avec un sans-gêne qui s’apprend très vite — à travers la première pièce, où la famille vient par exemple de se mettre à table, ou se chamaille, ou se dispose à se coucher, selon les cas. En outre, depuis quelque temps, ces chambrettes sont généralement bourrées de visiteurs qui ont voulu fuir un moment les grandes baraques.

Car les occupants de ces chambres sont les princes de Westerbork, enviés de tous et constamment assiégés.

La grande détresse, la détresse criante de Westerbork ne commence vraiment que dans ces immenses baraques élevées à la hâte, dans ces hangars de planches disjointes bourrés de cargaison humaine et où, sous le ciel bas du linge que font sécher des centaines de personnes, les châlits de fer s’entassent sur trois niveaux.

Ces malheureux Français ne se doutaient pas que, sur les lits qu’ils construisirent jadis pour leur ligne Maginot, des juifs exilés dans quelque lande perdue de Drenthe passeraient leurs nuits anxieuses, peuplées de cauchemars. Je me suis laissé dire, en effet, que nos lits viennent de la ligne Maginot.

Ces châlits, on y vit, on y meurt, on y mange, on y est cloué par la maladie, on y passe des nuits sans sommeil à écouter les enfants qui pleurent, à ressasser la même question : pourquoi ne reçoit-on à peu près aucune nouvelle des milliers et des milliers de gens qui sont partis d’ici?

Sous les lits s’empilent des valises, aux montants de fer pendent des sacs à dos : pas d’autre place disponible. Le reste du mobilier se compose de tables de bois brut et d’étroits bancs de bois. Quant aux conditions d’hygiène, mieux vaut que cette pudique relation n’en dise rien, sinon je me verrais forcée de vous imposer certains détails peu ragoûtants.

Disséminés dans l’immense salle, quelques poêles dispensent juste assez de chaleur pour les petites vieilles qui s’agglutinent en cercle autour d’eux. Comment fera-t-on pour passer l’hiver dans ces baraques? Nous nous posons encore la question.

Ces grands entrepôts humains ont tous été montés de la même façon en plein champ de boue et équipés avec la même sobriété, dirons-nous. Mais l’étrange est que, passant par telle baraque, on a l’impression de traverser un misérable taudis, tandis qu’une autre vous fait presque l’effet d’un quartier bourgeois. Plus étonnant encore : on dirait que chaque lit, chaque table de bois sécrète son atmosphère propre.

Dans l’une de ces baraques, je vois par exemple une table où, le soir, une chandelle brûle dans une lanterne de verre. Sept ou huit personnes s’y retrouvent et l’on appelle cela le «coin des artistes». On avance de quelques pas jusqu’à la table suivante, qu’entourent également sept ou huit personnes et où traînent au lieu de chandelles quelques casseroles sales : c’est la seule différence, mais on a l’impression de tomber dans un autre monde.

Des conditions de vie semblables ne suffisent apparemment pas à produire des êtres humains semblables.

Parmi ceux qui échouent sur cet aride pan de lande de cinq cents mètres de large sur six cents de long, on trouve aussi des vedettes de la vie politique et culturelle des grandes villes. Autour d’eux, les décors de théâtre qui les protégeaient ont été soudain emportés par un formidable coup de balai et les voilà, encore tout tremblants et dépaysés, sur cette scène nue et ouverte aux quatre vents qui s’appelle Westerbork. Arrachées à leur contexte, leurs figures sont encore auréolées de l’atmosphère palpable qui s’attache à la vie mouvementée d’une société plus complexe que celle-ci.

Ils longent les minces barbelés, et leurs silhouettes vulnérables se découpent en grandeur réelle sur l’immense plaine du ciel. Il faut les avoir vus marcher ainsi…

La solide armure que leur avaient forgée position sociale, notoriété et fortune est tombée en pièces, leur laissant pour tout vêtement la mince chemise de leur humanité. Ils se retrouvent dans un espace vide, seulement délimité par le ciel et la terre et qu’il leur faudra meubler de leurs propres ressources intérieures — il ne leur reste plus rien d’autre.

On s’aperçoit aujourd’hui qu’il ne suffit pas, dans la vie, d’être un politicien habile ou un artiste de talent. Lorsqu’on touche au fond de la détresse, la vie exige bien d’autres qualités.

Oui, c’est vrai, nous sommes jugés à l’aune de nos ultimes valeurs humaines.

Ce long bavardage vous a peut-être induites à supposer que je vous aie effectivement donné une description de Westerbork. Mais lorsque j’évoque à part moi ce camp de Westerbork avec toutes ses facettes, son histoire mouvementée, son dénuement matériel et moral, je sens que j’ai lamentablement échoué. Et de surcroît, il s’agit d’un récit très subjectif. Je conçois qu’on puisse en faire un autre, plus habité par la haine, l’amertume et la révolte.

Mais la révolte qui attend pour naître le moment où le malheur vous atteint personnellement n’a rien d’authentique et ne portera jamais de fruits.

Et l’absence de haine n’implique pas nécessairement l’absence d’une élémentaire indignation morale.

Je sais que ceux qui haïssent ont à cela de bonnes raisons. Mais pourquoi devrions-nous choisir toujours la voie la plus facile, la plus rebattue? Au camp, j’ai senti de tout mon être que le moindre atome de haine ajouté à ce monde le rend plus inhospitalier encore. Et je pense, avec une naïveté puérile peut-être, mais tenace, que si cette terre redevient un jour tant soit peu habitable, ce ne sera que par cet amour dont le juif Paul a parlé jadis aux habitants de Corinthe au treizième chapitre de sa première lettre.

À Maria Tuinzing. Amsterdam, samedi 5 juin 1943.

Samedi soir.

Mariette, Ne soyons pas trop matérialistes : quelques jours de plus ou de moins, que nous ayons eu ou non le temps de nous voir, c’est dommage, mais au fond des choses cela ne change rien entre nous, n’est-ce pas? J’aurais pourtant bien aimé te voir, mais l’occasion s’en représentera, j’en suis absolument certaine. Il est tard, je ne peux te dire comme je suis fatiguée. J’avais espéré te joindre par téléphone à Wageningen23 puisque je restais un jour de plus, mais cela n’a pu se faire. Tu demandes à lire mon journal; parce que c’est toi, je laisse ici un de ces malheureux cahiers — on y trouve vraiment n’importe quoi, petite indiscrète!

Si jamais tu es triste, épanches donc ton âme sur un chiffon de papier et envoies le tout à Etty, je te garantis qu’elle te répondra.

Veille un peu sur ton Père Han, mais tu n’as pas besoin que je te le rappelle. Il te racontera les péripéties palpitantes de ces deux derniers jours, mes yeux se ferment et, mon Dieu! quel travail de remplir ce sac à dos! Je ne prends pas congé de toi, car nous ne nous séparons pas vraiment.

Je te souhaite mille bonheurs, ma chérie.

Etty.

À Han Wegerif et autres. Westerbork, lundi 7 juin 1943.

Lundi matin, 11 heures, 7 juin 43.

Très chers tous,

Avez-vous continué longtemps à faire de grands signes d’adieu à mes deux boutons de rose? Vous avez tous été si gentils pour moi! J’y ai songé pendant tout le voyage de retour, mais désormais ce camp, avec le véritable abîme de détresse qu’offre le spectacle des arrivées et des départs de convois, m’a de nouveau avalée toute crue. Je suis revenue ici depuis un siècle. Le voyage en train s’est passé dans la bonne humeur. Il règne parmi nos gens24 une sorte d’esprit de camaraderie assez cocasse. Ils m’ont passablement fait marcher, mais j’ai mis un certain temps à m’en apercevoir. Ils ont commencé par m’annoncer que nous devrions faire à pied le trajet d’Assen au camp, avec armes et bagages : je n’étais pas ravie. Mais quand ils en vinrent à me dire qu’un marchand de nougat s’était installé au camp, que les enfants de l’orphelinat avaient organisé un corso fleuri et que le dernier sport à la mode sur la lande était le polo, mes yeux se sont enfin dessillés.

À Assen, un camion à la bâche pleine de trous nous attendait, sous une pluie battante. Nous sommes arrivés trempés. On nous a alors acheminés avec tout notre paquetage vers une grande salle (procédure nouvelle pour moi) où des gendarmes ont fouillé nos sacs à dos et nos valises. J’ai très obligeamment ouvert la petite mallette en rotin recelant le Coran et le Talmud; mon sac à dos, pourtant gros comme une maison, a échappé à leur attention et je n’en ai pas été autrement chagrinée.

On m’a cantonnée cette fois-ci dans une maisonnette qui tient de l’entrepôt en miniature et du boudoir. Des lits superposés sur deux et trois niveaux, partout des valises et des boîtes, des fleurs sur la table et sur les appuis de fenêtre, et quelques consœurs languissantes en longs peignoirs de soie. Surprenant. Je partage ma chambre avec une ancienne reine de beauté qui exerçait le plus vieux métier du monde. À dix heures, le soir de mon arrivée, elle a posé un miroir contre ma boîte à beurre et s’est occupée de ses sourcils pendant une bonne demi-heure. Il ne restait plus de lit pour moi. Ce n’était pas bien grave, puisque nous devions travailler de nuit : un transport arrivait de Vught25. Nous devions être sur le pied de guerre à quatre heures du matin. À onze heures, je me suis roulée tout habillée dans une couverture (mon paquet de draps était trempé, il sèche encore) et me suis allongée sur le lit d’une collègue, dont on m’avait assuré qu’elle était de service toute la nuit. J’y étais depuis une petite heure et appréciais au passage le grignotement musical des souris (qui semblent s’être fortement multipliées en mon absence), lorsque ladite collègue rentra : c’était une demoiselle du Lijnbaansgracht 26, myope et pourvue d’une moustache charbonneuse, dont je n’avais jamais été particulièrement entichée. Et me voilà soudain partageant avec elle une couche étroite, situation piquante s’il en est. Nous nous sommes réveillées vers les quatre heures, plus ou moins ankylosées. J’ai puisé des forces dans ton chef-d’œuvre de froment, ma bonne Kâthe, avant de replonger dans le nocturne paysage westerborkien. On nous a d’abord désinfectées au lysol, car les convois de Vught amènent toujours beaucoup de poux. De quatre à neuf, j’ai traîné des petits enfants en pleurs et porté des bagages pour soulager des femmes épuisées. C’était dur — et déchirant. Des femmes et des enfants en bas âge, mille six cents (un autre convoi aussi important est attendu cette nuit), tandis que les hommes ont été volontairement retenus à Vught. Le train est déjà prêt pour le transport de demain matin, Jopie et moi venons de faire un tour de ce côté-là. De grands wagons à bestiaux vides. À Vught, il meurt deux ou trois jeunes enfants par jour. Une vieille femme m’a demandé, complètement désemparée : «Et vous, vous pourriez m’expliquer pourquoi nous devons tant souffrir, nous autres, juifs?» Je n’ai pas pu le lui dire au juste. Une femme avec un bébé de quatre mois qu’elle n’avait pu nourrir, depuis des jours, que de soupe aux choux, m’a dit : «Je répète sans arrêt “Ah, mon Dieu! ah, mon Dieu!”, mais existe-t-il seulement?»

Parmi les prisonniers «disciplinaires», j’ai retrouvé un ancien assistant du professeur Scholte avec qui j’avais passé dans le temps mon examen de procédure, je l’aurais à peine reconnu avec ce corps décharné, cette barbe et ce regard fixe. J’y ai retrouvé aussi Schaap, mon médecin interniste de l’Hôpital israélite, qui s’était arrêté près de mon lit avec un groupe de confrères et leur avait expliqué, l’air incrédule : «Messieurs, voici une demoiselle qui n’a rien de plus pressé que de retourner à Westerbork» — comme en présence d’un cas clinique des plus étranges. Schaap m’a paru gai et en pleine forme (il est ici depuis un certain temps) et a accueilli ce matin sa femme et son fils, qui viennent de Vught et donnent eux aussi l’impression d’être en assez bonne santé. (Dites-le à Tide.)

En faisant ma tournée dans le camp, ce matin, rencontré beaucoup de vieux amis et d’amis de mes parents. De bons bourgeois que j’ai connus autrefois menant une vie réglée, tirés à quatre épingles, resurgissent dans les grandes baraques, changés en prolétaires. C’est quelquefois très poignant, l’état dans lequel on retrouve certains. Je préfère décidément ne pas avoir mes parents ici. Pour l’instant, je suis dans la maisonnette de Jopie; il est assis en face de moi, vêtu d’un pantalon militaire et d’une veste grise maculée, et il vous envoie à tous ses amitiés. Un de ses meilleurs amis vient de mourir il y a quelques heures. Sa femme et son enfant avaient été expédiés vers l’Est un peu plus tôt, lui-même, au dernier stade de la tuberculose, n’avait pu les suivre. Jopie m’a raconté que c’était l’un des rares ménages heureux de sa connaissance. Il y a quelques jours, un autre de ses amis est mort au camp, lui aussi.

Cet après-midi, je vais essayer de dormir un peu puisque j’ai désormais un lit : quelqu’un est parti en congé aujourd’hui. Cette nuit, à quatre heures, un nouveau transport nous arrive de Vught. La nuit passée, j’ai eu le temps de me former une image de ce camp de Vught, une image particulièrement atroce.

Je suis heureuse d’être revenue ici. À chacun de mes pas dans le camp, j’ai droit à de chaleureuses retrouvailles. Je suis allée chez Hedwig Mahler — pour l’instant assurée de rester ici — et j’y ai rencontré celle qui fut un temps proviseur du lycée de papa. On m’y a donné une assiette de bouillie de semoule. Je suis allée chez Kormann 27, qui m’a presque étouffée de joie et m’a servi une assiette de bouillie de semoule. Plus tard, je suis allée voir un autre «ancien» du camp et j’ai eu droit à une assiette de semoule. Après quoi j’ai fait don de ma portion de chou à la communauté. Tout ira bien, croyez-moi.

Entre-temps, il est déjà plus de midi et demi. Je viens d’aller chercher ma ration de pain et dix grammes de beurre à la cuisine, avec une pastille de vitamine C — touchant, non?

J’arrête ici ce compte rendu désordonné. Ce soir, à sept heures, je rends visite à Herman B. 28 à l’hôpital; je n’en ai pas eu le temps hier.

Le travail de nuit ne va pas continuer à ce rythme, je tombe seulement en pleine action. Mais ne vous inquiétez pas, je me ménage un peu plus que les autres fois. Ça y est, je sens des démangeaisons partout, malgré le lysol.

Je vous quitte à la hâte, vous tous, trop nombreux pour que je vous nomme chacun. Vous êtes tous très bons pour moi.

À plus tard, plus longuement, chers amis. Etty.

Vraisemblablement adressée à Han Wegerif et autres. Westerbork, mardi 8 juin 1943.

Mardi matin, 10 heures.

Chers amis, Il ne reste plus beaucoup de lande ici entre les barbelés, on construit sans arrêt de nouvelles baraques. Il n’y a plus qu’un petit lopin coincé dans un angle du camp et c’est là que je me tiens, au soleil, sous un magnifique ciel bleu, entre quelques buissons bas. Juste en face de moi, à peu de distance même, un uniforme bleu et un casque montent la garde dans leur guérite montée sur pilotis.

Un gendarme, l’air ravi, cueille des lupins violets, et son fusil lui bat l’échine. En tournant la tête à gauche, je vois s’élever une colonne de fumée blanche et j’entends le halètement d’une locomotive. Les gens sont déjà entassés dans les wagons de marchandises, les portes se ferment. Grand déploiement de «police en vert» — qui défilait ce matin en chantant le long du train — et de gendarmes hollandais. Le quota des partants n’est pas encore atteint.

À l’instant, je rencontre la responsable de l’orphelinat portant dans ses bras un petit enfant qui doit partir — seul. On est aussi allé chercher quelques pensionnaires des baraques hospitalières. On fait les choses à fond aujourd’hui, car on, reçoit la visite de quelques gros bonnets de La Haye 3°. Étrange spectacle que d’observer de près les faits et gestes de ces messieurs. Dès quatre heures du matin, j’étais de nouveau sur la brèche, portant nourrissons et bagages. En quelques heures, on pourrait faire provision de mélancolie pour toute une vie. Le gendarme amoureux de la nature a fini son bouquet violet, peut-être va-t-il faire sa cour à une jeune paysanne des environs. La locomotive jette un cri affreux, tout le camp retient son souffle, trois mille juifs de plus nous quittent. Là-bas, dans les wagons de marchandises, il y a plusieurs bébés atteints de pneumonie. On a parfois l’impression de rêver. Je ne suis rattachée à aucun service précis, et c’est ce que je préfère. Je circule dans le camp et trouve de moi-même mon travail. Ce matin, j’ai parlé cinq minutes à une femme qui venait de Vught; en trois minutes, elle m’a fait part de ce qu’elle a vécu ces derniers temps. On peut en dire des choses, en quelques minutes. Parvenue près d’une porte où je n’avais pas le droit de la suivre, elle m’a embrassée et m’a dit : «Je vous remercie du soutien que vous m’avez apporté.»

Je viens à l’instant de monter sur une caisse oubliée parmi les buissons pour compter les wagons de marchandises : il y en avait trente-cinq, avec plusieurs wagons de deuxième classe en tête pour l’escorte. Les wagons de marchandises étaient entièrement clos, on avait seulement ôté çà et là quelques lattes et, par ces interstices, dépassaient des mains qui s’agitaient comme celles de noyés.

Le ciel est plein d’oiseaux, les lupins violets s’étalent avec un calme princier, deux petites vieilles sont venues s’asseoir sur la caisse pour bavarder, le soleil m’inonde le visage et sous nos yeux s’accomplit un massacre, tout est si incompréhensible.

Je vais bien.

Affectueusement. Etty.

À Maria Tuinzing. Westerbork. Sans date; mi-juin 1943.

Mariette, Écris donc un petit mot à Etty pour lui donner de tes nouvelles. Es-tu gaie, es-tu triste, cours-tu à droite et à gauche ou goûtes-tu la paix du foyer, que dit Ernst, que dit Amsterdam, que fait Père Han, Käthe ne se couche-t-elle pas trop tard? Moi, je marche dans la boue entre des baraques de bois, mais en même temps j’arpente les couloirs de cette maison qui m’a abritée pendant six ans, je suis installée en cet instant précis à une table encombrée dans une petite salle pleine de brouhaha, et en même temps je suis assise à mon cher bureau toujours en désordre. Je vois ici beaucoup de gens qui disent : nous ne voulons rien nous rappeler d’«avant», sinon la vie au camp nous deviendrait impossible. Et moi, je vis justement si bien ici parce que je n’oublie rien de cet «avant» (qui n’en est d’ailleurs même pas un pour moi) et que je continue sur ma lancée.

L’après-midi.

Je suis aux anges, Maria, on m’a attribué aujourd’hui quatre baraques hospitalières, une grande et trois petites; je suis chargée de vérifier si les malades ont des vivres ou des bagages à faire venir de l’«arrière». Ce qui est merveilleux, c’est que désormais je puis accéder librement à tout le complexe hospitalier, à n’importe quelle heure du jour ou presque.

Plus tard

Prends ces quelques mots comme ils viennent, chère petite, ici on n’a guère le loisir d’écrire, dans ma pensée les lettres que je t’envoie sont beaucoup plus longues.

Je vais bien et je suis contente, au fond je vis exactement comme à Amsterdam, parfois je n’ai même pas conscience d’être dans un camp — singulière faculté que je me découvre! Et vous me demeurez tous si proches que je ne ressens même pas votre absence. Jopie m’est un allié précieux. Le soir, nous regardons, derrière les barbelés, le soleil s’enfoncer dans les lupins violets. Et puis j’aurai probablement une nouvelle permission. Écris-moi. Au revoir!

Etty.

À Han Wegerif et autres. Fragment. Westerbork. Sans date; postérieur au 26 juin 1943.

Eh oui, mes enfants, me revoilà. Le début de ma lettre est glissé sous mon sac de couchage orange et moi, dans un autre coin du camp, je poursuis mon babillage sur un petit bout de papier de rencontre. Je quitte à l’instant mon cher pape. Il est en train de vivre des moments historiques, il vient de manger une assiette de chou et, ce matin, il a même bu du lait, lui qui avait toujours proclamé «Plutôt la Pologne qu’un verre de lait!» Son voisin est un Russe, un colosse angélique qui guide chacun de ses gestes maladroits et qui siffle la nuit lorsqu’il ronfle trop fort. Quatre cents pensionnaires de l’hôpital doivent faire partie du prochain convoi, dit-on. C’est un vrai calvaire de traverser ces baraques, surtout celle où sont alitées toutes ces petites vieilles. Chacune s’accroche à vous et vous supplie : «Je ne suis pas du nombre, n’est-ce pas, il n’y a pas de raison?» Ou bien : «Ils ne vont tout de même pas nous chasser d’ici?» Et le sempiternel : «Vous ne pouvez pas faire quelque chose pour moi?» Hier, une très vieille femme malade, maigre et rabougrie, m’a demandé avec une naïveté d’enfant : «Vous croyez que nous aurons des soins médicaux en Pologne?» Dans ces cas-là, je préfère m’esquiver. On a peine à comprendre comment des gens qui ont pourtant toute une vie derrière eux peuvent être à ce point attachés au malheureux bout de carcasse qui leur reste. Mais chacun veut vivre jusqu’à la paix, revoir ses enfants et sa famille et cela, c’est une aspiration bien naturelle au fond.

Ce matin, juste au moment où je m’apprêtais à descendre du troisième ciel pour regagner le niveau du sol, Anne.. Marie est montée jusqu’à moi; elle avait l’air d’une aviatrice avec son béret et ses grosses lunettes 32. Elle est de service à la baraque où j’ai été moi-même hospitalisée l’année dernière. Elle va très bien, n’oubliez pas de le dire à Swiep. Elle dort bien, mange bien, n’est pas astreinte à un travail trop dur et n’a pas de famille. Ce dernier point est important, je m’en aperçois à mon corps défendant. L’inquiétude que vous inspirent vos proches vous ronge plus que tout. Je n’ai pas encore vu Mischa et maman aujourd’hui; hier, Mischa était malade et a gardé le «lit», si l’on peut dire; maman n’était pas non plus dans son assiette, l’estomac faisait des siennes. J’ai toujours une forte résistance intérieure à surmonter, une sorte d’appréhension, au moment de pénétrer dans leur baraque où un remugle humain aigre et vicié vous saute au visage. Sam de Wolff 33 est dans la même baraque que Mischa, il m’arrive de le rencontrer, tournant en rond entre les châlits de fer.

Nous attendons d’un jour à l’autre un convoi en provenance du Théâtre hollandais 34, dont on suppose qu’il poursuivra directement sa route vers la Pologne. De Jaap, nous ne savons qu’une chose : il est au Théâtre. Je vais tenter l’impossible pour le faire retenir ici, mais on ne peut forcer aucune décision et chacun doit apprendre à porter le destin qui lui échoit, c’est tout.

À l’instant, la femme qui fait le ménage chez Kormann me dit : «Vous, vous êtes toujours aussi radieuse.» Personnellement, je vais ici aussi bien que jamais et que partout ailleurs. Certes, de temps à autre, je me sens un peu fatiguée, brisée, étourdie de soucis, mais ce sont ceux de chacun ici et pourquoi ne les partagerait-on pas fraternellement pour les porter ensemble?

J’ai ici beaucoup de bons moments. Mechanicus 35, avec qui je fais des promenades sur l’étroite bande de terre aride entre fossé et barbelés, me lit chaque jour ce qu’il a glané depuis le matin. On noue ici des amitiés qui suffiraient à enrichir plusieurs vies. Je trouve encore le temps d’une petite discussion philosophique quotidienne avec Weinreb 36, un homme qui est un monde en soi, entouré d’une atmosphère particulière qu’il parvient à préserver contre vents et marées.

Je regrette d’avoir si peu le temps d’écrire, j’aurais tant à raconter, que j’emmagasine à votre intention pour plus tard — oui, plus tard. Et maintenant, il est l’heure d’attaquer le chou cavalier, un des classiques gastronomiques de ce camp.

Un peu plus tard.

La table est bonne ici, rien à dire. Mes enfants, j’aimerais tant savoir comment vous allez, pourquoi n’ai-je pas de nouvelles de Maria? Est-ce vrai, Maria, qu’Ernst vient en visite ici? C’est Renata37 qui m’en a parlé. Je croise de loin en loin la mère de Paul sur l’un de nos petits chemins fangeux, et nous devisons quelques minutes. Le temps manque pour se rendre de vraies «visites», on ne trouve nulle part d’endroit calme où l’on pourrait s’asseoir ensemble, on se parle en passant, dehors. En fait on marche toute la journée.

Oh oui! autre chose : j’allais oublier ce qui met en émoi tout le Conseil juif ici. Le Conseil n’est que remous. Aux dernières nouvelles (mais cela a encore le temps de changer plusieurs fois), soixante d’entre nous seront autorisés à rester ici, les soixante autres devront retourner à Amsterdam où ils seront «bloqués *» d’une manière ou d’une autre. Mes parents étant ici, je fais évidemment partie de ceux qui veulent rester au camp coûte que coûte. C’est le cas de la plupart d’entre nous, chacun ou presque a de la famille au camp, qu’il espère pouvoir protéger par sa présence aussi longtemps que possible. D’où ce paradoxe :

* En allemand dans le texte : gesperrt, c’est-à-dire préservés — en principe — de toute déportation.


alors que tout le monde ici donnerait ce qu’il a de plus cher pour quitter Westerbork, quelques-uns d’entre nous vont en être expulsés de force. La plus grande agitation règne dans les esprits. Débats, calculs, supputations sont à l’ordre du jour. Je m’en tiens soigneusement à l’écart. Toute cette parlote absorbe beaucoup d’énergie et ne nous donne pas plus de prise sur les choses. Vous n’en croirez peut-être pas vos chères oreilles, mais, je vous assure, je suis la personne la plus silencieuse du Conseil juif. Les gens se dispersent terriblement entre les mille détails insignifiants qui vous assaillent ici jour après jour, ils s’y perdent et s’y noient. C’est ainsi qu’ils cessent de discerner les grandes lignes, qu’ils dévient de leur cap et trouvent la vie absurde. Les quelques grandes choses qui importent dans la vie, on doit garder les yeux fixés sur elles, on peut laisser tomber sans crainte tout le reste. Et ces quelques grandes choses, on les retrouve partout, il faut apprendre à les redécouvrir sans cesse en soi pour s’en renouveler. Et malgré tout, on en revient toujours à la même constatation : par essence la vie est bonne, et si elle prend parfois de si mauvais chemins, ce n’est pas la faute de Dieu, mais la nôtre. Cela reste mon dernier mot, même maintenant, même si l’on m’envoie en Pologne avec toute ma famille.

Bon, il est temps de me mettre en quête de maman et de Mischa. Au revoir, à bientôt.

Dernière étape.

Je suis assise sur ma valise dans notre petite cuisine, les autres pièces sont si pleines qu’on n’y ferait pas tenir un chat. Quelques affaires pratiques pour terminer… — intermède. À l’instant entre un monsieur très gentil qui a été l’un des patients de Spier, il s’assoit sur une autre valise, et nous voilà plongés en pleine chirologie. Je rencontre ici, d’ailleurs, beaucoup de clients et d’élèves de 282 Spier. Et nous nous disons tous la même chose : quel bonheur qu’il ne soit plus là.

Mais passons aux détails pratiques. Je joins quelques tickets de pain. Cela dérangerait-il beaucoup Frans que vous l’appeliez pour lui demander d’envoyer un peu de Sanovite? Au fait, Frans est-il toujours là? Maman ne mange presque rien, elle supporte très mal le pain d’ici, je serais contente de pouvoir lui donner de temps en temps un peu de Sanovite. Cela ne vous ennuie pas trop, dites-moi, que je vous importune de la sorte?

J’espère que les tickets de savon ne sont pas périmés, j’avais encore oublié de les envoyer. Ici, je fais la lessive moi-même dans un baquet, devant la maison, et nous étendons le linge sur un fil — système un peu primitif, mais qui marche.

Cette lettre s’adresse aussi à Mine Kuyper 38, je n’aurai plus le temps de lui écrire à part aujourd’hui. Voulez-vous lui dire que jusqu’à ce jour — dimanche — aucun des paquets envoyés par elle n’est arrivé? Ses lettres, elles, sont bien là, preuve qu’elle ne se trompe pas d’adresse, je serais ennuyée que ses colis s’égarent, elle m’écrit qu’elle a déjà fait deux envois. Voulez-vous lui demander si elle veut bien envoyer, par exemple, des tomates et d’autres produits frais : il souffle ici une tempête de sable continuelle qui vous gave de poussière et vous dessèche, si bien que les gens ont plus besoin d’aliments frais que de pain. Quant à moi, je n’en ai pas tellement besoin. C’est curieux, depuis ce dernier transport de rafle, je n’ai plus faim, plus sommeil, plus rien et pourtant je me sens très bien, on concentre à tel point son attention sur les autres que l’on s’oublie soi-même et c’est fort bien ainsi. Mine voudra bien transmettre nos amitiés à Milli Ortmann 39, à qui j’écrirai aussi dès que je pourrai. Espérons qu’on arrivera à faire sortir Mischa de Westerbork, le séjour ici ne lui vaudrait rien à la longue; mais, tant que ses parents ne seront pas en sécurité, il n’y aura rien à tirer de lui. J’arrête ici cette relation éprouvante pour vos yeux. Un salut à tous ceux qui me sont si chers — vous savez qui!

Au revoir! Etty.

[P.-S.] Voudriez-vous m’envoyer quelques timbres la prochaine fois?

À Han Wegerif et autres. Westerbork, mardi 29 juin 1943.

Westerbork.

Père Han, Käthe, Maria, Hans,

Un petit mot en style télégraphique, écrit à la diable. Monté la garde cette nuit pour accueillir Jaap. Il n’était pas du lot. Nous étions fous de joie. Au petit matin, un nouveau grand convoi est parti d’ici. À cinq heures, j’étais encore à l’hôpital pour m’assurer que l’on n’emmenait pas mon père par inadvertance, une erreur est si vite arrivée. De là, à la grande baraque où est maman. Elle reposait sur son petit lit de camp étriqué et fut ravie d’apprendre que Jaap n’était pas là. Mes parents réagissent avec un courage sublime, je suis fière d’eux. La Pologne ne leur fait pas peur — disent-ils. J’espère pouvoir les retenir à Westerbork, mais ici rien n’est sûr. Ici, en l’espace de quelques jours, on est emporté loin de ses bases anciennes et de nouvelles forces se lèvent en vous — pour accepter sa perte aussi, on a besoin de force intérieure.

Leguyt 40 m’a écrit une lettre qui m’a fortement émue, il est de ceux qui vous inspirent l’envie d’en sortir à tout prix dans l’espoir de les revoir. Il y a joint le petit traité de Korff : Et pourtant Dieu est amour. J’y souscris pleinement et cela me paraît plus vrai que jamais. M. Leguyt m’écrit entre autres choses : «Je serais étonné que vous ayez conservé assez de souplesse d’esprit pour prêter une oreille plus qu’à demi attentive à ce qui vient de l’arrière.» Croyez-moi, je vous ouvre mes deux oreilles et vous prête toute mon attention, je continue à vivre avec vous comme par le passé et me repose parfois auprès de vous de tout ce qui me submerge ici. Il est plus difficile pour vous que pour nous d’admettre ce qui se passe ici. Je m’aperçois que dans chaque situation, si pénible soit-elle, l’être humain développe de nouveaux organes qui lui permettent de continuer à vivre. À cet égard, Dieu se montre bel et bien miséricordieux. Et pour le reste : plusieurs suicides cette nuit avant le départ du convoi, au rasoir, etc.

Ce matin, en faisant ma toilette avec une de mes collègues, je lui ai ouvert mon cœur et lui ai dit à peu près ceci : «Les champs de l’âme et de l’esprit sont si vastes, si infinis, que ce petit tas d’inconfort et de souffrance physiques n’a plus guère d’importance; je n’ai pas l’impression d’avoir été privée de ma liberté et, au fond, personne ne peut vraiment me faire de mal.» Oui, mes enfants, c’est ainsi, je me sens pénétrée d’une étrange sérénité mélancolique. S’il a pu m’arriver de vous écrire une lettre désespérée, ne la prenez pas trop au tragique, ce n’était que le fruit d’un instant fugitif, il est permis de souffrir, mais pas pour autant de sombrer dans le désespoir.

Et maintenant je replonge dans les bas-fonds et je retourne à l’hôpital, une boîte à biscuits sous un bras pour mon cher papa et, sous l’autre, mes dossiers de fonctionnaire. Je vais trouver beaucoup de lits vides à l’hôpital après le convoi d’aujourd’hui. Du courage, mes chers bons! Quelles nouvelles de cousin Wegerif 4n? Et toi, Kâthe, tu tiens le coup? Et monsieur n’est-il pas trop taciturne? La mère de Hannes n’a pas été transférée à Theresienstadt. Amitiés à Adri de la part d’Ilse B.

Au revoir! Etty.

À Johanna et Klaas Smelik 42 et autres. Westerbork, samedi 3 juillet 1943.

Westerbork, 3 juillet 43.

Jopie, Klaas, chers amis,

Juchée sur mon châlit, au troisième étage, je vais me hâter de déchaîner une petite bacchanale épistolaire tant qu’il en est encore temps : dans quelques jours, la barrière retombera sur notre libre correspondance, je deviendrai «résidente» du camp et n’aurai plus droit qu’à une lettre par quinzaine, que je devrai remettre ouverte. Et j’ai encore à vous parler de quelques petites choses. Ai-je vraiment pu écrire une lettre qui vous a donné à penser que je perdais courage? J’ai peine à le croire. Il y a des moments, c’est vrai, où l’on pense ne pas pouvoir continuer. Pourtant, on continue toujours — on finit d’ailleurs par s’en rendre compte —, seulement le paysage autour de vous paraît soudain changé : un ciel bas et lourd pèse sur vous, votre sentiment de la vie est bouleversé et vous avez soudain un cœur tout gris, vieux de mille ans. Mais il n’en va pas toujours ainsi. L’être humain est une créature étonnante. On vit ici dans une misère indescriptible. Dans les grandes baraques, on vit vraiment comme des rats dans un égout. On voit beaucoup d’enfants dépérir. On en voit aussi beaucoup d’autres bien portants. La semaine dernière nous est arrivé en pleine nuit un convoi de prisonniers. Visages cireux et diaphanes. Jamais je n’ai vu sur des visages autant d’épuisement et de fatigue que cette nuit-là. Cette nuit-là, nous les avons «filtrés» : enregistrement, second enregistrement, fouille par une bande de blancs-becs du NSB43, quarantaine, un chemin de croix de plusieurs heures. Au petit matin, on les a entassés dans des wagons de marchandises. Avant même de passer la frontière, leur train a été mitraillé, d’où un nouvel arrêt. Puis trois jours de trajet vers l’Est. Des litières de papier sur le sol pour les malades. Pour le reste, des wagons nus avec un tonneau au milieu et soixante-dix personnes debout dans un fourgon fermé. On ne leur permet d’emporter qu’une musette. Je me demande combien arrivent vivants. Et mes parents se préparent à un de ces convois, à moins que la solution Barneveld 44 ne tienne contre toute attente. Avec papa, je me suis promenée l’autre jour en luttant contre une espèce de vent de sable; il est charmant, comme toujours, et montre un beau stoïcisme. Il m’a dit d’un ton aimable et tranquille, avec détachement : «En fait, je préférerais partir en Pologne au plus tôt, j’en aurais plus vite fini, j’y passerais en trois jours, cela n’a plus aucun sens de prolonger cette existence dégradante. Et pourquoi ce qui arrive à des milliers d’autres me serait-il épargné?» Puis nous nous sommes amusés de ce paysage de circonstance, un vrai désert — malgré des lupins mauves, des œillets des prés et de gracieux oiseaux qui ressemblent à des mouettes. «Les juifs au désert! Il y a longtemps que nous connaissons ce paysage!» Cela vous pèse parfois bien lourd, voyez-vous, un petit papa si gentil et qui par moments serait prêt à renoncer. Mais ce sont des sautes d’humeur. Il est aussi d’autres moments où nous rions ensemble et nous étonnons d’une foule de choses. Nous rencontrons beaucoup de parents que nous avions perdus de vue depuis des années, des juristes, un bibliothécaire, que nous trouvons poussant des wagonnets de sable, affublés de bleus de chauffe crasseux, et nous nous lançons de brefs regards, sans nous dire grand-chose. La nuit du départ d’un convoi, un jeune gendarme hollandais m’a dit d’un air triste : «Une nuit comme celle-ci me fait perdre cinq livres; et encore, on n’a rien d’autre à faire qu’entendre, voir et se taire.» C’est aussi pourquoi je ne vous écris pas beaucoup. Mais je m’égare. Je voulais seulement vous dire : oui, la détresse est grande, et pourtant il m’arrive souvent, le soir, quand le jour écoulé a sombré derrière moi dans les profondeurs, de longer d’un pas souple les barbelés, et toujours je sens monter de mon cœur — je n’y puis rien, c’est ainsi, cela vient d’une force élémentaire — la même incantation : la vie est une chose merveilleuse et grande, après la guerre nous aurons à construire un monde entièrement nouveau et, à chaque nouvelle exaction, à chaque nouvelle cruauté, nous devrons opposer un petit supplément d’amour et de bonté à conquérir sur nous-mêmes. Nous avons le droit de souffrir, mais non de succomber à la souffrance. Et si nous survivons à cette époque indemnes de corps et d’âme, d’âme surtout, sans amertume, sans haine, nous aurons aussi notre mot à dire après la guerre. Je suis peut-être une femme ambitieuse : j’aimerais bien avoir un tout petit mot à dire.

Tu parles de suicide, tu parles de mères et d’enfants. Bien sûr, je comprends tout cela, mais je trouve ce sujet malsain. Il y a une limite à toute souffrance. Un être humain ne reçoit peut-être pas plus de souffrance à endurer qu’il ne le peut — et si la limite est atteinte, il meurt de lui-même. Il y a ici, parfois, des gens qui meurent d’avoir l’esprit brisé, parce qu’ils ne saisissent plus le sens de leurs épreuves — des gens jeunes. Les vieux, les très vieux, s’enracinent encore en un sol plus puissant et acceptent leur sort avec dignité et stoïcisme. Ah! on voit ici tant de gens différents et l’on surprend leur attitude face aux questions les plus ardues, aux ultimes questions…

Je vais essayer de vous décrire comment je me sens, mais je ne sais si mon image est juste. Quand une araignée tisse sa toile, elle lance d’abord les fils principaux, puis elle y grimpe elle-même, n’est-ce pas? L’artère principale de ma vie s’étend déjà très loin devant moi et atteint un autre monde. On dirait que tous les événements présents et à venir ont déjà été pris en compte quelque part en moi, je les ai déjà assimilés, déjà vécus et je travaille déjà à construire une société qui succédera à celle-ci. La vie que je mène ici n’entame guère mon capital d’énergie — le physique se délabre bien un peu, et l’on tombe parfois dans des abîmes de tristesse —, mais dans le noyau de son être on devient de plus en plus fort. Je voudrais qu’il en fût de même pour vous et pour tous mes amis, il le faut, il nous reste tant à vivre et à faire ensemble. C’est pourquoi je vous crie : tenez fermement vos positions intérieures une fois que vous les avez conquises, et surtout ne soyez pas tristes ou désespérés en pensant à moi, il n’y a vraiment pas de quoi.

Les Levie 45 connaissent des moments difficiles, mais ils sont de ceux qui s’en tirent et qui ont d’immenses ressources intérieures en dépit d’une santé fragile. Les enfants sont parfois très sales, c’est le plus gros problème ici, l’hygiène. Je vous donnerai de plus amples nouvelles d’eux dans une autre lettre. Je joins un petit mot que j’avais commencé à griffonner à l’intention de mes parents, mais que je n’ai pas eu à envoyer; peut-être y trouverez-vous quelque chose d’intéressant.

J’ai aussi une demande à formuler, si vous ne la trouvez pas excessive : j’aimerais avoir un oreiller, par exemple un vieux coussin de divan; la paille est un peu dure à la longue. De province, malheureusement, on ne peut envoyer de colis qu’au tarif lettre et jusqu’à deux kilos, et un coussin est peut-être trop lourd? Mais si jamais tu vas à Amsterdam voir Han (j’espère que tu lui es très fidèle et que tu voudras bien lui apporter cette lettre comme les précédentes?), tu pourras peut-être l’expédier de là-bas? À part cela, mon seul souhait est de vous savoir bien-portants et que le moral soit bon; envoyez-moi de temps en temps un petit mot de rien du tout.

Très, très affectueuses pensées, Etty.

À Han Wegerif et autres. Westerbork, lundi 5 juillet 1943 — vendredi 9 juillet 1943.

Westerbork, 5 juillet.

Essayons tout de même de produire une lettre d’un coup de baguette magique : demain ou après-demain, si je n’ai plus le droit d’écrire, je regretterai de ne pas l’avoir fait maintenant. Dure journée, aujourd’hui. Un convoi part demain matin. Hier soir, j’apprends que mes parents sont sur la liste des partants 46. Herman B. me le chuchote à l’oreille au moment même où je bavarde tranquillement avec papa, assise au bord de son lit — lui, bien sûr, ne se doutant de rien. Je n’ai rien dit et j’ai aussitôt commencé à faire le siège de diverses autorités. On m’assure à présent que la «liste des parents 47» est à l’abri cette fois-ci encore, mais tout peut être remis en question jusqu’à la dernière minute. D’ici à demain matin, il faut donc avoir l’œil à tout. Cette nuit nous arrive un nouveau convoi d’Amsterdam, donc je serai levée de toute façon. Mechanicus, avec qui je me suis liée d’une forte amitié en si peu de temps, est lui aussi sur la liste des départs, nous remuons encore ciel et terre pour lui. Weinreb a été emmené récemment, quelques gros bonnets sont venus personnellement le chercher en voiture pour le conduire à La Haye. On n’a pas le droit de s’attacher trop fortement ici.

Travaillé ce matin à la baraque pénitentiaire, dont les pensionnaires vivent sous une garde renforcée, et servie de messagère entre les détenus et leurs relations dans le reste du camp. À l’instant je suis retournée voir papa qui lisait un petit roman français, l’air assez content : il ignore qu’il n’est pas encore rayé de la liste. Le camp de travail le plus dur vaut mieux que ces tensions nerveuses qui resurgissent chaque semaine. Avant, elles m’étaient épargnées, car j’avais accepté pour moi-même la déportation en Pologne, mais cette vie de crainte et tremblement continuels pour des proches dont on sait bien qu’ils vont au-devant d’un calvaire sans fin auprès duquel la vie que nous menons ici mérite d’être qualifiée d’idyllique — cette vie d’angoisse, à la longue, n’est plus supportable. L’envie me prend parfois de faire en douce mon paquetage et de monter dans un de ces convois en partance pour l’Est, mais que voulez-vous, on ne doit pas non plus céder à la facilité.

Mardi matin.

Il est dix heures. Je suis installée dans notre bureau vide où règne un calme délicieux, la plupart de mes collègues dorment dans leurs baraques. Quelques jeunes garçons sont accoudés à la fenêtre et regardent, l’air mélancolique, la locomotive qui recommence à cracher ses nuages de fumée. D’ici, le reste du train est dérobé à notre vue par une baraque basse. Depuis six heures du matin, on s’affaire à «charger» les wagons de marchandises, le train est prêt à partir. Je me sens comme après un accouchement, du moins en ce qui concerne mes parents que, pour cette fois, nous avons réussi à arracher au convoi; quant au reste, je serais bien incapable de dire comment je me sens. J’ai vécu hier une journée sans précédent dans mon existence. Jusque-là, je n’avais jamais participé au «travail» qui consiste à préserver quelqu’un du transport vers l’Est : il faut dire que je n’ai aucun talent pour la diplomatie. Hier j’ai accompagné Mechanicus dans ses démarches. Ce que j’ai fait exactement, je ne le sais plus très bien moi-même, j’ai frappé à la porte de toutes sortes d’autorités et me suis trouvée soudain entraînée dans le sillage d’un mystérieux personnage que je n’avais encore jamais vu, qui avait une tête de proxénète et aurait fait fureur dans un film français. Avec ce monsieur, je suis allée chez divers «gros bonnets» du camp, d’ordinaire inabordables, surtout à la veille d’un convoi; d’invisibles portes se sont ouvertes, à telle heure j’avais rendez-vous à la Registratur, l’heure d’après je devais me présenter chez un petit vieillard sénile apparemment investi d’un pouvoir occulte et capable d’arracher des gens à la déportation, même quand tout semble perdu 48 — il y a ici à Westerbork tout un monde souterrain qu’hier j’ai touché du doigt, mais je ne comprends pas comment il est fait et je ne crois pas que ce soit bien ragoûtant. Enfin, toute une journée passée à courir; j’avais confié mes parents à l’œil vigilant de Kormann et à la garde du Conseil juif, qui m’assurait que, cette fois, les choses allaient s’arranger. Le cas de Mechanicus est resté douteux jusqu’au dernier moment. Je l’ai aidé à empaqueter ses affaires, j’ai recousu quelques boutons à son costume, il m’a dit entre autres choses : «Ce camp m’a rendu plus indulgent, tous les hommes sont devenus égaux à mes yeux, ce sont tous des brins d’herbe qui plient sous la tempête, qui se couchent sous l’ouragan.» Et aussi : «Si je survis à cette époque, j’en sortirai plus mûr et plus profond, et si je disparais, je serai mort en homme plus mûr et plus profond.» Plus tard, j’ai passé la main dans les cheveux désormais presque blancs de mon père, qui me disait : «Si je reçois cette nuit mon ordre de marche, je ne le prendrai pas au tragique, je partirai tout tranquillement.» (On reçoit son ordre en pleine nuit, quelques heures avant le départ du convoi.) Après huit heures, je me suis promenée un moment avec maman, j’ai pris congé de plusieurs amis qui devaient partir, fait encore un petit tour avec Liesl et Werner, et vers les dix heures je suis passée chez Jopie, que j’ai trouvé livide d’épuisement. Ensuite je ne tenais vraiment plus sur mes jambes, je me suis fait exempter du service de nuit et j’ai laissé les choses suivre leur cours. Ce matin, à huit heures, Jopie est passé et m’a lancé par la fenêtre que mes parents étaient toujours là, que Jaap n’était pas arrivé cette nuit (nous attendions des gens de l’Hôpital israélite néerlandais) et que Mechanicus avait échappé au convoi.

À présent il est onze heures, je vais à l’hôpital où je trouverai beaucoup de lits vides. Une journée comme celle d’hier vous tue, et la semaine prochaine le même cirque recommence.

Fin d’après-midi.

Eh oui, mes enfants, me revoilà au perchoir : cet après-midi, pour changer, je suis tombée dans les pommes en visitant une grande baraque où l’air manquait; ces petites faiblesses ont leur utilité, elles vous rappellent que votre énergie physique a ses limites. Il faut dire aussi que cela commençait à dépasser les bornes. En plus de mes baraques hospitalières, on m’a donné la responsabilité de la baraque pénitentiaire. Depuis le départ de la moitié de nos collègues pour Amsterdam, le secteur est encore plus difficile à «couvrir». Là-dessus, Kormann m’avertit que mes parents doivent tout de même s’attendre à partir la semaine prochaine, il devient de plus en plus difficile de maintenir des gens ici (mais enfin, on n’est jamais sûr de rien à l’avance, et c’est justement cela qui vous ronge, cette incertitude prolongée jusqu’à la dernière seconde), après quoi je vais voir maman, qui a des vertiges et se sent mal, et là, en désespoir de cause, je ne trouve rien de mieux qu’une petite syncope. Ça ira mieux demain. Je m’aperçois tout à coup que, dans le monde extérieur, c’est le début des «grandes vacances»; vous avez fait des projets? Vous me raconterez, n’est-ce pas?

Merci de ta lettre, Maria! Elle était exactement ce que j’attends d’une lettre de toi. Si j’ai encore le droit d’écrire demain, j’envoie un petit griffonnage, sinon ce sera le silence pour un moment.

Pour les médecins, nous sommes au courant. Quelle situation désespérante! Ici, nous avons une pléthore de médecins qui ne peuvent même pas se rendre utiles». Parmi eux, le père de Jan Zeeman!

Au revoir! Courage! Etty.

Jeudi après-midi.

Bonjour! Voilà une demi-heure que je m’exhorte dans mon demi-sommeil à continuer enfin cette lettre. Chaque jour de correspondance est un jour de gagné, on ne nous a pas encore signifié définitivement à quelle date nous n’aurions plus le droit d’écrire. C’est pourquoi je griffonne encore un peu. Commençons par quelques nouvelles, de peur d’oublier. Leo Krijn est parti, pas plus ému que cela. Son frère, qui est encore ici, me disait hier : «Il espère naïvement retrouver là-bas sa femme et son fils 50.»

Herman B. s’inquiète, voilà une semaine qu’il n’a aucune nouvelle de Wiep ni de sa mère. Y a-t-il quelque chose? Lui va toujours aussi bien. Toute la journée, il s’ingénie à nourrir mon père de concombres et de tomates. Je le plains souvent d’être consigné dans sa baraque, mais cela ne le gêne guère, les nuées de poussière qui tourbillonnent au-dehors ne l’attirent pas.

J’ai apporté à Anne-Marie le paquet de Swiep. Elle était ici à l’instant, j’ai pris rendez-vous avec elle pour l’un des soirs prochains, elle veut me présenter à un Russe, professeur en sciences sociales, pour que nous bavardions un peu ensemble.

J’ai la main droite bandée à cause de ce maudit eczéma52, et cela rend mon écriture encore plus illisible que d’habitude, il vous faudra suppléer encore plus de lettres, Père Han. Merci de votre gentille lettre, je serais navrée que Kâthe s’en aille, est-ce irrévocable? Dites-moi que non!

Pour l’instant, je suis couchée au milieu d’un vrai champ de bataille de femmes malades, un bacille pernicieux hante notre baraque, nous souffrons toutes de «débâcle», pour le dire en termes fleuris, quant à moi je m’en accommode, car cela me fournit un excellent prétexte pour vous écrire un peu. Aux dernières nouvelles reçues ce matin de Grete Wendelgelst 53, il semblerait que ma famille puisse rester ici. Hier, on s’attendait plutôt au contraire. Après être tombée, le même jour, une seconde fois en pâmoison, j’ai décidé d’entamer une vie nouvelle au-delà de toutes les tensions. Je commençais d’ailleurs à présenter à mon tour les symptômes de la tamponnite — il y a des tampons rouges, verts et bleus, on peut en parler vingt-quatre heures sur vingt-quatre, c’est un sujet inépui-sable54. Jopie en est littéralement malade. Quand il entend le mot «tampon», il a envie de vomir. En ce moment, les esprits sont en ébullition : tous les tampons, toutes les couleurs sont déclarés périmés, on procède à un vaste regroupement; personne ne sait de quoi aura l’air le prochain convoi, les listes doivent être refaites, ce qui n’ira pas sans maintes tractations dans la coulisse. On joue avec nous un drôle de jeu, mais nous nous prêtons aussi à ce jeu et ce sera notre honte ineffaçable aux yeux des générations à venir. Je vous ai parlé l’autre jour d’un petit vieillard sénile devant qui les portes closes s’ouvraient mystérieusement. C’est tout de même un bonhomme intéressant, il était courrier pendant la Grande Guerre et a bien connu — entre autres — l’archevêque Sôderblom55; et il est le seul à pouvoir aller en visite chez le commandant en personne, lequel va même jusqu’à lui rendre la politesse, ce qui est un bien grand honneur, ma foi! Hier j’ai passé quelques heures avec lui et Mechanicus à errer dans le camp, il a évoqué ses souvenirs de Poincaré et de la reine 56, excusez du peu, mais, à un moment donné, il a eu ce mot savoureux : «Il n’y a dans tout Westerbork qu’une institution équitable : la conduite d’eau; elle donne de l’eau à dix mille juifs et autant à chacun.»

Je peux vous écrire un peu de tout et en désordre, n’est-ce pas? J’ai tellement sommeil. Vous voyez : il y a des mots que je n’ai pas désappris. Une chose que j’ai éprouvée avec force : si l’on se laisse emporter chaque semaine par le flot des tensions qui règnent ici, il ne faut pas plus de trois semaines pour être détruit, mais alors détruit pour de bon et, le moment venu de prendre à son tour la direction de Moscou, on ne serait même plus capable d’affronter le voyage. Aussi, désormais, j’essaie de vivre au-delà * des tampons verts, rouges, bleus et des «listes de convoi», et je vais de temps à autre rendre visite aux mouettes, dont les évolutions dans les grands ciels nuageux suggèrent l’existence de lois, de lois éternelles d’un ordre différent de celles que nous produisons, nous autres hommes. Jopie — qui se sent malade comme un chien et «vidé **» en ce moment — et sa petite «sœur d’armes», Etty, sont restés cet après-midi un bon quart d’heure à contempler un de ces oiseaux noirs et argent, à suivre son vol parmi les puissants nuages bleu sombre gorgés de pluie, et soudain nous avons eu le cœur un peu moins lourd.

Ici, l’on pourrait écrire des contes. Cela vous paraît sans doute étrange, mais si l’on voulait donner une idée de la vie de ce camp, le mieux serait de le faire sous forme de conte. La détresse, ici, a si largement dépassé les bornes de la réalité courante qu’elle en devient irréelle. Parfois en marchant dans le camp, je ris toute seule, en silence, de situations totalement grotesques, il faudrait vraiment être un très grand poète pour les décrire, j’y arriverai peut-être approximativement dans une dizaine d’années.

Le soir.

Au milieu des contes,

Le lendemain matin.

J’ai été contrainte de m’arrêter. On mène ici une vie vagabonde, j’ai juste un petit quart d’heure, j’en profite pour ajouter quelques mots.

* En allemand dans le texte : jenseits.

** Idem : erledigt.

Oui, c’est vrai, il y a dans la nature des lois très miséricordieuses, à condition du moins que nous ne perdions pas le sens de leur rythme. Je ne cesse de l’observer sur moi-même : quand on est parvenu aux limites extrêmes du désespoir et que l’on se croit incapable de continuer, le fléau de la balance rebondit dans l’autre sens et l’on se sent de nouveau capable de rire et de prendre la vie comme elle vient. Quand, pendant de longues périodes, on est en proie à l’accablement le plus lourd, on peut ensuite et sans transition s’élever au-dessus de toute cette misère terrestre, au point de se sentir léger et libéré comme jamais encore dans sa vie. Je vais de nouveau très bien alors que, quelques jours durant, c’était assez désespéré. L’équilibre se rétablit toujours. Ah! mes enfants, un monde bien surprenant…

Ici, une vraie maison de fous — de quoi avoir honte pendant trois siècles au moins. Le camp doit expulser un grand nombre de gens par le prochain convoi. Il revient aux Dienstleiter, aux chefs de service, de dresser eux-mêmes les listes. Réunions, disputes, scènes affreuses. En plein milieu de ce jeu avec des vies humaines tombe un ordre soudain du commandant : les Dienstleiter doivent assister le soir même à la première de la revue que l’on donne en ce moment ici. Ils roulent des yeux ébahis, mais sont bien forcés de rentrer chez eux pour passer leur meilleur costume. Et le soir on se retrouve dans la salle d’enregistrement, où Max Ehrlich, Chaja Goldstein, Willy Rosen 57 et d’autres donnent un spectacle de cabaret. Au premier rang, le commandant et ses invités. Derrière lui, le professeur Cohen 58. Salle pleine à craquer. On rit aux larmes, oui, aux larmes. Quand le flot des gens d’Amsterdam arrive ici, nous installons dans cette grande salle

une sorte de barrière en bois qui contient la foule si l’affluence devient trop forte. La même barrière était disposée cette fois sur la scène et Max Ehrlich s’y appuyait pour chanter ses chansons. Je n’y étais pas, mais Kormann vient de le raconter à l’instant, non sans ajouter : «Toute cette comédie me conduit peu à peu au bord du désespoir *.»

Il faut tout de même que je me décide à terminer cette lettre, sinon je n’aurai plus le droit de l’envoyer. Voyons ce qui me passe encore par la tête. Gera» m’a envoyé une caissette à cigares pleine de tomates, remerciez-la si vous la voyez, je ne puis plus écrire autant. Jim, celui de Mme Nethe, est ici aussi, il arrive en droite ligne de la maison de Mine, c’est vous dire si je suis au courant.

Oh! j’y pense : Père Han, envoyez-moi de temps en temps un billet de dix florins dans une lettre, je peux en avoir besoin pour aider des gens, aussi curieux que cela paraisse. On s’emploie toujours à nous obtenir une courte permission pour régler définitivement nos affaires; si elle nous est accordée, je la prendrai comme un supplément, un gros cadeau, mais je n’y compte pas. Si j’ai encore le droit d’écrire demain, je vous envoie un petit griffonnage, sinon il vous faudra un peu de patience.

Aussi invraisemblable que cela puisse vous paraître : ce qui se passe à l’extérieur me rend parfois beaucoup plus triste que le champ de bataille où je suis. Je me rappelle un déjeuner avec Johan Brouwer «, c’était un esprit subtil…

voilà qu’on me chasse d’ici.

AU REVOIR!

Etty.

* En allemand dans le texte : Ich komme allmâhlich an den Rand der Verzweiflung durch dieses ganze Gewerbe hier


A Maria Tuinzing. Westerbork, samedi 10 juillet 1943.

10 juillet.

Maria, bonjour,

Des dizaines de milliers de gens ont quitté ces lieux, habillés ou nus, vieux ou jeunes, malades ou bien-portants — et j’ai continué à vivre et à travailler en toute sérénité. Ce sera bientôt le tour de mes parents de quitter le camp. Si, par miracle, ils ne partent pas cette semaine, ce sera pour l’une des semaines à venir. Cela aussi, je dois apprendre à l’accepter. Mischa veut partir avec eux, et il me semble après tout que cela vaut mieux : s’il reste ici et les voit s’en aller, sa raison en sera ébranlée. Moi, je ne pars pas, je ne peux pas. Il est plus facile de prier de loin pour quelqu’un que de le voir souffrir à vos côtés. Ce n’est pas la peur de la Pologne qui m’empêche de partir avec mes parents, mais la peur de les voir souffrir. Une forme de lâcheté quand même.

Les gens ne veulent pas l’admettre : un moment vient où l’on ne peut plus agir, il faut se contenter d’être et d’accepter. Et cette acceptation, je la cultive depuis bien longtemps, mais on ne peut le faire que pour soi, jamais pour les autres. C’est pourquoi ma situation est si désespérante en ce moment. Maman et Mischa s’entêtent à vouloir agir, à remuer ciel et terre, et je suis impuissante à les assister. Je ne puis rien faire, je n’ai jamais rien pu faire, je ne puis qu’assumer et souffrir. C’est toute ma force, et c’est une grande force. Mais pour moi, pas pour les autres.

On a refusé le transfert à Bemeveld pour mes parents, nous l’avons appris hier. On a ajouté qu’ils devaient se tenir prêts pour le convoi de mardi prochain. Mischa veut aller voir le commandant du camp pour le traiter d’assassin. Il faudra le surveiller de près, ces jours-ci. Papa est apparemment très calme. Mais ici, dans cette grande baraque, il se serait effondré au bout de quelques jours si je ne l’avais fait entrer à l’hôpital, où d’ailleurs la vie lui est également devenue à peu près insupportable. Il est complètement perdu, incapable de se débrouiller seul.

Je fais fausse route avec mes prières. En priant pour les autres, je le sais, on peut demander qu’ils trouvent la force de traverser victorieusement les épreuves. Mais c’est toujours la même prière qui me monte aux lèvres : «Seigneur, abrège leurs souffrances.» Et c’est pourquoi je suis paralysée maintenant dans mes actes. J’aimerais m’occuper de leurs bagages avec tout le soin possible, mais en même temps je sais qu’ils leur seront enlevés à l’arrivée (nous en avons ici des indices de plus en plus sûrs). Alors, à quoi bon tout ce tintouin?

J’ai ici un excellent ami 62. La semaine dernière, il devait faire partie du convoi. Quand je suis allée le voir, je l’ai trouvé droit comme un i, le visage paisible; son sac à dos attendait à côté de son lit; nous n’avons pas autrement parlé de son départ, il m’a lu diverses choses qu’il avait écrites et nous avons passé encore un petit moment à philosopher. Nous ne voulions pas nous accabler mutuellement du chagrin de la séparation, nous riions et parlions de nous revoir. Chacun était capable d’assumer son destin. Or c’est cela qui est désespérant ici : incapables d’assumer leur sort, les gens s’en déchargent sur les épaules d’autrui. Et c’est sous ce poids-là qu’on risque de succomber, sûrement pas sous celui de son propre destin. Je me sens de force à affronter le mien, mais pas celui de mes parents.

Ceci est la dernière lettre que je puisse écrire librement. Cet après-midi, on nous retirera nos cartes d’identité, dorénavant nous serons des «résidents». Il te faudra patienter un peu avant d’avoir de mes nouvelles. Je pourrai peut-être faire passer une lettre en fraude de temps en temps.

Reçu tes deux lettres.

Au revoir Maria, chère petite amie. Etty.

À Christine van Nooten. Avant le 31 juillet 1943.

[Transmis par Maria Tuinzing dans une lettre à Christine van Nooten datée du 31 juillet.]

Wageningen, 31 juillet 1943.

Chère Mademoiselle van Nooten 63,

Etty Hillesum — Westerbork — me demande de recopier

à votre intention les lignes suivantes :

«Le matin, avant six heures, je commence par me rendre à la baraque de papa, je prends sa gourde et l’emporte jusqu’à la chaufferie : quatre robinets d’eau bouillante contre le mur extérieur — une longue file de gens portant des cuvettes, des seaux et des cafetières, un monsieur d’allure professorale qui règle la circulation, j’attends mon tour, j’ai toujours dans la poche de gauche de mon manteau le sachet de thé de Swiep — je me brûle les doigts au robinet et, tandis que je regagne l’hôpital, le thé a le temps d’infuser. De là je vais voir maman, elle aussi à l’hôpital (bronchite, extinction de voix et épuisement général) — je prends sa bouteille Thermos et recommence le même pèlerinage.

Puis je rejoins Mischa, juché tel un prince masqué au “troisième étage” sous une poutre de la grande baraque, pour voir s’il n’a besoin de rien.

C’est à moi qu’arrivent tous les paquets. Je tâche d’être pour toute la famille un juste bureau distributeur — je vais de l’un à l’autre chargée de petites boîtes en fer — et je suis vraiment heureuse de pouvoir jouer ce rôle. Les mots me manquent, tout simplement, pour dire à quel point nos amis — y compris les collègues de papa — nous gâtent, j’en suis parfois presque gênée.

Papa est un gitan impavide — juste une petite dépression de temps en temps, pendant laquelle il serait prêt à monter de lui-même dans ce fameux train de marchandises pour en finir une bonne fois, mais il reprend toujours le dessus. Il passe ses jours avec une demi-douzaine de petites bibles : en grec, en français, en russe, etc., et me surprend à tout moment de la journée par des citations parfaitement appropriées. Ses exigences sont modestes : il vit principalement de pain. La veille du convoi dont il était certain de faire partie, il était parfaitement calme, lisait Homère avec des petits malades de l’hôpital et devisait avec d’anciens camarades d’études retrouvés ici — et devenus dans l’intervalle des rabbins aux cheveux gris.

Un ami inoubliable — dont la fin paisible me remplit chaque jour encore de gratitude — m’a appris à temps cette grande leçon de Matthieu, 24 : “Ne vous inquiétez pas de demain : demain s’inquiétera de lui. À chaque jour suffit sa peine 64.” C’est la seule attitude qui vous permette d’affronter la vie d’ici. Aussi est-ce avec une certaine tranquillité d’âme que, chaque soir, je dépose mes nombreux soucis terrestres aux pieds de Dieu. Ce sont bien souvent des soucis d’une grande trivialité, par exemple lorsque je me demande comment arriver à faire la lessive de toute la famille, etc. Les vrais, les grands soucis ont totalement cessé d’en être — ils sont devenus un Destin * auquel on est désormais soudé.

J’ai eu profondément honte de cette affaire Puttkam-mer65. Tu vois à quelles extravagances des gens aux abois peuvent en arriver — mais je trouve qu’il y a des limites. Et ces histoires d’argent ne sont pas du tout notre genre. Inutile de continuer à te casser la tête pour cela, je t’en prie. Ce que des dizaines et des dizaines de milliers de gens ont supporté avant nous, nous serons bien capables de le supporter à notre tour. Pour nous, je crois, il ne s’agit déjà plus de vivre, mais plutôt de l’attitude à adopter face à notre anéantissement.»

* En allemand dans le texte : Schicksal.

Ici s’achève la lettre d’Etty.

Tous vont donc aussi bien que possible étant donné les circonstances. Etty me tient régulièrement au courant de tout. Elle n’a plus droit désormais qu’à une lettre ou deux cartes-lettres par quinzaine, mais de temps à autre un message ou une lettre clandestine nous parviennent. Jaap est toujours à Amsterdam. Les paquets arrivent à destination, comme vous le savez.

Cordiales salutations de Maria Tuinzing.

Gabriel Metsustraat 6 Amsterdam-Sud.

P.-S. Ne vous ai-je pas rencontrée une fois chez Etty, lorsqu’elle était malade?

À Maria Tuinzing. Westerbork, samedi 7 août — dimanche 8 août 1943.

7 août.

Maria, petite amie,

Ce matin, il y avait un arc-en-ciel au-dessus du camp, et le soleil brillait dans les flaques de boue. Quand je suis entrée dans la baraque hospitalière, quelques femmes m’ont lancé : «Vous avez de bonnes nouvelles? Vous avez l’air si radieuse!» J’ai inventé une petite histoire où il était question de Victor-Emmanuel, d’un gouvernement démocratique et d’une paix toute proche, je ne pouvais tout de même pas leur servir mon arc-en-ciel, bien qu’il fût l’unique cause de ma joie?

«La fin est proche, l’édifice s’effondre *», disait à

* En allemand dans le texte : Es geht bald zu Ende, es krachs zusammen.


l’instant un vieux professeur tout ratatiné, assis à la table de bois juste en face de moi. Partout le moral est au beau fixe. Entre les châlits de fer et les haillons qui sèchent, c’est une floraison de sonorités italiennes. Il y a probablement un fond de vérité dans l’avalanche des nouvelles que les conversations du camp reflètent comme autant de miroirs déformants. Un «aryen» blessé par balles a été amené dans le camp, on l’a installé dans l’une des baraques hospitalières, dans un box séparé. Peu après, une voiture de police a parcouru nos allées boueuses, précédée du commandant qui, en chemise de polo, lui montrait le chemin à bicyclette. Le blessé subit des interrogatoires répétés et qui durent des heures, dit-on. Mais, au demeurant, traité avec beaucoup d’égards, dit-on encore. Le commandant en personne lui a apporté un oreiller, de chez lui. On dit que c’est un membre de Vrij Nederland». On dit aussi que c’est sur le maire de Beilen qu’on a tiré. On dit que plusieurs autres aryens auraient été amenés au camp, tous blessés par balles. On dit enfin que la population de Drenthe s’agite beaucoup. Un de ces derniers soirs, les lueurs d’un incendie se sont découpées sur le ciel gris qui domine nos steppes, je suis restée un long moment sous la pluie à les regarder». Le lendemain matin, un juif en combinaison verte68 monte la garde devant la baraque qui fait face à l’orphelinat — à l’endroit où les enfants jouent sur un petit tas de sable entouré de barbelés. Cette combinaison verte garde vingt non-juifs, hommes, femmes et enfants qu’on a pris en otages et chassés de leur lit en pleine nuit à cause de ce malheureux incendie. Entre juifs, on s’indigne de devoir garder ainsi des non-juifs dans un camp juif. Mais, avant la fin du jour, les otages ont disparu.

Hier, nous avons eu la visite d’un général 69. On nous a obligés à nous lever à l’aube, une vraie tornade de nettoyage a fait rage dans tout le camp; pour ma part, sans abri, j’ai erré quelques heures dans la boue; les pensionnaires de l’hôpital devaient s’aligner impeccablement dans leurs lits, l’ordinaire semblait avoir été un peu amélioré, les malades présents dans les grandes baraques devaient porter l’étoile jaune sur leur pyjama et, d’une façon générale, gare aux étoiles décousues! Un gros crapaud en uniforme vert est passé entre les baraquements, ce devait être ça, le général. On dit qu’il est venu à cause de l’agitation qui règne en Drenthe. Le moral ici est excellent. Aucun convoi n’est parti depuis quelques semaines et il semble qu’il n’en partira plus désormais 70. Dit-on. Westerbork va devenir un camp de travail avec, pour dépendance, un camp de concentration. Les pensionnaires de la baraque pénitentiaire, dont le nombre croît de jour en jour, ont désormais le crâne rasé et doivent porter des tenues de bagnards. On ne savait que faire des vieillards et des enfants, on n’avait pas encore statué sur leur cas : le commandant a décidé qu’ils pouvaient rester. Dit-on.

Mon père, malade, est alité dans une sorte de porcherie avec cent trente autres personnes. «Les Bas-Fonds», dit-il en ricanant. Il ricane beaucoup. Sa couverture en désordre est jonchée de petites bibles en différentes langues et de romans français. Son costume, son pardessus d’hiver, tout son bien est roulé en boule derrière son oreiller. Les lits se touchent. Les «infirmiers» passent leur chemin en courant quand on a l’audace de leur demander quelque chose. «Il faut une santé de fer pour survivre à cet hôpital, dit papa; malade, on n’y arrive certainement pas.» Pendant quelques jours, il a été bien malade : près de quarante de fièvre, dysenterie. Je lui ai grillé du pain chez Anne-Marie et je vais fréquemment à la chaufferie lui chercher de l’eau bouillante pour son thé. J’échange du pain noir contre des biscuits et d’autres produits plus digestes, je tiens un vrai commerce de pain noir. Hier, une dame fort aimable est venue voir papa et lui a apporté un cadeau princier : un rouleau de papier hygiénique. C’était la femme d’un rabbin haut placé, qui donne ici dans les œuvres de charité. Papa l’a remerciée avec une courtoisie exquise.

Je me glisse fréquemment dans sa baraque, ce qui me vaut toujours une petite escarmouche avec le portier, homme de règlement. L’autre jour, dans un moment de distraction, papa l’a traité de Feldwebel. Sur quoi l’autre a presque fondu en larmes en lui disant : «Monzieû, ch'apite en Hollande tepuis tix ans. — Et moi depuis trois cents», a répondu père laconiquement. Le lendemain, croyant sans doute arranger les choses, il lui a dit : «Je ne voulais pas vous offenser, et les Feldwebel non plus.» Quoi qu’il en soit, ce portier exige de ma part beaucoup de ruse et d’énergie. Nous ricanons beaucoup ensemble, papa et moi, mais on ne peut pas dire que nous riions vraiment. Il a un humour fondamental qui s’approfondit et pétille d’autant plus que le grotesque processus de clochardisation où il est engagé prend des proportions plus catastrophiques.

Ils ne voient pas encore, mon Dieu, que tout ici est sable mouvant, à part Toi. Cela m’a échappé.

En ce moment, je suis installée à une table de bois dans l’une des grandes baraques, trois châlits derrière moi, trois devant. Cette baraque ressemble à une ruelle orientale, pittoresque et étouffante. Les gens avancent à petits pas dans les étroits passages entre les lits. Une petite vieille nous demande : «Pouvez-vous me dire où habite Untel? — Au numéro tant», répond Mechanicus qui écrit à côté de moi, coiffé d’un feutre de vagabond pour se protéger des mouches. Chaque lit porte ici un numéro et l’on «habite» à ce numéro. Oui, c’est une vraie ruelle orientale, mais lorsque, entre deux rangées de lits, je regarde par la fenêtre, je vois des nuages hollandais tout gris de pluie, des champs de pommes de terre et là-bas, dans le lointain, deux arbres hollandais. En face de moi est assis le père de Jo Spier', un septuagénaire à l’éternelle jeunesse; il dessine des baraques brun-rouge dans un carnet de croquis. À côté de lui, un homme marmonne des prières au-dessus d’un livre en caractères hébraïques. Le vent s’engouffre dans la baraque et il y fait froid — plusieurs carreaux sont cassés —, et en même temps on manque d’air et cela sent mauvais. Avec une agilité de singe, Mechanicus vient de se hisser jusqu’à son «troisième étage», d’où il est redescendu brandissant triomphalement une boîte de soupe aux pois. Une petite place s’est libérée sur le petit poêle de la buanderie. Il est midi et demi, je reste en invitée dans cette ruelle orientale égarée sur la lande de Drenthe et, tout à l’heure, je dégusterai de la soupe aux pois. La belle vie — mais oui!

8 août, dimanche matin 8 heures.

J’ai déjà fait ma toilette au robinet de notre petite cuisine et me suis recouchée. Sur le réchaud, une grande casserole d’endives mijote déjà; à nous dix, dans cette petite baraque, nous avons ce matin quelques heures de cuisine. Je vis avec de vraies «femmes d’intérieur». Toute leur vie tourne autour de cet unique réchaud. C’est parfois fort humoristique. Plus souvent à pleurer. Pour ma part, je ne suis presque jamais «à la maison». Nous avons, tout bien compté, trois livres : Vif-argent de Cissy van Marxveldt, Séparation de Henri van Booven et Conversations avec Sri Krishna. Pour Cissy van Marxveldt, on se bat presque. L’autre jour, comme je lisais la Bible, une de mes compagnes a dit d’un ton de triomphe : «Ma bible à moi, je l’ai mise en sûreté quelque part, et drôlement bien, même!» La pluie fouette nos petits carreaux, il fait froid, l’été paraît définitivement passé. Dans le lointain, je vois de ma couchette les mouettes évoluer dans un ciel uniformément gris. Elles sont comme autant de pensées libres dans un vaste esprit.

Hier soir, j’étais avec Mechanicus chez la mère de Paul. Elle loge depuis quelques jours à la baraque de quarantaine, car on lui a découvert un pou. On en a profité pour lui enlever une dent et la vacciner. En outre, elle passe plusieurs heures par jour sur un banc étroit à peler des pommes de terre. «Travail d’esclave», dit-elle. Elle est abattue. La baraque où elle habite fait penser à une maison de correction : pas le moindre objet pour réchauffer l’atmosphère. Nous parlons de tous ces enfants privés de parents et dont certains ressemblent déjà à des adultes, des vieillards des deux sexes que l’on voit le matin s’attrouper sous la pluie, chassés de leur baraque le temps du ménage, des tâches abrutissantes comme le tri des petits pois et des haricots, du danger de démoralisation et d’avachissement que l’on court ici, de toutes les petites tristesses, tous les petits ridicules de la vie de camp. «Ces choses-là ne se racontent pas, on ne peut que les subir», dit Mechanicus avec une certaine âpreté. Il s’appuie des coudes sur la table de bois — il a des puces, des chaussettes trouées et des frissons — et dit avec une ironie bon enfant : «Ce soir, je me sens comme un tout petit garçon qui a peur du loup.» Plus tard, je l’ai raccompagné à sa baraque et j’ai emporté chez moi ses chaussettes à repriser. La mère de Paul a fait un bout de chemin dans le soir avec nous, un grand châle de laine jeté sur ses épaules, ses cheveux gris dénoués flottant au vent. Te souviens-tu de ce concert chez elle, un après-midi? Paul jouait de la flûte dans le bow-window et sa mère se tenait majestueusement au milieu de la pièce.

Beaucoup, ici, sentent dépérir leur amour du prochain parce qu’il n’est pas nourri de l’extérieur. Les gens, ici, ne vous donnent pas tellement l’occasion de les aimer, dit-on. «La masse est un monstre hideux, les individus sont pitoyables», a dit quelqu’un. Mais, pour ma part, je ne cesse de faire cette expérience intérieure : il n’existe aucun lien de causalité entre le comportement des gens et l’amour que l’on éprouve pour eux. L’amour du prochain est comme une prière élémentaire qui vous aide à vivre. La personne même de ce «prochain» ne fait pas grand-chose à l’affaire. Ah! Maria, il règne ici une certaine pénurie d’amour et, moi, je m’en sens si étonnamment riche; je serais bien en peine de l’expliquer aux autres.

Surtout, dans ta réponse, ne montre pas que tu as reçu cette lettre en dehors de mon jour de correspondance : le courrier à l’arrivée est sévèrement contrôlé par la censure en ce moment.

Amitiés à vous tous. Etty.

À Christine van Nooten. Westerbork, dimanche 8 août 1943.

8 août.

Chère Christine, Un petit bonjour du fond du cœur, au nom de toute la famille. Je viens d’avoir une idée : je vais d’abord t’envoyer à toi cette lettre que j’ai écrite à une amie. Une bonne partie de ce que je lui raconte pourrait aussi bien t’être destiné, et cela te permet d’avoir de nos nouvelles. Veux-tu faire suivre ensuite les feuillets ci-joints à Mlle Maria Tuinzing, chez M. Wegerif, Gabriel Metsustraat 6? Elle t’a apporté une fois une tasse de café, un dimanche matin que tu étais à mon chevet et que nous parlions du Livre d’heures 72, te rappelles-tu? Ce même Livre d’heures est à présent glissé sous mon oreiller avec ma petite bible. Et c’est vrai : ces paroles d’Isaïe sont admirables et consolatrices, elles vous donnent une secrète paix intérieure qui dépasse tous les efforts de la raison. Et ce qui n’était pas moins merveilleux — ici je fais un saut vertigineux du ciel à la terre —, c’était cette boîte de crabe, ces toasts et toutes ces autres précieuses délicatesses. Nous avons eu l’impression que vous puisiez tous dans vos provisions pour en extraire ce qui vous reste de meilleur, et les sentiments que cela nous inspire ne se laissent pas facilement traduire en mots. Adorables aussi, les paquets de ta mère. Et les pommes étaient délicieuses, je ne puis même plus énumérer toutes ces bonnes choses, le papier n’y suffirait pas. Kraak 73 nous a envoyé une lettre charmante, avec beaucoup de musique. Nous espérons que tu t’es bien reposée et que tu reprends le travail avec courage. Papa va un peu mieux, mais presque tous les aliments lui restent interdits, il a beaucoup de patience, le cher homme, et cependant j’espère pour lui (et pour tant et tant d’autres) que cela ne durera plus très longtemps, tu sais.

Encore une fois, j’ai à formuler des souhaits bien terre à terre; je n’en suis pas fière, mais j’y suis obligée. Ce dont nous avons besoin d’urgence pour papa, c’est de biscuits et d’autres aliments légers, il n’a rien mangé de plusieurs jours et doit reprendre progressivement des forces, le pain du camp est très mauvais. Et puis nous sommes sans sucre, nous avons épuisé notre provision et, ici, on ne nous en donne pas du tout. Peut-on s’en procurer encore par d’obscurs détours? Pour l’instant, nous n’avons pas de beurre non plus, mais peut-être en recevrons-nous un de ces jours de Deventer, on ne sait jamais; cette demi-livre que tu avais envoyée d’Amsterdam est vraiment arrivée à point nommé. Voilà, le masque est tombé, vive la matière! Nous allons tenir bon, des deux côtés des barbelés, n’est-ce pas? «Tout va bien», dit-on. Pour le reste, vois la lettre ci-jointe. Merci de toutes ces bonnes et gentilles choses, ma chérie. Amitiés à Hansje Lansen 74.

Au revoir! Etty.

À Maria Tuinzing. Westerbork, mercredi 11 août 1943.

11/8

Plus tard, quand j’aurai cessé d’avoir pour domicile un châlit de fer sur un bout de terre enclos de barbelés, j’aurai une lampe au-dessus de mon lit pour être entourée de lumière, en pleine nuit, chaque fois que je le voudrai. Dans mon demi-sommeil tourbillonnent souvent des pensées et des histoires, légères et diaphanes comme des bulles de savon; je voudrais les capter sur une feuille blanche. Le matin, je me réveille enveloppée de ces histoires, c’est un réveil somptueux, tu sais. Parfois, cependant, s’amorce un petit épisode de notre calvaire, pensées et images se pressent autour de moi, tangibles, attendant d’être notées, mais nulle part ici on — ne peut s’asseoir au calme; je marche parfois des heures à la recherche d’un coin tranquille. Une fois, en pleine nuit, une chatte errante est entrée chez nous, nous l’avons installée aux toilettes dans un carton à chapeau, et elle y a eu des petits. Je me sens parfois comme une chatte errante sans carton à chapeau.

J’ai trouvé quelque part cette phrase, à propos de Paula Modersohn Becker 75 :

« … Elle avait dans le sang cette grande absence d’exigences face à la vie, qui n’existe qu’en apparence et n’est en réalité rien d’autre que l’expression authentiquement mûrie d’exigences supérieures : le mépris de toute valeur extérieure, qui naît de la sensation inconsciente de sa propre plénitude et d’une félicité intérieure mystérieuse, impossible à élucider totalement *.»

Cette nuit, Jopie a eu un fils. Il s’appelle Benjamin et

* En allemand dans le texte : Es lag ihr im Blut die grosse Anspruch-losigkeit denz Lebel' gegentiber, die nur scheinbar und im grande nichts anderes ist, als der echt gewachsene Ausdruck hrichster Ansprüche : das Geringachten alles Ausserlichen, das aus dem unbewussten Empfinden eigener und eines geheimen, nicht roll deutbaren innerlichen Glückes erwrichst.



dort dans le tiroir d’une commode. Ils ont trouvé le moyen de mettre un fou à côté de mon père.

Ah! tu sais, quand on n’a pas en soi une force énorme, pour qui le monde extérieur n’est qu’une série d’incidents pittoresques incapables de rivaliser avec la grande splendeur (je ne trouve pas d’autre mot) qui est notre inépuisable trésor intérieur — alors on a tout lieu de sombrer, ici, dans le désespoir. C’est si déchirant de voir ces pauvres gens qui perdent leur dernière serviette de toilette, se débattent au milieu de boîtes, de gamelles, de gobelets, de pain moisi, de piles de linge sale entassées sur, sous et à côté de leur châlit, malheureux parce qu’on les injurie ou les rudoie, mais incapables de s’empêcher de crier et ne s’en apercevant même pas; de voir ces petits enfants abandonnés dont les parents ont été déportés, mais qui n’attirent pas la pitié des autres mères, trop inquiètes de leur propre progéniture tourmentée par la diarrhée, par mille maladies ou petits maux ignorés autrefois. Il faut avoir vu ces mères poules hébétées et affolées de désespoir, près des couchettes de leurs petits qui piaillent et ne veulent pas pousser.

J’aurai noirci cette page en dix endroits différents, à ma table de télégraphiste 76 dans la baraque où nous travaillons, sur une brouette devant la lingerie où peine Anne-Marie (debout des heures entières, dans une chaleur étouffante, au milieu de filles du peuple qui crient à pleins poumons et qu’elle ne peut plus supporter en ce moment); j’ai essuyé bien des larmes sur son visage hier, mais, surtout, qu’elle ne se doute pas que je te l’ai écrit (mon griffonnage s’adresse autant à Swiep qu’à toi); j’ai écrit encore hier soir à l’orphelinat, pendant la conférence d’un professeur de sociologie des plus prolixes, ce matin en plein air sur un petit coin de «dune» battu des vents; chaque fois je gribouille un mot de plus et me voici maintenant à la cantine de l’infirmerie, une découverte toute fraîche, une vraie trouvaille, un asile où il semble que je puisse me retirer de temps en temps.

Demain matin, Jopie va à Amsterdam; pour la première fois depuis plusieurs mois, malgré toute ma discipline, je sens un petit pincement au cœur à la pensée que les barrières du camp ne se lèvent plus devant moi. Mais quoi, chacun aura son heure. La plupart des gens ici se sentent plus pauvres qu’ils ne devraient parce qu’ils portent dans la colonne des pertes la douleur de l’absence de leur famille et de leurs amis, alors qu’on devrait au contraire compter parmi les biens les plus précieux la faculté d’un cœur à éprouver si fortement amour et nostalgie. Bonté divine *! Moi qui croyais avoir trouvé un coin tranquille, voilà que des hommes en bleu de chauffe envahissent la pièce, apportant des marmites de ratatouille dans un grand tintamarre de fer-blanc, et le personnel soignant s’installe aux tables de bois pour déjeuner. Il n’est que midi, et je me mets en quête d’un autre refuge.

Un essai de philosophie en fin de soirée, alors que le sommeil me ferme les yeux.

On me dit parfois : «Oui, tu vois toujours le bon côté des choses.» Quelle platitude! Tout est parfaitement bon. Et en même temps parfaitement mauvais. Les deux faces des choses s’équilibrent, partout et toujours. Je n’ai jamais eu l’impression de devoir me forcer à en voir le bon côté, tout est toujours parfaitement bon, tel quel. Toute situation, si déplorable soit-elle, est un absolu et réunit en soi le bon et le mauvais.

Je veux dire simplement ceci : «voir le bon côté des choses» me paraît une expression répugnante, de même que «tirer le meilleur parti de tout», je voudrais pouvoir te l’expliquer plus clairement.

Si tu savais comme j’ai sommeil; je pourrais dormir quinze jours. Je vais remettre cette lettre à Jopie, demain matin je l’accompagnerai au poste de garde, il prendra le

* En allemand dans le texte : Du lieber Herrgott.


chemin d’Amsterdam et moi, celui des baraques. Ô mes enfants!

Au revoir! Etty.

À Christine van Nooten. Westerbork, jeudi 12 août 1943.

Christine, tu as vraiment été aujourd’hui mon bon ange, jamais je n’avais attendu de paquet avec autant d’impatience que cette semaine; enfin il en est arrivé un, et quel paquet! J’ai porté tout de suite à papa les biscuits et les petits pains; le pauvre est squelettique après toutes ces journées de jeûne, a un abcès à l’œil et un portier qui joue les dictateurs. En somme, c’est assez lamentable, au point même qu’il vaut mieux ne pas trop y penser. Pourtant, il passe pour le prodige de sa baraque, il est le seul à conserver assez de concentration pour lire hébreu, français, hollandais, tout ce qu’on veut; il n’arrête pas, personne ne comprend comment il y arrive dans un tel environnement. Cela ne te gêne pas, j’espère, que je t’écrive un peu en désordre, j’ai repris du service le soir, je sers de temps en temps quelques personnes et titube de fatigue. J’espère que mes deux derniers messages te sont parvenus : un fragment de ma lettre aux amis d’Amsterdam et un petit mot contenant une lettre à Mlle Tuinzing. Dans le dernier cas, je pense que oui, car il me semble que ton colis si bien garni y était une réponse directe. Je suis heureuse de pouvoir faire passer un message de temps à autre grâce à la complicité de gens courageux. Il semble qu’actuellement on retienne nos lettres «officielles» et que nous ne recevions pas non plus tout le courrier à l’arrivée. Mais ne renonce pas pour autant à m’écrire, je t’en prie, tôt ou tard les lettres recommenceront à nous parvenir.

Je me demande si le Conseil juif de Deventer continue à fonctionner; plus aucune nouvelle, ces derniers temps. La famille Gelder est ici. Tu sais que, de province, on peut envoyer des paquet-lettres jusqu’à deux kilos, de préférence non recommandés, car les paquets recommandés ont droit à une réception particulière. On ne cesse d’inventer de nouvelles tracasseries. Si, à la longue, tout contact avec la province devient impossible (on ne sait jamais), le mieux serait de te mettre en rapport avec Mme M. Kuyper, Reynier Vinkeleskade 61, Amsterdam, qui s’occupe de nous acheminer toutes sortes de bagages par l’intermédiaire du Conseil juif d’Amsterdam. On vous complique bien la vie, n’est-ce pas? Oh! Christine, je préfère ne pas y penser, j’ai compris cette semaine quelle calamité c’est. Le thé nous a émus aux larmes et le beurre était un don du ciel; nous avions épuisé notre provision depuis quelques jours — en soi rien de bien dramatique. À Amsterdam, il m’est déjà arrivé, depuis le début de la guerre, de devoir me passer de beurre pendant quelques jours, mais ici c’est beaucoup plus grave, pour la simple raison que les gens sont déjà affaiblis par une foule de maladies, de petits maux chroniques et par la rigueur du climat.

Physiquement, papa est assez mal en point en ce moment, et maman nous fait, pour changer, une histoire de vessie. Cela ne t’ennuie pas trop que j’aie une fois de plus des souhaits à formuler? Pourrais-tu te procurer en pharmacie des «antiphones»? Ce sont des boules que l’on peut se mettre dans les oreilles pour se protéger du bruit. La baraque où est maman est très bruyante la nuit : beaucoup de petits enfants malades; à vrai dire, le bruit ne cesse jamais, et elle voudrait essayer de se «murer» les oreilles, la nuit.

D’autre part, connais-tu un produit qui s’appelle de la Réformite? C’est une sorte d’extrait végétal que l’on étend sur du pain, et dont maman se sert pour stimuler son appétit. Ici, c’est un genre de maladie vraiment singulier que de n’avoir aucune envie de manger, pendant plusieurs jours parfois. Nous sommes ici dans un pays bizarre. Un dernier détail : il paraît que Brian a encore un peu de graisse qui vient de chez nous; si tu en envoies un peu de temps en temps, je pourrai faire rissoler des pommes de terre chez des amis qui ont un petit réchaud. Et maintenant j’arrête de quémander, ça me rend malade.

Je termine en t’envoyant tout de même une jolie chose, que je viens de lire à propos de Paula Modersohn Beeker : «Elle avait dans le sang cette grande absence d’exigences face à la vie, qui n’existe qu’en apparence et n’est en réalité rien d’autre que l’expression authentiquement mûrie d’exigences supérieures : le mépris de toute valeur extérieure, qui naît de la sensation inconsciente de sa propre plénitude et d’une félicité intérieure mystérieuse, impossible à élucider totalement 77.»

Papa veut employer son jour de correspondance pour t’écrire, mais il se peut que le courrier soit retenu. Enfin, de petites tracasseries ne réussiront pas à briser les liens qui existent entre les êtres. Commence la nouvelle année scolaire avec courage et pense à nous quelquefois.

Nous t’envoyons nos plus fidèles amitiés. Etty.

À Henny Tideman 78. Westerbork, mercredi 18 août 1943.

Westerbork, 18 août.

Chère petite Tide,

Au départ, je voulais laisser passer mon jour de courrier, tant j’étais fatiguée, et parce que je croyais n’avoir rien à écrire, cette fois. Mais, bien entendu, j’ai beaucoup à raconter. Pourtant je préfère laisser mes pensées s’écouler librement vers vous; vous finirez bien par les recueillir. Cet après-midi, je me reposais sur mon châlit et tout à coup l’impulsion m’est venue de noter ceci dans mon journal 79, je te l’envoie :

«Toi qui m’as tant enrichie, mon Dieu, permets-moi aussi de donner à pleines mains. Ma vie s’est muée en un dialogue ininterrompu avec Toi, mon Dieu, un long dialogue. Quand je me tiens dans un coin du camp, les pieds plantés dans ta terre, les yeux levés vers ton ciel, j’ai parfois le visage inondé de larmes — unique exutoire de mon émotion intérieure et de ma gratitude. Le soir aussi, lorsque couchée dans mon lit je me recueille en Toi, mon Dieu, des larmes de gratitude m’inondent parfois le visage, et c’est ma prière.

«Je suis très fatiguée depuis quelques jours, mais cela passera comme le reste; tout progresse selon un rythme profond propre à chacun de nous et l’on devrait apprendre aux gens à écouter et à respecter ce rythme; c’est ce qu’un être humain peut apprendre de plus important en cette vie. Je ne lutte pas avec Toi, mon Dieu, ma vie n’est qu’un long dialogue avec Toi. Il se peut que je ne devienne jamais la grande artiste que je voudrais être, car je suis trop bien abritée en Toi, mon Dieu. Je voudrais parfois tracer à la pointe sèche de petits aphorismes et de petites histoires vibrantes d’émotion, mais le premier mot qui me vient à l’esprit, toujours le même, c’est : Dieu, et il contient tout et rend tout le reste inutile. Et toute mon énergie créatrice se convertit en dialogues intérieurs avec Toi; la houle de mon cœur s’est faite plus large depuis que je suis ici, plus animée et plus paisible à la fois, et j’ai le sentiment que ma richesse intérieure s’accroît sans cesse.»

Inexplicablement, Jul 80 plane sur cette lande, ces derniers temps, il continue à me nourrir de jour en jour. Il se produit tout de même des miracles dans une vie humaine, ma vie est une succession de miracles intérieurs. C’est bon d’avoir quelqu’un à qui le dire. Ta photo est dans le Livre d’heures de Rilke, à côté de celle de Jul, je les place sous mon oreiller avec la petite bible. Ta lettre aux citations est arrivée, elle aussi; continue à écrire, oui. Prends bien soin de toi, ma chérie. Etty.

Ce petit mot est aussi pour Maria — et pour elle seule. Au revoir.

À Han Wegerif et autres. Westerbork. Fragment non daté. Postérieur au 18 août 1943.

[…] Mais enfin, je ne peux tout de même pas dire cela à ces jeunes femmes qui ont avec elles un bébé, et qu’un train de marchandises conduira probablement tout droit en enfer. Et on me rétorquerait encore : «Tu peux parler, toi, tu n’as pas d’enfant.» Mais cela n’a vraiment rien à voir. Il y a une parole de l’Écriture où je puise sans cesse de nouvelles forces. Je la cite de mémoire : «Si vous m’aimez, vous devez quitter vos parents 81.» Hier soir, luttant une fois de plus pour ne pas me laisser consumer de pitié pour mes parents, une pitié qui me paralyserait totalement si j’y cédais, je l’ai traduite aussi en ces termes : on ne doit pas se noyer dans le chagrin et l’inquiétude que l’on éprouve pour sa famille, au point de ne plus être capable d’attention ni d’amour pour son prochain. L’idée s’impose de plus en plus clairement à moi que l’amour du prochain, de tout être humain rencontré, de toute «image de Dieu», devrait s’élever bien au-dessus de l’amour des parents par le sang. Comprenez-moi bien, je vous en prie. Je sais que l’on prétend que c’est un sentiment contre nature; mais je m’aperçois que j’ai trop de mal à en parler, alors qu’il est si simple à vivre.

Ce soir, j’accompagne Mechanicus chez Anne-Marie, ou plutôt chez le chef des baraquements qui lui offre une hospitalité permanente dans la chambre particulière dont il dispose. Nous serons donc dans ce qui passe ici pour un pièce spacieuse, avec une grande baie ouverte sur la lande, cette lande vaste et mouvante comme la mer; l’année dernière, c’est de là que je vous écrivais toutes mes lettres. Anne-Marie fera du café, son hôte parlera de la vie du camp aux temps héroïques (il est ici depuis cinq ans) et Philip y puisera la matière de petits récits. Je vais mettre le nez dans mes boîtes à gâteaux pour voir s’il ne me reste rien de comestible à prendre avec le café, et qui sait, peut-être Anne-Marie aura-t-elle préparé un pudding? Comme la dernière fois — c’était ton inoubliable pudding aux amandes, Yette 82. Il a fait chaud aujourd’hui, nous aurons un beau soir d’été devant la fenêtre ouverte, face à la lande. Plus avant dans la nuit, nous irons, Philip et moi, à la recherche de Jopie, et nous nous promènerons, trio paisible, autour de la grande tente de bédouins qui se dresse sur un large espace sableux; autrefois on y rassemblait les gens promis à l’épouillage, aujourd’hui on y entrepose tous les objets volés aux juifs et destinés à alimenter en Allemagne les «œuvres de charité» ou à aller orner la villa du commandant. De l’autre côté de cette tente, le soleil nous offre soir après soir le spectacle d’un coucher inédit. Ce camp perdu dans la lande de Drenthe abrite des paysages variés. Je crois que la beauté du monde est partout, même là où les manuels de géographie nous décrivent la terre comme aride, infertile et sans accidents. Il est vrai que la plupart des livres ne valent rien, il nous faudra les réécrire.

J’ai envoyé à Tide ma lettre de la quinzaine, nous n’avons plus le droit d’écrire qu’au verso.

Mes enfants, où avez-vous déniché ce cadeau princier, une demi-livre de beurre ! Je n’en croyais pas mes yeux, c’était formidable. Pardonnez cette chute matérialiste.

Il est six heures et demie, l’heure pour moi d’aller chercher les rations familiales.

Je vous salue tous du fond du cœur. Etty.

À Han Wegerif et autres. Fragment. Westerbork, dimanche 22 août 1943.

Dimanche matin, 21/8/43 *.

Il y a à la pouponnière un bébé de neuf mois, une petite fille, choyée de tous. Un petit bout de chou très joli, très mignon, aux yeux bleus. Elle est arrivée ici il y a quelques mois en qualité de «S-Fall», de «cas disciplinaire», après que la police l’eut exhumée d’une clinique. Nul ne sait qui sont ses parents, ni où ils sont. En attendant, on la garde à la pouponnière, les infirmières s’y sont attachées comme à une mascotte. Mais voici où je voulais en venir : au début de son séjour ici, ce nourrisson n’avait pas le droit de sortir; les autres bébés étaient dehors dans des landaus, mais celui-ci devait rester enfermé, puisque c’était un «cas disciplinaire»! Il m’a fallu le vérifier auprès de trois infirmières différentes avant de m’en convaincre, je me heurte ici constamment à des faits qui me paraissent incroyables, mais que l’on me confirme régulièrement.

Dans ma baraque-infirmerie, je trouve une fillette de douze ans, frêle et sous-alimentée. Du même ton tranquille et innocent qu’un autre enfant emploierait pour parler de ses problèmes d’arithmétique, elle me raconte : «Oui, je viens de la baraque pénitentiaire, je suis une “disciplinaire”.»

Un petit garçon de trois ans et demi avait cassé un carreau d’un coup de bâton; son père lui donne une bonne raclée, le petit fond en larmes et hurle : «Ooh, maintenant on va me mettre à la 51 (= la prison), et on me déportera tout seul en convoi disciplinaire!»

*Etty s’est trompée d’un jour.


Les propos des enfants entre eux sont consternants, j’entendais l’autre jour un petit garçon dire à un autre : «Non, mon vieux, le cachet “120 000” ce n’est pas ce qu’il y a de mieux; être moitié aryen, moitié juif portugais 83, ça c’est le fin du fin!» Et Anne-Marie a surpris une mère qui disait à son enfant : «Si tu ne finis pas ton pudding, tu seras déporté sans maman!»

Ce matin la «voisine du dessus» de ma mère a laissé tomber une bouteille d’eau dont le contenu s’est répandu en grande partie dans le lit de maman. Cela représente ici une catastrophe naturelle dont vous vous figurez à peine l’étendue. L’équivalent hors du camp serait une maison entièrement inondée.

Je me contente pour l’instant de cette cantine de l’infirmerie. On dirait une cabane indienne, une hutte de rondins. Baraque basse en bois brut, tables et bancs de bois brut, de petites fenêtres qui claquent au vent, c’est tout. On a vue sur une bande de sable sec piquée d’herbes folles, bordée par un talus de sable dragué dans le canal. Des rails désertés serpentent le long de ce talus; en semaine, on y voit des hommes à demi nus, bronzés, jouer à pousser des wagonnets. On n’a pas ici de vue sur la lande, comme de tous les autres points de cette colonie florissante. Derrière les barbelés, une ligne ondoyante d’arbustes bas — on dirait de petits sapins. Ce bout de paysage d’une aridité impitoyable, la cabane grossière, les tas de sable, l’étroit canal malodorant, tout cela a l’air d’une concession de chercheurs d’or, fait penser au Klondike. Assis en face de moi à la table de bois, Mechanicus mâchonne son stylo. Nous nous regardons par-dessus nos feuilles de papier, couvertes de nos griffonnages. Il enregistre fidèlement, avec une précision quasi bureaucratique, tout ce qui se passe ici. «Non, cela me dépasse, dit-il. Je n’écris pas si mal, mais ici je me sens devant un précipice, ou une montagne; cela me dépasse.»

Voilà que la pièce se remplit à nouveau de citoyens en costume de confection élimé, pourvus de cartes dûment tamponnées, et qui vont manger du chou-rave dans une écuelle en émail.

Plus tard.

Ellette 84, ta lettre m’a comblée et m’en a dit long.

Jopie a rapporté ici un peu de votre présence vivante. J’en ai été doublement heureuse, car, ces derniers temps, c’est à peine si on laisse passer le courrier qui nous est destiné; à cet égard nous sommes à peu près complètement coupés du monde; voilà bien l’une des pires tracasseries que nous ayons eu à endurer. Mais même cela ne doit pas trop nous abattre, nous avons assez de ressort intérieur pour le surmonter.

Anne-Marie était folle de joie du petit mot de Swiep.

Le pain de seigle de Léonie a fini — à mon grand regret — dans des estomacs auxquels il n’était pas destiné. Lorsqu’il est arrivé, la «position» de nos réserves de pain était largement excédentaire et je me suis hâtée de la partager entre des gens moins nantis; le lendemain, il m’était difficile d’aller réclamer cette denrée par essence périssable. La prochaine fois, au moins, je saurai qui doit en profiter.

Touchants, vos raisins et vos poires. Les paquets me plongent toujours dans la confusion, il m’est difficile d’en parler. La Sanovite continue à me ravir, j’en suis très ménagère et la conserve surtout pour mes parents afin de varier leur ordinaire, ce pain du camp toujours prompt à moisir. Merci, Père Han, de cette dynamo qui m’est bien utile, le soir, entre les flaques d’eau et les barbelés. Jopie m’a fait un récit palpitant à propos de Hans; décidément, chacun vit sous son étoile. Il m’a dit aussi qu’il m’avait rencontrée dans les moindres recoins de la vieille maison, et que je ne vous avais pas quittés.

À Han Wegerif et autres. Westerbork, mardi 24 août 1943 85.

Après une nuit comme celle-ci, j’ai pensé un moment en toute sincérité que ce serait pécher que de rire encore. Mais, un peu plus tard, j’ai fait réflexion que certains étaient partis en riant — encore que cette fois, bien peu. Et en Pologne, il y aura peut-être de temps à autre quelqu’un pour rire — encore que, de ce convoi, bien peu, je le crains.

Quand je pense aux visages des soldats en uniforme vert de l’escorte armée, mon Dieu, ces visages! Je les ai examinés l’un après l’autre, retranchée dans mon poste d’observation, derrière une fenêtre. Jamais rien ne m’a tant épouvanté que ces visages. Je me suis posé des questions sur cette parole qui est le fil directeur de ma vie : «Et Dieu créa l’homme à son image.» Oui, cette parole a connu chez moi une matinée difficile.

Que ni les mots ni les images ne suffisent à décrire des nuits comme celle-ci, je vous l’ai dit bien souvent. Pourtant il me faut essayer de vous en faire un compte rendu : on se sent en permanence les yeux et les oreilles d’un pan de l’Histoire juive, on éprouve parfois aussi le besoin d’être une petite voix. Il faut bien que nous nous tenions mutuellement au courant des événements qui se produisent aux quatre coins de ce monde, chacun doit apporter sa pierre à l’édifice pour que, après la guerre, la mosaïque puisse se recomposer, couvrant le monde entier.

Au petit matin lorsque j’ai fait un saut jusqu’à la baraque pénitentiaire après une nuit passée à l’hôpital, ce fut comme une bouffée d’air frais. Les occupants, des hommes en majorité, étaient rassemblés avec tout leur paquetage dans l’enceinte de barbelés, et beaucoup d’entre eux avaient l’air de gaillards entreprenants et virils. Un vieil ami — je ne l’ai pas reconnu tout de suite avec son crâne rasé, cela vous change parfois une physionomie — m’a lancé en riant : «À moins qu’ils ne s’acharnent sur moi et me battent à mort, j’en reviendrai.»

Mais les bébés, les petits cris perçants des bébés qu’on a arrachés à leurs berceaux en pleine nuit pour les transporter vers un pays lointain… Je dois me hâter de tout noter, même en désordre, plus tard je n’en serai plus capable parce que je ne pourrai plus croire à la réalité de ce qui s’est passé, c’est d’ores et déjà une vision qui ne cesse de s’éloigner de moi. Les bébés, oui, c’était le pire. Et puis cette jeune paralytique, qui ne voulait même pas emporter une assiette et trouvait si dur de mourir. Ou ce garçon pris de panique 86 : il se croyait en sécurité et c’était bien là son erreur, car il s’est retrouvé inopinément sur la liste du convoi; perdant la tête, il s’est sauvé. Ses frères de race ont dû se lancer dans une chasse à l’homme pour le retrouver, sinon des dizaines d’autres seraient déportés à sa place. On eut tôt fait de l’encercler dans une tente et, malgré cela *… malgré cela les autres ont été emmenés, «pour l’exemple», comme on dit. Il a entraîné ainsi avec lui plusieurs de mes bons amis. Un seul instant d’égarement, et il a fait cinquante victimes. Ou, pour mieux dire, ce n’est pas lui qui les a faites, mais notre commandant, que l’on présente si souvent comme un gentleman. Mais ce garçon pourra-t-il assumer la situation lorsqu’il comprendra pleinement quel mal il a causé? Et comment la masse des juifs déportés par le même train le traitera-t-elle? Ce garçon va connaître des moments difficiles. Peut-être les choses auraient-elles encore pu s’arranger si, cette nuit-là, de véritables armadas aériennes n’étaient passées au-dessus de nos têtes. Le commandant n’aura probablement pas été sans les remarquer. «Dieu qu’ils volent bien **!» fit en pleine nuit une voix qui semblait s’adresser aux étoiles. On se berçait encore tellement de l’espoir puéril que ce convoi serait annulé! D’ici, beaucoup

* En allemand dans le texte : trotzderri.

** Idem : « Domienvetter ! Fliegen die schôn »


avaient suivi le bombardement d’une ville voisine, peut-être Emden. Et pourquoi une voie ferrée n’aurait-elle pas été touchée, empêchant le train de partir? Cela n’est encore jamais arrivé, mais, à chaque convoi, on se reprend à l’espérer, avec un optimisme indéracinable.

La veille au soir, je traversais le camp. Les gens s’attroupaient entre les baraques, sous un ciel gris de nuages. «Tenez, c’est ainsi que les gens s’attroupent après une catastrophe, lorsqu’ils la commentent à tous les coins de rue», remarqua mon compagnon.

«Mais c’est justement là ce qui est incompréhensible, éclatai-je. Pour l’instant, nous sommes encore avant la catastrophe.» Lorsqu’un accident se produit quelque part, un instinct naturel à l’homme le pousse à porter secours et à sauver ce qui peut l’être. Mais, cette nuit, je vais habiller des bébés et tenter de calmer des mères et c’est cela que j’appelle «porter secours». Je pourrais me maudire. Nous savons très bien que nous abandonnons nos malades, nos pensionnaires sans défense, à la faim, à la chaleur, au froid, au dénuement, à l’extermination et, pourtant, nous les habillons nous-mêmes et nous les conduisons nous-mêmes jusqu’aux wagons à bestiaux de bois nu — au besoin sur des brancards lorsqu’ils ne peuvent pas marcher. Mais que se passe-t-il donc, quelles sont ces énigmes, de quel fatal mécanisme sommes-nous prisonniers? Nous ne pouvons nous tirer de ces contradictions en disant que nous sommes tous lâches. Et d’ailleurs nous ne sommes pas si mauvais. Nous nous trouvons ici en face de questions plus profondes…

Cet après-midi-là, la veille du convoi, j’ai fait encore une fois le tour de ma baraque hospitalière, passant de lit en lit. Lesquels seraient vides le lendemain? Les listes ne sont rendues publiques qu’au tout dernier moment, mais certains savent d’avance s’ils doivent partir. Une jeune fille m’appelle. Elle est assise toute droite dans son lit, les yeux grands ouverts. C’est une jeune fille aux poignets grêles, au petit visage fin et diaphane. Elle est partiellement paralysée, elle venait juste de réapprendre à marcher entre deux infirmières, pas à pas. «On vous l’a dit? Je dois partir. — Comment, toi aussi?» Nous nous considérons un moment, la gorge nouée. Elle n’a plus du tout de visage, elle n’a plus que deux grands yeux. Elle finit par dire, d’une petite voix terne et monocorde : «Quel dommage, hein? Dire que tout ce qu’on a appris dans sa vie n’aura servi à rien.» Et : «Comme c’est difficile de mourir, hein?» Soudain l’expression étrangement figée de son petit visage se brise, elle laisse couler ses larmes et échapper un cri : «Oh! d’être obligée de quitter la Hollande, c’est cela le pire!» Et : «Oh! pourquoi n’ai-je pas pu mourir avant...» Plus tard dans la nuit, je la reverrai une dernière fois.

Dans la buanderie, une petite bonne femme tient sur son bras du linge encore dégoulinant. Elle m’agrippe au passage. Elle a l’air un peu égarée. Elle déverse sur moi un flot de paroles : «C’est impossible, comment est-ce possible? Je dois partir, et mon linge ne sera jamais sec pour demain. Et mon enfant est malade, il a de la fièvre; vous ne pouvez pas obtenir que je reste ici? Et je n’ai même pas assez d’habits pour le petit, ils m’ont envoyé sa petite grenouillère au lieu de la grande, oh! il y a de quoi devenir folle. Et dire qu’on ne peut emporter qu’une couverture, on va geler, hein, qu’est-ce que vous croyez? J’ai ici un cousin, il est arrivé en même temps que moi, mais il n’est pas obligé de partir, parce qu’il a de bons papiers. Pensez-vous que je pourrais en profiter aussi? Je vous en prie, dites que je ne dois pas partir; qu’en pensez-vous : est-ce qu’ils laissent les enfants avec leur mère? Oui, revenez cette nuit, peut-être que vous pourrez m’aider; qu’en pensez-vous, est-ce que les papiers de mon cousin…»

Quand je dis : cette nuit j’ai été en enfer, je me demande ce que ce mot exprime pour vous. Je me le suis dit à moi-même au milieu de la nuit, à haute voix, sur le ton d’une constatation objective : «Voilà, c’est donc cela l’enfer.»

Impossible de distinguer entre ceux qui partent et ceux qui restent. Presque tout le monde est levé, les malades s’habillent l’un l’autre. Plusieurs d’entre eux n’ont aucun vêtement, leurs bagages se sont perdus ou ne sont pas encore arrivés. Des dames du «Bureau de bienfaisance *» font le tour de la baraque et distribuent des habits, à la bonne taille ou non, peu importe pourvu que l’on ait quelque chose sur le dos. Certaines vieilles femmes se retrouvent ridiculement accoutrées. On prépare des biberons de lait à donner aux nourrissons, dont les hurlements lamentables transpercent les murs des baraques. Une jeune mère me dit en s’excusant presque : «D’habitude, le petit ne pleure pas, on dirait qu’il sent ce qu’il va se passer.» Elle prend l’enfant, un superbe bébé de huit mois, dans un berceau primitif et lui dit en souriant : «Si tu n’es pas gentil, tu ne partiras pas en voyage avec maman!» Elle me parle d’amis à elle : «Â Amsterdam, quand les “Verts” les ont emmenés, les enfants ont pleuré à fendre l’âme. Alors, leur père a dit : “Si vous n’êtes pas sages, vous n’aurez pas le droit de monter dans le camion vert, ce monsieur en vert ne voudra pas vous emmener.” Et ça a marché, les enfants se sont calmés.» Elle m’adresse crânement un clin d’œil, cette petite femme mince et brune au teint olivâtre, au visage spirituel, vêtue d’un pantalon gris et d’un gros chandail de laine verte : «Je ris, mais je n’en mène pas si large.»

La bonne femme au linge mouillé est au bord de la crise de nerfs. «Vous ne pourriez pas cacher mon enfant? Je vous en prie, cachez-le, faites-le pour moi, il a une forte fièvre, comment pourrais-je l’emmener?» Elle me désigne un bout de chou aux boucles blondes et à la frimousse enflammée qui s’agite dans un petit lit de bois. L’infirmière veut passer à la mère un chandail de laine supplémentaire par-dessus sa robe. Elle se débat : «Non, je ne veux rien, à quoi bon?... Mon petit…» Elle sanglote : «Un enfant malade, ils vous l’enlèvent, et on ne le revoit plus jamais.»

* En allemand dans le texte : Fürsorge.


Une femme s’avance vers elle, une femme du peuple aux formes lourdes, aux traits grossiers et bonasses, elle attire à elle cette mère désespérée et la fait asseoir à côté d’elle sur le rebord d’un lit de fer; elle lui parle en son dialecte aux accents chantants : «Mais, après tout, tu n’es qu’une juive comme les autres, tu dois partir comme les autres, non…?»

Quelques lits plus loin, j’aperçois soudain une de mes collègues, dont le visage tavelé a pris un gris de cendre. Elle s’agenouille au chevet d’une mourante qui a absorbé du poison et qui est sa mère…

«Dieu du Ciel, que se passe-t-il ici, que voulez-vous faire?» m’écrié-je malgré moi. Je suis devant une femme des bas quartiers de Rotterdam, une petite femme affectueuse. Elle est au neuvième mois. Deux infirmières tâchent de l’habiller. Elle appuie son corps difforme contre le lit de son enfant. Des gouttes de sueur ruissellent sur son visage. Ses yeux fixent des lointains où je ne peux la suivre, et elle dit d’une voix blanche, usée : «Il y a deux mois, j’étais prête à accompagner volontairement mon mari en Pologne. À l’époque, on m’en a empêchée parce que j’ai toujours des accouchements difficiles. Et maintenant on me force à partir… parce que quelqu’un s’est sauvé cette nuit.»

Les gémissements des nouveau-nés s’enflent, ils emplissent les moindres recoins, les moindres fentes de cette baraque à l’éclairage fantomatique; c’en est presque intenable. Un nom me monte aux lèvres : Hérode.

Tandis que, sur un brancard, on la porte vers le train, elle ressent les premières douleurs; alors seulement l’autorisation arrive de ramener cette femme à l’hôpital au lieu de la hisser dans le train de marchandises, ce qui, cette nuit, peut être mis au nombre des gestes d’humanité les plus remarquables…

Je repasse devant le lit de la jeune paralytique. Elle est déjà partiellement habillée, grâce à l’aide des autres.

Jamais je n’ai vu d’aussi grands yeux dans un visage aussi menu. «Je n’arrive pas à m’y faire», me chuchote-t-elle. À quelques pas de là se tient «ma» petite Russe, une petite bossue dont je vous ai déjà parlé. On la dirait enveloppée dans un voile de tristesse. La jeune paralytique est une de ses amies. Plus tard, elle est venue se plaindre à moi : «Elle n’avait même pas d’assiette, j’ai voulu lui donner la mienne, mais elle ne l’a pas acceptée, elle a dit : “De toute façon, je serai morte en moins de dix jours, et mon assiette irait à ces affreux Allemands.”»

Elle se tient devant moi, un kimono de soie verte drapé sur son petit corps difforme. Elle a des yeux d’enfant, très sages et très purs. Elle me lance d’abord un long regard muet et scrutateur : «Je voudrais, oh! je voudrais me laisser emporter par le courant de mes larmes.» Et : «Je regrette tellement ma chère maman.» (Cette «chère maman» est morte il y a quelques mois d’un cancer; elle est morte ici, dans la buanderie, près des toilettes. C’était le seul endroit où elle pouvait trouver un instant de solitude pour mourir.) Lioubotchka m’interroge, avec son accent bizarre et du ton d’un enfant qui demande pardon :

«Le Bon Dieu comprendra peut-être mes doutes, dans un monde comme celui-ci?» Puis elle se détourne en un geste presque gracieux d’infinie tristesse, et toute la nuit je vois sa silhouette contrefaite, enveloppée de soie verte, s’affairer entre les lits, rendant de menus services à ceux qui partent. Elle-même ne part pas, du moins pas cette fois-ci…

Je presse des tomates pour remplir des biberons destinés au voyage des bébés. À côté de moi est assise une jeune femme. Elle a l’air active, prête au départ et très soignée. On dirait presque qu’elle pousse un cri de délivrance lorsqu’elle s’exclame, avec un large geste du bras :

«Je vais entreprendre le grand voyage, qui sait, je retrouverai peut-être mon mari?» En face d’elle, une autre l’interrompt avec aigreur : «Moi aussi, je pars, mais je “n’entreprends” pas le voyage, je le subis sans l’accepter.» J’observe la jeune femme assise à mes côtés. Elle n’est ici que depuis quelques jours, après un séjour à la baraque pénitentiaire. Il émane d’elle un air de calme résolution et d’indépendance, sa petite bouche prend volontiers une expression de défi. Dès les premières heures de la nuit, elle est fin prête pour le grand départ, vêtue d’un pantalon long, d’un chandail et d’un gilet de laine. À côté d’elle, un lourd sac à dos avec une couverture roulée est posé par terre. Elle s’efforce d’avaler quelques tartines. Elles sont moisies. «Ce n’est probablement pas la dernière fois que je mangerai du pain moisi! plaisante-t-elle. En prison, je suis restée plusieurs jours sans manger.» Un petit fragment de son histoire, raconté à sa façon : «Ils m’ont jetée en prison alors que j’étais presque à terme. Avec quels sarcasmes, quel mépris ils m’ont traité! J’ai eu le malheur de dire que je ne pouvais pas rester debout et ils m’y ont obligée, pendant des heures, mais j’ai tenu bon sans sourciller.» Elle lance un regard de défi : «Mon mari était dans la même prison. Ce qu’ils lui ont fait subir! Mais il a été d’un courage! Ils l’ont déporté le mois dernier. J’avais accouché deux jours plus tôt et je n’ai pas pu le suivre. Mais quel courage il a montré!» Elle rayonne d’une sorte de fierté attendrie. Elle poursuit : «Notre enfant est mort ici. Je vais peut-être retrouver mon mari.» Elle a un petit rire de défi : «Nous allons peut-être finir par ressembler à des clochards, mais nous nous en tirerons!» Elle regarde les bébés qui pleurent autour d’elle. «Je vais pouvoir me rendre utile dans le train, j’ai encore du lait maternel.»

Soudain, je jette un cri d’effroi : «Comment, vous aussi?» Entre les lits défaits des nourrissons qui s’agitent et gémissent, la silhouette élancée d’une femme s’approche en titubant, ses mains brassant l’air à la recherche d’un appui. Elle est vêtue d’un long peignoir noir à l’ancienne mode. Son front aristocratique est couronné d’une chevelure neigeuse, ondoyante, coiffée en hauteur. Son mari est mort ici il y a quelques semaines. Elle a largement dépassé quatre-vingts ans, mais on lui en donne à peine soixante. J’ai toujours admiré la grâce princière avec laquelle elle reposait sur sa misérable paillasse. Sa réponse vient en un cri rauque : «Oui, on ne m’a pas laissée partager la tombe de mon mari.»

«Ah! mon Dieu, elle aussi!» C’est la petite bonne femme pétillante de vie, vraie fille du ghetto, qui ne recevait jamais de paquets et se tordait littéralement de faim sur son lit. Elle avait sept enfants au camp. Bourdonnante d’énergie, elle s’affaire en trottinant sur ses jambes courtaudes. «Eh oui, qu’est-ce que vous croyez, j’ai sept enfants, ils ont bien besoin d’une mère qui n’a pas froid aux yeux!»

Avec des gestes vifs, elle bourre d’affaires un sac de jute.

«Je ne laisse rien derrière moi, mon mari a été déporté il y a un an et mes deux aînés sont déjà partis.» Elle ajoute d’un air rayonnant : «Mes p’tits sont tellement gentils pour moi!» Elle trottine, elle emballe, elle s’affaire, elle lance à chacun un mot d’encouragement au passage. Une vraie femme du ghetto, petite et laide, les cheveux noirs et graisseux, large de hanches et courte sur pattes. Elle porte une minable robe à manches courtes — je parie qu’elle la mettait déjà pour faire sa lessive dans la Jodenbreestraat 87. Et, aujourd’hui, elle l’a encore sur le dos pour partir en Pologne, trois jours de voyage, avec sept enfants. «Oui, qu’est-ce que vous croyez, je pars avec sept enfants, et ils ont bien besoin d’une mère qui n’a pas froid aux yeux.»

Cette jeune femme, tout indique qu’en des jours meilleurs elle a connu le luxe et a été très jolie. Elle n’est au camp que depuis peu. Elle s’était cachée pour protéger son bébé. Une dénonciation l’a envoyée ici, comme tant d’autres clandestins. Son mari est à la baraque pénitentiaire. Elle fait peine à voir. Ses cheveux décolorés laissent entrevoir çà et là leur couleur naturelle, noire avec un reflet verdâtre. Elle a enfilé plusieurs dessous et plusieurs ensembles les uns sur les autres. On ne peut pas tout porter dans ses bagages, surtout si l’on a un petit enfant avec soi. Mais cet accoutrement lui donne l’air difforme et ridicule. Son visage est marbré de taches rouges. Elle pose sur chacun un regard voilé et interrogateur, comme un jeune animal abandonné et sans défense.

De quoi aura l’air cette femme déjà totalement désemparée lorsque, au bout de trois jours de voyage, on la déchargera de ce wagon de marchandises bondé où l’on entasse hommes, femmes, enfants, nourrissons, avec leurs bagages, et pour tout mobilier une tonne au milieu? Ils se retrouveront probablement dans d’autres camps de transit, d’où on continuera à les transborder ailleurs. Ainsi sommes-nous traqués à mort d’un bout à l’autre de l’Europe…

J’erre encore un moment, sans but, dans les autres baraques. Je traverse des scènes qui surgissent devant mes yeux en une multitude de menus détails d’une clarté de cristal et qui sont en même temps aussi diffuses que des visions séculaires et évanescentes. Je vois emporter sur un brancard un vieillard au dernier stade de la maladie, qui dit son propre scheimes… «Dire scheimes», c’est dire une prière pour un mourant. La prière se compose essentiellement de l’invocation continuelle du nom de Dieu et prend sa valeur la plus haute lorsque le mourant est encore en état d’y mêler sa voix 88. Je vois un vieil homme emporté sur un brancard jusqu’au train, un vieil homme qui dit son propre scheimes… Je vois un père qui, avant le départ, bénit sa femme et son fils et se fait bénir lui-même par un vieux rabbin à la barbe neigeuse et au profil enflammé de prophète. Je vois… ah! comment pourrai-je jamais le décrire…

Il est déjà six heures du matin; le train partira à onze heures, on commence à y charger gens et sacs à dos. Les allées qui mènent au train sont fermées par des hommes du service d’ordre 89. Tous ceux qui ne sont pas concernés par ce «transport» doivent dégager le terrain et rester dans les baraques. Je me glisse dans une baraque qui se trouve juste en face du train. J’entends une voix cynique dire : «D’ici, on a toujours eu une vue imprenable sur les convois entrants et sortants.» Depuis hier déjà, ce train partage notre camp en deux moitiés : en tête, une lugubre série de wagons de marchandises rouillés; un wagon de voyageurs en queue pour le peloton d’escorte. Dans certains wagons, des litières de papier s’étalent sur le sol. Elles sont destinées aux malades. La chaussée goudronnée qui longe le train s’anime de plus en plus.

Des hommes de la «colonne volante», en combinaison brune, apportent des bagages sur des brouettes. Parmi eux, je découvre en particulier quelques bouffons du commandant : le comique Max Ehrlich et le compositeur de chansonnettes Willy Rosen, qui ressemble à la Mort en marche. À un moment donné, il devait faire partie d’un convoi, la décision était irrévocable, mais quelques jours auparavant il chanta à s’en décrocher les poumons devant un public enthousiaste, où se trouvaient le commandant et sa suite. Il chanta : Je ne comprends pas que les roses fleurissent * et d’autres mélodies de circonstance. Le commandant, qui a beaucoup de sens artistique, était ravi. Rosen a ainsi été «bloqué **» au camp. On lui a même attribué une maison où il vit désormais, derrière de petits rideaux à carreaux rouges, avec sa femme — une blonde peinturlurée qui, le jour, manie l’essoreuse dans les vapeurs bouillantes de la blanchisserie. Quant à lui, le voilà en combinaison kaki, poussant la longue brouette qui lui sert à accomplir sa mission : apporter les bagages de ses frères. On dirait la Mort en marche. Et puis voici un autre bouffon, Erich Ziegler 90, le pianiste favori du commandant. La rumeur rapporte qu’il est suffisamment doué pour jouer en jazz la Neuvième de Beethoven, c’est vous dire…

Tout à coup, une troupe de gaillards en uniforme vert se déploie sur l’asphalte, je me demande d’où ils sortent pour surgir aussi brusquement. Paquetage et fusil sur le dos. J’observe les silhouettes et les visages, j’essaie de les considérer sans préjugés.

Lors de précédents convois, on remarquait souvent dans

* En allemand dans le texte : Ich kann es nicht verstehen dass die Rosen blühen (avec un jeu de mots sur le nom de Rosen).

** idem : gesperrt.



le lot des gens encore intacts, débonnaires, qui fumaient tranquillement leur pipe et roulaient des yeux étonnés en traversant le camp, qui parlaient un dialecte incompréhensible et avec qui l’on ne redoutait pas trop d’entreprendre le voyage. Cette fois, l’effroi me saisit. Des trognes obtuses, méprisantes, où l’on chercherait en vain à découvrir un dernier vestige d’humanité. Sur quels fronts a-t-on éduqué ces gens-là, dans quels camps pénitentiaires les a-t-on entraînés? Mais ne s’agit-il pas cette fois, il est vrai, d’un convoi disciplinaire? Quelques jeunes femmes se sont déjà assises dans les wagons, elles tiennent leurs bébés sur leurs genoux et laissent pendre leurs jambes à l’extérieur, voulant goûter le plus longtemps possible un peu d’air frais. Des malades passent, portés sur des brancards. C’est un convoi disciplinaire. J’en rirais presque, la disproportion entre gardiens et gardés est trop extravagante. Derrière notre fenêtre, mon compagnon frissonne un peu. Il y a des mois, on l’a transféré ici d’Amersfoort : il était en petits morceaux quand on l’a amené 91.» Oui, ils sont comme ça, ces types-là, dit-il, ils ont bien cet air-là.» Près de nous, quelques enfants écrasent leur nez aux carreaux. J’écoute leurs propos pleins de gravité. «Pourquoi ces sales types portent du vert, et pas du noir? Le noir, c’est pourtant la couleur des méchants?» «Regarde, un malade.» Sur un brancard, une touffe de cheveux gris émerge d’une couverture froissée. «Regarde, encore un autre.» Et, montrant les «Verts» : «Regarde, ça les fait rigoler.»

Les bétaillères se remplissent peu à peu. Voici venir à pas lents sur l’asphalte une longue silhouette, un porte-documents sous le bras. C’est le chef du service des requêtes, l’Antragstelle 92. Jusqu’au dernier moment, il essaie d’arracher des vies humaines aux mains du commandant. Le marchandage se prolonge jusqu’au départ du train; on parvient fréquemment à délivrer des gens déjà installés dans les wagons. L’homme au porte-documents a le front haut d’un jeune savant et des épaules lasses, très lasses. Une vieille femme toute courbée au petit chapeau noir démodé lui barre la route, elle gesticule et lui brandit sous le nez un tas de papiers. Il l’écoute un moment, hoche la tête en signe de refus, puis se détourne, les épaules encore un peu plus voûtées qu’à l’ordinaire. Cette fois-ci, on ne réussira pas à sortir grand monde du train in extremis. Le commandant est furieux. Un jeune juif a osé se sauver, sans qu’on puisse parler d’ailleurs d’une tentative sérieuse d’évasion, il s’est échappé de l’hôpital dans un instant de panique, une veste de lustrine passée sur son pyjama bleu, et s’est caché avec une maladresse presque puérile dans une tente où l’on n’a pas tardé à le retrouver après une sorte de battue dans tout le camp. Mais un juif n’a pas le droit de se sauver ni celui de céder à la panique. La sentence du commandant est implacable. En représailles, des dizaines d’autres doivent partir par ce convoi, et parmi eux bien des gens qui se croyaient solidement ancrés au camp. Mais c’est ainsi, tout le système est fondé sur le châtiment collectif. Les nombreuses escadrilles qui sont passées cette nuit au-dessus de nos têtes n’ont sans doute guère contribué non plus à améliorer l’humeur du commandant, mais c’est un point sur lequel il ne s’exprime pas volontiers.

Les wagons à bestiaux sont désormais remplis, à première vue. Mais pensez-vous! Dieu du ciel, et ceux-là, comment vont-ils y tenir? Un nouveau groupe, nombreux, s’avance. Les enfants ont toujours le nez collé aux carreaux, ils ne perdent rien des événements. «Regarde, il y a des gens qui ressortent, ils ont sûrement trop chaud dans le train.» Soudain, l’un des enfants s’écrie : «Le commandant!»

Il apparaît au bout de la chaussée goudronnée, telle la grande vedette qui n’entre en scène qu’au finale d’une revue. Autour de la personne de ce commandant, on tisse déjà presque des légendes. Il a tant de charme, et de si bonnes dispositions à l’égard des juifs! Pour le commandant d’un camp de juifs, il professe des opinions bien singulières. Récemment, il a estimé que nous devions avoir une alimentation plus variée et, sur ces entrefaites, on s’est hâté de nous servir — une fois — des petits pois au lieu de chou. On le dépeint aussi comme le père et protecteur de notre vie artistique, et comme un habitué des revues de cabaret. Il lui est même arrivé d’assister trois soirs de suite à la même représentation et de rire chaque fois aussi fort des mêmes plaisanteries usées. Sous ses auspices, un chœur d’hommes s’est constitué, qui a chanté à sa demande Bei mir bist du schön. Sur cette lande, cela prenait des accents vibrants, il faut le dire. De temps en temps, il invite chez lui des artistes, il parle et boit avec eux jusqu’au petit matin; dernièrement, il a reconduit une actrice chez elle en pleine nuit et au moment de la quitter, il lui a tendu la main; vous vous rendez compte, la main! On dit aussi qu’il aime particulièrement les enfants, les enfants doivent être bien traités, à l’hôpital on leur donne chaque jour une tomate. Pourtant, il meurt ici beaucoup d’enfants. Pour quelle raison? C’est un point que la science, jusqu’à ce jour, n’a pas élucidé. Je pourrais multiplier ainsi les anecdotes sur «notre» commandant. Peut-être se sent-il dans la peau d’un souverain débonnaire régnant sur une multitude d’humbles sujets. Dieu seul sait dans quelle peau il se sent. Une voix dit derrière moi : «Nous avions autrefois un commandant qui envoyait les gens en Pologne à coups de pied 93, celui-ci le fait avec le sourire.»

Il longe le train au pas de marche, cet homme encore relativement jeune, qui a fait une brillante carrière — si l’on peut s’exprimer ainsi. Sur cette lande de Drenthe, il règne en maître et seigneur sur la vie et la mort de juifs hollandais et allemands; il y a un an, il ne savait probablement pas que cette lande existait. Je ne le savais pas moi-même, du reste. Il envoie ce matin cinquante juifs de plus en déportation, parce qu’un jeune homme en pyjama bleu s’est caché dans une tente; il longe le train, ses cheveux gris soigneusement brossés dépassent, vers la nuque, sous le rebord de sa casquette plate verte. Ces cheveux gris, qui forment un contraste si romantique avec un visage encore assez jeune, font rêver beaucoup d’innocentes fillettes de ce camp, même si elles n’osent pas l’avouer ouvertement. Son visage, en ce matin de colère, est presque gris acier. C’est un visage que je suis encore loin de pouvoir déchiffrer, il me fait parfois penser à une mince cicatrice où la hargne, la morosité et l’insincérité se mêlent indissolublement. Et puis il y a quelque chose dans sa physionomie qui tient le milieu entre le garçon coiffeur tiré à quatre épingles et l’habitué d’un café d’artistes. Mais c’est la hargne et la raideur forcée qui dominent. Au pas de marche, il longe les wagons de marchandises d’où déborde la cargaison humaine. Il passe en revue ses troupes : malades, nourrissons, jeunes mères et hommes au crâne rasé. On amène encore quelques malades sur des brancards, il a un geste d’impatience, cela ne va pas assez vite.

Derrière lui s’avance son secrétaire juif 94, élégamment vêtu d’une culotte de cheval beige et d’une veste de tweed rouille. Il a l’allure correcte, sportive, mais insignifiante, de l’Anglais buveur de whisky. Soudain, un beau chien de chasse brun arrive à grands bonds, surgi on ne sait d’où; le secrétaire en beige folâtre gracieusement avec lui, on jurerait une illustration sortie tout droit d’une revue mondaine anglaise. Le peloton des «Verts» roule des yeux ébahis. Peut-être pensent-ils — enfin, penser est un bien grand mot — que les juifs, ici, ont un tout autre air que sur les planches de leurs manuels d’instruction. Divers caciques juifs du camp vont et viennent le long du train. «En voilà encore qui font les importants», grommelle quelqu’un derrière moi. «Boulevard des déportés», dis-je à haute voix. Je demande à mon compagnon : «Pourra-t-on jamais décrire au monde extérieur tout ce qui s’est passé ici?» Le monde extérieur, lorsqu’il pense à nous, imagine peut-être une masse souffrante de juifs, incolore et indifférenciée; il ne sait rien des fossés, des abîmes, des nuances qui séparent les individus et les groupes, et ne serait peut-être même pas capable de les comprendre.

Le commandant vient d’être rejoint par l’Oberdienstleiter, le «chef des services» du camp. Le commandant paraît soudain menu, chétif. L’Oberdienstleiter est un juif allemand à la stature puissante 95. Cuissardes noires, casquette noire, tunique militaire noire ornée de l’étoile jaune. Il a des lèvres cruelles et une nuque de potentat. Il y a un an, il était encore terrassier dans l’équipe extérieure. Son ascension fulgurante cristallise un moment privilégié de l’histoire des mentalités de notre époque, il faudra, plus tard, en parler plus longuement. Le commandant en vert clair, raide comme bois, le secrétaire en beige, impassible, et la noire silhouette de brute proconsulaire de l’Oberdienstleiter paradent devant le train. On fait le vide autour d’eux, mais tous les yeux se tournent vers eux.

Mon Dieu, toutes ces portes vont-elles vraiment se fermer? Oui, hélas. Les portes se referment sur des grappes humaines comprimées, rejetées à l’intérieur des bétaillères. Les minces ouvertures en haut des parois laissent entrevoir des têtes et des mains qui s’agiteront tout à l’heure, lorsque le train partira. Le commandant, à bicyclette, remonte une dernière fois le convoi. Puis il fait un petit signe de la main, tel un souverain d’opérette, et une jeune ordonnance accourt pour lui prendre des mains son vélo, avec tout le respect voulu. Le sifflet pousse son cri strident, un train quitte la Hollande avec son chargement de mille vingt juifs. Les quotas n’étaient même pas très élevés cette fois : mille juifs seulement, les vingt autres constituent une réserve pour la route, il est toujours possible que quelques-uns meurent de faiblesse ou soient écrasés dans la presse — dans ce convoi plus que jamais, puisqu’il emporte tant de malades sans la moindre infirmière.

Les auxiliaires du départ refluent lentement, ils vont goûter un repos trop attendu. On voit beaucoup de visages épuisés, blêmes et tourmentés. Notre camp vient d’être amputé d’un nouveau membre, un autre suivra la semaine prochaine, cela dure depuis plus d’un an, semaine après semaine. Nous sommes quelques milliers à rester ici. Cent mille de nos frères de race ont déjà quitté la Hollande et s’épuisent sous des cieux inconnus ou reposent en terre inconnue. Nous ignorons tout de leur sort. Peut-être en saurons-nous bientôt plus, chacun à son tour, car c’est aussi le sort qui nous attend, je n’en doute pas un instant. Mais, pour le moment, il faut que j’aille dormir une petite heure, je suis un peu fatiguée, et la tête me tourne; ensuite je passerai à la lingerie pour tâcher de récupérer un gant de toilette égaré. Mais d’abord je vais prendre un peu de sommeil et, pour le reste, je suis bien décidée à revenir vers vous après quelques pérégrinations. Je vous dis au revoir pour cette fois, amis très chers.

À Christine van Nooten. Westerbork, mercredi 1er septembre 1943.

Christine, amie chère et attentionnée, c’est à toi que j’envoie l’une des deux cartes-lettres autorisées. La famille est encore au complet, pour le moment du moins. Papa et maman ont réintégré une des grandes baraques, ce qui rend la vie un peu plus difficile. Personne ne peut se représenter ces baraques. Papa est déjà ravi de ne pas se faire piétiner, il lit sur un banc de bois, tandis que de petits enfants s’amusent à grimper sur son dos, ou presque. Ce qu’il lit parle du roi Salomon et de love et tu en connais bien l’expéditeur. Mischa, pour sa part, tamponne des tickets à la baraque des bains, une partition ouverte parmi les cartes. Maman s’occupe de ses deux grands empotés d’hommes et elle remercierait le ciel si seulement elle pouvait rester ici. Si seulement… Tous les Adelaar sont partis. Veux-tu dire à Simon qu’il n’a plus besoin d’envoyer de paquets à la famille Franck? Et veux-tu bien le remercier de l’emballage et de l’expédition irréprochables de tant de bonnes choses d’ici-bas? Nous n’avons qu’à émettre des souhaits, et vous les réalisez.

Transmets un chaleureux salut à cette bonne Hansje Lansen. Nous voudrions pouvoir vous remercier de vive voix de tout ce que vous faites; oui, nous voudrions bien. Peut-être auras-tu bientôt des nouvelles de Maria Tuinzing? Les photos étaient fraîches et charmantes, tu peux m’en croire! Pour en revenir à l’inévitable question matérielle : il vaudrait mieux que l’essentiel des envois de pain et de beurre nous parvienne en fin de semaine, à l’extrême limite le lundi, pour parer à toute éventualité. Drame familial de ces derniers temps : l’unique paire de chaussures de papa «s’est égarée» par une triste nuit, et désormais il porte une paire d’emprunt, trop grande pour lui. Il fait pitié, mais enfin, on s’habitue même à cela. On s’habituerait à tout, ici, si l’on était assuré de pouvoir demeurer dans ce petit pays. Mais voilà… Le camp donne l’impression de se vider peu à peu. Et toi, as-tu repris tes cours, face à une jeunesse avide de savoir? Papa continue à lire Salluste et Homère avec un garçon plein de zèle qui, le jour, creuse des fossés autour du camp. Heureusement, papa est dispensé du triage des haricots et autres tâches hautement éducatives, il est en trop mauvaise condition physique pour travailler.

Je n’ai pas grand-chose à te raconter cette fois, ma bonne; c’est un jour gris et lourd; pour l’instant, je me tiens dans un petit terrain herbu derrière une des baraques de l’hôpital, je t’écris perchée sur un lit renversé. Ta sœur nous a envoyé un pain d’épice aux fruits absolument divin. Touchant de voir comme tout le monde a réagi aux besoins en toasts exprimés par papa; ce n’est plus aussi indispensable, il supporte à nouveau le pain de seigle, peut-être est-ce plus facile pour vous? Ah! mes enfants, nous vous en donnons du travail! À l’occasion, je t’écrirai une lettre toute d’effusions lyriques et sans un mot pour la mangeaille, il faut savoir que j’ai cela en horreur! Les psaumes sont vraiment magnifiques. Crois-tu qu’il reste quelque part une couverture à Deventer? Après cette lettre insignifiante, je te dis au revoir, chère bonne, à une autre fois. Bon souvenir de tous. Que tu transmettras aussi aux collègues de papa, n’est-ce pas?

Etty Hillesum, bar. 41 Westerbork.

À Maria Tuinzing. Westerbork, jeudi 2 septembre 1943.

Mariette, j’ai envoyé à Père Han la première moitié de cette lettre, j’espère qu’elles arriveront toutes deux en même temps. C’est un morceau de bravoure journalistique, qui n’entre guère dans tes goûts. Alors, ma chérie, comment vas-tu? J’ai très envie de quelques mots de toi. Les lettres recommencent à arriver un peu mieux. Recommandées, elles nous parviennent à coup sûr. Veux-tu transmettre le message à Swiep, à charge pour elle d’avertir les autres relations d’Anne-Marie, qui souffre beaucoup de ne plus recevoir de nouvelles de ses amis. J’étais contente du griffonnage de Hans. Porté aussitôt aux parents de Rob le petit mot qui lui était destiné, car je n’ai pas le droit d’aller le voir en personne. Pour l’instant, je suis venue dans la grande baraque tenir compagnie à mon cher papa, qui est sorti de l’hôpital. Le moral connaît des hauts et des bas, mais l’humour finit toujours par percer à travers les nuages. Pourtant c’est un macabre séjour, ici, pour les personnes âgées. Ce mardi, nous sommes passés à travers, une fois de plus. Si un nouveau convoi part mardi prochain, les chances de les maintenir ici seront très minces. Ce sont ces tensions qui vous rongent le plus — les tensions que l’on subit pour les autres, s’entend. En entrant ce matin dans notre petit bureau, j’y ai trouvé une pagaille indescriptible : il avait été réquisitionné pour servir d’atelier de costumes à la revue. Toute la vie du camp est placée sous le signe de la revue. Il n’y a plus de combinaisons pour les gens de l’équipe extérieure, mais la revue comporte un «ballet de combinaisons» et, à cette fin, l’on coud nuit et jour des combinaisons, avec des manches bouffantes. Le plancher de la synagogue d’Assen a été scié pour construire la scène du ballet. Commentaire d’un menuisier : «Que dirait Dieu s’il voyait que l’on utilise sa synagogue à Assen à des fins aussi profanes?» Superbe, non? «La synagogue de Dieu à Assen.» Ah! Maria, Maria… La veille du dernier convoi, on a travaillé toute la journée et toute la nuit à la revue. Tout est ici d’une folie et d’une tristesse indescriptibles et grotesques.

Quant à moi, je vais bien. J’ai recommencé à faire chaque jour une heure de russe, je lis mes psaumes et je bavarde avec des femmes de cent ans qui tiennent à me raconter leur vie. En fait, je vis ici comme je vivais avec vous, à la fois immergée dans la communauté et retranchée en moi-même et j’y arrive très bien, même ici où l’on se heurte constamment aux autres au-dessus, au-dessous et autour de soi. Sais-tu ce que j’aimerais bien avoir? La robe de chambre de laine bleue que Hesje m’a donnée et mon chapeau de feutre bleu; c’est encore ce qui me va le mieux à la tête. Peut-être ce ne serait pas mal non plus d’avoir ma robe de tricot bleu, il fait parfois assez froid, et puis ce serait pratique si je dois partir du jour au lendemain. On ne sait jamais, ici. J’espère que vous ne me trouvez pas trop embêtante.

Convenons de ceci encore une fois : chaque mardi, j’enverrai un télégramme aux Nethe : «Vivres pour quatre personnes» (aucun rapport avec la faim) et, si mes parents sont partis, «pour deux personnes». Beaucoup d’entre nous ne pourront plus jamais, de toute leur vie, échapper au remords d’avoir laissé partir les premiers nos anciens et nos malades. C’est une politique concertée qui procède de l’instinct de conservation *. Papa a demandé à un infirmier chargé du dernier convoi : «Comment se fait-il qu’on laisse sortir de l’hôpital des gens plus morts que vifs; c’est contraire à l’éthique médicale, il me semble?» Et l’infirmier de répondre, sérieux comme un pape : «L’hôpital livre un cadavre pour pouvoir garder ici un vivant.» Il ne cherchait pas du tout à faire de l’esprit, c’était dit du ton le plus grave.

* En allemand dans le texte : Selbsterhaltungstrieb.


Vois-tu encore Tide? Veux-tu bien la prévenir aussi, pour les lettres recommandées? J’écris à nouveau en désordre — et ce que j’écris ne vaut pas grand-chose. De temps à autre, ici, on tombe de sommeil, et c’est précisément mon cas ce matin; mais cette lettre doit partir tout à l’heure et je griffonne encore un peu. Vous voudrez bien faire suivre ou apporter vous-mêmes les lettres ci-jointes de Mechanicus? C’est grâce à lui que je peux faire passer celle-ci. Toute la famille de Jopie est en ce moment à l’hôpital, on maintient difficilement en vie le petit dernier. L’année dernière, nous étions encore des jeunots sur cette lande, Maria; aujourd’hui, nous avons pris un peu d’âge. On ne s’en rend pas soi-même encore très bien compte : on est devenu un être marqué par la souffrance, pour la vie. Et pourtant cette vie, dans sa profondeur insaisissable, est étonnamment bonne, Maria, j’y reviens toujours. Pour peu que nous fassions en sorte, malgré tout, que Dieu soit chez nous en de bonnes mains, Maria…

Je manque sans cesse à ma mission, je suis incapable de répondre à la demande * de tous ceux qui voudraient que je m’occupe d’eux, je suis souvent beaucoup trop fatiguée. Veux-tu accorder à Kàthe un regard aimable, de ma part, et poser ta joue contre celle de Père Han, également en mon nom? Et tout va-t-il toujours aussi bien entre vous?

Et veux-tu saluer mon cher bureau, le meilleur coin de cette terre? Et Swiep et Wiep et Hesje et Frans et les autres? Je te regarde dans les yeux, ma chérie, et préfère ne plus rien dire.

Etty.

* En allemand dans le texte : bewaltigen, littéralement : « venir à bout ».


(Écrit dans la marge)

Hilde Cramer 96 vient de m’apprendre que les lettres recommandées n’arrivent pas très bien non plus, vous pouvez donc vous épargner cette peine. De temps en temps, une petite carte-lettre, oui, il en passe un peu, au compte-gouttes.

Et comment va Ernest? Ce matin, une de mes collègues m’a dit, faisant allusion aux situations dramatiques qu’on voit ici : «Tout instant de la vie où l’on manque de courage est un instant perdu.» Bon, je vais chez le coiffeur. Et peut-être devrons-nous déménager tout à l’heure, quitter notre maisonnette pour une grande salle commune; ces choses-là se règlent toujours en cinq minutes, ici. Ce matin, j’ai vu Liesl Levie, elle a constamment des vertiges, elle dit : «J’en sortirai, même en tournant comme une toupie *.» La mère de Werner est partie.

Au revoir. Affectueusement. Etty.

À Christine Van Nooten. Près de Glimmen 97.

Mardi 7 septembre 1943.

Cachet de la poste : 15 septembre 1943.

Christine, j’ouvre la Bible au hasard et trouve ceci : «Le Seigneur est ma chambre haute.» Je suis assise sur mon sac à dos, au milieu d’un wagon de marchandises bondé. Papa, maman et Mischa sont quelques wagons plus loin. Ce départ est tout de même venu à l’improviste 98. Ordre subit de La Haye, spécialement pour nous. Nous avons quitté ce camp en chantant, père et mère très calmes

* En allemand dans le texte : Icli schwindle mich durch.


et courageux, Mischa également. Nous allons voyager trois jours. Merci de tous vos bons soins. Les amis restés au camp vont écrire à Amsterdam, peut-être te fera-t-on suivre? Peut-être aussi ma dernière longue lettre?

Un au revoir de nous quatre. Etty.

Notes

1. Fragment non daté du journal d’Etty, noté sur une feuille volante et inséré dans un de ses cahiers à la page du mercredi 22 juillet 1942. C’est apparemment le jour où Etty s’est portée volontaire auprès du Conseil juif pour être affectée à Westerbork.

2. Josef Mahler (1894-1943) et son épouse Hedwig Mahler-Abraham (1897-1943) étaient tous deux des opposants actifs au nazisme. Ayant fui l’Allemagne en 1933, ils furent successivement déclarés indésirables en Hollande et en Belgique en raison de leurs activités politiques, avant d’être internés à Westerbork. Ils faisaient partie d’un groupe de résistance du camp et organisaient des évasions. Josef Mahler mourut à la prison de Düsseldorf, sa femme à Auschwitz.

3. Joseph (Jopie) Vleeschhouwer (1905-1945), ancien employé de banque, travaillait comme Etty pour le Conseil juif et devint l’un de ses meilleurs amis au camp. Déporté à Bergen-Belsen en 1944, il mourut du typhus au moment de sa libération.

4. Des deux frères Stertzenbach, l’aîné, Herbert (1906-1963), artiste peintre, était un ami de Hans Wegerif. L’autre, Werner, dont il est question ici, était un opposant actif au nazisme. Emprisonné en Allemagne puis interné à Westerbork, il réussit à s’évader du camp à la fin de 1943 et entra dans la clandestinité. Il voulait convaincre Etty de se cacher et d’entrer comme lui dans la résistance active, offre qu’elle repoussa à plusieurs reprises.

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LETTRES DE WESTERBORK

5. Max Witmondt (né en 1899), qui avait eu un poste important dans une compagnie d’assurances d’Amsterdam, était marié à une chrétienne — ce qui constituait un délit, mais, paradoxalement, permettait en fait d’échapper à la déportation. Interné d’abord au camp d’Amersfoort, il y fut, comme tous les détenus, terriblement maltraité. Etty servait de messagère entre sa femme et lui.

6. Kattenburg est un quartier populaire du port d’Amsterdam. Il se peut qu’Etty veuille dire ici : « un garçon qui travaillait à Kattenburg ». Il s’y trouvait en effet une usine (« Hollandia ») qui produisait pour la Wehrmacht et employait des juifs préservés à ce titre de la déportation. Toutefois, après la découverte d’actes de sabotages, la plupart d’entre eux furent envoyés en Pologne.

7. À Ellecom, en Gueldre, se trouvait un centre de formation de SS néerlandais. Cent cinquante juifs environ y furent employés à l’installation de terrains de sport et y furent affreusement maltraités. Les travaux achevés, on les transféra à Wes-terbork, où ils apprirent que leurs familles avaient déjà été déportées.

8. Paul Cronheim (Amsterdam 1892-1975), musicologue spécialiste de Wagner, administrateur du Concertgebouw. Membre du Conseil juif.

9. Maître Eduard Spier, notaire (1902-1980), était l’un des principaux fonctionnaires du Conseil juif à Westerbork. Déporté à Theresienstadt en septembre 1944, il survécut.

10. C’est la première des deux lettres d’Etty éditées clandestinement en 1943 par le journaliste résistant David Koning, sous le titre trompeur de Drie brieven van den kunstschilder Johannes Baptiste van der Pluym (1843-1912) [Trois lettres du peintre J. B. van der Pluym]. Elles connurent plusieurs rééditions après la guerre et constituaient, jusqu’en 1981, les seuls textes publiés d’Etty Hillesum. Le texte présenté ici a été revu d’après le manuscrit.

11. Le « docteur K. » est probablement Herbert Kruskal, juif allemand installé à Scheveningen où il fut arrêté en 1942. À Westerbork, il appartenait à un service important, celui des « requêtes » (Antragstelle). Voir Avant-propos.

12. Voir Avant-propos.

13. Le Saint-Louis, parti de Hambourg le 13 mai 1939 à destination de La Havane. Malgré des promesses formelles, le gouvernement cubain refusa de laisser entrer la plupart des neuf cent trente-six réfugiés qui avaient pris place à bord. Après des tractations humiliantes avec les États-Unis, la Colombie et le Chili, le paquebot reprit la direction de l’Europe. Ses passagers, tous juifs allemands, trouvèrent refuge en Angleterre, en France, en Belgique et, pour cent quatre-vingt-un d’entre eux, aux Pays-Bas. Ceux-ci furent mis en résidence à Westerbork.

14. Cette allusion à une « mine de charbon de Silésie » se comprend mieux si l’on sait qu’Etty, comme tant d’autres, croyait encore — ou voulait croire — que les juifs déportés étaient affectés à des travaux pénibles, sans plus.

15. Tant que Westerbork était encore un camp de réfugiés, il ne dépendait que du gouvernement néerlandais. Il fut placé d’abord sous la tutelle du ministère de l’Intérieur (ce qu’Etty ignore apparemment) puis, à compter du 16 juillet 1940, sous celle du ministère de la Justice. Il fallut attendre le ler juillet 1942 pour qu’il passe sous commandement allemand, sans toutefois que l’autorité néerlandaise fût formellement écartée — d’où la présence, d’ailleurs transitoire, de deux commandants.

16. La prison proprement dite était complétée par le complexe des baraques pénitentiaires, dont Etty ne parle pas ici, et qui pouvaient contenir plusieurs centaines de personnes.

17. Le commandant hollandais : le capitaine Jacques Schol, en fonction jusqu’au mois de janvier 1943. Le commandant allemand : Albert Konrad Gemmeker, en fonction d’octobre 1942 à mai 1945.

18. Le bombardement de Rotterdam, ultime moyen de pression des Allemands pour amener les Pays-Bas à capituler, eut lieu le 14 mai 1940. Par rapport à d’autres bombardements de la Seconde Guerre mondiale, il fit relativement peu de victimes (neuf cents environ), mais détruisit tout le centre de la ville.

19. Environ trois cents catholiques d’origine juive furent arrêtés le 2 août 1942. Les Pays-Bas comptaient quelque sept cents juifs convertis au catholicisme. À la différence des protestants, ils furent en majorité déportés à Auschwitz et exterminés.

20. Ce qu’on était obligé de faire au camp où l’on ne disposait d’aucun meuble de rangement.

21. Les grandes rafles des 2 et 3 octobre 1942 amenèrent à Westerbork plus de douze mille personnes.

22. Partie d’un des canaux d’Amsterdam où se concentrent de beaux hôtels particuliers. Transposé en termes de géographie parisienne : l’avenue Foch.

23. Maria Tuinzing était originaire de Wageningen, en Gueldre.

24. Apparemment d’autres employés du Conseil juif qui regagnaient le camp en même temps qu’Etty.

25. À Vught, près de Bois-le-Duc, se trouvait un camp de concentration rassemblant juifs et non-juifs. Pour les juifs, c’était à la fois un camp de travail et un camp de transit, car tôt ou tard ils étaient transférés à Westerbork et, de là, en Pologne. Les 6 et 7 juin 1943, deux convois emmenèrent mille deux cent quatre-vingt-huit femmes et mille deux cent soixante-six enfants, dans des conditions effroyables. C’est à leur arrivée à Westerbork qu’a assisté Etty. Dès le 8 juin, ils repartaient pour Sobibor où tous furent aussitôt exterminés.

26. C’est-à-dire du bureau du Conseil juif où Etty avait travaillé en juillet 1942. Le Lijnbaansgracht est un canal du Jordaan, quartier populaire d’Amsterdam.

27. Moishe, dit Max Kormann (1895-1959), connu à Westerbork sous le prénom d’emprunt d’Osias, était un juif d’origine polonaise établi dans les années vingt à Hambourg. Il fut l’un des passagers du Saint-Louis et était à ce titre l’un des plus anciens « résidents » de Westerbork, où il dirigeait un service. Etty et lui nouèrent à Westerbork de tendres relations. Osias Kormann passa toute la guerre au camp ; il émigra en 1946 aux États-Unis.

28. Herman Boasson (1908-1981), juriste, ami d’Etty. Arrêté sur dénonciation en février 1943, il fut interné à Vught, puis à Westerbork, et finalement déporté à Auschwitz où il réussit à survivre en jouant dans l’orchestre du camp.

29. Unité de police allemande en uniforme vert (d’où son nom), chargée du maintien de l’ordre, des rafles, de l’accompagnement des convois et des exécutions.

30. En particulier Franz Fischer, officier SS surnommé « Juden-Fischer », l’un des principaux responsables de la déportation des juifs des Pays-Bas.

31. Les parents d’Etty et son frère Mischa étaient arrivés à Westerbork le 21 juin 1943 ; quelques mois plus tôt, ils avaient dû quitter leur grande maison de Deventer pour s’installer à Amsterdam dans le quartier dit du Transvaal, transformé par les Allemands en une sorte de ghetto. C’est là qu’ils furent victimes de la grande rafle des 20 et 21 juin, qui devait amener cinq mille cinq cent vingt-quatre juifs à Westerbork.

32. La Berlinoise Anne-Marie Riess avait été correspondante à Paris d’un journal allemand jusqu’en 1933. Depuis lors, elle vivait à Amsterdam ; Etty l’avait connue par son amie Swiep van Wermeskerken. Pendant la grande rafle des 20-21 juin, Anne-Marie Riess s’était cachée, mais elle fut arrêtée quelques jours plus tard. Elle venait d’arriver au camp lorsque Etty écrivit cette lettre. Anne-Marie Riess fut déportée à Bergen-Belsen et survécut à l’épidémie de typhus.

Les « lunettes d’aviateur » dont parle Etty étaient destinées à protéger les yeux de la poussière et du sable omniprésents à Westerbork.

33. Sam de Wolff (1878-1960), économiste et homme politique, socialiste néerlandais influent. Déporté à Bergen-Belsen, il put bénéficier d’un échange entre juifs et prisonniers allemands retenus en Palestine, et vécut en 1944-1945 à Tel-Aviv. Il revint ensuite aux Pays-Bas. Etty connaissait très bien son fils Leo de Wolff, mort à Bergen-Belsen.

34. Le Théâtre hollandais (Hollandse Schouwburg), dont la façade orne toujours le Plantage Middenlaan à Amsterdam, servait depuis juillet 1942 de point de rassemblement pour les juifs en instance de déportation à Westerbork. Il s’y entassait parfois plus de quinze cents personnes, qui y passaient selon le cas quelques heures ou quelques jours. Contrairement aux bruits dont Etty se fait ici l’écho, son frère Jaap ne se trouvait pas au Théâtre hollandais à ce moment-là. Il ne fut transféré à Westerbork qu’en septembre 1943, après le départ d’Etty, de Mischa et de leurs parents.

35. Philip Mechanicus (Amsterdam 1889 — Auschwitz 1944), grand reporter, spécialiste de politique étrangère d’un des meilleurs journaux néerlandais de l’époque, l’Algemeen Handelsblad, était arrivé à Westerbork en novembre 1942 ; grâce à différents appuis, il réussit à s’y maintenir jusqu’en mars 1944, date à laquelle il fut déporté à Bergen-Belsen. En octobre de la même année, il fit partie d’un convoi disciplinaire à destination d’Auschwitz. Le groupe entier fut exécuté. Durant la majeure partie de son séjour à Westerbork, Mechanicus tint un journal qui constitue le témoignage le plus complet et le plus précis sur la vie de ce camp. Il a été édité plusieurs fois en néerlandais sous le titre In dépôt (En dépôt). Mechanicus avait beaucoup de sympathie pour la famille Hillesum et en particulier pour Etty — qui a d’ailleurs contribué une fois à le sauver de la déportation.

36. Friedrich Weinreb, né à Lemberg en 1910, mais élevé aux Pays-Bas, était un économiste réputé. Son attitude pendant la guerre a fait l’objet d’une des affaires judiciaires les plus complexes de l’histoire néerlandaise : il crut pouvoir échapper à la déportation en feignant de se mettre au service des Allemands, mais fut probablement manipulé par eux et causa, volontairement ou non, la perte d’un grand nombre de juifs. Condamné pour trahison en 1948, mais aussitôt gracié, son cas n’a jamais été totalement élucidé. Dans ses Mémoires en forme d’apologie, Collaboratie en verzet (Collaboration et Résistance, 1969), Weinreb a laissé un très beau portrait d’Etty (t. II, p. 1071-1075).

37. Renata Laqueur était la fille du professeur Ernst Laqueur, un chimiste qui avait mis au point des gaz toxiques pour l’armée allemande en 1914-1918 et jouissait apparemment d’une protection particulière. Il était le compagnon de Maria Tuinzing, l’amie d’Etty. Renata Laqueur fut déportée par la suite à Bergen-Belsen en compagnie de son mari Paul Goldschmidt (« Paul »).

38. Mine Kuyper-Canté (1898-1957), pianiste et mécène, protégeait particulièrement Mischa Hillesum et lui permit de donner des concerts chez elle lorsqu’il fut interdit aux artistes juifs de se produire en public. Elle joua d’ailleurs un rôle important en aidant certains d’entre eux à entrer dans la clandestinité.

39. Émilie (Milli) Ortmann, d’origine allemande, avait émigré aux Pays-Bas en 1933 ; son mari, Théo Ortmann, était un artiste réputé. Bien que juive elle-même, elle réussit à échapper aux persécutions grâce à des papiers habilement falsifiés. Elle eut même le courage d’intervenir auprès du chef d’orchestre Willem Mengelberg et des autorités allemandes en faveur de Mischa Hillesum et de sa famille.

40. J. Leguyt (1897-1969) était l’associé de l’expert-comptable Han Wegerif.

41. Cornelis Wegerif (1919-1943) était le neveu de Han Wegerif. Il faisait partie d’un réseau de résistance et avait été arrêté par les Allemands. Il devait être exécuté le 20 juillet 1943.

42. Klaas Smelik (1897-1986), journaliste et écrivain, avait eu une brève liaison avec Etty lorsque celle-ci avait vingt ans. Etty était restée en bons termes avec lui et surtout avec sa fille Johanna (Jopie). Klaas et Johanna Smelik avaient supplié Etty de se cacher et lui avaient offert diverses « adresses », mais elle avait toujours refusé.

43. Le Mouvement national-socialiste néerlandais (Nationaal-Socialistische Beweging) fournissait apparemment des auxiliaires pour diverses opérations de police allemandes. Ce parti qui, malgré son nom, était à l’origine plus nationaliste que pro-nazi intéressait surtout les Allemands en tant que réservoir d’hommes pour leurs divisions SS.

44. À l’initiative d’un haut fonctionnaire néerlandais, Frederiks, les Allemands acceptèrent de créer dans deux grandes villas avec parc de la petite commune de Barneveld une sorte de « camp d’élite » où furent rassemblés des intellectuels et plus généralement des membres de la bonne société. Ce « camp » de Barneveld comptait environ six cent cinquante personnes. Il ne fut en service que de décembre 1942 à la fin de septembre 1943. Ses occupants furent alors transférés à Westerbork où ils demeurèrent un an environ, avant de partir pour Theresienstadt. La plupart, cependant, survécurent à leur déportation.

Au moment où divers amis de la famille tentaient d’intervenir pour faire transférer Mischa et ses parents à Barneveld, le camp était déjà condamné par les Allemands.

45. Liesl et Werner Levie, tous deux berlinois, n’avaient émigré à Amsterdam qu’en 1939. Etty, qui les cite très souvent dans son journal, les avait connus grâce à Spier. Werner Levie, sioniste convaincu, aida après 1933 de nombreux artistes à émigrer en Palestine. Sa femme et lui furent transférés à Westerbork le 20 juin 1943, puis au début de 1944 à Bergen-Belsen. Ils ne purent profiter comme d’autres du fameux « échange » avec la Palestine (voir note 33) et ne furent libérés qu’en avril 1945. Werner mourut alors du typhus en soignant d’autres malades. Après 1948, Liesl et ses filles émigrèrent en Israël.

46. Cette liste, encore appelée « liste de convoi » (transpor-tlif st), était constituée dans les quarante-huit heures précédant le départ de chaque convoi. Le commandant se déchargeait de ce soin sur les chefs des différents services — des juifs, donc. Il lui suffisait d’obtenir le nombre demandé. La liste était susceptible de modifications jusqu’au dernier moment.

47. Il s’agit d’une liste acceptée par les Allemands, qui « garantissait » que les parents de collaborateurs du Conseil juif ne seraient pas déportés.

48. Tout cet épisode est raconté par Mechanicus dans son journal In dépôt, p. 70-72. Le « mystérieux personnage » à « tête de proxénète » est Schripperman, une relation de Mechanicus. Le « petit vieillard sénile », beau-père du précédent, s’appelait Trottel — un ancien fonctionnaire du ministère de la Guerre à Berlin. La Registratur (le « fichier ») était le service où l’on préparait les listes de convoi.

49. Etty fait sans doute allusion à la relative pénurie de médecins qui devait résulter de la déportation des praticiens juifs — en effet assez nombreux.

50. Leo Krijn, agent de change à Amsterdam, était le beau-frère de Julius Spier. Sa femme et son fils étaient en réalité déjà morts à Auschwitz, lui-même et son frère devaient trouver la mort à Sobibor à une semaine de distance.

51. Wiep Poelstra, la fiancée d’Herman Boasson.

52. Etty souffrait d’eczéma par intermittence depuis les années trente.

53. Grete Wendelgelst était la sœur de Milli Ortmann (voir note 39). Comme elle, elle intercédait pour la famille Hillesum.

54. Ces tampons — il y en avait une infinité — attestaient que l’on figurait sur une liste, donc que l’on était (très provisoirement) protégé. Tampons et listes bloquées étaient sans cesse remis en question.

55. Lars Sôderblom (1866-1931), archevêque d’Uppsala, théologien suédois et prix Nobel de la paix en 1930.

56. La reine Wilhelmine des Pays-Bas.

57. Max Ehrlich (1892-1945), chansonnier et acteur allemand, installé aux Pays-Bas à partir de 1934. Associé pendant la guerre à Willy Rosen, il monta avec lui les fameuses revues de Westerbork. Déporté à Theresienstadt, puis à Auschwitz où il mourut.

La comédienne Chaja Goldstein avait quitté l’Allemagne pour les Pays-Bas en 1933. Détenue à Westerbork, elle dut sa libération à son mariage avec un cinéaste allemand. Elle émigra aux États-Unis en 1949.

Willy Rosen, de son vrai nom Julius Rosenbaum (1892-1945), célèbre auteur-compositeur de chansons populaires dans le Berlin des années vingt. Après 1933 et jusque sous l’occupation, il monta de nombreuses revues avec Max Ehrlich. Mort à Auschwitz.

58. Le professeur David Cohen, helléniste et égyptologue néerlandais (1882-1967), sioniste actif avant-guerre, accepta sous l’occupation la coprésidence du Conseil juif avec le diamantaire Abraham Asscher. Totalement soumis aux exigences allemandes, il a été souvent tenu pour responsable en partie de l’efficacité de la « solution finale » aux Pays-Bas.

59. Gera Bongers, née en 1914, professeur d’anglais, était l’une des élèves de Spier, et c’est chez lui qu’Etty avait fait sa connaissance.

60. « Jim » était le surnom de Simon van Gelder, un pianiste qui se cacha un moment chez Mme Nethe — la logeuse de Spier — puis plus brièvement chez Mine Kuyper. Arrêté lors d’une rafle ; mort en déportation.

61. Johan Brouwer (1898-1943), écrivain et historien, membre d’un groupe de résistance qui tenta de détruire les registres d’état civil d’Amsterdam — dont se servaient les Allemands. Il fin fusillé avec seize autres résistants le 1" juillet 1943. Etty venait probablement d’apprendre la nouvelle.

62. Philip Mechanicus.

63. Christine van Nooten (née en 1903), professeur de lettres classiques au lycée de Deventer, avait eu Etty pour élève. Très liée à la famille Hillesum, elle assura une bonne part du ravitaillement d’Etty et de ses parents durant leur internement à Westerbork.

64. En réalité Matthieu 6, 34 L’« ami inoubliable » : Julius Spier.

65. E.A.P. Puttkammer, fonctionnaire allemand d’une banque néerlandaise, servit pendant la guerre d’intermédiaire entre les nazis et de riches juifs qui cherchaient à émigrer. Il suffisait de verser une forte somme en devises étrangères pour figurer sur la « liste Puttkammer », sur laquelle les autorités allemandes devaient statuer. Aucun des juifs ainsi grugés n’émigra jamais, sinon, dès 1943, vers la Pologne. Les parents d’Etty avaient tenté de s’y faire inscrire par l’intermédiaire de Christine van Nooten.

66. Vrij Nederland — « la Libre Hollande » — était un journal illégal confectionné et distribué par un réseau dont certains membres pratiquaient aussi la résistance armée.

67. Le 2 août 1943, trois fermes proches de Westerbork furent incendiées ; les Allemands prirent une dizaine de personnes en otages et les internèrent provisoirement à Westerbork.

68. C’est-à-dire un membre du service d’ordre (Ordedienst) du camp (voir note 89).

69. Wilhelm Harster, chef de la police de sûreté et du SD, bras droit de Rauter, chef suprême de la police et des SS aux Pays-Bas.

70. En réalité, l’interruption fut de courte durée : du 20 juillet au 24 août 1943. Seule la destination des convois devait changer : non plus Sobibor, mais Auschwitz.

71. Joseph Eduard Adolf (« Jo ») Spier (1900-1978), caricaturiste et illustrateur néerlandais. Il fut déporté à Theresienstadt et émigra en 1951 aux États-Unis.

72. Le Stundenbuch de Rainer Maria Rilke, un des livres de chevet d’Etty, qu’elle cite souvent dans son journal.

73. Willem Kraak, collègue et ami de Louis Hillesum au lycée de Deventer. Violoncelliste amateur.

74. Johanna Maria, dite Hansje, Lansen était la fille d’un instituteur de Deventer et une amie d’enfance d’Etty.

75. Paula Becker-Modersohn (1876-1907), artiste peintre allemande, épouse du fondateur de la colonie d’artistes de Worps-wede, Otto Modersohn. Ses lettres et ses carnets intimes ont été édités en 1917 par Sophie Gallwitz. C’est de ce livre qu’Etty tire cette citation. Elle reprend la même phrase dans sa lettre du 12 août à Christine van Nooten.

76. L’une des tâches d’Etty consistait à recueillir les messages de pensionnaires du camp et à envoyer leurs télégrammes à l’arrière.

77. Voir ci-dessus, note 75.

78. Henny Tideman (« Tide »), née en 1907, était depuis 1939 l’une des plus fidèles amies de Julius Spier. C’est chez celui-ci qu’Etty avait fait sa connaissance. « Tide » partageait avec Etty un certain mysticisme.

79. Aucun des carnets tenus par Etty à Westerbork n’a été retrouvé.

80. Jul = Julius Spier.

81. La « citation » d’Etty est très libre. On trouve l’idée exprimée deux fois dans l’Évangile selon Luc. En 14, 26 : « Si quelqu’un vient à moi et ne hait pas son père, et sa mère, et sa femme, et ses enfants, et ses frères, et ses sœurs, et jusqu’à sa propre vie, il ne peut pas être mon disciple », et en 18, 29-30 : « En vérité, je vous dis que personne n’aura laissé maison, ou femme, ou frères, ou parents, ou enfants à cause du royaume de Dieu, qui ne reçoive bien davantage en ce temps-ci, et dans l’âge qui vient la vie éternelle. »

82. Yette : Henrica van der Hagen (1903-1984), amie de Swiep van Wermeskerken.

83. Les tampons qui protégeaient — provisoirement — leurs 358 détenteurs de la déportation étaient numérotés. Le tampon « 120 000 » était réservé à ceux qui pouvaient fournir aux Allemands des sommes considérables —  20 000 à 40 000 florins — en diamants, métaux précieux ou devises. Les quelque treize cents juifs néerlandais possédant ce tampon devaient être échangés contre des prisonniers allemands. En fait, ils furent déportés à Bergen-Belsen où un quart d’entre eux environ devait mourir, notamment du typhus.

Les juifs portugais, quant à eux, formaient l’un des plus vieux noyaux de peuplement des Pays-Bas ; ils n’étaient que quelques milliers. La politique des Allemands à leur égard fut pleine de revirements. Au départ, on sembla admettre qu’ils formaient un groupe distinct, et un millier d’entre eux tentèrent de démontrer qu’ils étaient certes de confession, mais non de race juive. Quatre cents d’entre eux reçurent de ce fait un traitement privilégié ; ils ne devaient pas être déportés, mais « rapatriés » vers leur « pays d’origine » — l’Espagne ou le Portugal qu’ils avaient quittés depuis environ quatre cents ans ! Mais au cours de l’année 1943, ils furent transférés à Westerbork, puis, au printemps de 1944, à Theresienstadt — et de là à Auschwitz où presque tous trouvèrent la mort.

84. « Ellette » : Léonie Snatager, née en 1918, qui avait connu Etty à Amsterdam durant ses études, en 1937 ou 1938. Elle resta jusqu’à la guerre l’une des meilleures amies d’Etty.

85. Seconde lettre d’Etty éditée clandestinement en 1943. Voir note 10.

86. Ce « garçon » était en réalité un ami d’Etty, Herman Boasson. Voir note 28.

87. La Jodenbreestraat, littéralement « rue large aux juifs », était l’artère principale du quartier juif historique d’Amsterdam.

88. Etty ne pratiquait pas la religion de ses pères, et son explication paraît un peu fantaisiste. Sheimes semble être une forme yiddish de l’hébreu shema, « écoute », premier mot de l’invocation célèbre, « Écoute Israël, l’Éternel est notre Dieu, l’Éternel est un », qui est en fait la prière du matin.

89. Le service d’ordre — juif — de Westerbork avait été fondé en mars 1942, lorsque le camp était encore placé sous commandement hollandais. Cette police, qui devait comprendre jusqu’à cent quatre-vingts hommes, était chargée d’assurer le maintien de l’ordre lors du départ des convois et devait même participer à certaines rafles, à Amsterdam notamment. Responsables sur leur tête de toute défection ou évasion, les membres de ce service d’ordre se montraient aussi zélés que leurs persécuteurs, ce qui leur valut le surnom de « SS juifs ».

90. Erich Ziegler avait écrit la musique de nombreuses revues de Willy Rosen. À Westerbork, il était le pianiste attitré de tous les spectacles.

91. Le compagnon d’Etty durant cette nuit est Max Witmondt. Voir note 5.

92. Le chef de l’Antragstelle, le « service des requêtes », était le docteur Ottenstein, un juif allemand réfugié aux Pays-Bas et transféré à Westerbork en janvier 1942. Philip Mechanicus, dans In dépôt, le cite fréquemment et l’évoque toujours avec respect.

93. J. H. Dischner, prédécesseur éphémère de Gemmeker, avait commandé le camp de Westerbork en septembre-octobre 1942.11 était alcoolique et brutalisait les détenus, faisant souffler un vent de panique et de révolte. C’est justement ce que les autorités allemandes voulaient éviter, aussi fut-il promptement envoyé sur le front de l’Est.

94. Heinz Todtmann, ancien journaliste, était en effet le « bras droit » de Gemmeker. Il était officiellement à la tête des différents « services » du camp administrés par des juifs, même si la réalité du pouvoir lui échappait au profit de Kurt Schlesinger. Voir note suivante.

95. Kurt Schlesinger (né en 1902) portait le titre d’Erste Dienstleiter ou Oberdienstleiter (« premier chef de service »). En un an, il s’était élevé de la qualité de détenu à celle de favori de Gemmeker. C’est lui qui décidait en dernier ressort de la composition des convois, Gemmeker vérifiant essentiellement si le nombre demandé était atteint. Craint et haï de tous.

96. Hilde Cramer était une collègue d’Etty, comme elle employée du Conseil juif à Westerbork.

97. Cette carte a été jetée du train par Etty ; des paysans l’ont retrouvée près de la voie et postée. Etty avait fait parvenir de la même manière une carte à Han Wegerif et Maria Tuinzing. Elle n’a pas été conservée, mais Maria Tuinzing en a recopié deux brefs extraits, qui semblent très proches du texte de cette carte.

98. Voir Avant-propos.




Je mets en parallèle ce beau texte d’une autre femme qui à la même époque est prisonnière à la Kolyma : vie et empathie remarquables dans les deux contacts avec la misère du monde. Pierre de touche qui met en valeur la profondeur mystique unique propre à Etty :



Evguénia Sémionovna Guinzbourg, Le Ciel de la Kolyma, Traduit du russe par Geneviève Johannet, « Le Vertige », tome 2, premier chapitre, pages 9-18, Editions du Seuil, 1983 :


Texte parallèle d’Evguénia Guinzbourg, « Ici vivaient des enfants ».

Le combinat pour enfants, c’est aussi une zone*. Avec un poste de garde, un portail, des baraques et des barbelés. Mais si les baraques sont standard, les inscriptions qu’on lit sur leurs portes sont inattendues. « Nourrissons »… « Sevrés »… « Débrouillés »…

Pour commencer, on me met chez les débrouillés. Cela me rend d’un seul coup une faculté perdue : celle de pleurer. Depuis plus de trois ans un désespoir sec me brûlait les yeux. Et voici qu’en ce jour de juin 4 o, assise sur un petit banc bas dans un coin de cet étrange local, je pleure. Je pleure comme une fontaine, avec de grands soupirs, comme notre nourrice Fima, en hoquetant et mouchant à la manière des femmes de la campagne. C’est le choc. Il me sort de l’hébétude des derniers mois. Oui, sans aucun doute, je suis dans une baraque de détention. Mais elle sent la bouillie tiède et les culottes mouillées. Quelqu’un a eu l’idée monstrueuse de marier tous les attributs de l’univers carcéral avec ces choses simples, humaines, d’un quotidien attendrissant, que j’ai laissées là-bas, dans un monde à jamais inaccessible, et qu’il me semble maintenant n’avoir connues qu’en rêve.

Courant et clopinant avec des cris aigus, des rires et des flots de larmes, une trentaine d’enfants de l’âge qu’avait mon petit Vassia au moment de notre séparation, parcouraient la baraque en tous sens. Chacun défendait sa place sous le soleil de la Kolyma* dans une lutte sans trêve contre les autres. Ils s’assenaient sans pitié de grands coups sur la tête, se prenaient aux cheveux, se mordaient…

Ils éveillèrent en moi des instincts ataviques. J’aurais voulu les rassembler tous autour de moi et les serrer bien fort pour les défendre contre les éléments. J’aurais voulu me lamenter tout haut sur leur sort, comme une vieille nourrice : « Oh, mes pauvres petits poulets… Oh, mes malheureux petits lapins… »

Je fus tirée de cet état par Ania Cholokhova, avec qui je devais travailler en tandem. Cette femme était le bon sens et l’activité incarnés. Le nom russe de Cholokhova lui venait de son mari. Elle-même était allemande et anabaptiste mennonite, habituée depuis l’enfance à la ponctualité. Le genre de gens qu’on appelle dans les camps des « fignoleurs ».

« Écoutez-moi, Génia 1 », dit-elle en posant sur la table une marmite d’où s’échappait le parfum supra-terrestre d’un plat de viande, « si jamais un des chefs vous voit dans cet état, vous êtes bonne pour repartir dès demain à l’abattage des arbres. Comme trop nerveuse… Ici, il faut avoir des câbles à la place des nerfs. Reprenez-vous ! Du reste, c’est l’heure de faire manger les enfants, et je ne m’en tirerai pas toute seule. »

Ce serait péché de prétendre qu’on les laissait mourir de faim. Non. Ils mangeaient leur content, et si j’en crois mon jugement d’alors, la nourriture était même bonne. Mais le fait est que tous mangeaient comme des détenus miniatures : hâtivement, d’un air concentré, en raclant soigneusement leur écuelle de fer-blanc avec un morceau de pain, ou simplement à coups de langue. On était frappé par la coordination de leurs mouvements, anormalement bonne pour leur âge. Mais quand je le dis à Ania, elle eut un geste amer :

« Pensez-vous ! Pour manger, ça oui ! parce que c’est la lutte pour la vie. Mais quand il s’agit de faire leurs besoins il y en a bien peu qui demandent le pot. On ne les y a pas dressés. Et d’une manière générale, leur développement… Enfin, vous verrez vous-même… »

Le lendemain, j’avais compris. Oui, de l’extérieur ils me rappelaient tous douloureusement Vassia. Mais seulement de l’extérieur. A quatre ans, Vassia débitait par cœur d’énormes morceaux de Tchoukovski* et de Marchak*, reconnaissait les marques de voitures, dessinait de superbes cuirassés et une des tours du Kremlin avec ses étoiles. Tandis que ceux-ci !

« Voyons, Ania, ils ne parlent pas encore ? »

1. Diminutif du prénom Evguénia, se prononce Jénia. (Na.)

Seuls quelques-uns de ces enfants qui avaient déjà quatre ans prononçaient certains mots, et encore sans les lier entre eux. Ce qui dominait, c’était le hurlement inarticulé, la gesticulation, la bagarre.

« Comment parleraient-ils ? Qui a jamais essayé de leur apprendre ? Qu’ont-ils entendu jusqu’ici ? m’expliqua Ania d’un ton neutre. Dans le groupe des nourrissons, c’est simple, ils restent tout le temps couchés dans leurs lits. Ils peuvent bien s’époumoner, personne ne les prend. Interdit. On doit seulement changer les couches mouillées. Si on a assez de linge, bien entendu. Dans le groupe des sevrés, ils sont entassés dans des parcs et se traînent à quatre pattes dans tous les sens ; on évite qu’ils s’entre-tuent ou se crèvent les yeux les uns aux autres, c’est tout. Et dans le troisième groupe, vous voyez vous-même. Déjà bien beau si on arrive à les faire tous manger et passer sur le pot.

— Il faudrait les prendre en main. Leur chanter des chansons… Leur dire des poésies… Leur raconter des contes de fées…

— Essayez ! Moi, le soir, j’ai tout juste la force de me traîner jusqu’à mon châlit. Alors, les contes de fées… »

Effectivement, nous avions du travail par-dessus la tête. Apporter de l’eau quatre fois par jour depuis la cuisine située à l’autre bout de la zone, et parcourir le même chemin avec les lourdes marmites pleines de nourriture. Et puis, bien entendu, faire manger les enfants, les mettre sur le pot, les changer de culotte, les défendre contre les énormes moustiques blanchâtres… Mais surtout, laver par terre. Un trait caractéristique de l’administration des camps en général était en effet l’obsession maladive de la propreté des sols. Ce qu’on appelait l’« état sanitaire » d’un lieu était défini par un unique facteur : le degré de blancheur des planchers. Que les baraques fussent empoisonnées par les émanations des poêles et diverses odeurs suffocantes, que les détenus fussent couverts de haillons raidis par la crasse, cela échappait totalement à l’attention des gardiens de la propreté et de l’hygiène. Mais si les planchers n’étaient pas suffisamment brillants, quel drame ! Au combinat pour enfants, nos planchers faisaient l’objet de la même surveillance sourcilleuse. Et comme aucune couche de peinture ne les protégeait, nous devions les gratter avec un couteau jusqu’à ce qu’ils brillent.

Un jour, j’essayai tout de même de mettre mon projet à exécution. Armée d’un vieux bout de crayon et d’un morceau de papier que j’avais réussi à me procurer, je dessinai sous les yeux des enfants la petite maison classique avec deux fenêtres et une cheminée qui fume.

Les premiers à réagir furent Stassik et Vérotchka, des jumeaux de quatre ans qui rappelaient plus que tous les autres les enfants du « continent* ». Ania m’avait parlé de leur mère : simple délinquante et non truande, coupable tout au plus de s’être trompée dans des additions, cette Sonia était une femme bien, tranquille, d’âge moyen. Au début, elle travaillait à la blanchisserie de notre camp, c’est-à-dire à l’une des places les plus privilégiées. Deux ou trois fois par mois, elle profitait de ses relations avec certains vokhristes* dont elle lavait le linge en cachette pour s’introduire dans le combinat. Tout en sanglotant doucement, elle passait et repassait un vieux débris de peigne dans les fins cheveux de Stassik et de Vérotchka et tirait de sa poche des bonbons acidulés d’un rose agressif qu’elle leur glissait dans la bouche. Dans sa vie libre, Sonia était une femme sans enfants, et voilà qu’ici, une rencontre de hasard lui en avait donné deux d’un coup.

« Ses enfants, elle les adore. Mais, juste avant que vous arriviez, elle s’est fait coincer, la pauvre. Pour une liaison avec un “pékin*”. Ils l’ont expédiée au diable faire les foins. Ils l’ont séparée de ses enfants », m’avait raconté Ania de sa voix égale de mennonite.

Et je m’étais rappelé aussitôt que Stassik et Vérotchka étaient les seuls de tout le groupe à connaître ce mot énigmatique : « maman ». Maintenant que leur mère était au loin, ils répétaient parfois le mot d’un ton d’interrogation triste, tout en regardant autour d’eux avec perplexité.

« Regarde », dis-je donc à Stassik en lui montrant la maison dessinée, « qu’est-ce que c’est ?

— Une baraque », répondit assez distinctement le petit garçon.

En quelques coups de crayon, j’installai un chat près de la maison. Mais personne ne le reconnut, même pas Stassik. Jamais ils n’avaient vu un animal si rare. Alors j’entourai la maison de l’idyllique clôture traditionnelle.

« Et ça, qu’est-ce que c’est ?

— Une zone, une zone I » s’écria joyeusement Vérotchka en battant des mains.

Un jour je remarquai que le soldat du poste de garde, à l’entrée du combinat, jouait avec deux petits chiots. Ils gigotaient sur une vieille guenille posée sans façon sur la table de service, près du téléphone. Notre féroce gardien les grattait tantôt derrière les oreilles, tantôt sous le cou, et son visage de paysan était si plein de douceur et d’humour tendre, que je me décidai :

« Citoyen factionnaire ! Donnez-les moi ! Pour les enfants… Vous savez, ils n’ont jamais rien vu, rien, absolument rien… Nous les nourrirons… Nous avons parfois des restes… »

Déconcerté par cette requête inattendue, il n’eut pas le temps d’effacer son expression d’humanité et d’appliquer sur son visage le masque habituel de la vigilance. Je l’avais pris au dépourvu. Entrebâillant la porte du poste de garde, il me tendit les chiots avec leur litière.

« Bon, d’accord pour une quinzaine de jours… Le temps qu’ils grandissent un peu… Mais après vous me les rendrez. C’est des chiens de service ! »

Dans le vestibule, à l’entrée, de la baraque des débrouillés, nous installâmes donc « un coin des animaux ». Les enfants en tremblaient d’enthousiasme. A présent la punition la plus terrible était : « Tu n’iras pas voir les petits chiens ! » Et le plus fort des encouragements : « Tu viendras avec moi donner à manger aux petits chiens ! » Même les plus agressifs et les plus gloutons parmi eux mettaient volontiers de côté un petit morceau de leur pain blanc pour Écuelle et Gamelle. C’est ainsi que nous avions baptisé les chiots, en prenant des mots bien compréhensibles parce qu’ils faisaient partie de la vie quotidienne. Les enfants avaient saisi le côté plaisant de ces noms et ri de bon cœur.

Tout cela prit fin cinq jours plus tard. Par une grosse histoire. Le médecin-chef du combinat, une citoyenne libre nommée Evdokia Ivanovna, se mit dans tous ses états en découvrant notre « coin des animaux ».

Un foyer d’infection I Ah, on avait eu bien raison de la prévenir que cette Cinquante-huit* était capable de tout !

Elle ordonna que les chiots fussent immédiatement rendus au gardien, et nous passâmes quelques jours plus mortes que vives dans l’attente du châtiment : fini le travail facile, à nous la fenaison ou l’abattage des arbres.

Mais une épidémie de diarrhée se déclara justement dans les groupes de nourrissons et, absorbée par de gros soucis, le médecin-chef, apparemment, nous oublia.

« Bon, dit Ania Cholokhova, on est passées au travers. Pour le reste, on ne va pas en faire une maladie. D’autant plus que c’étaient effectivement des chiens “de service”. Quand ils auront grandi, ça donnera de ces chiens-loups qui nous accompagnent tous les jours au rassemblement. Et qui sont prêts à nous sauter à la gorge pour peu qu’on le leur commande… »

Oui, bien sûr. Mais pour l’instant… Comme nos enfants ressemblaient à ceux du continent quand ils souriaient à ces petits chiens ! Il fallait les voir mettre de côté un peu de leur nourriture en précisant : « Ça, ce sera pour Écuelle ! », « Ça, ce sera pour Gamelle ! »

Ils venaient de découvrir qu’on peut ne pas penser qu’à soi-même…

L’épidémie de diarrhée ne reculait toujours pas. Les nourrissons mouraient par paquets, malgré les efforts des médecins libres et détenus. Les conditions dans lesquelles ces enfants de la prison avaient été portés par leur mère, l’amertume du lait qu’ils tétaient, le climat d’Elguen*, enfin : tous ces facteurs faisaient leur ouvrage. Le plus grave était que ce lait rendu amer par le malheur, les femmes n’en avaient pas assez et que de jour en jour il tarissait. Rares étaient les petits chanceux qui pouvaient téter leur mère durant deux ou trois mois. Tous les autres étaient allaités artificiellement. Or, pour lutter contre la toxicose, rien n’aurait valu du lait de femme, ne fût-ce que quelques gouttes.

Je dus quitter mes débrouillés. Le médecin détenu Pétoukhov, appelé en consultation, conseilla de me faire passer en qualité d’« infirmière à bon niveau d’instruction » chez les nourrissons malades. Il assura lui-même ma formation. Plusieurs jours de suite je me rendis à l’hôpital pour détenus, et il m’apprit en hâte tout ce qu’il fallait. J’étudiai consciencieusement le Manuel de l’aide-médecin. J’appris à poser des ventouses et à faire des injections. Même des intraveineuses. Et c’est en « personne médicale » consommée que je revins au combinat, encouragée par les félicitations de Pétoukhov.

(Sa bonté, son intelligence et son honnêteté valurent à Pétoukhov une chance immense, véritablement unique à l’époque : au cours de cette même année 40 il fut soudain réhabilité et repartit pour Leningrad. On disait que Molokov, l’aviateur connu, qui était le frère de sa femme, avait personnellement obtenu de Staline la grâce de son parent.)

Les petits lits sont collés les uns contre les autres.

Il y en a tant que si on se met à changer tous les enfants l’un après l’autre, sans s’arrêter, on n’est pas revenu au premier avant une heure et demie. Or tous marinent dans leurs langes, tous sont étiques, épuisés à force de crier. Les uns poussent des couinements plaintifs et maigrelets qui n’espèrent plus de réponse. D’autres défendent activement leur vie en hurlant sauvagement, avec l’énergie du désespoir. Certains enfin ne crient plus : ils gémissent comme des adultes.

Nous sommes transformées en machines. Biberons. Intraveineuses. Intramusculaires. Et surtout, changements de couches. Sans fin démailloter, puis remailloter dans des couches de gros coton pas trop sèches. A force de tourner ainsi sur nos jambes des quatorze heures de suite, à force de respirer l’odeur lourde dégagée par notre énorme tas de couches souillées nous avons un brouillard devant les yeux. Nous qui étions perpétuellement affamées, nous n’avons même plus envie de manger. Le reste de bouillie liquide laissé par les enfants, nous l’avalons avec dégoût, uniquement pour nous maintenir en vie.

Le pire, cependant, c’est, toutes les trois heures, à chaque fois que les gardiens sont relevés, l’arrivée des mères pour le « nourrissage ». Il y a parmi-elles des femmes comme nous, des politiques qui ont pris le risque de mettre au monde un petit Elguénien. Celles-là passent la tête dans notre porte avec un air d’interrogation triste. Et on ne saurait démêler ce qu’elles redoutent le plus : que l’enfant né à Elguen reste en vie ou qu’il meure.

Mais la plupart des mères sont des truandes. Toutes les trois heures elles déchaînent une émeute contre le personnel médical. Le sentiment maternel fournit un excellent prétexte à leurs débordements, Elles font irruption dans la baraque avec des jurons terribles, en nous maudissant et en menaçant de nous tuer ou de nous défigurer sur-le-champ si jamais le petit Alfred ou la petite Eléonora venait à mourir. (Ces femmes-là donnent toujours à leurs enfants de somptueux noms étrangers.)

Lorsqu’on me muta à la baraque des contagieux, je fus même contente, au début. Il n’y avait là que des enfants atteints de maladies compliquées ou particulièrement contagieuses, et ils étaient tout de même moins nombreux. J’allais avoir la possibilité physique de m’occuper un peu de chacun. Mais la première fois que j’assurai la garde de nuit, je fus prise d’une nausée de l’âme presque impossible à supporter.

Les voici couchés autour de moi, ces petits martyrs nés uniquement pour souffrir. Ce bébé d’un an, au gentil visage rond, commence déjà un œdème des poumons. Il râle et ses mains aux ongles bleu vif s’agitent convulsivement. Comment vais-je l’annoncer à sa mère ? C’est Maroussia Ouchakova, de notre baraque…

Celui-là expie les péchés de ses pères. Le monde maudit des truands l’a engendré ainsi : hérédo-syphilis.

Les deux petites filles du fond vont sans doute mourir aujourd’hui, pendant mon service. Elles ne tiennent plus que grâce au camphre. En repartant dans sa zone pour la nuit, la doctoresse détenue Paulina Lvovna m’a longuement recommandé de ne pas oublier de leur faire leurs piqùres.

« Il faudrait les prolonger au moins jusqu’à neuf heures du matin… Afin que l’exitus n’intervienne pas pendant notre service. » Paulina Lvovna est originaire de Pologne. Elle n’a vécu que deux ans chez nous avant d’être arrêtée. Est-ce parce qu’elle n’a pas eu le temps de se faire à nos usages, est-ce tout simplement sa nature, en tout cas elle se montre extrêmement timorée, la pauvre. Timorée et distraite. Elle applique son stéthoscope sur la poitrine d’un bébé de deux mois et lui ordonne gravement : « Respirez ! et maintenant retenez votre respiration ! » Elle est neuropathologue et n’a pas l’habitude de soigner les enfants.

J’ai gardé un souvenir particulièrement vif d’une certaine nuit dans la baraque des contagieux. Pas une nuit ordinaire : une nuit blanche. L’une des dernières de cette année-là. Rien à voir avec celles de Leningrad. Pas de cieux dorés ni, bien entendu, de masses de pierre endormies 1. On sentait au contraire quelque chose de primitif, quelque chose de profondément hostile à l’homme dans cette blancheur gélatineuse où semblaient osciller les contours

1. Expressions empruntées à la célèbre description des nuits blanches de Saint-Pétersbourg dans Le Cavalier d’airain de Pouchkine. (NdT.)

familiers des collines coniques, des végétaux, des bâtiments. Et elle était tout imprégnée, cette nuit, tout habitée par le vrombissement des moustiques. Ils ne vous vrillaient pas seulement les oreilles, ils vous vrillaient le cœur. Et aucune moustiquaire ne pouvait vous protéger des piqûres venimeuses de cette affreuse engeance ailée qui ressemble autant aux moustiques du continent qu’un tigre furieux ressemble aux chats de nos maisons.

Soudain la lumière s’éteignit, comme cela arrivait souvent. Seule une petite veilleuse resta à palpiter sur la table, et c’est à sa lueur tremblotante que je continuai à faire mes piqûres — une toutes les heures — à une petite fille mourante. Cette fillette de cinq mois née d’une délinquante de vingt-cinq ans était depuis longtemps déjà dans notre baraque et, à chaque relève, l’infirmière partante disait : « Oh, celle-là, ce sera sans doute pour aujourd’hui. »

Mais elle gardait toujours un souffle de vie. Un petit squelette, enveloppé d’une peau ridée de vieillard. Quant au visage… La fillette lui devait son surnom : la Dame de Pique. C’était un visage de quatre-vingts ans, intelligent, moqueur, ironique. Comme si elle comprenait tout, absolument tout, cette enfant jetée pour si peu de temps dans notre zone, notre zone de haine et de mort.

Je la piquais avec une grosse seringue et, pourtant, elle ne pleurait pas. Elle faisait seulement de tout petits bruits de gorge et me regardait fixement avec ses yeux de vieille femme qui sait tout. Elle mourut juste avant l’aube, tout près de cette heure où sur le fond sans vie des nuits blanches d’Elguen on commence à voir courir de vagues reflets roses.

Morte, elle redevint un bébé. Les rides disparurent, les yeux qui avaient pénétré trop tôt tous les secrets du monde se fermèrent. Ce n’était plus qu’un enfant mort, épuisé par la maladie.

« Svétotchka s’est éteinte, dis-je à l’infirmière qui venait me relever.

— Qui ça ? Ah, la Dame de… »

Elle s’interrompit net en voyant le petit corps raide.

« C’est vrai, elle ne ressemble plus à la Dame de Pique. Et sa mère qui n’est pas là… Ils l’ont expédiée à Mylga… »

Qui pourra jamais les oublier, les enfants d’Elguen. Non, non, bien sûr, aucune comparaison avec les enfants juifs, mettons, dans le Reich hitlérien. Les enfants d’Elguen n’étaient pas exterminés

dans des chambres à gaz, loin de là ; ils étaient même soignés. Et ils mangeaient à leur faim. Cela, je dois le souligner afin de ne m’écarter an rien de la vérité.

Et pourtant, quand j’évoque le paysage d’Elguen — plat, gris, voilé par la tristesse du non-être —, il me semble que l’invention la plus inconcevable, la plus satanique, y était justement ces baraques de camp portant les inscriptions « Nourrissons, » « Sevrés », « Débrouillés »…






UN MOINE DE L’ÉGLISE D’ORIENT



Lev Gillet (1893 – 1980)

Moine bénédictin brillant envoyé en mission en Galicie uniate, il rejoindra l’orthodoxie en 1928, ce qui n’ira pas sans apporter son lot d’incompréhensions et d’épreuves. Mais en naîtra le rayonnement spirituel qui permit par la suite à de jeunes communautés orthodoxes de langue française de se développer à Paris — plaque tournante de l’émigration russe — et à Beyrouth5. Nous choisissons de citer Communion in the Messiah, plutôt que l’une de pour quelques passages rapprochant chrétiens et juifs6 :

S’impose en place de ses nombreuses allocutions à fins spirituelles7, comme traduisant une grande liberté intérieure, un témoignage fort et qui s’avérera mystique au cours d’une progression du récit. Exceptionnellement nous n’omettons rien :

Interview avec le Père Lev Gillet8

En 1972, le père Lev Gillet accorda une interview à Edward Robinson, un «chercheur en expérience religieuse» du collège Manchester de l’université Oxford9. Père Lev a 79 ans au moment de l’interview. Cette interview constitue un document unique sur la vie intérieure du père Lev, bien qu’il comprenne aussi de longs échanges, en apparence secs et académiques, avec le chercheur. Car le père Lev et le chercheur ne tiennent pas le même discours : le chercheur est un académique qui se veut scientifique, alors que le père Lev, qui comprend très bien le milieu académique et le point de vue de son interlocuteur, est avant tout un spirituel, un «libre croyant universaliste, évangélique et mystique»10, qui a une longue expérience en tant que conseiller spirituel auprès de toutes sortes de personnes aux appartenances les plus variées. De fait, l’interview [298] débute difficilement, sur une discussion quelque peu intellectuelle concernant le sens et la nature de l’«expérience religieuse», et alors que la pensée du père Lev s’oriente tout naturellement vers le concret, le vécu, le chercheur introduit à plusieurs reprises des notions abstraites dans la discussion. Ce sont justement ces paroles du père Lev relatant ses expériences intimes intérieures et ses convictions personnelles au-delà de tout credo formel, qui témoignent dans cette interview d’un grand spirituel.

Les parties en italiques sont les questions et remarques du chercheur et celles en caractères normaux, les réponses du père Lev.

Au point de départ, on a demandé à des personnes d’écrire un rapport de toute expérience où ils sentaient qu’ils avaient été sous l’influence d’une puissance soit au-delà ou en partie au-delà d’elles-mêmes et de nous raconter l’effet qu’une telle expérience avait produit sur leur vie. Nous avons reçu un grand nombre de comptes-rendus très variés; ils vont de descriptions les plus sensationnelles du super-naturel et de l’occulte, des apparitions des morts et des rencontres avec des soucoupes volantes jusqu’à une forme plus traditionnelle d’expérience religieuse. Quelle approche faites-vous d’un tel ensemble?

Je pense que chaque cas doit être considéré à part, étudié et analysé très attentivement.

En faisant cela, on trouve certains traits communs.

Qu’attendez-vous de trouver qui présente un intérêt particulier?

Cela dépend de votre conception d’un phénomène religieux. J’ai bien sûr, ma propre idée là-dessus.

Pouvez-vous nous dire quels sont vos critères?

Je pense qu’il s’agit d’un phénomène religieux lorsque vous avez conscience, d’abord, de quelque chose qui vous transcende : quelque chose de plus grand que vous-même, au-delà de vos limites. Deuxièmement, bien que ce soit transcendant, cela doit de quelque façon être immanent à vous-même, vous devez le rencontrer en vous. Troisièmement, entre ces deux expressions d’une réalité suprême (que je ne définirai pas pour le moment), il existe une possibilité d’échange dynamique. Vous en recevez quelque chose et vous lui donnez quelque chose. C’est ma conception d’un phénomène religieux. Ceci s’applique à beaucoup de cas où Dieu n’est pas en question. Vous pouvez envisager le sexe, par exemple, comme cette réalité à la fois transcendante et immanente. Ce pourrait être une sorte de religion. Vous pourriez prendre la société, ou le cosmos, pris au sens scientifique. Vous pouvez aussi la considérer comme une réalité personnelle ou supra personnelle — Dieu.

Dans quel sens le sexe, la société ou le cosmos peuvent-ils être transcendants?

Prenons le cas d’un psychologue freudien. Il peut envisager la libido comme un pouvoir qui est transcendant et cependant immanent à tout homme et constituant la réalité suprême : quelque chose qui correspond à l’élan vital de Bergson.

[300] Est-ce que ceci ne consiste pas à prendre ses désirs pour des réalités? En fait, il le projette et le considère comme transcendant parce qu’il veut avoir quelque chose qui de fait est au-delà de lui-même, n’est-ce pas?

Je ne le juge pas. Je m’intéresse seulement de savoir si pour lui cela possède une valeur transcendante ou non.

Diriez-vous alors que tout le monde est religieux en un certain sens?

Je ne sais pas; je n’en suis pas sûr; il peut y avoir des personnes qui ne le sont pas du tout. Mais je suppose que la plupart des gens le sont de mille façons différentes.

Comment reconnaîtriez-vous alors une personne non religieuse? Serait-ce quelqu’un pour qui l’existence n’a pas de sens?

Oui. Ou bien quelqu’un qui ne veut reconnaître rien au-delà de sa propre réalité physique ou mentale. Prenez un marxiste : je ne le considère pas comme non religieux. Le marxisme est bien une théologie. Le matérialisme dialectique, pour autant que d’abord ce soit le matérialisme, est dogmatique et deuxièmement «dialectique», implique cette sorte de structure cosmique, universelle.

À partir de ceci, vous pouvez dire que tous ceux qui trouvent un quelconque sens à la vie sont religieux.

Peut-être; mais je pense qu’il y a pas mal de gens qui n’ont pas du tout de quête de sens; des gens qui n’ont pas d’intérêt, qui n’accusent pas ou qui ne reconnaissent pas un tel besoin. Ils vivent un jour après l’autre sans se poser de questions.

Existe-t-il vraiment de telles personnes qui ne cherchent pas du tout de sens?

J’en ai rencontré pas mal. D’abord, j’étais victime d’une illusion : je pensais que ces personnes vivaient vraiment une sorte d’anxiété intérieure, mais ne savaient pas comment l’exprimer, ou bien qu’elles n’en étaient pas conscientes. J’ai changé d’avis maintenant que j’ai rencontré à Londres pas mal d’hommes et de femmes qui ne se posent certainement pas la moindre question; elles n’éprouvent aucun besoin de chercher du sens, cela ne les intéresse pas. De toutes apparences, leur expérience est simplement une réaction aux événements et aux circonstances au fur et à mesure qu’ils se présentent.

Diriez-vous que cette attitude peut survivre à une crise qui pourrait se présenter dans leur vie? Je m’intéresse à un certain nombre de personnes qui nous écrivent pour dire les effets de toute sorte de crises, et comment, jusqu’au moment où elles furent confrontées à des événements qui exigeaient un sens — le deuil et ainsi de suite — elles ne cherchaient vraiment aucun sens. Diriez-vous que les personnes que vous décrivez n’ont jamais eu à affronter des problèmes qui demandent quelque chose de plus profond que l’existence quotidienne?

Permettez-moi de vous raconter une étrange expérience que j’ai vécue l’an passé [1971]. Au mois de mars [302] à cette époque, j’étais très malade. J’étais en train de mourir. Pendant une semaine environ j’étais inconscient et je délirais. D’une part, je disais des choses dépourvues de sens aux personnes autour de moi. Mais tout le temps, il y avait le développement d’une sorte de dialectique à l’intérieur de moi, dont j’étais conscient et qui tenait la route. Il s’agissait de l’extension d’un rêve ou d’une vision, que je vais vous raconter maintenant.

Le premier jour de ma maladie, j’avais rendu visite à une femme persane qui avait une enfant handicapé moteur (spastique). Je lui rendais visite avec mon médecin. Je vis cet enfant bouger sur le lit, émettant des gémissements, essayant de faire des mouvements, mais incapable de les coordonner. Il tenait simplement une bouteille de lait en main, gémissant et cherchant quelque chose. Ensuite, quelques personnes sont arrivées ainsi qu’une famille persane. La situation était plutôt drôle : la mère ennuyée, ça sautait aux yeux, aurait préféré qu’elles partent. Soudain, l’enfant spastique semblait prendre conscience de la situation et se leva quelque peu disant : «Maman, kawa!» Cela voulait dire que l’enfant savait que l’on offre du café à tout hôte; il rappelait à sa mère de leur présenter du café. Ce qui était frappant, profondément émouvant, était de voir cet enfant sortir tout à coup de ses limites, sa prison d’enfant spastique, et de manifester un intérêt altruiste pour ces personnes. J’en étais fortement impressionné.

La nuit suivante, je devins très malade; je commençai à perdre conscience. Puis j’eus un rêve — ou bien le vis-je d’une façon imaginaire? — je ne sais. Je me vis sur une plaine très blanche pendant une nuit noire; j’étais couché sur le sol. Je ne pouvais voir aucune lumière ni à droite ni à gauche, pas de maison, rien, sauf sortant de terre, par-ci par-là, de petits êtres spastiques semblables à des vers de terre. Certains d’entre eux prononçaient le mot «café» (kawa en perse); ils portaient une très petite lumière, comme des vers luisants. Soudain j’avais l’impression d’avoir une vision de l’univers entier : notre univers est tel où chacun, jusqu’à un certain degré, est un enfant spastique. Chacun se meut selon son propre spasme, qui peut être l’ambition, l’argent, le sexe, n’importe quoi. Chacun est prisonnier de son propre spasme comme cet enfant spastique. Mais il arrive que soudain certains d’entre eux prennent conscience de réalités en dehors d’eux-mêmes et commencent à demander du café pour les autres.

Pour moi, c’était une forme de dialectique qui se développa pendant toute une semaine dans mon inconscient alors que je délirais aux yeux des autres personnes. Il me sembla que tout l’univers était ainsi. Le sens de tout progrès dans le monde était que nous devrions aider toutes ces personnes spastiques autour de nous de façon à devenir capables, à certains moments, de demander du café pour les autres. Ceci dura toute une semaine avec des développements que je ne préciserai pas maintenant. Il y avait une séquence dialectique dans tout ceci.

Je pense maintenant que vous avez raison, quand vous avez dit qu’il y a des personnes qui, à moins de faire une crise, ne sont pas conscientes de tout ceci. Ce sont en effet des personnes spastiques, qui se meuvent [304] seulement de façon quelque peu mécanique, jusqu’au moment où leurs yeux s’ouvrent tout à coup et ils prennent conscience des autres.

Ceci suggère que notre état naturel n’est pas d’être conscient du sens, et que tous nous devons sortir de cet état.

Selon ma propre conception qui est purement individuelle et que je ne peux ni prouver ni réfuter, je pense que l’enfant spastique ne pourrait jamais être capable de songer à du café pour d’autres personnes si cela ne lui était pas donné ou suggéré par quelque chose ou quelqu’un qui lui est transcendant : ce qu’un chrétien appelle la grâce.

Quelles limites mettriez-vous à ce qu’on appelle le transcendant? Nous avons un grand nombre de personnes parmi nos correspondants qui disent : «Nous avons trouvé un sens, c’est cela notre expérience religieuse». Nous ne pouvons approcher entièrement cette réalité sans préconceptions, sans certaines valeurs qui nous soient propres. Nous devons demander comment le pouvoir transcendant peut être reconnu, et comment percevoir la bonté ou la malignité des influences de ce genre.

Je ne me posais aucune question à ce sujet : j’en étais venu à cette interprétation du rêve parce que j’avais déjà mes propres convictions religieuses. Celles-ci sont en relation avec une puissance personnelle ou super-personnelle, avec qui je pense avoir eu un contact personnel à certains moments de ma vie — aux moments décisifs de ma vie. J’ai eu dans ma vie tout à fait personnelle et intime, d’abord un sentiment de présence, d’une présence donnée et super personnelle. Ce sentiment demeurait en moi une heure entière de façon très intense, m’envahissant, me faisant pleurer sans la moindre raison, me submergeant complètement. Ceci m’est arrivé aux bords du lac de Galilée, peut être sous l’influence de l’environnement, le paysage et les souvenirs associés au lac de Galilée dans l’Évangile. Mais c’était tellement saisissant que je vis soudainement que l’intention que j’avais eue d’aller à Jérusalem était tout à fait inutile. Ce que j’avais vu et ressenti dépassait tout ce que j’aurais pu faire à Jérusalem. Il ne me restait qu’à retourner immédiatement en Europe et rien d’autre.

Avez-vous connu à d’autres moments cette sensation de présence?

Oui, beaucoup, mais celle-ci, ainsi que le rêve des personnes spastiques, étaient les plus frappants. L’impact de ce rêve sur moi était le suivant : si je voulais voir les enfants spastiques sortir du sol, je ne pouvais le faire que si moi-même j’étais couché par terre tout à fait à plat, perdant toute sensation de ma propre importance, réalisant que tout ce que je faisais : écrire, parler aux gens, n’avait aucune importance. La seule chose qui importait était d’être capable de rester couché sur le sol. Alors je pouvais voir ces personnes spastiques qui se levaient. La seule chose que je peux faire est d’aider de telles personnes.

Comment mettriez-vous en rapport ces expériences en rêve et le sens de présence que vous avez ressentie avec les expériences que d’autres personnes appelleraient purement psychiques?

Je n’ai aucune expérience psychique de quelque nature que ce soit. Ces choses me sont entièrement étrangères.

Beaucoup de personnes nous écrivent en décrivant ce qui leur semble être une véritable expérience religieuse alors qu’ils ont vu une lumière, ou des lumières, ou leurs environnements illuminés; ceci se combine avec la joie et parfois de la crainte. Pourquoi est-ce si courant?

Je pense que c’est un phénomène courant dans toutes les religions. Moi-même, par exemple, j’éprouve très souvent un sentiment, non d’une lumière extérieure, mais d’une sorte d’illumination intérieure, quelque chose de radieux associé au nom de Jésus. J’ai beaucoup pratiqué ce que les orthodoxes appellent la prière de Jésus, qui consiste simplement dans la répétition du nom de Jésus. Cette expérience du nom de Jésus peut devenir quelque chose qui vous imprègne et vous donne une sorte de lumière intérieure : vous vous sentez entouré d’une lumière intérieure que vous ne pouvez décrire.

Comment pouvez-vous défendre ceci devant la critique du sceptique qui y verrait simplement une technique dont le contenu est sans rapport? N’importe quelle philosophie que vous aimez pourrait servir de contexte à cette sorte d’expérience.

Je ne veux pas le nier. Je pense que c’est tout à fait possible qu’il y ait une origine psychologique. Mais je dirais en même temps que je ne dissocie pas Jésus de Mohammed, ni de Bouddha ou de Krishna, ou de beaucoup d’autres divinités, Isis ou Aphrodite. Je pense que beaucoup de personnes ont des contacts authentiques avec Jésus sous d’autres noms et formes.

Et je suppose qu’elles prendraient les mêmes attitudes que vous?

Un Hindou certainement.

Vous dites ne pas avoir d’expérience psychique. Mais que diriez-vous à quelqu’un qui décrirait votre expérience comme psychique? Votre sens de la présence par exemple?

Je ne dirais rien. Sa déclaration pas plus que la mienne ne peuvent se prouver. J’en resterais là.

Un de nos grands problèmes consiste en la difficulté de distinguer entre ce que certaines personnes écarteraient d’emblée comme étant psychique et ce que d’autres apprécieraient comme étant de grande valeur et appelleraient religieuses. Et le cœur même de ces expériences qui, dans beaucoup de cas, paraît être semblable. Ce qui semble constituer l’élément religieux est la façon dont les gens réagissent, la façon dont ils reçoivent et répondent.

Ce sont des choses qu’on peut partager ou pas. Si quelqu’un ne partage pas son expérience, c’est inutile d’en parler. Dans ce domaine il n’y a pas de vérification au sens scientifique. Là où on ne peut pas mesurer, la vérification est impossible, et il n’y a pas de mesures à appliquer à ce genre de choses. C’est un domaine qui relève du qualitatif sans aucune recherche possible sur le quantitatif


[308] Vous diriez alors, qu’à moins de pouvoir présenter des résultats sous forme quantitative, votre travail n’est pas scientifique?

Il fut un temps [1917-1918] où je travaillais dans le laboratoire de psychologie expérimentale à Genève avec [Édouard] Claparède. Il avait placé ces paroles de Lord Kelvin sur la porte de son laboratoire : «Si tu peux exprimer en chiffres ce dont tu parles, tu en possèdes une certaine connaissance. Sinon, tu n’en connais rien et ce que tu dis n’a guère de valeur».

Seriez-vous encore d’accord maintenant avec ce point de vue?

Certainement, d’un point de vue scientifique. Dans mon esprit je fais une distinction très nette entre ce qui peut être analysé par la recherche scientifique et ce qui ne peut l’être. Il n’y a pas de pont entre le quantitatif et le qualitatif.

L’un est-il plus réel que l’autre ou ne portez-vous pas de jugement?

Il ne m’appartient pas de juger. D’une certaine façon, je suis un parfait agnostique et un parfait croyant d’autre part.

N’êtes-vous pas ouvert à la compartimentation, à penser en termes de deux mondes qui ne peuvent pas entrer en contact l’un avec l’autre?

Je ne dirais pas cela. Je dis simplement que je ne me permets pas de dire que je sais, si je ne peux pas prouver par l’expérience ce que je sais.

Alors, la seule sorte de psychologie que vous accepteriez comme scientifique est une sorte de psychologie behavioriste?

Non, je rejette le behaviorisme comme je rejette la psychanalyse. En ce qui me concerne, la seule forme de psychologie scientifique prouvée est la psycho-statistique.

On pourrait objecter à Lord Kelvin qu’en fait les nombres n’ont d’autre signification que mythique.

Les nombres sont la seule façon pratique d’appliquer la connaissance à la vie. Sans les nombres, il n’y a pas de connaissance scientifique, pas de technique scientifique. Je ne crois pas du tout dans une mystique des nombres.


Je pense que Kelvin disait aussi qu’il ne pouvait réellement comprendre une théorie que s’il pouvait construire un modèle.

C’est de l’imagination. Cette phrase n’a aucune valeur pour moi. Ce qui a de la valeur est le nombre, la réalité. Le modèle n’a pas de réalité; c’est une illusion de l’esprit. Dans le domaine de la science, les modèles peuvent changer tous les vingt ans, les nombres restent.

Mais un modèle est utile pour communiquer vos idées à quelqu’un d’autre.

Oui, de façon purement empirique.

Je pense qu’on peut soutenir que les nombres sont aussi un simple modèle, que toute description scientifique est peut-être un modèle dans un langage différent : un langage qui [310] est plus pratique dans un certain sens; vous pouvez vous en servir pour contrôler ou pour prédire. Mais c’est cependant un modèle : cela ne nous rapproche pas davantage de ce qui est vraiment là.

Je ne comprends pas l’idée de «ce qui est vraiment là». J’ai été impressionné profondément par quelque chose qui s’est passé dans un laboratoire de botanique. J’essayais de dessiner ce que je voyais sous le microscope. Le professeur vint voir ce que chacun faisait. Moi, je dessinais des cellules; mais à la place de laisser des intervalles entre elles je les dessinais tout à fait contiguës. Le professeur me dit : «Que pensez-vous que vous êtes en train de faire?» Je dis : «J’essaie de dessiner ces cellules». «Pas du tout, répondit-il, vous faites de la métaphysique». Ces paroles me sont restées et ont eu une énorme influence éducative sur moi.

Que voulait-il dire?

Il voulait dire que j’étais en train de dessiner quelque chose qui n’était pas une réalité physique. Les intervalles entre les cellules étaient la réalité; mais moi, j’étais en train de dessiner des cellules qui se touchaient, ce qui n’était donc pas une réalité physique et par conséquent pas de la physique non plus; donc de la métaphysique, de la spéculation.



Voulait-il dire que vous aviez permis que votre perception soit influencée par une théorie métaphysique?

Je ne pense pas qu’il soit allé aussi loin. Je pense que pour lui la métaphysique était une des pires qualifications. Je dessinais simplement quelque chose que je ne voyais pas.

Vous venez justement de dire maintenant que vous n’acceptiez pas la conception de «ce qui est réellement présent là». Mais au début, vous parliez de l’expérience religieuse comme expérience d’une réalité transcendante.

Veuillez m’excuser, je déteste les mots «expérience religieuse». Je pense qu’ils sont la cause d’une grande confusion et j’en veux à William James [philosophe pragmatique américain 1842-1910] d’avoir introduit pareille idée. Essayez par conséquent de trouver d’autres mots. Il y a quelques mots que j’aimerais faire disparaître du dictionnaire, tels que «expérience religieuse» ou le mot «mysticisme».

Pourrais-je définir l’expérience religieuse comme l’expérience d’un phénomène religieux, en d’autres termes, comme quelque chose qui est l’objet propre de notre intérêt religieux?

Le mot «phénomène» suffit amplement — «ce qui apparaît». Qu’y a-t-il derrière l’apparence? Je ne le sais; quantitativement, scientifiquement, je ne le sais.

Mais vous avez des critères pour dire : «J’ai fait l’expérience de ceci; je suis maintenant dans le “domaine religieux”».

Je peux dire que ceci est le domaine des expériences religieuses; vu de l’extérieur, je pense qu’un sociologue ou un psychologue athée seraient d’accord avec moi sur la définition d’un phénomène religieux.

[312]Vous ne pensez pas que c’est nécessaire d’avoir soi-même un intérêt religieux, d’être sensible à quelque chose avant qu’on puisse reconnaître ce qui est important dans ce domaine? Je ne pense pas qu’un athée ait assez d’intérêt dans le domaine de la religion pour percevoir les caractéristiques importantes d’un phénomène religieux.

Je connais des psychologues de la religion qui sont des athées et qui s’intéressent très fort aux phénomènes mystiques, etc.

Sont-ils qualifiés pour les interpréter correctement?

Oui, parce qu’ils ont un esprit scientifique. L’interprétation ne m’intéresse pas tellement, ce qui m’intéresse, c’est la description.


Mais si vous décrivez un phénomène comme étant religieux, ce mot a alors sûrement une valeur interprétative?

Il a seulement un sens conventionnel. Je déteste également les mots «religion» et «religieux». De même que le mot «mysticisme», la «religion» ne trouve pas place dans la Bible.

Vous finissez par adopter une position purement phénoménologique. Vous dites : «Je ne demande pas une interprétation de ces expériences; tout ce que je ferai est simplement les approcher toutes».

Oui, exactement.

[313] Ceci semble être plutôt réducteur. Ce qui est important pour la personne qui a vécu l’expérience en est l’interprétation.

Je suis incapable d’en donner l’interprétation. Je peux simplement essayer de tâtonner, de voir ma voie à un moment donné.

Comment pouvez-vous alors évaluer l’expérience d’autres personnes?

Je n’évalue pas l’expérience d’autres personnes.

Diriez-vous que ceci est une attitude scientifique?

Oui, exactement. Le mot «valeur» n’a pas sa place en science.

D’où viennent les valeurs alors?

Je n’ai probablement pas de valeurs.

Vous n’avez pas de valeurs?

Je ne pense pas. J’ai des réactions.

Vous pensez que les principes du comportement humain sont purement relatifs au moment?

C’est une question d’éthique personnelle.

Oui, mais cela n’est pas en rapport avec la question de valeur?

Je ne sais pas. Je hais le mot «valeur». Je hais tous ces termes philosophiques. Je peux peut-être parler de [314] guidance; je sais ce que cela signifie; je sais ce que je ferais dans des cas particuliers. Ou même d’amour, qui est un mot terrible.

Dites-vous que toutes ces choses sont intuitives, qu’il ne sert à rien d’essayer d’en faire un système?

Je ne sais pas ce que signifie «intuitif», bien que je fusse un disciple de Bergson dans ma jeunesse. Mais je crois qu’il peut y avoir cette conviction, qui n’a rien à voir avec la science, qu’il y a une lumière intérieure donnée par Dieu. J’en parle dans le sens que lui donnent les quakers.

En fin de compte, la seule guidance valable est justement ce que tout un chacun éprouve comme sa propre expérience individuelle?

Il n’y a pas deux cas qui soient semblables. Il ne peut y avoir de valeurs absolues qui ont la même force pour des personnes différentes. Bien que j’admette tout à fait qu’un État doit avoir des lois.

Lorsque saint Jean dit : «Il faut éprouver les esprits» (1 in 4, 1), pour voir quels sont les bons et les mauvais, n’incluait-il pas que vous deviez avoir quelques critères de jugement?

Oui, j’ai des critères.

D’où viennent-ils?

Je pense qu’ils viennent de Dieu.

Ceci ne nous amène-t-il pas à une position où chacun peut dire : «Je possède mes propres valeurs intuitives, ma propre guidance, qui sont aussi bonnes que les vôtres»?

Je pense certainement que vous avez toujours le droit de dire «ma guidance est aussi bonne que la vôtre». Si c’est vraiment de la guidance, elle est aussi bonne que celle de n’importe qui. Il n’y a pas de guidance commune à deux personnes.

Mais notre connaissance de Dieu est imparfaite et chacun de nous interprète la volonté de Dieu selon sa propre expérience. Vous direz sûrement que certaines personnes sont plus proches de l’Esprit de Dieu que d’autres?

Certainement. Mais Dieu a une façon différente d’agir selon chaque personne. Je rejetterais absolument comme une hérésie horrible — pour autant que je sois un chasseur d’hérésies, ce que je suis — l’idée que Dieu aime certaines personnes plus que d’autres. Je dirais qu’il n’y a rien de quantitatif en Dieu, en lui il n’y a pas de plus ni de moins. Ne quantifiez pas Dieu. N’évaluez pas son amour. L’amour de Dieu est une sorte de pression atmosphérique qui porte chacun de façon égale. La seule différence est qu’il y a des personnes qui s’ouvrent à cette pression, tandis que d’autres se ferment. Mais c’est le même amour entier, total, divin, absolu qui entoure chacun, qui parle à chacun, qui agit en chacun. [317]

Et un Hitler, un Staline sont complètement fermés à cela, pensez-vous?

Certainement. Ils ont été entourés par la même pression d’amour divin que n’importe quel autre saint, mais ils se sont fermés.

Comme disciple de Bergson, pourriez-vous nous dire comment il approchait des questions de cette sorte? Il aurait sûrement validé l’expérience d’autres personnes.

Oui, certainement.

Plus que vous?

Non. J’ai le plus grand respect pour l’expérience sincère d’autres personnes. Comme disait Bergson, lorsque vous voulez connaître un sujet, vous allez trouver un spécialiste. Lorsque je veux connaître la réalité des choses spirituelles, je vais directement trouver les mystiques, les saints, les personnes qui ont des visions ou des extases. Ils connaissent des choses que moi je ne connais pas; je dois me renseigner auprès d’eux. Si j’ai des réparations électriques à faire dans ma maison, je fais venir un électricien.

Vous diriez alors qu’il peut y avoir une certaine valeur dans l’étude de l’expérience religieuse d’autres personnes?

L’expérience religieuse d’autres personnes peut m’ouvrir de formidables paysages, d’énormes et nouvelles visions. Et je serai toujours reconnaissant à ceux et celles dont les visions ont enrichi les miennes.

Ceci comprendrait William James?

Eh bien, j’ai des sentiments très complexes à l’égard de William James.

Beaucoup de personnes sont reconnaissantes à James parce que par ses travaux, il a ouvert leurs esprits à la possibilité de l’expérience religieuse.

Oui, son livre [Les variétés de l’expérience religieuse, 1902] a eu une influence énorme. Mais je me demande s’il n’a pas seulement soulevé un intérêt pour cette question. A-t-il mené à une foi plus grande dans la validité de ces expériences? D’un point de vue scientifique, c’est très intéressant, mais pas du tout d’un point de vue religieux. La seule question religieuse pourrait être : est-ce que le livre de James a créé chez les personnes qui l’ont lu plus d’amour pour Dieu et pour leur prochain?

Il a créé chez beaucoup de personnes, j’en suis sûr, qui auparavant n’étaient pas prêtes à regarder ces choses sérieusement, un empressement à se demander : «Je me demande s’il y a quelque chose en tout ceci ou non»? Et ceci a fait tomber pas mal de personnes au bas de l’échelle qui...

Oui, probablement. Je pense que son influence peut avoir été très positive.

[318] Vous avez introduit beaucoup de valeurs; vous les avez glissées par la porte arrière : des attitudes positives, l’amour de Dieu — pourquoi est-ce que ces choses en valent la peine?

Oh, parce qu’on m’a dit que cela en valait la peine, Dieu me l’a dit.

Que diriez-vous de la personne qui aurait fait l’expérience contraire?

Je dirais probablement qu’elle a fait une expérience authentique et que Dieu lui a parlé par sa conviction qui est très différente de la mienne. Mais il doit y avoir une faille quelque part. Je pense que toute expérience qui est authentique, immédiate, sincère est vraie. Je dirais qu’une expérience authentique conduit à un contact authentique avec Dieu.

Il me semble que ceci conduit à une grande richesse et en même temps à un désordre suprême.

Je ne suis pas sûr que cet univers soit bien ordonné. Selon moi, cet univers n’est pas celui que Dieu a fait : c’est un univers imparfait. Et ce Dieu, mon Dieu, est un Dieu qui souffre.

Comment en arrivez-vous à ce jugement sur votre Dieu? Vous avez choisi votre Dieu.

Non, je n’ai pas choisi mon Dieu. Dieu a choisi la sorte d’expérience, si vous aimez ce mot, qu’il m’a donné. Ce n’est pas mon choix : c’est une sorte de révélation que Dieu m’a faite de lui-même.

Mais c’est vous qui choisissez. Vous dites que vous allez trouver les experts qui ont l’expérience. Mais il y a beaucoup de personnes qui vous donneraient des conseils différents, qui prétendent avoir eu une expérience directe et authentique.

Je suis toujours disposé à les écouter.


Et alors vous discernez pour vous ce qui est valable ou pas.

Je pense que Dieu me guide dans mon interprétation et mon choix.

«Dieu» semble alors être simplement un nom pour ce que vous pensez être la réalité la plus valable.

Je suis tout à fait d’accord d’éliminer le mot «Dieu». Il ne signifie rien. Il ne contient rien de précis, ni d’instructif ni d’éclairant sur lui.

C’est dans la Bible, à la différence de «religion» et «mysticisme».

Il ne se trouve pas dans la Bible. Dans la Bible, il a un nom très personnel, Yahvé. L’Ancien Testament ne parle jamais de Dieu de façon abstraite. Je pense que nous avons vidé le mot «Dieu» de toute signification. Si nous voulons vraiment que notre prière soit authentique, nous devrons nous adresser dans tous les cas à Dieu personnellement avec nos besoins actuels qui nous font nous adresser à lui. Il y a des moments où je lui dirais : «Seigneur de Beauté»; à d’autres : «Seigneur de Vérité». Mais pas : «Dieu», qui est simplement une abstraction. [320]

Où trouvez-vous l’unité dans ces différents aspects de Dieu?

Je pense que toutes ces qualifications que nous donnons à Dieu, toutes nos demandes pour nos besoins, peuvent toutes se ramener à quelque chose que nous recevons de Dieu : «Tu es aimé», les paroles mêmes adressées par l’ange au prophète Daniel (Dn 9, 23). Et ma réaction : «Je t’aime et j’aime les autres» — c’est l’Évangile. «Que dois-je faire pour avoir la vie éternelle?», demande l’Évangile : «Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de tout toi-même» (Mt 22, 37-40). C’est tout.

Mais ceci ne veut pas dire que vous devriez aimer tout ce qui, pour vous, a une signification au sens le plus large.

Je pense qu’un mot très important dans cette phrase de Jésus est «ton». «Le Seigneur ton Dieu» est un Dieu dont tu peux faire l’expérience comme ton Dieu.


Pourriez-vous dire quelque chose au sujet du mal?

Le problème du mal est insoluble pour moi si vous le séparez de l’idée d’une chute. La véritable tragédie n’est pas apparue avec le premier homme, mais avec la première séparation de ce que l’Évangile appelle la puissance des ténèbres, le Prince des ténèbres. À un moment donné, il y a eu un affrontement que nous ne connaissons pas entièrement, une séparation. Depuis lors, les créatures qui étaient créées pour vivre en synchronisation, pour coopérer, ont commencé à se dénaturer en se développant indépendamment. Je suis d’accord avec Teilhard de Chardin lorsqu’il dit que l’origine du mal peut déjà se rencontrer en biologie lorsqu’un tissu ou une cellule veut vivre une vie indépendante, ne dépendant plus des autres. C’est à ce moment que le cancer commence. Le cancer est vraiment un modèle du mal parce que c’est le genre de chose qui se déclare indépendant et qui veut croître indépendamment en rompant la coopération avec d’autres éléments. Il y eut à un certain moment, un temps de refus, lorsque Dieu demanda un «oui» ou un «non» à certaines puissances. Certaines dirent «non» et en disant ce «non» elles devinrent indépendantes. Et l’harmonie entière de tout l’univers fut brisée. Alors les différentes espèces biologiques commencèrent à se manger les unes les autres, etc. Ce n’est pas cela que Dieu voulait.

Je pense maintenant que Dieu est un Dieu souffrant, non un Dieu assis sur un trône, mais luttant avec nous, parmi nous. Et durant cette lutte, il lui arrive d’être blessé, même d’être apparemment tué dans telles ou telles âmes. Et pourtant nous croyons qu’il sera le plus fort à la fin. Comment un Dieu tout-puissant, comme je le crois, peut-il être en même temps un Dieu souffrant? Être un Dieu souffrant ne veut pas dire qu’on peut lui imposer de force la souffrance. On ne peut forcer Dieu en rien. Mais volontairement, spontanément, il peut prendre la souffrance humaine sur lui partager notre souffrance, parce que c’est nécessaire pour que notre propre «oui» à son égard puisse être totalement libre.

Il veut que nous lui disions «oui». Si nous devons pouvoir dire «oui» valablement, nous devons aussi être capables de dire «non». Et si nous sommes capables de [322] dire «non», cela ouvre la porte à tous les reniements, les refus, les chagrins, les catastrophes et tout le reste.

Je m’étonne combien cette harmonie qui existait jadis et qui a été cassée est, à vos yeux, en relation avec l’expérience que beaucoup de personnes rapportent comme étant une sorte de sentiment «océanique», un sens d’unité cosmique, comme formant d’une certaine façon «un» avec leur environnement — la sorte de chose que [William] Wordsworth a décrit?

Je pense que dans cette vie déjà cette harmonie, cette unité peut être établie par quelques personnes privilégiées. Je pense qu’il y a des personnes, des saints par exemple, qui peuvent obtenir un pouvoir sur le monde physique, le monde animal et végétal.

Mais l’établissement de cette harmonie même est peut-être quelque chose de différent de la vision momentanée que beaucoup de personnes décrivent dans leur expérience.

Cet instant de vision est une partie de l’harmonie originelle, je pense, une anticipation de ce que nous aurons ou pourrons avoir.

Qu’en est-il alors de la doctrine chrétienne de la création qui dit qu’elle est très bonne?

Elle était très bonne. Je pense que l’important est ce qui s’est passé dans le monde des anges. Je crois fermement en un monde angélique qui est plus important que notre monde humain. Je pense que de grandes décisions ont été prises dans le monde des anges et des démons.

Je pense que la seule représentation correcte de la grande personne du démon est la représentation musulmane. La représentation chrétienne est une caricature. Le Satan musulman est Iblis. Le péché d’Iblis fut un excès d’amour pour Dieu. Il était tellement attiré par la beauté de Dieu, la splendeur de Dieu, qu’il ne pouvait pas supporter l’idée que Dieu puisse un jour venir parmi les hommes. Il rejeta cette idée afin de sauvegarder l’unicité de Dieu, la suprême beauté de Dieu. C’est la conception musulmane, qui est très belle.

Mais n’est-ce pas l’élément d’indépendance que vous trouviez être au centre de la conception chrétienne de la chute?

Je pense que le lien entre les deux conceptions est une certaine recherche de noblesse et de pureté. Nous ne devons pas voir Satan dans la caricature du monde occidental. Il est un personnage de grande noblesse, beauté et importance. Il demeure un Prince des anges. Et les vraies tentations qui viennent de Satan ne sont pas des tentations ignobles, comme celles qui viennent des instincts. Elles viennent sous la plus belle forme de l’intellect, le moral, le spirituel et l’esthétique : des créations séparées de Dieu. Elles se trouvent en toute création artistique qui nous mène au désespoir ou qui est une expression de désespoir. Je vais dire quelque chose qui pourrait vous scandaliser. Je considère les œuvres de Wagner et des musiques comme la neuvième symphonie de Beethoven et les nocturnes de Chopin comme influencées par le diable, parce qu’elles sont souvent l’expression d’un pur désespoir, sans la moindre lueur d’espoir du monde beau, grand, mais séparé. [324]

Est-ce que celles-ci n’expriment pas une authentique expérience?

Si, mais il n’y a pas de place pour Dieu.

Mais est-ce qu’on ne trouve pas Dieu dans cette conscience existentielle de désespoir et dans le fait d’y faire face?

Certainement, si ce désespoir est transformé par une lueur de lumière, Dieu y serait présent. Mais dans le cas de Schopenhauer, par exemple, c’est diabolique.

Mais le désespoir peut de fait être un état créatif. Beaucoup de personnes décrivent qu’elles ont seulement été capables d’atteindre une nouvelle conscience de la vérité, résultat d’un désespoir total; elles se sentent au fond du panier.

Vous revenez alors à cette image dont j’ai parlé quand j’ai moi-même fait l’expérience d’être couché à terre incapable de descendre plus bas encore. Comme une balle qui touche le sol et doit alors rebondir. Mais il y a des personnes qui restent à terre et ne voient aucune lueur d’espoir.

Est-ce que je peux revenir à Bergson? Comment interpréteriez-vous son idée de l’élan vital en termes religieux? Quelle relation y a-t-il entre ceci et ce que nous appellerions l’expérience religieuse?

Jung a fait un lien entre eux. Pour lui, la libido était l’élan vital. Il y a une tendance vers quelque chose de toujours plus grand, tendant, comme dirait Teilhard de Chardin, vers le Point Oméga.


Mais est-ce que l’élan vital est quelque chose d’immanent ou est-ce quelque chose qui vient d’au-delà de l’homme?

D’au-delà de l’homme, oui. Bergson a écrit explicitement dans une phrase dont je me souviens : «Je crois en un Dieu, libre et personnel, libre et créateur».

Mais l’idée de la libido de Jung n’est pas aussi transcendante que cela.

Dans les deux dernières années de sa vie, Jung pensa cet élan comme existant vraiment. Et il ajouta à ceci son idée des Archétypes qui agissent sur nous depuis le commencement.

Pensez-vous que le mal puisse prendre une initiative? Lorsque nous parlons de guidance, je pense à des démons déguisés en anges de lumière.

Il y a des critères très précis pour juger la guidance. D’abord la guidance ne doit pas venir seulement une fois; elle doit être répétée. Deuxièmement, elle doit être prononcée dans le style de Dieu; c’est très important. Dieu a son langage, à lui. Je dirai que vous pouvez reconnaître grammaticalement une phrase parlée par Dieu. Troisièmement, vous pouvez tester une guidance en la partageant avec d’autres personnes. Demandez à quatre ou cinq personnes qui comprennent votre problème de prier pour trouver une solution et demander une guidance, et voyez si les réponses convergent. Quatrièmement, celle sans équivoque : est-ce que cette guidance vous cause de la tristesse, de l’amertume, de la [326] haine ou bien la joie et l’amour envers Dieu et les autres? Jugez l’arbre à son fruit.

Pourriez-vous dire quelque chose sur le style? Différentes personnes le décrivent de façon différente. Les variétés d’expériences religieuses reflètent les variétés de la grammaire de Dieu. Comment pouvez-vous dire que tel est un vrai style et un autre un faux? Que se passe-t-il si quelqu’un n’est pas d’accord avec vous sur le style?

J’ai posé ces questions à plusieurs personnes et j’ai vu qu’elles s’accordaient sur le style de Dieu. Mais souvent, dans leurs interprétations, leurs développements des paroles prononcées par Dieu, elles essayaient de les formuler de façon humaine — en de longues phrases que l’on ne peut pas attribuer à Dieu. Dieu parle toujours en de très courtes phrases. Souvent il ne dépasse pas plus de cinq ou six mots. Ils sont prononcés d’une façon telle que je ne trouve qu’un adjectif : IRRÉVOCABLE. Il ne laisse la porte ouverte à aucun argument, aucune contestation, aucun questionnement. Je pense que ce sont les deux caractéristiques : une grande brièveté et un caractère absolu.

Beaucoup de personnes qui nous écrivent disent que leur première conscience de cette autre dimension leur vint sous forme de doutes. Des questions s’élevèrent elles-mêmes. Ceci semble être un problème différent du verdict final, autoritaire et définitif & la ressemble davantage à de l’incompréhension.

C’est un autre problème. C’est ce que j’appellerais la méthode d’infiltration par Dieu. Vous vous rappelez l’épisode dans l’Évangile des deux disciples sur la route d’Emmaüs. Ils discutent entre eux quand Jésus arrive (cf. Lc 24, 13-16). Dans l’Évangile, lorsque Jésus rencontre des personnes, il leur fait face. Ceci est le seul cas où Il s’approche d’eux par-derrière. Il les suit, les écoute, les entend et entre dans leur conversation. Ceci n’est pas la façon de parler avec autorité, mais la méthode d’infiltration. Il peut entrer en nous comme l’encre peut pénétrer dans du papier buvard.

Il se peut qu’il y en ait qui ne soient conscients d’aucune guidance au moment même, rien de transcendant, mais plus tard ils regarderont en arrière et verront un style; ils verront que des portes furent ouvertes et fermées.

Oui, cela arrive.

Je me demande si les idées de Michael Polanyi vous intéressent, lorsqu’il fait la distinction entre la connaissance explicite et tacite, et suggère que la connaissance tacite est plus fondamentale que la connaissance explicite. Je pense que la connaissance explicite s’ajoute à la connaissance tacite de façon continue.

Je tiens seulement beaucoup à ne pas mélanger ce qui est science avec ce qui ne l’est pas, c’est-à-dire, ce qui n’est pas vérifiable, mesurable.

Mais toute science ne peut pas s’exprimer en termes de choses matérielles.

Je ne réduis pas la réalité à des choses matérielles. Pour l’instant, je parle seulement des critères de la connaissance scientifique. [328]

Est-ce que Bergson aurait admis que l’élan vital soit ouvert à l’investigation scientifique?

Non. Il insista là-dessus.

Comment alors défendre sa philosophie contre l’accusation de produire un deus ex machina dans cet élan vital, une sorte de Dieu qui remplisse les lacunes dans les parties que la science ne peut expliquer?

C’était simple pour Bergson : il ne s’appuya pas sur la science, mais sur l’intuition, et l’intuition est quelque chose de tour à fait différent de l’approche scientifique.

Et le critique dira que vous déplacez gentiment le problème dans un monde où vous ne pouvez plus le questionner. Selon Polanyi, il n’est pas nécessaire de prendre cette sorte d’action défensive, puisque d’après lui, la science dépend davantage de l’intuition; on est actuellement prêt à le reconnaître.

Ne compliquons pas les choses. je parle de la connaissance scientifique. Lorsque je dis que le roi Louis XV1 fut décapité le 21 janvier 1793, ie parle de quelque chose que l’on peut vérifier. Ceci est de la connaissance scientifique. Mais il y a beaucoup de choses qui ne sont pas de la connaissance scientifique. Nous parlons des lois de la nature : elles n’existent pas. Nous avons seulement les calculs des probabilités et les statistiques. Vous ne pouvez pas, par exemple, prouver qu’il ne peut pas y avoir une résurrection des morts. La seule chose que nous pouvons dire est que jusqu’à maintenant, nous ne disposons pas d’un cas vérifiable de résurrection d’un mort. Cela ne signifie pas que, parce que quatre-vingt-dix-neuf ne sont pas ressuscités, le centième ne ressuscitera pas. C’est une question de probabilité : il n’y a pas de lois. Les lois de la nature sont une fiction de l’imagination. En ce qui me concerne, je ne vois pas de conflit entre la religion et la science parce qu’elles ne se mélangent d’aucune façon.

Vivons-nous alors dans un ordre dualiste?

Exactement, je suis d’accord avec vous. Du point de vue de la connaissance, nous ne pouvons jamais mélanger ce qui est vérifiable avec ce qui ne l’est pas. Du point de vue de la connaissance, nous vivons dans un monde dualiste. Mais je ne dis pas que la science nous donne l’essence du monde.»



LILIAN SILBURN



Avertissement : Confluence de Traditions



Lilian SILBURN se situa à la confluence des grandes Traditions mystiques qu’elle respectait profondément :

Me méfiant des autodidactes de la mystique, je n’admettais que des maîtres relevant d’une tradition connue et qui pourtant se situent par-delà rites et croyances des religions et des sectes. […]” Fin 1950, quand celui qui est devenu son guru [maître intérieur] lui demandera : « Que voulez-vous vraiment ? ». Elle répondra : « L’absolu, rien de moins ».

« Je suis venue en Inde pour ce seul motif, pour trouver un guru , une voie, la plus large possible, qui soit en conformité avec les mystiques de tous les pays, de tous les temps bien que n’appartenant à aucune religion, aucune secte, au-dessus du christianisme, du mahométisme, de l’hindouisme et même du Sivaïsme et du bouddhisme et même au-dessus de tous les systèmes philosophiques, le néoplatonisme, au-dessus de toute pensée, de toute imagination, de tout rituel, de toute émotion. Ce qui est offert par les religions et les philosophies n’est que construction mentale ou sentiments sans valeur. Mais ici je fais une exception pour la révélation du Bouddha, mais un bouddhisme sans stupa, sans temple, sans statue du Bouddha. » (journal)11

Les mystiques d’antan ne pouvaient guère échapper à des institutions humaines totalitaires. Ne nous sont parvenus que quelques témoignages qu’elles ont « sauvés » par appropriation.

Que faire d’un témoignage d’aujourd’hui qui se veut « en conformité avec les mystiques de tous les pays, de tous les temps » ? — En apparaissant plusieurs fois dans la présente série « Mystiques du monde », ce qui libère de toute appartenance particulière tout en respectant l’apport d’un long passé.

Lilian Silburn est ainsi présente :



Dans IV. Chrétiens à la Renaissance/Quinzième et seizième siècles, par « Sur le Nuage d’Inconnaissance »,

Dans VIII. Mystiques en terres d’Islam/Du quatorzième au vingtième siècle, par « Accès au Sans-accès ». Elle hérite d’une Tradition sortie de son rattachement à la religion de « ces terres » depuis un siècle,

Dans VI. Figures européennes/Du dix-huitième au vingtième siècle, par « Le Vide, le rien, l’Abîme ».

Dans IX. Figures de l’Inde traditionnelle, par les sections « Upanisad », « Vasugupta », « La Bhakti »

Dans X. Mystiques bouddhistes de l’Inde et du Thibet, par les sections « Le Bouddhisme ancien », « Le Madhyamaka ou école de la Voie du milieu ».

Dans XI. Mystiques bouddhistes de la Chine et du Japon, par « Un fil d’Ariane ».



LE VIDE, LE RIEN, L’ABÎME12.

L’expérience spirituelle est bien plus une expérience de plénitude qu’une expérience de vide; pourtant l’une n’est pas possible sans l’autre, la vie mystique étant constituée par une alternance ininterrompue de vides et de pleins qui vont s’approfondissant de concert.

Avant d’entrer dans cette vie nouvelle, on ne peut imaginer ni se faire quelque idée, même approximative, du vide mystique, car on voit seulement des reflets de surface, jeux de lumières et d’ombres sur un écran qui n’offre qu’une illusion de profondeur; mais dès que l’on aborde la vie réelle, l’écran s’évanouit, une troisième dimension se présente soudain, tout se creuse, s’approfondit, l’espace s’ouvre à l’infini, devient ce domaine immense dans lequel vacuité et plénitude prennent un sens parce qu’elles touchent à l’être substantiel.

Ainsi le vide donne relief et intensité aux êtres et aux choses qu’il enveloppe, il les situe à leur juste place et permet leur vivante interpénétration. Vide ou énergie vacuitante, pénétration et plénitude dépendent donc les uns des autres et engendrent une manière très nouvelle d’éprouver et de comprendre. Dès que les cavernes de l’entendement et de l’imagination sont vacantes, l’essence divine se révèle; mais on pourrait aussi bien dire qu’une chose indicible s’infuse constamment dans l’intime de l’être et le vide de son contenu; trop subtile pour être appréhendée, elle produit l’impression d’une étrange vacuité; reconnue ensuite, elle devient plénitude; trop puissante, elle cause ivresse, extase et ravissement. Mais à leur tour, des états qui ont d’abord fulguré comme plénitude apparaissent comme vide une fois dépassés.

En fait le vide mystique est d’une richesse inépuisable. Les pages qui suivent ne peuvent en donner que quelques aperçus, illustrés par des impressions vécues de nos jours et par des expériences très vivantes de grands mystiques d’autrefois. [16] 13.

Mon but est de souligner l’importance du vide dans l’expérience spirituelle de tous les âges et de tous les pays sans prétendre aucunement à une étude de mystique comparée.

Il a paru nécessaire de consacrer une première partie à définir certaines modalités du vide, qui se retrouvent d’un bout à l’autre de la vie mystique, avant d’aborder les vacuités qui en caractérisent les diverses phases.

LES MODALITÉS DU VIDE

CONCENTRATION MENTALE ET VIDE MYSTIQUE SPONTANÉ

Le terme «vide» prête à équivoque. Il faut donc distinguer le vide mort et stérile de la concentration volontaire du vide spontané, vivant, qui apporte des énergies. Le premier vide mental acquis par un effort intense et persévérant vise à l’inhibition ou à l’arrêt de la pensée; c’est un vide ponctiforrne où la conscience se resserre et se rétrécit sur un point. Par contraste avec cette vacuité rigide, figée, fermée sur soi que caractérise la contraction, le second vide, mobile et fluide où la conscience se relâche, s’élargit, est «ouverture», car il n’a pas de limite.

On peut encore préciser : si dans le vide-concentration le moi est actif et le vide immobile, dans le vide spontané au contraire, le moi est passif et le vide dynamique.

Je fabrique le premier, j’accueille et reçois le second.

Le vide mental dont les adeptes du hathayoga sont souvent victimes n’a rien du véritable samādhi. Il ne conduit jamais à la plénitude; en fait il ne mène à rien si ce n’est à faire échec au véritable vide.

Ruysbroeck dénonce ce' vide absolu' où demeurent sans connaissance et étrangers à toute vertu certains hommes qui se prennent pour des saints et s’adonnent au recueillement habituel au-dessus des images sensibles :

«... On rencontre d’autres hommes qui… au moyen d’une sorte de vide, de dépouillement intérieur et d’affranchissement d’images, croient avoir découvert une manière d’être sans mode et s’y sont fixés sans l’amour de Dieu. Aussi pensent-ils être eux-mêmes Dieu… Ils sont élevés à un état de non-savoir et d’absence de modes auxquels ils s’attachent; et ils prennent cet être sans modes pour Dieu. » 14.

[17] D’après un maître tibétain :

«La cessation du processus de la pensée peut être pris à tort pour la quiescence de l’esprit infini qui est le but véritable.»15.

Les bouddhistes chinois eux aussi mettent en garde contre la «concentration» qui, s’accompagnant d’activité mentale et d’effort, vise à s’emparer de la vacuité :

«S’il en est qui, accroupis, figent leur esprit pour entrer en concentration, fixent leur esprit pour regarder la pureté… ramassent leur esprit pour avoir l’expérience intérieure, toutes ces pratiques font chez eux obstacle à la bodhi (éveil).»16.

Houei-neng disait aussi :

«Fixer son esprit et contempler la pureté, c’est une maladie et non pas du dhjāna. Quel progrès fait-on vers l’absolu en astreignant son corps à rester longtemps accroupi? »17.

La même erreur se renouvelle d’ailleurs tout au long de la voie : après ceux qui figent leur esprit pour saisir la concentration, d’autres mettent leur esprit en mouvement, le contemplent et «saisissent la vacuité», à moins qu’ils ne s’identifient à elle. Certains, ayant passé par-delà erreur et éveil «sans pénétrer leur nature foncière, demeurent dans le non-être et se confient à la vacuité» (p. 46).

Par contraste avec le vide passif issu de l’activité mentale, le Vide mystique ne résulte jamais d’un effort, on ne peut pas même le provoquer; il s’établit soudain, sans qu’on le cherche, sans qu’on le désire. En conséquence les maîtres des disciplines les plus diverses, chrétiens, indiens, musulmans et autres font dépendre ce vide de la grâce, pur don gratuit et indéterminé. En agissant, la grâce commence par précipiter qui la reçoit dans le vide ou ce que l’on appréhende comme tel lorsque l’agitation a pris fin. En effet la grâce est infiniment délicate, elle pénètre [18] de façon trop intime, trop silencieuse pour qu’on la décèle. Perçue ou conçue, elle n’aurait rien de suprême. Sens, mémoire, imagination, pensée, intuition ne peuvent l’appréhender; mieux encore, dès que la grâce s’infuse dans les profondeurs du Soi, ces facultés se trouvent privées de leurs activités. N’éprouvant rien, on se croit vide :

«Si l’effort tendu vers une tâche, un devoir à accomplir est anéanti, l’ignorant imagine que lui aussi est réduit à rien. Il n’en est pas de même quant à la Réalité intériorisée, siège de l’omniscience : elle ne peut jamais être anéantie, puisqu’elle est la seule chose que l’on puisse percevoir» (Spandakārikā, I, 15-16).

Plus tard les effets de la grâce, devenus sensibles, se manifestent clairement.

À l’inverse de la vacuité d’ordre mental où l’on s’efforce de lâcher prise en vue de faire le vide, ici c’est le vide qui permet de lâcher prise : les plongées dans le vide, semblables à des morts répétées, dégagent de l’emprise du moi et des choses tandis que les liens tombent d’eux-mêmes. Par la voie d’indifférenciation, ce vide dynamique va anéantissant et consumant tout ce qui n’est pas l’essentiel; il supprime la dualité moi et non-moi et livre accès à l’immensité et à la liberté.

S’il peut être qualifié de dynamique, c’est moins à cause de son pouvoir destructeur que de la vibration qui en forme le trait distinctif. Pas de vibration sans un vide préalable et pas de vide fécond sans vibrations. En effet, sitôt les mouvements grossiers disparus, la vibration se fait sentir.

Les mystiques vivantes non les spéculations sclérosées reconnaissent toutes l’importance de la vibration dans une expérience vécue, vibration signifiant toujours une certaine prise de conscience subtile qui permet de franchir les états de vacuité. Les çivaïtes du Cachemire la nomment spanda, sphurattā et en font la pierre angulaire de leur système. C’est aussi le zikr du cœur et de l’intime des sūfī, l’ébullition du pèlerin russe. Or, la vibration qui apparaît dès le début est très importante; plus on avance dans la vie mystique et plus cette importance s’affirme. C’est au sommet de la vie spirituelle que nous conduit saint Jean de la Croix lorsqu’il compare l’Esprit-Saint à un feu d’amour pénétrant d’abord l’âme pour la purifier; flamme destructive et douloureuse qui engendre le vide durant la Nuit spirituelle, elle prend ensuite l’aspect d’une «vive flamme d’amour» :

«Plus l’âme est purifiée dans sa substance et ses facultés… plus aussi la Substance divine l’absorbe d’une manière profonde, subtile et élevée dans sa divine flamme. Durant l’absorption de l’âme dans la Sagesse, l’Esprit-Saint met en mouvement les vibrations glorieuses [19] de sa flamme. L’âme resplendit au-dedans des Splendeurs de Dieu. Les mouvements de cette flamme divine sont des vibrations, des jets de flamme que l’âme transformée en flammes n’est pas seule à produire. Elle le fait conjointement à l’Esprit-Saint.»18.

Par cette vibration, le mystique échappe à l’écueil du vide stérile et passif, véritable piège pour qui manque d’ardeur et se refuse à sortir des limites de l’ego. Afin de rendre la conscience vibrante et, de ce fait, vigilante, certains maîtres sūfī accumulent des vibrations dans le cœur de leur disciple en remplissant son souffle d’une énergie qui, selon leur expression, «l’électrifie». Le souffle vibrant se répand peu à peu dans le corps et, lorsque la personne est entièrement pénétrée de vibrations, elle est mûre pour la surconscience de l’éveil du Soi.

Notons enfin une autre différence fondamentale entre ce vide et le simple vide mental : il s’accompagne de plénitude, soit que plein et vide alternent, soit qu’ils coexistent, des vides de durée variable parsemant un fond ininterrompu de plénitude apaisée, ou inversement, un fond de vacuité se trouvant jalonné de moments de plénitude.

ASPECTS PASSIF ET ACTIF DU VIDE MYSTIQUE

Outre le vide dû aux efforts de la concentration, il existe des vides mystiques, quiétudes inertes, bonnes en elles-mêmes parce que favorables au dépouillement de l’esprit, mais qui deviennent de dangereuses erreurs si l’on s’y attarde. De grands mystiques comme Ruysbroeck mettent en garde contre elles : il condamne ceux qui, repliés sur eux-mêmes, demeurent assis, immobiles et oisifs, pensant s’évanouir à eux-mêmes en s’enfonçant dans un repos naturel et dans un vide intérieur total :

«Ce repos n’est pas chose permise, dit-il, car il engendre en l’homme aveuglement et ignorance ainsi qu’un affaissement sur soi-même dans l’inaction. Une telle tranquillité est oubli de Dieu, de soi-même et de tàutes choses… elle est exactement le contraire du repos surnaturel qui consiste à se fondre d’amour, avec un regard nu, dans l’incompréhensible Clarté. Et ce repos en Dieu, plein de recherche, plein d’ardeur — .. qu’on poursuit de plus en plus après l’avoir trouvé, dépasse le repos de la simple nature, autant que Dieu l’emporte sur toutes les créatures. »19.

La quête d’une paix toujours nouvelle n’est pas la stagnation dans un état que dénoncent aussi les bouddhistes Chinois du Grand Véhicule [20] :

«Les Çrāvaka cultivent la vacuité, demeurent dans la vacuité et sont liés par elle. Ils cultivent la concentration, demeurent dans la concentration et sont liés par elle. Ils cultivent la tranquillité, demeurent dans la tranquillité et sont liés par elle… »20.

Les philosophes çivaîtes du Cachemire distinguent eux aussi deux sortes de vide : l’un çūnya, vide proprement dit, et l’autre anākhya «indicible», vide fécond entre tous.

Le premier vide, qui efface momentanément la dualité du corps et du monde extérieur, n’a pourtant rien d’un néant puisqu’il renferme des vestiges de la dualité, attachement au moi et aux êtres ou aux choses, dont on n’a pas connaissance en temps ordinaire parce que trop enfouis, mais qui émergent à certains moments difficiles. Est un adepte du vide (çūnyapramātri), nous le verrons, celui qui y demeure conscient. Par contre, un tel vide sera mort et stérile pour qui y perd toute conscience. Sur le plan cosmique, de même, le Sujet universel, conscient du Vide transcendant et total, a rompu sa relation avec l’univers diversifié, on le nomme en conséquence anāçritaçiva.

Le second vide, mais peut-on en toute rigueur le désigner ainsi? c’est' l’indicible' qui constitue en dernière analyse l’essence indifférenciée de la Conscience; bien qu’insaisissable, on ne peut le nier puisqu’on en a en quelque sorte conscience. Il correspond au Rien dynamique sur lequel je m’étendrai plus loin. Comme le vide précédent, il se présente à des niveaux différents de l’expérience mystique; mais si la Réalité qui se dévoile à ces niveaux est la même, elle varie pourtant en intensité, en expansion, en libre spontanéité. Le monde, qui était ignoré et parfois repoussé dans le vide proprement dit, se trouve ici assimilé par la conscience dès que les vestiges de la dualité, notions erronées et attachements, ont disparu. Le yogin peut dès lors appréhender le monde tel qu’il est, en jouir, le conquérir puis s’en détacher. Sa certitude est absolue du fait qu’il adhère parfaitement au Réel, indicible et certitude (pramiti) se montrant toujours indissociables.



Abhinavagupta 21 ne s’intéresse qu’à «l’indicible» et considère avec méfiance le vide (çūnya) dont il connaît trop les pièges. Il refuse même de l’utiliser comme un moyen d’accès vers l’Indifférencié.

Cependant une ancienne école çivaïte, le Krama, lui accorde une certaine importance à condition de le dépasser, car s’il offre de réels dangers [21] pour qui, manquant de courage et d’audace, s’y enlise, il permet néanmoins de lâcher prise : le yogin ne se cramponne plus au moi ni aux choses, et découvre la tranquillité, l’absence de dispersion et un silence apaisé. Nous verrons aussi que la coagulation des doutes et des difficultés s’effectue dans ce vide et qu’il mène à la fonte propre au vide indicible.

En outre il se présente naturellement aux moments essentiels de la progression : le mystique ne peut en effet parvenir à un niveau supérieur sans quitter le niveau inférieur et, cette transition étant vécue comme un vide, il demeure plus ou moins inconscient entre un domaine dépassé et un autre non encore exploré qui s’instaure lentement, de nature plus subtile que le précédent, et que seule une intuition fine et bien exercée peut discerner. La pensée ne sait plus que penser, la volonté que désirer, le cœur qu’aimer, les facultés n’éprouvant donc que vacance.

À ces deux sortes de vide (çūnya et anākhya) président deux énergies divines opposées que nous allons envisager successivement : le vide passif se rattache à l’énergie divine de négation et d’exclusion (apohanaçakti) qui délimite l’Essence une et indéterminée; le vide dynamique infiniment précieux, «l’indicible», relève de l’énergie accueillante, la grâce, qui unifie et fait fondre les différenciations. L’énergie d’exclusion écarte, repousse, nie (apoh) et engendre le vide en cachant la plénitude originelle : elle cristallise et exclut en cernant ou en traçant des limites là où «il n’y en a guère. Cette énergie, partout à l’œuvre dans les états de veille, de sommeil et dans les diverses vacuités, transforme la vibration consciente de haute fréquence le spanda en un mouvement ralenti, oscillant entre les deux pôles du sujet et de l’objet; elle fait du grand souffle indifférencié de vie cosmique (prānana) le mouvement alternant, en constant déséquilibre, de l’inspiration et de l’expiration. La vibration naturellement apaisée n’est plus qu’agitation et l’homme, pris dans l’étau d’un déterminisme à double pôle, ne peut se fixer dans l’Un. Ainsi l’énergie d’exclusion détermine alternative et doute 22 : tout exclut tout, non seulement dans le temps, mais dans l’espace. Si la pensée dualisante propre à la veille se calme, les souffles s’équilibrent, s’unifient en un seul point et deviennent le souffle égal (samāna) de l’homme profondément endormi ou demeurant dans un vide mystique passif tel un cocon où s’arrête l’impact du monde; mais, au sortir de ce vide, oscillation et [22] alternative réapparaissent sans avoir perdu leur emprise. Ainsi ce vide horizontal ne peut à lui seul donner accès à une réalité supérieure.

Un Tantra faisant allusion à l’énergie d’exclusion qui agit par cristallisation déclare :

«Celui qui apprend de la bouche d’un maître ou des livres sacrés ce que sont l’eau et la glace, n’a plus de devoir à accomplir, cette présente naissance sera pour lui la dernière.»23.

La Réalité est en effet comparable à une eau vive éternellement jaillissante que l’énergie coagulante transforme en glaçons. L’eau continue à couler, mais l’homme de désir, afin de s’en emparer, la transforme aussitôt en un morceau de glace, car son moi rend inerte tout ce qu’il touche. La grâce, au contraire, permet de percer entre les glaçons et d’atteindre l’eau vive en plongeant dans le vide ineffable, vide dynamique et vertical, par contraste avec le vide passif horizontal de l’énergie d’exclusion. À la grâce correspond un souffle différent, issu du samāna équilibre des forces en un point et nommé udāna parce qu’il s’élève tout droit. Ce «feu central» fait fondre les glaçons de la multiplicité en suscitant une vibration de plus en plus subtile dans les divers centres du corps, à mesure qu’il se creuse un passage vers le sommet du crâne.

La conscience fine et délicate, coulée vivante et non plus cristallisation stérile, recouvre sous l’influence de la grâce sa vibration initiale, spanda primordial ou Vie cosmique, dans laquelle tous les souffles ne forment qu’un. Au souffle udāna répond l’extase libre de notions (nirvikalpasamādhi) et le vide dynamique d’une paix lucide et consciente. Des profondeurs insondables de ce vide indicible l’acte jaillit comme une flèche, instantané, sans devenir et imprévisible parce que spontané.

VIDE INTERSTITIEL

Est qualifié de roi parmi les yogin l’être audacieux qui délaissant d’un coup tout support, se détournant des moyens qui lui servirent à faire le vide, ne s’attache pas même à Çiva conçu comme l’objet de sa contemplation. Il est tellement épris d’unité et d’absolu que, dans son élan fougueux vers Çiva, il écarte brusquement les altematives et se forant dans l’entre-deux un passage voie interstitielle ou indicible vide il se précipite dans le domaine du milieu (madhyamapada) qui n’est autre que sa propre essence, origine dont toute chose rayonne. [23]

Il s’y installe définitivement et, de là, il répand sur les extrêmes qu’il avait repoussés, la lumière resplendissante du Centre. Puis, Centre et extrêmes unifiés en une seule clarté s’évanouissent, la pensée illuminée s’effaçant devant l’indestructible lumière.

Le yogīndra jouit alors de la liberté absolue découverte au cœur de l’univers dès qu’il échappe à l’engrenage inexorable du temps et du déterminisme causal, vivant dans un instant éternel.

Ainsi quelques êtres d’exception n’ont pas à franchir laborieusement les vides étagés ou samādhi passifs; non retenus par doutes et fluctuations, irrésistiblement attirés vers le Centre, ils s’élancent de vide indicible en vide indicible tant est grande leur impatience et parfaites leur foi et leur certitude.

Certains chrétiens tel l’auteur du Nuage d’Inconnaissance préconisent la percée dans l’entre-deux. À un jeune ami qui, hésitant entre jeûne et nourriture, silence et conversation, solitude et compagnie, lui avait demandé conseil, ce maître anonyme répondait en espérant qu’il ne serait pas «assez ignorant pour se lier par des vœux contrefaits à de pareilles singularités», car, sous couleur d’une sainteté qui ne serait en fait qu’un «pieux esclavage», il n’y aurait là que «destruction définitive de cette liberté du Christ qui est le vêtement spirituel de la plus haute sainteté…». [24]

Et voici quel était son enseignement :

Lorsque tu vois que ces pratiques peuvent avoir un usage bon ou mauvais, je t’en prie, laisse-les toutes les deux, car c’est le mieux que tu puisses faire si tu veux rester doux et simple (meak). Et laisse aussi les considérations et la curiosité de ton esprit qui veut savoir laquelle est préférable. Mais agis plutôt ainsi : mets l’une dans une main et l’autre dans l’autre, et choisis quelque chose de caché entre les deux, et qui, une fois obtenu, te permettra, en toute liberté d’esprit, de te saisir de n’importe laquelle des deux, selon ton propre gré et sans encourir aucun blâme.

Tu me demanderas alors ce qui est caché là, et je te répondrai : c’est Dieu Dieu pour qui tu dois te taire s’il te faut te taire; pour qui tu dois parler s’il te faut parler; pour qui tu dois jeûner s’il te faut jeûner et manger s’il te faut manger.., et ainsi de suite… Car le silence n’est pas Dieu et la parole n’est pas Dieu… et il en est de même pour toutes ces paires d’opposés. Dieu est caché entre les deux, et aucune opération de ton âme ne peut le trouver, mais seulement l’amour de ton cœur.”24.

Ce choix de Dieu, réalisé en écartant les extrêmes pour passer entre eux, se fait à l’aide du trait acéré et aveugle d’un amour ardent, lequel ne manque jamais son but. Puis, quand on a découvert Dieu dans l’entre-deux, on le découvre dans les extrêmes; que l’on jeûne ou mange, peu importe, la plénitude ne varie guère : «Choisis-le donc et tu parleras tout en gardant le silence, tu seras silencieux tout en parlant; tu mangeras tout en jeûnant et tu jeûneras tout en mangeant et ainsi de suite.» Tel est aussi le sens de la «voie du milieu» enseignée par les Bouddhistes Mahāyāna : «ne pas s’attacher à la vacuité et ne pas saisir la non-vacuité, voilà l’illumination subite». La vérité du chemin du milieu c’est seulement, d’après Chen-Houei, voir l’absence de pensée25.

Mais par-delà encore, dès que les extrêmes être et non-être, vue interne et vue externe sont à jamais abolis, le chemin du milieu, lui aussi, disparaît : l’esprit n’étant plus prisonnier ni de la quiétude, ni de la distraction n’est que vacuité. En l’absence de pensées erronées, l’Éveil à son tour s’évanouit. C’est à cela que nous reconnaissons notre esprit propre, c’est là l’égalité d’esprit ultime (samatā).

Alors le mystique «plongé dans une quiétude constante, atteint l’immense, l’illimité, le permanent et l’immuable. Pourquoi cela? à cause du caractère insaisissable de la pure substance de notre nature propre… » 26.

Ces modalités du vide une fois définies, voyons comment on peut caractériser les diverses vacuités qui jalonnent l’itinéraire mystique.

Ruysbroeck distingue trois degrés élevés de la rencontre divine : le premier degré est un repos d’amour pur et essentiel. Le second, un sommeil en Dieu lorsque l’esprit se perd lui-même sans savoir ni qui, ni où, ni comment. Le dernier degré dont on peut encore parler, celui où l’esprit mort et éperdu plonge dans la ténèbre, un avec Dieu sans différence ni distinction, c’est la profondeur de l’abîme dans lequel il doit mourir en béatitude et revivre en vertus, c’est à-dire actif dans la vie ordinaire, accomplissant spontanément ce que Dieu veut et comme il le veut27.

Suivant un plan analogue, mais en envisageant le vide par rapport aux niveaux de conscience et d’inconscience, j’étudierai d’abord les vides du dénuement, associés à la conscience ou à une demi-conscience; puis [25] les vides totalement inconscients qui mènent au Rien; enfin le Rien et son efficace, c’est-à-dire, sur un fond permanent d’inconscience, connaissance et activité revenues, mais transfigurées.

VIDE DU DÉNUEMENT

Ce vide s’établit en trois étapes : détachement apaisé à l’égard du monde et du moi la conscience se vide de son contenu habituel; «coagulation» des doutes qui purifie la subconscience; nuit spirituelle qui s’attaque au «sentiment et à la connaissance nue de l’être propre», l’ego s’effaçant à son tour.

VIDE ET DÉTACHEMENT DE LA QUIÉTUDE

En ce premier vide le Soi est saisi dans son intimité apaisée; le cœur repose dans la douceur d’un calme vide et silencieux; les préoccupations s’évanouissent comme par magie; on y jouit sans se lasser de la simplicité de sa nature, de l’essence nue de son être. On y est conscient, mais sans faire acte de conscience.

Les bouddhistes désignent par le terme dhyāna «la quiétude foncière et l’absence d’activité mentale» et la considèrent comme le «véritable samādhi de l’esprit» par contraste avec la concentration du moi (intéressé)” 28 où subsistent effort et activité mentale. Par suite de cette concentration (samādhi), il n’y a plus de distinctions (vikalpa). Vacuité et quiétude originelles : voilà l’illumination subite29.

En effet, c’est en ce vide que le mystique s’exerce inconsciemment à une appréhension subtile, son intuition devient ténue, délicate, la fine pointe de son esprit s’aiguise et il parvient à s’emparer de l’acte jaillissant et à vivre l’instant à mesure qu’il surgit. Plus tard, ce même vide s’approfondit au point de permettre un «agir sans agir» dès que attachements et artifices ont disparu.

Les mystiques comparent cette phase au sommeil, yoganidrā des Indiens, état crépusculaire entre l’agitation de la veille et l’inconscience du sommeil sans rêve. Bien qu’exempt de pensée (nirvikalpa) on ne doit pas le confondre avec l’extase sans pensée dualisante à laquelle d’ailleurs il peut conduire lors de l’illumination de la Conscience. [26]

Le yogin plongé en ce sommeil, ayant tout oublié, jouit d’un état que les Upanishad décrivent comme la gaine de félicité. C’est probablement à cette même félicité qualifiée de totale (nirānanda) que fait allusion Abhinavagupta : elle apparaît dans le vide au moment de l’arrêt complet du souffle30.

Tantôt surnage seule une connaissance obscure se détachant sur un fond de vacuité, tantôt une impression d’activité si connaissance et désir se sont évanouis. Les uns n’éprouvent aucun sentiment agréable. Les autres ressentent un plaisir qui dépend du souffle devenu égal au moment où inspiration et expiration s’apaisent dans la vacuité du cœur, hors d’atteinte des sens et de la pensée. Généralement, corps et monde extérieur demeurent à peine perceptibles, à l’arrière-plan.

L’auteur du Nuage d’Inconnaissance dans son Épître à la direction intime (ch. VI) conseille de n’éprouver aucune confusion à s’endormir dans une aveugle considération de Dieu tel qu’il est, puis il ajoute :

«Et c’est à juste titre que l’on compare cette œuvre au sommeil, car de même que, dans le sommeil, cesse l’usage des sens corporels afin que le corps puisse se reposer en nourrissant et fortifiant la nature corporelle; de même, dans le sommeil spirituel, les vaines recherches de nos esprits égarés, les raisons imaginaires, sont tout à fait paralysées et réduites à néant, afin que l’âme simple puisse dormir doucement et se reposer dans la contemplation aimante de Dieu tel qu’il est, en nourrissant et fortifiant pleinement la nature spirituelle. »31.

Sainte Thérèse d’Avila appelle un tel repos' sommeil des puissances' :

«Je dis sommeil, écrit-elle, parce qu’il semble, en effet, que… l’âme est comme endormie; elle ne dort pas complètement et elle ne se sent pas non plus éveillée. »32.

Les Taoistes aussi font grand cas de la paix dans le vide, état indéfinissable où l’on arrive à s’établir. Quelqu’un demanda à Lie-tzeu :

«Pourquoi tenez-vous le vide en si haute estime? Le vide, répondit Lie-tzeu, ne peut être estimé pour lui-même, mais pour la paix qu’on y trouve… Si l’on veut être sans nom, rien ne vaut le silence, rien ne vaut le vide. Par le silence on atteint ses demeures. Mais celui qui prend, celui qui donne perd ses demeures» (ch. I).

Et Tchoang-tzeu disait que pour se laisser aller au fil de l’évolution universelle et devenir un vrai sage, il suffisait d’oublier les êtres, d’oublier [27] le Ciel, de s’oublier soi-même. Par cet universel oubli, l’homme s’identifie au Ciel (ch. XII).

De façon concise, les maîtres taoistes dégagent les traits distinctifs de ce premier vide : paix, silence, découverte de ses propres assises et oubli s’étendant à tout.

Voici maintenant quelques témoignages modernes à ce sujet :

«Durant quelques années j’ai vécu dans un état crépusculaire : effacées les modalités ordinaires de la conscience : impressions sensorielles, désirs, images, souvenirs. Ma pensée ne fonctionnait guère. Si une idée même insignifiante se présentait, elle m’accablait d’un poids insupportable. J’avais perdu tout intérêt à l’égard de mon corps et de mon entourage. Je demeurais des heures sans bouger, sans cligner des paupières, savourant chaque seconde à la fois, sans me soucier ni du passé ni de l’avenir; j’étais infiniment heureux et ne faisais jamais aucun projet, moi précédemment si actif et incapable de rester un seul moment tranquille. Je gardais juste assez de conscience pour effectuer les tâches immédiates et indispensables, mais de façon automatique et lente, dans l’oubli perpétuel et une grande vacance.

Je n’entrais pas dans ce vide de temps à autre, j’y vivais, tout en côtoyant sans cesse la plénitude, car m’enfonçant soudain dans un vide plus profond, j’émergeais dans la plénitude, vide et plénitude constituant un cycle déterminé.

Je me mouvais comme en un rêve, dans un univers ouaté, estompé, errant pendant des heures, marchant très vite ou très lentement, voyant sans voir et à quelques pas devant moi, juste ce qu’il fallait pour éviter l’obstacle, mais sans reconnaître les passants ni pouvoir formuler une parole. La conscience qui surnageait en ces états variait selon les heures : tantôt je ne percevais que ma propre respiration si légère dont la douceur m’enchantait. Le plus souvent j’éprouvais une vibration continue procédant du cœur. À d’autres moments j’avais l’impression de flotter, allégé de tout poids, dans une immensité sans limites. Vacuités légères, transparentes… vacuité opaque, vacuités à perspectives infinies qui amènent la conscience à se dilater divinement.

Tantôt n’affleurait en ce vide qu’une impression ténue de félicité dont je ne pouvais dire si elle était continue ou sujette à interruption. Tantôt s’imposait uniquement une conscience uniforme dégagée de toute spécification, celle de mon immuable essence.»

Après ce récit d’ordre général, portant sur une expérience de longue durée, voici des exemples d’approfondissement du vide au cours de moments d’absorption, tels qu’une autre personne les rapporte :

«Juin. Je prends conscience d’un feston de petites pensées légères qui frémit sur le bord de ce fond de grand vide. Je prends conscience au-dessous : c’est un frissonnement de jubilation impalpable. Je regarde plus profond encore : fine, à peine perceptible, mais puissante, vibration [28] au tréfonds du cœur. C’est elle la source. (J’ai pris conscience dans le but de répondre à votre question, normalement je serais restée dans un vécu direct sans ces prises de conscience qui toutefois, le vide étant bien établi, n’ont rien dérangé. Elles-mêmes sont d’ailleurs fines et subtiles, et surtout comment dire? elles n’engagent pas l’ego : elles fusent et retombent sans le provoquer à réaction, car il dort d’un grand sommeil peut-être est-ce cela le fond de grand vide : le sommeil de l’ego qui entraîne la disparition de son champ habituel.)

«Juillet. Je m’abandonne au vide qui fait le désert autour de moi : plus de jardin, ni de soleil… qui fait le désert en moi : plus de perception, pas même cette quête obstinée… qui fait un désert de moi, immensément, longuement. Mais voici que le vide s’est mué en félicité : au centre, au cœur de l’immense, quelque chose palpite et irradie, alors, peu à peu, presque insensiblement, tout mon être, si vide que je ne le sentais plus, se trouve envahi de paix, de joie et de douceur, le corps lui-même éprouve un bien-être souverain. En fait «paix», «joie» sont des aspects que j’isole, pour les besoins du langage, d’une totalité insécable, ce ne sont que des images d’approche, car l’impression est spécifique, indicible et foncièrement une.

«Printemps 1968. Pendant une grande partie de la nuit, samddhi d’une texture toute nouvelle et d’une ineffable délicatesse. Comme à chaque nouvelle étape, le vide change de qualité ou ce qu’on prend pour le’ vide “, c’est-à-dire un vidage de tout l’humain ou ce qu’on prend, à chaque nouvelle étape, pour « tout » l’humain. Plus ce vide se creuse, plus ce qu’il révèle est beau, inouï. Chaque fois c’est inattendu. Chaque fois c’est une merveille plus grande qui apparaît comme l’ultime vérité, l’ultime félicité. J’en prends une fine conscience qui pourrait ne pas avoir lieu, et par moments je prends une légère conscience de l’anéantissement, point trop, car si cette dernière durait ou se précisait, la félicité risquerait de s’atténuer.”

Remarquons au passage cette expérience assez peu fréquente de plénitude et d’anéantissement simultanés.

Une sensation de vertige accompagne souvent les états de vide; elle peut même atteindre une grande intensité :

«Hier soir, dans mon lit, impression fantastique de vertige, comme si j’étais lancée en tous sens pendant une ou plusieurs minutes, violemment. Plus aucun point d’appui ni de référence : on ne sait plus si l’on a la tête en haut ou en bas, ni s’il y a des côtés. À cette impression assez effrayante je me suis abandonnée avec confiance, car j’ai compris de suite qu’elle était d’ordre mystique.»

On pourrait insister sur la plénitude de ces apaisements, pourtant leur valeur dépend du vide de plus en plus profond qu’ils comportent; ce vide, en effet, non seulement permet l’éveil et ouvre la voie à la plénitude, mais il joue aussi un rôle de transformation radicale bien que [29] progressive, qui concerne la personne entière. Là, et uniquement là, tout se défait, tout change, là de nouveaux germes sont semés, croissent et s’épanouissent. Vacuité et subtilité s’approfondissent simultanément.

Dès le début, la pensée est touchée : préjugés, erreurs, étroitesses tombent; une ample vision unifiée de l’homme et de l’univers se fait jour, se précise, supprimant angoisse et confusion. Plus tard, cette connaissance elle-même, intuitive certes, mais encore à double pôle, s’effacera à son tour devant la pure révélation du Soi, qui comble l’esprit plus qu’aucune connaissance ne peut le faire.

Sur le plan du cœur, la sensibilité et l’intuition s’affinent, les sentiments se décantent; la passion ardente, la jalousie à l’égard de l’être aimé, le besoin de possession se calment et font place à une tendresse affectueuse où subsiste un certain attachement. Puis, lorsque les résidus du sentiment sensible et égoïste ont disparu, le sentiment qui demeure est si profond que le mystique en est à peine conscient; il chérit l’aimé plus que lui-même puisque, sans hésitation, il se sacrifie pour lui. À ce stade il ne sent plus son amour, il ne le proclame plus, mais ses actes en portent témoignage. L’amour véritable commence ici, dans l’oubli du moi et de l’autre : plus de retour sur soi, plus d’objet séparé; identifié à l’aimé, comment pourrait-il dire «j’aime»? Comment pourrait-il penser à celui qui réside dans l’intime de son être, se confond à sa substance? Alors, que l’aimé vive ou meure, qu’importe! Ainsi le cœur est vraiment vide, il n’a plus ni passion, ni émotion, ni attachement. Quelque chose qui ressemble à l’amour le remplit, ou plutôt il n’est plus qu’amour.

Sur le plan de la volonté, il se passe une évolution parallèle à celle du cœur. La volonté n’est plus tendue vers ses satisfactions habituelles et cesse d’osciller sans fin entre prendre et rejeter; elle s’assouplit et se dégage, orientée vers un seul but, obscur il est vrai. La vacuité porte ici sur l’intentionnalité, ce que l’Inde appelle arthakrijākāritva, ou «préoccupation prévoyante» de Heidegger, c’est-à-dire la préoccupation de l’homme pour son individualité en tant que telle. L’ego une fois éliminé, le Je profond se dévoile, libre des tourments vis-à-vis de soi et des autres, caractéristiques de l’ego.

Ainsi, l’attitude générale à l’égard de la vie se modifie, mais pour que pensée, cœur, volonté, activité soient réellement purifiés, il faut que le vide, s’étendant aux couches du subconscient, recéleur des conditionnements auxquels nous obéissons d’ordinaire, opère (après une phase d’affleurement au niveau conscient) leur dénouement puis leur effacement, selon un processus que je nommerai «coagulation», en empruntant ce terme à l’école çivaîte Krama. Peu de mystiques échappent à ce travail [30] dramatique et douloureux. Le vide spontané présente en effet deux pôles de coloration opposée : l’un, qui vient d’être envisagé, tend vers la félicité; aussitôt les préoccupations disparues, les tendances fusionnent dans un bonheur apaisé et très pur où l’on se sent léger et libre; l’autre, dont l’étude va suivre, s’accompagne d’un sentiment d’abolition, ayant pour tonalité angoisse et tension pour la première phase, et désespoir implacable pour la seconde. L’ego est alors en travail.

VIDE ET COAGULATION

Le système Krama fait allusion à la coagulation dans ses hymnes à la déesse Kālî 33 et la désigne par le terme rodhana. Lorsque le yogin pénètre dans le vide, il est à son insu la proie de tendances et vestiges obscurs et sans objet, ensemble de craintes, de doutes, d’habitudes de penser, d’attachements sournois, ainsi que des impressions subtiles déposées par les événements passés. Ces résidus inconscients, imprégnations (vāsanā et samskāra) constituent des obstacles épars et informes auxquels le yogin ne peut s’attaquer ni durant la veille, où son activité trop tendue ou trop dispersée les recouvre, ni durant le sommeil sans rêve, faute d’une attention vigilante, ni non plus durant les rêves, où la coagulation s’effectue, mais partiellement et de façon fugace, sans la prise de conscience qui facilite le dénouement des nœuds. Même dans les états mystiques conscients et apaisés, il ne consent pas à coaguler ses doutes et à faire face à ses difficultés de peur de retomber dans le devenir et ses soucis. En conséquence, sorti de l’absorption paisible, il redevient esclave de ses habitudes et ne progresse pas. C’est donc uniquement dans un vide spécifique, à demi-conscient et comparable au sommeil, que les résidus prendront consistance, et pour celui-là seul qui vit dans la quiétude et qui a un maître averti. Étant donné le désencombrement des tendances grossières de la veille, quand pensées, distractions, sentiments s’atténuent, la coagulation peut se faire. Alors les doutes et les problèmes se réveillent et sont dragués jusqu’à la surface en vue de les mieux détruire. Le yogin coagule l’ensemble des résidus sur un point vital : jalousie, peur de la mort, etc., où son être tout entier se ramasse dans la lutte, bloqué avec intensité sur un seul doute devenu une véritable obsession.

Signalons ici plusieurs dangers : s’il n’a pas de maître, les forces inconscientes qu’il éveille peuvent le dépasser; si, d’autre part, la coagulation dure indéfiniment, il n’échappe plus à la vacuité, le bloc forme [31] un obstacle invincible et, l’élan se trouvant brisé, le yogin s’enlise dans un vide stérile chaque fois qu’il se concentre; ou encore, si la fonte s’effectue avant que la coagulation ne soit achevée, des cristallisations demeurent et le yogin devra recommencer, en des circonstances souvent défavorables.

C’est donc au moment précis où la coagulation atteint sa maturité que la fonte doit se produire spontanément. Avec un bon maître, coagulation et fonte se succèdent sans arrêt : le disciple concrétise doutes, alternatives, en fait un bloc, et dès que celui-ci a fondu, l’élan se renouvelle, la vie s’écoule librement et un grand progrès a lieu. Puis il recommence, mais à un niveau plus profond et plus subtil jusqu’à ce que son subconscient soit entièrement purifié.

Pour faire fondre l’obstacle des doutes, et par un vide devenu vibrant parvenir au vide indicible, il faut, d’après un texte sacré, l’élan aveugle d’un tourbillon (bhramavega) sans aucune discrimination, l’adepte portant à son paroxysme toute son énergie en vue de la ranimer et de la faire vibrer. Si la pensée surgit, la fonte sera interrompue.

Le système Krama 34 préconise de son côté de méditer sur la roue des énergies qui a pour moyeu le Cœur ou le Soi, Centre à partir duquel elle se meut très vite en tourbillonnant et se déploie en plusieurs cercles : pensée et organes sensoriels pour parvenir à la périphérie où le mouvement ralentit. Puis à nouveau s’effectue le retour vers le centre, à mesure que la vibration recouvre sa haute fréquence. Le déploiement correspond à la coagulation des alternatives, le reploiement à leur fonte. Afin de détruire les traces inconscientes et résidus de l’objectivité, l’adepte doit évoquer la roue sous son aspect grossier, c’est-à-dire tirer vers l’extérieur, ou la périphérie, les ultimes obstacles pour qu’ils se manifestent en toute leur puissance. Lorsqu’il en a pris une claire conscience, la roue, dans sa rotation de plus en plus rapide, entraîne les résidus vers le centre et les dissout. Le méditant ne perçoit plus alors ni objets, ni connaissances, le mouvement même semblant aboli tant la roue tourne vite, les différenciations happées par le Centre le Soi parfaitement révélé. La fonte achevée, le mystique pénètre en une fraction de seconde dans le Vide indicible.

Ce processus de coagulation et de fonte (rodhana et dravana de l’école Krama) est connu également du Bouddhisme Mahāyāna, qui le transmit par l’intermédiaire des Chinois aux maîtres du Zen; il prit alors la forme du koan. [32]

Lorsque la coagulation est déjà bien avancée, s’étant effectuée sur des obstacles particuliers, le mystique n’est plus arrêté par aucune entrave détectable; son être maintenant unifié et purgé, ne se présente plus qu’un empêchement : cet être même. Alors une nouvelle et demière coagulation reste à faire.

N’est-ce pas à cela que fait allusion l’auteur du Nuage d’Inconnaissance quand il recommande de se livrer constamment à la considération et à la contemplation aveugle du péché ramassé en un bloc, sans examiner tel ou tel péché en particulier?

... tu dois toujours sentir le péché comme une masse horrible et fétide, tu ne sais quoi, entre toi et ton Dieu; et cette masse n’est autre que toi-même. Et tu dois considérer qu’elle est unie et congelée avec la substance de ton être, pour ainsi dire sans distinction» (ch. 43).

L’évocation du péché où le moi apparaît comme une charge pesante doit être ininterrompue, ainsi que la désolation spirituelle qui l’accompagne et dont dépend l’oubli de soi et de toutes les créatures :

«Si le sentiment et la connaissance nue de ton être propre étaient détruits, tous les autres obstacles le seraient du même coup» 35 (ch. 44).

La parfaite affliction spirituelle est donc pour le mystique «de savoir et de sentir non seulement ce qu’il est, mais (bien) qu’il est» 36 (ch. 44).

Il faut alors «une très grande tranquillité et une disposition, tant du corps que de l’âme, tout à fait saine et pure» (ch. 41), et le cri inlassable : «péché, péché!» est «d’autant meilleur qu’il reste dans le pur esprit, sans aucune pensée particulière et sans être prononcé» (ch. 40).

La vigilance centrée sur l’oubli de soi-même et dans le désir de perdre le sentiment de sa propre existence doit se faire dans une sorte de vide ensommeillé et non dans la tension du corps et de l’esprit : «demeure assis tranquillement comme pour dormir, tout absorbé et plongé dans l’affliction» (ch. 44).

Ici comme dans le système Krama, semble-t-il, la coagulation est soumise à plusieurs conditions : elle doit d’abord s’effectuer dans le vide, pensée et sentiments habituels étant supprimés afin d’être mieux saisis en leur source; quand toute manière de connaissance et de sentiment à l’égard des créatures a disparu, «l’œuvre» 37 que veut ce livre – [33] ébranlement soudain, élan nu et pur qui jaillit avec force vers Dieu s’accomplit dans l’oubli de soi et d’autrui, et dans le dégoût de tout ce qui n’est pas Dieu.

C’est donc «un aveugle élan d’amour» qui délivre du péché le pesant fardeau de soi-même obstacle à l’union définitive; élan aveugle, car s’il était clair il relèverait de la pensée discursive, et lucide, il se confondrait avec l’extase ou vide indicible des çivaïtes.

Lorsque l’affliction s’intensifie au point de s’attaquer au «sentiment de l’être nu», elle se confond avec les tourments de la nuit mystique.

NUIT DE L’AMÈRE DESTRUCTION

Certains êtres, n’ayant nul besoin de coaguler le doute vont directement de la félicité apaisée à la vacuité qui consume comme un feu dévorant. Comme ils n’ont pas perdu leur calme impassible, le vide leur semble d’autant plus pénible à supporter : en effet, ce qui était repos dans la plénitude devient immobilité dans un vide sans fond où ne règnent que nausée, impuissance et silence implacable. Tant que les pensées déferlent en une course éperdue, aucune joie, aucune douleur ne vous atteignent vraiment, de multiples distractions vous en tirent sans répit. Mais dès que l’on entre dans ce vide et son dénuement, ne peuvent subsister que bonheur parfait ou nuit de la mort.

Une grave erreur serait de confondre ce vide avec un retour à l’état normal précédant la découverte de l’intériorité, ce qui causerait seulement une détresse ordinaire. Le vide qui s’agrandit d’un coup et engloutit tout est d’une autre nature, il vous laisse désemparé, suspendu entre deux univers : l’un le monde que l’on a depuis longtemps quitté, l’autre, ce domaine illimité et obscur où l’on avance à tâtons, sans comprendre. Phase essentielle dans un total dépouillement intérieur, il dure de longs mois et même des années, c’est le «deshacimiento», «défaisance» de l’ego, purification passive si bien décrite par saint Jean de la Croix dans la Nuit obscure.

Si l’on ne peut en donner la moindre idée à qui ne l’a pas traversée, on peut essayer de déterminer son champ de mort : l’anéantissement n’épargne rien, le monde entier n’offre aucun intérêt, il semble vide, plus même il se défait en une constante annihilation contre laquelle on ne peut se défendre. Nul plaisir des sens ne vous attire, ni la musique ni la poésie tant aimées, ni les plus beaux paysages; soucis et maladies vous laissent indiiférent. On n’aspire qu’à la mort.

Les facultés unifiées dans la paix à l’étape précédente sont désormais [34] paralysées; elles ne veulent ni ne peuvent fonctionner, toutes également touchées et au même moment : mémoire, imagination, pensée se vident, d’où un oubli rongeant; les idées se font rares et traînantes et l’on est comme précipité dans un gouffre dans lequel on perd pied sans pouvoir se raccrocher à l’armature protectrice des notions et des habitudes mentales. Le cœur est aride, sentiments et désirs le quittent. La volonté ne veut qu’une seule chose qui lui échappe et dont elle ne sait rien. Incapable d’accorder un regard à quoi que ce soit, on se sent dénué de tout, faible et inintelligent, égaré dans d’épaisses et lourdes ténèbres. Le moi se prend en dégoût. Mais ce sentiment d’indignité n’est pourtant pas d’ordre moral, car il ne s’y mêle aucune culpabilité; plus profond encore, il tient à l’être même.

C’est ainsi que le mystique est dépouillé de toutes manières de comprendre et d’aimer, dans l’unité d’une profonde vacuité et dans la certitude du néant, un néant qui le mine sans répit; il ne peut qu’attendre sans le moindre allégement, solitaire et indifférent, dans l’ennui et la misère intérieure.

Ce vide spécifiquement mystique, au cours duquel l’homme traverse la nuit spirituelle et supporte la destruction de son moi sans être lui-même détruit, doit se distinguer de cas en apparence voisins, mais en fait opposés. D’abord le vide intérieur du faux sage d’occident, vu à travers la littérature moderne ne relève même pas de l’annihilation de l’ego; le moi exalté se défend et se drape dans son expérience d’absurdité, d’où une attitude cynique et sceptique. Les nuits, dont romans et essais contemporains 38 offrent des exemples, ne correspondent en aucune manière à la réalité que vit le mystique. Celui-ci n’a pas de lutte, d’angoisse, de doute, il est tellement au-delà; il ne cultive ni n’exploite sa douleur bien que pas une seconde il n’y échappe. La vie ordinaire continue pour lui sans que ses amis s’aperçoivent de rien, car il ne paraît pas abattu; il garde un sens de l’humour toujours prêt à fuser, à la façon d’un condamné à mort qui plaisante en dépit de son désespoir.

En second lieu, et ce cas illustre les graves dangers auxquels s’expose la destruction de l’ego, l’expérience spirituelle peut avorter si le processus s’arrête à mi-chemin. Que la première étape de pacification n’ait pas été assez poussée, et le mystique stagne dans le vide; s’il n’a pas un maître capable de l’en tirer, il lutte alors pour rattraper ce qui lui échappe, d’où un état de vide terne et sans issue. [35]

Enfin la mélancolie offre un cas d’altération pathologique de l’ego qui peut, de l’extérieur, prêter à confusion avec la véritable nuit spirituelle. Pour le mélancolique tout s’effondre, y compris ses forces physiques; dans une complète asthénie, la pensée ralentie, immobile et figé, il se concentre sur sa douleur et ressasse son indignité. Il se sent éminemment coupable, car il a perdu l’estime de soi en cela son ego n’est pas anéanti, mais dévalorisé, d’où l’aspect dramatique et spectaculaire de son deuil. Le temps arrêté, rien d’heureux ne peut plus se passer pour lui. Il reporte rétrospectivement son état actuel dans le passé et annule tout ce qu’il y avait de positif dans sa vie; il n’y voit rien de bon, persuadé qu’il a toujours été coupable et malheureux. Le suicide que certains de ces malades commettent, loin de réaliser le dépouillement de l’ego, constitue l’acte égoïque suprême, une autopunition intense.

Le mystique au contraire a eu précédemment une longue expérience fondamentale de paix, de plénitude et de repos complet; il possède la stabilité, ses tendances sont unifiées. Il sait qu’il a eu autre chose et se souvient, quoiqu’il ne puisse imaginer son bonheur passé. Même submergé par le sentiment de sa propre indignité, il ne doute pas, ne vacille pas. D’autre part, ce qu’il a perdu n’est pas l’estime de soi, c’est le divin, et tout au long de la nuit il reste branché, aimanté sur la Réalité éprouvée auparavant et qui n’a pas vraiment disparu bien qu’il se sente douloureusement privé de contact avec elle. Impuissant il assiste à la mort du moi, sans drame, sans autopunition, sans jamais se complaire à sa douleur. Il ne souffre d’aucun épuisement, ni d’asthénie, ni d’insomnies, s’adonnant sans goût à une activité normale.

Une autre différence est à noter : à l’inverse de ce qui se passe chez le mélancolique, le mystique, une fois la nuit achevée, découvre une plus grande plénitude, le calme est plus profond, le détachement plus complet. Il conserve le souvenir précis de cette vacuité et reconnaît combien elle lui fut précieuse; comprenant son sens et sa valeur, volontiers il y retournerait : sans elle pas de mort totale à soi-même ni de véritable plénitude. Il faut être vidé de l’accessoire multiple pour être rempli de l’unique essentiel. Mais cet essentiel, on ne peut le reconnaître au début parce que trop délicat, insolite, et indifférencié; on éprouve donc seulement le vide qu’il creuse afin de s’y loger.

Précisons enfin que pour le mystique, c’est le maître qui, sous l’influence de la grâce, précipite à un certain moment son disciple dans le vide et la nuit, et lui encore qui l’en tire dès que le vide a fait son œuvre; il veille sur lui, inaccessible et silencieux, sachant combien cette phase importante comporte de dangers. [36]

Un tel détachement n’est pas à la portée de l’homme sans une intervention directe de Dieu; lui seul, soutient Tauler, peut purifier l’esprit créé en l’arrachant à tout ce qui n’est pas l’absolue ténèbre et en le transportant au-dessus de l’être jusque dans l’Esprit incréé de Dieu. Au chemin lumineux Tauler oppose ainsi le chemin obscur des épreuves :

«Les hommes qui sont conduits par ce chemin ne doivent rien boire qui puisse produire en eux une ivresse, comme c’est le cas de ceux dont nous venons de décrire la joie… (Ils) sont mis et poussés sur un étroit chemin, où tout est sombre et sans consolation, où ils ressentent un insupportable tourment, et qu’ils ne peuvent pourtant point quitter. De quelque côté qu’ils se tournent, ils ne trouvent que profonde misère, désert, désolation, ténèbre. C’est là qu’ils doivent entrer et s’abandonner au Seigneur sur ce chemin aussi longtemps qu’il lui plaît. Et enfin le Seigneur fait comme s’il ne savait rien de leur tourment : c’est une insupportable indigence et un profond délaissement, et pourtant ils doivent s’y abandonner…»

Il dit encore : «Ces hommes sont dans la plus vraie, la plus profonde pauvreté, et dans un complet renoncement à eux-mêmes. Ils ne veulent, ils n’ont, ils ne désirent rien d’autre que Dieu et rien de ce qui concerne leurs nécessités personnelles. Il leur arrive souvent de travailler dans la nuit, c’est-à-dire dans l’abandon, dans la pauvreté, dans d’épaisses et lourdes ténèbres, dans l’absence de toute consolation, si bien qu’ils ne trouvent aucun appui, qu’ils ne rencontrent ni ne goûtent aucune lumière, aucune chaleur.»39.

Ruysbroeck décrivant, dans le Livre de la plus haute vérité (ch. VII), le terrible mal et la sombre misère de l’homme à qui Dieu se cache, insiste sur la liberté et l’égalité d’esprit que confère la Nuit. Si l’homme abandonne librement, et sans tristesse de cœur, sa volonté propre et laisse faire Dieu, le ciel remplira bientôt pour lui l’enfer. Alors, que la balance de l’Amour monte ou s’abaisse, tout désormais lui semblera égal et il demeurera toujours libre et impassible.

VIDES INCONSCIENTS

Au sortir de la nuit, l’âme est établie en une telle paix qu’elle est comme silencieuse et endormie. Elle jouit de plus en plus souvent de précieuses inconsciences échelonnées tout au long de l’itinéraire mystique et qui peuvent durer de quelques secondes à plusieurs heures.

On ne doit pas les confondre avec le sommeil sans rêve ni le sommeil [37] spirituel (yoganidrā) : il arrive que, les yeux ouverts, on garde l’attitude inconfortable de l’instant où l’inconscience vous a surpris : debout, le verre aux lèvres par exemple. Un vacarme qui vous tirerait du sommeil ne peut vous rendre à la conscience ordinaire. Quelques minutes de cette inconscience reposent mieux qu’une nuit d’un profond sommeil.

Le vide porte sur une suppression totale de la conscience normale et du sentiment de notre propre existence. La pensée s’est tue, la conscience et la félicité mystiques des débuts se sont endormies; quelque chose dont on ne sait rien, mais plus subtil et plus large a pris leur place; une énergie spécifique flue spontanément sans faire retour sur elle-même, ni se diviser en un sujet et un objet. Plus de durée vécue, tout se passe à un autre niveau. Le mystique perd le sentiment du temps écoulé, ne sachant si le vide a duré une seconde ou quelques heures, tandis que dans le sommeil il conserve un sens approximatif du temps. Autre chose à noter : avant de revenir à la conscience normale, il parcourt des stratifications celles de ses expériences mystiques antérieures lui permettant d’évaluer de quelles profondeurs il remonte. Mais il ne se souvient pas clairement de ce qui précéda ce retour, l’acte de mémoire ne pouvant s’effectuer dans un tel vide.

Sur ce retour je livre un témoignage moderne :

«L’absence de tout Avant, et la conscience pure de là.

Le vide absolu où vibrait cette pure présence de rien.

En ce vide le bondissement retenu

l’étonnement fasciné par l’arrêt du temps

l’immobilité mi-close de l’étonnement

l’absence annulant l’étonnement de l’absence qui pourtant s’y love.

Conscience de rien.

L’oubli de moi, la conscience annulante de cet oubli

la joie sans fond de cette annulation

la stupéfaction de la joie

l’annulation intensifiante de cette stupéfaction par son identité à l’évidence et la dissolution incessante de cette annulation, de cette stupéfaction, de cette joie, de cet oubli dans le jaillissement perpétuellement immobile d’être là.

Pur de tout passé, vierge même de la conscience de cette pureté, absolument arrivant ici.

Mais d’où?

La question à peine effleurant la fluidité la fit trembler et ébranla le temps.

En un rien de temps, le temps de maintenant, celui de l’écriture, une distance infinie se détendit à partir d’un asymptotique zéro et [38] je touchai la première escale à peine un léger choc, la mère de la toute enfance, un sourire ensoleillé

un saut, un deuxième jet plus lent, la femme apparut, celle de la rencontre originelle

et à peine touchée,

encore une trajectoire à la courbure plus douce, un tour de l’invisible manège et je suis amené enfin à moi, le fil entier en quelques secondes s’est déroulé, toute la mémoire de moi retrouvée de cette existence et un dernier voile où un arrêt encore était tapi s’écarte sur le souvenir de quelque chose de sablonneux, une douceur coalescente qui prit avec précaution le nom de “hier” en chutant avec mollesse sur le “maintenant”.

La familiarité alors se réveilla, pourtant éblouie, ruisselante, férocement heureuse.

Mais je puis dire autrement. Voici :

Coup de conscience absolument pure. Un là indicible.

Choc nu : “quelque chose” a disparu ou “manque”, mais quoi?

Choc encore, plus intense, ondes centrifuges : c’est “l’avant” qui n’est pas là. Il devait y avoir un “avant”. Mais toute trace en est absente. Ce n’est que la conscience de l’oubli d’un “avant”.

Un vide surgit : béance de l’avant. L’“avant” est là, mais vide vide de quoi?

Or du fond de ce vide, une remontée étrange s’éprouve : moi, c’est moi moi pur, sans mémoire, sans passé. Maintenant je suis là et c’était donc moi qui avais disparu? Un soupir profond réintègre toute présence familière, et sans effort enfin, comme un immense soulagement, une déception très douce, tout est revenu en deux petits coups jusqu’à la soirée d’hier…

Note. C’est maintenant, dans l’écriture, qu’est dit : “Au début, il n’y avait pas d’avant”. Le pur commencement ne se sait pas commencement. Mais il le devient immédiatement dès qu’un quantum de temps “apparaît” pour le constituer comme commencement. De ce côté-ci, cela apparaît comme moment originel. Mais de l’autre? Il n’y a pas d’autre côté.

Dès que du temps se fut écoulé (et je ne veux pas dire par là que cet écoulement fut en quoi que ce soit une “cause”), la pure conscience-de-là prit figure d’un “éveil”, d’un commencement incompréhensible. Aucune succession, aucune causalité (ceci est tautologique) n’est à être mise ICI.

L’oubli portait sur le Moi. Pourquoi écrire maintenant le et M majuscule? C’est qu’il est difficile d’écrire : “moi”, j’avais disparu.

QUI, en effet, éprouva ce qui est écrit ici, QUI s’en souvient? Aucun truquage, aucune contorsion stylistique ne viendront à bout de la réponse qui s’impose grammaticalement : c’était moi.» [39]

Un second témoignage fait état d’une inconscience prolongée que les bouddhistes désignent par le terme «asamjñîsamāpatti», c’est-à-dire extase spontanée et dépourvue de notions et d’images puisque l’activité mentale n’y a plus cours :

«Un jour, je me souviens, mon corps demeura inerte durant des heures. Puis, au sortir de ce vide totalement inconscient, la vie reprit peu à peu et, me semblait-il, au niveau des molécules. C’était un malaise effroyable, une souffrance jamais éprouvée.»

Une autre personne, après une inconscience de plusieurs heures dans la journée, note au réveil :

«Une impression étrange, mon corps est si lourd, si enfoncé dans le lit, comme un roc, presque au-dessous de moi que je me demande s’il est mort ou vivant. Réveil rapide pourtant.»

Mentionnons aussi une absorption quasi instantanée : le regard devient fixe, les yeux grands ouverts, on voit sans voir, abîmé dans le Soi.

Grâce au vide du dénuement, le «je» façonné et impur (que l’Inde nomme ahamkāra), après avoir perdu ses possessions, est détruit; puis, le «je» naturel et profond qui demeurait encore, meurt à son tour dans la Nuit. Néanmoins l’anéantissement n’est pas complet tant que le mystique n’a pas obtenu la nudité essentielle en s’immergeant dans le «Je» universel. Pour parvenir à ce niveau cosmique, les traces d’attachement et d’habitudes ancestrales qui subsistent dans son inconscient doivent être détruites, à l’aide d’une vacuité nue, aveugle, qui l’amènera au Rien.

Cette vacuité, issue de la ferveur et du détachement, apporte un apaisement bien supérieur au vide de la quiétude, et l’inconscience y atteint une profondeur ineffable. Vide mystérieux, infus, qui s’accomplit au tréfonds de l’âme et dont on sort plein de force et de vibrations. Parallèle aux autres vides, mais plus essentiel qu’eux, il s’instaure d’abord en présence d’un maître et dure alors une demi-heure. Le moi commence par résister, il a peur, et pendant quelques minutes, le disciple se refuse à plonger dans les ténèbres, préférant s’agripper à de menus soucis. Mais, après un temps, il s’adonne spontanément à des plongées répétées et se vide ainsi de tout ce qui est relatif et déterminé, perdant de vue et soi-même et le monde. Peu à peu il se plaît dans ce vide, et quand il y vit de façon permanente, il est parvenu à l’absorption ininterrompue dans le maître, que les sūfī nomment fanā’ du shaykh.

Ainsi, à force de plonger dans le torrent qui l’entraîne à une allure vertigineuse il ne sait où, son moi s’use peu à peu et, un jour, sans qu’il [40] sache comment ni pourquoi, il se sent englouti dans un océan sans rivage. À son grand étonnement, il n’est plus nulle part, il n’est plus personne.

Sous l’effet d’absorptions de plus en plus fréquentes, cette riche inconscience deviendra un fond permanent sur lequel se détachera plus tard la conscience éveillée. Mais au début on ne peut jouir des deux simultanément.

Cette inconscience en laquelle tout se noue correspond à la «connaissance non -connaissante» d’Eckhart. Les mystiques chrétiens y voient l’opération de Dieu dans l’âme. «Au milieu du silence me fut dite la parole secrète.» Maître Eckhart commente ainsi :

«Maintenant tu demanderas : Qu’opère donc Dieu sans image dans le fond et essence de l’âme? Je ne suis pas en état de savoir cela, car les puissances de l’âme ne peuvent percevoir qu’en images… Cela leur demeure caché. Et c’est ce qui leur est le plus salutaire… L’ignorance les attire comme vers quelque chose de merveilleux et les lance à sa poursuite! Car l’âme sent bien que c’est, mais ne sait pas… ce que c’est. »40.

L’âme reçoit en effet un message secret qu’elle ne peut déchiffrer tant il est lourd de sens, subtil. La pensée s’efface aussitôt qu’elle cherche à s’en emparer. Néanmoins il s’imprime de telle sorte dans la substance de l’âme que rien ne pourra ébranler la certitude de sa vivante présence.

Dans le Château de l’âme, sainte Thérèse se préoccupe elle aussi de l’inconscience propre à l’oraison d’union, union si intime avec Dieu qu’elle transforme complètement l’âme en Dieu :

«Toutes nos puissances sont endormies, dit-elle, et même profondément endormies par rapport à toutes les choses du monde et à nous-mêmes. Et en vérité, l’âme est comme privée de sentiment durant le peu de temps que dure cette oraison d’union; et le voudrait-elle, il lui serait impossible de penser. Aussi elle n’a pas besoin d’user d’artifice pour suspendre son entendement. Si elle aime, elle est dans un tel sommeil qu’elle ignore comment elle aime, ni ce qu’elle voudrait. Enfin, elle est comme complètement morte au monde pour vivre davantage en Dieu; voilà pourquoi c’est une mort délicieuse.»

La sainte différencie avec précision cette oraison d’union du «sommeil des puissances» éprouvé dans la demeure précédente où l’âme «tant qu’elle n’a pas une longue expérience, se demande avec anxiété ce qui a eu lieu. Était-elle dans l’illusion? Était-elle endormie? Est-ce une faveur de Dieu?... Mille doutes l’envahissent»41. [41]

Au contraire, dans l’oraison d’union, nul doute ne peut subsister, elle est souverainement certaine que Dieu opère en elle sans que personne ni elle-même puisse troubler son action :

«Vous voyez cette âme que Dieu prive complètement d’intelligence pour mieux imprimer en elle la véritable Sagesse; elle ne voit, ni n’entend, ni ne comprend rien durant le temps de cette oraison… Dieu s’établit lui-même dans l’intime de cette âme, de telle sorte que, quand elle revient à elle-même, elle ne saurait avoir le moindre doute qu’elle n’ait été en Dieu et que Dieu ait été en elle… Mais me direz-vous, comment l’âme a-t-elle vu ou compris cette faveur, puisqu’elle ne voit ni ne comprend? Je ne dis pas qu’alors elle l’a vue, c’est ensuite qu’elle s’en rend parfaitement compte. C’est une certitude qu’elle possède et que Dieu seul peut donner. »42.

Il existe aussi dans la sixième demeure un ravissement où l’âme a des lumières et des connaissances concernant Dieu :

«Cela semblera impossible, écrit-elle, car si les puissances et les sens sont tellement suspendus que nous pouvons dire qu’ils sont comme morts, comment l’âme peut-elle se rendre compte qu’elle comprend un tel secret? J’avoue que je l’ignore, et peut-être qu’aucune créature ne saurait le dire. »43.

Un problème analogue se pose quant au souvenir : si l’âme ne se souvient plus ensuite de ces hautes faveurs, quel profit en retire-t-elle? À cela sainte Thérèse répond : «Bien que l’on ne puisse expliquer ces faveurs, elles demeurent parfaitement gravées dans le plus intime de l’âme, et l’on n’en perd jamais le souvenir. Mais, ajouterez-vous, si elles n’ont aucune image qui les représente, et si les puissances ne peuvent les comprendre, comment peut-on s’en souvenir? Moi non plus je ne le comprends pas. »44. Quant à l’effet extraordinaire de cette oraison, il consiste en un

«tel oubli de soi que l’âme semble véritablement n’avoir plus d’être… Elle est tellement transformée qu’elle ne se reconnaît plus. Elle ne songe plus qu’il doit y avoir pour elle un ciel, une vie, un honneur propre, parce qu’elle est tout entière occupée à la gloire de Dieu… Ainsi non seulement, elle ne se préoccupe pas de ce qui peut arriver, mais elle est sous ce rapport dans un oubli tellement étrange que, je répète, il semble qu’elle n’est et qu’elle voudrait n’être rien en rien…»45. [42]

Afin de parvenir à ce degré élevé d’oraison, l’âme selon la comparaison de Thérèse d’Avila, a dû s’enfermer comme le ver à soie dans un cocon étroit et obscur qu’il a filé lui-même. C’est là qu’il meurt au monde, là qu’il perd ensuite sa vie de ver afin de renaître papillon 46 :

«O puissance de Dieu, dit-elle, qui pourra exprimer l’état de l’âme après cette union durant laquelle elle a été abîmée dans la grandeur de Dieu et si étroitement unie à lui pendant quelques instants : je dis “quelques instants”, car le temps à mon avis n’arrive jamais à une demi-heure. Je vous le dis en toute vérité, cette âme ne se reconnaît plus. Il y a la même différence entre son état passé et son état actuel qu’entre ce ver à soie difforme et le petit papillon blanc. »47.

D’après saint Jean de la Croix, inestimables sont les biens qu’impriment dans l’âme la communication silencieuse de Dieu et les onctions très mystérieuses et délicates de l’Esprit-Saint qui infusent secrètement dans l’âme richesses et grâce sans qu’elle y prenne part, sans même qu’elle le comprenne alors : « … Elle se sent blessée et ravie avec tendresse et suavité sans savoir par qui, ni d’où, ni comment.»48. Sur cette transformation de l’âme en Dieu, au terme de l’anéantissement, Suso écrit :

«... Ici l’esprit est dépouillé de cette obscure lumière qui l’avait accompagné suivant le mode humain depuis la révélation de ces choses. Là, il en est dépouillé, car il se trouve lui-même, proprement autre, différent de ce qu’il comprenait de lui-même, suivant le mode de la lumière qui lui était donnée auparavant… et il est ainsi dénudé et dépouillé de tout mode, dans l’absence de mode de la simple essence divine.»

Plus loin, après avoir bien précisé que l’âme «ne devient pas Dieu par nature», il ajoute :

«Il faut dire malgré tout que, dans cet anéantissement, qui suit cette absorption d’elle-même, l’âme voit disparaître son incertitude étonnée, en cette perte où elle est dépouillée de son être propre en l’être absolu, par son inconscience d’elle-même.»49. [43]

ANÉANTISSEMENT ET RIEN

L’inconscience de ces profondes immersions permet donc l’anéantissement par lequel se parachève le dénuement. Mais il est impossible de classer de pareilles réalisations. En effet, si le vide du dépouillement qui fait du mystique un homme «pauvre et nu», les absorptions inconscientes durant lesquelles il est réduit à rien sans même le savoir, l’anéantissement en Dieu et l’accès au Rien sont des expériences très précises et nettement distinctes pour celui qui les éprouve, elles ne constituent pas des phases strictement successives : l’une peut s’amorcer avant que la précédente ne soit terminée; plusieurs progressent de façon parallèle et l’on a souvent un éclair des accomplissements futurs. Ne nous en étonnons pas, car, l’expérience spirituelle conduisant à l’intemporel et à l’indifférencié, tout est là à tout moment : on a donc grand’peine à établir des étapes comme si elle évoluait dans le temps. En outre, dès que le mystique vit dans le Rien ne demeurant nulle part les vacuités antérieurement traversées tendent à se confondre pour n’en faire plus qu’une : dans l’oubli du moi et de toutes choses, dans l’oubli de l’oubli lui-même, il se perd constamment dans un abîme dont il ne sait rien.

Pour ces diverses raisons, il ne faut pas chercher un ordre rigoureux dans les extraits qui suivent.

Et d’abord, en survol, l’itinéraire des anciens maîtres et poètes sūfī :

Abou-Sa’id Al Kharraz dit du serviteur que Dieu choisit pour compagnon fidèle :

«... Lorsque le regard de ce serviteur tombe sur la Majesté et la Magnificence, ce dernier reste sans lui-même. Alors le serviteur devient (une parcelle) du temps anéanti… »50.

Ibn'Atā'Allāh décrit ainsi l’anéantissement (fanā») :

«L’homme disparaît de lui-même, il ne sent rien des apparences extérieures de ses membres, ni du monde extérieur, ni de ce qui se passe en lui; il disparaît de tout cela, et tout cela disparaît de lui, fuyant vers Dieu d’abord, en Dieu ensuite.»

Louis Gardet explique : «Vers Dieu d’abord, c’est le fanā»; en Dieu ensuite, c’est-à-dire le sujet disparaît de la disparition elle-même, c’est le fanā' du fanā'… Abolition, annihilation du sujet empirique pour que le «je» profond «subsiste» en Dieu. Perte de tout par le retrait et [44] l’esseulement radical… pour que tout soit redonné selon la suprême Réalité. » 51.

«Mais l’anéantissement de soi n’a de valeur que si le regard s’en détourne pour se porter vers l’état de subsistance en Dieu (baqā»).» «La crainte de Dieu se situe au moment où nous sommes anéantis et consiste à repousser toute complaisance à l’égard de notre propre fana»; cette complaisance lui rendrait pour nous une valeur positive qui masquerait la seule valeur positive en soi : la subsistance en Dieu (baqā»). On ne peut accéder jusque devant l’essence divine que par la pure négativité de l’anéantissement personnel. » 52.

Par-delà encore anéantissement et son oubli, par-delà permanence en Dieu, le saint se tient dans l’égalité sans houle, c’est ce que veut dire Abou’l-Hasan Al-Nouri :

«... La route de ceux qui sont anéantis est celle où leur anéantissement s’accomplit en leur Bien-Aimé, qui est l’objet de leur Espérance. La voie de ceux qui demeurent est celle où leur permanence tient à sa permanence à Lui. Cependant celui qui s’élève au-dessus des deux états d’anéantissement et de permanence, il n’y a plus pour lui ni anéantissement, ni permanence.»53.

L’auteur du Nuage d’Inconnaissance, à cette étape, condense son enseignement en deux mots : «nulle part» et «rien» :

«Car nulle part corporellement, c’est partout spirituellement… j’aimerais mieux n’être nulle part corporellement, luttant avec cet aveugle rien, que d’être un si grand seigneur que je puisse, lorsqu’il me plairait, être partout corporellement…

«Laisse ce partout et ce quelque chose, pour ce nulle part et ce rien. Ne t’inquiète point si ton intelligence ne peut appréhender ce rien, car assurément je ne l’en aime que mieux. Il est en lui-même si précieux qu’elle ne peut l’appréhender. Ce rien, on l’éprouve plutôt qu’on ne le voit, car il est tout aveugle et pleine ténèbre pour ceux qui ne l’ont pas encore beaucoup contemplé… Une âme en l’éprouvant est plus aveuglée par l’abondance de lumière spirituelle qu’on ne l’est par les ténèbres ou le manque de lumière physique. Qui donc l’appelle “rien”? C’est assurément notre homme extérieur, non l’intérieur. L’homme intérieur l’appelle “Tout”, car par lui, il lui est donné de comprendre toute chose, corporelle ou spirituelle, sans en considérer aucune en particulier» (ch. 68). [45]

Et Walter Hilton :

«C’est donc une bonne obscurité et un rien très riche qui apportent à l’âme tant d’aise spirituelle et une aussi calme douceur. Je crois que David entendait cette Nuit ou ce rien lorsqu’il disait : “J’ai été réduit à rien et je ne l’ai pas su”. C’est-à-dire la grâce que notre Seigneur Jésus a envoyée dans mon cœur a tué en moi et réduit à rien tout amour du monde et je n’ai pas su comment. Car ce n’est pas par mon travail ni par ma propre volonté… mais par la grâce… »54.

Un témoignage moderne va établir clairement la distinction entre «vide» et «rien». Il comporte trois expériences dont les deux premières se réfèrent au vide et la dernière au Rien : d’abord un rêve de vide, sorte d’appel de l’abîme 55 et le lendemain, en état de veille, son accomplissement sous la forme d’un anéantissement de soi, perçu comme libération et félicité. Dans la troisième expérience, lors d’un état mystique profond et en la présence du maître (présence spirituelle et non corporelle), fulguration du Rien :

«L’expérience de l’abîme a été précédée d’un rêve : j’étais plaqué contre la paroi d’une cage d’escalier me donnant l’impression d’un trou sans fond, dans lequel j’allais basculer. Aucune crainte ni angoisse, le réflexe pourtant de rester accroché pour ne pas tomber.

«Le jour suivant, étendu et éveillé, j’ai ressenti la présence en' moi' d’un gouffre analogue à celui du rêve : même appel à lâcher prise, mais accompagné du désir d’y tomber.

«Dans cet espace intérieur qui n’était pas celui du corps physique, je tombais avec un sentiment de lâcher prise dans une sécurité totale et un parfait abandon. Détente de tout l’être, impression de nœuds se déliant. Cela se faisait par vagues, avec légèreté, délice, n’en finissant plus de tomber, remontant même pour mieux redescendre.

«Un mois après, expérience très différente, sans rien de spatial : durant la nuit, dans un demi-sommeil, d’abord quelques ondes de félicité très fines et délicates et pourtant très fortes, localisées au cœur : la présence du maître à peine esquissée, un éclat de rien, absolument rien, cri d’effroi, réveil complet.

Éclat de rien lié à cette présence et pourtant indépendant d’elle. Si je me centre sur l’expérience même du rien : entre cette présence et je rien, je vois les deux faces d’une même chose sans épaisseur : l’espace entre le maître et le rien étant plus nul encore que le rien lui-même. Le cri d’effroi, jailli de la contiguïté pure entre le maître et le rien lequel avait brusquement disparu par le rien tient à cette brusque [46] révélation : le maître étant cela, rien, toute chose et moi-même sommes également “rien”. N’est-ce pas ce dont j’avais eu seulement l’intuition, quelques années auparavant, lorsque j’écrivais :

Au cœur de l’être vibre le vide

Et au cœur du vide, le rien.

Après, quand j’ai senti que c’était l’Absolument Rien qui m’avait fait reculer d’effroi, je me suis jeté contre si peu que ce soit je me suis lancé dessus (contre, dans?) et naturellement la riposte est instantanée : il n’y a même pas deux temps pour cela. C’est déjà au-delà de la transfiguration du monde, au-delà de l’unité nirvāna-samsāra; celle-ci est le fond sans fond au cœur duquel jaillit cet élan de fusion. Le but lui-même a disparu.

Si l’on n’a pas peur, à partir de là, frénésie, élan absolu, désir impérieux de ne faire qu’un, mais je n’ai pas le pouvoir de refaire cet élan.

Et c’est un “rien très riche” puisque l’appel est si impérieux qu’on obtient aussitôt la réponse.»

Le récit suivant révèle comment une autre personne, après de longues années d’expériences de vides, accède définitivement au Rien ceci n’est qu’un exemple de ce qui se passe tout au long de la vie mystique : l’état, au début à peine supportable une seconde, finit par s’installer. Le Rien devient alors un fond permanent dans lequel baigne le mystique56.

«J’eus d’abord un rêve : des voleurs s’efforçaient de me dérober un trésor enfoui dans les souterrains de ma demeure; j’en ignorais la nature et jusqu’à l’existence, mais je pressentais pourtant son inestimable valeur et je le défendais, pour moi et les miens, refusant de quitter la place. Tirée du rêve, je conservai la certitude que j’avais depuis toujours un tel trésor et qu’il me serait bientôt révélé; mais à toute idée que je m’en forgeais, mon cœur répondait non”, car lui, savait. Mon maître, à qui je confiai ce rêve, me dit : Effectivement, le trésor est là, et vous êtes sur le point de le découvrir; mais un obstacle s’interpose encore.”

«Quelques jours plus tard, peu de temps avant de le quitter, mon maître me fit asseoir en face de lui. Après une profonde absorption, en revenant à la conscience, quelle ne fut pas ma stupéfaction : il n’y avait rien et dans le Rien, je n’étais plus. Impression étrange, illimitée. Pourtant, depuis près de vingt ans, j’avais traversé bien des vides : vides inconscients, mort douloureuse et même un anéantissement total. Maintenant, c’était différent, il n’y avait pas d’annihilation, de dépouillement, ni même de vide, puisque vide signifie toujours vide de quelque chose; il fallait dire “rien” toutes les vacuités antérieu — [47] rement éprouvées fondues en une seule, insaisissable et définitive, car je n’en sortis plus.

À mon maître qui me demandait comment je me sentais, je répondis : “Où suis-je? Nulle part, me semble-t-il!” et avec un sourire indéfinissable il acquiesça : “Oui, nous ne sommes plus nulle part.” À partir de ce jour, les rives escarpées, changeantes, prodigieuses, entre lesquelles fluait précipitamment le fleuve de ma vie, s’évanouirent. Il n’y eut plus que l’immensité de la mer. Extases et phénomènes extraordinaires firent place à une paix simple, inébranlable et à un très grand silence : rien en moi, rien au-dehors, rien en Dieu. Une fluide harmonie où ne demeure qu’un ineffable indéterminé.

Le trésor une fois découvert, bien des choses me furent révélées. Et d’abord je pris conscience du rien dans lequel vivait mon maître. Je compris aussi que “rien” est la condition de toute efficience, et en particulier de la plus haute de toutes, la transmission de maître à disciple, et c’est pourquoi la transmission ne s’enseigne pas. En effet, c’est en “rien” et grâce à “rien” que le maître suscite le “rien” en son disciple, en lui encore que la grâce se transmet, puisque là seulement, elle ne rencontre pas d’obstacle.»

Les œuvres de Ruysbroeck contiennent des pages superbes sur l’abîme, le Rien, la solitude immense de la divinité :

«... L’homme a été créé de rien. C’est pourquoi il poursuit ce rien, qui n’est nulle part, et, dans cette poursuite, il s’écoule si loin de lui-même, qu’il perd sa propre trace; plongé dans la simple essence de la Divinité, comme dans son propre fond, il s’en va mourir en Dieu. » 57.

Dans l’Ornement des noces spirituelles, il dégage trois actes essentiels de la rencontre sans intermédiaire entre l’homme intérieur et Dieu :

«De l’Unité divine rayonne en lui une simple lumière et cette lumière lui révèle : ténèbre, nudité, rien.

Dans la ténèbre il est enveloppé et il s’enfonce dans une chose sans modes où il est perdu comme quelqu’un qui s’égare.

Dans la nudité il est destitué de sa lumière propre et de la faculté de discerner les choses, et pénétré par une simple lumière, transfiguré.

Dans le Rien, toutes ses activités défaillent et il est vaincu par l’activité de l’Amour abyssal de Dieu. »58.

Et voici, par lui encore, la description des êtres nus, irrésistiblement attirés par l’Amour divin qui, de l’intérieur, les invite à l’Unité [48] :

«Les hommes éclairés, d’un libre esprit, sont ravis plus haut que la raison, jusqu’à la vision nue et sans images. C’est là que l’Unité divine appelle éternellement : et avec une intelligence nue et vide d’images, ils dépassent toutes les œuvres, toutes les pratiques, toutes les choses enfin, et atteignent au sommet de l’esprit. Là, leur intelligence nue est entièrement pénétrée d’éternelle Lumière comme l’air est pénétré par la lumière du soleil. La volonté nue et ravie est transformée et pénétrée par l’amour sans fond comme le fer par le feu. Et la mémoire nue et ravie se sent enclose et établie dans un abîme 59 sans formes. »60.

En une inspiration hardie Maître Eckhart affirme un double anéantissement : anéantissement de l’âme pour laisser la place à Dieu et anéantissement de Dieu en l’âme :

«Là où finit la créature, là commence l’être de Dieu. Tout ce que Dieu te demande de la façon la plus pressante, c’est de sortir de toi-même dans la mesure où tu es créature, et de laisser Dieu être Dieu en toi. La moindre image créée qui se présente en toi de quelque manière que ce soit est tout aussi grande que Dieu. Pourquoi? Parce qu’à la totalité divine elle barre le chemin qui mène à toi… Sors en totalité de toi pour l’amour de Dieu, et Dieu sortira entièrement de Lui-même pour l’amour de toi. Et quand ils sont sortis tous deux, ce qui reste alors, c’est l’unité simple» 61 (p. 144).

Il dit autre part :

«Si tu pouvais t’anéantir toi-même, ne fût-ce qu’un instant ou même moins de temps qu’un instant, alors tout cela t’appartiendrait en propre qui réside dans ce mystère incréé du dedans de toi-même» (p. 231).

Bien plus, l’amour à l’égard de Dieu, la connaissance de Dieu, la jouissance de l’âme en Dieu doivent, elles aussi, disparaître :

«On peut trouver étrange l’affirmation que l’âme doive perdre jusqu’à Dieu… Pour que l’âme devienne parfaite, à plus d’un égard, il lui est plus nécessaire de perdre Dieu que de perdre la créature. Il faut, il est vrai, que tout soit perdu, car la place de l’âme doit être dans un libre néant. Le dessein bien arrêté de Dieu, c’est que l’âme perde Dieu. En effet, tant que l’âme a encore un Dieu, connaît un Dieu, a la moindre notion d’un Dieu, elle est encore éloignée de Dieu. C’est pourquoi, c’est le désir formel de Dieu de s’anéantir Lui-même dans l’âme afin que l’âme se perde elle-même… Et le plus grand honneur [49] que l’âme puisse faire à Dieu, c’est de l’abandonner à Lui-même et de s’affranchir de Lui.

«C’est dans ce sens qu’il faut entendre la mort la plus intime de l’âme, celle qui lui permet de devenir divine» (p. 248).

Dans l’Introduction aux Traités et sermons de Maître Eckhart, M. de Gandillac explique : «On verra que dans sa prédication, notre auteur va parfois jusqu’à décrire la conscience de l’union à Dieu comme le dernier empêchement à la parfaite Béatitude, en sorte que l’Homme noble devra “se libérer de Dieu même”, c’est-à-dire précisément de toute connaissance de Dieu, et non pas même, selon la tradition dionysienne, pour que cette “inconnaissance” soit une “plus haute connaissance”, mais pour que le Vide absolu se fasse dans l’âme» (p. 17).

En des pages magnifiques, Maître Eckhart décrit la pauvreté intérieure à laquelle s’applique la parole de l’Évangile : «Heureux les pauvres en esprit.»

«Celui-là est un homme pauvre qui ne veut rien, ne sait rien, n’a rien.» Il ne veut rien, pas même accomplir sciemment la volonté de Dieu, car celui qui veut accomplir la volonté de Dieu «a encore une volonté… et ce n’est point là la véritable pauvreté» (pp. 254-255).

«Est un homme pauvre celui qui ne sait rien… il faut qu’il soit à tel point vide de tout savoir qu’il ne sache, ni ne connaisse, ni ne sente que Dieu vit en lui» (p. 256). «C’est dans ce sens, dis-je, que l’homme doit être affranchi et libre de Dieu, afin qu’il ne sache, ni ne connaisse que Dieu agit en lui… Dieu ne connaît ni ceci, ni cela. C’est pourquoi Dieu est dépouillé de toutes choses et c’est pourquoi Il est Lui-même toutes choses. Celui qui est pauvre en esprit doit être dépouillé de tout savoir propre, de telle sorte qu’il ne sache absolument rien ni de Dieu, ni de la créature, ni de soi-même. D’où la nécessité pour l’homme d’aspirer à ne rien savoir, à ne rien connaître des opérations divines» (p. 257).

Mais la pauvreté la plus intime, la plus vraie, est par-delà le dépouillement de toutes choses, des créatures, de soi-même et de Dieu; il ne doit rester en l’homme de lieu où Dieu puisse opérer :

«En effet, si Dieu trouvait l’homme en cette pauvreté, c’est sur soi-même qu’Il devrait exercer son opération et Il serait Lui-même le lieu de son opération, précisément parce qu’II est celui qui opère en Lui-même. Ici, dans cette pauvreté, l’homme retrouve l’être éternel…» (p. 258).

«Nous disons donc que l’homme doit être tellement pauvre qu’il ne soit pas un lieu et n’ait pas en lui un lieu où Dieu puisse opérer. Tant que l’homme conserve encore en lui un lieu quelconque, il conserve [50] aussi quelque distinction. C’est pourquoi je prie Dieu de me libérer de Dieu» (p. 258).

Et même jusque dans ses actes, l’homme pauvre doit être détaché, vide et libre, et pour cela il doit vivre «sans avant ni après», c’est-à-dire dans le moment présent en une éternelle reprise :

Car «il y a dans l’âme un Fond secret d’où découlent la connaissance et l’amour; ce quelque chose ne connaît pas et n’aime pas; ce sont les puissances de l’âme qui connaissent et qui aiment… Ce Fond secret n’a ni passé ni futur, il n’attend rien qui puisse s’ajouter à lui, car il ne peut ni gagner ni perdre» (p. 256).

Et Eckhart citant un «maître païen», probablement Proclus ou le Pseudo-Hermès :

«Dieu est quelqu’un dont le néant remplit le monde entier, et son quelque chose n’est nulle part. C’est pourquoi le quelque chose de Dieu n’est point trouvé par l’âme, tant qu’elle n’a pas été réduite à néant, en quelque lieu qu’elle se trouve, créée ou incréée…» (p. 249).

Dans un autre sermon il déclare à propos de l’homme dont le temple intérieur brille d’une très pure lumière :

«Si l’âme entre alors dans la lumière sans mélange, elle est transportée en son Rien, et, dans ce Rien, elle est tellement loin de son moi créé que sa puissance propre ne lui suffit plus à la ramener à son moi créé. Mais alors Dieu, lui qui n’est pas créé, saisit le Rien de l’âme et accueille cette âme en lui-même. L’âme a osé s’anéantir et ne peut plus maintenant retourner d’elle-même en elle-même, aussi loin qu’elle soit sortie d’elle-même, avant que Dieu ne se soit saisi d’elle. Il doit nécessairement en être ainsi» (p. 120).

CONSCIENCE REVENUE SE DÉTACHANT SUR UN FOND DE VIDE INCONSCIENT

Aussitôt l’âme anéantie, et Dieu aussi en elle anéanti c’est-à-dire les plus hautes valeurs auxquelles elle eut accès dans l’oubli de la voie et de son aboutissement, par-delà anéantissement et permanence, une vie nouvelle s’instaure, vie fluide et déliée, perdue dans l’Immense et l’universel.

La conscience libérée de ses entraves, doutes et hésitations, récupère ses facultés précédemment suspendues, paralysées, plus tard interdites, stupéfiées et enfin endormies durant de profondes immersions : alors [51] absolue devient sa certitude, gratuits et spontanés ses actes qui jaillissent du rien et y retournent, aussitôt oubliés. Ces actes étant en effet inconditionnés ne collent pas à un moi, n’obéissent plus aux impulsions du désir ni à de faux impératifs; exempts de projet, ils n’entraînent pas inquiétudes et tourments et ne troublent jamais la tranquillité. Le mystique sans cesse disponible, affranchi des nombreuses tâches qui l’assaillaient jadis et séjournant à demeure dans l’immensité vide et silencieuse, a l’impression de ne rien faire; pourtant son activité est plus grande encore que dans le passé.

Plus extraordinaires que des pouvoirs miraculeux est ce surgissement des activités ordinaires hors du rien d’où elles tirent une puissance et une liberté sans commune mesure avec l’ordinaire. En voici la raison : affranchi du temps et de l’espace, le mystique vit en pleine vibration originelle (spanda), source de toute connaissance ou activité, dans l’acte intérieur, indivisible et complet simple élan, mais toujours prêt à exploser en une gerbe d’actes énergiques et libres qui se manifestent dans l’espace et dans le temps. Il mène alors une vie normale sans extases, son être étant entièrement tissé d’extase, mais actes et pensées ont pour fond une vivante inconscience : il pense sans penser, agit sans agir, connaît au sein d’une véritable inconnaissance. Et ce fond indifférencié est pour lui infiniment plus précieux que les manifestations qui se jouent en surface. Il ne perd donc pas contact avec lui, même durant le sommeil.

Diverses sont les modalités de sa «connaissance dans l’inconnaissance» : tantôt il sait d’une manière intuitive et globale sans trop savoir qu’il sait, mais il agit avec promptitude comme s’il était averti des événements futurs. Tantôt il voit clairement, en se tenant dans le vide, jusqu’aux moindres détails, ce qu’il désire connaître et cela seulement.

Aucun système autant que le Taoïsme n’a mis l’accent sur le Vide et son efficace; pour montrer que toute efficience sort du vide, le Lao-tzeu 62 donne des exemples bien connus d’objets dont l’utilité se réduit à leur creux, à leur vide :

Bien que trente rayons convergent au moyeu

c’est le vide médian

qui fait marcher le char.

L’argile est employée à façonner des vases,

mais c’est du vide interne

que dépend leur usage. [52]

Il n’est chambre où ne soient percées porte et fenêtre

c’est donc le vide encore

qui permet l’habitat.

L’être a des aptitudes

que le non-être emploie (XI).

De même un être est efficace en tant seulement qu’il est vide, et ce vide se traduit par le non-agir. Tchoang-tzeu déclare au sujet des anciens sages : «Ils se tenaient sur l’abîme et se promenaient dans le néant. »63. Pour eux tout suit alors son cours naturel.

Il recommande encore :

«Faites du non-agir votre gloire, votre science… Le non-agir n’use pas. Il est impersonnel… Il est essentiellement un vide. Le surhomme n’exerce son intelligence qu’à la manière d’un miroir. Il sait et connaît, sans que s’ensuivent ni attraction ni répulsion, sans qu’aucune empreinte persiste. Il est en conséquence supérieur à toutes choses et neutre à leur égard. »64.

Non-agir, non-intervention, qui se ramènent en définitive au Tao «par qui tout se fait, bien que lui-même n’agisse pas», ne sont qu’un rayonnement spontané. À propos du Tao, M. Granet écrit : «Sa règle unique est le wou wei, la non-intervention. On pense certes qu’il agit… mais en ce sens qu’il rayonne inlassablement une sorte de vacuité continue. »65. Ainsi du sage impassible et autonome il est dit :

« … Serait-ce parce qu’il est sans moi

son moi par là se parachève (VII).

...........

Entre ciel et terre

On dirait d’un soufflet

Vide et pourtant inépuisable

Plus il peine et plus il exhale

Il n’est mots si nombreux qu’ils le puissent sonder

Mieux vaut se tenir au milieu (V)66.

Ce milieu est d’après une note du traducteur 67 «méfiance à l’égard des extrêmes», comme pour les çivaïtes.

On trouve encore dans le Lao-tzeu [53] :

“… Seul le rien s’insère dans le sans-faille

À quoi je reconnais l’efficace du non-faire.

La leçon du non-dire

l’efficace du non-faire

Rien ne saurait les égaler (XLIII).

Décroître encore décroître

jusques à non-agir

Par non-agir rien qui ne s’accomplisse.

Tout abdiquer c’est gagner l’univers… (XLVIII).

................

Le Sage connaît sans bouger

Sans voir comprend

Sans agir œuvre (XLVII).

Voici maintenant selon Lie-tzeu la connaissance du Sage parfait :

«Sous une apparence corporelle, Nan-kuou-tzeu cache la perfection du vide, ses oreilles n’entendent pas, ses yeux ne voient pas, sa bouche ne dit mot et son esprit ne pense plus. Son extérieur est toujours impassible. »68.

Mais Tchoang-tzeu va plus loin : le Sage qui a pénétré jusqu’au Tao, «à la fois vide et paix, non-agir et silence, moteur de l’évolution cosmique», a identifié son action à la sienne :

Se tenant à l’origine, à la source, uni à l’unité, il connaît… par intuition dans le Principe (Tao)… Il voit dans les ténèbres du Principe; il entend le verbe muet du Principe. Pour lui, l’obscurité est lumière, le silence est harmonie. Il saisit l’être au plus profond de l’être, et sa raison d’être… dans le Tao. Se tenant à cette hauteur, entièrement vide et dénué, il donne à tous ce qui leur convient. Son action s’étend dans l’espace et dans le temps.’69.

Et Lie-tzeu précise :

Keng-Sang était, dit-on, capable de voir et d’entendre sans se servir de ses yeux et de ses oreilles; il explique comment : « mon corps est uni à mon centre, le centre est uni à l’énergie, l’énergie est unie à l’esprit et l’esprit est uni au non-être ». Une chose si menue soit-elle, un ton à peine perceptible,… s’ils me concernent, me sont infailliblement connus mais j’ignore s’il s’agit d’une perception des sens ou d’une connaissance instinctive : tout ce que je sais, c’est que cette connaissance me vient spontanément.’70. [54]


Ainsi, pour les Taoïstes, vacuité signifie tranquillité profonde et inébranlable. Est le possesseur du Tao celui qui peut transmuer toute chose selon son désir. Alors et alors seulement, il peut conduire les autres au Tao71.

«N’est-il pas évident, dit Tchoang-tzeu, que vide, paix, contentement, non-agir, silence, vue globale et non-intervention sont la racine de tout bien? Qui a compris cela… pourra régner, comme un roi, sur la destinée des hommes; ou, comme un Sage, sur leurs esprits. »72.

Il ajoute ensuite au sujet des anciens souverains :

«Leur pensée s’étendait à tout, sans qu’ils pensassent à rien; ils voyaient tout en principe, sans rien distinguer en détail; leur pouvoir, capable de tout, ne s’appliquait à rien. » 73.

Richard de Saint-Victor s’étonnait lui aussi :

«De façon merveilleuse, nous souvenant nous ne nous souvenons pas, voyant nous ne voyons pas, comprenant nous ne comprenons pas, pénétrant nous ne pénétrons pas.»74.

R. Otto dit de l’âme telle que la conçoit Maître Eckhart :

Ainsi, dépouillée de son essence propre, comme Dieu seul est encore son essence, elle saisit Dieu par Dieu lui-même. Alors elle entend sans parole, elle voit sans lumière. Alors son cœur est sans fond, son âme sans conscience, son esprit sans forme, sa nature sans essence. Ayant dépassé toute connaissance rationnelle qui pourrait lui fournir sa force propre, elle est parvenue à la puissance « obscure » du Père dans laquelle toute différence logique expire. Sans parole : car elle est une saisie intérieure dans une expérience spontanée. Sans lumière, car elle est une pure conscience, sans détermination…’75.

Les bouddhistes chinois du grand Véhicule font de l’absence de pensée ou «esprit de non -demeure» le pivot de l’enseignement ésotérique qu’ils reçurent de l’Inde, non-demeure équivalent pour eux à vacuité ultime (p. 74). L’esprit n’étant plus incité par alternative et bipartition (vikalpa) ne prend appui sur rien et «ne demeure nulle part» (p. 15); autrement dit, dès qu’il se soustrait aux deux pôles propres à la connaissance discursive de «mise en relation», il atteint le vide de l’entre-deux. [55]

L’absence de pensée consiste alors en une vue totale, indéterminée (nirvikalpa), qui ne rejette ni ne retient76. Elle ne signifie donc pas ignorance et inaction, bien au contraire : «C’est grâce à une connaissance sans distinctions que le Tathāgata est capable de distinguer toutes choses. Comment, s’il avait un esprit pourvu de distinction, les distinguerait-il?» (p. 68).

Plus précisément encore, l’esprit de non-demeure se caractérise par «l’absence de pensée» ainsi définie : «L’absence de pensée, c’est au sein de la pensée, demeurer sans pensée. »77. «Lorsque l’esprit n’est plus que vacuité, on est capable de voir, d’entendre, de percevoir et de connaître, mais au milieu de toutes ces impressions, on reste dans une vacuité et une quiétude constantes… On n’est pas lié par le bien ou par le mal. »78. «Que l’on soit en marche, debout, assis, couché, l’esprit reste inébranlable et il est, à tout instant, vacuité et insaisissable» (p. 109).

La pensée affranchie de sa dialectique d’écartèlement, ne prenant plus appui sur ses notions et souvenirs, se renouvelle d’instant en instant; intuitive et immédiate, elle jaillit spontanée et fibre :

«L’absence de pensée c’est la pensée instantanée et la pensée instantanée, c’est l’omniscience»79. Un moment suffit donc pour qu’il y ait Éveil : En une pensée instantanée tous les obstacles sont réduits à néant (p. 78).

Pour Maître Eckhart, également, «si la volonté se détourne d’elle-même, ne fût-ce qu’un instant, elle retrouve aussitôt sa véritable liberté, et dans cet instant elle rattrape tout le temps perdu» (p. 145).

L’absence d’activité mentale ne veut pas dire non plus inaction, pour les bouddhistes, puisque «dans l’immobilité de ce qui est ainsi par soi-même, il y a activité de mouvement inépuisable» (p. 106).

Bien que l’on n’ait plus ni pensée, ni réflexion, ni recherche, ni acquisition : Lorsqu’on est plongé dans la quiétude constante… (on possède) une activité de réponse (aux sollicitations des êtres) qui est illimitée. L’activité avec vacuité constante, la vacuité avec activité constante, l’activité avec absence d’être, voilà la vacuité absolue. Dans la vacuité sans non-être il y a l’être transcendant que constitue le Savoir mystique; c’est la mahāprajñā’ (p. 107). [56]

À un interlocuteur qui l’interrogeait sur la vacuité et la non-vacuité, le maître Chen-Houei répondait :

«Le caractère insaisissable de la substance de l’absolu s’appelle vacuité. Mais lorsqu’on est capable de voir cette substance insaisissable et que l’on est alors plongé dans une quiétude constante, on possède des activités nombreuses comme les grains de sable du Gange. C’est pourquoi on parle de non-vacuité» (p. 58).

À la fin de l’Ornement des Noces spirituelles, Ruysbroeck ramasse en un puissant raccourci les thèmes que je me suis efforcée de dégager; il montre comment, à partir du vide, de la perte de soi et de la nudité d’esprit, surgissent le discernement intuitif, l’action, la liberté dans la vie intérieure et dans la vie extérieure :

«On ne peut contempler Dieu par Dieu lui-même, sans intermédiaire, dit-il… si l’on ne s’est perdu soi-même dans l’indétermination sans chemin et dans une ténèbre où tous les contemplatifs errent dans la jouissance, sans jamais plus se retrouver eux-mêmes selon le mode de créature. C’est dans l’abîme de cette ténèbre où l’esprit aimant est mort à lui-même, que commence la révélation de Dieu… C’est là que luit la lumière incompréhensible; et en elle on devient voyant… Cette lumière divine est donnée à la simple vision de l’esprit, là où il reçoit la clarté qu’est Dieu Lui-même… dans le vide où l’esprit s’est perdu par amour… Voyez, cette mystérieuse clarté dans laquelle on contemple tout ce que l’on peut désirer dans la mesure du vide de l’esprit est telle par son immensité que le contemplatif aimant n’aperçoit et ne sent en son propre fond qu’une Lumière incompréhensible. Et dans la simple Nudité qui enveloppe toutes choses, il se sent identique à cette lumière grâce à laquelle il voit.»

Et plus loin il précise que le contemplatif voit Dieu et toutes choses sans distinction, d’un simple regard, dans la divine clarté. Et c’est la plus haute des contemplations puisque l’homme reste maître de soi et libre dans sa vie intérieure et dans la pratique des vertus.

À maintes reprises Ruysbroeck insiste sur la nécessité de posséder simultanément amour intérieur et activité extérieure : c’est en un seul et même exercice qu’il faut trouver le repos et l’action, aller vers Dieu avec un amour intense en une éternelle activité et, en Dieu, entrer dans un éternel repos. Résider en Dieu tout en sortant vers les créatures par un universel amour :

«... Éternellement nous demeurerons en Dieu, débordant toujours au-dehors et rentrant sans cesse au-dedans. C’est par là que nous posséderons véritablement la vie intérieure dans toute sa perfection. »80. [57]

En de très beaux vers Ruysbroeck chante les êtres unis à Dieu :

«Avec Dieu ils flueront et reflueront,

Possédant et jouissant, ils iront vides,

Ils travailleront et pâtiront,

puis se reposeront en sécurité dans leur superessence.

Ils sortiront et rentreront et trouveront leur nourriture.

Enivrés d’amour, ils s’endormiront en Dieu dans une lumineuse obscurité. »81.

Fondus dans la vie universelle, ils jouissent selon Abhinavagupta d’un esprit égal et peuvent s’adonner librement, dans l’ineffable vide, au mouvement primordial de la vie : expansion et retrait. Ils se tiennent dans l’élan, à la jonction du repos et du mouvement, de l’unité et de la multiplicité, du dedans et du dehors, ou d’après une image de maître Eckhart, dans le gond de la porte : qu’elle s’ouvre ou se ferme, le gond ne bougera pas. Lui aussi insiste sur l’activité intérieure : il convient que l’homme apprenne à collaborer avec Dieu, en exerçant activité intérieure et extérieure, en travaillant avec son intérieur, par lui et en lui et qu’il prenne l’habitude d’être actif tout en gardant l’esprit entièrement libre82.

C’est parce qu’ils ont découvert la source d’une activité inépuisable, après avoir renoncé à l’agir propre, que des mystiques intensément vivants comme Ruysbroeck, Eckhart, Abhinavagupta condamnent avec une telle véhémence les adeptes de la vacuité passive qui tournent le dos à la vie et à son dynamisme, l’expérience de l’acte spontané et efficient leur faisant totalement défaut :

«Unifiés dans le vide aveugle et sombre de leur être propre, ils s’y croient un avec Dieu, et ils prennent cela pour la béatitude éternelle… au-dessus de ce repos essentiel qu’ils possèdent, ils ne sentent ni Dieu ni diversité. La lumière divine ne s’est pas manifestée à eux dans leurs ténèbres parce qu’ils ne l’ont pas recherchée avec un amour actif et une liberté surnaturelle. »83.

En effet tout est là, ils sont dépourvus de liberté et ne peuvent surmonter cette attitude erronée qui remonte à leurs premiers pas dans la vie spirituelle. Tragique est donc leur position, d’où la mise en garde que leur adressent ces grands génies de la mystique. Ce qu’ils ignorent et repoussent ainsi, c’est la caractéristique même de la vie : l’acte, sa sponta — [58] néité, son efficace et sa merveilleuse liberté dans le flux et le reflux d’une vie divinisée84.

L’homme devenu le «réceptacle du grand Vide» 85 jouit d’une efficience miraculeuse qui va jusqu’à transmettre paix, félicité et efficacité elle-même. S’il jette un regard en arrière, il ne voit plus trace du chemin parcouru. C’est que, selon Jean de la Croix :

«les voies par lesquelles l’âme s’achemine vers Dieu sont aussi secrètes et cachées pour le sens de l’âme que pour celui du corps les sentiers dans la mer». Le prophète royal parlant à Dieu dit de ce chemin de l’âme : «Tes Splendeurs ont brillé sur la rondeur de la terre et l’ont éclairée… Ta voie se trouve dans la mer et tes sentiers en de nombreuses eaux, et tes pistes ne seront point connues» (Ps. 76, 19-20).

Ainsi demeurent inconnus les pas de Dieu dans les âmes qu’il conduit à la perfection de la sagesse86.

Et Çankara dans son commentaire à la Māndukhyopanishad :

«Celui qui est le Soi de tout être et le salut de tout être, les célestes eux-mêmes sont déconcertés au sujet de sa voie, à la poursuite de la trace du sans-trace, de même qu’on ne retrouve pas le chemin de l’oiseau dans l’éther» (IV, 82).

Selon les bouddhistes Chinois aussi, insaisissable est la substance du chemin, on ne peut la comparer à rien; dépourvue de connaissance, d’éveil et d’activité de rayonnement, elle est sans intérieur, ni extérieur, ni milieu, sans concentration ni distraction, elle est absence de pensée, absence de réflexion. On ne peut donc l’éprouver87. Ruysbroeck dit de la Jouissance où tous les saints sont engloutis :

«Cette jouissance est sauvage et déserte comme un lieu perdu : on n’y voit ni modes, ni chemin, ni sentier, ni retraite, ni mesure, ni fin ni commencement, ni rien qui puisse se rendre ou exprimer en paroles quelconques.»88.

Telle est encore la non-voie (anupāya) des Çivaîtes du nord, tel le tao qui désigne indistinctement voie et but [59] :

«Le tao est fuyant et insaisissable

Et pourtant il est quelque chose

il contient une sorte d’essence perpétuelle

très vraie qui comporte l’efficience.»89.

Maître Eckhart déclare de son côté;

«Tout ce qui a être est suspendu dans le “non”. Et ce non est en même temps un si inconcevable quelque chose que tous les esprits du ciel et de la terre sont impuissants à le saisir et à le scruter. »90.

Ainsi par l’oubli des mille riens qui encombrent le chemin, par le chemin indifférencié de la vacuité, l’homme réduit à rien se fond dans l’ineffable Rien, l’Indifférencié dont il faut tout nier. En fait nul chemin n’y conduit puisque nul ne sort du Tout indéterminé. Il n’y avait donc rien à atteindre, tout étant éternellement présent.

L’ABÎME

Et maintenant, par-delà et en deçà de ce que je viens d’écrire, l’abîme : cet abîme dont on ne peut jouir de façon permanente qu’après avoir traversé dénuement, anéantissement et Rien. C’est la simple et indicible Réalité, ni vide, ni plénitude bien que participant des deux, à cause de son immensité légère, frémissante de vie. On la dit «fond sans fond» fond sur lequel tout se détache et pourtant sans fond parce que insondable, infini. Douceur inexprimable, paix, béatitude, pure jouissance dans laquelle il ne reste aucune place pour l’inconscience, ni pour l’illusion, car le monde qui y baigne ne paraît pas un mirage. Même douloureux, il est éprouvé comme parfait. Tout est ainsi et ne peut être autrement. Le mal a disparu. Aucun problème ne se pose. Patrie retrouvée et qui ne fut jamais perdue, elle ne suscite ni étonnement ni émerveillement; mais que l’on ait pu vivre autrefois dans une si monstrueuse folie, voilà l’étonnement!

C’est encore la liberté prise en sa source et non plus, comme précédemment, les actes qui en jaillissent; gratuité libre dans laquelle tout perd sa nécessité et son déterminisme. Liberté inséparable de connaissance, amour et béatitude, ces trois confondus dans la simplicité. On ne peut comparer ce bonheur aux félicités ressenties au début de la vie mystique [60] puisqu’il est immense, cosmique, bien qu’aucune parole ne puisse les discerner.

Tout est là simultanément : l’abîme, réceptacle vivant duquel à chaque instant tout sort et tout retourne, n’est pas vide et pourtant il ne contient rien, en ce sens qu’il absorbe inlassablement dans son indifférenciation primordiale particularités et distinctions, plaisirs et douleurs qui se perdent en lui tels de légers flocons de neige qui voltigent sur la mer et s’y dissolvent, sans laisser la moindre trace.

Ce fond tranquille et inexprimable ne se refuse donc à aucune description imagée :

Le Lao-tzeu compare le tao à un «bol vide que l’usage ne comble, un sans fond dont toute chose tire son origine» (strophe IV).

De façon plus mystérieuse, Tchoang-tzeu :

«La lumière diffuse demanda au néant de forme (l’être infini indéterminé, le principe tao) : existez-vous, ou n’existez-vous pas? Elle n’entendit aucune réponse. L’ayant longuement fixé, elle ne vit qu’un vide obscur, dans lequel, malgré tous ses efforts, elle ne put rien distinguer, rien percevoir, rien saisir. Voilà l’apogée, dit-elle; impossible d’enchérir sur cet état. Les notions de l’être et du néant sont courantes. Le néant d’être ne peut être conçu comme existant. Mais voici, existant, le néant de forme… C’est là l’apogée, c’est le Principe! »91.

Il déclare encore :

«Lao-tzeu dit : Infini en lui-même, le Principe pénètre par sa vertu les plus petits des êtres. Tous sont pleins de lui. Immensité quant à son extension, abîme quant à sa profondeur, il embrasse tout et n’a pas de fond.»92.

Maître Eckhart insiste sur l’Essence nue de la Divinité, le fond sans fond de la totale Déité, Déité vide et sans modalité «qui ne donne ni ne reçoit» : «Elle est, dit-il, aussi pauvre, aussi nue et aussi vacante que si elle n’était pas. Elle n’a pas, elle ne veut pas, elle n’a pas de besoin, elle n’opère pas, elle n’engendre pas…»93.

Pourtant l’abîme, le «grundelos grunt» fond sans fond du divin exerce une attirance irrésistible; Eckhart écrit au sujet de l’âme :

«Bien qu’elle n’arrête pas de s’enfoncer dans l’unité de l’essence divine, elle ne peut cependant jamais toucher le fond. C’est l’essence parfaite de l’âme qu’elle ne peut sonder le fond de son créateur. Pourtant [61] on ne doit plus parler d’“âme”, car dans l’unité de l’essence divine elle a laissé son nom. Elle ne s’appelle plus âme, elle s’appelle essence sans mesure.» «Le surplus de bien qui doit en outre rester pour elle (en sus de ce qu’elle saisit chaque fois) dans l’éternité en sorte qu’elle ne soit pas capable de le pénétrer, c’est justement cela l’abîme qui l’attire et dans lequel elle tombe éperdue, éternellement.»94.

Les çivaîtes mettent l’accent sur Bhairava, l’effroyable engloutisseur, Conscience universelle qui absorbe tout dans son indifférenciation. C’est à lui-même, feu dévorant, qu’il fait offrande de l’univers en un grand sacrifice :

«Lorsqu’on verse en oblation dans le Feu sacrificiel ce réceptacle du grand Vide les éléments, les organes, les objets, etc. y compris la pensée, voici la véritable oblation dans laquelle la conscience fait office de cuiller sacrificielle.»95.

Il ne s’agit pas ici de dénuement, mais d’une surabondance de béatitude; la conscience illuminée, servant d’intermédiaire entre le monde diversifié et le vide dynamique de la Conscience ultime, jette sans répit dans le Feu cosmique toutes les différenciations à mesure qu’elle en jouit.

Ruysbroeck situe au sommet de la vie mystique l’amour et la jouissance dits de fruition (ghebruken) c’est-à-dire jouissance de Dieu même. Et c’est un amour de feu : «Le terrible et immense amour de Dieu qui veut consumer tous les esprits aimants et les engloutir en lui-même. »96.

Dans le Royaume des Amants, il montre comment l’âme pénétrée, envahie par cet incompréhensible amour vient à la jouissance :

«La jouissance est si grande que Dieu et tous les saints, ainsi que tous les hommes excellents y nagent et y fondent en des profondeurs sans modes, c’est-à-dire dans la nescience où ils se perdent pour l’éternité; mais c’est en plongeant ainsi dans cet abîme pour s’y perdre, qu’on goûte la jouissance suprême… À l’instar des Personnes divines qui à tout instant s’absorbent dans l’essence abyssale et débordent dans la jouissance… ainsi l’homme adonné à la vie commune doit se tenir au sommet de son esprit… entre la jouissance et l’action, toujours suspendu essentiellement par un débordement de jouissance, et sombrant dans son néant, c’est-à-dire dans les ténèbres de la divinité. C’est là la jouissance suprême de Dieu et de tous les esprits. »97. [62]

Afin de préparer l’homme au royaume de Dieu, Ruysbroeck donne la comparaison suivante :

«Imaginez-vous, si vous voulez, une mer immense faite de flammes ardentes et blanches, où brûle la création réduite en feu; ce feu est immobile, il brûle sur lui-même. L’amour essentiel se possède ainsi, dans la paix brûlante, jouissance de Dieu et des élus, au-dessus de toute forme et de toute pensée. »98.

Évoquant le psaume :» l’abîme appelle l’abîme' (XLI, 8), il précise :

«... L’abîme de Dieu appelle l’abîme, à savoir tous ceux qui sont unis à l’esprit de Dieu par l’amour de fruition. Cet appel, c’est l’inondation d’une clarté essentielle. Et cette clarté essentielle, nous enveloppant d’un amour insondable, nous amène à nous perdre nous-mêmes et à nous écouler dans la ténèbre farouche de la Divinité. »99.

Enfin il célèbre ainsi l’inépuisable et indescriptible Simplicité de l’abîme, asile où reposent éternellement les esprits d’amour :

«Or l’abîme sans chemin de la divinité est si ténébreux et si inconditionné qu’il engloutit en lui-même tous les chemins divins, les activités et les attributs des (trois) Personnes dans le magnifique embrassement de l’unité essentielle; et la fruition divine s’accomplit dans l’abîme de l’Ineffable. Ici l’esprit trépasse dans la béatitude de fruition, il fond et s’écoule dans la nudité essentielle où tous les noms de Dieu, toutes les conditions et toutes les images qui se reflètent dans le miroir de la Vérité divine sombrent dans la Simplicité sans nom de l’essence, dans le sans chemin où nulle raison n’a prise.

Or dans cet abîme insondable de la Simplicité, toutes choses sont embrassées dans la béatitude fruitive. Mais l’abîme lui-même ne peut être embrassé par rien si ce n’est par l’Unité essentielle. C’est en lui que doivent se résorber les personnes divines et tout ce qui vit en Dieu, car il n’y a ici que repos dans l’embrassement fruitif du flot de l’amour… C’est là le ténébreux silence dans lequel vont se perdre tous les amants. » 100.









Table des matières

MYSTIQUES en EUROPE 3

Dix-huitième au Vingtième siècle 3

DOV BAER de LOUBAVITCH 7

Introduction (Louis Jacob) 7

Préambule 45

Notes du préambule 46

1. 47

Notes du chapitre I 53

2. 57

Notes du chapitre II 63

3 67

Notes du chapitre III 75

4. 78

Notes du chapitre IV 89

5. 95

Notes du chapitre V 113

Appendice I Première lettre de Dov Baer à ses disciples 117

Appendice II 123

Archimandrite SPIRIDON 127

AVERTISSEMENT [Pierre PASCAL] & PRÉFACE DE L’ÉDITEUR 127

MES MISSIONS EN SIBÉRIE 129

PREMIÈRE PARTIE 129

LA FORMATION ET LES PÈLERINAGES 129

L’ENFANT ET SA RELIGION 129

LE SAINT HOMME SIMÉON 133

LE PÈLERINAGE A KIEV 136

PÈLERINAGE À ODESSA 139

PÈLERINAGE À CONSTANTINOPLE ET À L’ATHOS 142

RETOUR AU VILLAGE : LE SAINT HOMME MAXIME. 144

DEUXIÈME PARTIE 150

LES MISSIONS EN SIBÉRIE 150

PREMIÈRE MISSION DANS L’ALTAÏ 150

À JÉRUSALEM 152

EN MISSION À TCHITA ET IRGUEN 154

MISSIONS PARMI LES INDIGÈNES 157

TROISIÈME PARTIE 163

DANS LA PRISON DE TCHITA 163

LE SÉMINARISTE ASSASSIN 164

LE VIEUX-CROYANT CRIMINEL ENDURCI 166

L’INGÉNIEUR VOLEUR SACRILÈGE 168

LE BRIGAND CONVERTI 170

LE SANS-PRÊTRE FORÇAT POUR LES AUTRES 173

LA PÉCHERESSE GUÉRIE 176

L’INSTITUTEUR ÉCARTÉ DE L’ÉGLISE PAR UN ARCHIPRÊTRE 179

LE MAHOMÉTAN BAPTISÉ 183

LE CLEPTOMANE ATHÉE 185

L’HÉRÉTIQUE 186

LE LYCÉEN TERRORISTE 192

QUATRIÈME PARTIE 194

LE BAGNE DE NERTCHINSK 194

L’APÔTRE DES PROSTITUÉES, CONDAMNÉ INNOCENT. 194

LE LUTHÉRIEN DÉBAUCHÉ ET MEURTRIER 196

L’EX-FORÇAT DE SAKHALINE QUI FAIT PÉNITENCE PUBLIQUE 198

LE MULLAH. 201

L’AVORTEUR 202

LE PERSAN CHRÉTIEN DANS LE CŒUR 204

RÉFLEXIONS DE FORÇATS 208

LE MOLDAVE PARRICIDE 211

L’OFFICIER FÉLON 214

Instants ou révélations 217

Henri-Frédéric Amiel (1821-1881) 217

Rosa Luxembourg (1871-1919) 219

Carlo Levi (1902-1975) 222

ETTY HILLESUM 223

BIOGRAPHIE [Wikipedia] 223

Julius Spier 223

Mort et postérité 224

JOURNAL JUILLET-OCTOBRE 1942 (EXTRAITS) 225

Lettres de Westerbork [intégrale] 260

Notes 330

Texte parallèle d’Evguénia Guinzbourg, « Ici vivaient des enfants ». 340

UN MOINE DE L’ÉGLISE D’ORIENT 347

Lev Gillet (1893 – 1980) 347

Interview avec le Père Lev Gillet 347

369

LILIAN SILBURN 369

Avertissement : Confluence de Traditions 369

LE VIDE, LE RIEN, L’ABÎME. 371

LES MODALITÉS DU VIDE 372

CONCENTRATION MENTALE ET VIDE MYSTIQUE SPONTANÉ 372

ASPECTS PASSIF ET ACTIF DU VIDE MYSTIQUE 375

VIDE INTERSTITIEL 378

VIDE DU DÉNUEMENT 381

VIDE ET DÉTACHEMENT DE LA QUIÉTUDE 381

VIDE ET COAGULATION 387

NUIT DE L’AMÈRE DESTRUCTION 390

VIDES INCONSCIENTS 394

ANÉANTISSEMENT ET RIEN 400

CONSCIENCE REVENUE SE DÉTACHANT SUR UN FOND DE VIDE INCONSCIENT 408

L’ABÎME 418

Fin 426





Fin

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1ARCHIMANDRITE SPIRIDON MES MISSIONS EN SIBÉRIE Souvenirs d’un Moine Orthodoxe Russe, Traduction et Introduction de PIERRE PASCAL, LES ÉDITIONS DU CERF, 1950

2JOURNAL INTIME, Edition intégrale publiée sous la direction de Bernard Gagnebin et Philippe M. Monnier, TOME TROISIÈME Mars 1856 — Décembre 1860, Texte établi et annoté par Philippe M. Monnier avec la collaboration de Anne Cottier-Duperrex. Ed. « L’Age d’Homme », 1980.

Le manuscrit du Journal intime comporte 174 cahiers de 100 pages.


3«Rosa Luxembourg (nom parfois retranscrit en français Rosa Luxembourg) est une militante socialiste et théoricienne marxiste, née à Zamość (Empire russe, actuelle Pologne) le 5 mars 1871 (ou 1870). Née sujette polonaise de l’Empire russe, elle prend la nationalité allemande afin de poursuivre en Allemagne son militantisme socialiste. Figure de l’aile gauche de l’Internationale ouvrière, révolutionnaire et partisane de l’internationalisme, elle s’oppose à la Première Guerre mondiale, ce qui lui vaut d’être exclue du SPD. Elle cofonde la Ligue spartakiste, puis le Parti communiste d’Allemagne. Deux semaines après la fondation du Parti communiste, elle meurt assassinée à Berlin le 15 janvier 1919 pendant la révolution allemande, lors de la répression de la révolte spartakiste.» Lire l’étude de Wikipedia sur la fin de sa vie. — «Karl Kraus évoque notamment une lettre [reproduite ici] écrite à Sonia Liebknecht, depuis la prison pour femmes de Breslau, en ces termes : “ce document d’humanité et de poésie unique en son genre” devrait selon lui figurer dans les manuels scolaires de toute république, entre Goethe et Claudius.» (Wikipedia).

4Carlo Levi, Le Christ s’est arrêté à Eboli, trad. J. Modigliani, Gallimard, Folio, 1997, 254 sq. 

5Élisabeth Behr-Sigel, Lev Gillet, Un moine de l’Église d’Orient/Un libre croyant universaliste, évangélique et mystique, Cerf, 1993. Dont on recommande : 290-291, 377…

6Lev Gillet, Communion in the Messiah/Studies in the relationship between Judaism and Christianity, James Clarke, Cambridge, 1942, 2002.

7La prière de Jésus, 1963, etc. Cf. Elisabeth Behr-Sigel, Lev Gillet. . ., op.cit., “L’œuvre littéraire…”, 617–623.

8Le Pasteur de nos âmes, Lev Gillet/Un moine de l’Église d’Orient, YMCA-Press/F. X. de Guibert, Paris, 2008, «Interview avec le père Lev Gillet», 297-329.

9Edward Robinson, This Time-Bound Lacer Ten Dialogues on Religious Experience, Religious Experience Research Unit, Manchester College, Oxford, 1977.

10Sous-titre de la biographie par Élisabeth Behr-Sigel, Lev Gillet, «Un moine de l’Église d’Orient», Cerf, 1993.

11 Jacqueline Chambron, Lilian Silburn, une vie mystique, p. 31.

12Contribution parue dans : Hermès 6, «Le Vide, Expérience spirituelle en Occident et en Orient», imprimé pour les Amis d’Hermès, 1969, 15-62; réimpr. : Hermès, Nouvelle série n° 2, Éd. des Deux Océans, 1981, 15-62.

13[La pagination d’origine est reproduite entre crochets; elle est utilisée pour certains renvois].

14Œuvres de Ruysbroeck l’admirable, Trad. de Wisques, t. I, Vromant, 1921. Le Livre des sept clôtures, ch. XIV, p. 180.

15Le Yoga Tibétain et les Doctrines secrètes. Trad. française de M. La Fuente, Paris, 1938, p. 86.

16J. Gernet, Entretiens du Maître de dhyāna Chen-Houei du Ho-Tsö, Hanoï, E-F-E-O —, 1949, p. 57, «Concentration» traduit ici le terme sanscrit samādhi.

17Id., p. 57, n. 31. T’an King. Dhyāna est un recueillement plus élevé que le samādhi, pour les bouddhistes.

18Vive Flamme d’Amour, str. III et comm. du saint.



19Ornement des noces spirituelles, fin de la seconde partie, les faux mystiques.

20J. Gernet, op. cit., p. 36.

21Grand philosophe et mystique qui vivait au Cachemire au Xe siècle, auteur du Tantrāloka et de gloses aux āgama.

22Il ne s’agit donc pas d’un doute intellectuel, mais de l’énergie à la source des fluctuations dualisantes qui empêchent d’adhérer au Réel. Comme le doute préside à toute la vie et s’étend à la sensibilité et à l’activité où il se manifeste par hésitations, craintes, déchirements, contradictions, il semble inéluctable. Il disparaît seulement dans l’expérience du Soi, où fulgure la certitude absolue.

23La Mahārthamañjarî de Mahesvarānanda. Trad. et Introd. par L. Silburn, à paraître chez de Boccard [paru en 1968, Publ. de l’Institut de Civilisation Indienne, fasc. 29]. Citation dans le commentaire de la stance 57.



24A Pistle of Discrecioun of Stirings, pp. 70–72, dans Deonise hid Divinite and other treatises on contemplative prayer related to The Cloud of Unknowing, ed. by Phyllis Hodgson, London, 1955. Early English Text Society, No. 231.

25J. Gernet, op. cit., pp. 53, 43, 27.

26Id., pp. 37, 74, 109, note 33, et p. 56.

27L’Anneau ou la perle brillante. Jan van Ruusbroec, Werken, Tielt, Lannoo, 1944-1948, 2e éd., t. III, p. 40.



28 J. Gernet, op. cit., p. 79.

29Id., p. 53.

30Tantrāloka, IV, 43. The Kashmîr series of texts and studies, Srinagar, Vol. III, 1921.



31The Cloud of Unknowing and the Book of Privy Counselling, ed. from the manuscripts by Phyllis Hodgson, London, 1944. Early English Text Society, No. 218, p. 152.

32Le Château de l’âme. Cinquième demeure. Cbapitre I.



33Tantrāloka, ch. IV, vers 158. Commentaire, p. 173.



34Tantrāloka, V, 27-32.

35Deux phrases condensées en une seule.

36«Not onli what he is, bot that he is.»

37«L’œuvre», élan d’amour, est exposée dès les premiers chapitres et revient tout au long du livre.



38Ainsi G. Bataille, L’Expérience intérieure, Partie II, le Supplice, pp. 46 sv., Gallimard, 1953.



39L. Cognet, Introduction aux mystiques rhéno-flamands, Desclée, 1968, pp. 141-142.



40Œuvres de Maître Eckhart. Trad. Paul Petit, Gallimard, 1942, p. 42.

41Sainte Thérèse de Jésus, Œuvres complètes, Le Seuil, 1948, pp. 894 sv., Ve demeure.

42Ve demeure, ch. I, trad., p. 898.

43VIe demeure, ch. IV, trad., p. 958.

44Id., p. 959.

45VIIe demeure, ch. III, trad., p. 1042

46Ve demeure, ch. II, trad., p. 904.

47Id., p. 904 de la trad.

48Llama de Amor viva. Commentaire de la stance III.

49Vie, dans L. Cognet, op.cit., pp. 194-195.

50R. Khawam, Propos d’Amour des Mystiques musulmans. Éd. de l’Orante, 1960, p. 75.

51L. Gardet, La mention du nom divin (dhikr) dans la mystique musulmane. Revue thomiste, 1952 — III, Desclée, Paris, p. 676.

52R. Amaldez, La Mystique et les mystiques. La mystique musulmane, Desclée de Brouwer, 1965, p. 640 et 630.

53R. Khawam, op. cit., p. 81.

54The Scale of Perfection, ed. by E. Underhill, London, 1923, Ch. XXVII.

55L’auteur de cette page emploie le mot au sens courant et nullement au sens d’Abîme divin.

56Mais qu’on ne confonde surtout pas les expériences ici décrites avec l’impression, éprouvée à l’orée de la vie spirituelle, de vivre dans un monde illusoire et irréel.

57Le Royaume des Amants. Trad. E. Hello, Ruysbroeck l’admirable. Œuvres choisies, Paris, 1912, p. 230.

58Texte flamand, t. II, pp. 223-224.

59 «Grondelose», sans fond.

60Le Livre de la plus haute Vérité ou Samuel. Texte flamand, t. III, p. 292.

61Maître Eckhart, Traités et sermons, Paris, Aubier, 1942.

62Le Lao-tzeu, La Voie et sa vertu. Trad. Houang-Kia-Tcheng et Pierre Leyris, Le Seuil, St. XI, p. 53.

63 L. Wieger, Les Pères du système taoïste. Belles Lettres, Cathasia, ch. VII, D.

64L. Wieger , op. cit., ch. VII, p. 267.

65 Pensée Chinoise. Albin Michel, 1934, p. 524. Cf. L. Wieger, op. cit., p, 141-143.

66Ces extraits sont tirés de La Voie et sa vertu.

67Id., p. 46.

68Benedyct Grynpas, Le Vrai classique du Vide parfait. Lie-tzeu, Gallimard, 1961, p. 87.

69L. Wieger, op. cit., ch. XII, C, p. 295.

70Benedyct Grynpas, op. cit., p. 87.

71En effet «le Tao peut être transmis, mais non saisi». L. Wieger, op. cit., VI, D, p. 255.

72L. Wieger, ch. XIII, A, p. 309.

73Id., B, p. 3 ii.

74Benjamin Major. Opera omnia, Paris, 1855.

75R. Otto, Mystique d’Orient et Mystique d’Occident. Trad. J. Gouillard, Payot, 1951, p. 182.

76J. Gernet, op. cit., pp. 109, 74, 15 et 68, note 6.

77Id., p. 13, note 5.

78Id., p. 109, note 33, T’an King.

79Id., p. 74.

80Ornement des Noces. Trad. Bizet, p. 347.

81Demières pages du Livre de la plus haute Vérité.

82Sermons. Trad. Aubier, p. 60.

83Le Livre de la plus haute Vérité. Trad. de Wisques, t. 2, pp. 205-206, avec de légères modifications.

84Le Lao-tzeu disait également : «Qui sait par le repos passer peu à peu du trouble au clair et par le mouvement du calme à l’activité, ne désire pas être plein. N’étant pas plein, il peut subir l’usage et se renouveler.» (XV.)

85Selon l’expression du Vijñānabhairava, verset 120.

86Nuit obscure, II, ch. XVII.

87J. Gernet, op. cit., p. 79.

88Le Livre des sept clôtures. Trad. de Wisques, t. I, p. 192, ch. XIX.

89Le Lao-tzeu, stance XXI.

90R. Otto, op. cit., p. 36.

91L. Wieger, op. cit., ch. XXII, I, p. 399.

92Id., ch. XIII, G, p. 315.

93R. Otto, op. cit., p. 186.

94Id., pp. 188-189.

95Vijñānabhairava, verset 149.

96Le Miroir du salut éternel. Trad. de Wisques, t. I, p. 128.

97Trad. J. — A. Bizet, pp. 176-177.

98Le Livre des sept clôtures. Trad. E. Hello, p. 109.

99Les Noces spirituelles. Trad. J. — A. Bizet, p. 328.

100Dernières lignes des Noces.

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