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Copyright 2020 Dominique Tronc

Mystiques chrétiens du Moyen Age






MYSTIQUES CHRÉTIENS DU MOYEN ÂGE

Douzième au Quatorzième siècle



Textes réunis par Dominique Tronc







GUILLAUME DE SAINT-THIERRY  1085-1148

FRANÇOIS D’ASSISE  1191-1226

HADEWIJCH ~ 1260

MARGUERITE PORETE ~1250-1310

TAULER ~ 1300-1361

RUUSBROEC  1293-1381





Série «  Mystiques  du Monde »

I. Antiquité judéo-chrétienne et grecque

Des origines au troisième siècle

II. Antiquité chrétienne

Du cinquième au dixième siècle

III. Moyen Âge chrétien

Du douzième au quatorzième siècle

IV. Chrétiens à la Renaissance

Quinzième et seizièmes siècles

V. Chrétiens à l’âge classique

Dix-septième siècle

VI. Figures européennes

Du dix-huitième au vingtième siècle


VII. Sufis en terres d’Islam

Du neuvième au treizième siècle

VIII. Sufis en terres d’Islam

Du quatorzième au vingtième siècle


IX. Figures de l’Inde traditionnelle

X. Mystiques bouddhistes de l’Inde et du Tibet

XI. Mystiques bouddhistes de la Chine et du Japon

XII. Mystiques taoïstes et confucianistes de Chine


XIII. Poèmes de Chine, Corée, Japon

XIV-XVI Poèmes d’Occident



Après des florilèges chronologiques, je propose dans cette série une dizaine de figures mystiques par tome en livrant des textes majeurs non coupés.


Présentation

Je prends pour lieu de départ de l’histoire des mystiques chrétiens « succédant à l’an mil » l’est du royaume de France.

Le choix d’une date est hasardeux car la vie mystique européenne remonte aux temps les plus anciens même si elle est confinée à des monastères pendant les troubles d’ invasions Vikings (dernière vague destructrice au IXe siècle) .J’adopte pour date de départ d’une floraison spirituelle les conversations entre Guillaume de Saint-Thierry et Bernard de Clairvaux, qui eurent lieu peu après 1135 et dont naquirent deux chefs-d’œuvre : les Sermons sur le Cantique de Bernard et l’Exposé sur le Cantique de Guillaume.

Le récit de cette fameuse rencontre entre deux moines, figure dans la Vie de S. Bernard rédigée par Guillaume : ce dernier raconte comment, immobilisés à l’infirmerie du monastère, les deux amis purent échapper à la règle du silence et s’entretenir à longueur de journée. Guillaume, très humble, déclare que Bernard lui découvrit de ces choses « qu’on ne sait qu’en les éprouvant soi-même », ce qui lui aurait fait percevoir ce qui manquait à son amour. Les deux amis posèrent ainsi les fondements d’une approche intériorisée : cette date peut ainsi être considérée comme le début d’une histoire de la mystique occidentale couvrant la période du second Moyen Âge à l’époque moderne.



GUILLAUME de Saint-Thierry

Présentation de Guillaume (~1085-1148)1

Après la rénovation opérée à Cluny, se manifeste à la fin du XIe siècle un courant tendant à réformer la vie monastique par un retour à la vie ascétique et sous l’autorité des Pères du désert, de Cassien, témoignages antiques connus à l’époque. Les deux principaux groupes religieux issus de ce courant sont les chartreux et les cisterciens : la grande Chartreuse est fondée en 1084, Cîteaux en 1098.

L’héritage lointain de saint Benoît (~480 ~547) et du pape Grégoire (~540 ~604), - qui promeut la règle bénédictine en envoyant une quarantaine de moines dans le lointain et petit royaume de Kent, dans la nation des Angles, « reléguée dans un coin du monde, demeurée jusqu’ici attachée au culte du bois et des pierres2 », - est vivant et très divers. Les trois noms de Cluny, de Cîteaux, et bientôt de Clairvaux, ne doivent pas occulter le foisonnement largement antérieur  de monastères et d’ordres : ainsi dans la période relativement paisible allant de 768 à 855 apparaissent 471 établissements monastiques ! Les ermites réapparaissent massivement dès que les conditions d’une relative sécurité existent, soit après l’an mil : leur grande figure est Pierre Damien (-1072). Plus tard, Cluny a de nombreux émules…3.

Au XIIe siècle, ceux qui cherchaient Dieu avec un cœur sincère, tournaient leur regard vers la « lumière de l’Orient » décrite par Guillaume de Saint-Thierry qui débute ainsi sa Lettre d’or :

Vers les frères du Mont-Dieu, par qui la lumière de l’Orient et l’antique ferveur religieuse des monastères égyptiens - le modèle de la vie solitaire, le type de la vie céleste - se répandent dans les ténèbres occidentales et dans les froidures des Gaules...4.

Né à Liège autour de 1085, Guillaume de Saint-Thierry rencontre Pierre Abélard lorsqu’il se met à l’école d’Anselme (-1117)  à Laon. Cet Anselme est distinct mais contemporain d’Anselme de Cantorbéry (-1109), l’auteur de la célèbre « preuve ». Guillaume est moine à Reims en 1113 et devient abbé du monastère de Saint-Thierry en 1119. Le premier de ses opuscules est un traité sur La nature et dignité de l’amour qui demeurera son thème préféré.

Il devient ami de Bernard de Clairvaux (1090-1153), ce qui explique que l’on ait souvent confondu les œuvres de ces deux auteurs au bénéfice du célèbre fondateur, politique autant que spirituel. En 1135, Guillaume reçoit l’habit cistercien à l’abbaye de Signy, une fondation ardennaise toute récente. Vers 1138, il commente pour son propre compte le Cantique. La Lettre d’or ou Lettre aux frères du Mont-Dieu, dont nous venons de citer l’ouverture, voit le jour à l’occasion d’un voyage fait vers 1144 dans une chartreuse récemment fondée, dont les frères sont en butte à la critique. Guillaume meurt en 1148.

Il doit beaucoup à Origène (~185 ~254) qui a peut-être fréquenté Plotin (-270) à Alexandrie auprès d’Ammonios, le père du néoplatonisme. Le lien est ainsi très fort avec l’Antiquité, facilement accessible par des manuscrits abondants à Clairvaux et à Signy :

« L’ombre d’un certain Plotin plane sur l’œuvre de Guillaume ... Pour les deux auteurs l’amour est une seconde puissance de l’âme, une sorte d’intellect qui lui permet d’atteindre et de voir (Guillaume préfère le mot « sentir ») ce qui est au-dessus d’elle, comme l’intellect lui permet de connaître ce qui est de même nature qu’elle »5. Guillaume bénéficie d’une solide formation qui lui permet de se confronter avec Abélard (1079-1142), en s’opposant à une recherche dialectique de la vérité. Il ne peut se contenter d’une connaissance rationnelle qui empêche la connaissance intime et personnelle du mystère divin 6 : 

On atteint pourtant cette Vie plus sûrement par le sens de l’amour illuminé et humble que par n’importe quelles réflexions de la raison ; toujours meilleur qu’on ne le pense, on le pense cependant mieux qu’on ne l’exprime.7.

C’est par l’amour, comme par un sens, que le Créateur est perçu par la créature, c’est lui qui, comme un intellect, donne l’intelligence de Dieu.8.

Guillaume se heurte déjà au problème de la prédestination, promis à un bel avenir. Il suggère que la réponse est à trouver dans une expérience intime :

La prescience de Dieu à ton sujet, c’est sa bonté envers toi ; la prédestination, sa bonté dès ce moment à l’œuvre en toi ; le choix, l’œuvre elle-même ; la connaissance, le sceau de la grâce.9.

« Dieu n’aime rien d’autre que Lui-même en nous », et l’amour qui vient de Lui peut alors circuler, liant les hommes entre eux comme avec Dieu, ce qui suggère une grande unité, loin d’une dualité désespérante plaçant le pécheur face à son Juge :

De même que Dieu n’aime rien d’autre que Lui-même en nous, et que nous, nous avons appris à n’aimer que Dieu seul ; de même aussi commencerons-nous à aimer le prochain comme nous-mêmes, puisqu’en lui, c’est Dieu seul que nous aimons, comme nous-mêmes.10.

L’union est possible, elle vient par ressemblance, grâce à l’initiative amoureuse divine qui provoque la transformation de l’être, dont toute la nature fournit l’analogue :

L’amour de Dieu, l’Esprit Saint vient planer sur l’esprit des pauvres ... Et de même que le soleil se joue à la surface des eaux, les réchauffe, les éclaire, et puis les attire à soi, par sa chaleur, comme par une force naturelle, pour les rendre ensuite à la terre altérée, sous forme de pluie, au temps et lieu de la miséricorde divine, ainsi l’amour de Dieu se joue sur l’amour de ses fidèles, le pénètre de son souffle, le comble de ses bienfaits ; puis il ravit cet amour, qui le cherche par une sorte d’appétit naturel, et qui tend naturellement à s’élever comme le feu. Il l’unit alors à soi et l’esprit de l’homme croyant, possédé par Dieu, devient avec lui un seul esprit.11.

On retrouve le « lieu » indéterminé commun aux mystiques.12.







Notes du traducteur13

Ils ont dû, parfois à leur corps défendant, nous confie Guillaume, expliciter les Écritures, redresser des manières de voir. Il leur a fallu emprunter aux idéologies de leur temps du « neuf » en forme de concepts, pour mieux expliciter le « vieux » : les données des Écritures. Cela ne s'est pas toujours fait sans polémique ou scandale. Étonnement de l'évêque de Jérusalem et de son conseil, quand Origène, faisant appel au vocabulaire socratique, vient à parler d'âme immortelle ! Les Évangiles parlent de l'homme, de « cela » qui doit un jour ressusciter. Que vient faire, dans la pensée du Chrétien, cette idée d'âme, reprise de l'idéologie des philosophes platoniciens ? L'évêque finit par comprendre. Mais on reprocha longtemps au courageux Alexandrin d'avoir soulevé des problèmes et, somme toute, apporté la guerre là où régnait jusque-là la paix. [389]

[...]

Dans la Lettre d'or au contraire, il se libère et il subit l'inclination de tous les mystiques : ce besoin de trouver en l'homme, au delà du corps animal, au delà de l'âme raisonnable — tous deux marqués par le Péché — ce petit coin de « Paradis » où Dieu, comme aux premiers jours, aime à descendre pour y converser avec cet homme qu'il a pénétré de son souffle à l'aurore du monde. La chair et l’âme intelligente, l'Éternel, sans aucun doute, les a marquées de son empreinte. Mais son « souffle » brûlant d'amour, il l'a caché dans les profondeurs de l'être humain, et la « mystique » est justement la découverte émerveillée, au fond du coeur, à la fine pointe de l'âme, de ce foyer de vie divine. Tous les grands spirituels, de l'Apôtre bien-aimé à Thérèse d'Avila, en passant par les Tauler, les Eckart, les Bernard et les François de Sales, ont connu ce qui, dans l'homme, est soudain pris « dans le baiser ou l'étreinte du Père et du Fils », et grâce à quoi l'homme de Dieu devient par grâce, à sa manière, ce que Dieu est, à sa manière, en vertu de sa nature (cf. Lettre, § 263).[399]

[...]

...tentative d'exprimer l'inexprimable, en rendant compte d'un phénomène empiriquement perçu par tous les saints :

— au delà du mental qui pense, réfléchit, élabore sur les données des sens ; au delà même de l'intelligence qui perçoit et qui saisit après enquête et laborieux examen, il y a dans l'homme un foyer d'énergies cachées, qui ne sont pas sans analogie avec les puissances d'aimer. Et c'est pourquoi nos spirituels — et tout particulièrement Guillaume — appellent « connaissance d'amour » les intuitions profondes de cet « intellect spirituel » (Exposé14, § 80, p. 193-194) ou bien alors les « expériences d'une suavité spirituelle ou divine » (Lettre, § 249) dont est l'objet, au plus intime du coeur de l'homme, et sous l'action directe de l'Esprit-Saint, le « sens de l'amour illuminé » (Exposé, § 94, p. 217-221, et passim).

L'« esprit » l'«intellect spirituel », ne « pense » pas : « cela » pense en lui. Il ne « saisit » pas : il est saisi (Exposé, § 80, p. 195). Il connaît les joies du silence, au sein du jour éternel (Lettre, § 268) et, savourant plus que connaissant (Exposé, § 80, p. 195-197), cherchant le Seigneur dans la simplicité du coeur, il perçoit vraiment quelque chose à son sujet — vere senlitur de eo — dans la bonté, dans l'amour (Lettre, § 250).[400]

Lettre d’or aux frères du Mont-Dieu15

Deux ‘blocs’ retenus : Chapitres V de la Première partie soit § 169 à § 186 , puis la fin du chapitre III de la Deuxième partie, soit § 249 à § 300 dernier de la Lettre.

Chapitre V Directives pour la prière

169. L’homme animal à ses débuts, le jeune soldat du Christ doit encore apprendre à s’approcher de Dieu. Dieu, à son tour, s’approchera de lui. « Approchez-vous de Dieu, clame en effet le Prophète, et Lui s’approchera de vous. » Former l’homme, le façonner, ne suffit pas : il faut lui donner la vie. Dieu, en effet, commença par former l’homme ; puis il souffla sur sa face le souffle de vie, et l’homme devint un être vivant. La formation de l’homme [religieux], c’est l’éducation morale ; sa vie, c’est l’amour divin. 170. Conçu par la foi, enfanté dans l’espérance, cet amour reçoit de la charité, c’est-à-dire de l’Esprit-Saint, sa forme et sa vitalité. Voici comment : l’amour de Dieu, ou l’Amour-Dieu, l’Esprit-Saint, pénétrant l’amour de l’homme et son esprit, se l’approprie. S’aimant alors avec quelque chose de l’homme, Dieu, de l’amour de l’homme et de son esprit, fait une seule chose avec Lui. Le corps ne reçoit la vie que de l’esprit qui l’anime : pareillement, ce mouvement du cœur de l’homme qu’on appelle « amour » ne vit, autrement dit n’aime Dieu, que de l’Esprit-Saint.

La lecture et la méditation16 171. Engendré dans l’homme par la grâce, l’amour de Dieu trouve en la lecture son lait, en la méditation son aliment solide, en l’oraison, sa force et sa lumière. À ce propos, rien de meilleur, rien de plus sûr, pour éveiller la vie intérieure de l’homme animal, tout neuf encore dans le Christ, que de lui donner à lire et à méditer la vie extérieure de notre Rédempteur. Qu’on lui apprenne à y découvrir une leçon d’humilité, un stimulant de charité, un amoureux élan de piété. Qu’on lui fasse lire également, dans les saintes Écritures et les œuvres des saints Pères, ce qui touche à la vie morale et se trouve être suffisamment clairs.

172. On lui fournira de même des vies ou « passions » de saints, où, sans avoir à trop peiner sur le terrain de l’histoire, il puisse toujours rencontrer quelques traits pour exciter en son âme novice l’amour de Dieu et le mépris de soi. D’autres récits historiques sont intéressants à lire, mais n’édifient pas. Ils encombrent plutôt l’esprit et, à l’heure de l’oraison ou de la méditation spirituelle, ils font jaillir de la mémoire force pensées inutiles ou nuisibles. En général, la méditation épouse la forme de la lecture qui précède. La lecture de pages ardues lasse et ne restaure pas une âme passablement tendre ; elle brise l’attention, émousse le cœur ou l’intelligence.

La prière ou l’oraison 173. L’homme animal doit encore apprendre à se tenir le cœur haut levé dans la prière, à faire oraison d’une manière spirituelle, écartant le plus possible de son esprit les corps et les représentations corporelles quand il pense à Dieu. Qu’on l’exhorte à concentrer son attention, avec la pureté de cœur dont il est capable, sur Celui auquel il présente le sacrifice de sa prière, à s’observer attentivement lui-même, auteur de l’offrande, à prendre garde à la matière et à la qualité de ce qu’il offre. Plus il voit, en effet, plus il comprend Celui auquel s’adresse son offrande, plus celui-ci lui est présent au cœur, et l’amour même est connaissance. Plus Dieu lui est présent au cœur, plus il prend goût à son offrande — si toutefois elle est digne de Dieu — et plus il y trouve son bonheur.

174. Toutefois, on l’a déjà dit, en matière d’oraison et de méditation, il est meilleur et plus sûr de proposer au débutant la représentation de l’Humanité du Sauveur, de sa Nativité, de sa Passion, de sa Résurrection. Ainsi son âme encore faible, impuissante à rien concevoir sinon des corps et des substances corporelles, aura un objet où se fixer, quelque chose à sa mesure, capable de retenir le regard de son amour. Le Sauveur se présente à nous en qualité de Médiateur : en Lui, l’homme qui rend visite à sa propre image, pour reprendre un mot de Job, ne pèche pas. Entendez bien : l’homme qui dirige vers le Sauveur le regard tendu de son âme, et qui contemple par la pensée une forme humaine en Dieu, n’est pas si loin de la vérité : du moment que, par la foi, il ne sépare pas le Dieu de l’homme, il en arrive un beau jour à saisir le Dieu dans l’homme.

175. Une telle manière d’aller à Dieu fait ordinairement naître, dans les débuts, au cœur des pauvres d’esprit et des simples enfants de Dieu, des sentiments d’autant plus doux que plus proches de l’humaine nature. Vient un jour où leur foi se transforme en mouvement d’amour : saisissant alors, au milieu de leur cœur, dans l’étreinte d’un suave baiser d’amour, le Christ Jésus — entièrement homme, à cause de la nature humaine assumée [en lui par le Verbe de Dieu] ; entièrement Dieu, en raison de la nature divine qui assume [en lui, la nature humaine], ils commencent à ne plus le connaître selon la chair, en dépit de leur impuissance à Le penser pleinement selon la Divinité. L’honorant saintement dans leur cœur, ils se plaisent à lui offrir les prières qui leur montent aux lèvres : supplications, oraisons, demandes, suivant le temps ou les occasions.

Différents genres de prières 176. Parmi les diverses prières, les unes sont courtes et sans apprêt, telles que les forme, selon l’occurrence, le désir ou le besoin de celui qui prie. D’autres sont plus longues, réfléchies, telles les prières de ceux qui, dans la poursuite de la vérité, demandent, cherchent, frappent jusqu’à ce qu’ils reçoivent, qu’ils trouvent, qu’on leur ouvre. D’autres enfin, vives, pleines de souffle et fécondes, jaillissent de l’âme en pleine jouissance de Dieu, et dans la joie de la grâce illuminante.

177. Toutes ces prières sont énumérées par l’Apôtre, mais dans un ordre différent : il parle en effet de supplications, d’oraisons, de demandes, d’action de grâces. Dans notre liste, c’est la demande qui figure en premier lieu. Elle vise l’obtention des biens temporels et des nécessités de la vie présente. Tout en approuvant la bonne volonté du quémandeur, Dieu néanmoins accomplit ce qu’il juge préférable et donne au solliciteur — si la demande est bien faite — de se ranger de bon cœur à son avis. C’est elle que vise le Psalmiste quand il dit : « Ma prière demeure au service de leur bon plaisir » — entendez : du bon plaisir des impies eux-mêmes ; car tous les hommes, en général, mais surtout les fils de ce monde, désirent habituellement la tranquillité de la paix, la santé du corps, le beau temps, tout ce qui a trait à la conduite et aux nécessités de la vie présente, voire aux plaisirs de ceux qui en abusent. Ceux qui demandent avec foi ces différents avantages — même s’ils ne le font que par nécessité — soumettent toujours leur volonté, même alors, à celle de Dieu.

La supplication 178. La supplication c’est, dans les exercices spirituels, une insistance inquiète auprès de Dieu : en ces exercices, avant le secours de la grâce, qui ajoute à la science ne fait qu’ajouter à la peine.

L’oraison 179. L’oraison est un amoureux attachement de l’homme à Dieu ; une sorte de conversation familière et affectueuse, l’âme illuminée se tenant tranquille, afin de jouir de Dieu aussi longtemps qu’il est permis.

L’Action de grâces 180. L’Action de grâces c’est, dans la perception et la connaissance de la grâce divine, l’effort durable et inflexible de la volonté bonne, tendue vers Dieu, même si parfois disparaît ou s’alanguit toute activité extérieure ou tout sentiment intérieur de l’âme. C’est d’elle que l’Apôtre dit : « Vouloir le bien est à ma portée, mais l’accomplir, je n’y arrive ! » Comme s’il disait : « Le vouloir est là, toujours, mais maintes fois abattu ; en d’autres termes, inefficace ; je désire accomplir le bien, mais je n’y parviens pas. » Voilà bien la charité qui jamais ne défaille.

181. C’est bien là cette prière ininterrompue, ou Action de grâces, dont l’Apôtre parle quand il dit : « Priez sans cesse ; toujours rendez grâces. » Elle est, de fait, une inaltérable bonté du cœur et de l’âme bien disposée, avec, chez les fils de Dieu, vis-à-vis de Dieu leur Père, une ressemblance de sa bonté, sans cesse en prière pour tous, rendant grâces à propos de tout. Nécessités personnelles et consolations propres, souffrances et joies du prochain, autant d’occasions — et de manières — pour un cœur pieux, de refluer sans fin en Dieu, dans la prière et l’Action de grâces. Une telle bonté est perpétuellement et tout entière plongée dans l’Action de grâces, car celui qui la possède baigne sans cesse dans la joie du Saint-Esprit.

Directives 182. Dans la demande, il faut prier avec foi et avec amour, sans attachement obstiné à l’objet de la requête : ce n’est pas à nous, mais à notre Père qui est dans les cieux qu’il appartient de connaître nos besoins temporels en ce bas monde.

183. Dans les supplications, il faut se faire insistant, en toute humilité néanmoins et patience ; car elles ne portent du fruit que dans la patience. Parfois la grâce ne se presse pas trop de venir à notre secours ; le ciel, pour le suppliant, se fait d’airain et la terre de fera ; abandonné à lui-même, le cœur humain, dans son endurcissement, ne mérite pas d’être exaucé selon ses vœux. Inquiet alors, l’homme de désirs pense qu’on lui refuse ce qui n’est que différé. Comme la Cananéenne de l’Évangile, il gémit, se voyant dépassé avec dédain ; s’imaginant qu’on remet en cause et qu’on lui reproche, comme une impureté de chien, ses iniquités passées.

184. D’autres fois, et non sans peine, qui demande reçoit, qui cherche trouve ; on ouvre à celui qui frappe et les suaves consolations de la prière, enfin trouvées, couronnent le mérite d’une laborieuse supplication. 185. D’autres fois encore, l’élan de l’oraison pure, cette douceur propre à l’amour, n’est pas trouvée : c’est elle qui trouve, pour ainsi parler. Sans que l’homme demande, sans qu’il cherche, sans qu’il frappe, la grâce le prévient comme à son insu. Tel un fils d’esclave admis à la table des enfants, le débutant novice se voit élevé à cet élan de l’oraison pure qui, d’ordinaire, est le prix de la sainteté, la récompense pour les parfaits de leurs mérites. Le Seigneur agit ainsi, soit pour enlever au cœur négligent — et pour sa condamnation — tout prétexte d’ignorance à l’égard de ce qu’il néglige ; ou bien — défi de la charité — pour l’enflammer d’amour vis-à-vis de cette grâce spontanée.

186. En quoi, hélas ! beaucoup se trompent ; nourris du pain des enfants, ils se croient déjà de leur nombre. Abandonnant la partie au moment même de s’engager, ils profitent de la visite de la grâce pour se dérober à leur conscience. Ils s’imaginent être quelque chose, bien qu’ils ne soient rien. Les libéralités divines provoquent, non leur amendement, mais leur endurcissement, et ils passent en la compagnie de ceux dont le Psalmiste proclame : « Les ennemis du Seigneur se sont joués de Lui ; le temps de leur misère à jamais demeurera. Et pourtant Il les a nourris de la fleur du froment, et du miel du rocher Il les a rassasiés. » Serviteurs, ils se voient parfois sustentés par Dieu, leur Père, de grâces particulièrement choisies, et cela pour qu’ils aspirent à la qualité de fils. Mais eux deviennent ses ennemis, par abus de la grâce divine. Les Écritures saintes elles-mêmes, ils les utilisent à propos de leurs iniquités et de leurs convoitises. Car, revenant à ces dernières, après leur prière, ils se disent avec la femme de Manué : « Si le Seigneur avait voulu nous faire mourir, il n’aurait pas agréé l’oblation de nos mains. »

[…]


Chapitre III L’Homme spirituel ou le parfait

I Du règne de la pensée à celui de l’amour (commencement du spirituel)

Intervention de l’Esprit-Saint 249. Or, lorsque la pensée s’arrête à ce qui est de Dieu ou mène à Dieu, et que la volonté progresse jusqu’à devenir amour, aussitôt, par le chemin de l’amour, s’introduit l’Esprit-Saint, l’Esprit de vie, et il vivifie toutes choses, secondant, lors de la prière, de la méditation ou de l’étude, la faiblesse de celui qui pense. Du même coup, la mémoire devient sagesse : les biens du Seigneur ont pour elle une saveur pleine de délices, et toute pensée à leur sujet se présente à l’intelligence pour devenir sentiment d’amour. L’intelligence du penseur devient amoureuse contemplation : transformant ce qu’elle saisit en je ne sais quelles expériences d’une suavité spirituelle ou divine, elle en affecte le regard de l’esprit pensant et ce regard devient [en l’âme] jouissance de joie.

250. Dès ce moment s’avère exacte la pensée qu’à la manière humaine on a de Dieu — si l’on peut appeler pensée (cogitatio) cette manière de réfléchir où nulle contrainte n’intervient, ni exercée (nil cogit), ni subie (nit cogitur), où il y a seulement exultation et jubilation au souvenir de l’abondante suavité divines, et il se fait à propos du Seigneur une juste idée dans l’amour, celui qui, dans une telle simplicité de cœur, se porte à sa recherche.

251. Toutefois, cette manière de penser à propos de Dieu ne dépend pas du vouloir du penseur, mais du bon plaisir du donateur ; pour parler clair, elle se produit quand l’Esprit-Saint, qui souffle où il veut, quand il veut, comme il veut et pour qui il veut, envoie son souffle dans ce sens. Mais il est au pouvoir de l’homme d’y préparer constamment son cœur. Qu’il dégage à cet effet sa volonté des affections étrangères ; sa raison, son intelligence, de toute préoccupation : sa mémoire, des occupations inutiles ou embarrassantes, voire même parfois des occupations nécessaires. Alors, au jour choisi par le Seigneur et à l’heure de son bon plaisir, à peine aura-t-il entendu le bruit du souffle de l’Esprit, qu’aussitôt les éléments qui contribuent, à former la pensée se rassembleront d’eux-mêmes, travaillant au bien de concert et formant comme un faisceau, pour la grande joie de celui qui pense : la volonté présentant une affection sans mélange pour la joie qui vient du Seigneur ; la mémoire, une matière fidèle ; l’intelligence, une expérience pleine de délices.

Discipline nécessaire de la volonté 252. On l’a vu : négligée, la volonté produit des pensées inutiles et indignes de Dieu ; corrompue, des pensées perverses qui détournent de Lui ; droite, elle cause des pensées salutaires et qui répondent au besoin de la vie présente ; aimante enfin, des pensées qui prédisposent aux fruits de l’Esprit et à la jouissance de Dieu — ces fruits de l’Esprit qui sont, au dire de l’Apôtre, la charité, la joie, la paix, la patience, la longanimité, la bonté, la bénignité, la douceur, la fidélité, la modestie, la continence, la chasteté. 253. De plus, dans toute espèce de pensée, c’est l’intention de la volonté qui donne sa forme définitive à tout ce qui vient de l’esprit ; et cela même sous l’action de la miséricorde et de la sagesse divines, de telle sorte que le juste puisse se justifier davantage et l’impur se souiller encore.

254. Il est donc indispensable à l’homme qui veut aimer Dieu, ou qui déjà possède son amour, de toujours consulter son âme, d’interroger sa conscience sur l’objet de son vouloir foncier et, par ailleurs, sur ses raisons ou d’accueillir d’autres volitions de l’esprit, ou d’écarter les convoitises opposées de la chair. 255. Certaines volitions, en effet, viennent comme du dehors, ne faisant qu’effleurer l’âme ; tantôt l’on veut, tantôt l’on ne veut pas. Il ne peut être question de les tenir pour des « volontés » ; ce sont presque des velléités futiles. Bien qu’elles aillent parfois jusqu’à tenir l’âme sous leur charme, une fois maîtresse d’elle-même, cette dernière ne tarde pas néanmoins à s’en débarrasser.

256. Pour en revenir au vouloir foncier, l’âme doit examiner d’abord ce qu’elle veut ainsi, ensuite dans quelle mesure et de quelle manière elle le veut. Si ce qu’elle veut absolument, c’est Dieu, il lui faut voir dans quelle mesure et de quelle manière elle Le veut. Jusqu’au mépris de soi ? De tout ce qui existe ou peut exister ? Et non seulement en vertu du jugement de la raison, mais encore d’un désir amoureux de l’âme, de sorte que la volonté soit plus que volonté : amour, dilection, charité, unité d’esprit ?

L’échelle de l’amour 257. Tels sont, en effet, les degrés de l’amour de Dieu. Une volonté fortement tendue vers Dieu, c’est l’amour. La dilection, c’est l’adhérence, l’union. La charité, c’est la jouissance. Quant à l’unité d’esprit avec Dieu, c’est, pour l’homme au cœur élevé, la perfection de la volonté dans son ascension vers Dieu : non seulement l’âme veut ce que Dieu veut, mais tel est son désir d’amour, que dis-je, la perfection de son désir, qu’elle ne peut vouloir autre chose que ce que Dieu veut.

258. Or, vouloir ce que Dieu veut, c’est déjà ressembler à Dieu ; être incapable de vouloir autre chose que ce que Dieu veut, c’est être déjà ce qu’il est : pour Lui, en effet, être et vouloir sont une seule chose. D’où il est dit avec raison que nous Le verrons pleinement tel qu’Il est lorsque nous Lui serons semblables, c’est-à-dire quand nous serons ce qu’il est. En effet, ceux qui ont, reçu le pouvoir de devenir enfants de Dieu ont reçu le pouvoir, non d’être Dieu, certes, mais bien d’être ce que Dieu est : saints sur la terre et plus tard pleinement heureux, ce que Dieu est ; et il n’est pas ici-bas de saints, et il n’y aura pas là-haut de bienheureux qui le soient sinon de par Dieu, sainteté et béatitude des saints et des bienheureux.

La triple ressemblance et l’unité avec Dieu 259. Toute la perfection des saints c’est donc la ressemblance divine. Or, refuser d’être parfait, c’est faillir. Et c’est pourquoi il faut sans cesse, en vue de cette perfection, entretenir la volonté, cultiver l’amour ; empêcher la volonté de se répandre çà et là sur des réalités étrangères ; veiller sur l’amour, de peur qu’il ne se flétrisse. Car la seule fin de notre création, comme de notre vie, c’est la ressemblance avec Dieu : à son image, en effet, nous avons été crééss.

260. Or il existe une ressemblance avec Dieu que nul être vivant ne dépouille qu’avec la vie. Le Créateur de tous les hommes l’a maintenue dans tout homme en témoignage de la ressemblance plus précieuse et plus excellente que nous avons perdue. Elle est la part de chacun, qu’il le veuille ou non ; qu’il soit capable de la penser », ou si obtus qu’il ne puisse s’en faire une idée. La voici : de même que Dieu est partout, et partout tout entier dans sa création, de même, dans le corps qu’elle anime, toute âme animale vivante. Et de même que Dieu, qui jamais ne change, produit, par une action toujours la même, des effets variés dans la création, de même l’âme animale de l’homme, bien que principe pour tout le corps d’une vie partout identique, n’opère pas moins sans interruption, par une action toujours la même, des effets bien différents et dans les sens corporels et dans les mouvements du cœur. Cette ressemblance divine en l’homme n’est pour lui, quant au mérite, d’aucun poids au regard de Dieu : elle est un don naturel, non le fruit de la volonté ou du labeur de l’homme.

261. Il est une autre ressemblance, plus proche de Dieu, parce que volontaire, et qui réside dans la vertu. C’est lorsque l’âme raisonnable brûle d’imiter, en quelque sorte, par la grandeur de sa vertu, la grandeur du souverain Bien, et l’immutabilité de l’éternité divine par sa constance à persévérer dans le bien.

262. Au-dessus d’elle, cependant, il est encore une autre ressemblance avec Dieu — nous en avons déjà dit quelques mots — tellement particulière dans ce qu’elle a de singulier, qu’on ne lui donne plus le nom de ressemblance, mais celui d’unité d’esprit. C’est quand l’homme devient avec Dieu une seule chose, un seul esprit, non seulement par l’unité d’un même vouloir, mais encore par je ne sais quelle expression plus vraie d’une vertu qui n’est plus capable, ainsi qu’on l’a déjà dit, de vouloir autre chose.

263. On l’appelle « unité d’esprit », non seulement parce que l’Esprit-Saint la réalise ou y dispose l’esprit de l’homme, mais parce qu’elle est effectivement l’Esprit-Saint lui-même, l’Amour-Dieu. Elle se produit, en effet, lorsque Celui qui est l’Amour du Père et du Fils, leur Unité, leur Suavité, leur Bien, leur Baiser, leur Étreinte et tout ce qui peut être commun à l’un et à l’autre dans cette Unité souveraine de la Vérité et dans la Vérité de l’Unité, devient — à sa manières — pour l’homme à l’égard de Dieu, ce qu’en vertu de l’union consubstantielle il se trouve être pour le Fils à l’égard du Père, et pour le Père à l’égard du Fils ; lorsque la conscience bienheureuse se trouve prise dans l’étreinte et le baiser du Père et du Fils ; lorsque, d’une manière ineffable, inimaginable, l’homme de Dieu mérite de devenir, non pas Dieu certes, mais cependant ce que Dieu est : l’homme étant par grâce ce que Dieu est en vertu de sa nature.

L’Artisan de l’union divine 264. De là vient que, dans l’énumération des activités spirituelles, l’Apôtre, avec sagacité, introduit le Saint-Esprit ; dans la chasteté, dit-il, dans la science, dans la longanimité, dans la douceur, dans l’Esprit-Saint, dans une charité sincère, dans la parole de vérité, dans la force de Dieu. Voyez comme il dispose au milieu des bonnes vertus — tel le cœur au milieu du corps — l’Esprit-Saint, auteur, ordinateur, vivificateur de toutes choses. 265. Il est l’Artisan tout-puissant qui produit la bonne volonté de l’homme à l’égard de Dieu, et la propitiation de Dieu à l’égard de l’homme ; celui qui suscite le désir [d’aller à Dieu], donne la force [d’y répondre], mène à bonne fin l’opération, conduisant tout avec fermeté, disposant tout avec douceurs. 266. C’est lui qui vivifie l’esprit de l’homme et en assure l’unité, tout comme l’esprit vivifie le corps dont il a la garde et en assure l’unité. Que les hommes enseignent à chercher Dieu, les anges à l’adorer ! Seul l’Esprit-Saint peut apprendre à Le trouver, à Le posséder, à jouir de Lui. Cependant il est lui-même la sollicitude de qui cherche comme il convient, la piété de qui adore en esprit et en vérité, la sagesse de celui qui trouve, l’amour de celui qui possède, la joie enfin de qui jouit.

267. Remarquons-le néanmoins : tout ce qu’il accorde aux fidèles en partage en ce bas-monde, dans le domaine de la vision et de la connaissance de Dieu, reste énigme et miroirs, aussi éloigné de la vision et de la connaissance futures que la foi de la vérité, ou le temps de l’éternité. Et cette imperfection demeure mêmes quand parfois se réalise ce qu’on lit au livre de Job : « Il cache la lumière en ses mains ; puis il lui ordonne d’apparaître en haut ; et il annonce au bien-aimé que cette lumière est à lui et qu’il peut monter jusqu’à elle. »

II De clarté en clarté ou la contemplation divine (progrès du spirituel)

Les théophanies 268. À qui se trouve être l’objet de l’élection et de la dilection divines, se montre en effet, de temps à autre, quelque reflet du visage de Dieu, à la façon d’une lumière enclose dans les mains, qui tour à tour paraît et se cache au gré du porteur. Cet aperçu donné à l’âme comme en passant ou dans un éclair l’enflamme alors du désir de posséder en sa plénitude la lumière d’éternité et l’héritage de la parfaite vision de Dieu. 269. Et pour lui donner de saisir, de quelque façon, ce qui lui manque, il n’est pas rare que la grâce vienne frapper comme en passant le sens de celui qui aime, l’arrache à soi, l’emporte au sein du jour éternel, loin des bruits du monde et vers les joies du silence. Là, un moment, un faible instant, dans la mesure qui lui est propre, « ce qui est » se découvre à lui tel qu’il est ; parfois même il le transforme à sa ressemblance, afin qu’il soit, lui aussi dans la mesure qui lui est propres, tel qu’Il est. 270. Alors, ayant appris toute la distance qui sépare le Pur de l’impur, l’homme qui aime se voit rendu à lui-même, renvoyé à la purification du cœur pour la vision, à la préparation de l’âme pour la ressemblance. S’il arrive alors qu’il soit admis de nouveau à pareille grâce, il apportera encore plus de pureté à sa vision, plus de fermeté à sa jouissance.

271. Nulle part, en effet, la mesure de l’imperfection humaine ne se découvre mieux que dans la lumière du visage de Dieu, dans le miroir de la vision divine. Là, au sein du jour éternel, à la vue toujours plus nette de ce qui lui manque, l’âme corrige de jour en jour par la ressemblance tout ce qui est fautif en elle du fait de la dissemblance. Elle se rapproche par la ressemblance de celui dont la dissemblance l’avait éloignée ; et de la sorte, une ressemblance toujours plus grande accompagne une vision toujours plus claire.

Progrès de l’amour 272. Impossible, en effet, de voir le souverain Bien sans l’aimer ; impossible de ne pas l’aimer dans la mesure où il a été donné de Le voir. L’amour alors de progresser jusqu’à reproduire quelque chose de cet amour, qui a rendu Dieu semblable à l’homme, dans l’humiliation de la condition humaine, pour rendre l’homme semblable à Dieu dans la glorification d’une Divinité participée. Et c’est alors qu’il est doux pour l’homme de se faire humble avec la Majesté suprême, pauvre avec le Fils de Dieu, conforme à la divine Sagesse, en épousant les sentiments du Christ Jésus Notre-Seigneur.

273. C’est ici que la sagesse s’entoure de piété, que l’amour se tempère de crainte, qu’un tremblement se mêle aux transports de joie : quand la pensée, quand l’intelligence se représente Dieu humilié jusqu’à la mort, et jusqu’à la mort de la croix, pour que l’homme soit élevé à la ressemblance divine. Voilà la source impétueuse qui réjouit la cité de Dieu : le souvenir de son intarissable bontés, dans l’intelligence et la considération de ses bienfaits à notre égard.

274. Or la pensée, la contemplation des amabilités de Dieu — puissance, force, gloire, majesté, bonté, béatitude, ces perfections tout aimables qui brillent d’elles-mêmes au cœur du contemplatif — amènent sans peine l’homme qui s’y arrête à l’amour divin : mais ce qui contribue surtout à ravir en esprit l’aimant dans l’Aimable, c’est le fait que l’Aimable se trouve être en soi tout ce qui est aimable en lui, qui est le tout de ce qu’il est — si l’on ose parler d’un tout là où n’entrent point de parties.

Et repos en Dieu 275. À ce Bien, et par amour du bien lui-même, un cœur pieux s’attache avec tant d’ardeur qu’il ne peut s’en séparer jusqu’à ce qu’il soit devenu avec lui une seule chose ou un seul esprits. Et quand ce mystère d’union atteint en lui sa perfection, seul le voile de cette vie mortelle le tient encore à l’écart et le sépare du saint des saints, de cette béatitude qui est la part des bienheureux. Mais comme déjà dans la foi et par l’espérance en celui qu’il aime, il en jouit en son être intime, il supporte avec une patience moins pénible ce qui lui reste encore à vivre.

III De ressemblance en ressemblance, ou l’unité avec Dieu (perfection du Spirituel)

L’adhérence au bien ou l’habitude des vertus 276. Et voici maintenant le but du combat du solitaire ; voici sa fin, sa récompense, le repos de ses labeurs et, du même coup, la consolation de ses peines ; voici la perfection même et la vraie sagesse de l’homme : quand l’âme embrasse, quand l’âme enserre en elle toutes les vertus, non comme des éléments empruntés d’ailleurs, mais comme des productions quasi naturelles de son être, selon cette ressemblance de Dieu, en vertu de laquelle il est le tout de ce qu’il est. Alors, comme Dieu est ce qu’il est, ainsi les dispositions de la bonne volonté vis-à-vis du bien de la vertu se trouvent si consistantes et, par ailleurs, si bien disposées à l’égard de l’esprit bon, lui-même adhère au bien immuable avec une telle véhémence, qu’en aucune manière, semble-t-il, il ne puisse s’écarter jamais de ce qu’il est.

Science et sagesse 277. En effet, quand l’homme de Dieu devient l’objet de cette saisie du Seigneur, du Saint d’Israël, notre rois, sage et pieuse, l’âme éclairée, soutenue par la grâce dans la contemplation du souverain Bien, attache son regard aux lois de la vérité immuable — autant qu’elle mérite d’y atteindre par l’intelligence d’amour — et, d’après ces lois, elle se crée un genre de vie toute céleste, un idéal de sainteté. Ce qu’elle considère, en effet, c’est la suprême Vérité et les vérités qui en découlent ; c’est le souverain Bien et les biens qui en dérivent ; ce sont les profondeurs de l’Éternité et tout ce qui en est sorti. Se conformant à cette Vérité, à cette Charité, à cette Éternité, elle ordonne sa vie parmi les vérités, les biens, les créatures d’ici-bas. Ces réalités d’en-haut, elle ne s’élève pas au-dessus par son jugement ; mais elle les fixe par le désir ; elle y adhère par l’amour. En revanche, celles d’en-bas, ce n’est pas sans un judicieux discernement, sans contrôle réfléchi, sans jugement de la raison qu’elle les accueille, s’y adapte et s’y conforme.

278. Voilà comment sont conçues et viennent au jour les saintes vertus ; c’est ainsi que l’image de Dieu se voit rétablie dans l’homme et que s’ordonne cette vie de Dieu dont, l’Apôtre le déplore, certains se sont écartés ; c’est de cette manière enfin que se nouent les éléments qui font la force de la vertu, ces deux bases sur qui repose la perfection des vies active et contemplative, dont on lit au livre de Job, selon d’anciens interprètes :

La piété, voilà la sagesse ;

La fuite du mal, voilà la science.

279. La sagesse est piété, de fait ; c’est le culte de Dieu, l’amour qui nous fait soupirer après la vision divine et, tandis que nous ne voyons qu’en énigme et dans un miroir, développe en nos cœurs et la foi et l’espérance, nous mettant ainsi sur la voie de la vision dans la gloire.

280. Au contraire, la fuite du mal est une science qui a pour objet ces réalités temporelles dans lesquelles nous sommes plongés et où nous nous abstenons du mal dans la mesure où nous nous appliquons au bien.

281. À cette science, à cette abstinence, se rapporte d’abord la pratique de toutes les vertus ; en second lieu toute discipline inhérente aux activités de la vie présente. De ces deux choses, la première — soit l’exercice des vertus — tend plutôt, à ce qu’il semble, vers ces réalités d’en haut qui témoignent d’une sagesse supérieure et en exhale le parfum. La seconde a trait aux pratiques corporelles, et si elle n’est pas retenue par le lien sacré de la foi, elle sombre misérablement dans le néant des choses d’ici-bas.

Science acquise et science innée 282. À ce propos, puisque la science est un ensemble de vérités perçues soit par la raison, soit par les sens corporels, et confiées à la mémoire, si l’on y fait bien attention, seul, à proprement parler, ce qu’on saisit par les sens peut être mis sans réserve sur le compte de la science. En revanche, ce que la raison saisit d’elle-même, en ce domaine, appartient déjà à une zone où se rencontrent science et sagesse. 283. En effet, toute connaissance venue d’ailleurs, par l’intermédiaire des sens, s’offre à l’esprit comme un élément étranger et adventice. Au contraire, ce qui se présente spontanément à la pensée, soit par le jeu des puissances de la raison, soit en vertu de cette connaissance naturelle de l’immuable vérité des lois éternelles — les plus impies d’entre les hommes arrivent souvent à porter par elle des jugements parfaitement droits —, cela, dis-je, est tellement propre à la raison que c’est la raison elle-même. Une telle science est moins, en effet, pour la raison le résultat d’un enseignement que la conscience qu’elle prend elle-même — sous l’influence de quelque agent, ou par retour sur soi — de la vérité qui repose en elle.

284. À titre d’exemple, et combien éloquent, citons la « révélation naturelle » : la connaissance de Dieu, rendue manifeste à l’homme, même impie. Citons encore cette inclination naturelle au bien dont un poète païen a pu dire :

Les bons détestent de faillir

Par amour de la vertu.

Citons enfin tout discernement dans le domaine du rationnel, grâce aux efforts du raisonnement. 285. En revanche, c’est une science d’espèce infime et terre à terre que l’expérience animale des réalités sensibles, qui s’acquiert par les cinq sens du corps, surtout quand les concupiscences de la chair ou des yeux, voire de l’orgueil de cette vie, entrent en action.

La vie parfaite 286. Une fois conforme à cette sagesse, la raison se forme une conscience et se trace une règle de vie. Dans les questions qui relèvent de la science inférieure, elle met alors à profit la docilité et les capacités de la nature ; dans les questions rationnelles ou qui demandent réflexion, elle prend pour norme la règle de vie qu’elle s’est tracée ; pour l’acquisition des vertus, la conscience qu’elle s’est formée. Ainsi poussée par en bas, soutenue par en haut, marchant droit devant elle, mettant tout en œuvre : discernement de la raison, acquiescement de la volonté, attachement de l’intelligence, puissance d’action, elle se hâte de s’élancer vers la liberté de l’esprit, vers l’unité, si bien que l’homme fidèle devient, comme on l’a souvent affirmé, un seul esprit avec Dieu.

287. C’est là enfin cette vie de Dieu, à laquelle un peu plus haute nous avons fait allusion et qui est moins un progrès de la raison que déjà, dans la sagesse, le sens de la perfection. Et parce que toutes ces choses ont une saveur pour qui les goûte, celui-ci est « sage » ; « spirituel » parce qu’il est devenu un seul esprit avec Dieu. Et telle est bien, en cette vie, la perfection de l’homme.

L’unité avec Dieu 288. Celui qui jusque-là ne fut que solitaire ou seul devient « un » ; la solitude de corps se transforme pour lui en « unité d’esprit » ; en sa personne se réalise ce que, dans sa prière, le Seigneur demandait pour ses disciples, comme terme de toute perfection : « O Père, c’est mon désir : tout comme toi et moi nous sommes un, qu’ils soient eux de même un en nous. »

289. Cette unité de l’homme avec Dieu, ou cette ressemblance vis-à-vis de Dieu, fait que l’esprit, dans la mesure où il est proche du divin, se rend conforme à lui-même l’âme qui est en dessous de lui, et à cette âme, le corps lui-même, la plus basse portion de l’homme. Alors l’esprit, l’âme et le corps ordonnés à leur fin, mis à leur place, jugés selon leurs mérites, sont également conçus en fonction de leurs qualités. Alors l’homme commence à se connaître parfaitement lui-même et, par cette connaissance de soi, à s’élever peu à peu jusqu’à la connaissance de Dieu.

Son fruit : la connaissance de Dieu 290. Mais alors quand le progressant commence à élever son cœur et à pousser vers Dieu son désir, cherchant à se représenter par la pensée la ressemblance [dont on a parlé], il doit surtout prendre garde à ne pas tomber justement dans l’erreur de la dissemblance. Je veux dire qu’en comparant réalités spirituelles et réalités spirituelles, choses divines et choses divines, il évite de les concevoir autrement qu’elles ne sont.

291. Aussi bien, l’âme qui s’arrête à l’idée de sa ressemblance avec Dieu, doit tout d’abord composer et disposer sa pensée de manière à écarter, d’elle-même, toute représentation corporelle ; de Dieu, non seulement toute représentation corporelle, comme s’il occupait quelque lieu, mais encore toute représentation spirituelle comme s’il était soumis au changement. Les réalités spirituelles sont, en effet, d’autant plus étrangères à la nature et à la qualité des corps, qu’elles sont davantage éloignées de toute circonscription locale. Quant aux réalités divines, elles ont sur toutes choses, spirituelles et corporelles, une suréminence d’autant plus grande qu’elles échappent aux lois du lieu et du temps, à tout soupçon de changement, et qu’elles demeurent immuables et éternelles, au sein d’une béatitude immuable et éternelle.

292. Tout comme l’âme discerne les réalités corporelles par le moyen des sens du corps, ainsi ne peut-elle atteindre le rationnel et le spirituel que par elle-même. Mais le divin, elle ne peut en attendre ou chercher la compréhension que de Dieu seul. Sans doute il est permis, il est possible à l’homme doué de raison, de concevoir et de scruter l’une ou l’autre des réalités qui touchent Dieu : sa bonté pleine de douceur, sa toute-puissance, par exemple ; d’autres encore. Mais Dieu lui-même, l’essence divines, voilà qui échappe à toute représentation, absolument, à moins pourtant que sur ce terrain on puisse l’étreindre par le sens de l’amour illuminée.

293. Pourtant Dieu, il nous faut le croire et, dans la mesure où l’Esprit-Saint vient en aide à notre faiblesse, nous le représenter comme une certaine vie éternelle, vivante et vivifiante, immuable, produisant, sans changer jamais, tous les êtres changeants ; intelligente, créatrice de toute intelligence et de tout être intelligent. Il est la sagesse qui fait les sages, la vérité fixe, subsistante, inébranlable, d’où dérive tout ce qui est vrai ; en qui, de toute éternité, résident les causes de tout ce qui se réalise dans le temps.

294. Sa vie, c’est son essence, sa nature même. Sa vie, c’est lui vivant pour lui — une vie qui est divinité, éternité, grandeur, bonté, puissance ; qui tire d’elle-même son existence et sa subsistance, déborde tout espace, en vertu de sa nature illocalisée, et, en vertu de son éternité, tout le temps que peut enfermer la pensée et la conjecture ; une vie dont la réalité, l’excellence dépassent de beaucoup tout ce qui sera jamais donné à n’importe quelle faculté de saisir. On atteint pourtant cet Etre plus sûrement par le sens de l’amour illuminé et humble que par n’importe quelles réflexions de la raison. Toujours meilleur qu’on ne le pense, on le pense cependant mieux qu’on ne l’exprime.

295. Il est la suprême essence, d’où provient tout être ; la suprême substance qui échappe aux catégories du langage ; néanmoins principe causal et subsistant de toutes choses. En Lui notre être ne meurt pas, notre intellect ne s’égare pas, notre amour ne peut faillir. Plus on Le cherche, plus on éprouve de douceur à Le rencontrer. Plus sa rencontre est douce au cœur, plus on s’applique à Le cherchera.

Conclusion : appel à l’humilité 296. Et puisque cet Etre ineffable ne peut être vu que d’une manière ineffable, que celui qui veut Le voir purifie son cœur. Car nulle ressemblance corporelle n’en peut donner une idée à celui qui dort, aucune forme sensible à celui qui veille. Ni la raison, ni ses recherches ne sauraient Le voir ou L’atteindre, mais seulement l’humble amour d’un cœur pur. 297. Et c’est là cette face de Dieu que nul ne peut voir et vivre en même temps pour le monde. C’est là cette beauté qu’aspire à contempler quiconque désire aimer le Seigneur son Dieu de tout son cœur, de toute son âme, de tout son esprit, de toutes ses forces. À quoi, d’ailleurs, il ne cesse de provoquer son prochain s’il le chérit autant que lui-même. 298. Et s’il arrive qu’il soit admis en sa présence, il perçoit, sans l’ombre d’un doute, à la lumière même de la vérité, la grâce qui l’a prévenu. Lorsqu’il en est écarté, il comprend, à son propre aveuglement, que son impureté est incompatible avec sa pureté à elle. S’il aime, il lui est doux de pleurer et non sans de nombreux gémissements il se voit contraint de rentrer en lui-même.

299. Nous faire de cet Etre une idée, nous en sommes absolument incapables ; mais il nous pardonne, celui que nous aimons et duquel, confessons-le, nous ne pouvons ni discourir, ni penser convenablement. Pourtant son amour, ou l’amour de son amour, nous excite et nous entraîne à faire de Lui l’objet de nos discours et de nos pensées.

300. Au « penseur » donc de s’humilier en toutes occasions, et de rendre gloire en lui-même au Seigneur son Dieu. Au « penseur » de s’abaisser à ses propres yeux dans la contemplation divine. Au « penseur » de se soumettre à toute créature humaine dans l’amour du Créateur ; de faire de son corps une hostie sainte, vivante, agréable à Dieu, en vue d’un culte raisonnable. Avant tout, ne pas goûter aux choses de Dieu plus qu’il ne convient de goûter ; goûter sobrement, et dans la mesure de la foi donnée par Dieu ; ne pas livrer ses trésors à la publicité des hommes ; les cacher dans sa cellule, les serrer dans sa conscience, afin de porter toujours, telle une épigraphe au front de sa conscience comme au frontispice de sa cellule, cette sentence : « Mon secret est à moi ; mon secret est à moi »

FRANÇOIS D’ASSISE



L’édition « du VIIIe centenaire » publiée en deux volumes en 2010 dans la collection «Sources Franciscaines» aux éditions du Cerf comporte 3418 pages17.

François n’a rien écrit ! on dispose de quelques « pages » recueillies par ses proches dont frère Léon et surtout de très nombreux divers témoignages rédigés par des disciples proches ou lointains.

Après une brève chronologie et un tableau de sources principales, le lecteur abordera quelques « pages » et deux sources : au total à peine plus d’une centaine de pages. Des sélections plus larges sont disponibles18.





LA VIE DE FRANÇOIS

Âge Date

0 1181/2 naissance à Assise

……..

1201

20 1202 prison à Pérouse

1203

1204

1205 vers les Pouilles, renonce à Spolète

25 1206 renonce tous biens, Saint-Damien, lépreux

1207

1208 Bernard, Pierre de Cattaneo, Gilles

1209 (12 frères) Rome

1210 Portioncule

1211

30 1212 Claire à Saint-Damien

1213

1214

1215

1216 + Innocent III

1217 (~1000 frères)

1218

38 1219 Damiette, al-Malik al-Kamil, Terre sainte

1220 Chapitre, renoncement à la direction

1221 (~3000 frères)

fr. Élie succède à Pierre de Cattaneo

Règle non bullata

1222

1223/4 Règle bullata

1224 Alverne (La Verna)

1225 maladie des yeux, cautérisation

45 1226 + le 3 octobre.



DES SOURCES

Sources infra soulignées. Pages p. de l’éd. « Huitième centenaire ».


(1226) mort de François

1C (1228)

Thomas de Celano [C] Vita prima p.429


(1239) Élie est déposé

Première « récolte » des « écrits » de François


« Fiches du Frère Léon (<1246) p.29 p.1163

AP (1240/41)

Jean Du commencement de l’Ordre p.971

LG-3S (1244/46) p.976

L. de Greccio Légende des Trois compagnons p.1045

2C (1246/47) Celano Vita secunda p.1459

LM (1257/63)

Bonaventure p.2203 Écrits de B.


(1276) Ordre de recueillir les écrits de François

3S (1276…)(1276) SPm Miroir de perfection minor.

2e recension

CA (1310/11) p.1185 Compilation d’Assise

3S 3e recension (1317) SP Miroir de perfection major. p.2675

(1327/37) p.2713 Actus

trad. partielle en italien

Fioretti




«Pages» de François

LOUANGES DE DIEU

Tu es saint, Seigneur, seul Dieu, qui fait des merveilles.

Tu es fort,

tu es grand,

tu es très haut,

tu es tout-puissant,

toi, Père saint, roi du ciel et de la terre.

Tu es trine et un, Seigneur, Dieu des dieux.

Tu es le bien, tout bien, le souverain bien,

Seigneur Dieu vivant et vrai.

Tu es amour, charité.

Tu es sagesse.

Tu es humilité.

Tu es patience.

Tu es beauté.

Tu es sécurité.

Tu es quiétude.

Tu es joie et allégresse.

Tu es notre espérance.

Tu es justice et tempérance.

Tu es tout,

notre richesse à suffisance.

Tu es beauté.

Tu es mansuétude.

Tu es protecteur.

Tu es gardien et défenseur.

Tu es force.

Tu es refuge.

Tu es notre espérance.

Tu es notre foi.

Tu es notre charité.

Tu es toute notre douceur.

Tu es notre vie éternelle,

grand et admirable Seigneur, Dieu tout-puissant, miséricordieux Sauveur.

CANTIQUE DE FRÈRE SOLEIL

Très-Haut, tout-puissant bon Seigneur,

à toi sont les louanges, la gloire et l’honneur, et toute bénédiction.

À toi seul, Très-Haut, ils conviennent,

et nul homme n’est digne de te nommer.


Loué sois-tu, mon Seigneur, avec toutes tes créatures,

spécialement messire le frère Soleil,

lequel est jour, et tu nous illumines par lui.

Et lui, il est beau et rayonnant avec grande splendeur :

de toi, Très-Haut, il porte signification.


Loué sois-tu, mon Seigneur, par sœur Lune et les étoiles : dans le ciel tu les as formées claires et précieuses et belles.


Loué sois-tu, mon Seigneur, par frère Vent,

et par l’air et le nuage et le ciel serein et tout temps,

par lesquels à tes créatures tu donnes sustentation.

Loué sois-tu, mon Seigneur, par sœur Eau,

laquelle est très utile et humble et précieuse et chaste.


Loué sois-tu, mon Seigneur, par frère Feu,

par lequel tu nous illumines la nuit;

et lui, il est beau et joyeux et robuste et fort.


Loué sois-tu, mon Seigneur, par notre sœur mère Terre

laquelle nous sustente et gouverne

et produit divers fruits avec les fleurs colorées et l’herbe.


Loué sois-tu, mon Seigneur,

par ceux qui pardonnent par ton amour

et soutiennent maladies et tribulations.

Bienheureux ceux qui les supporteront en paix,

car par toi, Très-Haut, ils seront couronnés.


Loué sois-tu, mon Seigneur, par notre sœur Mort corporelle,

à laquelle nul homme vivant ne peut échapper.

Malheur à ceux qui mourront dans les péchés mortels!

Bienheureux ceux qu’elle trouvera en tes très saintes volontés, car la mort seconde ne leur fera pas mal.


Louez et bénissez mon Seigneur et rendez grâces et servez-le avec grande humilité.

«… alors qu’il était malade et séjournait à Saint-Damien, François reçut de Dieu la promesse de son Royaume. François chante les louanges de la création nouvelle. Les trois corps célestes — le soleil, la lune et les étoiles — et les quatre éléments — vent, eau, feu et terre — sont transfigurés dans un hymne de louange et deviennent les signes de la création nouvelle. […] Pour François, les créatures sont les instruments de la louange de Dieu parce qu’elles sont le reflet de la grandeur, de la puissance et de la bonté de Dieu. C’est aussi par les créatures que s’opère l’union mystique entre Dieu, le Très-Haut, et l’humble être humain, qui permet à François d’appeler Dieu “mi signore” (“mon Seigneur”) et d’exprimer cette nouvelle relation dans une langue nouvelle, passant du latin à l’ombrien. La création nouvelle est une fraternité universelle […]» (Jay M. Hammond).

EXPOSITION DU «NOTRE PÈRE»

Ô très saint, notre Père : notre créateur, rédempteur, consolateur et sauveur.

Qui es aux cieux : dans les anges et dans les saints, les illuminant pour la connaissance, car toi, Seigneur, tu es lumière; les enflammant à l’amour, car toi, Seigneur, tu es amour; habitant en eux et les comblant jusqu’à la béatitude, car toi, Seigneur, tu es souverain bien, éternel bien, de qui vient tout bien, sans qui n’est nul bien.

Que soit sanctifié ton nom : que devienne claire en nous la connaissance de toi, pour que nous connaissions quelle est la largeur de tes bienfaits, la longueur de tes promesses, la hauteur de ta majesté et la profondeur de tes jugements.

Qu’advienne ton Règne : que tu règnes en nous par grâce et que tu nous fasses venir à ton Règne, où est manifeste la vision de toi, parfaite la dilection de toi, heureuse la compagnie de toi, éternelle la jouissance de toi.

Que soit faite ta volonté, comme au ciel, aussi sur la terre : que nous t’aimions de tout notre cœur en pensant toujours à toi, de toute notre âme en te désirant toujours, de tout notre esprit en dirigeant vers toi toutes nos intentions, en cherchant en tout ton honneur, et de toutes nos forces, en dépensant toutes nos forces et les sens de l’âme et du corps au service de ton amour et de rien d’autre; et que nous aimions nos proches comme nous-mêmes en tirant tous les hommes à ton amour selon nos forces, en nous réjouissant des biens des autres comme des nôtres et en compatissant à leurs maux et en ne faisant aucune offense à personne.

Notre pain de chaque jour donne-le-nous aujourd’hui : ton Fils bien-aimé, notre Seigneur Jésus Christ, donne-le-nous aujourd’hui : en mémoire et intelligence et révérence de l’amour qu’il a eu pour nous et de ce que pour nous il a dit, fait et supporté.

Et remets-nous nos dettes : par ta miséricorde ineffable, par la vertu de la passion de ton Fils bien-aimé, notre Seigneur, et par les mérites et l’intercession de la très bienheureuse Marie Vierge et de tous tes élus.

Comme nous aussi remettons à nos débiteurs : et ce que nous ne remettons pas pleinement, toi, Seigneur, fais que nous le remettions pleinement, pour que nous aimions vraiment nos ennemis à cause de toi et que, pour eux, nous intercédions dévotement auprès de toi, ne rendant à personne le mal pour le mal, et qu’en toi nous nous appliquions à être utiles en tout.

Et ne nous inclues pas en tentation : occulte ou manifeste, soudaine ou importune.

Mais délivre-nous du mal : passé, présent et futur 3. Amen.

Gloire au Père et au Fils et au Saint-Esprit [comme il était au commencement et maintenant et toujours, et dans les siècles des siècles. Amen.

LA VRAIE JOIE

Le même [frère Léonard] rapporta au même endroit qu’un jour, à Sainte-Marie, le bienheureux François appela frère Léon et dit :

– Frère Léon, écris.

Et lui répondit :

– Voilà, je suis prêt.

– Écris, dit-il, quelle est la vraie joie. Un messager vient et dit que tous les maîtres de Paris sont venus à l’Ordre; écris : ce n’est pas la vraie joie. De même, tous les prélats d’outre-monts, archevêques et évêques; de même, le roi de France et le roi d’Angleterre; écris : ce n’est pas la vraie joie. De même, mes frères sont allés chez les infidèles et les ont tous convertis à la foi; de même, j’ai de Dieu une telle grâce que je guéris les malades et fais beaucoup de miracles : je te dis qu’en tout cela n’est pas la vraie joie.

– Mais quelle est la vraie joie?

– Je reviens de Pérouse et, par une nuit profonde, je viens ici et c’est le temps de l’hiver, boueux et à ce point froid que des pendeloques d’eau froide congelée se forment aux extrémités de ma tunique et me frappent sans cesse les jambes, et du sang coule de ces blessures. Et tout en boue et froid et glace, je viens à la porte, et après que j’ai longtemps frappé et appelé, un frère vient et demande : «Qui est-ce?» Moi je réponds : «Frère François.» Et lui dit : «Va-t’en! Ce n’est pas une heure décente pour circuler; tu n’entreras pas.» Et à moi qui insiste, à nouveau il répondrait : «Va-t’en! Tu n’es qu’un simple et un illettré. En tout cas, tu ne viens pas chez nous; nous sommes tant et tels que nous n’avons pas besoin de toi.» Et moi je me tiens à nouveau debout devant la porte et je dis : «Par amour de Dieu, recueillez-moi cette nuit!» Et lui répondrait : «Je ne le ferai pas. Va au lieu des Croisiers [hôpital pour les lépreux, situé non loin de Rivo Torto] et demande là-bas.» Je te dis que si je garde patience et ne suis pas ébranlé, en cela est la vraie joie et la vraie vertu et le salut de l’âme.





Du Commencement de l’Ordre

DU COMMENCEMENT OU DU FONDEMENT DE L’ORDRE ET DES ACTES DES FRÈRES MINEURS QUI FURENT LES PREMIERS EN RELIGION ET LES COMPAGNONS DU BIENHEUREUX FRANÇOIS


[Texte intégral]

PROLOGUE

Les serviteurs du Seigneur ne doivent pas ignorer la voie et la doctrine des saints hommes par quoi ils peuvent parvenir à Dieu. C’est pourquoi, en l’honneur de Dieu, pour l’édification des lecteurs et des auditeurs, moi qui ai vu leurs actes, qui ai entendu leurs paroles, dont j’ai même été le disciple19, j’ai raconté et compilé, autant que mon esprit en a été instruit par inspiration divine, quelques-uns des actes de notre très bienheureux père François et de quelques frères qui vinrent au commencement de la religion.

CHAPITRE I COMMENT LE BIENHEUREUX FRANÇOIS COMMENÇA À SERVIR DIEU

Après que furent révolus mille deux cent sept ans depuis l’Incarnation du Seigneur, au mois d’avril, le XVIe jour des calendes de mai [le 16 avril 1208], Dieu vit que son peuple, qu’il avait racheté par le sang précieux de son Fils unique, avait oublié ses commandements et était sans gratitude pour ses bienfaits. Bien que son peuple ait mérité la mort, Dieu avait eu bien longtemps pitié de lui. Ne voulant cependant toujours pas la mort du pécheur, mais qu’il se convertisse et vive, mû par sa très bienveillante miséricorde, il voulut envoyer des ouvriers à sa moisson. Et il illumina un homme qui était en la cité d’Assise, François de nom et marchand20 de son métier, très vain gestionnaire de la richesse de ce monde.

Un jour, dans la boutique où il avait l’habitude de vendre des étoffes, il réfléchissait avec préoccupation à des affaires de cette sorte. Apparut un pauvre, qui lui demanda de lui donner l’aumône au nom du Seigneur. Entraîné par la pensée des richesses et le souci des affaires en question, lui donnant congé, François lui refusa l’aumône. Alors que le pauvre se retirait, François, sondé par la grâce divine, commença à se reprocher son geste comme preuve de grande rustrerie21, en se disant : «Si ce pauvre avait demandé au nom de quelques comte ou grand baron, tu aurais accédé à ses demandes. Combien plus aurais-tu dû le faire au nom du Roi des rois et du Seigneur universel!»

Aussi se proposa-t-il dès lors en son cœur de ne plus jamais refuser à personne des demandes faites au nom d’un si grand Seigneur. Et appelant le pauvre, il lui fit une généreuse aumône.

Ô cœur, dis-je, plein de toute grâce, fécond et illuminé! O Ferme et saint projet, auquel succède, merveilleuse et inespérée, une singulière illumination de ce qui allait advenir! Certes, il n’y a rien là d’étonnant, puisque Isaïe proférait d’une voix dictée par l’Esprit saint : Lorsque tu auras versé ton âme à l’affamé et que tu auras rassasié l’âme affligée, ta lumière se lèvera dans les ténèbres et tes ténèbres seront comme le plein jour. Et encore : Lorsque tu auras rompu ton pain pour l’affamé, alors ta lumière poindra comme l’aurore et ta justice précédera ta face.

Le temps passant, il arriva à ce bienheureux homme une chose étonnante qu’il serait à mon sens indigne de passer sous silence. Une nuit donc qu’il dormait dans son lit, lui apparut quelqu’un qui, l’appelant par son nom, le conduisit dans un palais d’un charme et d’une beauté indicible, plein d’armes chevaleresques, y compris de resplendissants boucliers marqués de la croix pendant aux murs tout autour.

Comme il demandait à qui étaient ces armes étincelant d’un tel éclat et ce palais si charmant, il reçut cette réponse de celui qui le guidait : «Toutes ces armes et le palais sont à toi et à tes chevaliers.»

À son réveil, il se mit à réfléchir en homme de ce monde, comme quelqu’un qui n’avait pas encore pleinement goûté l’Esprit de Dieu, et à déduire qu’il devait devenir un prince magnifique. Pensant et repensant la chose, il résolut de se faire chevalier afin qu’une fois chevalier, lui soit offert un tel principat. S’étant donc fait préparer des vêtements d’étoffes aussi précieuses qu’il put, il se disposa à partir pour la Pouille auprès d’un noble comte22 pour être fait par lui chevalier.

Rendu par cela plus allègre qu’à l’ordinaire, il était regardé par tous avec étonnement. Et à ceux qui l’interrogeaient sur la raison de cette nouvelle allégresse, il répondait : «Je sais que je vais devenir un grand prince.»

Après avoir engagé un écuyer, montant sur son cheval23, il chevauchait vers la Pouille.

Or il était parvenu à Spolète, préoccupé de son voyage; et à la nuit tombée, il avait mis pied à terre pour dormir. Il entendit alors dans son demi-sommeil une voix qui lui demandait où il voulait aller. Point par point, il lui révéla tout son projet. Et la voix de nouveau : «Qui peut te faire plus de bien, le seigneur ou le serviteur?»

Il répondit : «Le seigneur.» — «Pourquoi donc délaisses-tu le seigneur pour le serviteur et le prince pour le vassal ?»

François lui demanda : «Seigneur, que veux-tu que je fasse?» — «Retourne, dit la voix, dans ton pays pour faire ce que le Seigneur te révélera24.»

Soudain, lui semblait-il, il fut changé en un autre homme par la grâce divine.

Le matin venu, il retourne donc chez lui comme il lui avait été commandé. Chemin faisant, comme il était parvenu à Foligno, il vendit le cheval qu’il montait et les vêtements dont il s’était paré pour aller en Pouille, endossant des vêtements plus vils.

Cela fait, il prit l’argent obtenu pour ses biens et retourna de Foligno vers Assise. Passant à proximité d’une église construite en l’honneur de saint Damien et trouvant un pauvre prêtre du nom de Pierre qui résidait là, il lui remit l’argent en garde. Mais le prêtre refusa de conserver cet argent, car il n’avait pas d’endroit où il puisse le placer à sa guise. Entendant cela, l’homme de Dieu François lança avec mépris cet argent dans une fenêtre de l’église.

Guidé par l’Esprit de Dieu, voyant que la pauvre église menaçait ruine, il se proposa d’en étayer le gros œuvre grâce à cet argent et d’habiter là, dans le dessein de la libérer et de la relever de sa pauvreté. Cette tâche aussi, le temps passant, guidé par la volonté de Dieu, il l’accomplit en œuvre.

En entendant cela, son père, qui le chérissait charnellement et qui était assoiffé de cet argent, commença à se mettre en fureur contre lui; et harcelant François de divers reproches, il lui réclamait l’argent.

Et lui, devant l’évêque d’Assise25, rendit promptement à son père cet argent et les vêtements dont il était couvert, restant nu sous la pelisse de l’évêque qui le prit nu dans ses bras.

Désormais libre des affaires de ce monde, revêtu d’un habit très vil et méprisé, il retourna vers l’église pour y demeurer. Le Seigneur le fit riche, lui qui était pauvre et méprisé; l’emplissant de son Esprit saint, il mit en sa bouche le verbe de vie pour qu’il prêche et annonce parmi les nations le jugement et la miséricorde, le châtiment et la gloire, et pour qu’elles rappellent à leur mémoire les commandements de Dieu qu’elles avaient abandonnés à l’oubli. Le Seigneur le constitua prince sur la multitude des nations qu’à travers lui, du monde entier, Dieu assembla en une seule.

Le Seigneur le guida par une voie droite et étroite, puisqu’il ne voulut posséder ni or, ni argent, ni monnaie, ni quoi que ce soit. Mais il suivit le Seigneur dans l’humilité, la pauvreté et la simplicité de son cœur.

Marchant pieds nus, il était revêtu d’un habit méprisable et ceint aussi d’une très vile ceinture.

Partout où son père le trouvait, rempli d’un violent ressentiment, il le maudissait. Mais le bienheureux homme prenait un pauvre vieillard du nom d’Albert, lui demandant sa bénédiction.

Bien d’autres aussi se moquaient de lui, lui disaient des paroles injurieuses; et il était tenu pour fou par presque tous. Or lui n’en avait cure et ne leur répondait même pas. Mais il s’efforçait de tout son soin d’accomplir en œuvre ce que Dieu lui montrait. Et il ne marchait pas dans les doctes paroles de la sagesse humaine, mais dans la manifestation et la vertu de l’Esprit.

CHAPITRE II DES DEUX PREMIERS FRÈRES QUI SUIVIRENT LE BIENHEUREUX FRANÇOIS

Or voyant et entendant cela, deux hommes de la cité, inspirés par la visite de la grâce divine, se présentèrent humblement à François. L’un d’entre eux fut frère Bernard26 et l’autre frère Pierre27. Ils lui dirent simplement : «Dorénavant, nous voulons être avec toi et faire ce que tu fais. Dis-nous donc ce que nous devons faire de nos biens!» Exultant du fait de leur venue et de leur désir, il leur répondit avec bienveillance : «Allons demander conseil au Seigneur!»

Ils s’en furent donc à une église de la cité28, y entrèrent, s’agenouillèrent et dirent humblement en prière : «Seigneur Dieu, Père de gloire, nous te prions pour que, par ta miséricorde, tu nous montres ce que nous devons faire.» Leur prière achevée, ils dirent au prêtre de cette église qui se trouvait là : «Seigneur, montre-nous l’Évangile de notre Seigneur Jésus Christ!»

Comme le prêtre avait ouvert le livre29 — car eux-mêmes ne savaient pas encore bien lire —, ils trouvèrent aussitôt le lieu où il était écrit : Si tu veux être parfait, va, vends tout ce que tu as, donne-le aux pauvres et tu auras un trésor dans le ciel. Tournant à nouveau les pages, ils trouvèrent : Qui veut venir à ma suite, etc. Et tournant encore, ils découvrirent : N’emportez rien en chemin, etc. Entendant cela, ils furent transportés d’une grande joie et dirent : «Voilà ce que nous désirions, voilà ce que nous cherchions.» Et le bienheureux François dit : «Telle sera notre règle.» Puis il dit aux deux autres : «Allez et faites selon le conseil du Seigneur que vous venez d’entendre!»

S’en fut donc frère Bernard et, comme il était riche, il retira beaucoup d’argent de la vente de toutes ses possessions. Quant à frère Pierre, il avait été pauvre en biens temporels, mais il était désormais devenu riche en biens spirituels. Lui aussi fait donc comme il avait reçu conseil du Seigneur. Et assemblant les pauvres de la cité, ils leur distribuaient l’argent qu’ils avaient tiré de la vente de leurs biens.

Pendant qu’ils faisaient cela en présence du bienheureux François, vint un prêtre du nom de Sylvestre. Le bienheureux François lui avait acheté des pierres pour la restauration de l’église Saint-Damien, auprès de laquelle il demeurait encore avant d’avoir des frères pour compagnons.

Ce prêtre donc, les voyant dépenser ainsi l’argent, suffoquait sous les feux de l’avarice. Il désira avidement qu’on lui donne de cet argent et se mit à grommeler, en disant : «François, tu ne m’as pas correctement réglé pour les pierres que tu m’as achetées.» L’entendant grommeler à tort, le bienheureux François, qui avait rejeté toute forme d’avarice, s’approcha de frère Bernard : et mettant la main dans le manteau de Bernard, où était l’argent. il en retira une pleine poignée de deniers qu’iI donna au prêtre. Mettant de nouveau la main dans le manteau, il en retira des deniers comme il l’avait déjà fait la première fois; et de nouveau, il les donna au prêtre en lui disant : «As-tu maintenant pleinement ton compte?» — «Pleinement», dit le prêtre. Cela fait, il retourne allègre à sa maison.

Quelques jours plus tard, inspiré par le Seigneur, ce même prêtre se mit à réfléchir sur ce qu’avait fait le bienheureux François, en se disant : «Ne suis-je pas un misérable? Alors que je suis vieux, je désire avidement et recherche ces biens temporels, tandis que ce jeune, par amour de Dieu, les méprise et les abhorre.»

Et voici que, la nuit suivante, il vit en songe une croix gigantesque dont le sommet touchait les cieux et le pied se tenait dans la bouche du bienheureux François. Quant aux bras de la croix, ils s’étendaient d’une extrémité du monde à l’autre.

En s’éveillant, ce prêtre crut donc que le bienheureux François était vraiment ami de Dieu et que la religion qu’il avait débutée allait s’étendre sur le monde entier. Dès lors, il se mit à craindre Dieu et à faire pénitence en sa maison. Peu de temps après, il entra dans l’Ordre des frères : il vécut bien et finit glorieusement30.

CHAPITRE III DU PREMIER LIEU OÙ ILS DEMEURÈRENT ET DE LA PERSÉCUTION QU’ILS SUBIRENT DE LEURS PARENTS

Après avoir distribué aux pauvres, comme nous l’avons dit, le prix qu’ils avaient tiré de la vente de leurs biens, frère Bernard et frère Pierre se vêtirent comme était vêtu l’homme de Dieu, le bienheureux François, et ils s’associèrent à lui.

Mais n’ayant pas de gîte où demeurer, ils se mirent en route et trouvèrent une pauvre petite église, presque abandonnée, qu’on appelait Sainte-Marie-de-la-Portioncule31. Ils firent là une petite maison, où ils demeuraient ensemble.

Huit jours plus tard vint encore à eux un autre homme du nom de Gilles32, de la même cité, un homme très dévot et très fidèle à qui le Seigneur donna la grâce en abondance. Avec grande dévotion et révérence, il se mit à genoux et demanda au bienheureux François qu’il daigne le recevoir dans sa compagnie. Entendant et voyant cela, le bienheureux François est rempli d’allégresse; et il le reçut avec entrain et de grand cœur. Tous quatre en eurent une immense allégresse et une très grande joie spirituelle.

Après quoi le bienheureux François prit frère Gilles et l’emmena avec lui dans la Marche d’Ancône; les deux autres restèrent sur place. En route, ils exultaient grandement dans le Seigneur. L’homme de Dieu François exulta d’une voix très claire, chantant sans discontinuer en français33, louant et bénissant le Seigneur.

Vraiment, ils débordaient d’allégresse, comme s’ils avaient acquis le plus grand des trésors. Et ils pouvaient bien se réjouir, puisqu’ils avaient abandonné de nombreux biens et les avaient traités comme du fumier, ces biens qui d’ordinaire plongent les hommes dans la tristesse. Car ils voyaient bien les amertumes dont souffrent les amateurs de ce monde dans leurs affections pour les biens de ce monde, amertumes dans lesquelles on trouve à foison malheur et tristesse.

Or le bienheureux François dit à son compagnon, frère Gilles : «Elle sera semblable, notre religion, à un pêcheur qui lance à l’eau ses filets et prend une grande multitude de poissons. Voyant cette multitude de poissons, il choisit les gros pour les mettre dans ses seaux, rejetant à l’eau les petits.» Gilles s’étonna fort de la prophétie que le saint proféra de sa bouche, car il savait que le nombre des frères était faible.

L’homme de Dieu ne prêchait pas encore au peuple. Cependant, quand ils traversaient cités et places fortes, il exhortait hommes et femmes à craindre et aimer le Créateur du ciel et de la terre, et à faire pénitence de leurs péchés. Quant à frère Gilles, il lui donnait la réplique en disant : «Il dit fort bien. Croyez-le!»

Ceux qui les entendaient se disaient les uns aux autres : «Qui sont ceux-là? Et que disent-ils?»

Certains d’entre eux disaient qu’ils semblaient fous ou ivres. Mais d’autres disaient : «Ce ne sont pas des propos de fous qu’ils profèrent de leurs bouches.» L’un d’eux répliqua : «Pour atteindre la plus haute perfection, ils ont adhéré au Seigneur; ou alors ils sont devenus insensés, car la vie de leurs corps semble sans espoir : ils marchent pieds nus, portent de vils vêtements et prennent peu de nourriture.» Cependant, on ne les suivait pas encore. Les voyant au loin, les jouvencelles fuyaient, de peur qu’ils ne soient éventuellement pris de folie. Mais bien que les gens ne prennent nullement leur suite, ils n’en restaient pas moins impressionnés d’avoir vu la forme de leur sainte conduite, par quoi ils semblaient marqués au service du Seigneur.

Après avoir parcouru cette province [la marche d’Ancône], ils revinrent au lieu de Sainte-Marie-de-la-Portioncule.

Quelques jours plus tard, trois autres hommes de la cité d’Assise vinrent à eux : frère Sabbatino, frère Jean [de la Chapelle] et frère Morico le Petit, suppliant humblement le bienheureux François qu’il les reçoive dans sa compagnie. Et il les accueillit avec bienveillance et entrain.

Quand ils allaient demander des aumônes par la cité, c’est à peine si quelqu’un voulait leur donner. Mais on leur disait : «Vous avez dilapidé vos biens et vous voulez manger ceux des autres!» Aussi souffraient-ils d’une très grande pénurie. Même leurs parents et leurs familles les persécutaient. Et les autres habitants de cette cité, petits et grands, hommes et femmes, les méprisaient et se moquaient d’eux comme des insensés et des sots, à l’exception de l’évêque de la cité auprès de qui le bienheureux François allait fréquemment demander conseil.

Si leurs parents et leurs familles les persécutaient et que les autres se moquaient d’eux, c’est parce qu’en ce temps-là il ne s’était jamais rencontré personne qui abandonne tous ses biens pour aller demander des aumônes de porte en porte.

Un jour que le bienheureux François était allé chez l’évêque, l’évêque lui dit : «Elle me semble vraiment dure et âpre, votre vie : ne rien posséder ni ne rien avoir en ce monde.» Le saint de Dieu lui répondit ainsi : «Seigneur, si nous avions quelques possessions, des armes nous seraient nécessaires pour les protéger, car elles sont sources de multiples problèmes et querelles, et par suite est d’ordinaire entravé l’amour de Dieu et du prochain. Voilà pourquoi nous ne voulons posséder aucun bien temporel en ce monde.»

Elle plut beaucoup à l’évêque, cette réponse.

CHAPITRE IV COMMENT IL EXHORTA SES FRÈRES ET LES ENVOYA PAR LE MONDE

18a Saint François, plein désormais de la grâce de l’Esprit saint, annonça à ses frères ce qui allait arriver. Appelant à lui les six frères qu’il avait, dans le bois voisin de l’église Sainte-Marie-de-la-Portioncule où ils allaient fréquemment prier, il leur dit : «Considérons, frères très chers, notre vocation : dans sa miséricorde, Dieu nous a appelés non seulement pour notre propre profit, mais pour le profit et même pour le salut d’un grand nombre. Allons donc par le monde; exhortons et instruisons hommes et femmes, par la parole et l’exemple, à faire pénitence de leurs péchés et à se rappeler les commandements du Seigneur qu’ils ont si longtemps livrés à l’oubli.»

18 b De nouveau il leur dit : «Ne craignez pas, petit troupeau 1, mais ayez confiance dans le Seigneur! Et ne dites pas entre vous : “Ignorants et illettrés que nous sommes, comment prêcherons-nous?” Mais rappelez-vous les paroles que le Seigneur adressa à ses disciples : En fait, ce n’est pas vous qui parlez, mais l’Esprit de votre Père qui parle en vous. C’est en effet le Seigneur lui-même qui vous donnera l’esprit et la science pour exhorter et prêcher aux hommes et aux femmes la voie et la pratique de ses commandements. Vous rencontrerez des gens fidèles, doux, humbles et bons qui vous recevront, vous et vos paroles, avec joie et amour. Vous en trouverez d’autres infidèles, orgueilleux et blasphémateurs qui vous résisteront et vous dénigreront, vous et vos paroles. Disposez donc vos cœurs à supporter tout cela avec patience et humilité.»

18 c Lorsqu’ils eurent entendu ces paroles, les frères prirent peur. Voyant leur crainte, le bienheureux François leur dit : «Ne vous effrayez pas, car sachez que d’ici peu de temps viendront à nous des savants, des sages et des nobles en grand nombre, et ils seront avec nous. Ils prêcheront aux nations et aux peuples, aux rois et aux princes, et beaucoup se convertiront au Seigneur. Et par le monde entier, le Seigneur fera se multiplier et augmenter sa famille.»

18 d Et quand il eut achevé tout ce discours, il les bénit et ils se mirent en route.

CHAPITRE V DES PERSÉCUTIONS QU’ENDURÈRENT LES FRÈRES EN ALLANT PAR LE MONDE

19 a Lorsque ces très dévots serviteurs du Seigneur marchaient sur la route et rencontraient une église habitable ou abandonnée, ou encore une croix au bord de la route, ils s’inclinaient avec grande dévotion vers elles pour prier en disant : «Nous t’adorons, Christ, et nous te bénissons, et à toutes tes églises qui sont dans le monde entier, car par ta sainte croix tu as racheté le monde 1.» Ils croyaient et pensaient trouver là le lieu du Seigneur.

19 b Tous ceux qui les voyaient s’étonnaient en disant : «Jamais nous n’avons vu de tels religieux ainsi vêtus.» Effectivement, différents de tous les autres par leur habit et leur vie, ils avaient l’air d’hommes des bois. Quand ils entraient dans une cité, une place forte ou une maison, ils annonçaient la paix. Et partout où ils trouvaient hommes ou femmes, dans les rues ou sur les places, ils les encourageaient à craindre et à aimer le Créateur du ciel et de la terre, à se rappeler les commandements de Dieu qu’ils avaient livrés à l’oubli et à s’efforcer de les accomplir dorénavant en œuvre.

19 c Certains de ces gens les écoutaient volontiers et avec joie. D’autres, au contraire, se moquaient. Beaucoup les harcelaient de questions; et il leur était bien pénible de répondre à tant et tant d’interrogations, car c’est très souvent des nouveautés que naissent de nouvelles questions. Certains leur demandaient en effet : «D’où êtes-vous?» D’autres disaient : «De quel Ordre êtes-vous?» Eux répondaient simplement : «Nous sommes des pénitents et nous sommes nés dans la cité d’Assise.» Car la religion des frères n’était pas encore nommée Ordre.

20 a Beaucoup de ceux qui les voyaient et les entendaient les tenaient pour des imposteurs ou des fous. Et certains d’entre eux disaient : «Je ne veux pas les recevoir dans ma maison, de peur que d’aventure ils ne volent mes biens.» Pour cela, en de nombreux lieux on leur infligeait de nombreuses avanies. C’est pourquoi, bien souvent, ils s’hébergeaient sous les porches des églises ou des maisons.

20 b À cette même époque, il y avait deux frères dans la cité de Florence, qui allaient par la cité en cherchant un hébergement qu’ils ne pouvaient absolument pas trouver. Arrivant donc à une maison qui avait un porche par-devant et, dans le porche, un four, ils se dirent l’un à l’autre : «Nous pourrions nous héberger ici.» Ils demandèrent donc à la dame de cette maison de daigner les recevoir dans sa maison. Et comme aussitôt elle refusait de le faire, ils la prièrent alors de leur permettre au moins de s’héberger cette nuit-là près du four.

20 c Ce qu’elle leur concéda. Mais quand son mari rentra et qu’il vit les frères sous le porche près du four, il lui dit : «Pourquoi as-tu hébergé ces ribauds?» Elle répondit : «Je n’ai pas voulu les héberger dans la maison, mais je leur ai permis de coucher dehors sous le porche : là ils ne pourraient rien nous voler, à part peut-être du bois.» Et à cause de ce soupçon, ils ne voulurent rien prêter aux frères pour se couvrir, malgré le grand froid qui régnait en cette saison.

20 d Cette nuit-là, les frères se levèrent à matines et se rendirent à l’église la plus proche.

21 a Le matin venu, la femme alla à l’église pour entendre la messe et elle les vit plongés en prière avec dévotion et humilité. Elle se dit en elle-même : «Si ces hommes étaient des malfaiteurs comme le disait mon mari, ils ne s’adonneraient pas à la prière avec une telle révérence.»

21 b Comme la femme se faisait cette réflexion, voici qu’un homme du nom de Gui allait par l’église et distribuait des aumônes aux pauvres qu’il trouvait là. Il s’était approché des frères et voulut leur donner, comme aux autres, un denier à chacun. Mais ils refusèrent d’accepter. Il leur dit alors : «Pourquoi n’acceptez-vous pas les deniers comme les autres pauvres, alors que je vous vois si dépourvus et indigents?» L’un d’entre eux, du nom de frère Bernard, lui répondit : «A coup sûr il est vrai que nous sommes pauvres. Mais notre pauvreté n’est pas aussi lourde que celle des autres pauvres. Car c’est par la grâce de Dieu et pour mettre en application son conseil que nous sommes devenus pauvres.»

22a S’étonnant de leur cas, l’homme leur demanda s’ils avaient eu précédemment quelque bien en ce monde. Ils répondirent qu’en effet ils avaient eu des biens, mais qu’ils les avaient distribués aux pauvres par amour de Dieu.

1006 22b La femme, de son côté voyant que les frères avaient refusé les deniers, s’approcha d’eux et leur dit : «Chrétiens, si vous voulez revenir à mon gîte, je vous recevrai volontiers à l’intérieur de la maison.» Les frères lui répondirent humblement : «Que le Seigneur te récompense!» Comme l’homme, pour sa part, avait vu que les frères n’avaient pu trouver d’hébergement, les prenant avec lui, il les emmena à sa maison et leur dit : «Voilà l’hébergement que le Seigneur vous a préparé. Restez-y autant qu’il vous plaira!» Quant à eux, ils rendirent grâce à Dieu de les avoir pris en sa miséricorde et d’avoir exaucé la supplication des pauvres. Ils restèrent quelques jours chez lui. Et grâce aux paroles qu’il entendit d’eux et aux bons exemples qu’il vit, il fut par la suite très généreux pour les pauvres.

23 a, Mais bien qu’ils aient été traités avec bienveillance par cet homme, les frères, à cette époque, avaient en général une si mauvaise réputation auprès des autres que beaucoup, petits et grands, se conduisaient avec eux et leur parlaient comme des seigneurs à leurs serviteurs. Et même s’ils avaient des vêtements très vils et pauvres plusieurs cependant ne se privaient pas de les en dépouiller. Ils restaient ainsi tout nus, car ils n’avaient qu’une tunique. Pourtant, ils continuaient à observer la forme de l’Évangile, ne réclamant pas la tunique à ceux qui les en avaient dépouillés. Si toutefois ces derniers, émus de pitié, voulaient leur restituer, ils la recevaient volontiers.

23 b À certains frères, on jetait de la boue à la tête. À l’un d’eux, on mit même en main des dés, en l’invitant à jouer s’il voulait. Un autre frère fut porté par quelqu’un derrière son dos, suspendu par le capuchon tant qu’il plut au porteur. On leur jouait ces mauvais tours et bien d’autres que nous taisons pour ne pas trop allonger notre propos. Car ils avaient une si mauvaise réputation qu’on pouvait en toute tranquillité les maltraiter hardiment comme s’ils étaient des malfaiteurs. En outre, ils enduraient de nombreuses tribulations et tourments dus à la faim, à la soif, au froid et à la nudité.

23 c Tout cela, ils le supportaient avec constance et patience, comme le leur avait recommandé le bienheureux François. Ils ne s’en attristaient ni ne s’en troublaient. Mais ils exultaient et se réjouissaient dans les tribulations, comme des gens mis en position d’en tirer un grand profit. Et ils s’appliquaient à prier Dieu pour leurs persécuteurs.

24 a Les gens les voyaient donc exulter dans leurs tribulations et les supporter patiemment pour le Seigneur, ne pas cesser leur très dévote prière, de même ne pas recevoir et ne pas emporter d’argent, comme le faisaient les autres indigents, et avoir un grand amour les uns pour les autres, ce en quoi on reconnaissait qu’ils étaient disciples du Seigneur : par la bienveillance du Seigneur, beaucoup furent touchés au cœur et, venant à eux, ils leur demandaient pardon des offenses commises contre eux. Et eux, leur pardonnant de tout cœur, répondaient avec entrain : «Que le Seigneur ne vous en tienne pas compte!» Et ainsi les gens les écoutaient-ils volontiers par la suite.

24 b Certains leur demandaient de daigner les recevoir dans leur compagnie et ils reçurent plusieurs d’entre eux. Car en ce temps-là, étant donné le petit nombre des frères, chacun tenait du bienheureux François le pouvoir de recevoir ceux qu’ils voulaient. Au terme qui leur avait été fixé, ils revinrent à Sainte-Marie-de-la-Portioncule.

CHAPITRE VI DE LA CONDUITE DES FRÈRES ET DE L’AFFECTION QU’ILS AVAIENT L’UN POUR L’AUTRE

25 a Quand ils se revoyaient, ils étaient remplis de tant de plaisir et de joie spirituelle 2 qu’ils ne se rappelaient rien de l’adversité et de la très grande pauvreté qu’ils enduraient.

25 b Chaque jour, ils s’appliquaient avec zèle à la prière et au travail de leurs mains 3, afin d’éloigner absolument d’eux toute oisiveté, ennemie de l’âme. Quant aux nuits, ils s’appliquaient pareillement à se lever au milieu de la nuit, selon la parole du prophète : Au milieu de la nuit, je me levais pour te célébrer. Ils priaient avec une grande dévotion, fréquemment accompagnée de larmes.

25 c Ils se chérissaient mutuellement d’un profond amour : chacun aussi servait et nourrissait l’autre, comme la mère sert et nourrit son fils 6. En eux brûlait un si grand feu de charité qu’il leur semblait facile de livrer leurs corps non seulement pour le nom de notre Seigneur Jésus Christ, mais aussi l’un pour l’autre et de grand cœur.

26 a Un jour, en effet, que deux frères passaient par une route, ils rencontrèrent un fou qui leur jetait des pierres. L’un de ces frères, voyant que les pierres étaient jetées sur son frère, accourut et fit écran aux impacts des pierres : il préféra être frappé plutôt que son frère, du fait de leur ardente charité mutuelle. Ils faisaient bien souvent de telles actions et d’autres semblables.

26 b Ils étaient enracinés et fondés dans la charité et l’humilité, et l’un révérait l’autre comme s’il était son seigneur. Quiconque parmi eux avait préséance par l’office ou la grâce semblait plus humble et plus vil que les autres.

26 c Tous d’ailleurs se livraient tout entiers à l’obéissance : quand on ouvrait la bouche pour leur donner un ordre, ils tenaient aussitôt leurs pieds prêts à marcher et leurs mains à œuvrer. Quoi qu’on leur ordonne, ils estimaient que l’ordre reçu était conforme à la volonté du Seigneur. Dès lors, il leur était doux et facile de tout exécuter.

26 d Ils s’abstenaient des désirs charnels et, pour ne pas être jugés, ils se jugeaient scrupuleusement eux-mêmes.

27 a Si par hasard l’un disait à l’autre un mot qui pouvait éventuellement lui déplaire, sa conscience lui en faisait un si grand reproche qu’il ne pouvait trouver le repos jusqu’à ce qu’il ait

1010 déclaré sa faute et que, se prosternant à terre, il se soit fait poser sur la bouche le pied de l’autre, qui agissait à contrecœur. Si ce dernier ne voulait absolument pas le faire et que celui qui avait dit le mot déplaisant était un responsable, il lui ordonnait de le faire; sans quoi, il le faisait ordonner par un responsable. Ils agissaient ainsi pour chasser loin d’eux la méchanceté et pour toujours garder entre eux une entière affection. Ainsi s’efforçaient-ils d’opposer à chaque vice la vertu correspondante.

27 b Tout ce qu’ils avaient, livre ou tunique, ils en usaient en commun et nul ne disait que quelque chose était sien, comme on faisait dans la primitive Église des apôtres.

27 c Bien qu’abondât en eux une extrême pauvreté, ils étaient pourtant toujours généreux et ils partageaient volontiers les aumônes qui leur avaient été données avec tous ceux qui leur demandaient pour l’amour de Dieu.

28 a Quand ils allaient par la route et rencontraient des pauvres qui leur demandaient l’aumône, certains d’entre eux, n’ayant rien d’autre à offrir, leur remettaient quelque chose de leurs vêtements. De fait, l’un d’eux sépara de la tunique son capuchon et l’attribua au pauvre qui lui demandait l’aumône. Un autre arracha même une manche et la donna. D’autres encore donnaient quelque autre morceau de leur tunique, pour observer cette parole de l’Évangile : Donne à tous ceux qui te demandent!

1011 28b Un jour vint un pauvre à l’église Sainte-Marie-de-laPortioncule où les frères demeuraient et il leur demanda l’aumône. Or il y avait là un manteau qu’un d’eux avait eu quand il était encore dans le monde. Le bienheureux François dit au frère à qui avait été le manteau de le remettre au pauvre. Le frère le lui donna volontiers et sur-le-champ. Grâce à la révérence et à la dévotion qu’avait manifestée le frère en faisant ce don, il sembla aussitôt au bienheureux François que cette aumône montait au ciel et il se sentit soudain rempli d’un esprit nouveau.

29 a Quand des riches de ce monde faisaient un détour vers eux, ils les recevaient avec entrain et bienveillance. Ils les invitaient pour les faire revenir du mal et les inciter à faire pénitence.

29 b En ce temps-là, les frères demandaient instamment qu’on ne les envoie pas dans les contrées dont ils étaient originaires, afin de fuir la fréquentation et la familiarité de leurs parents et d’observer la parole du Prophète : Je suis devenu un étranger pour mes frères et un voyageur errant pour les fils de ma mère.

29 c Ils se réjouissaient beaucoup dans la pauvreté, car ils ne convoitaient d’autres richesses que les richesses éternelles. L’or et l’argent, ils n’en possédaient jamais. Ils méprisaient toutes les richesses de ce monde, mais par-dessus tout, ils foulaient la monnaie aux pieds 4.

1012 30 a Un jour, alors que les frères demeuraient près de Sainte-Marie-de-la-Portioncule, vinrent des hommes qui entrèrent dans I’église et à l’insu des frères, posèrent des deniers sur l’autel. Or un frère, entrant dans l’église, trouva les deniers, les prit et les posa sur l’appui d’une fenêtre de cette même église. Un autre frère, trouvant cette monnaie là où le premier frère l’avait posée, en référa à saint François.

30 b Ayant entendu cela, le bienheureux François fit enquêter avec diligence pour savoir qui des frères avait posé là la monnaie. L’ayant trouvé, il lui ordonna de venir à lui et dit :

Pourquoi as-tu fait cela? Ne savais-tu pas que je veux non seulement que les frères n’usent pas de monnaie, mais même qu’ils ne la touchent pas?» Ayant entendu cela, le frère s’inclina et, s’étant agenouillé, dit sa faute en demandant au bienheureux François de lui donner une pénitence. Celui-ci lui ordonna d’emporter cette monnaie hors de l’église dans sa bouche jusqu’à ce qu’il trouve du crottin d’âne et qu’il pose alors sur lui la monnaie, toujours avec la bouche. Ce que le frère accomplit scrupuleusement. Le bienheureux François en profita pour exhorter les frères à vilipender la monnaie et à la tenir pour rien partout où ils en trouveraient.

30 c Ainsi se réjouissaient-ils donc continuellement, puisqu’ils n’avaient rien qui puisse les troubler. Car plus ils étaient séparés du monde, plus ils étaient unis à Dieu. Ces hommes s’engagèrent dans la voie étroite, ils raccourcirent la route et en conservèrent l’âpreté. Ils fendirent les rocs, foulèrent aux pieds les épines. Et c’est ainsi qu’à nous, leurs successeurs, ils ont laissé une route plane.

CHAPITRE VII COMMENT ILS ALLÈRENT À ROME OÙ LE SEIGNEUR PAPE LEUR CONCÉDA UNE RÈGLE ET LA PRÉDICATION 

1013 31a Voyant que la grâce du Sauveur augmentait ses frères en nombre et en mérite, le bienheureux François leur dit : «Je vois, frères, que le Seigneur veut faire de nous une grande congrégation. Allons donc à notre mère l’Église romaine, informons le souverain pontife de ce que le Seigneur fait par nous et menons à bien, par sa volonté et son ordre, ce que nous avons entrepris!» Comme ce qu’il avait dit leur avait plu, il prit avec lui les douze frères et ils allèrent à Rome.

31 b Comme ils étaient en route, il leur dit : «Faisons d’un de nous notre guide et tenons-le nous comme vicaire de Jésus Christ! Où il lui plaira de faire un détour, faisons le détour et, quand il voudra faire halte pour s’héberger. faisons halte pour nous héberger!» Ils élurent frère Bernard, qui avait été reçu le premier par le bienheureux François, et ils accomplirent en œuvre ce qu’il avait dit.

31 c Ils allaient joyeux et parlaient avec les paroles du Seigneur. Aucun d’eux n’osait rien dire d’autre que ce qui avait trait à la louange et à la gloire du Seigneur et qui était utile à leurs âmes. Ou alors, ils vaquaient à la prière. Le Seigneur leur procurait hébergement et nourriture au moment où ils en avaient besoin.

32 a Comme ils étaient arrivés à Rome, ils rencontrèrent l’évêque de la cité d’Assise qui demeurait à Rome à ce moment-là. Les voyant, il les reçut avec une immense joie.

32 b Or l’évêque était connu d’un cardinal, qu’on appelait le seigneur Jean de Saint-Paul. C’était un homme bon et religieux, qui chérissait beaucoup les serviteurs du Seigneur. L’évêque lui avait exposé le projet et la vie du bienheureux François et de ses frères. Sur la foi de ce rapport, le cardinal désirait vivement voir le bienheureux François et quelques-uns de ses frères. Quand il eut entendu qu’ils étaient dans la Ville, il leur envoya un messager et les fit venir à lui. Les voyant, il les accueillit avec dévotion et amour.

33 a Quand ils eurent demeuré peu de jours avec lui, comme il voyait briller en œuvre ce qu’il avait entendu d’eux en paroles, il les chérissait de tout cœur. Et il dit au bienheureux François : «Je me recommande à vos prières et je veux que, dorénavant, vous me teniez pour un de vos frères. Dites-moi donc, pourquoi êtes-vous venus?» Alors le bienheureux François lui révéla tout son projet et lui dit qu’il voulait parler au seigneur apostolique 1, pour poursuivre ce qu’il faisait par sa volonté et son ordre 2. Le cardinal lui répondit : «Moi, je veux être votre procureur à la curie du seigneur pape.»

33 b Se rendant ainsi à la curie, il dit au seigneur pape Innocent III : «J’ai rencontré un homme d’une haute perfection, qui veut vivre selon la forme du saint Évangile et observer la perfection évangélique. Par lui, je crois que le Seigneur veut rénover toute son Église par le monde entier.» Après avoir entendu cela, le seigneur pape s’étonna et dit au cardinal : «Amène-le-moi!»

34 a Le lendemain, il l’amena donc au pape. Le bienheureux François exposa tout son projet au seigneur pape, comme il l’avait dit auparavant au cardinal.

34 b Le seigneur pape lui répondit : «Elle est trop dure et âpre, votre vie, si vous voulez à la fois faire une congrégation et ne rien posséder en ce monde 5. Car d’où vous viendra le nécessaire?» Le bienheureux François répondit : «Seigneur, j’ai confiance en mon seigneur Jésus Christ. Car celui qui promet de

nous donner au ciel vie et gloire ne nous retirera pas ce qui est nécessaire au corps sur cette terre en temps opportun.» Le pape répondit : «C’est vrai, fils, ce que tu dis. Cependant, la nature humaine est fragile et ne demeure jamais dans le même état 1. Mais va et prie de tout cœur le Seigneur qu’il daigne te montrer de meilleurs desseins, plus utiles à vos âmes! Puis reviens m’en faire part et moi, ensuite, je les concéderai.»

35 a François s’en fut alors prier et il pria le Seigneur d’un cœur pur qu’il daigne lui montrer cela par son ineffable piété. Comme il était resté longtemps en prière et avait relié tout son cœur au Seigneur, le Verbe du Seigneur advint en son cœur et lui dit par métaphore : «Il était dans le royaume d’un grand roi une femme, toute pauvrette, mais belle, qui plut aux yeux du roi; et il engendra d’elle de nombreux fils. Mais un jour, cette femme se mit à réfléchir, se disant en elle-même : “Que ferai-je, moi pauvrette, à qui sont nés tant de fils, alors que je n’ai pas de possessions qui leur permettraient de vivre?” Comme elle tournait de telles idées en son cœur et que son visage s’attristait sous l’afflux de ces pensées, le roi apparut et lui dit : “Qu’as-tu donc, que je te vois pensive et triste?” Et elle lui dit toutes les pensées qui agitaient son esprit. Le roi lui répondit : “Ne t’inquiète pas 3 de ton extrême pauvreté, ni des fils qui te sont nés et des nombreux qui sont à naître! Car alors qu’une foule de mercenaires se rassasie de pains dans ma maison, moi je ne veux pas que mes fils meurent de faim 4, mais je veux les rassasier plus que les autres.”»

35 b L’homme de Dieu François comprit aussitôt qu’il était désigné par cette femme pauvrette. C’est pourquoi l’homme de Dieu consolida donc son projet d’observer dorénavant la très sainte pauvreté.

36a Se levant à l’instant même, il alla chez le seigneur apostolique et lui indiqua ce que le Seigneur lui avait révélé.

36 b Entendant cela, le seigneur pape fut stupéfait que le Seigneur ait révélé sa volonté à un homme si simple. Et il sut que François ne marchait pas selon la sagesse des hommes, mais selon la révélation et la vertu de l’Esprit.

36 c Ensuite, le bienheureux François s’inclina et promit au seigneur pape obéissance et révérence avec humilité et dévotion. Et puisque les autres frères n’avaient pas encore promis obéissance, selon l’ordre du seigneur pape c’est au bienheureux François qu’ils promirent pareillement obéissance et révérence.

36 d Le Seigneur pape lui concéda alors une règle, ainsi qu’ ses frères présents et futurs. Il lui donna également autorité de prêcher en tous lieux, comme la grâce de l’Esprit saint le lui dispenserait. Et il accorda que puissent aussi prêcher les autres frères, à qui l’office de prédication serait concédé par le bienheureux François.

36e Dès lors, le bienheureux François se mit à prêcher au peuple par les cités et les places fortes, comme l’Esprit du Seigneur lui révélait. Et le Seigneur mit en sa bouche des paroles si honnêtes, si suaves et si douces qu’on ne pouvait pratiquement pas se lasser de l’entendre.

36 f Quant au cardinal Jean de Saint-Paul, à cause de la dévotion qu’il avait pour le Frère, Il fit donner la tonsure à l’ensemble des douze frères.

36 g Après cela, le bienheureux François ordonna qu’on tienne chapitre deux fois l’an : à la Pentecôte et à la fête de saint Michel, au mois de septembre.

CHAPITRE VIII COMMENT IL ORDONNA QU’ON TIENNE CHAPITRE ET DES POINTS QU’ON TRAITAIT EN CHAPITRE

37 a À la Pentecôte, tous les frères venaient se réunir au chapitre près de l’église Sainte-Marie-de-la-Portioncule 534. Dans ce chapitre, ils examinaient comment ils pourraient mieux observer la règle. Ils désignaient des frères dans chaque province pour prêcher au peuple et pour implanter d’autres frères dans leur province­ 6­­.

1019 37b Saint François faisait aux frères des admonitions 1, des réprimandes et leur donnait des ordres, comme il lui semblait bon après avoir consulté le Seigneur. Mais tout ce qu’il leur disait en paroles, avec affection et sollicitude il le leur montrait d’abord en œuvre.

37 c Il vénérait les prélats et les prêtres de la sainte Église 2. Il révérait également les anciens 3; il honorait les nobles et les riches 4; il chérissait aussi les pauvres de tout son cœur et avait de la compassion pour eux. À tous enfin, il se montrait soumis 5.

37 d Alors qu’il était plus élevé que tous les frères, il désignait pourtant un des frères qui demeuraient avec lui comme son gardien et seigneur; et il lui obéissait avec humilité et dévotion pour chasser de lui toute occasion d’orgueil 6. Ce saint s’humiliait parmi les hommes en abaissant sa tête jusqu’à terre et c’est pourquoi le Seigneur l’a élevé dans les cieux 7 parmi ses saints et ses élus.

1020 37e Il exhortait les frères à observer avec sollicitude le saint Évangile et la règle qu’ils avaient professé 1. Il les exhortait surtout à révérer les offices et les ordinations ecclésiastiques 2, à entendre la messe et à voir le corps de notre Seigneur Jésus Christ avec sollicitude et dévotion 3, à tenir en révérence les prêtres qui administrent ces vénérables et très hauts sacrements 4 et, en quelque lieu qu’ils les rencontrent, à fléchir le chef devant eux et à leur baiser la main. Et si les frères les rencontraient quand ils allaient à cheval, François les exhortait à leur (aire révérence et à baiser non seulement leur main, mais aussi les lieds des chevaux qu’ils montaient, par révérence pour leur pouvoir.

38 a II les exhortait aussi à ne juger ni mépriser personne, pas même ceux qui boivent, mangent et s’habillent avec raffinement, comme il est inscrit dans la règle même 5. «Car notre Seigneur est leur Seigneur; lui qui nous a appelés peut les appeler et lui qui a voulu faire de nous des justes peut aussi faire d’eux des justes 6.»

38 b Il ajoutait : «Et moi, je veux les révérer comme mes frères et seigneurs. Ils sont mes frères, puisque nous provenons tous d’un unique Créateur 7. Ils sont mes seigneurs, puisqu’ils nous aident à faire pénitence en nous donnant ce qui est nécessaire au corps.» Il leur disait aussi : «Ayez une telle conduite parmi les gens que quiconque vous aura vus ou entendus glorifie et loue notre Père qui est aux cieux 8!»

1021 38 c Car son grand désir était que lui-même et ses frères fassent toujours des œuvres pour lesquelles le Seigneur soit loué. Et il leur disait : «La paix que vos bouches annoncent, ayez-la plus encore en vos cœurs, afin que nul ne soit provoqué par vous à la colère ou au scandale, mais que, par votre paix et votre mansuétude, tous soient rappelés à la paix et la bonté! Car nous avons été appelés à cela : guérir les blessés, réduire les fractures 1 et rappeler les égarés. Nombreux sont ceux qui vous semblent des suppôts du diable, alors qu’ils seront un jour des disciples du Christ.»

39a D’autre part, il reprochait aux frères les nombreuses austérités qu’ils imposaient à leurs corps. Car en ce temps-là, ils s’exténuaient à force de jeûnes, de veilles 2 et d’exercices corporels pour réprimer en eux toutes les ardeurs de la chair. Ils s’imposaient à eux-mêmes une si grande affliction que chacun semblait se tenir lui-même en haine 3. Entendant et voyant cela, le bienheureux François le leur reprochait, comme nous l’avons dit, et leur enjoignait de ne pas en faire tant. Il était si plein de la grâce et de la sagesse du Sauveur qu’il admonestait avec dévotion, corrigeait avec raison et commandait avec douceur.

39 b Parmi les frères qui venaient se réunir au chapitre, aucun d’eux n’osait engager la conversation sur les affaires de ce monde 4. Mais ils s’entretenaient des Vies des saints Pères 5, de la perfection de tel ou tel frère, ou de la manière de mieux accéder à la grâce de notre Seigneur 6. 1022

39 c Si certains des frères venant se réunir au chapitre ressentaient quelque tentation de la chair ou du monde 1, ou quelque autre tribulation, en entendant le bienheureux François parler avec ferveur et douceur, en voyant sa présence, ces tentations se retiraient d’eux 2. Car c’est avec compassion qu’il leur parlait, non comme un juge, mais comme un père à ses fils, comme un médecin au malade, afin que s’accomplisse en lui la parole de l’Apôtre : Qui tombe malade sans que je tombe aussi malade? Qui se scandalise sans que je me sente aussi brûler 3?

CHAPITRE IX QUAND LES MINISTRES 4 FURENT ENVOYÉS PAR TOUTES LES PROVINCES DU MONDE

1022 40a Or le chapitre terminé, il bénissait tous les frères en chapitre et assignait chacun à la province qu’il voulait 5. Tous ceux d’entre eux qui avaient l’Esprit de Dieu et la faconde 6 pour prêcher, clercs ou laïcs 7, il leur donnait le droit et le devoir 1023 de prêcher. Ceux-là recevaient sa bénédiction avec une grande allégresse et une grande joie dans le Seigneur Jésus Christ. Puis ils s’en allaient par le monde, comme des étrangers et des pèlerins 1, n’emportant rien en route 2, si ce n’est les livres dans lesquels ils puissent dire leurs heures 3.

40 b En quelque lieu qu’ils rencontraient un prêtre, pauvre ou riche, s’inclinant ils lui faisaient révérence comme le bienheureux François leur avait enseigné 4.

40e Quand arrivait l’heure de chercher un hébergement, ils s’hébergeaient plus volontiers chez des prêtres que chez d’autres séculiers.

41 a Et quand ils ne pouvaient être hébergés chez des prêtres, ils demandaient qui, dans cette contrée, était homme spirituel et craignant Dieu, chez qui ils puissent être hébergés en toute honnêteté. D’ailleurs peu de temps après, le Seigneur inspira à un de ses fidèles, dans chaque cité et place forte où ils auraient à se rendre, de leur préparer des hébergements; jusqu’au moment où, finalement, ils édifièrent eux-mêmes leurs lieux d’habitation 5 dans les villes et les bourgs fortifiés 6.

41 b Le Seigneur leur donna la parole et l’esprit selon le besoin du moment pour proférer des paroles très acérées qui pénétraient les cœurs de nombreux auditeurs, plus encore des jeunes que des vieux. Délaissant père et mère 7 et tous leurs biens, ces gens se mettaient à la suite des frères en prenant l’habit de 1024 sainte religion. Et en ce temps-là, c’est surtout dans cette religion que fut accomplie la parole du Seigneur disant dans l’Évangile : Je ne suis pas venu apporter la paix sur terre, mais le glaive. Car je suis venu opposer le fils à son père et la fille à sa mère 1. Et ceux que les frères recevaient, ils les menaient au bienheureux François pour qu’ils reçoivent de lui l’habit 2.

41 c De même, de nombreuses femmes, vierges ou sans homme, entendant leur prédication, venaient-elles à eux touchées au cœur en disant : «Et nous, que devons-nous faire 3? Nous ne pouvons pas être avec vous 4. Dites-nous donc comment nous pouvons sauver nos âmes!» Pour répondre à cette attente, en chaque cité où ils le purent, les frères instituèrent des monastères cloîtrés 5 pour faire pénitence. Ils constituèrent même un des frères pour être visiteur et correcteur de ces femmes 6.

41 d De même des hommes ayant épouse disaient aussi : «Nous avons des épouses, qui ne souffrent pas d’être quittées. Enseignez-nous donc quelle voie nous pouvons prendre pour notre salut!» Les frères les instituèrent en un Ordre, qui est appelé Ordre des pénitents 1, et ils le firent confirmer par le souverain pontife 2.

CHAPITRE X QUAND LES CARDINAUX DEVENUS BIENVEILLANTS ENVERS LES FRÈRES SE MIRENT À PRENDRE SOIN D’EUX ET À LEUR PRÊTER ASSISTANCE

42 a Or le vénérable père, le seigneur cardinal Jean de Saint-Paul, qui dispensait très fréquemment conseil et protection au bienheureux François, recommandait ses mérites et ses actes et ceux de tous ses frères à tous les autres cardinaux 3. Après avoir entendu cela, leurs cœurs furent émus 4 et incités à chérir les frères. Chacun d’eux désirait avoir quelques-uns des frères en sa curie, non pour recevoir d’eux quelque service 5, mais en raison de la dévotion et de l’amour qu’ils portaient aux frères en abondance.

42 b Un jour que le bienheureux François était venu à la curie, chacun des cardinaux lui demanda des frères. Et il leur concéda avec bonté qu’il soit fait selon leur volonté.

42 c, Mais le seigneur Jean mourut et il reposa en paix, lui qui chérit les pauvres saints 6.

1026 43 a Après quoi le Seigneur inspira un des cardinaux du nom d’Hugolin, évêque d’Ostie 1, qui chérissait le bienheureux François et ses frères de tout cœur, non tant comme un ami, mais plutôt comme un père. Ayant entendu sa renommée, le bienheureux François vint à lui. Le voyant, le cardinal l’accueillit avec joie en lui disant : «Je m’offre moi-même à vous pour conseil, aide et protection 2 selon votre gré et je veux que vous me recommandiez dans vos prières.»

43 b Le bienheureux François rendit grâce au Très-Haut d’avoir inspiré au cœur du cardinal de leur donner conseil, aide et protection. Et il lui dit : «Je veux de tout cœur vous avoir, moi et tous mes frères, pour père et seigneur; et je veux que tous les frères soient tenus de prier pour vous le Seigneur.» Ensuite, il le pria de daigner venir au chapitre des frères à la Pentecôte. Le cardinal accepta et, par la suite, il venait chaque année.

43 c Or quand il venait, tous les frères réunis en chapitre sortaient en procession à sa rencontre. Mais lui, à la venue des frères, descendait de cheval et allait à pied avec eux jusqu’à l’église 3 en raison de la dévotion qu’il avait à leur égard. Puis il leur faisait un sermon et célébrait la messe, tandis que le bienheureux François chantait l’évangile 4.

CHAPITRE XI COMMENT L’ÉGLISE LES PROTÉGEA DES MAINS DE LEURS PERSÉCUTEURS

1027 44 a Onze ans révolus depuis le commencement de la religion 1, le nombre des frères s’était multiplié; on élut des ministres et on les envoya avec bon nombre de frères dans presque toutes les provinces du monde où était implantée la foi catholique 2.

44 b Dans certaines provinces, on les recevait, mais on s’opposait formellement à ce qu’ils y édifient des habitations. D’autres provinces, on les expulsait, car les gens craignaient que les frères ne soient pas de fidèles chrétiens 3 puisqu’ils n’avaient pas encore une règle confirmée par le pape, mais seulement concédée 4. À cause de cela, ayant souffert de nombreuses tribulations de la part des clercs et des laïcs, dépouillés par les voleurs, ils revinrent au bienheureux François, grandement perturbés et affligés. Ces tribulations leur furent infligées en Hongrie, en Allemagne et dans d’autres provinces au-delà des Alpes 5.

44 c Les frères portèrent cela à la connaissance du seigneur cardinal d’Ostie. Ayant appelé à lui le bienheureux François, il le mena au seigneur pape Honorius — puisque le seigneur 1028 Innocent était déjà décédé 1 —, il se fit écrire et confirmer une autre Règle et la fit consolider par la garantie du sceau du pape 2.

44 d Dans cette Règle, il espaça la tenue des chapitres, pour éviter de la fatigue aux frères qui demeuraient dans des régions lointaines 3.

45 a Le bienheureux François demanda au seigneur pape un des cardinaux pour être le gouverneur, protecteur et correcteur de cette religion, comme il est inscrit dans la Règle même 4. Le pape leur concéda le seigneur d’Ostie 5.

45 b Après quoi, ayant reçu mandat du seigneur pape, étendant sa main pour protéger les frères, le seigneur d’Ostie envoya des lettres 6 à de nombreux prélats chez qui les frères avaient souffert des tribulations, afin qu’ils ne soient pas opposés aux frères, mais qu’ils leur donnent plutôt conseil et aide pour prêcher et habiter dans leurs provinces, comme à des hommes bons et religieux approuvés par l’Église. Parmi les autres cardinaux, plusieurs envoyèrent pareillement des lettres en ce même sens.

45 c Et c’est ainsi qu’en un autre chapitre 7, le bienheureux François donna aux ministres licence de recevoir les frères dans l’Ordre 8; des frères furent de nouveau envoyés dans les 1029 provinces, porteurs de la Règle confirmée 1 et des lettres du cardinal que nous avons mentionnées. Voyant donc que la Règle était confirmée par le souverain pontife, sur la foi du bon témoignage que le seigneur d’Ostie et les autres cardinaux délivraient sur les frères, les prélats leur concédèrent d’édifier, d’habiter et de prêcher dans leurs provinces.

45 d Cela fait, les frères se mirent à y habiter et prêcher. Observant leur humble conduite, ainsi que leurs mœurs honnêtes et leurs très douces paroles 2, beaucoup vinrent aux frères et prirent l’habit de sainte religion.

45e Or le bienheureux François, voyant la confiance et l’affection que le seigneur d’Ostie avait pour les frères, le chérissait du fond du cœur. Et quand il lui écrivait des lettres, il les adressait ainsi : «Au vénérable père dans le Christ, évêque du monde entier.»

45 f D’ailleurs peu de temps après, conformément à la prophétie du bienheureux François, le seigneur d’Ostie fut élu au Siège apostolique et appelé le pape Grégoire IX 3.

CHAPITRE XII DU TRÉPAS DU BIENHEUREUX FRANÇOIS, DE SES MIRACLES ET DE SA CANONISATION

1030 46a Vingt ans révolus après que le bienheureux François eut adhéré à la perfection évangélique 1, Dieu miséricordieux voulut qu’il se repose de ses labeurs 2. Car il peina beaucoup en veilles, en prières et en jeûnes, en supplications, en prédications, en voyages, en sollicitudes 3, en compassion des prochains. Il offrit en effet tout son cœur à Dieu, son Créateur, et de tout son cœur il le chérit, de toute son âme et de toutes ses entrailles 4. Car il portait Dieu dans le cœur, le louait par la bouche, le glorifiait en ses œuvres. Et si quelqu’un nommait Dieu, il disait : «Le ciel et la terre devraient s’incliner à ce nom 5.»

46 b, Mais voulant montrer l’affection qu’il avait pour lui, le Seigneur déposa en ses membres et son côté les stigmates de son Fils bien-aimé 6. Et puisque le familier de Dieu François désirait venir en sa maison et au lieu d’habitation de sa gloire 7, le Seigneur l’appela à lui; et c’est ainsi qu’il migra glorieusement vers le Seigneur 8.

46 c Après cela apparurent de nombreux signes et miracles dans le peuple. Grâce à eux, les cœurs de bien des hommes, qui

1031 résistaient à croire en ce que le Seigneur avait daigné montrer en son familier, furent attendris. Et ils disaient 1 : Insensés que nous étions, sa vie nous paraissait folle et sa fin sans honneur. Et voilà comment il fut compté parmi les fils de Dieu et partage le sort des saints 2.

47 a Le vénérable seigneur et père, le seigneur pape Grégoire, vénéra aussi après la mort le saint qu’il chérit en vie. Venant avec les cardinaux au lieu où le corps du saint avait été enseveli, il l’inscrivit au catalogue des saints 3.

47 b Nombreux à cause de cela furent les hommes grands et nobles qui, abandonnant tous leurs biens, se convertirent au Seigneur avec leurs épouses, leurs fils et leurs filles et toute leur famille. Les épouses et les filles furent recluses dans un monastère 4, tandis que les maris et les fils prenaient l’habit des Frères mineurs.

47 c Et ainsi s’accomplit cette parole que François avait jadis prédit aux frères : «Bientôt viendront à nous des savants, des sages et des nobles en grand nombre 5 et ils habiteront avec nous 6.»









ÉPILOGUE

1032 48 Je vous prie, frères bien-aimés, de méditer attentivement, de correctement comprendre et de vous efforcer d’accomplir en œuvre ce que nous avons consigné de nos pères et frères très chers 1, de sorte que nous méritions de partager avec eux la gloire céleste. Et que vers elle nous conduise notre Seigneur Jésus-Christ!





Compilation d’Assise

La Compilation d’Assise anciennement nommée Légende de Pérouse [d‘où la références de chapitres « LP »] reprend en partie la Vita secunda de Thomas de Celano [références « 2C »] ; Je regroupe 2C et LP pour restituer la Compilation.35 Voici un choix de chapitres :


[Prédiction que le corps de François sera honoré après sa mort] 36

§ 4 [LP 9837] Un jour que le bienheureux 338 François gisait malade dans le palais épiscopal d’Assise 4, un frère, homme spirituel et 1210 saint, lui dit par manière de jeu et de plaisanterie : «Comme tu vendras cher toutes tes hardes en toile de sac 1 au Seigneur! De nombreux baldaquins seront disposés au-dessus de ton corps 2 et des étoffes de soie viendront le couvrir, ce corps qui n’est vêtu que de toile de sac.» De fait, saint François avait alors, à cause de la maladie, un bonnet de fourrure qui avait été recouvert de toile de sac et une tunique en toile de sac 3. Le bienheureux François — non pas lui, mais le Saint-Esprit par lui — répondit avec grande ferveur d’esprit et allégresse, en disant : «Tu dis vrai, car il en sera ainsi 4. 

[Transfert de François à la Portioncule et bénédiction de la cité d’Assise]

§5 [LP 99] Pendant qu’il demeurait dans ce palais, voyant que sa maladie s’aggravait de jour en jour, le bienheureux François 5 se fit porter en civière à l’église Sainte-Marie-de-la-Portioncule 6, car il ne pouvait chevaucher à cause de la contrainte de sa très grave maladie. Comme ceux qui le portaient passaient sur la route à hauteur de l’hôpital 7, il leur dit de poser la civière à terre. Et puisqu’il ne pouvait presque pas voir à cause de sa très grande et longue maladie des yeux, il fit tourner la civière de façon à orienter son visage vers la cité d’Assise. Se redressant un peu sur la civière, il bénit la cité d’Assise en disant : «Seigneur, je crois que cette cité fut jadis le lieu et le séjour d’hommes méchants et injustes, de mauvaise réputation dans toutes ces provinces; je vois pourtant que par ton abondante miséricorde, au moment où il t’a plu, tu as manifesté en elle ton inépuisable compassion 1, au point qu’elle est devenue le lieu et le séjour de ceux qui veulent te connaître, rendre gloire à ton nom 2 et donner à tout le peuple chrétien un parfum de bonne vie, de doctrine et de bonne réputation 3. Je te prie donc, Seigneur Jésus Christ, père des miséricordes 4, de ne pas considérer notre ingratitude, mais de te rappeler toujours l’abondante miséricorde que tu as manifestée envers cette cité, afin qu’elle soit toujours le lieu et l’habitation de ceux qui veulent te connaître et glorifier ton nom béni et glorieux dans les siècles des siècles 5. Amen.» Après ces paroles, on le porta à Sainte-Marie-de-la-Portioncule 6.

[À l’annonce de sa mort prochaine, François ajoute au Cantique de frère Soleil la strophe sur la mort]

1212 § 6 [LP 100a] Du moment de sa conversion jusqu’au jour de sa mort, le bienheureux François fut toujours soucieux, bien portant ou malade, de connaître et de suivre la volonté du Seigneur.

§7 [LP 100 b] Un jour, un frère 1 dit au bienheureux François : «Père, ta vie et ta conduite furent et sont une lumière et un miroir non seulement pour tes frères, mais pour toute l’Église de Dieu et il en sera de même de ta mort. Car quoique, pour tes frères et d’innombrables autres, ta mort soit une douleur et une grande tristesse, pour toi cependant, elle sera une très grande consolation et une joie infinie. Tu passeras, en effet, d’une grande peine à un très grand repos, de nombreuses douleurs et tentations à la joie infinie 2, de ta grande pauvreté 3, que tu as toujours chérie et supportée volontairement du début de ta conversion 4 jusqu’au jour de ta mort 5, à de très grandes, véritables et infinies richesses, de la mort temporelle à la vie éternelle, où tu verras toujours face à face le Seigneur ton Dieu 6, que tu as contemplé en ce monde avec tant de ferveur, de désir et d’amour.» Après ces paroles, il lui dit ouvertement : «Père, sache en vérité que, si le Seigneur n’envoie du ciel son remède pour ton corps 7, ta maladie est incurable et tu n’en as plus pour longtemps à vivre, comme les médecins aussi l’ont déjà dit. Je t’ai dit cela pour le réconfort de ton esprit, afin 1213 que tu te réjouisses dans le Seigneur 1 toujours plus intérieurement et plus extérieurement, surtout afin que tes frères et les autres qui viennent te rendre visite te trouvent en train de te réjouir dans le Seigneur, puisqu’ils savent et croient que tu vas bientôt mourir; ainsi, pour ceux qui la verront et les autres qui l’entendront raconter après qu’elle sera advenue, ta mort sera-t-elle un exemple à se remémorer 2, comme furent pour tous 3 ta vie et ta conduite.» Le bienheureux François, quoique très accablé par les maladies 4, loua le Seigneur avec grande ferveur d’esprit et allégresse spirituelle et corporelle 5; et il dit à ce frère : «Si je dois donc bientôt mourir, appelez à moi frère Ange 6 et frère Léon 7, pour qu’ils me chantent sœur Mort.» Ces frères allèrent se placer devant lui 8 et, 1214 avec beaucoup de larmes, chantèrent le Cantique de frère Soleil 1 et des autres créatures du Seigneur, que le saint 2 avait lui-même fait dans sa maladie à la louange de Dieu et pour la consolation de son âme et de celle des autres. À ce chant, avant la dernière strophe, il ajouta la strophe sur sœur la Mort :

Loué sois-tu, mon Seigneur,

Par 3 notre sœur Mort corporelle,

à laquelle nul homme vivant ne peut échapper.

Malheur a ceux qui mourront dans les péchés mortels!

Heureux ceux qu’elle trouvera en tes très saintes volontés,

car la mort seconde ne leur fera pas mal 4.

[Dernière visite de «frère Jacqueline»]

§ 8 [LP 101] Un jour, le bienheureux François appela à lui ses compagnons 5 : Vous-mêmes savez combien dame Jacqueline de «Settesoli fut et est très fidèle et dévouée à moi et à notre religion 6. Aussi je crois que, si vous l’informiez de mon état, 1215 ce serait pour elle une grande grâce et consolation. Et en particulier, faites-lui savoir 1 qu’elle vous 2 envoie du drap pour une tunique 3, de ce drap religieux qui ressemble à la couleur de la cendre, comme celui que fabriquent les moines cisterciens dans les régions transalpines 4. Qu’elle envoie aussi de ce mets qu’elle m’a bien souvent fait quand je fus dans la Ville 5.» Ce mets, qui est fait d’amandes, de sucre ou de miel et d’autres ingrédients, les Romains l’appellent «mostacciolo». Cette femme spirituelle était en effet une veuve sainte et dévouée à Dieu, issue d’une des plus nobles et plus riches familles de toute la Ville 6; elle avait reçu de Dieu tant de grâce par les mérites et la prédication du bienheureux François qu’elle semblait comme une autre Madeleine 7, toujours pleine de larmes et de dévotion pour l’amour de Dieu.

1216 Une fois la lettre écrite comme l’avait dit le saint père, un frère s’occupait de trouver un autre frère pour le porter, quand soudain on frappa à la porte 1. Et comme un frère ouvrait la porte, il vit dame Jacqueline qui était venue en hâte de la Ville pour rendre visite 2 au bienheureux François. Aussitôt 3, avec grande allégresse, un frère alla annoncer au bienheureux François que dame Jacqueline était venue pour lui rendre visite, avec son fils et beaucoup d’autres gens : et il dit : «  Que faisons-nous, père? Lui permettrons-nous d’entrer et de venir à toi?» En effet, par la volonté du bienheureux François. en ce lieu avait été institué longtemps auparavant que, pour l’honnêteté et la vocation de ce lieu, aucune femme ne devait en franchir la clôture 4. Le bienheureux François répondit : «Cette disposition n’a pas à être observée dans le cas de cette dame, qu’une si grande foi et dévotion ont fait venir de lointaines contrées jusqu’ici.» Et ainsi fut-elle introduite auprès du bienheureux François, versant devant lui d’abondantes larmes. Et merveille! Elle apportait avec elle le drap mortuaire, couleur de cendre, destiné à la tunique, et tout ce qui avait été écrit dans la lettre pour qu’elle l’envoie. Les frères s’émerveillèrent donc grandement en considérant la sainteté du bienheureux François. Bien plus, ladite dame Jacqueline leur dit : Frères, il me fut dit en esprit alors que je priais : « Va rendre visite à ton père, le bienheureux François : hâte-toi et ne tarde pas, car, si tu tardes trop, tu ne le trouveras pas vivant. En outre, tu porteras tel type de drap pour sa tunique et tels ingrédients pour lui confectionner tel mets.

1217 De même, apporte aussi avec toi de la cire en grande quantité pour ses luminaires et pareillement de l’encens. »’ Or le bienheureux François n’avait pas fait mention d’encens 1 dans la lettre 2. Mais le Seigneur voulut inspirer cette dame pour récompenser et consoler son âme et afin que nous connaissions mieux de quelle sainteté était ce saint, ce pauvre que le Père céleste voulut honorer de tant d’honneur aux jours de sa mort. Celui qui inspira aux rois d’aller 3 avec des présents pour honorer 4 l’enfant, son Fils bien-aimé, aux jours de sa nativité et de sa pauvreté 5, voulut inspirer à cette noble dame, en des contrées lointaines, d’aller avec des présents pour vénérer et honorer le glorieux et saint corps de son saint serviteur qui, avec tant d’amour et de ferveur, chérit et suivit dans la vie et dans la mort la pauvreté de son Fils bien-aimé 6.

Cette dame prépara un jour au saint père le mets qu’il avait désiré manger. Mais il en mangea peu, car chaque jour son corps déclinait à cause de sa très grande maladie 7 et il approchait de la

1218 mort. De même fit-elle faire beaucoup de cierges destinés à brûler devant son saint 1 corps après son trépas 2. Et avec le drap qu’elle avait apporté pour sa tunique, les frères lui firent une tunique avec laquelle il fut enseveli. Et lui-même ordonna aux frères de coudre de la toile de sac par-dessus sa tunique, en signe et exemple de très sainte humilité et 3 pauvreté. Et comme il plut à Dieu, il advint qu’en cette semaine où dame Jacqueline vint, le bienheureux François 4 s’en fut vers le Seigneur.

[L’humilité et la pauvreté, fondements de la religion des Frères mineurs 5]

§9 [LP 102] Dès le commencement de sa conversion, avec l’aide du Seigneur, le bienheureux François, comme un sage, fonda et lui-même et sa maison, c’est-à-dire la religion, sur le roc solide 6, c’est-à-dire sur la très grande humilité et la très grande pauvreté du Fils de Dieu, l’appelant «religion des Frères mineurs» 7. Sur la très grande humilité : c’est pourquoi au début de la religion, après que les frères commencèrent à se multiplier, il voulut que les 1219 frères demeurent 1 dans les hôpitaux des lépreux pour les servir 2; c’est pourquoi, en ce temps où venaient à la religion nobles et non nobles, entre autres choses qui leur étaient annoncées, on leur disait qu’il leur faudrait servir les lépreux et demeurer en leurs maisons 3. Sur la très grande pauvreté : comme il est dit dans la Règle que les frères demeurent dans des maisons où ils résident comme des étrangers et des pèlerins 4, qu’ils ne veuillent rien avoir sous le ciel 5, si ce n’est la sainte pauvreté 6, par laquelle, en ce monde, ils sont nourris par le Seigneur d’aliments corporels et de vertus 7 et, dans le monde futur, ils obtiendront l’héritage céleste. Il se fonda lui-même sur la très grande pauvreté et la très grande humilité : en effet, bien qu’il fût un grand prélat 9 dans l’Église de Dieu, il voulut et choisit d’être abject non seulement dans l’Église de Dieu, mais parmi ses frères 10.

[Humilité de François devant l’évêque de Terni; il rapporte à Dieu tout le mérite de sa sainteté]

1220 § 10 [LP 103] Une fois qu’il prêchait au peuple de Terni 1 sur la place devant l’évêché, l’évêque de cette cité 2, homme doué de discernement et spirituel, assistait à cette prédication. Quand la prédication fut terminée, l’évêque se leva et, parmi les autres paroles de lieu qu’il leur adressa, il dit aussi : «Depuis le moment où il a commencé à planter et édifier son Église 3, le Seigneur l’a toujours illustrée 4 par des hommes saints, pour qu’ils la fassent s’épanouir par la parole et par l’exemple. Or maintenant, en cette toute dernière heure 5, il l’a illustrée par ce petit homme pauvre, insignifiant et illettré 6 — et il désignait du doigt le bienheureux François à tout le peuple ; en vertu de quoi vous êtes donc tenus d’aimer et d’honorer le Seigneur et de vous garder des péchés, car il n’en a pas fait autant pour toutes les nations 7.» Une fois la prédication finie, comme il était descendu du lieu où il avait prêché 8, le seigneur évêque et le bienheureux François entrèrent dans l’église de l’évêché. Alors 9 le bienheureux François s’inclina devant le seigneur évêque et se jeta à ses pieds 10 en disant : En vérité je vous le dis 1, seigneur évêque : jusqu’ici aucun homme ne m’a fait autant d’honneur en ce monde que tu ne m’en as fait aujourd’hui. En effet, les autres hommes disent : « Celui-ci est un saint homme », attribuant la gloire et la sainteté à la créature et non au Créateur. Mais toi, en homme de discernement, tu as séparé ce qui est précieux de ce qui est vil 2.”

[LP 104] Souvent en effet, lorsque le bienheureux François était honoré et qu’on disait de lui qu’il était un saint homme, il répondait à de telles assertions en disant : «Je ne suis pas encore sûr de ne jamais avoir de fils ni de filles!» Et il ajoutait : «En effet, à n’importe quel moment où le Seigneur voudrait m’enlever son trésor qu’il m’a prêté 3, que me resterait-il d’autre en dehors du corps et de l’âme, qu’ont même les infidèles? Au contraire, je dois croire que, si le Seigneur avait conféré autant de biens à un brigand et même à un infidèle qu’à moi, ils seraient plus fidèles au Seigneur que moi.» Il disait encore : «Dans un tableau du Seigneur et de la bienheureuse Vierge peint sur bois, c’est Dieu et la bienheureuse Vierge qui sont honorés et ce sont eux qu’on a en mémoire; et pourtant, le bois ou la peinture ne s’attribuent rien à eux-mêmes, parce qu’ils ne sont que bois ou peinture 4. De même, le serviteur de Dieu est un tableau, en ce sens qu’il est une créature de Dieu, en qui Dieu est honoré à cause de ses bienfaits; mais comme le bois ou la peinture, il ne doit rien s’attribuer à lui-même 5, mais c’est à Dieu seul qu’il faut rendre l’honneur et la gloire 6 et ne s’attribuer à soi, tant qu’on vit, que la honte et la tribulation; car 1222 tant qu’on vit 1, la chair est toujours opposée aux bienfaits de Dieu.2»

[Par humilité, François renonce à gouverner les Frères mineurs; il demande un gardien au ministre général]

1222 § 11 [LP 105] Parmi ses frères, le bienheureux François voulut être humble et, pour conserver 3 une plus grande humilité, peu d’années après sa conversion, il résigna l’office de prélature 4 devant tous les frères, lors d’un chapitre tenu à Sainte-Marie-de-Ia-Portioncule 5, en disant : «Dorénavant, je suis mort pour vous. Mais voici frère Pierre de Cattaneo 6 à qui, moi comme vous, nous obéirons tous.» Alors tous les frères se mirent à pleurer à voix haute et à verser d’abondantes larmes. Et le 1223 bienheureux François, s’inclinant devant frère Pierre, promit obéissance et révérence 1. Dès lors et jusqu’à sa mort 2, il demeura sujet comme un des autres frères.

[LP 106] Bien plus, il voulut être soumis non seulement au ministre général 3 et aux ministres provinciaux — car dans chacune des provinces où il demeurait ou allait pour prêcher, il obéissait au ministre de cette province —, mais encore, pour une plus grande perfection et une plus grande humilité, il dit une fois, longtemps avant sa mort, au ministre général 4 : «Je veux que tu confies à un de mes compagnons de tenir constamment ta place à mon égard, à qui j’obéirai en tes lieux et place. Car pour le bon exemple 5 et la vertu d’obéissance, je veux toujours que, dans la vie et dans la mort, tu restes avec moi.» Dès lors et jusqu’à sa mort 6, il eut toujours un de ses compagnons pour gardien 7, auquel il obéissait en lieu et place du ministre général. Un jour même, il dit à ses compagnons : «Entre autres grâces, le Très-Haut m’a conféré celle d’obéir avec autant d’empressement à un novice 8 qui 1224 entrerait aujourd’hui dans la religion, s’il était mon gardien, qu’à celui qui serait le premier et le plus ancien dans la vie et dans la religion des frères. Car le sujet doit considérer comme son prélat non pas l’homme, mais Dieu, pour l’amour de qui il lui est soumis.» Il disait pareillement : «Il n’y a pas de prélat dans le monde entier pour être autant craint de ses sujets et frères que Dieu me ferait craindre de mes frères, si je voulais. Mais le Très-Haut m’a conféré cette grâce de vouloir me satisfaire de tous, comme celui qui est plus petit 1 dans la religion 2.»

Et nous qui avons été avec lui, nous avons vu cela de nos yeux 3 bien souvent, comme lui-même en témoigne 4 : bien souvent, quand certains frères n’apportaient pas satisfaction à ses besoins ou lui disaient quelque parole qui amène d’ordinaire l’homme à se scandaliser 5, il partait aussitôt prier et, à son retour, il ne voulait pas le rappeler en disant : «Tel frère ne m’a 1225 pas apporté satisfaction»; ou : «Il m’a dit telle parole.» Plus 1 il approchait de la mort, plus il était attentif, en toute perfection, à considérer comment il pourrait vivre et mourir 2 en toute humilité et pauvreté 3.

[Bénédiction de frère Bernard; sainteté et mort de frère Bernard] 39

§ 12 [LP 107] Le jour où dame Jacqueline prépara ce mets pour le bienheureux François, le père se souvint de Bernard 4 et il dit à ses compagnons : «Ce mets est apprécié de frère Bernard 5.» Et appelant à lui un de ses compagnons, il lui dit : «Va dire à frère Bernard de venir immédiatement à moi.» Ce frère alla aussitôt 6 et le conduisit au bienheureux François. S’asseyant au pied du lit où gisait le bienheureux François, frère Bernard dit : «Père, je te prie de me bénir et de me montrer ton affection; car si tu me montres ton affection avec une tendresse paternelle, je crois que Dieu lui-même et les autres frères de la religion m’aimeront davantage 7.» Le bienheureux François ne 1226 pouvait pas le voir, car il y avait de nombreux jours que la lumière de ses yeux l’avait quitté. Mais étendant la main droite, il la posa sur la tête 1 de frère Gilles, qui fut le troisième des premiers frères à l’avoir rejoint et se trouvait alors assis à côté de frère Bernard, croyant la poser sur la tête de frère Bernard. Mais en touchant la tête de frère Gilles, comme le fait un aveugle, par l’Esprit saint il reconnut aussitôt sa méprise et dit : «Ce n’est pas la tête de mon frère Bernard.» Aussitôt frère Bernard s’approcha davantage de lui. Le bienheureux François, posant sa main sur la tête 2 de celui-ci, le bénit. Il dit en outre à un de ses compagnons : «Écris comme je te dis. Le premier frère que me donna le Seigneur fut frère Bernard et c’est lui qui, d’abord, commença et accomplit très parfaitement 3 la perfection du saint Évangile, en distribuant tous ses biens aux pauvres. À cause de cela et de ses nombreuses autres prééminences, je suis tenu de le chérir plus que quelque autre frère de toute la religion. Je veux donc et j’ordonne, comme je peux, que quiconque sera ministre général le chérisse et l’honore comme moi-même et qu’aussi les ministres provinciaux et les frères de toute la religion le considèrent comme tenant ma place.» Et frère Bernard fut abondamment consolé, ainsi que les autres frères qui virent cela.

1227 [LP 108] Un jour 1, considérant l’extrême perfection de frère Bernard, le bienheureux François prophétisa à son sujet devant des frères, en disant : «Je vous le dis : à frère Bernard ont été donnés, pour l’éprouver, de grands et très subtils démons, qui lanceront contre lui de nombreuses tribulations et tentations. Mais le Seigneur miséricordieux le délivrera, à l’approche de sa mort, de toute tribulation et de toute tentation intérieure et extérieure. Et il disposera son esprit et son corps dans une si grande paix, un si grand repos et une si grande consolation que tous les frères qui verront ou entendront cela en seront grandement émerveillés et le tiendront pour un grand miracle. Et c’est dans cette paix, ce repos et cette consolation spirituelle et corporelle 2 qu’il passera de ce monde au Seigneur.»

Les frères qui avaient entendu ces paroles du bienheureux François en furent grandement émerveillés, car ce qu’il avait prédit au sujet de Bernard par l’Esprit saint se vérifia à la lettre, point par point. En effet, dans la maladie le conduisant à la mort 3, frère Bernard était plein d’une si grande paix et quiétude d’esprit qu’il ne voulait pas se coucher. Et s’il se couchait, il se tenait presque assis, afin que pas même la plus légère vapeur d’humeurs, en lui montant à la tête, ne l’induise dans une imagination ou un songe qui le détournerait de penser à Dieu. Et quand cela arrivait, aussitôt il se levait et se frappait en disant : «Qu’était cela? Pourquoi ai-je pensé ainsi?» De plus, alors qu’il mettait avec plaisir de l’eau de rose à ses narines pour se réconforter, lorsqu’il approcha davantage de la mort, il ne 1228 voulait plus en mettre 1 en raison de sa continuelle méditation de Dieu. Aussi 2 disait-il à qui lui en offrait : «Ne me dérange pas 3!» Pour pouvoir mourir plus librement, plus paisiblement et plus calmement, il se désappropria 4 des fonctions du corps entre les mains d’un frère qui était médecin et l’assistait, en lui disant : «Je veux ne plus avoir aucun souci du manger ni du boire, mais je t’en confie le soin. Si tu donnes, je prendrai; sinon, non 5.» Du jour où il commença d’être malade, il voulut avoir toujours à ses côtés, jusqu’à l’heure de sa mort, un frère prêtre. Et quand se présentait en son esprit quelque grief 6 que lui reprochait sa conscience, aussitôt il le confessait et déclarait 1229 donc sa faute. Après sa mort, sa chair devint blanche et douce, et il paraissait sourire, si bien qu’il paraissait plus beau après sa mort qu’avant 1. Ceux qui posaient le regard sur lui avaient davantage plaisir à le voir que lorsqu’il était en vie, car il apparaissait comme un saint qui sourit.

[François prédit à sœur Claire qu’elle le reverra avant de mourir; transport de sa dépouille mortelle à Saint-Damien]

§ 13 [LP 109] Dans la semaine où trépassa 2 le bienheureux François, dame Claire, première petite plante de l’Ordre des sœurs 3, abbesse des Sœurs pauvres du monastère de Saint-Damien d’Assise, émule de saint 4 François dans sa détermination à toujours conserver la pauvreté du Fils de Dieu 5, était alors gravement malade et craignait de mourir avant le bienheureux François; elle pleurait donc d’un cœur amer 6 et ne pouvait se consoler de ne pas être en mesure de voir, avant son décès, son unique père après Dieu, à savoir le bienheureux François, le consolateur de son âme et de son corps 7 et aussi son premier 1230 fondateur dans la grâce de Dieu 1. Pour cette raison, par un frère elle le fit savoir au bienheureux François. En entendant cela, le bienheureux François fut ému de compassion 2, car il chérissait Claire et ses sœurs d’une tendresse paternelle à cause de leur sainte forme de vie, d’autant que, peu d’années après qu’il eut commencé d’avoir des frères, avec l’aide du Seigneur elle s’était convertie au Seigneur par ses conseils 3. Au vu de cette conversion, non seulement la religion des frères, mais aussi toute l’Église de Dieu avaient été grandement édifiées. Mais considérant que le désir qu’elle avait de le voir ne pouvait être alors exaucé, puisque tous deux étaient gravement malades, le bienheureux François, pour la consoler 4, lui écrivit par lettre sa bénédiction et lui donna aussi l’absolution de tout manquement — si tant est qu’elle en eût commis — à 5 ses ordres et volontés et aux ordres et volontés du Fils de Dieu. De plus, pour qu’elle dépose toute tristesse et soit consolée dans le Seigneur, il dit — non pas lui, mais l’Esprit saint parlant en lui — ces paroles au frère qu’elle avait envoyé : «Va porter cette lettre à dame Claire et dis-lui de déposer toute douleur et toute tristesse dues au fait qu’elle ne peut me voir maintenant. Mais qu’elle sache en vérité qu’avant son décès, aussi bien elle que ses sœurs me verront et recevront de moi une très grande consolation.»

Or il advint que, peu après, le bienheureux François trépassa durant la nuit et, au matin donc, tout le peuple de la cité d’Assise, hommes et femmes, avec tout le clergé, allèrent prendre le saint corps dans le lieu où François était décédé; puis avec des hymnes et des louanges, chacun tenant des rameaux d’arbres, ils le portèrent selon la volonté du Seigneur à Saint-Damien, afin que fût accomplie la parole que le Seigneur avait énoncée par son saint 1 pour la consolation de ses filles et servantes 2. Une fois retirée la grille de fer de la fenêtre par laquelle les servantes du Christ ont coutume 3 de communier et parfois d’écouter la parole de Dieu, les frères soulevèrent de la civière le saint corps et le tinrent à la fenêtre, dans leurs bras, pendant une bonne heure, jusqu’à ce que dame Claire et ses sœurs aient reçu de lui une très grande consolation; et pourtant, elles versaient d’abondantes larmes et étaient affligées d’une grande douleur, car, après Dieu, il était leur unique consolation en ce monde 4.

[Des alouettes survolent la maison où gît François; l’alouette, modèle du bon religieux]

§ 14 [LP 110] Le soir du samedi après vêpres, avant la nuit où le bienheureux François s’en fut vers le Seigneur 5, de nombreux oiseaux qu’on nomme «alouettes» volaient assez bas et tournoyaient en cercle au-dessus du toit de la maison où gisait le bienheureux François, en chantant 6.

1232 Nous qui avons été avec le bienheureux François et qui avons écrit cela à son sujet, nous rendons témoignage 1 que, bien souvent, nous l’avons entendu dire : «S’il m’arrive un jour de parler à l’empereur, je le supplierai, pour l’amour de Dieu et à l’intercession de ma prière, de publier par écrit un décret défendant à tout homme de capturer les sœurs alouettes ou de leur faire quelque mal. De même, que tous les podestats des cités et les seigneurs des bourgs fortifiés et des villages 2 soient tenus chaque année, à la nativité du Seigneur, d’obliger les gens à jeter du blé et d’autres grains 3 par les chemins en dehors des cités et des places fortes, pour que les sœurs alouettes, surtout, et les autres oiseaux aient à manger en un jour d’une si grande solennité. Et par révérence envers le Fils de Dieu, que la bienheureuse Vierge sa mère a couché cette nuit-là dans une mangeoire 4 entre un bœuf et un âne 5, que tout homme en cette nuit ait le devoir de donner suffisamment de nourriture aux frères bœufs et ânes; de même, que tous les pauvres en la nativité du Seigneur soient nourris à satiété par les riches.» Le bienheureux François avait en effet plus de révérence envers la nativité du Seigneur qu’envers toute autre solennité du Seigneur. car, bien que dans ses autres solennités le Seigneur ait opéré notre salut, pourtant du moment où il nous est ne, comme le disait le bienheureux François, il fallait que nous soyons sauvés 7. Aussi voulait-il qu’en un tel jour, tout chrétien exulte dans le Seigneur et que, pour l’amour de lui qui s’est donné lui-même à nous 1, tout homme soit généreux, avec gaieté, non seulement envers les pauvres, mais aussi envers les animaux et les oiseaux.

Le 2 bienheureux François disait de l’alouette : «Sœur Alouette a un capuchon comme les religieux et c’est un oiseau humble, qui va volontiers par les chemins pour trouver quelques grains de blé. Et même si elle en trouve parmi le crottin des animaux, pourtant elle les retire et les mange. Tout en volant, elle loue le Seigneur 3, comme les bons religieux qui méprisent les choses terrestres et dont la vie est toujours dans le ciel 4. En outre son vêtement — c’est-à-dire son plumage — est couleur de terre; elle donne ainsi un exemple aux religieux, qui doivent avoir des vêtements non pas colorés et délicats, mais pour ainsi dire ternes 5 comme la terre 6.» Et ainsi, parce que le bienheureux François considérait ce qui vient d’être dit dans les sœurs alouettes, les aimait-il beaucoup et les voyait-il avec plaisir 7.

[Mendier plus de nourriture que ce qui est nécessaire vole les autres pauvres 1]

1234 § 15 [LP 111] 2 Le bienheureux François disait fréquemment ces paroles aux frères : «Je n’ai jamais été un voleur, je veux dire pour ce qui est des aumônes, qui sont l’héritage des pauvres 3; j’en ai toujours accepté moins qu’il ne me fallait, afin que les autres pauvres ne soient pas frustrés de leur part, car faire autre ment serait un vol 4.»

[Le Christ promet de pourvoir aux besoins des frères s’ils demeurent fidèles à la pauvreté]

1235 § 16 [LP 112] Comme les frères ministres le pressaient de concéder 1 d’avoir quelque chose au moins en commun, afin qu’une si grande multitude ait à quoi recourir, saint François en appela au Christ dans la prière et le consulta sur ce point. Celui-ci répondit aussitôt qu’il 2 leur enlèverait tous les biens possédés 3 individuellement et en commun, en ajoutant que c’était sa famille, pour laquelle il était toujours prêt à pourvoir autant qu’elle s’accroisse et qu’il prendrait soin d’elle aussi longtemps qu’elle espérerait en lui.

[Le Christ répond aux ministres qui veulent faire adoucir la Règle]

§ 17 [LP 113] Comme le bienheureux François était sur une montagne 4 avec frère Léon d’Assise et frère Bonizo de Bologne pour composer la Règle 5 — car la première, qu’il avait fait écrire selon l’enseignement du Christ, avait été perdue 6 —, de 1236 nombreux ministres se réunirent autour de frère Élie, qui était vicaire du bienheureux François 1, et lui dirent : «Nous avons appris que ce frère François fait une nouvelle règle; nous craignons qu’il la fasse si dure que nous ne puissions l’observer. Nous voulons que tu ailles le voir et lui dises que nous ne voulons pas être astreints à cette règle. Qu’il la fasse pour lui-même et non pour nous!» Frère Élie leur répondit qu’il ne voulait pas y aller, car il craignait les reproches de frère François 2. Comme ils insistaient pour qu’il y aille, il dit qu’il ne voulait pas y aller sans eux. Et ainsi y allèrent-ils tous. Lorsque frère Élie, avec lesdits ministres, fut près du lieu où se tenait le bienheureux François, il l’appela. Le bienheureux François lui répondit et, voyant les ministres, demanda : «Que veulent ces frères?» Frère Élie répondit : «Ce sont des ministres, qui ont appris que tu fais une nouvelle règle et qui, craignant que tu la fasses trop dure, disent et protestent qu’ils ne veulent pas y être astreints. Fais-la pour toi et non pour eux.» Alors le bienheureux François tourna son visage vers le ciel et ainsi parlait-il au Christ : «Seigneur, ne t’avais-je pas bien dit qu’ils n’auraient pas confiance en toi 3?» On entendit alors dans les airs la voix du Christ répondre : «François, il n’y a rien dans la Règle qui vienne de toi, mais tout ce qui s’y trouve 1237 est entièrement de moi. Et je veux que la Règle soit observée ainsi : à la lettre, à la lettre, à la lettre et sans glose, sans glose, sans glose 1!» Et il ajouta : «Moi, je sais combien peut la faiblesse 2 humaine et combien je veux les aider. Que ceux qui ne veulent pas l’observer sortent de l’Ordre 3!» Alors le bienheureux François se tourna vers ces frères et leur dit : «Avez-vous entendu? Avez-vous entendu? Voulez-vous que je vous le fasse répéter 4?» Alors ces ministres, tout confus 5 et confessant leur faute, se retirèrent.

[Au «chapitre des nattes», François répond au cardinal Hugolin en refusant les règles religieuses existantes]

§18 [LP 114] Comme le bienheureux François était au chapitre général à Sainte-Marie-de-la-Portioncule — celui 6 qu’on a appelé «chapitre des nattes» et auquel prirent part cinq mille frères 8 —, un certain nombre de frères sages et instruits en 1238 science allèrent trouver le seigneur cardinal, qui devint par la suite le pape Grégoire, lequel était présent au chapitre 1; et ils lui dirent de persuader le bienheureux François de suivre les conseils de ces mêmes frères sages et de se laisser quelquefois guider par eux; et ils alléguaient la Règle du bienheureux Benoît, celles du bienheureux Augustin et du bienheureux Bernard 2, qui enseignent à vivre de telle et telle façon, de manière ordonnée. Alors le bienheureux François, après avoir entendu la recommandation du cardinal sur ce sujet, le prit par la main et le conduisit aux frères réunis en chapitre 3; et il leur parla ainsi 4 : «Mes frères, mes frères, Dieu m’a appelé par la voie de la simplicité et m’a montré la voie de la simplicité 5. Je ne veux pas que vous me parliez de quelque règle que ce soit, ni celle de saint Augustin, ni de saint Bernard, ni de saint Benoît 6.

Et le Seigneur m’a dit qu’il voulait que je sois, moi, un nouveau fou 1 dans le monde. Et Dieu n’a pas voulu nous conduire par une autre voie que par cette science. Mais par votre science et votre sagesse, Dieu vous confondra. Et moi, je fais confiance aux sergents 2 du Seigneur : par eux il vous punira, jusqu’à ce que vous reveniez à votre état, pour votre blâme, que vous le vouliez ou non.» Alors le cardinal fut stupéfait et ne répondit rien; et tous les frères furent saisis de crainte 3.

CHAPITRE CVIII LA SOUMISSION QU’IL VOULAIT QUE LES FRÈRES AIENT ENVERS LES CLERCS ET POUR QUELLE RAISON40

§19 [2C 146] 146 Même s’il voulait que les fils soient en paix avec tous les hommes 1 et se montrent de tout petits auprès de tous 2, cependant il leur apprit par ses paroles à être humbles surtout avec les clercs 3 et il le leur montra par l’exemple. Il disait en effet : «Nous avons été envoyés afin de venir en aide 4 aux clercs pour le salut des âmes 5, en sorte que nous suppléions à ce qu’on trouve de moins en eux. Chacun recevra sa récompense, non pas selon son autorité, mais selon son labeur 6. Sachez, dit-il, mes frères, que le bénéfice des âmes 7 plaît extrêmement à Dieu et que vous pouvez mieux l’atteindre par la paix que par la discorde avec les clercs. Si eux-mêmes empêchent le salut des peuples, la vengeance en revient à Dieu et lui-même les rétribuera en son temps 8. Aussi soyez soumis aux prélats 9, afin qu’aucune jalousie ne naisse 10 pour autant que cela dépend de vous. Si vous êtes des fils de la paix 11, vous gagnerez le clergé et le peuple au Seigneur, ce que le Seigneur juge plus agréable 12 que de gagner le peuple seul après avoir scandalisé le clergé. Couvrez, dit-il, leurs chutes, compensez leurs défauts multiples et, une fois que vous aurez agi ainsi 13, soyez-en plus humble 14.

[François refuse tout privilège pour les Frères mineurs]

§ 20 [LP 115] De même 4 certains frères dirent-ils au bienheureux François : «Père, ne vois-tu pas que parfois les évêques ne nous laissent pas prêcher 5 et que, durant de nombreux jours, 1240 ils nous laissent rester inactifs dans une contrée, avant que nous puissions prêcher au peuple 1? Il serait mieux que tu obtiennes que les frères aient un privilège du seigneur pape 2 — ce serait pour le salut des âmes!» Il leur répondit en les reprenant sévèrement 3 : «Vous, Frères mineurs, vous ne connaissez pas la volonté de Dieu et vous ne me laissez pas convertir 4 le monde entier comme Dieu le veut 5! Car 6, moi, je veux convertir d’abord les prélats par l’humilité et la révérence; et lorsqu’ils verront votre vie sainte 7 et votre révérence 8 envers eux, ils vous demanderont eux-mêmes de prêcher et de convertir le peuple. Et ils vous amèneront 9 celui-ci mieux que les privilèges que vous désirez 10, qui vous conduiront à l’orgueil. Et si vous êtes 1241 éloignés de toute convoitise 1 et incitez le peuple à rendre aux églises leur dû 2, ils vous demanderont eux-mêmes d’entendre en confession leur peuple — bien que vous ne deviez pas vous soucier de cela, car, s’ils se convertissent, ils trouveront bien des confesseurs. Moi pour ma part, le privilège que je veux tenir du Seigneur, c’est de n’avoir aucun privilège qui vienne de l’homme, si ce n’est 3 de faire révérence à tous et, par obéissance 4 à la sainte Règle, de les convertir tous par l’exemple plus que par la parole.»

[Les trois plaintes du Christ à frère Léon 41

1242 § 21 [LP 116] Le Seigneur Jésus Christ dit une fois à frère Léon, compagnon du bienheureux François 5 : «Moi, je me lamente au sujet des frères.» Frère Léon lui répondit : «Sur quoi, Seigneur?» Et le Seigneur dit : «Sur trois points : parce qu’ils ne reconnaissent pas mes bienfaits que, comme tu sais, je répands quotidiennement sur eux avec largesse, puisqu’ils ne sèment ni ne moissonnent 6; parce que, toute la journée, ils murmurent et sont oisifs 7; parce que, souvent, ils se provoquent mutuellement à la colère, ne reviennent pas à l’amour et ne pardonnent pas l’injure qu’ils reçoivent.»

[François bénit les frères qui l’entourent; paraliturgie de la Cène]

§ 22 [LP 117] Une nuit, le bienheureux François fut tellement accablé par les douleurs de ses maladies que, cette nuit-là, c’est à peine s’il put 1 se reposer et dormir. Au matin, comme la douleur s’était quelque peu calmée, il fit appeler tous les frères résidant en ce lieu 2 et, quand ils furent assis devant lui, il les considéra et les regarda comme représentant la totalité des frères 3. Et commençant par un frère, il les bénit en posant sa main droite sur la tête de chacun d’eux 4. Il bénit tous ceux qui étaient dans la religion 5 et tous ceux qui devaient y venir jusqu’à la fin du monde 6. Et il paraissait avoir compassion de lui-même, d’autant qu’il ne pouvait voir ses fils et frères avant sa mort. Ensuite 7, il ordonna qu’on apporte devant lui des pains et les bénit 8. Et parce qu’il ne pouvait les rompre à cause de sa maladie, il les fit rompre par un frère en de nombreux morceaux. Et les prenant, il offrit un morceau à chacun des 1243 frères, en recommandant de le manger tout entier 1. Comme le Seigneur, le jeudi, voulut 2 manger avec les apôtres avant sa mort, il sembla à ces frères que le bienheureux François, en quelque façon, voulut les bénir avant sa mort et, en eux, bénir tous les autres frères, et voulut qu’ils mangent ce pain béni presque comme si, en quelque façon, ils le mangeaient avec leurs 3 autres frères. Et nous pouvons considérer cela comme avéré, car, bien que ce jour ne fût pas un jeudi, il dit aux frères qu’il croyait 4 que c’était un jeudi 5. Un de ces frères 6 conserva un morceau de ce pain et, après la mort du bienheureux François, ceux qui en goûtèrent furent aussitôt délivrés de leurs maladies 7.

[Vingt-sept paragraphes empruntés à la Vita secunda [2C] de Thomas de Celano]42

PAUVRETÉ DES MAISONS, CHAPITRE XXVI43



§23 [2C 56]. 1540 Il instruisait les siens à faire de pauvres petites habitations en bois, non en pierres, et à les élever en petites cabanes selon un plan rudimentaire. Souvent, faisant un sermon sur la pauvreté, il citait aux frères cette parole de l’Évangile : Les renards ont des terriers et les oiseaux du ciel ont des nids, mais le Fils de Dieu n’a pas eu où reposer sa tête 1.



PAUVRETÉ DES MAISONS, CHAPITRE XXIX LA CELLULE FAITE EN SON NOM DANS LAQUELLE IL NE VOULUT PAS ENTRER



§23 [2C 59a] 1542 Il ne voulait pas que les frères habitent quelque petit endroit que ce soit, à moins qu’il n’y ait un patron précis de qui en relevait la propriété 5. En effet, il rechercha toujours en ses fils les lois des pèlerins 6, c’est-à-dire le fait de se recueillir sous le toit d’autrui, de passer pacifiquement, d’aspirer à la patrie 7. De fait, même dans l’ermitage de Sarteano 8, alors qu’un frère demandait à un autre d’où il venait et que celui-ci lui avait répondu : «De la cellule de frère François», le saint, entendant cela, répondit : Dès lors qu’il a attribué à la cellule le nom de François, me la donnant en propriété, qu’elle se cherche un autre habitant, car pour ma part je n’y séjournerai plus à l’avenir. Le Seigneur, dit-il, quand il se tint en prison, lorsqu’il pria et jeûna pendant quarante jours 9, ne se fit pas faire une cellule ni aucune maison mais il séjourna sous la roche de la montagne. Nous pouvons le suivre dans le modèle qu’il nous a prescrit en n’ayant aucune propriété, même si nous ne pouvons vivre en nous passant de l’usage de maisons 1.



PAUVRETÉ DU MOBILIER, CHAPITRE XXX



§24 [2C 60]. Cet homme ne haïssait pas seulement l’arrogance des maisons, mais il avait aussi en horreur au plus haut point le mobilier domestique nombreux ou sophistiqué. Il aimait qu’il n’y ait rien dans les tables, rien dans la vaisselle qui rappelle le monde, pour que tout chante le pèlerinage, tout chante l’exil 2.



PAUVRETÉ DU MOBILIER, CHAPITRE XXXII CONTRE LA CURIOSITÉ ENVERS LES LIVRES



§25 [2C 62]. 1545 Dans les livres, il enseignait à chercher le témoignage du Seigneur 1, non le prix; l’édification, non la beauté. Il voulait cependant qu’on en ait un petit nombre 2 et qu’ils soient disponibles pour le besoin des frères dans l’indigence. Aussi, comme un ministre demandait son autorisation pour conserver des livres ambitieux et d’une grande valeur 3, s’entendit-il répondre : “Je ne veux pas perdre pour tes livres le livre de l’Évangile que j’ai promis. Toi, fais ce que tu veux 4; mon autorisation ne te sera pas un piège 5.”



PAUVRETÉ DE LA LITERIE, CHAPITRE XXXIII EXEMPLE DU SEIGNEUR D’OSTIE ET SON ÉLOGE



§26 [2C 63]. En couches et en lits enfin, la pauvreté copieuse était si abondante que celui qui avait par-dessus la paille des petits bouts de tissu à moitié sains tenait cela pour une chambre à coucher. Aussi arriva-t-il qu’à l’époque où se tenait le chapitre à Sainte-Marie-de-la-Portioncule 6, le seigneur d’Ostie 7 se rendit là avec une foule de chevaliers et de clercs pour faire visite aux 1546 frères. Voyant comment les frères gisaient sur la terre 1 et considérant leurs lits, qu’on aurait dit des tanières de bêtes sauvages, il pleura très amèrement et dit devant tous : “C’est donc ici que dorment les frères!” Il ajouta : “Qu’adviendra-t-il de nous, malheureux, qui abusons d’un tel superflu?” Tous ceux qui étaient présents 2, touchés par la componction jusqu’aux larmes, se retirèrent édifiés au plus haut point. Ce fut lui, ce seigneur d’Ostie, qui, devenu pour finir la porte la plus grande 3 dans l’Église 4, résista toujours à ses ennemis jusqu’à ce qu’il reverse au ciel en hostie sacrée cette âme bienheureuse 5. Oh, le cœur tendre! Oh, les entrailles charitables! Placé en hauteur, il s’affligeait de n’avoir pas de hauts mérites, alors qu’en réalité il était plus sublime par la vertu que par le Siège 6!



EXEMPLES CONTRE L’ARGENT, CHAPITRE XXXV DURE CORRECTION D’UN FRÈRE QUI TOUCHA DE L’ARGENT DE SES MAINS



1548 § 27 [2C 65ab] Si toutefois l’ami de Dieu méprisait extrêmement tout ce qui appartenait au monde 1, plus que tout cependant il exécrait l’argent. Aussi, dès le commencement de sa conversion, le tint-il pour spécialement vil et conseilla-t-il toujours à ceux qui le suivaient de le fuir comme si c’était le diable en personne. Telle était la sagacité qu’il avait donné aux siens qu’ils prisaient d’un même amour l’argent et son poids en excrément 2. Il arriva donc, un jour qu’un homme du siècle entrait dans l’église Sainte-Marie-de-la-Portioncule pour prier, qu’à titre d’offrande il y déposa de l’argent à côté de la croix. Comme il se retirait, un frère, touchant simplement cet argent de la main, le jeta dans l’embrasure de la fenêtre 3. Le saint vint à connaître ce qu’avait fait le frère. Se voyant pris en faute, celui-ci court se faire pardonner et, prosterné à terre, il s’offre aux coups. Le saint le réprimande et lui fait les plus durs reproches à propos de l’argent qu’il avait touché. Il lui ordonne d’enlever l’argent de la fenêtre avec sa propre bouche et de le déposer hors de la clôture du lieu, sur un crottin d’âne. Tandis que ce frère exécutait l’ordre avec reconnaissance, la crainte remplit les cœurs de tous ceux qui écoutaient. Tous désormais méprisent davantage ce qui est ainsi comparé à un excrément et sont chaque jour animés à le mépriser par de nouveaux exemples.



PAUVRETÉ DES VÊTEMENTS, CHAPITRE XXXIX COMMENT LE SAINT RÉPRIMANDE PAR LA PAROLE ET PAR L’EXEMPLE CEUX QUI S’HABILLENT DE VÊTEMENTS DOUILLETS ET DÉLICATS 4



§28-30 [2C 69]. Cet homme, revêtu de la vertu d’en haut 5, était plus réchauffé au-dedans par le feu divin qu’au-dehors par ce dont il couvrait son corps. Il avait en détestation ceux qui s’habillaient d’un habit à triple épaisseur 6 et qui, à l’intérieur de l’Ordre, se servaient de 1554 vêtements douillets sans nécessité. Quant à la nécessité que présente aux regards non pas la raison, mais le plaisir, il affirmait que c’est le signe d’un esprit éteint 1. “Quand l’esprit, dit-il, est tiède et qu’il se refroidit peu à peu loin de la grâce, il est nécessaire que la chair et le sang cherchent ce qui leur appartient 2. Car, dit-il, que reste-t-il, quand l’âme ne trouve pas ses délices, si ce n’est que la chair se tourne vers les siennes? Alors l’appétit animal met en avant l’argument de la nécessité; alors le sens charnel 3 forme la conscience.” Et ajoutait-il : “Qu’une nécessité véritable soit présente à mon frère, qu’une indigence quelconque l’atteigne, s’il se hâte d’y satisfaire et de la repousser loin de lui, que recevra-t-il en récompense” 4? Une occasion de mérite lui survient, mais il a soigneusement prouvé qu’elle lui avait déplu.” Par ces propos et d’autres semblables, il transperçait ceux qui ignorent les nécessités, puisque ne pas les supporter patiemment n’est rien d’autre que de chercher à retourner en Égypte 5.

Enfin il veut qu’en aucune occasion les frères n’aient plus de deux tuniques; cependant il permet qu’on les reprise en y cousant des pièces 6. Il ordonne d’avoir en horreur les tissus recherchés et, devant tous, blâme très vivement ceux qui font le contraire; pour confondre de telles personnes par son exemple, au-dessus de sa propre tunique il coud un sac grossier; même lors de sa mort, il demanda qu’on le couvre, en guise de tunique de funérailles, d’un vil sac. Mais aux frères que pressait la maladie ou une autre nécessité, il concédait de porter au-dessous une tunique douillette sur la chair, de telle sorte que le caractère grossier et vil de l’habit soit toutefois conservé 1555 au-dehors 1. Il disait en effet : «La rigueur se relâchera encore et la tiédeur dominera à tel point que les fils d’un père pauvre n’auront aucune honte à porter jusqu’à des tissus d’écarlate 2, en changeant seulement la couleur.» Sur ce point, père, nous ne te mentons pas à toi, nous qui sommes devenus les fils d’un autre 3; mais c’est plutôt notre iniquité qui se ment à elle-même 4. Car voici qu’elle se fait connaître plus clairement que la lumière et croît de jour en jour44.

CHAPITRE LIII UN MANTEAU DONNÉ À UNE PETITE VIEILLE À CELANO

§31-34 [2C 86-89]. 1572 À Celano 4, dans la saison d’hiver, il arriva que saint François avait en guise de manteau une étoffe pliée qu’un habitant de Tivoli 5, ami des frères, lui avait prêtée. Comme il était au palais de l’évêque de la Marsica 6, vint à sa rencontre une petite vieille qui demandait l’aumône7. Aussitôt il détache l’étoffe de son cou et, bien qu’elle ne lui appartienne pas, il la donne à la pauvre petite vieille en disant : «Va, fais-toi une tunique, car tu en as bien besoin!» La petite vieille éclate de rire et, stupéfaite — de crainte ou de joie, je ne sais —, elle lui prend l’étoffe des mains. Elle court bien vite et, pour éviter en tardant de s’exposer au danger qu’on la lui redemande, elle la coupe avec des ciseaux. Mais comme elle trouvait que l’étoffe ainsi coupée ne suffisait pas pour une tunique, ayant fait l’expérience d’une première bonté, elle revient vers le saint, signalant le manque d’étoffe. Le saint tourne les yeux vers son compagnon qui portait autant d’étoffe sur le dos : «Tu entends, dit-il, frère, ce que dit cette pauvrette? Pour l’amour de Dieu, supportons le froid et donne l’étoffe à cette pauvrette pour qu’elle complète sa tunique.» Lui-même avait donné, le compagnon donne aussi et tous deux demeurent nus 1 pour que la petite vieille soit vêtue 2.

CHAPITRE LIV UN AUTRE PAUVRE À QUI IL DONNA UN AUTRE MANTEAU

87 Une autre fois, comme il s’en retournait de Sienne 3, il vit venir un pauvre à sa rencontre; le saint dit à son compagnon : «Il faut, frère, que nous rendions son manteau au petit pauvre à qui il appartient. Nous l’avons emprunté 4 jusqu’à ce qu’il nous arrive d’en rencontrer un plus pauvre.» Le compagnon, considérant le besoin du pieux père, s’opposait obstinément à ce qu’il pourvoie à un autre en se négligeant lui-même. Le saint lui dit : «Je ne veux pas, moi, être un voleur 5; on nous imputerait un vol si nous ne donnions pas à qui a plus besoin que nous 6.» L’autre céda et lui-même remit le manteau.

CHAPITRE LV IL FIT DE MÊME ENVERS UN AUTRE PAUVRE

1574 88 La même chose arriva aux Celles de Cortone 1. Le bienheureux François portait un manteau neuf, que les frères avaient mis leur zèle à demander pour lui. Un pauvre vient au lieu, pleurant sa femme morte et sa pauvre petite famille abandonnée 2. Le saint lui dit : «Pour l’amour de Dieu, je te remets ce manteau, à cette condition que tu ne le rendes à personne à moins qu’on ne le paye un bon prix.» Aussitôt accoururent les frères pour ôter le manteau et empêcher ce don. Mais le pauvre, prenant de l’audace 3 dans l’expression du visage du saint père, le défendait bec et ongles comme si c’était son bien propre. Pour finir 4, les frères rachetèrent le manteau; le pauvre, ayant reçu son prix, s’en alla.

CHAPITRE LVI COMMENT IL DONNA UN MANTEAU À QUELQU’UN POUR QU’IL NE HAÏSSE PAS SON SEIGNEUR

89 Une fois, à Collestrada 5 dans le comté de Pérouse, saint François trouva un petit pauvre qu’il avait connu autrefois dans le siècle 6; il lui dit : «Frère, comment te portes-tu?» Mais l’autre commença, l’esprit mauvais, à accumuler les médisances contre son seigneur, qui lui avait enlevé tous ses biens : «Grâce à mon seigneur, dit-il, — que le Seigneur tout-puissant le maudisse 1! — je ne me porte que mal 2.» Prenant pitié de son âme plus que de son corps puisqu’il s’obstinait dans une haine mortelle, le bienheureux François lui dit : «Frère, pour l’amour de Dieu, pardonne à ton seigneur pour libérer ton âme 3 et il pourra se faire qu’il te restitue ce qu’il t’a retiré 4. Sinon, tu as perdu tes biens et tu vas perdre ton âme 5.» L’autre dit : «Je ne peux absolument pas lui pardonner, à moins qu’il ne me rende d’abord ce qu’il m’a enlevé.» Le bienheureux François avait un manteau sur le dos; il lui dit : «Voilà, je te donne ce manteau et te prie de pardonner à ton seigneur pour l’amour du Seigneur Dieu 6.» L’autre s’adoucit 7 et, stimulé par le bienfait, il prit le présent et pardonna les injustices.

CHAPITRE LVII COMMENT IL DONNA À UN PAUVRE LA POCHE D’UNE TUNIQUE

90 Une fois, tandis qu’un pauvre le sollicitait et qu’il n’avait rien entre les mains, il décousit la poche de sa propre tunique et en fit don au pauvre. Quelquefois même, pour une action semblable, il retira ses caleçons. Telles étaient les entrailles de pitiés dont il débordait envers les pauvres, tels étaient les sentiments par lesquels il suivait les traces du Christ 9 pauvre.

CHAPITRE LXIX LA PAROLE PROPHÉTIQUE QU’IL EXPLIQUA SUR LES PRIÈRES D’UN FRÈRE PRÊCHEUR

§35-36 [2C 103]. Comme il séjournait à Sienne 8, il advint qu’un frère de l’Ordre des Prêcheurs arriva là; c’était un homme spirituel 9 et docteur en théologie sacrée. Il rendit donc visite au bienheureux François : lui-même et le saint jouissent longtemps du plus doux entretien sur les paroles du Seigneur 1. Or le maître dont nous parlons l’interrogea sur cette parole d’Ézéchiel : Si tu n’annonces pas à l’impie son impiété, je réclamerai son âme de ta main 2. Il lui dit en effet : «Bon père, j’en connais un grand nombre que je sais être dans le péché mortel, sans que je leur annonce toujours leur impiété. Est-ce qu’on réclamera de ma main l’âme de telles personnes?» Comme le bienheureux François se disait un illettré et affirmait que, pour cette raison, c’est lui qui devrait être instruit par l’autre plutôt que de répondre à sa question sur une phrase de l’Écriture, cet humble maître ajouta : «Frère, bien que j’aie entendu le commentaire de cette parole par quelques sages, cependant j’aimerais recevoir ton interprétation de ce passage 3.» Le bienheureux François lui dit : «Si la parole doit être comprise en général, je la reçois de la façon suivante : le serviteur de Dieu 4 doit être si ardent en lui-même, par sa vie et sa sainteté, que, par la lumière 5 de son exemple et la langue de son comportement 6, il fasse reproche à tous les impies. C’est ainsi, dis-je, que la splendeur de sa vie et l’odeur de sa renommée annonceront à tous leur iniquité 7.» Cet homme fut donc édifié au plus haut point et, en se retirant, il dit aux compagnons du bienheureux François : «Mes frères, la théologie de cet homme, appuyée sur 1592 la pureté et la contemplation, est un aigle qui vole 1; quant à notre science, elle rampe avec son ventre sur la terre2.»

CHAPITRE LXXIX ÉNIGME CONTRE LE FAIT DE REGARDER LES FEMMESµ



§37 [2C 113-114]. Il avait l’habitude de transpercer par une telle énigme 3 les yeux qui ne sont pas chastes : «Un roi très puissant envoya successivement deux messagers à une reine. Le premier revient et rapporte seulement les paroles de la reine par les siennes. De fait, il avait eu sur sa tête les yeux du sage 4 et ceux-ci ne s’étaient pas élancés n’importe où. L’autre revient et, après les paroles brèves qu’il rapporte, il brossa une longue description de la beauté de la dame : «Vraiment, seigneur, j’ai vu la plus belle des femmes. Heureux qui peut en jouir!» Mais l’autre déclare : Toi, serviteur [passage blanc] dit : Serviteur mauvais 5, tu as posé des yeux impudiques sur mon épouse! Il est clair que tu aurais aimé acheter un objet que tu as considéré si minutieusement.” Il ordonne de rappeler le premier et dit : Que te semble-t-il de la reine?” L’autre répond : Le plus grand bien assurément, car elle a écouté en silence et a répondu avec sagacité.” — Et, dit-il, n’a-t-elle point belle apparence?”

— “C’est à toi, mon seigneur, reprit l’autre, qu’il revient d’observer ce point; ma tâche consistait à transmettre ses paroles.” Le roi prononce sa sentence : Toi, dit-il, qui as les yeux chastes, sois à l’avenir dans ma chambre, plus chaste par le corps! Quant à celui-ci, qu’il sorte de ma maison, pour qu’il ne souille pas ma chambre nuptiale!”” Le bienheureux père disait : «Trop de sûreté fait qu’on se garde moins de l’Ennemi. Si le diable parvient à s’approprier un cheveu en l’homme, il le fait vite grandir jusqu’à ce qu’il devienne une poutre. Si, pendant plusieurs années, il n’a pas pu abattre celui qu’il a tenté, il ne se plaint pas du retard, du moment que l’autre lui cède à la fin. Car c’est là son ouvrage et il ne s’inquiète de rien d’autre jour et nuit.»



CHAPITRE LXXX EXEMPLE DU SAINT CONTRE UNE FAMILIARITÉ EXCESSIVE



114 Il arriva une fois, tandis que saint François se rendait à Bevagna 1, qu’il fût incapable de parvenir au bourg fortifié par suite de la faiblesse où l’avait mis le jeûne. Par un messager envoyé à une dame spirituelle 2, son compagnon demanda humblement du pain et du vin pour le saint. Quand elle entendit cela, elle courut trouver le saint avec sa fille, une vierge vouée à Dieu 3, portant ce qui était nécessaire. Une fois restauré et quelque peu revigoré, le saint paya la mère et la fille de retour 4 en les restaurant de la parole de Dieu 5. Alors qu’il leur avait prêché, il ne regarda aucune d’elles au visage 6. Quand elles se retirèrent, son compagnon lui dit : «Pourquoi, frère, n’as-tu pas regardé la vierge sainte qui est venue te trouver avec une si 1606 grande dévotion?» Le père lui répondit : «Qui ne devrait craindre de poser son regard sur l’épouse du Christ'? Si l’on prêche par les yeux et le visage, qu’elle me voie, mais moi je ne la verrai point.» Maintes fois, parlant de ce sujet, il affirmait que toute conversation avec une femme est frivole, excepté la confession seule ou bien, suivant l’usage, une exhortation très brève. Il disait en effet : «Quelles sont les affaires qu’un frère mineur devrait traiter avec une femme, sinon quand, par une religieuse demande, elle réclame la sainte pénitence ou un conseil en vue d’une vie meilleure 2?»

CHAPITRE XC TRANSPORTÉ DE JOIE, LE SAINT CHANTAIT EN FRANÇAIS

§38 [2C 127]. 127 Quelquefois, il agissait de la façon suivante. Bouillant au-dedans de lui-même en une très douce mélodie de l’esprit, il rendait au-dehors un son français : la veine du chuchotement divin que son oreille recevait furtivement, il la faisait jaillir en une jubilation en français 1. Parfois, comme je l’ai vu de mes yeux 2, il ramassait une branche par terre et, la plaçant sur son bras gauche, il tenait dans la main droite un archet recourbé par un fil, qu’il tirait en travers de la branche comme sur une vielle; mimant en outre les gestes appropriés, il chantait en français au sujet du Seigneur 3. Toutes ces danses 4 se terminaient fréquemment dans les larmes et cette jubilation se dénouait dans la compassion à la passion du Christ. Ensuite, ce saint poussait des soupirs continuels et, redoublant de gémissements, il oubliait les réalités inférieures qui étaient sous sa main et se tenait suspendu au ciel.

CHAPITRE CIV COMMENT IL RÉSIGNA SA PRÉLATURE EN CHAPITRE ET UNE PRIÈRE

§39-40 [2C 143]. Pour conserver la vertu d’une sainte humilité, quelques années s’étant écoulées depuis sa conversion, il résigna l’office de prélature dans un chapitre 3 en présence de tous les frères de la religion, en disant : «De ce moment je suis mort pour vous. Mais voici, dit-il, Pierre de Cattaneo 4, à qui moi ainsi que vous tous nous devons obéir. 5» S’inclinant aussitôt devant lui, il lui promit obéissance et révérence. Les frères pleuraient donc et la douleur leur arrachait de profonds gémissements, lorsqu’ils voyaient que, d’une certaine façon, ils devenaient orphelins d’un père si grand. Se levant, le bienheureux François dit, les mains jointes et les yeux levés au ciel : «Seigneur, je te recommande la famille que tu m’as confiée jusqu’ici. Maintenant, n’étant plus capable d’en prendre soin' en raison des maladies que tu sais, très doux Seigneur, je la recommande aux ministres 6. Qu’ils soient tenus de rendre compte devant toi, Seigneur, 1636 au jour du jugement 1, si un frère périt par leur négligence, leur exemple ou même leur rude correction.» Dès lors, il demeura soumis jusqu’à la mort, se conduisant plus humblement qu’aucun des autres.

CHAPITRE CV COMMENT IL RÉSIGNA SES COMPAGNONS

[2C 143-144]. Une autre fois, il résigna tous les compagnons à son vicaire 2 en disant : «Je ne veux pas sembler me singulariser par cette liberté privilégiée, mais que les frères me donnent des compagnons d’un lieu à l’autre, de la façon dont le Seigneur le leur aura inspiré 3.» II ajouta : «Je viens de voir un aveugle 4 qui avait pour guide sur son chemin une petite chienne.» Sa gloire consistait donc en ceci que, comme il avait banni toute apparence de singularité et de vantardise, la vertu du Christ habitait en lui 5.

CHAPITRE CXV EXEMPLE D’UN BON FRÈRE ET LA COUTUME DES ANCIENS FRÈRES

§41 [2C 155]. II affirmait que, si le Seigneur avait envoyé 1 les Frères mineurs aux tout derniers temps 2, c’était pour qu’à ceux qui sont enveloppés de l’obscurité des péchés 3 ils montrent des exemples de lumière 4. Il se disait rempli des odeurs les plus suaves 5 et oint de la vertu d’un onguent précieux 6 lorsqu’il entendait les hauts faits 7 des saints frères dispersés à travers la terre. Il arriva qu’un frère du nom de Barbaro 8, devant un homme noble de l’île de Chypre 9, lança une fois contre un autre frère une parole 10 d’outrage. Comme il voyait que la querelle de mots avait quelque peu blessé le frère, il prend de l’excrément d’âne et, enflammé de vengeance contre lui-même, il l’introduit dans sa propre bouche en disant : «Qu’elle mâche de l’excrément, la langue qui a répandu le venin 1 de la colère contre mon frère.» Observant cela, frappé de stupeur, le chevalier s’en alla excessivement édifié et, dès lors, il s’exposa généreusement, lui et ses biens, à la volonté des frères.

Tous les frères gardaient infailliblement cette coutume : s’il arrivait une fois qu’un d’eux porte contre un autre une parole de trouble, aussitôt, prosterné à terre 2 il caressait de bienheureux baisers le pied de celui qu’il avait blessé, fût-ce contre son gré. Le saint exultait à de tels récits, quand il entendait que ses fils tiraient de lui des exemples de sainteté; et il comblait des bénédictions les plus dignes de tout agrément 3 ces frères qui incitaient par la parole et par l’action 4 les pécheurs à l’amour du Christ. Avec le zèle pour les âmes dont il était parfaitement rempli 5, il voulait que les fils lui répondent par une vraie ressemblance.

CHAPITRE CXXXIX COMMENT ON DOIT ÊTRE AVEC SES COMPAGNONS

§42-43 [2C 184-186]. Vers la fin de son appel 4 vers le Seigneur 5, un frère toujours soucieux des choses divines, animé de piété envers l’Ordre, lui posa la question : «Père, tu passeras et la famille qui t’a suivie sera laissée dans la vallée de larmes 6. Indique-nous si tu connais quelqu’un dans l’Ordre sur qui ton esprit se repose 7, à qui l’on puisse imposer en toute sécurité le poids de ministre général.» Saint François répondit, habillant toutes ses paroles de soupirs : «Comme guide d’une armée si multiforme, comme pasteur d’un si vaste troupeau, je n’en vois aucun, mon fils, qui suffise à la tâche 8. Mais je veux vous en dépeindre un — ou, selon le proverbe, en faire un à main levée — en qui resplendisse quel doit être le père de cette famille.»

185 «Ce doit être un homme, dit-il, d’une vie très austère, d’un grand discernement, d’une réputation louable. Un homme qui n’ait pas d’affection privée, de peur qu’en chérissant plus d’un côté, il n’engendre le scandale dans le tout. Un homme à qui l’ardeur à la sainte prière soit une amie, qui consacre certaines heures à son âme, d’autres au troupeau qui lui a été confié. Au point du jour 1, il doit en effet placer en premier les sacrements de la messe et, par une longue dévotion, se recommander lui-même et recommander le troupeau à la protection divine. Après la prière, dit-il, qu’il décide de se faire plumer par tous en public, de répondre à tous, de pourvoir à tous avec douceur. Ce doit être un homme qui ne crée pas un recoin sordide au favoritisme 2, auprès de qui le soin des plus petits 3 et des simples n’ait pas moins de force que celui des sages et des grands. Un homme qui, même s’il lui est concédé d’exceller sur les autres par le don des lettres, doit cependant porter davantage l’image d’une pieuse simplicité dans les mœurs et choyer la vertu 4. Un homme qui exècre l’argent, corruption principale de notre profession et perfection, et qui soit la tête de la pauvre religion, qui s’offre en imitation à tous les autres et n’abuse jamais de recoins secrets 5. Pour son usage, dit-il, l’habit et un livret doivent lui suffire; pour celui des frères, un plumier et un sceau 6. Qu’il ne soit pas un collectionneur de livres et ne s’adonne pas beaucoup à la lecture, pour ne pas ôter à sa 1685 fonction ce qu’il préférerait attribuer à l’étude I. Un homme qui console les affligés, étant le dernier refuge pour ceux qui sont dans la tribulation 2, pour éviter que, si auprès de lui les remèdes manquent à la guérison, la maladie du désespoir ne l’emporte chez les malades. Qu’il fléchisse les arrogants vers la douceur, qu’il se prosterne lui-même et relâche un peu de son droit pour gagner une âme au Christ 3. Envers ceux qui ont fui l’Ordre comme envers des brebis qui s’étaient perdues 4, qu’il ne ferme pas ses entrailles 5 pitoyables, sachant que les tentations sont bien fortes qui peuvent pousser à une telle chute 6.»

186 «Je voudrais que tous l’honorent à la place du Christ et qu’eux-mêmes pourvoient avec une bienveillance totale à tous ses besoins. Il faudrait cependant qu’il ne sourie pas aux honneurs et n’ait pas plus de goût aux faveurs qu’aux outrages. S’il arrive que, faible ou fatigué, il ait besoin de davantage de nourriture, qu’il la prenne non pas dans des endroits cachés, mais en public, pour ôter aux autres la honte de pourvoir à des corps faibles 7. Il lui revient tout spécialement de pratiquer le discernement dans le secret des consciences, de tirer la vérité à partir de filons cachés et de ne pas prêter l’oreille aux bavards. Enfin, il doit être tel qu’il ne porte en rien atteinte à la forme virile de la justice par souci avide de conserver son honneur et qu’il sente qu’une telle fonction lui est plus un fardeau qu’un honneur 8. Qu’une douceur excessive ne donne cependant pas naissance à la torpeur, ni une indulgence relâchée à la dissolution de la discipline, mais qu’en se faisant aimer de tous, il ne se fasse pas moins redouter de ceux qui accomplissent le mal 1. Je voudrais qu’il ait des compagnons doués d’honnêteté qui s’offrent, comme lui-même, en exemple de tous biens 2 : stricts contre les voluptés, vaillants contre les angoisses et affables avec tant d’à-propos qu’ils accueillent tous ceux qui viennent avec une sainte gaieté. Voilà, dit-il, comment devrait être le ministre général de l’Ordre.»

CHAPITRE CXLI CE QUE LE SAINT RÉPONDIT À UNE QUESTION SUR LES MINISTRES

§44 [2C 188]. 1686 Une fois, un frère lui demanda pourquoi, après avoir rejeté tous les frères de ses soins, il les avait livrés en des mains étrangères, comme s’ils n’avaient aucun rapport avec lui; il répondit : «Mon fils, j’aime les frères comme je peux; mais s’ils suivaient mes traces 1, assurément je les aimerais plus et je ne me rendrais pas étranger à eux 2. Car il y en a certains, au nombre des responsables, qui les entraînent vers d’autres voies, leur présentant les exemples des anciens 3 et ne se souciant guère de mes recommandations. Mais ce qu’ils font, on le verra à la fin.» Peu après, alors qu’il était accablé par les excès d’une maladie, dans la véhémence de l’esprit il se redressa dans son petit lit et dit : «Qui sont ceux-ci qui m’ont arraché des mains 5 ma religion et celle des frères? Si je viens au chapitre général 6, alors je leur montrerai quelle est ma volonté 7.» Ce frère ajouta : «Est-ce que tu ne changeras pas ces ministres provinciaux qui ont si longtemps abusé de leur liberté?» En gémissant, le père répondit par cette parole terrible : «Qu’ils vivent à leur guise : la perte d’un petit nombre est moins grave que celle d’un grand nombre!» Il ne disait pas cela à cause de tous, mais à cause de certains qui, par une durée trop longue, paraissaient s’être attribué leur responsabilité par droit héréditaire 1. En toute espèce de responsables réguliers 2, il louait ceci de préférence : ne changer les coutumes que pour les améliorer, ne pas chercher les faveurs qu’ils s’étaient conciliées, ne pas exercer un pouvoir, mais remplir une fonction 3.

CHAPITRE CXXXIII SA COMPASSION POUR LES MALADES

§45 [2C 175]. 1674 Il avait envers les malades une grande compassion, une grande sollicitude pour leurs besoins. S’il arrivait que la piété des séculiers lui envoie des électuaires 2, alors qu’il en avait plus besoin que les autres il les donnait à tous les autres malades. Il assumait les sentiments de tous ceux qui étaient souffrants, leur offrant des paroles de compassion lorsqu’il ne pouvait leur en offrir de secours. Lui-même mangeait aux jours de jeûne, pour que les malades n’aient pas honte de manger; il ne rougissait pas de quêter à travers les lieux publics des cités de la viande pour un frère malade. Pourtant, il encourageait les personnes souffrantes à supporter avec patience leurs maux, à ne pas se scandaliser 3 si tout n’allait pas pour elles de façon satisfaisante. Aussi, dans une règle 4, fit-il écrire ces paroles : «Je demande à tous mes frères malades que, dans leurs maladies, ils ne se mettent pas en colère et ne se troublent pas contre Dieu ou contre les frères. Qu’ils ne se soucient pas trop de demander des remèdes, qu’ils ne désirent pas de façon excessive la délivrance d’une chair destinée à mourir bientôt, qui est l’ennemie de l’âme. Qu’ils rendent grâces de tout 1, qu’ils désirent être tels que Dieu les veut. Car ceux que Dieu a d’avance ordonnés à la vie éternelle 2, il les instruit par les aiguillons des fléaux et des maladies, comme il l’a dit lui-même : Moi, ceux que j’aime, je les corrige et les châtie 3.»

CHAPITRE CLVIII, ÉLOGE DE LA RÈGLE DU BIENHEUREUX FRANÇOIS. LE FRÈRE QUI LA PORTAIT AVEC LUI

§46 [2C 208]. Il avait pour la profession commune et pour la Règle un zèle très ardent et il accorda à ceux qui avaient du zèle 4 envers elle une bénédiction particulière 5. Il disait en effet qu’elle était pour les siens le livre de la vie 1, l’espoir du salut 2, la moelle de l’Évangile, la voie de la perfection, la clé du paradis, le traité de l’alliance éternelle 3. Il voulait que tous l’aient, [blanc] que tous la connaissent 4, que partout elle s’entretienne avec l’homme intérieur 5 pour l’exhorter contre l’ennui 6 et lui rappeler le serment juré. Il enseigna à la porter toujours devant les yeux en avertissement sur la façon de mener sa vie et, qui plus est, à devoir mourir avec elle.

Se rappelant ce précepte, un frère laïque, dont nous croyons qu’il doit être honoré au nombre des martyrs, obtint la palme d’une glorieuse victoire. En effet, comme les Sarrasins le cherchaient pour le martyriser, tenant la Règle bien haut dans ses mains, il se mit humblement à genoux et parla ainsi à son compagnon : «De tout ce que j’ai fait contre cette sainte Règle, frère très cher, je me proclame coupable devant les yeux de la Majesté 7 et devant toi.» À cette brève confession succéda l’épée, qui acheva sa vie par le martyre et, peu après, il s’illustra par des signes et des prodiges 8. Cet homme était entré si jeunot dans l’Ordre qu’il pouvait à peine supporter le jeûne régulier, alors que, petit enfant qu’il était, il portait une cuirasse contre la peau 9. Heureux enfant, qui a commencé heureusement afin d’achever plus heureusement 10!

CHAPITRE CXLVII COMMENT IL VOULAIT QU’ILS SE METTENT À L’ÉCOLE ET COMMENT IL APPARUT À UN COMPAGNON QUI S’APPLIQUAIT À LA PRÉDICATION

§47 [2C 195]. 1696 195 Il était peiné si l’on cherchait la science en négligeant la vertu, surtout si l’on ne demeurait pas dans la vocation en laquelle on avait été appelé 1 dès le commencement. «Mes frères, dit-il, qui sont conduits par un esprit de curiosité, au jour de la rétribution 2 trouveront leurs mains vides. Je voudrais plutôt qu’ils se renforcent par les vertus pour que, lorsque viendront les temps de la tribulation 3, dans leur angoisse ils aient le Seigneur 4. Car viendra même, dit-il, une tribulation 5 dans laquelle les livres, ne servant à rien, seront jetés par les fenêtres et dans des cachettes.» Il ne disait pas cela parce que les études sur l’Écriture 6 lui déplaisaient, mais pour retenir tous les frères du souci superflu d’étudier et parce qu’il aimait mieux que chacun soit bon par charité qu’un peu savant par curiosité 7. Il sentait à l’avance que des temps viendraient sous peu où il savait que la science serait une occasion de chute, tandis que s’être appliqué aux choses spirituelles serait un soutien de l’esprit 8. À un frère laïque qui voulait avoir un psautier et lui en demandait l’autorisation, il offrit de la cendre à la place du psautier. Un des compagnons s’appliquait une fois à la prédication; lui apparaissant dans une vision après sa mort, il le lui interdit et lui ordonna de marcher dans le chemin de la simplicité. Dieu lui en est témoin 1 : après la vision, il ressentit une si grande douceur que, pendant plusieurs jours, il lui semblait recevoir goutte à goutte dans ses oreilles la rosée des paroles du père comme s’il était présent.

CHAPITRE CXX COMMENT AU TRAVAIL IL AVAIT EN HAINE LES OISIFS

§48 [2C 161]. Quant aux tièdes qui ne s’appliquent intimement dans aucune affaire, il disait qu’ils doivent être vite vomis de la bouche du Seigneur 5. Aucune personne oisive ne pouvait se présenter devant lui sans qu’il la réprimande d’une dent mordante. De fait, étant lui-même un exemple de toute perfection, il travaillait et agissait de ses mains 6, ne permettant pas que rien ne s’envole du don excellent qu’est le temps. Il dit une fois : «Je veux que tous mes frères travaillent et s’exercent et 1656 que ceux qui n’en connaissent pas apprennent des métiers 1.» Et s’expliquant sur cette parole : «C’est, dit-il, pour que nous soyons moins à charge aux hommes et pour que le loisir n’incite pas le cœur ou la langue à divaguer en actions interdites.» Quant au gain ou à la récompense du travail, il ne le confiait pas au jugement de ceux qui travaillaient, mais à celui du gardien ou de la famille 2.

CHAPITRE CIX SON HUMILITÉ ENVERS SAINT DOMINIQUE ET VICE VERSA ET LEUR CHARITÉ MUTUELLE

§49 [2C 148]. 1640 À Rome, avec le seigneur d’Ostie qui fut par la suite souverain pontife 1, se trouvaient ces deux clairs luminaires du monde 2, saint Dominique et saint François 3. Comme ils proféraient 4 tour à tour sur le Seigneur des propos doux comme miel, à la fin l’évêque leur dit : «Dans l’Église primitive, les pasteurs de l’Église étaient pauvres et c’étaient des hommes qui brûlaient de charité, non de cupidité. Pourquoi, dit-il, ne faisons-nous pas de vos frères des évêques et des prélats qui l’emportent sur tous les autres par l’enseignement et par l’exemple 5?» Il se produit entre les saints un débat 6 pour faire la réponse : ils ne s’arrachaient pas la parole, mais se l’offraient, bien plus ils se forçaient mutuellement à répondre. De fait, chacun devançait l’autre, puisque chacun était dévoué à l’autre. À la fin, l’humilité l’emporta sur François, de sorte qu’il ne se mit pas en avant; elle l’emporta aussi sur Dominique, en ce qu’en répondant en premier, il obéit humblement. Répondant donc, le bienheureux Dominique dit à l’évêque : «Seigneur, mes frères ont été élevés à un bon degré, s’ils le reconnaissent, et de tout mon pouvoir je ne permettrai pas qu’ils atteignent une autre sorte de dignité.» Il achève donc ainsi son discours; le bienheureux François, s’inclinant devant l’évêque, dit : «Seigneur, mes frères ont été appelés Mineurs pour qu’ils n’aient pas la présomption de se faire plus grands 1. Leur vocation instruit à demeurer au niveau du sol et à suivre les traces de l’humilité du Christ 2; au point que finalement, si l’on regarde les saints 3, ils sont plus exaltés que les autres. Si vous voulez, dit-il, qu’ils portent du fruit 4 dans l’Église de Dieu 5, maintenez-les et conservez-les dans l’état de leur vocation 6 et ramenez-les, même contre leur gré, au niveau du sol. Je vous en prie donc, père, pour qu’ils ne soient pas d’autant plus orgueilleux qu’ils sont plus pauvres et ne deviennent pas insolents envers tous les autres, ne leur permettez à aucun prix de s’élever à la prélature.» Telle fut la réponse des bienheureux 7.



CHAPITRE CX COMMENT CHACUN SE CONFIA À L’AUTRE



[2C 150]. Une fois achevées, comme nous l’avons dit plus haut 7, les réponses des serviteurs de Dieu, le seigneur d’Ostie, grandement édifié des propos de l’un et l’autre, rendit à Dieu d’immenses grâces 8. Comme chacun prenait de là le départ, le bienheureux Dominique demanda à saint François qu’il daigne lui accorder la corde qu’il portait comme ceinture 9. Saint François fut lent à le faire, refusant par une humilité identique à la charité avec laquelle l’autre l’en priait. Cependant, l’heureuse 1644 dévotion du demandeur l’emporta et, avec la plus grande dévotion, il ceignit sous sa tunique de dessous la corde qui lui était concédée. À la fin, les mains se joignent aux mains et les plus douces recommandations sont faites de part et d’autre. Le saint dit au saint : «Je voudrais, frère François, qu’il n’y ait qu’une religion de la tienne et de la mienne et que nous vivions en l’Église sous une même forme 1.» Quand enfin ils se séparèrent l’un de l’autre 2, saint Dominique dit à plusieurs qui étaient alors présents : «En vérité, je vous le dis 3, tous les autres religieux devraient suivre ce saint homme François, tant est grande la perfection de sa sainteté.»

[Reprise de la Compilation d’Assise :]

[François restaure un frère qui «meurt de faim»; rigueur de la vie des premiers frères et attention de François aux autres]

§ 50 [LP 1] Une fois, dans les premiers temps, à savoir à l’époque où le bienheureux François commença à avoir des frères, il demeurait avec eux à Rivo Torto 2. Une nuit, aux environs de minuit, alors que tous dormaient dans leurs lits, un des frères se mit à crier : «Je meurs! Je meurs!» Stupéfaits et effrayés, tous les frères se réveillèrent. Se levant, le bienheureux François dit : «Levez-vous, frères, et allumez une torche!» Et après qu’une torche eut été allumée, le bienheureux François demanda : «Quel est celui qui a dit : “Je meurs”?» Le frère en question dit : «C’est moi.» Le bienheureux François lui dit : «Qu’as-tu, frère? De quoi meurs-tu?» Et il répondit : «Je meurs de faim.» Pour que ce frère n’éprouve pas de honte à manger seul, le bienheureux François, en homme plein de charité et de discernement, fit aussitôt dresser la table et tous mangèrent pareillement avec lui. En effet, ce frère et les autres étaient nouvellement convertis au Seigneur et ils mortifiaient leurs corps outre mesure.

Après le repas, le bienheureux François dit aux autres frères 1 : «Mes frères, je vous le dis 2, que chacun considère sa nature. Car même si l’un de vous peut se contenter de moins de nourriture qu’un autre, pourtant je ne veux pas que celui qui a besoin d’une nourriture plus abondante s’efforce 3 de l’imiter en cela. Mais considérant sa nature. qu’il offre à son corps ce qui lui est nécessaire 4. Si, dans les repas, nous sommes en effet tenus d’éviter les nourritures superflues qui nuisent au corps et à l’âme, nous devons plus encore éviter une trop grande abstinence, car le Seigneur vent la miséricorde et non le sacrifice 5.» Et il dit : «Très chers frères, une grande nécessité et la charité m’ont poussé à faire ce que j’ai fait : par charité pour notre frère, nous avons mangé pareillement avec lui, afin qu’il n’éprouve pas de honte à manger seul. Mais je vous dis que je ne veux plus faire ainsi, car ce ne serait ni religieux ni honnête. Mais 6 je veux et je vous commande que chacun, conformément 1246 à notre pauvreté, accorde à son corps ce qui lui est nécessaire 1.»

[LP 2] De fait, les premiers frères et ceux qui vinrent après eux, pendant longtemps 2, mortifiaient leurs corps outre mesure, non seulement par l’abstinence dans le manger et le boire, mais aussi par les veilles, le froid 3 et le travail de leurs mains 4. Ainsi ceux qui pouvaient en avoir portaient-ils à même la chair des cercles de fer et des cuirasses et des cilices les plus rudes qu’ils pouvaient aussi avoir. C’est pourquoi le saint père, considérant qu’à cette occasion les frères pouvaient tomber malades — et en peu de temps, certains étaient déjà tombés malades —, défendit lors d’un chapitre qu’aucun frère porte à même la chair autre chose que sa tunique 5.

Nous qui avons été avec lui, nous rendons témoignage 6 de ce qu’à partir du moment où il commença à avoir des frères et aussi pendant toute la durée de sa vie, il fit preuve de discernement envers les frères, du moins tant que ceux-ci ne s’écartaient pas, pour la nourriture et les objets, du mode de pauvreté et d’honnêteté de notre religion que les anciens frères avaient pratiquée. Toutefois, avant même qu’il eût des frères, dès le commencement de sa conversion et pendant toute la durée de sa vie, il fut austère à l’égard de son corps, alors même que, depuis sa jeunesse, il était un homme fragile et faible de nature et que, dans le monde, il ne pouvait vivre autrement que de manière délicate. Ainsi un jour, considérant que les frères transgressaient déjà le mode de pauvreté et d’honnêteté dans la nourriture et les objets, dans une prédication qu’il avait faite à certains frères représentant la totalité des frères 1, il dit : «Les frères ne pensent-ils pas qu’un régime de faveur 2 serait nécessaire à mon corps? Mais parce qu’il faut que je sois un modèle 3 et un exemple pour tous les frères, je veux user d’aliments et d’objets très pauvres et grossiers et m’en contenter.»

[François convainc ses premiers frères d’aller demander l’aumône]

§ 51 [LP 3] Quand le bienheureux François eut commencé d’avoir des frères, il se réjouit tant de leur conversion et de ce que le Seigneur lui ait donné une bonne compagnie; et il les chérissait et les vénérait tant qu’il ne leur disait pas d’aller à l’aumône, d’autant qu’il lui semblait qu’ils éprouveraient de la honte à y aller. Aussi, leur épargnant cette honte, allait-il lui-même seul, chaque jour, à l’aumône. Mais c’était trop de fatigue pour son corps, d’autant qu’il avait été, dans le monde, un homme délicat et faible de nature et qu’il s’était encore affaibli, à cause d’une excessive abstinence et des mortifications qu’il avait enduré depuis qu’il avait quitté le monde. C’est pourquoi, considérant qu’il ne pouvait supporter une si grande peine et parce que c’est à cela que les frères étaient appelés, bien qu’ils en éprouvent de la honte, et parce qu’ils ne comprenaient pas pleinement et n’avaient pas encore assez de discernement 1248 pour lui dire : «Nous voulons aller à l’aumône», il leur dit : «Très chers frères, mes petits enfants, n’éprouvez pas de honte à aller à l’aumône. car “le Seigneur s’est fait pauvre pour nous en ce monde 1” C’est pourquoi, à son exemple et à celui de sa très sainte Mère, nous avons choisi la voie de la très véritable pauvreté 2. Tel est notre héritage, que le Seigneur Jésus Christ nous a acquis et laissé, à nous et à tous ceux qui, à son exemple, veulent vivre dans la sainte pauvreté 3.» Et il ajouta : «En vérité, je vous le dis 4 : beaucoup parmi les plus nobles et les plus savants de ce monde viendront à cette congrégation et tiendront pour un grand honneur d’aller à l’aumône. Allez donc à l’aumône avec confiance et l’esprit joyeux, avec la bénédiction du Seigneur Dieu. Et vous devez y aller plus volontiers et d’un esprit plus joyeux que celui qui, en échange d’une piécette, offrirait cent deniers, puisque vous offrirez l’amour de Dieu à ceux à qui vous demanderez l’aumône, en disant : “Faites-nous des aumônes pour l’amour du Seigneur Dieu, en comparaison de qui la terre et le ciel ne sont rien 5.”» Parce qu’ils étaient encore peu nombreux, il ne pouvait les envoyer deux par deux 6; il les envoya donc chacun séparément par les places fortes et les villages. Et il advint que, lorsqu’ils revinrent 7, chacun montrait au bienheureux François les aumônes qu’il avait collectées, en se disant l’un à l’autre : «J’ai récolté une plus grande aumône que toi!» Et le bienheureux François se réjouit en les voyant aussi gais et joyeux. Dès lors, chacun demandait plus volontiers la permission d’aller à l’aumône.

[François refuse que les frères se soucient du lendemain]

§ 52 [LP 4] A la même époque, quand le bienheureux François était avec les frères qu’il avait alors, il était d’une si grande pureté qu’à partir du moment où le Seigneur lui révéla que lui et ses frères devaient vivre selon la forme du saint Évangile 1, il voulut et s’appliqua à observer celui-ci à la lettre durant tout le temps de sa vie 2. Pour cette raison, il défendit au frère qui faisait la cuisine pour les frères, lorsqu’il voulait donner à manger aux frères des légumes secs 3, de les mettre à l’avance dans de l’eau chaude le soir pour le lendemain, comme c’est la coutume, afin que les frères observent cette parole du saint Évangile : Ne vous souciez pas du lendemain 4. Et ainsi ce frère les mettait-il à ramollir après que les frères avaient dit matines 5. C’est aussi pourquoi, pendant longtemps, beaucoup de frères, dans de nombreux lieux où ils s’étaient établis et surtout dans les cités, observèrent cela, se refusant à collecter ou accepter plus d’aumônes que ce qui leur suffisait pour une journée.

[François emmène un frère malade manger du raisin]

1250 § 53 [LP 5] Une fois, alors que le bienheureux François était dans le même lieu 1, demeurait là un frère, homme spirituel et ancien dans la religion, qui était très faible et malade. En le considérant, le bienheureux François fut donc ému de compassion envers lui 2. Or les frères, tant malades qu’en bonne santé, usaient alors avec gaieté et patience de la pauvreté 3 comme si elle était abondance; et dans leurs maladies, ils n’usaient pas de remèdes 4, mais s’ingéniaient à faire ce qui était plus contraire à leur corps; le bienheureux François se dit donc en lui-même : «Si, de bon matin, ce frère mangeait des raisins mûrs 5, je crois que cela lui ferait du bien.» Et un jour, il se leva donc de bon matin en secret, appela ce frère et le conduisit dans une vigne qui est proche de la même église 6. Là, il choisit un cep où les raisins étaient bons et sains à manger. S’asseyant avec ce frère à côté du cep, il se mit à manger des raisins, afin que l’autre 7 n’éprouve pas de honte à manger seul. En les mangeant, ce frère loua le Seigneur Dieu et, tout le temps qu’il vécut, avec grandes dévotions et effusion de larmes, il rappela souvent parmi les frères cette miséricorde que lui fit le saint père.

[Sanction d’une indiscrétion de l’évêque d’Assise]

§ 54 [LP 6] Une fois, alors que le bienheureux François était dans le même lieu 2, il demeurait pour prier dans une cellule située à l’arrière de la maison. Un jour qu’il s’y trouvait, voici que l’évêque d’Assise 3 vint le voir. Et il advint qu’en entrant dans la maison, il frappa à la porte pour accéder au bienheureux François. Comme la porte lui avait été ouverte 4, il entra aussitôt dans la cellule, dans laquelle il y avait une autre petite cellule faite de nattes où se tenait le bienheureux François. Et parce qu’il savait que le saint père lui témoignait de la familiarité et de l’affection, il s’avança avec assurance et s’ouvrit la natte de la petite cellule pour le voir. Mais à peine avait-il passé la tête à l’intérieur de la petite cellule que soudain, bon gré mal gré, il fut repoussé de force au-dehors par la volonté du Seigneur, car il n’était pas digne de le voir. Marchant à reculons, il sortit aussitôt hors de la cellule, tremblant et stupéfait; devant les 1252 frères. il confessa alors sa faute et se repentit d’être venu en cet endroit ce jour-là.

[François délivre un frère de suggestions diaboliques]

§ 55 [LP 7] II y avait un frère, homme spirituel, ancien dans la religion et familier du bienheureux François 1. Or il advint qu’à une époque, durant de nombreux jours, il fut en proie à de très graves et très cruelles suggestions du diable, de sorte que cette situation l’avait comme plongé dans un profond désespoir. Chaque jour même, il était si souvent tourmenté qu’il avait honte de s’en confesser aussi fréquemment. Et à cause de cela, il se mortifiait d’une manière excessive par l’abstinence, les veilles, les larmes et les pénitences corporelles 2. Comme il était tourmenté chaque jour et depuis tant de jours, voici que, selon un dessein divin, le bienheureux François vint en ce lieu. Et un jour que le bienheureux François se promenait à proximité de ce lieu avec un frère et avec celui qui était ainsi tourmenté, le bienheureux François s’écarta un peu du premier frère et se joignit au frère qui était ainsi tenté; et il lui dit : «Frère très cher, je veux et je déclare que, dorénavant, tu ne sois plus tenu de confesser à quiconque ces suggestions et ces instigations du diable. Et ne crains pas 3 : elles n’ont fait aucun tort à ton âme. Mais avec ma permission, dis sept Notre Père toutes les fois que tu seras tourmenté par ces suggestions.» Ce frère se réjouit des paroles que lui dit le bienheureux François, qui le dispensaient de confesser cela, d’autant que, comme il lui fallait le confesser chaque jour, il en éprouvait une extrême confusion — et c’était la principale cause de sa souffrance. Ce frère admira la sainteté du saint père et comment, par l’Esprit saint, il avait connu ses tentations, d’autant plus que lui-même ne s’en était confessé à personne d’autre qu’à des prêtres. Il avait même souvent changé de prêtre, à cause de la honte qu’il éprouvait qu’un unique prêtre sache toute son infirmité et sa tentation. Aussitôt, dès l’instant où le bienheureux François lui parla, il fut délivré de ce grand tourment intérieur et extérieur qu’il avait enduré si longtemps. Et par la grâce de Dieu, il fut établi dans une grande quiétude et une grande paix de l’âme et du corps par les mérites du bienheureux François

[Acquisition par les frères de l’église de la Portioncule; la Portioncule, modèle et exemple des lieux de la religion mineure]

§ 56 [LP 8] Voyant que le Seigneur voulait multiplier le nombre des frères 2, le bienheureux François leur dit : «Très chers frères, mes petits enfants, je vois que le Seigneur veut nous multiplier. C’est pourquoi il me semble bon et religieux d’acquérir 3 de l’évêque, des chanoines de Saint-Rufin ou de l’abbé du monastère Saint-Benoît une église petite et pauvre, où les frères soient en mesure de dire leurs heures' et de n’avoir à côté d’elle qu’une habitation petite et pauvre 5, construite de boue et de branchages 6, où les frères puissent dormir et pourvoir à leurs besoins. En effet, ce lieu n’est pas convenable' et cette maison est trop petite pour que les frères y demeurent, puisqu’il plaît au Seigneur 1254 de les multiplier, d’autant qu’ici, nous n’avons pas d’église où les frères puissent dire leurs heures; et si quelqu’un mourait, il ne serait pas convenable qu’il soit enterré ici ou dans une église des clercs séculiers.» Et ce discours plut 1 aux autres frères. Le bienheureux François se leva donc et alla trouver l’évêque d’Assise; et il adressa à l’évêque les mêmes paroles qu’il avait adressées aux fières. L’évêque lui répondit en disant : «Frère, je n’ai aucune église que je sois en mesure de vous donner.» Il alla trouver les chanoines de Saint-Rufin 2 et il leur adressa les mêmes paroles. Mais ils lui répondirent de la même manière que l’évêque.

Il alla donc au monastère Saint-Benoît du mont Subasio 3 et adressa à l’abbé les mêmes paroles qu’il avait adressées à l’évêque et aux chanoines, en précisant comment l’évêque et les chanoines lui avaient répondu. L’abbé, ému de compassion, tint conseil à ce sujet avec ses frères et, comme telle était la volonté de Dieu, ils concédèrent au bienheureux François et à ses frères l’église Sainte-Marie-de-la-Portioncule comme la plus pauvre petite église qu’ils avaient 4. Elle était, de fait, plus petite et pauvre que toute autre église aux alentours de la cité d’Assise : c’est ce que le bienheureux François avait longtemps désiré. Et l’abbé déclara au bienheureux François : «Frère, nous avons exaucé ta demande. Mais nous voulons que, si le Seigneur multiplie votre congrégation. ce lieu soit la tête de tous vos lieux 5.» Et ce discours plut 1 au bienheureux François et à ses autres frères. Le bienheureux François se réjouit donc beaucoup de ce lieu concédé aux frères, surtout en raison du nom de l’église de la Mère du Christ, de ce qu’elle était une pauvre petite église et du surnom qu’elle avait : elle était en effet surnommé «de la Portioncule», en quoi était préfiguré qu’elle deviendrait la mère et la tête des pauvres Frères mineurs. Elle était nommée «Portioncule» à cause du territoire où était construite cette église qui depuis les temps anciens, fut appelé «Portioncule 2». Et le bienheureux François disait : «À cause de cela, le Seigneur a voulu qu’aucune autre église ne soit concédée aux frères et qu’alors les premiers 1256 frères ne construisent ni n’aient d’autre église que celle-ci 1; car elle a été une prophétie qui s’est accomplie avec la venue des Frères mineurs.» Et bien qu’elle fût petite et pauvre et, depuis longtemps, déjà presque détruite, les habitants de la cité d’Assise et de cette contrée ont toujours eu pour cette église une grande dévotion, qui n’a fait que croître jusqu’à aujourd’hui 2. Ainsi, sitôt que les frères vinrent y demeurer, le Seigneur multiplia-t-il presque quotidiennement leur nombre 3 et la nouvelle s’en répandit, de même que leur renommée, à travers toute la vallée de Spolète 4. Depuis les temps anciens, elle fut appelée «Sainte-Marie-des-Anges» 5 et dite «Sainte-Marie-de-la-Portioncule» par les gens de la région. Aussi, après que les frères eurent commencé à la réparer, les hommes et les femmes de cette région disaient-ils : «Allons à Sainte-Marie-des-Anges 6!»

Bien que l’abbé et les moines aient concédé sans restriction cette église au bienheureux François et à ses frères, sans aucun paiement ni cens annuels, pourtant le bienheureux François, en maître bon et avisé qui a voulu édifier sa maison sur un roc 7 solide — c’est-à-dire sa congrégation 8 sur la grande pauvreté 9 —, envoyait chaque année une petite corbeille pleine de petits poissons appelés «loches»; il le faisait en signe d’une plus grande humilité et pauvreté 1, pour que les frères n’aient en propre aucun lieu 2 ni ne demeurent en aucun lieu qui ne soit sous la domination d’autrui et qu’ainsi les frères n’aient en aucune manière le pouvoir de le vendre ou de l’aliéner 3. Et chaque année, quand les frères portaient les petits poissons aux moines, ceux-ci, en raison de l’humilité du bienheureux François qui faisait cela de sa propre initiative, donnaient à lui et à ses frères un vase plein d’huile 4.

[LP 9] Nous qui avons été avec le bienheureux François, nous rendons témoignage 5 qu’il affirmait avec conviction de cette église — à cause de la grande préférence 6 que le Seigneur manifestait là et parce qu’en ce lieu il lui fut révélé 7 — qu’entre toutes les autres églises de ce monde que la bienheureuse Vierge chérit, elle chérissait particulièrement cette église. C’est pourquoi, durant tout le temps de sa vie, il eut la plus grande 1258 révérence et dévotion envers elle. Et pour que les frères en conservent toujours la mémoire en leurs cœurs, à l’approche de sa mort il voulut que soit écrit dans son testament que les frères fassent de même 1. En effet, à l’approche de sa mort, il dit devant le ministre général 2 et d’autres frères : «Je veux prendre des dispositions concernant le lieu de Sainte-Marie-de-la-Portioncule et le laisser aux frères en testament, pour qu’il soit toujours tenu 3 en très grande révérence et dévotion par les frères. C’est ce qu’ont aussi fait nos anciens frères : en effet, bien que ce lieu soit saint 4, ils en conservaient la sainteté 5 par une prière continuelle, de jour comme de nuit, et un silence constant. Et si parfois ils parlaient après le moment fixé pour l’entrée en silence, c’est qu’ils s’entretenaient avec une très grande dévotion et honnêteté de sujets relatifs à la louange de Dieu et au salut des âmes. S’il arrivait, ce qui était rare, que quelqu’un commence à prononcer des paroles vaines ou oiseuses, aussitôt il était repris par un autre 6. Ils mortifiaient la chair 7 non seulement par le jeûne, mais aussi par de nombreuses veilles, le froid et la nudité 8, et par le travail de leurs mains 9.

Bien souvent en effet, pour ne pas rester oisifs 1, ils allaient aider les pauvres gens dans leurs champs, et ceux-ci, parfois, leur donnaient en retour du pain pour l’amour de Dieu. Par ces vertus et par d’autres encore, ils se sanctifiaient eux-mêmes et sanctifiaient le lieu; et pendant longtemps, ceux qui vinrent après eux firent de même, bien que dans une moindre mesure. Mais ensuite, il advint que beaucoup de frères et d’autres 2, en plus grand nombre que d’habitude, confluèrent en ce lieu, d’autant que tous les frères de la religion devaient y recourir 3, tout comme devaient s’y rendre ceux qui voulaient entrer dans la religion 4; en outre, comme les frères sont devenus plus tièdes 5 dans la prière et les autres bonnes œuvres, plus enclins à proférer des paroles oiseuses et vaines, et même à échanger des nouvelles de ce monde, qu’ils n’avaient coutume auparavant, il s’ensuit que ce lieu n’est pas tenu par les frères qui y demeurent et par les autres religieux en aussi grande révérence et dévotion qu’il convient et que je le voudrais 6. [LP 10] Je veux donc que ce lieu soit toujours sous la puissance du ministre général 7, afin que, de ce fait, celui-ci veille sur lui avec 1260 un très grand soin et une très grande sollicitude, spécialement en y plaçant une bonne et sainte communauté de frères 1. Que les clercs soient choisis parmi les frères les plus saints, les plus honnêtes 2 et qui savent le mieux dire l’office qui soient dans toute la religion, afin que non seulement les autres 3, mais aussi les frères, avec grande dévotion, les écoutent volontiers. Et que, parmi les saints frères laïques aussi, hommes doués de discernement et honnêtes, soient choisis ceux qui les serviront 4. Je veux aussi qu’aucun frère ni aucune autre personne n’entre en ce lieu 5, excepté le ministre général et les frères qui les servent. Et qu’ils ne parlent avec personne, excepté avec les frères qui les servent et avec le ministre, quand il les visite 6. Je veux de même que les frères laïques qui les servent soient tenus de ne leur rapporter aucune parole ou nouvelle de ce monde qu’ils auront entendue, qui ne soit pas utile à l’âme. Et pour cette raison, je veux en particulier que personne n’entre en ce lieu, afin qu’ils en conservent mieux la pureté et la sainteté, et qu’en ce lieu aucune parole vaine et inutile à l’âme ne soit proférée, mais qu’il soit tout entier conservé et maintenu pur et saint dans les hymnes et les louanges au Seigneur. Et lorsqu’un de ces frères 1 [aura trépassé, que le ministre général fasse venir là un autre saint frère, où qu’il demeure, à la place de celui qui sera mort 2. Parce que, si les frères et les lieux où ils résident s’écartent un jour de la pureté, de la sainteté 3 et de l’honnêteté qui conviennent, je veux que ce lieu soit un miroir et un bon exemple pour toute la religion; qu’il soit un candélabre devant le trône de Dieu 4 et devant la bienheureuse Vierge, par lequel le Seigneur pardonne les défaillances et les fautes des frères, et préserve toujours et protège la religion, sa petite plante 5.»

[François s’oppose à ce qu’on construise «en dur» à la Portioncule]

1262 [LP 11] 1 A une époque, alors que le chapitre devait se tenir prochainement — en ces temps-là, il se tenait tous les ans à Sainte-Marie-de-la-Portioncule —, le peuple d’Assise constata que, par la grâce de Dieu, les frères s’étaient déjà multipliés et se multipliaient chaque jour, et que, surtout lorsque tous s’y réunissaient en chapitre, ils n’avaient rien d’autre qu’une pauvre petite cabane couverte de paille, dont les parois étaient faites de branchages et de boue, comme les frères l’avaient faite quand ils étaient venus là pour y demeurer : après avoir tenu une assemblée générale 3, ils firent donc là en quelques jours, avec empressement et grande dévotion, une grande maison aux murs faits de pierres et de chaux, sans le consentement du bienheureux François et en son absence 4. Lorsque le bienheureux François s’en retourna de la province où il se trouvait et vint au chapitre et qu’il vit cette maison construite là, il en fut étonné. Puis il considéra que, tirant prétexte de cette maison, les frères, dans les lieux où ils demeuraient et dans ceux où ils allaient demeurer, édifieraient ou feraient édifier de grandes maisons; aussi, d’autant qu’il voulait que ce lieu soit toujours le modèle et l’exemple de tous les lieux des frères, avant que le chapitre ne finisse, se leva-t-il un jour et monta-t-il sur le toit de cette maison et commanda-t-il aux frères d’y monter. Alors, voulant détruire la maison 1, il commença de concert avec les frères à projeter à terre les tuiles dont elle était couverte. Des chevaliers et d’autres habitants d’Assise avaient été postés là par la commune de la cité 2 pour protéger ce lieu des séculiers et des étrangers qui, venus de toutes parts pour voir le chapitre des frères, s’étaient assemblés en très grand nombre à l’entour du lieu; or voyant que le bienheureux François et les autres frères voulaient démolir cette maison, ils s’avancèrent aussitôt vers eux et dirent au bienheureux François : «Frère, cette maison est à la commune d’Assise et nous sommes là pour le compte de cette même commune; c’est pourquoi nous te disons de ne pas détruire notre maison 3.» Le bienheureux François répondit : «Si donc cette maison est à vous, je ne veux pas y toucher.» Et aussitôt il descendit de la maison, et les autres frères qui étaient avec lui descendirent également. C’est pourquoi, pendant longtemps, le peuple de la cité d’Assise prit la décision que chaque année son podestat 4, quel qu’il fût, serait tenu de la faire couvrir et réparer s’il était nécessaire 5.

1264 [LP 12] À une autre époque, le ministre général 1 voulait faire là une petite maison pour les frères de ce lieu 2, où ils puissent dormir et dire leurs heures; et ce d’autant qu’en ces temps-là, tous les frères de la religion y recouraient et ceux qui venaient à la religion y venaient 3, avec pour conséquence que, presque chaque jour, ces frères étaient exténués. De surcroît, à cause de la multitude de frères qui s’assemblaient en ce lieu, ils n’avaient pas d’endroit où ils puissent dormir et dire leurs heures, puisqu’il leur fallait donner à ceux-là les endroits où ils couchaient. Et à cause de cela, ils enduraient bien souvent de nombreuses tribulations, car, après avoir beaucoup travaillé, ils ne pouvaient guère satisfaire à la nécessité du corps ni pourvoir au bénéfice de l’âme. Comme cette maison était déjà presque édifiée, voici que le bienheureux François retourna en ce lieu; une nuit, pendant qu’il dormait dans une petite cellule, il entendit au matin le tumulte que faisaient les frères qui] 4 travaillaient là et il se mit à se demander avec étonnement ce que cela pouvait être. Il interrogea donc son compagnon en disant : «Quel est ce tumulte 5? À quoi œuvrent ces frères?» Son compagnon lui raconta toute l’affaire comme elle était. Il fit aussitôt appeler 6 le ministre 7 et lui dit : Frère, ce lieu est le modèle et l’exemple 8 de toute la religion. C’est pourquoi je veux d’autant

plus que les frères de ce lieu supportent tribulations et nécessités pour l’amour du Seigneur Dieu, plutôt que d’avoir des satisfactions et des consolations, afin que les frères de toute la religion qui viennent ici rapportent un bon exemple de pauvreté dans leurs lieux; sans quoi les autres frères de la religion se saisiraient de cet exemple pour édifier dans leurs lieux en disant : « À Sainte-Mariede-la-Portioncule, qui est le premier lieu des frères, on a édifié beau et grand; nous pouvons bien édifier dans nos lieux, car nous n’avons pas d’endroit convenable où demeurer 1. »”

[François ne veut pas d’une cellule qui a été appelée sienne]

§ 57 [LP 13] Un frère, homme spirituel avec qui le bienheureux François était très intime, demeurait dans un ermitage 2. Considérant que si, à un moment donné, le bienheureux François y venait, il n’aurait pas d’endroit convenable où demeurer 3, il fit élever dans un endroit isolé, proche du lieu des frères, une petite cellule où le bienheureux François puisse prier quand il y viendrait 4. Et peu de jours après, il se trouva que le bienheureux François vint. Comme ce frère le conduisait pour la voir, le bienheureux François lui dit : «Cette petite cellule me paraît trop belle. Aussi, si tu veux que j’y demeure pour quelques jours, fais-la revêtir intérieurement et extérieurement de fougères et de branchages.» Or cette cellule était 1266 faite non pas de pierres, mais de planches. Mais parce que les planches étaient lisses, taillées à la hache et à la doloire, elles paraissaient trop belles au bienheureux François 1. Aussitôt ce frère la fit arranger comme avait dit le bienheureux François. En effet, plus les cellules et les maisons des frères étaient petites, pauvres et religieuses, plus il prenait plaisir à les voir et à y séjourner comme hôte. Alors que le bienheureux François demeurait et priait dans cette cellule pendant quelques jours, un jour qu’il en était sorti et se trouvait à côté du lieu des frères, voici qu’un frère qui était en ce lieu vint là où demeurait le bienheureux François. Le bienheureux François lui demanda : «D’où viens-tu, frère?» Celui-ci lui répondit : «Je viens de ta cellule.» Le bienheureux François lui répondit : «Puisque tu as dit qu’elle était à moi, désormais c’est un autre qui y logera, et pas moi!»

Nous qui avons été avec lui, bien souvent nous l’avons entendu dire cette parole du saint Évangile : Les renards ont des tanières et les oiseaux du ciel ont des nids, mais le Fils de l’homme n’a pas où reposer sa tête 2. Et il disait : «Quand le Seigneur se tint dans la solitude, où il pria et jeûna quarante jours et quarante nuits 3, il ne s’y fit faire ni cellule ni quelque maison, mais il demeura sous un rocher de la montagne 4.» Et pour cette raison, à son exemple 5, il ne voulut avoir en ce monde ni maison ni cellule 6 et il ne s’en fit pas faire. Bien plus, s’il lui arrivait à l’occasion de dire aux frères : «Préparez de telle manière cette cellule», il ne voulait plus, par la suite, y demeurer à cause de cette parole du saint Évangile : Ne soyez pas inquiets 2! Ainsi, à l’approche de sa mort, voulut-il que soit écrit dans son testament que toutes les cellules et les maisons des frères devaient être construites uniquement de boue et de bois, pour mieux conserver la pauvreté et l’humilité 3.

[François explique comment doivent être édifiés les lieux des frères; les frères doivent respecter et vénérer le clergé]

§ 58 [LP 14] À une époque, comme il était à Sienne pour soigner sa maladie des yeux et qu’il demeurait dans une cellule où, après sa mort, on édifia un oratoire par révérence envers lui 5, le seigneur Bonaventure, qui avait donné aux frères le terrain 6 où avait été édifié le lieu des frères, lui dit : «Que penses-tu de ce lieu?» Le bienheureux François lui répondit : «Veux-tu que je te dise comment les lieux des frères devraient être édifiés?» Il répondit : «Père, je le veux.» Et il lui dit : «Lorsque les frères vont dans une cité où ils n’ont pas de lieu et qu’ils trouvent quelqu’un qui veut leur donner suffisamment de terrain pour qu’ils 1268 soient en mesure d’édifier un lieu et d’avoir un jardin ainsi que ce qui leur est nécessaire, ils doivent d’abord juger combien de terrain leur suffit, en considérant toujours la sainte pauvreté que nous avons promise et le bon exemple que nous sommes tenus d’offrir aux autres en tout.»

Le saint père parlait ainsi parce qu’il voulait ne donner aucune occasion aux frères, dans les maisons ou les églises, dans les jardins ou les autres biens dont ils avaient l’usage, de dépasser la mesure de la pauvreté; il voulait aussi qu’ils ne possèdent aucun lieu par droit de propriété, mais qu’ils y demeurent toujours comme des pèlerins et des étrangers. Et pour cette raison, il voulait que les frères ne soient pas établis en grand nombre dans les lieux, car il lui paraissait difficile, lorsqu’on est en grand nombre, d’observer la pauvreté. Telle fut sa volonté, à partir du début de sa conversion et jusque dans sa mort : que la sainte pauvreté soit pleinement observée.

[LP 151 «Ensuite 2, ils devraient aller trouver l’évêque de cette cité et lui dire : “Seigneur, un tel, pour l’amour du Seigneur Dieu et le salut de son âme, veut nous donner assez de terrain pour que nous puissions y édifier un lieu. Aussi nous tournons-nous d’abord vers vous, parce que vraiment vous êtes le père et le seigneur des âmes de tout le troupeau qui vous a été confié, ainsi que des nôtres et de celles des autres frères qui demeureront dans ce lieu. Nous voulons donc, avec la bénédiction du Seigneur Dieu et la vôtre, édifier ici 3.”»

Le saint disait cela parce que le bien des âmes 4 que les frères veulent produire 5 dans le peuple, ils l’accomplissent mieux en étant en paix avec les prélats et les clercs, en les gagnant eux et le peuple, qu’en indisposant les prélats et les clercs, même s’ils gagnent le peuple. Et il disait : «Le Seigneur nous a appelés en renfort de sa foi et des prélats et des clercs de notre sainte mère l’Église. C’est pourquoi nous sommes tenus, autant que nous pouvons, de toujours les chérir, les honorer et les vénérer 1. Ils sont en effet appelé “Frères mineurs” 2 pour cette raison que, par l’exemple et les œuvres aussi bien que par le nom, ils doivent être humbles 3 à l’égard de tous les autres hommes de ce monde. Car depuis le début de ma conversion, quand je me suis séparé du monde et de mon père selon la chair 4, le Seigneur a mis sa parole dans la bouche 5 de l’évêque d’Assise pour qu’il me conseille bien dans le service du Christ et qu’il me réconforte 6. À cause de cela et des nombreux autres traits excellents que je considère dans les prélats 7, je veux chérir et vénérer non seulement les évêques, mais aussi les pauvres prêtres, et les tenir pour mes seigneurs 8.

[LP 16] 9 Ensuite, après avoir reçu la bénédiction de l’évêque, qu’ils aillent faire creuser un grand fossé 10 autour du terrain 1270 qu’ils ont reçu pour édifier le lieu, et qu’ils y plantent une bonne haie en guise de mur, en signe de sainte pauvreté et humilité 1. Ensuite, qu’ils fassent faire de pauvres petites maisons, construites de boue et de bois, et quelques petites cellules où les frères puissent parfois prier et où, pour une plus grande honnêteté de leur part et aussi pour se protéger des paroles oiseuses 2, ils soient en mesure de travailler. Qu’ils fassent aussi faire des églises 3. Mais les frères ne doivent pas faire faire de grandes églises sous prétexte 4 d’y prêcher au peuple, ni sous un autre prétexte; car il est d’une plus grande humilité et c’est un meilleur exemple que les frères aillent prêcher dans d’autres églises, observant ainsi la sainte pauvreté et leur propres humilité et honnêteté. Et si, parfois, des prélats et des clercs, religieux ou séculiers, font un détour vers leurs lieux, les pauvres petites maisons, les petites cellules et les églises de ceux qui habitent en ce lieu 6 seront pour eux une prédication et ainsi les édifieront».» Et il ajouta : «Bien souvent, en effet, les frères font faire de grands édifices, qui brisent notre sainte pauvreté, suscitent la récrimination et donnent un mauvais exemple au prochain. Et ensuite, sous prétexte de trouver un lieu meilleur ou plus saint 1, ils abandonnent ces lieux et ces édifices, si bien que ceux qui ont donné leurs aumônes pour ce lieu et les autres, qui voient et entendent cela, sont de ce fait fortement indisposé et troublé. Aussi est-il mieux que les frères fassent faire des lieux et des édifices petits et pauvres, en observant leur profession et en donnant le bon exemple aux prochains, plutôt que d’agir contre leur profession et d’offrir aux autres un mauvais exemple. En effet, s’il arrivait d’aventure que les frères abandonnent leurs petits lieux et leurs pauvres petits édifices en faveur d’un lieu plus coté, le mauvais exemple et le scandale qui s’ensuivrait seraient moindres 2.»

[François, au plus mal, bénit les frères et dicte le Testament de Sienne] 45

§ 59 [LP 17] En ces jours-là et dans la cellule même où le bienheureux François avait dit ces paroles au seigneur Bonaventure 3, un soir, à cause de sa maladie d’estomac, il eut envie de vomir; il advint qu’il s’infligea alors un effort si violent en essayant de vomir qu’il vomit du sang; et il vomit ainsi durant 1272 toute la nuit jusqu’à l’heure de matines 1. Quand ses compagnons le virent presque déjà mort en raison de sa faiblesse et des douleurs de sa maladie, ils lui dirent avec beaucoup de chagrin et dans un flot de larmes : «Père, qu’allons-nous faire 2? Bénis-nous, ainsi que tes autres frères. Laisse en outre à tes frères un mémorial de ta volonté 3, afin que, si le Seigneur veut te rappeler hors de ce monde, tes frères soient toujours en mesure d’avoir en mémoire et de dire : “À sa mort, notre père a laissé ces paroles à ses fils et frères.”» Il leur dit alors 4 : «Appelez-moi frère Benoît de Prato 5.» C’était un frère prêtre, doué de discernement, saint et ancien dans la religion, qui célébrait parfois dans cette cellule pour le bienheureux François; car bien qu’il fût malade, celui-ci voulait toujours, avec plaisir et dévotion, entendre la messe quand il le pouvait 6. Et lorsque ce frère fut venu auprès de lui, le bienheureux François lui dit 7 : «Écris comment je bénis tous mes frères, ceux qui sont dans la religion et ceux qui y viendront jusqu’à la fin du monde.» Le bienheureux François avait en effet coutume, dans les chapitres des frères, quand les frères étaient tous réunis, de toujours bénir et absoudre 1 à la fin du chapitre tous les frères présents et les autres qui étaient dans la religion; et il bénissait aussi tous ceux qui viendraient à cette religion. Et ce n’était pas seulement dans les chapitres, mais bien souvent qu’il bénissait tous les frères qui étaient dans la religion et ceux qui y viendraient 2. Et le bienheureux François lui dit : «Puisque, à cause de la faiblesse et des douleurs de la maladie 3, je ne suis pas en mesure de parler, je fais connaître brièvement ma volonté à mes frères 4 en ces trois paroles : qu’en signe et souvenir de ma bénédiction et de mon testament, ils s’aiment toujours les uns les autres 6; qu’ils aiment et observent toujours notre dame sainte Pauvreté; et qu’ils se montrent toujours fidèles et soumis aux prélats et à tous les clercs de la sainte mère Église 7.»

Il exhortait aussi les frères à craindre le mauvais exemple et à s’en garder. Il maudissait en outre tous ceux qui, par leurs 1274 exemples dévoyés et mauvais, incitaient les gens à blasphémer la religion, la vie des frères et les saints et bons frères, qui en éprouvaient de la honte et s’en affligeaient 1.

[Souci de François que les églises soient propres]

§60 [LP 18] À l’époque où le bienheureux François demeurait à l’église Sainte-Marie-de-la-Portioncule et où les frères étaient encore peu nombreux, le bienheureux François 2 allait parfois par les villages et les églises qui sont autour de la cité d’Assise, annonçant et prêchant aux gens de faire pénitence. Il emportait alors un balai pour balayer les églises. Le bienheureux François était en effet très affligé quand il entrait dans une église et voyait que celle-ci n’était pas nettoyée. Pour cette raison, après avoir prêché au peuple, une fois la prédication finie, il faisait toujours s’assembler dans un endroit retiré tous les prêtres qui étaient présents, pour ne pas être entendu des séculiers; il leur prêchait alors au sujet du salut des âmes et il insistait pour qu’ils aient le soin et le souci de garder propres les églises, les autels et tout ce qui a trait à la célébration des mystères divins 3.

[François accueille dans la religion frère Jean le Simple]

§61 [LP 19] Un jour que le bienheureux François se rendait à l’église d’un village de la cité d’Assise 4, il se mit à la balayer 5; aussitôt la nouvelle s’en répandit dans le village, d’autant plus vite que les habitants avaient plaisir à le voir et à l’écouter. Or quand il entendit cela, un individu du nom de Jean 1, homme d’une merveilleuse simplicité qui labourait son champ à côté de cette église, vint aussitôt à lui; le trouvant en train de balayer l’église 2, il lui dit : «Frère, donne-moi ce balai, car je veux t’aider.» Et lui prenant le balai, il balaya ce qui restait. Comme tous deux s’asseyaient, il dit au bienheureux François : «Frère, cela fait déjà longtemps que j’ai la volonté de servir Dieu et plus encore depuis que j’ai entendu la rumeur à ton sujet et au sujet de tes frères; mais je ne savais pas comment venir à toi. Mais désormais qu’il a plu au Seigneur que je te voie, je veux faire tout ce qu’il te plaira.» Considérant sa ferveur, le bienheureux François exulta dans le Seigneur, d’autant qu’il n’avait alors que peu de frères et qu’il lui semblait que, du fait de sa pure simplicité 3, il devrait être un bon religieux 4. Et il lui dit : «Frère, si tu veux partager notre vie et 5 notre compagnie, il faut que tu te désappropries 6 de tous ceux de tes biens dont tu peux disposer sans scandale et que tu les donnes aux pauvres selon le conseil du saint Évangile 7; car cela, mes frères qui le purent l’ont fait.»

Aussitôt qu’il entendit cela, il se rendit dans le champ où il avait laissé ses bœufs, il les détela et en amena un devant le 1276 bienheureux François en lui disant : «Frère, voilà tant d’années que je sers mon père 1 et tous ceux de ma maison. Bien que ce soit une petite partie de mon héritage 2, je veux recevoir ce bœuf pour ma part et le donner aux pauvres, comme il te semblera meilleur selon Dieu.» Mais voyant qu’il voulait les quitter, ses parents et ses frères, qui étaient encore petits, et tous ceux de la maisonnée se mirent à pleurer si fort et à se lamenter à voix si haute 3 que le bienheureux François en fut ému de compassion, d’autant que cette famille était nombreuse et faible 4. Le bienheureux François leur dit alors : «Préparez et faites 5 un repas pour que nous mangions tous ensemble et ne vous lamentez pas, car je vais vous rendre heureux.» Ils le préparèrent aussitôt et tous mangèrent avec beaucoup d’allégresse. Après le repas, le bienheureux François 6 leur dit : «Votre fils que voici veut servir Dieu, ce dont vous ne devez pas vous attrister, mais vous réjouir. Et non seulement selon Dieu, mais aussi selon le monde, cela s’inscrit à votre honneur et à l’avantage de vos âmes et de vos corps, car Dieu est honoré par votre chair et tous nos frères seront vos fils et frères. Et parce qu’il est une créature de Dieu et qu’il veut servir son Créateur 8, et que servir celui-ci c’est régner 1, je ne peux ni ne dois vous le rendre. Mais pour que vous receviez et ayez de lui une consolation, je veux que lui-même se désapproprie 2 de ce bœuf en votre faveur, du fait que vous êtes pauvres, bien que, selon le conseil du saint Évangile, il devrait être donné à d’autres pauvres 3.» Ils furent tous consolés par les paroles du bienheureux François et ils se réjouirent surtout de ce que le bœuf leur fût rendu 4, car c’étaient des pauvres.

Parce que le bienheureux François chérissait à l’extrême la pure et sainte simplicité et qu’elle lui plaisait toujours chez lui et chez les autres, sitôt qu’il le revêtit de l’habit de la religion, il le prit pour compagnon. Cet homme, en effet, était tellement simple qu’il se croyait tenu de faire tout ce que faisait le bienheureux François. Aussi, quand le bienheureux François se tenait dans une église ou dans un autre lieu isolé pour prier 5, lui-même voulait-il le voir et l’observer, pour se conformer à tous ses gestes. Si donc le bienheureux François s’agenouillait ou levait au ciel ses mains jointes 6, s’il crachait ou s’il toussait, il faisait de même. Très amusé, le bienheureux François se mit à le réprimander pour de tels témoignages de simplicité. Mais il lui répondit : «Frère, moi, j’ai promis de faire tout ce que tu fais; aussi je veux faire tout ce que tu fais.» Et le bienheureux François s’en émerveilla et se réjouit' en le voyant dans une si grande pureté et simplicité. De fait, il se mit à être si parfait dans toutes les vertus et les bonnes 1278 mœurs que le bienheureux François et les autres frères s’émerveillaient beaucoup de sa perfection. Peu de temps après, il mourut dans cette sainte perfection. Aussi le bienheureux François, avec beaucoup d’allégresse spirituelle et corporelle racontait-il sa conduite parmi les frères et l’appelait-il non pas «frère Jean», mais «saint Jean» 2.

[François refuse un postulant qui avait distribué ses biens à sa parenté]

§ 62 [LP 20] À une époque, le bienheureux François parcourait en prêchant la province de la Marche 3. Or un jour, alors qu’il avait prêché aux habitants d’un bourg fortifié, un homme vint à lui et lui dit : «Frère, je veux abandonner le monde et entrer dans ta religion.» Le bienheureux François lui répondit : «Frère, si tu veux entrer dans la religion des frères, il faut d’abord que tu distribues tous tes biens aux pauvres, selon la perfection du saint Évangile, et ensuite que tu renonces à ta volonté sur toutes choses.» Ayant entendu ces paroles, il s’en alla en hâte et, guidé par un amour charnel et non spirituel, distribua tous ses biens aux membres de sa parenté. Il retourna alors auprès du bienheureux François et lui dit : «Frère, c’est fait : je me suis désapproprié 4 de tous mes biens!» Le bienheureux François lui demanda : «Comment as-tu fait?» Il lui dit : «Frère, j’ai distribué tous mes biens à certains de mes parents qui en avaient besoin.» Aussitôt instruit par l’Esprit saint que cet homme était charnel 5, le bienheureux François lui dit : «Passe ton chemin, frère Mouche 1, car tu as distribué tes biens à tes parents et tu veux vivre d’aumônes parmi les frères!» Et celui-ci, refusant de distribuer ses biens à d’autres pauvres, passa aussitôt son chemin.

[François surmonte une longue et grave tentation de l’esprit]

§ 63 [LP 21] À la même époque, tandis que le bienheureux François demeurait dans le même lieu de Sainte-Marie 2, il advint que, pour le profit de son âme, il lui fut envoyé une si grave tentation de l’esprit qu’il fut fortement tourmenté intérieurement et extérieurement, en son esprit et en son corps. Il lui en arrivait même parfois de se soustraire à la compagnie des frères, d’autant que, du fait de cette tentation, il n’était pas capable de leur montrer un visage joyeux, comme il en avait eu l’habitude. Il s’infligeait non seulement une abstinence de nourriture, mais aussi de paroles. Il allait souvent prier dans le bois qui était proche de l’église, afin d’exprimer davantage sa douleur et de pouvoir verser des larmes plus abondantes devant le Seigneur, pour que, dans son si grand tourment, le Seigneur qui peut tout daigne lui envoyer du ciel un remède 3. Pendant plus de deux 1280 ans, jour et nuit, il avait ainsi été tourmenté par cette tentation; mais un jour, alors qu’il se tenait en prière dans l’église Sainte-Marie, il advint que cette parole du saint Évangile lui fut dite en esprit : «Si tu avais de la foi comme un grain de sénevé et que tu dises à cette montagne de se transporter hors de son lieu et d’aller dans un autre lieu 1, il en serait ainsi.» Saint François répondit : «Quelle est cette montagne?» Et il lui fut répondu : «Cette montagne, c’est ta tentation.» Le bienheureux François dit : «Alors, Seigneur, qu’il me soit fait comme tu as dit 2.» Et aussitôt il fut délivré, de telle manière qu’il lui sembla ne jamais avoir eu cette tentation.

[François s’impose comme pénitence de manger dans l’écuelle d’un lépreux]

§ 64 [LP 22] À une époque, un jour où le bienheureux François était revenu à l’église Sainte-Marie-de-la-Portioncule, il y trouva frère Jacques le Simple 3 accompagné d’un lépreux couvert d’ulcères qui y était venu le même jour; or le saint père lui 4 avait instamment recommandé ce lépreux et tous les autres lépreux qui étaient très fortement atteints. En ces jours-là en effet, les frères demeuraient dans les hôpitaux des lépreux 5; mais ce frère Jacques était comme le médecin de ceux qui étaient très atteints et il touchait, changeait 6 et soignait volontiers leurs plaies. Le bienheureux François dit à frère Jacques 1, en manière de réprimande : «Tu ne devrais pas emmener ainsi les frères chrétiens, car cela n’est convenable ni pour toi ni pour eux.» Le bienheureux François appelait en effet les lépreux «frères chrétiens» 2. Le saint père dit cela, car, bien qu’il lui plût que frère Jacques les assiste et les serve, il ne voulait cependant pas qu’il emmène hors de l’hôpital ceux qui étaient très atteints — et ce d’autant que ce frère Jacques était très simple et allait souvent à l’église Sainte-Marie accompagné d’un lépreux 3, et parce que, d’habitude, les gens ont en horreur les lépreux qui sont très atteints 4.

Ayant dit ces mots, le bienheureux François s’en blâma aussitôt et dit donc sa faute à frère Pierre de Cattaneo, qui était 1282 alors ministre général 1, d’autant qu’en blâmant frère Jacques, le bienheureux François crut avoir provoqué la honte du lépreux. C’est pour cela qu’il dit sa faute, afin de donner par là satisfaction à Dieu et au lépreux. Le bienheureux François dit alors à frère Pierre : «La pénitence que je veux donc faire, je te demande de me la confirmer et de ne t’opposer à moi en aucune façon.» Frère Pierre lui répondit : «Frère, fais comme il te plaira.» Frère Pierre, en effet, vénérait et craignait tant le bienheureux François et il était si obéissant envers lui qu’il n’osait pas changer son ordre, bien qu’en cette occasion et comme bien souvent il en était contrarié intérieurement et extérieurement 2. Le bienheureux François dit : «Que ma pénitence soit de manger en même temps dans le même plat que le frère chrétien!» Et de fait, tandis que le bienheureux François était assis à table avec le lépreux et les autres frères, on posa une écuelle entre eux deux. Or le lépreux était tout couvert de plaies et d’ulcères, et de plus ses doigts, avec lesquels il mangeait, étaient rongés et sanguinolents, si bien que, quand il les mettait dans l’écuelle, du sang dégouttait toujours dans celle-ci. Voyant cela, frère Pierre et les autres frères étaient fort attristés, mais ils n’osaient rien dire par crainte du saint père. Celui qui a écrit ces lignes a vu et en a rendu témoignage 3.

[Dans l’église de Bovara, François est attaqué par des démons; vision de frère Pacifique dans cette même église]

§ 65 [LP 23] 1 À une époque, le bienheureux François parcourait la vallée de Spolète et il était accompagné de frère Pacifique, qui était de la Marche d’Ancône et était appelé dans le monde le «roi des poètes», un maître de chant noble et courtois 2. Ils reçurent l’hospitalité dans l’hôpital des lépreux de Trevi 3. Le bienheureux François dit à frère Pacifique : «Allons à l’église Saint-Pierre de Bovara 4, car je veux y passer la nuit.» Cette église, en effet, n’était pas très éloignée de l’hôpital et nul n’y demeurait, d’autant qu’en ces temps-là, le bourg fortifié de Trevi avait été détruit 5, si bien que nul ne demeurait dans le bourg même ou dans un village à l’entour. Il advint qu’en chemin, le bienheureux François dit à frère Pacifique : 1284 «Retourne à l’hôpital, car cette nuit je veux demeurer seul ici; viens me retrouver demain de bon matin.» Or comme le bienheureux François était demeuré seul et avait dit complies 1 et d’autres prières, il voulut se reposer et dormir, mais il ne le put; et son esprit fut saisi de crainte 2 et commença à ressentir des suggestions diaboliques. Aussitôt il se leva, sortit hors de la maison et se signa en disant : «Démons, de la part de Dieu tout-puissant je vous le dis : mettez en œuvre tout ce qui vous a été concédé par notre Seigneur Jésus Christ pour faire souffrir mon corps; je suis prêt à tout supporter, car le plus grand ennemi que j’aie, c’est mon corps. Ainsi me vengerez-vous de mon adversaire' et de mon ennemi.» Et aussitôt, ces suggestions cessèrent. Il retourna alors à l’endroit où il s’était couché et il se reposa et dormit en paix.

Et aussitôt il entendit une voix lui dire : «Ce siège fut celui de Lucifer et c’est le bienheureux François qui s’y assiéra à sa place.» Dès qu’il fut revenu en lui-même, le bienheureux François sortit du chœur et le rejoignit. Aussitôt il se jeta aux pieds du bienheureux François, les bras en croix, le regardant comme s’il était déjà au ciel, à cause de la vision qu’il avait eue de lui, en lui disant : «Père, pardonne-moi mes péchés et prie le Seigneur de me pardonner et d’avoir pitié de moi!» 1 Étendant la main, le bienheureux François le releva et il comprit qu’il avait vu quelque chose dans la prière 2. Il paraissait tout bouleversé et parlait au bienheureux François non comme à quelqu’un vivant dans la chair, mais comme à quelqu’un régnant déjà dans le ciel. Ensuite, comme à propos d’autre chose — car il ne voulait pas dire sa vision au bienheureux François —, frère Pacifique interrogea le bienheureux François en lui disant : «Que penses-tu de toi, frère?» Le bienheureux François lui répondit en disant : «Il me semble être un plus grand pécheur que quiconque en ce monde.» Et aussitôt il fut dit à frère Pacifique en son cœur : «À cela tu peux savoir que la vision que tu as eue est véridique. Car de même que Lucifer a été précipité de ce siège du fait de son orgueil, de même le bienheureux François méritera d’être exalté et de s’y asseoir du fait de son humilité.»

Au matin, frère Pacifique vint le retrouver. Le bienheureux François se tenait en prière devant l’autel, à l’intérieur du chœur; frère Pacifique se tenait à l’attendre à l’extérieur du chœur, devant le crucifix 4, tout en priant le Seigneur. Lorsque frère Pacifique commença à prier, il fut ravi en extase 5 — dans son corps ou hors de son corps, Dieu le sait 6 — et il vit de nombreux sièges dans le ciel, parmi lesquels il en vit un qui était plus élevé que les autres, glorieux, étincelant et orné de toutes sortes de pierres précieuses». Admirant sa beauté, il se mit à se demander en lui-même de quelle sorte était ce siège et à qui 8.

[François est réconforté par le son d’une cithare dans la maison de Tabald, à Rieti]

§66 [LP 24] À l’époque où le bienheureux François était à Rieti et demeurait pendant quelques jours dans une chambre chez 1286 Tabald le Sarrasin pour sa maladie des yeux 1, un jour, il dit à un de ses compagnons qui, dans le monde, avait appris à jouer de la cithare 2 : «Frère, les fils de ce monde 3 ne comprennent pas les réalités divines; car les instruments de musique, à savoir cithares, psaltérions à dix cordes 4 et autres instruments dont se servaient autrefois les saints hommes pour la louange de Dieu et la consolation des âmes 5, ils s’en servent pour la vanité et le péché contre la volonté du Seigneur 6. Je voudrais donc que tu obtiennes en secret d’un homme honorable une cithare, avec laquelle tu me jouerais une mélodie qui convienne, sur laquelle nous dirions des paroles et les Louanges du Seigneur, d’autant que mon corps est affligé d’une grave maladie et d’une grande douleur. Ainsi je voudrais amener par ce moyen la douleur de mon corps à se changer en allégresse de l’esprit et en consolation.» Effectivement, durant sa maladie, le bienheureux François avait fait des Louanges du Seigneur 7, qu’il faisait parfois dire à ses compagnons pour la louange du Seigneur, en vue de la consolation de son âme et aussi pour l’édification du prochain. Le frère lui répondit en disant : «Père, j’aurais honte de l’acquérir, d’autant que les gens de cette cité savent que, dans le monde, je savais jouer de la cithare. Je crains qu’ils me suspectent d’être tenté de me remettre à jouer de la cithare 1.» Le bienheureux François lui répondit : «Alors, frère, n’en parlons plus.»

La nuit suivante, vers le milieu de la nuit, le bienheureux François veillait; et voici qu’aux alentours de la maison où il couchait, il entendit une cithare jouant la mélodie la plus belle et la plus délectable qu’il eût jamais entendue de sa vie. Le joueur de cithare s’éloignait aussi loin qu’il était possible de l’entendre et revenait ensuite, jouant toujours de la cithare. Et ainsi fit-il pendant une bonne heure. Le bienheureux François, considérant que c’était l’œuvre de Dieu et non de l’homme, fut donc rempli de joie au plus haut point et, le cœur exultant, il loua de toute son émotion le Seigneur, qui avait daigné le consoler par une si belle et si grande consolation. En se levant le matin, il dit à son compagnon : «Je t’ai prié, frère, et tu ne m’as pas donné satisfaction; mais le Seigneur, qui dans la tribulation console 2 ses amis, a daigné me consoler cette nuit.» Et il lui raconta alors tout ce qui était arrivé. Les frères s’en émerveillèrent, considérant que c’était un grand miracle. Et ils eurent la certitude que cela avait été une œuvre de Dieu pour la consolation du bienheureux François, d’autant que non seulement au milieu de la nuit, mais même après le troisième coup de cloche, à cause d’un statut ordonné par le podestat 3, nul n’osait parcourir la cité — et parce que, comme le dit le bienheureux 1288 François, c’était en silence, sans voix ni bruit de bouche 1, comme une œuvre de Dieu, que le joueur de cithare allait et venait pendant une bonne heure pour consoler son esprit.

[Restauration miraculeuse de la vigne du prêtre de Saint-Fabien]

§ 67 [LP 25] À la même époque, le bienheureux François demeura pour sa maladie des yeux à l’église Saint-Fabien, qui est proche de cette même cité 2, dans laquelle vivait un pauvre prêtre séculier. Or à cette époque, le seigneur pape Honorius était avec d’autres cardinaux dans cette même cité 3. De ce fait, nombre de cardinaux et d’autres grands clercs, en raison de la révérence et de la dévotion qu’ils avaient envers le saint père, lui rendaient visite presque chaque jour. Cette église avait une petite vigne, qui jouxtait la maison où demeurait le bienheureux François; cette maison avait une porte qui donnait sur la vigne, par laquelle passaient presque tous ceux qui lui rendaient visite, d’autant qu’à cette époque les raisins étaient mûrs 4 et que l’endroit était agréable pour se reposer. Par suite de ces circonstances, il advint que la vigne fut presque entièrement saccagée. De fait, certains cueillaient des raisins et les mangeaient sur place, d’autres en cueillaient et les emportaient, d’autres les foulaient aux pieds. Pour cette raison, le prêtre fut irrité et perturbé; et il disait : «Cette année, j’ai perdu ma vigne. Bien qu’elle soit certes petite, j’en récoltais assez de vin pour subvenir à mes besoins.»

Ayant entendu cela, le bienheureux François le fit appeler devant lui et lui dit : «Cesse de te troubler et de t’irriter, car nous ne pouvons rien y changer. Mais aie confiance dans le Seigneur 1, car, pour moi son petit serviteur, il peut réparer le dommage 2 que tu as subi. Mais dis-moi, combien de mesures de vin as-tu eues quand tu as eu le plus de ta vigne?» Le prêtre lui répondit en disant : «Treize mesures, père.» Le bienheureux François lui dit : «Désormais tu ne dois plus t’apitoyer sur toi-même, ni proférer à quiconque aucune parole injurieuse, ni te plaindre auprès de quiconque; aie foi dans le Seigneur et en mes paroles, et si tu dois avoir moins de vingt mesures de vin, moi, je te ferai verser la différence.» Dès lors, le prêtre se tranquillisa et fit silence. Et il advint, par dispensation divine, qu’il eut pas moins de vingt mesures, comme lui avait dit le bienheureux François. Ce prêtre donc s’en émerveilla grandement, comme tous ceux qui entendirent cela; ils considéraient que c’était un grand miracle, dû aux mérites du bienheureux François, d’autant que non seulement la vigne était dévastée, mais, même si elle avait été pleine de raisins et que personne ne l’avait entamée, il semblait impossible à ce prêtre et aux autres d’avoir d’elle vingt mesures de vin. Aussi, nous qui avons été avec lui, rendons-nous témoignage 3 de ce que lorsqu’il disait : «Il en est, ou il en sera ainsi», il en advenait toujours ainsi. Et nous avons vu beaucoup de ses prédictions réalisées, alors qu’il était en vie et pareillement après sa mort 4.

[Le Seigneur pourvoit à un repas où les frères avaient invité le médecin soignant les yeux de François]

1290 § 68 [LP 26] A cette même époque, le bienheureux François demeura pour sa maladie des yeux à l’ermitage des frères de Fonte Colombo 1, prés de Rieti. Un jour que le médecin des yeux de cette cité 2 lui rendait visite et demeurait avec lui quelque temps comme il avait souvent eu coutume de le faire, au moment où il se disposait à s’en aller, le bienheureux François dit à un de ses compagnons : «Allez donner à très bien manger au médecin!» Son compagnon lui répondit en disant : «Père, nous le disons avec honte : nous sommes tellement pauvres en ce moment que nous avons honte de l’inviter et de lui donner à manger à l’instant.» Le bienheureux François dit à ses compagnons : «Hommes de peu de foi 3, ne me faites pas répéter 4!» Le médecin dit au bienheureux François et à ses compagnons : «Frère, je veux d’autant plus volontiers manger avec les frères qu’ils sont si pauvres.» Ce médecin était très riche et, quoique le bienheureux François et ses compagnons l’aient souvent invité, il n’avait jamais voulu rester à manger.

Les frères allèrent donc dresser la table et, avec honte, y placèrent le peu de pain et de vin qu’ils avaient, ainsi que les quelques légumes 1 qu’ils avaient faits pour eux-mêmes. S’asseyant à table, ils avaient encore à peine commencé à manger lorsqu’on frappa à la porte de l’ermitage. Un des frères se leva et alla ouvrir la porte. C’était une femme qui apportait un grand panier plein de beau pain, de poissons, de pâtés d’écrevisses 2, de miel et de raisins qui paraissaient tout frais cueillis, qu’avait envoyé au bienheureux François une dame d’un bourg fortifié distant d’environ sept milles de l’ermitage. Ayant vu cela, les frères et le médecin s’émerveillèrent grandement en considérant la sainteté du bienheureux François 3. Et le médecin dit aux frères : «Mes frères, ni vous — comme vous le devriez — ni nous ne connaissons la sainteté de ce saint 4.»

[François prédit la conversion du mari d’une dame de Lisciano]

§69 [LP 27] Un jour où le bienheureux François allait aux Celles de Cortone 5, alors qu’il suivait la route qui passe au pied d’un bourg fortifié qu’on appelle Lisciano 6, à côté du lieu des frères de Preggio 7, il advint qu’une noble dame de ce bourg accourut en grande hâte pour parler au bienheureux François. Comme un des compagnons du bienheureux François s’était retourné et 1292 avait aperçu cette dame, très fatiguée 1 par le trajet, qui venait en grande hâte, il courut dire au bienheureux François : «Père, pour l’amour de Dieu, attendons cette dame qui vient derrière nous et qui est très fatiguée à cause de son désir de nous 2 parler.»

Le bienheureux François, en homme plein de charité et de compassion, l’attendit. Lorsqu’il la vit, fatiguée et venant avec une grande ferveur d’esprit et une grande dévotion, il lui dit :

«Que désires-tu, dame?»

La femme lui répondit en disant :

«Père, je te prie de me bénir 3.»

Le bienheureux François lui demanda :

«Es-tu liée à un homme ou bien es-tu libre?»

«Père, dit-elle, il y a longtemps que le Seigneur m’a donné le bon dessein de le servir. J’ai eu et j’ai un grand désir de sauver mon âme; mais j’ai un mari si cruel qu’il est, pour moi et pour lui, un obstacle dans le service du Christ. À cause de cela, mon âme est affligée jusqu’à la mort 4 d’une grande douleur et d’une grande angoisse.»

Le bienheureux François, considérant le fervent esprit qui l’animait et d’autant qu’elle était une femme toute jeune et délicate selon la chair, ému de compassion pour elle, la bénit et lui dit :

«Va, tu trouveras ton mari à la maison et tu lui diras de ma part que je vous prie, lui et toi, pour l’amour de ce Seigneur qui, pour nous sauver, a enduré la souffrance de la croix, de sauver vos âmes dans votre maison.»

Elle s’en retourna et, quand elle entra dans sa maison, elle y trouva son mari, comme le lui avait dit le bienheureux François. Son mari lui demanda :

«D’où viens-tu?»

«Je viens de voir le bienheureux François, répondit-elle; il m’a bénie et ses paroles ont consolé et réjoui mon âme dans le Seigneur. En outre, il m’a dit aussi de te demander et de te supplier, de sa part, que nous sauvions nos âmes dans notre maison.»

Sitôt que ces paroles furent dites, la grâce de Dieu descendit sur lui par les mérites du bienheureux François. Si soudain transformé à neuf par le Seigneur, il lui répondit avec beaucoup de bienveillance et de mansuétude :

«Dame, dorénavant, comme il te plaira, mettons-nous au service du Christ et sauvons nos âmes comme a dit le bienheureux François.»

Et son épouse lui déclara :

«Seigneur, il me semble bon que nous vivions dans la chasteté, car cela plaît beaucoup au Seigneur et c’est une vertu qui procure une grande récompense.»

Son mari lui répondit :

«Dame, puisque cela te plaît, cela me plaît. Car en cela et dans les autres bonnes œuvres, je veux unir ma volonté à ta volonté 1.»

À partir de ce moment et durant de nombreuses années, ils vécurent dans la chasteté, faisant de nombreuses aumônes aux frères et aux autres pauvres — de sorte que non seulement les séculiers, mais aussi les religieux s’émerveillaient de leur sainteté, d’autant que cet homme avait été très mondain avant de devenir si soudainement spirituel. Persévérant jusqu’à la fin 2 en cela et dans toutes les autres œuvres, tous deux moururent à peu de jours d’intervalle. Ils furent beaucoup pleurés à cause du parfum de bonne vie qu’ils avaient exhalé durant tout le temps de leur vie en louant et bénissant le Seigneur 3, qui leur avait donné, entre autres grâces, l’innocence et la concorde dans la vie menée à son service. Même dans la mort, ils ne furent pas séparés 4, car l’un mourut juste après l’autre. Ainsi, jusqu’au jour d’aujourd’hui, leur mémoire est-elle évoquée par ceux qui les ont connus à la manière de celle des saints.

[François refuse d’admettre un jeune noble dans la religion mineure]

1294 §70 [LP 28] À l’époque où nul n’était reçu dans la vie des frères 1 sans la permission du bienheureux François 2, le fils d’un noble 3 selon le monde, originaire de Lucques 4, avec d’autres qui voulaient entrer dans la religion, vint au bienheureux François qui était alors malade et demeurait dans le palais de l’évêque d’Assise. Lorsque les frères les présentèrent devant le bienheureux François, le fils du noble s’inclina devant le bienheureux François et se mit à pleurer abondamment en le suppliant de le recevoir. Posant le regard sur lui 5, le bienheureux François lui dit : «O homme misérable et charnel! Pourquoi mens-tu à l’Esprit saint et à moi 6? C’est selon la chair et non pas selon l’esprit que tu pleures!» Sitôt ces paroles dites, ses parents vinrent à cheval à l’extérieur du palais, voulant se saisir de lui pour le reconduire à sa maison. Quand il entendit le vacarme des chevaux et qu’il regarda par une fenêtre du palais, il vit ses parents; il se leva aussitôt, vint les trouver à l’extérieur 1 et retourna au monde avec eux, comme le bienheureux François l’avait su par l’Esprit saint. Les frères et les autres qui étaient là s’émerveillèrent et ils magnifièrent et louèrent Dieu dans son saint 2.

[François, très malade, désire manger du brochet et le Seigneur lui en procure]

§71 [LP 29] À une époque où il demeurait dans le même palais 3, très malade, les frères le priaient de manger et l’y incitaient. Or il leur répondit : «Mes frères, je n’ai pas envie de manger; mais si j’avais de ce poisson qu’on appelle “brochet”, j’en mangerais peut-être.» Après ces paroles, voici que quelqu’un apporta un panier dans lequel il y avait trois grands brochets bien préparés et des plats d’écrevisses dont le saint père mangeait 4 volontiers, que lui envoyait frère Gérard 5, ministre de Rieti. Les frères s’émerveillèrent grandement en considérant sa sainteté 6 et ils louèrent le Seigneur qui avait satisfait son serviteur avec des mets qu’il leur était alors impossible de lui procurer, surtout parce que c’était l’hiver et qu’on ne pouvait avoir de telles choses dans cette contrée.

[François connaît les pensées d’un frère qui récrimine]

1296 §72 [LP 30] Un jour, le bienheureux François allait avec un frère 1, homme spirituel originaire d’Assise, qui était d’un grand et puissant lignage. Le bienheureux François, parce qu’il était un homme faible et malade, chevauchait un âne. Fatigué par le trajet 2, ce frère se mit à ruminer 3 : «Ses parents ne pouvaient être comparés aux miens; et voici qu’à présent c’est lui qui chevauche et c’est moi qui vais derrière lui, fatigué, en aiguillonnant la bête.» À peine eut-il pensé cela que le bienheureux François descendit de l’âne en lui disant : «Frère, il n’est ni juste ni convenable que, moi, je chevauche, alors que, toi, tu vas à pied, car tu as été plus noble et plus puissant que moi dans le monde 4.» Stupéfait et honteux, le frère se jeta en larmes à ses pieds 5, confessa sa pensée et avoua donc sa faute. Et il s’émerveilla grandement de la sainteté du bienheureux François, car il avait immédiatement connu sa pensée. Aussi, quand, à Assise, les frères prièrent le seigneur pape Grégoire et les cardinaux de canoniser le bienheureux François 6, témoigna-t-il de ce fait devant le seigneur pape et les cardinaux 7.

[François connaît à distance le désir d’un frère venu demander sa bénédiction]

§73 [LP 31] Un frère 1, homme spirituel et ami de Dieu, demeurait dans le lieu des frères de Rieti. Un jour, il se leva et s’en vint avec grande dévotion à l’ermitage des frères de Greccio 2, où le bienheureux François demeurait alors, poussé par le désir de le voir et de recevoir sa bénédiction. Le bienheureux François avait déjà mangé et était retourné à la cellule où il priait et dormait. Or parce que c’était carême, il ne descendait de la cellule qu’à l’heure du repas et il retournait aussitôt à la cellule. Ce frère fut très attristé de ne pas le trouver, imputant cela à son péché, d’autant qu’il devait s’en retourner à son lieu le jour même. Quand les compagnons du bienheureux François l’eurent consolé et qu’il se fut éloigné du lieu de Greccio d’un jet de pierre 3 pour s’en retourner à son lieu, par la volonté du Seigneur le bienheureux François sortit de la cellule et appela un de ses compagnons, qui l’accompagnait jusqu’à Fonte del Lago 4; il lui dit : «Dis à ce frère de tourner le regard vers moi!» Lorsqu’il tourna son visage vers le bienheureux François, celui-ci fit un signe de croix et le bénit. Ce frère, plein d’allégresse spirituelle et corporelle 5, loua le Seigneur qui avait exaucé son désir; et il fut d’autant plus consolé qu’il considéra que ce fut la volonté de Dieu qu’il l’ait béni sans qu’il lui ait demandé ni que quiconque lui ait parlé. Les compagnons du bienheureux François et les autres frères du lieu furent donc dans l’admiration; ils considérèrent que c’était un grand miracle, étant donné que personne n’avait parlé au bienheureux François de l’arrivée de ce frère, puisque ni les compagnons du bienheureux François ni aucun autre frère n’osaient aller le trouver s’il ne les appelait pas. Et non seulement là, mais partout où il demeurait pour prier, le bienheureux François voulait rester si isolé que nul ne devait aller à lui s’il ne l’appelait pas.

[François donne une leçon de pauvreté aux frères de Greccio; une visite du cardinal Hugolin à la Portioncule; éloge des habitants de Greccio]

1298 § 74 [LP 32] A une époque, un ministre des frères vint trouver le bienheureux François, qui demeurait alors dans le même lieu 1, pour célébrer avec lui la fête de la nativité du Seigneur 2. Il advint que, le jour même de la Nativité, comme les frères du lieu dressaient la table avec faste en l’honneur de ce ministre 3, la couvrant de belles et blanches nappes qu’ils avaient acquises et de verres pour boire, le bienheureux François descendait de la cellule pour manger. Quand il vit la table disposée en hauteur et dressée avec une telle recherche, il alla en secret prendre le chapeau d’un pauvre homme qui était arrivé là ce même jour et le bâton qu’il avait tenu en main. Puis il appela à voix basse un de ses compagnons et sortit à l’extérieur de la porte de l’ermitage 1, à l’insu des autres frères de la maison. Pendant ce temps, les frères se mirent à table, d’autant que le saint père avait parfois l’habitude de ne pas arriver immédiatement à l’heure du repas quand les frères voulaient manger; et il voulait qu’en ce cas, les frères se mettent à table pour manger 2. Son compagnon ferma la porte et demeura près d’elle, à l’intérieur. Le bienheureux François frappa à la porte et il lui ouvrit aussitôt; il entra en tenant le chapeau derrière le dos et le bâton en main, comme un pèlerin. Arrivé devant la porte de la maison où mangeaient les frères, il cria comme un pauvre, en disant aux frères : «Pour l’amour du Seigneur Dieu, faites l’aumône à ce pèlerin pauvre et malade 3!»

Le ministre et les autres frères le reconnurent aussitôt. Le ministre lui répondit : «Frère, nous sommes pauvres pareillement et, comme nous sommes nombreux, les aumônes que nous mangeons nous sont nécessaires; mais pour l’amour de ce Seigneur que tu as invoqué, entre dans la maison et nous te donnerons des aumônes que le Seigneur nous a données.» Il entra et, quand il se tint devant la table des frères, le ministre lui donna l’écuelle dans laquelle il mangeait et aussi du pain. Il les prit et s’assit par terre à côté du feu, devant les frères qui étaient assis à la table en hauteur; et il dit aux frères en soupirant : «Quand j’ai vu cette table dressée avec faste et recherche, j’ai considéré que ce n’était pas la table de pauvres religieux, qui vont chaque jour de porte en porte. Il nous faut en effet, en 1300 toutes choses, davantage suivre l’exemple de l’humilité et de la pauvreté que les autres religieux, car c’est à cela que nous sommes appelés et c’est cela que nous avons professé devant Dieu et devant les hommes. C’est pourquoi, maintenant, il me semble que je suis assis comme doit l’être un frère 1.» Les frères furent remplis de honte en se rendant compte que le bienheureux François disait la vérité; certains d’entre eux se mirent à pleurer abondamment en considérant comment il était assis par terre et la manière si sainte et si juste dont il avait voulu les corriger 2.

[LP 33] Il disait que les frères devaient avoir des tables humbles et convenables, telles que les séculiers puissent en être édifiés et que, si un pauvre était invité par les frères, il puisse s’asseoir à côté d’eux — et non pas le pauvre par terre et les frères en hauteur. Ainsi le seigneur pape Grégoire, au temps où il était évêque d’Ostie et venait au lieu des frères 3 à SainteMarie-de-la-Portioncule, entra-t-il dans la maison des frères et alla-t-il voir leur dortoir, qui était dans la même maison, avec de nombreux chevaliers, moines et autres clercs qui l’accompagnaient 4. Quand il vit que les frères couchaient par terre et n’avaient rien sous eux qu’un peu de paille, pas d’oreillers et quelques pauvres couvertures, presque toutes déchirées et en lambeaux, il se mit à pleurer abondamment devant tous en s’exclamant : «Voici où dorment les frères! Et nous, misérables, nous usons en tout de tant de superflu! Qu’adviendra-t-il donc de nous 5?» Lui-même et les autres en furent grandement édifiés. Il ne vit là aucune table, car les frères mangeaient par terre. Bien que ce lieu, dès le moment où il fut édifié et durant longtemps, ait été davantage fréquenté par les frères de la religion entière que n’importe quel autre lieu des frères — car c’est là que tous ceux qui venaient à la religion prenaient l’habit 1 —, les frères de ce lieu mangeaient toujours par terre, qu’ils soient peu ou nombreux. Et tant que vécut le saint père, à son exemple et selon sa volonté, les frères de ce lieu s’asseyaient par terre pour manger.

[LP 34] Voyant en effet que le lieu des frères de Greccio était convenable et pauvre et que les gens de ce bourg, bien que pauvrets et simples, lui plaisaient davantage que les autres habitants de cette province, le bienheureux François se reposait donc et demeurait souvent en ce lieu, d’autant qu’il y avait là une pauvre petite cellule, très isolée, dans laquelle demeurait le saint père. Ainsi, par son exemple et par sa prédication et celle de ses frères, avec la grâce de Dieu beaucoup d’entre eux entrèrent-ils dans la religion; beaucoup de femmes conservaient leur virginité, tout en demeurant dans leurs maisons, revêtues de l’habit de la religion 2. Et bien que chacune restât dans sa maison, elles vivaient convenablement la vie commune et mortifiaient leurs corps par le jeûne et la prière, si bien qu’il semblait aux gens et aux frères que leur mode de vie n’était pas celui des séculiers et celui de leurs parents, mais celui de personnes saintes et religieuses qui s’étaient depuis longtemps vouées au service du Seigneur, alors même qu’elles étaient jeunes et très 1302 simples. C’est pourquoi le bienheureux François disait souvent aux frères avec allégresse, à propos des hommes et des femmes de ce bourg fortifié : «II n’y a pas une grande cité où tant de gens se soient convertis à la pénitence qu’à Greccio, qui n’est pourtant qu’un petit bourg fortifié!» Souvent en effet, quand le soir les frères de ce lieu chantaient les louanges du Seigneur comme les frères avaient coutume de le faire en de nombreux lieux à cette époque, les gens de ce bourg fortifié, petits et grands, sortaient dehors pour se tenir sur la route, devant le bourg fortifié, et répondre aux frères à voix haute : «Loué soit le Seigneur Dieu 1!» Si bien que même les enfants sachant à peine parler, quand ils voyaient les frères, louaient le Seigneur comme ils le pouvaient.

Or en ce temps-là, ils enduraient un très grand tourment, qu’ils eurent à souffrir durant de nombreuses années : de grands 2 loups dévoraient les gens et, tous les ans, la grêle dévastait leurs champs et leurs vignes. Aussi le bienheureux François, un jour qu’il prêchait, leur dit-il : «Je vous annonce, pour l’honneur et la gloire de Dieu, que, si chacun de vous se corrige de ses péchés et se tourne vers Dieu de tout cœur avec la résolution et la volonté de persévérer, j’ai confiance dans le Seigneur 3 Jésus Christ que, par sa miséricorde, il chassera désormais loin de vous ce fléau des loups et de la grêle que vous avez si longtemps eu à souffrir et qu’il vous fera croître et multiplier 4 dans les biens spirituels et temporels. Je vous annonce également que, si vous retournez à votre vomissement — ce qu’à Dieu ne plaise! —, cette plaie et ce fléau reviendront sur vous, accompagnés de beaucoup d’autres plus grands tourments.»

Il advint que, par la providence divine et les mérites du saint père, ce tourment cessa sur l’heure. En outre, ce qui est un grand miracle, quand la grêle venait dévaster les champs de leurs voisins, elle ne touchait pas leurs champs qui en étaient tout proches. Ils se mirent alors à multiplier et abonder dans les biens spirituels et temporels pendant seize à vingt ans. Par la suite, ils se mirent à s’enorgueillir de leur graisse 1, à se prendre en haine les uns les autres et à se frapper par l’épée jusqu’à la mort 2, à tuer des animaux en secret 3, à piller et voler de nuit et à perpétrer bien d’autres forfaits. Quand le Seigneur vit que leurs œuvres étaient mauvaises 4 et qu’ils n’observaient pas ce qui leur avait été annoncé par son serviteur, [sa colère s’emporta contre eux, la main de sa miséricorde 5 s’éloigna d’eux, la plaie de la grêle et des loups revint 6] sur eux, comme le leur avait dit le saint père, et bien d’autres tourments pires que les premiers fondirent sur eux. Le bourg tout entier fut en effet détruit par le feu et, ayant perdu tout ce qu’ils avaient, eux seuls en réchappèrent». Ainsi les frères et les autres qui avaient entendu les paroles par lesquelles le saint père leur avait prédit la prospérité et 1' adversité admirèrent-ils sa sainteté en voyant toutes ses paroles accomplies à la lettre.

[François prédit la sédition qui va ravager Pérouse à des chevaliers qui perturbent sa prédication]

1304 §75 [LP 35] Un jour que le bienheureux François prêchait sur la place de Pérouse 1 à un peuple nombreux assemblé là 2, voici que, par mode de jeu, des chevaliers de Pérouse se mirent à lancer leurs chevaux à travers la place, armes à la main, entravant ainsi la prédication 3. Malgré les réprimandes des hommes et des femmes qui tentaient d’écouter la prédication, ils ne cessaient pas pour autant. Se tournant vers eux, le bienheureux François dit avec ferveur d’esprit : «Écoutez et comprenez ce que le Seigneur vous annonce par moi, son serviteur; et ne dites pas : “C’est un homme d’Assise.”» Le bienheureux François dit cela, car il y avait 4 une haine ancienne entre les gens d’Assise et ceux de Pérouse 5. Il poursuivit donc : «Le Seigneur vous a exaltés et magnifiés 6 au-dessus de tous vos voisins; c’est pourquoi vous devez d’autant plus reconnaître votre Créateur et vous devez vous humilier davantage non seulement devant Dieu tout-puissant, mais aussi devant vos voisins. Mais votre cœur est gonflé d’arrogance, de votre orgueil et d’audace 7, et vous dévastez vos voisins et tuez beaucoup d’entre eux. Aussi je vous le dis : si, rapidement, vous ne vous tournez pas vers lui 8 et n’offrez pas réparation à ceux que vous avez offensés, le

Seigneur qui ne laisse rien impuni 1, afin de vous infliger une vengeance, une punition et un affront plus grands, vous fera vous dresser les uns contre les autres; et une fois que la sédition et la guerre civile auront éclaté, vous endurerez un tourment plus grand que celui que vos voisins pourraient vous infliger 2.»

De fait, dans sa prédication, le bienheureux François ne taisait pas les vices du peuple, par lesquels ils offensaient publiquement Dieu et le prochain 3. Mais le Seigneur lui avait donné une si grande grâce que quiconque le voyait ou l’entendait, petit ou grand 4, le craignait et le vénérait à cause de l’abondante grâce qu’il avait reçue de Dieu; à tel point que, si fortement qu’il les réprimandait, même s’ils devaient en avoir honte, chacun en était édifié; bien plus, parfois à cette occasion et afin qu’il prie plus instamment le Seigneur pour eux, ils se tournaient vers le Seigneur 5.

Il advint par permission divine que, peu de jours après, un conflit éclata entre les chevaliers et le peuple, si bien que le 1306 peuple chassa les chevaliers hors de la cité. Les chevaliers, avec l’aide de l’Église 1, dévastèrent de nombreux champs, vignes et vergers du peuple et lui infligèrent tous les autres maux qu’ils pouvaient lui infliger; de même le peuple dévasta-t-il les champs, les vignes et les vergers des chevaliers. Ainsi ce peuple fut-il puni d’une plus grande punition que celle qu’auraient pu lui infliger tous ses voisins qu’il avait offensés. C’est ainsi que fut accompli à la lettre ce que le bienheureux François avait prédit à leur sujet 2.

[François prie pour un abbé, qui en ressent immédiatement le bienfait]

§ 76 [LP 36] Tandis que le bienheureux François parcourait une province, il rencontra l’abbé d’un monastère 3, qui le vénérait d’un amour extrême. L’abbé descendit de cheval et parla avec lui du salut de son âme pendant quelque temps. Au moment où ils décidèrent de se séparer, l’abbé demanda au bienheureux François, avec une totale dévotion, de prier le Seigneur pour son âme. Le bienheureux François lui répondit : «Je le ferai volontiers.» Alors que l’abbé s’éloignait un peu du bienheureux François, celui-ci dit à son compagnon : «Frère, attendons un peu, car je veux prier pour cet abbé, comme je l’ai promis.» Et il pria pour lui. C’était en effet l’habitude du bienheureux François, lorsque par dévotion quelqu’un lui demandait de prier le Seigneur pour son âme, d’effectuer une prière pour lui le plus vite qu’il pouvait, pour ne pas la laisser tomber dans l’oubli par la suite. L’abbé continuait sa route, encore peu éloigné du bienheureux François, quand soudain le Seigneur lui rendit visite en son cœur; une douce chaleur envahit son visage et il fut ravi en extase 1, mais durant un bref moment. Revenu en lui-même, il comprit aussitôt que le bienheureux François avait prié pour lui. Il se mit à louer Dieu et à en avoir une allégresse spirituelle et corporelle 2. Dès lors, il eut une dévotion encore plus grande envers le saint père, jugeant en lui-même la grandeur de sa sainteté. Tant qu’il vécut, il tint en lui ce fait pour un grand miracle et il fit bien souvent savoir aux frères et à d’autres comment cela lui était arrivé 3.

[L’amour du Christ fait se détourner François de ses propres souffrances]

§ 77 [LP 37a] Le bienheureux François avait eu pendant longtemps et eut jusqu’au jour de sa mort des maux de foie, de rate et d’estomac; de plus, du moment où il fut dans les régions d’outre-mer pour prêcher au sultan de Babylone et d’Égypte 4, il 1308 eut une très grave maladie 1 des yeux causée par les peines dues à un voyage épuisant, car il endura de fortes chaleurs à l’aller et au retour. Pourtant, à cause de la ferveur d’esprit qu’il eut depuis le début de sa conversion au Christ, il ne voulut donc pas avoir le souci de se faire soigner pour aucun de ces maux, bien qu’il en eût alors été prié par ses frères et par beaucoup de gens, émus de pitié et de compassion envers lui. Car en raison de la grande douceur et compassion qu’il retirait chaque jour de l’humilité et des traces du Fils de Dieu 2, ce qui était amer pour la chair, il le prenait et le tenait pour doux 3. De fait, il souffrait tant chaque jour des douleurs et des amertumes que le Christ a endurées pour nous, et il s’en mortifiait tant intérieurement et extérieurement qu’il ne se souciait pas des siennes propres.

[Un homme spirituel rencontre François pleurant sur la passion du Christ]

§ 78 [LP 37 b] Peu d’années après sa conversion, un jour qu’il cheminait seul sur la route non loin de l’église Sainte-Mariede-la-Portioncule, il allait donc en se lamentant et en gémissant à voix haute. Comme il cheminait de la sorte, vint à lui un homme spirituel, que nous avons connu et de qui nous avons appris ce fait — un homme qui lui avait beaucoup fait miséricorde et donné beaucoup de consolation, avant qu’il n’eût le moindre frère tout comme par la suite 4. Ému de compassion à son encontre, l’homme lui demanda : «Qu’as-tu, frère?»

Il pensait en effet qu’il souffrait de quelque maladie. Mais François répondit :

«Je devrais aller ainsi par le monde entier en me lamentant et en gémissant, sans honte, sur la passion de mon Seigneur!»

Alors, s’unissant à lui, cet homme se mit à se lamenter et à pleurer avec force.

[Réponse de François à un frère qui l’invite à se faire lire les Écritures]

§79 [LP 38] Une autre fois, à l’époque de sa maladie des yeux, il était donc affligé de telles douleurs qu’un jour un ministre 1 lui dit : «Frère, pourquoi ne te fais-tu pas lire par ton compagnon des passages des prophètes et d’autres Écritures? Ainsi ton esprit exultera-t-il dans 2 le Seigneur et en recevras-tu une très grande consolation.» Le ministre savait en effet qu’il éprouvait beaucoup de joie dans le Seigneur quand il écoutait lire les divines Écritures. Mais il lui répondit : «Frère, je trouve chaque jour tant de douceur et de consolation dans ma mémoire par la méditation de l’humilité des traces du Fils de Dieu 3 que, même si je vivais jusqu’à la fin des siècles, il ne me serait guère nécessaire d’écouter ou de méditer d’autres Écritures.» Souvent donc il se remémorait et disait ensuite aux frères cette parole de David : Mon âme a refusé d’être consolée 4. Pour cette raison, comme bien souvent il disait aux frères qu’il lui fallait être un 1310 modèle et un exemple pour tous les frères 1, pour cela il se refusait à prendre non seulement les médicaments, mais aussi les aliments qui lui étaient nécessaires dans ses maladies 2. C’est parce qu’il observait attentivement ce qui vient d’être dit qu’il était sévère à l’égard de son corps, non seulement quand il paraissait être en bonne santé — encore qu’il ait toujours été faible et malade —, mais aussi dans ses maladies3.

[François confesse en public avoir mangé gras durant une maladie]

§ 80 [LP 39] À une époque où il s’était un peu remis d’une très grave maladie, il réfléchit et il lui sembla qu’il avait bénéficié d’un certain régime de faveur 4 durant cette maladie; pourtant, il avait peu mangé, puisque, à cause de ses nombreuses, diverses et longues maladies, il ne pouvait guère manger. Se levant un jour, alors qu’il n’était pas guéri de la fièvre quarte 5, il fit convoquer le peuple d’Assise sur la place 6 pour une prédication. Quand il eut achevé la prédication, il commanda que personne ne s’en aille tant qu’il ne serait pas revenu auprès d’eux. Il entra dans l’église 1 Saint-Rufin et descendit dans la confession 2 avec frère Pierre de Cattaneo, qui avait été choisi par lui comme premier ministre général 3, et quelques autres frères4; là il commanda 5 à frère Pierre que, quoi qu’il décide de dire de lui-même et de faire, il lui obéisse et ne le contredise pas 6. Et frère Pierre lui répondit : «Frère, je ne peux ni ne dois vouloir rien d’autre que ce qui te plaît, en ce qui nous concerne toi et moi.» Se dépouillant de sa tunique, le bienheureux François commanda à frère Pierre de le conduire avec sa corde au cou, nu, devant le peuple. Il commanda à un autre frère de prendre une écuelle pleine de cendres, de monter à l’endroit où il avait prêché et de projeter et répandre cette cendre sur sa tête 7. Mais ce frère, ému de pitié et de compassion envers lui, ne lui obéit pas 8. Frère Pierre se leva et le conduisit 9 comme il le lui avait 1312 commandé, en se lamentant avec force et les autres frères avec lui 1.

Par suite, lorsqu’il fut revenu, ainsi nu, devant le peuple à l’endroit où il avait prêché, il déclara : «Vous croyez que je suis un saint homme, tout comme d’autres qui, à mon exemple, quittent le monde, entrent dans la religion et embrassent la vie des frères. Mais je confesse à Dieu et à vous que, durant ma maladie, j’ai mangé de la viande et un bouillon à base de viande.» Ils se mirent presque tous à se lamenter, émus de pitié et de compassion pour lui, d’autant qu’il faisait alors un grand froid et un temps d’hiver et qu’il n’était pas encore guéri de sa fièvre quarte. Ils se frappaient la poitrine en s’accusant eux-mêmes et disaient : «Si ce saint s’accuse avec une si grande honte pour une juste et manifeste nécessité du corps 2 — lui dont nous connaissons la vie, que nous voyons vivant dans une chair déjà presque morte à cause de l’excès d’abstinence et d’austérité qu’il a eu contre son corps depuis le début de sa conversion au Christ —, que ferons-nous, misérables que nous sommes, nous qui, tout le temps de notre vie, avons vécu et voulons vivre selon la volonté et les désirs de la chair 3?»

[François se refuse à toute hypocrisie dans le vêtement et la nourriture]

§81 [LP 40] De même, à l’époque où il demeura dans un ermitage pour le carême de la Saint-Martin 4, les frères, à cause de sa maladie, accommodaient-ils au lard les aliments qu’ils lui donnaient à manger, d’autant que l’huile était très contre-indiquée pour ses maladies; or une fois le carême achevé, comme il prêchait à un peuple nombreux assemblé 1 non loin de l’ermitage, il leur dit dans les premiers mots de sa prédication : «Vous êtes venus à moi avec grande dévotion et vous croyez que je suis un saint homme, mais je confesse à Dieu et à vous que, durant ce carême, en cet ermitage, j’ai mangé des aliments accommodés au lard.»

De plus, il arrivait aussi à l’occasion 2 que, si les frères ou les amis des frères, quand il mangeait avec eux, lui avaient parfois confectionné un régime de faveur 3 à cause de ses maladies ou de la nécessité manifeste de son corps 4, aussitôt, dans la maison ou quand il sortait de la maison, il déclarait ouvertement devant les frères et même les séculiers qui ignoraient ce fait : «J’ai mangé tels aliments»; car il ne voulait pas cacher aux hommes ce qui est connu de Dieu. De plus, qu’importe l’endroit où il était ou ceux devant qui il était, religieux ou séculiers : s’il arrivait que son esprit incline vers la vaine gloire, l’orgueil ou quelque autre vice, il s’en confessait aussitôt devant eux, ouvertement et sans voile. Ainsi dit-il un jour à ses compagnons : «Je veux vivre auprès de Dieu, dans les ermitages et les autres lieux où je séjourne, exactement comme si les hommes m’observaient et me voyaient, car, s’ils me croient un saint homme et si je ne menais pas la vie qui convient à un saint, je serais un hypocrite.»

Ainsi un jour d’hiver, à cause de sa maladie de la rate et du froid de son estomac, un des compagnons, qui était son 1314 gardien 1, acquit-il une peau de renard et le pria-t-il de lui permettre de la coudre sous sa tunique au niveau de la rate et de l’estomac, d’autant qu’il régnait alors un grand froid. Or du moment où il commença à servir le Christ jusqu’au jour de sa mort, quel que soit le temps 2, il ne voulut porter ni avoir rien qu’une seule tunique, rapiécée quand il voulait la rapiécer 3. Le bienheureux François lui répondit : «Si tu veux que j’aie cette fourrure à l’intérieur de ma tunique, fais-moi poser et coudre une petite pièce de cette fourrure à l’extérieur de la tunique, pour témoigner aux hommes que, moi, j’ai une fourrure à l’intérieur.» Et il en fut ainsi. Mais il ne la porta pas beaucoup, bien qu’elle lui fût nécessaire à cause de ses maladies.

[François confesse sa vanité après avoir donné son manteau à une vieille femme]

§82 [LP 41] Une autre fois, il parcourait la cité d’Assise et beaucoup de gens l’accompagnaient. Une pauvre petite vieille lui demanda l’aumône pour l’amour de Dieu 4. Aussitôt, il lui donna le manteau qu’il avait sur le dos. Et tout aussitôt, il confessa devant ceux qui l’accompagnaient qu’il en avait eu de la vaine gloire. Nous qui avons été avec lui 5, nous avons vu et entendu de nombreux autres exemples 6 semblables à ceux-ci, mais nous ne pouvons pas les dire, car il serait trop long de les écrire et de les expliquer 7.

En cela, le bienheureux François eut pour suprême et principal souci de ne pas être hypocrite devant Dieu. Bien qu’à cause de sa maladie, un régime de faveur 1 fût nécessaire à son corps, pourtant il considérait donc qu’il se devait de toujours offrir le bon exemple aux frères et aux autres hommes, afin de leur enlever toute occasion de récriminer et tout mauvais exemple; car il préférait endurer patiemment et volontairement les nécessités de son corps 2 — et il les endura jusqu’au jour de sa mort — plutôt que d’y satisfaire, quand bien même il aurait pu le faire sans manquer à Dieu ni au bon exemple.

[Le cardinal Hugolin et frère Élie enjoignent à François de faire soigner ses yeux; à Saint-Damien, il compose le Cantique de frère Soleil]

§ 83 [LP 42] Voyant que le bienheureux François se montrait toujours aussi sévère à l’égard de son corps qu’il l’avait été et d’autant qu’il avait déjà commencé à perdre la lumière de ses yeux et refusait de s’en faire soigner, l’évêque d’Ostie, qui plus tard devint pape 3, lui adressa cette recommandation avec beaucoup de tendresse et de compassion envers lui, en lui disant : «Frère, tu n’agis pas bien en ne te faisant pas assister pour ta maladie des yeux, car ta santé et ta vie sont très utiles à toi et aux autres 4. Car si, pour tes frères malades, tu compatis et es toujours aussi miséricordieux que tu l’as été, tu ne devrais pas être cruel envers toi-même dans une nécessité et une maladie si extrêmes et manifestes. C’est pourquoi je te commande de te faire assister et soigner!» 1316

De même, deux ans avant son décès 1, alors qu’il était déjà gravement malade, en particulier de sa maladie des yeux, et qu’il demeurait à Saint-Damien dans une petite cellule faite de nattes, le ministre général 2, considérant et voyant combien il était tourmenté par sa maladie des yeux, lui commanda de se faire assister et de se laisser soigner 3. En outre, il lui dit qu’il voulait être présent quand le médecin commencerait à le soigner, afin de veiller surtout à ce qu’il se fasse plus sûrement soigner et pour le réconforter, car il en souffrait beaucoup. Mais il régnait alors un grand froid et le temps n’était pas favorable pour appliquer ces soins.

[LP 43] Le bienheureux François coucha là 4 jusqu’à cinquante jours et plus, durant lesquels il ne pouvait voir, de jour, la lumière du jour ni, de nuit, la lumière du feu; mais dans la maison et dans cette cellule, il demeurait toujours dans l’obscurité. De plus, il avait de jour et de nuit de grandes douleurs des yeux, si bien que, de nuit, il ne pouvait presque pas se reposer ni dormir, ce qui était fort néfaste et ajoutait un grand poids à sa maladie des yeux et à ses autres maladies 5. En outre, même si parfois il voulait se reposer et dormir, dans la maison et dans la petite cellule où il gisait, qui était faite de nattes et se dressait dans une partie de la maison 6, il y avait tant de souris qui se déplaçaient en courant sur lui et autour de lui qu’elles ne le laissaient pas dormir. De même l’entravaient-elles beaucoup durant les temps de prière. Et non seulement de nuit, mais aussi de jour, elles le tourmentaient énormément, au point de monter sur sa table même quand il mangeait, si bien que ses compagnons et lui-même considéraient qu’il s’agissait d’une tentation diabolique, ce qui était le cas. Aussi une nuit, voyant qu’il avait tant de tribulations, le bienheureux François fut-il ému de pitié envers lui-même et se dit-il intérieurement :

«Seigneur, viens vite ci mon secours 1 dans mes maladies, pour que je sois capable de les supporter avec patience!»

Et soudain il lui fut dit en esprit :

«Dis-moi, frère : si quelqu’un, en échange de tes maladies et de tes tribulations, te donnait un trésor si grand et précieux que, si toute la terre était de l’or pur, toutes les pierres des pierres précieuses et toute l’eau du baume, pourtant tu ne compterais et ne tiendrais toutes ces choses pour rien, comme si elles n’étaient que ces matières, de la terre, des pierres et de l’eau, en comparaison du grand et précieux trésor qui te serait donné 2, ne te réjouirais-tu pas beaucoup?»

Le bienheureux François répondit :

«Seigneur, ce trésor serait grand et inestimable 3, très précieux et immensément aimable et désirable.»

Et il lui fut dit :

«Eh bien, frère, réjouis-toi bien et exulte dans tes maladies et tes tribulations, car désormais tu dois te sentir en sécurité, comme si tu étais déjà dans mon Royaume.»

Se levant le matin, il dit à ses compagnons :

«Si l’empereur donnait à un de ses serviteurs un royaume entier, celui-ci ne devrait-il pas beaucoup se réjouir? Mais s’il lui donnait tout l’empire, ne se réjouirait-il pas encore bien davantage?»

Il leur dit alors :

«Je dois donc beaucoup me réjouir, dorénavant, dans mes maladies et mes tribulations 4, puiser mon réconfort dans le Seigneur 5 et toujours rendre 1318 grâces à Dieu le Père, à son Fils unique notre Seigneur Jésus-Christ 1 et à l’Esprit saint de m’avoir accordé tant de grâce et de bénédiction; car alors que je suis encore vivant dans la chair, par sa miséricorde il m’a jugé digne, moi son indigne petit serviteur, de recevoir la certitude d’avoir part au Royaume. Aussi, en vue de sa louange, de notre consolation et de l’édification du prochain, je veux faire une nouvelle 2 louange du Seigneur sur ses créatures dont nous usons chaque jour, sans lesquelles nous ne pouvons vivre et en lesquelles le genre humain offense beaucoup le Créateur. Chaque jour nous sommes ingrats face à tant de grâce, car nous n’en louons pas comme nous le devrions notre Créateur et dispensateur de tous biens.»

S’asseyant, il se mit à méditer, puis à dire : «Très haut, tout-puissant, bon Seigneur 3.» Il fit un chant sur ces paroles et l’enseigna à ses compagnons pour qu’ils le disent 4. Son esprit, en effet, était alors plongé dans une si grande douceur et une si grande consolation qu’il voulait envoyer chercher frère Pacifique, qui dans le monde était appelé le «roi des poètes» et fut un très courtois maître de chant 5, et lui donner quelques frères bons et spirituels, pour qu’ils aillent par le monde en prêchant et louant Dieu. Il voulait en effet et demandait que, d’abord, un de ceux qui savaient prêcher prêche au peuple et, après sa prédication, que tous chantent les Louanges du Seigneur comme des jongleurs du Seigneur. Une fois les Louanges achevées, il voulait que le prédicateur dise au peuple : «Nous sommes les jongleurs du Seigneur et la rémunération que nous voulons recevoir de vous, c’est que vous teniez bon dans une vraie pénitence.» Et il ajoutait : «Que sont en effet les serviteurs de Dieu sinon, en quelque sorte, ses jongleurs, qui doivent émouvoir le cœur des hommes et les élever à l’allégresse spirituelle 1?» Et ce faisant, il parlait spécialement des Frères mineurs, qui avaient été donnés au peuple pour son salut.

Les Louanges du Seigneur qu’il fit, à savoir «Très haut, tout-puissant, bon Seigneur», il leur donna le nom de Cantique de frère Soleil, lequel est plus beau que toutes les autres créatures et peut davantage être comparé à Dieu 2. Aussi 3 disait-il :

«Le matin, au lever du soleil, tout homme devrait louer Dieu qui l’a créé, car par lui, de jour, les yeux sont éclairés. Le soir, à la tombée de la nuit, tout homme devrait louer Dieu pour cette autre créature qu’est frère Feu, car par lui, de nuit, nos yeux sont éclairés.»

Et il ajoutait :

«Nous sommes tous comme des aveugles et c’est par ces deux créatures 4 que le Seigneur éclaire nos yeux 5. Aussi, pour celles-ci et pour toutes ses autres créatures dont nous usons chaque jour 6, devons-nous toujours louer 1320 particulièrement le glorieux Créateur lui-même.»

Qu’il soit en bonne santé ou malade, lui-même le fit et continua de le faire avec joie et il exhortait volontiers les autres à louer le Seigneur. De plus, lorsqu’il était terrassé par la maladie, lui-même entonnait les Louanges du Seigneur et les faisait ensuite chanter par ses compagnons, afin de pouvoir oublier, dans la méditation de la louange du Seigneur, l’âpreté de ses douleurs et de ses maladies. Et ainsi fit-il jusqu’au jour de sa mort.

[François ajoute au Cantique de frère Soleil une strophe sur le pardon et amène l’évêque et le podestat d’Assise à faire la paix]

84 [LP 44] A la même époque, comme il gisait malade — les Louanges susdites étaient déjà composées —, celui qui était alors évêque de la cité d’Assise 1 excommunia le podestat d’Assise 2. En retour, enflammé d’indignation contre lui, celui qui était podestat fit proclamer haut et fort un ordre inhabituel par toute la cité d’Assise, interdisant que quiconque vende ou n’achète rien à l’évêque, ni ne passe de contrat avec lui; ainsi se haïssaient-ils violemment l’un l’autre. Le bienheureux François, bien que malade, fut ému de compassion envers eux, d’autant qu’aucun religieux ni séculier ne s’entremettait pour rétablir entre eux la paix et la concorde. Il dit à ses compagnons :

«C’est une grande honte pour vous 1, serviteurs de Dieu, que l’évêque et le podestat se haïssent ainsi l’un l’autre et que personne ne s’entremette pour rétablir entre eux la paix et la concorde.» C’est ainsi qu’en cette occasion, il ajouta à ces Louanges une nouvelle strophe, à savoir :

Loué sois-tu, mon Seigneur,

pour ceux qui pardonnent pour l’amour de toi

et supportent maladies et tribulations.

Heureux ceux qui les supporteront en paix,

car par toi, Très-Haut, ils seront couronnés 2.

Il appela ensuite un de ses compagnons en lui disant : «Va et dis de ma part au podestat de venir à l’évêché avec les magnats et les autres gens de la cité qu’il peut amener avec lui.» Et lorsqu’il partait, il dit à deux autres de ses compagnons : «Allez et, devant l’évêque, le podestat et les autres qui sont avec eux, chantez le Cantique de frère Soleil. Et j’ai confiance dans le Seigneur 3 qu’il ouvrira leurs cœurs à l’humilité et qu’ils feront la paix l’un avec l’autre et reviendront à leur anciennes amitié et affection.» Une fois tout le monde assemblé sur la place de l’enclos de l’évêché, les deux frères se levèrent et l’un d’eux dit : «Le bienheureux François, dans sa maladie, a fait les Louanges du Seigneur sur ses créatures pour sa louange et l’édification du prochain. C’est pourquoi il vous prie de les écouter avec grande dévotion.» Et ainsi se mirent-ils à chanter et à les leur dire. Aussitôt le podestat se leva et, bras et mains jointes, avec grande dévotion comme si c’était l’Évangile du Seigneur et même avec 1322 des larmes, il écouta attentivement. Il avait en effet une grande foi et une grande dévotion dans le bienheureux François 1.

Une fois finies les Louanges du Seigneur, le podestat dit devant tous : «En vérité je vous le dis 2, non seulement je pardonne au seigneur évêque, que je dois tenir pour mon seigneur, mais si quelqu’un avait tué mon frère ou mon fils, je lui pardonnerais aussi.» Et il se jeta alors aux pieds du seigneur évêque en lui disant : «Eh bien, je suis prêt à vous donner satisfaction pour tout, comme il vous plaira, pour l’amour de notre Seigneur Jésus Christ et de son serviteur, le bienheureux François.»

Le prenant dans ses mains, l’évêque le releva et lui dit : «Du fait de mon office, il conviendrait que je sois humble, mais je suis par nature enclin à la colère, c’est pourquoi il faut que tu me pardonnes.» Et avec beaucoup de bienveillance et d’affection, ils s’étreignirent et s’embrassèrent l’un l’autre. Les frères s’émerveillèrent grandement en considérant la sainteté du bienheureux François 3, puisque se vérifia à la lettre ce qu’il avait prédit concernant la paix et la concorde entre eux. Et tous les autres qui étaient présents et qui avaient entendu tinrent pour un grand miracle — qu’ils attribuèrent aux mérites du bienheureux François — le fait que le Seigneur les avait visités aussi rapidement et que, sans remâcher aucune des paroles dites, d’un si grand conflit ils étaient revenus à une si grande concorde.

C’est pourquoi, nous qui avons été avec le bienheureux François, nous rendons témoignage 4 de ce que toujours, quand il prédisait : «Quelque chose est ou sera ainsi», cela se produisait presque à la lettre. Et ce que nous avons vu de nos yeux 1 serait trop long à écrire ou à expliquer 2.

[François compose l’Écoutez, pauvrettes pour la consolation de Claire et de ses sœurs]

§ 85 [LP 45] Durant ces mêmes jours et dans le même lieu, après avoir composé les Louanges du Seigneur sur les créatures, le bienheureux François fit aussi de saintes paroles, accompagnées d’un chant, pour la plus grande consolation des Pauvres Dames du monastère de Saint-Damien, d’autant qu’il savait qu’elles étaient très affectées par sa maladie. Comme il ne pouvait les consoler et les visiter en personne à cause de sa maladie, il voulut leur communiquer ces paroles par ses compagnons. En elles, il voulut leur faire connaître en peu de mots sa volonté, alors et pour toujours : comment elles devaient ne faire qu’une seule âme 3 et vivre dans la charité 4, car c’est grâce à son exemple et à sa prédication, lorsque les frères étaient encore peu nombreux, qu’elles s’étaient converties au Christ 5. Leur conversion et leur conduite sont la gloire et l’édification non seulement de la religion des frères, dont elles sont la petite plante 6, mais aussi de toute l’Église de Dieu 7. Aussi, comme le bienheureux 1324 François savait que, dés le commencement de leur conversion, elles avaient mené et menaient encore une vie extrêmement austère et pauvre, par volonté et par nécessité, son esprit était-il toujours mû d’affection envers elles. Dans ces mêmes paroles, il les priait, puisque le Seigneur les avait assemblées de nombreuses régions pour les unir dans la sainte charité, la sainte pauvreté et la sainte obéissance, de s’employer à toujours vivre ainsi et mourir en celles-ci. Et il les avertissait 1 spécialement de pourvoir avec discernement aux besoins de leurs corps, en usant 2 avec joie et action de grâces des aumônes que le Seigneur leur donnerait, et surtout de se montrer patientes : les bien-portantes, dans les fatigues qu’elles supportaient au service de leurs sœurs malades, et les malades, dans leurs maladies et dans les nécessités qu’elles enduraient 3.

[François se fait soigner les yeux à Fonte Colombo; la courtoisie de frère Feu envers lui; sa révérence envers frère Feu]

§ 86 [LP 46] Comme approchait le moment favorable pour soigner sa maladie des yeux 4, il advint que le bienheureux

François quitta ce lieu 1, bien qu’il fût gravement malade des yeux. Il avait sur la tête un grand capuchon que les frères lui avaient fait et, devant les yeux, un pan de laine et de lin cousu au capuchon, car il ne pouvait regarder ni voir la lumière du jour en raison des grandes douleurs provenant de sa maladie des yeux. Ses compagnons le conduisirent à cheval à l’ermitage de Fonte Colombo près de Rieti, pour prendre conseil d’un médecin de Rieti qui savait traiter les maladies des yeux 2. Lorsque ce médecin y vint, il dit au bienheureux François qu’il voulait faire une cautérisation au-dessus de la mâchoire, jusqu’au sourcil de l’œil qui était le plus malade. Mais le bienheureux François ne voulait pas commencer le traitement avant l’arrivée de frère Élie 3. Comme il l’attendait et que celui-ci n’arrivait pas — car il ne put venir en raison des nombreux empêchements qu’il eut —, le bienheureux François hésitait à commencer le traitement. Mais contraint par la nécessité et surtout par obéissance au seigneur évêque d’Ostie 4 et au ministre général, il décida de leur obéir, bien qu’il lui fût fort difficile d’accepter de tels soins pour lui-même — et pour cette raison, il voulait que ce soit son ministre qui prenne la décision.

[LP 47] Plus tard, une nuit où il ne pouvait dormir en raison des douleurs de ses maladies, pris de pitié et de compassion 1326 pour lui-même, il dit à ses compagnons 1 : «Très chers frères, mes petits enfants 2, qu’il ne vous lasse ni ne vous pèse de souffrir pour ma maladie, car le Seigneur vous restituera pour moi, son pauvre petit serviteur, en ce monde et en celui à venir, tout le fruit des œuvres que vous n’êtes pas en mesure d’accomplir en raison de votre sollicitude pour ma maladie. Vous en obtiendrez même un plus grand gain que ceux qui aident la religion tout entière et la vie des frères 3. Aussi devriez-vous même me dire : “C’est pour toi que nous effectuons nos dépenses et c’est le Seigneur qui, au lieu de toi, sera notre débiteur!”» Le saint père disait cela, car il voulait les aider à surmonter le découragement et la faiblesse de leur esprit 4, de crainte qu’ils ne soient parfois tentés de dire, à l’occasion de ce labeur : «Nous ne sommes plus capables de prier, ni de supporter un si grand labeur» et qu’ils ne soient rendus las et découragés et ne perdent ainsi le fruit de leur labeur.

[LP 48] Le jour arriva où le médecin vint en apportant le fer avec lequel il effectuait les cautérisations pour la maladie des yeux; il avait fait allumer un feu pour chauffer le fer et, une fois le feu allumé, il y mit le fer. Pour réconforter son esprit afin qu’il ne s’effraie pas, le bienheureux François dit au feu : «Mon frère Feu, noble et utile parmi les autres créatures qu’a créées le Très-Haut, sois courtois avec moi en cette heure, car je t’ai chéri par le passé 1 et je te chérirai encore à l’avenir, pour l’amour du Seigneur qui t’a créé. Aussi je prie notre Créateur qui t’a créé 2 de tempérer ta chaleur de sorte que je sois capable de l’endurer.» Et une fois sa prière achevée, il traça le signe de croix sur le feu.

Nous qui étions avec lui 3, nous nous enfuîmes tous, pris de pitié et de compassion 4 envers lui, et seul le médecin demeura avec lui. Une fois la cautérisation effectuée, nous revînmes auprès de lui. Il nous dit : «Peureux! Hommes de peu de foi 5! Pourquoi vous êtes-vous enfuis? En vérité, je vous le dis 6, je n’ai ressenti aucune douleur ni la chaleur du feu. Au contraire, si ce n’est pas bien cuit, qu’on cuise encore mieux 7!»

Le médecin s’en étonna beaucoup et tint cela pour un grand miracle, car il 8 n’avait pas même bougé. Le médecin dit alors : «Mes frères, je vous le dis : non seulement de lui, qui est faible et malade, mais également de celui qui serait fort et sain de corps, je craindrais qu’il ne puisse endurer une si grande cautérisation, ce dont j’ai déjà fait l’expérience chez certains.» De fait, la cautérisation fut longue, s’étendant de l’oreille jusqu’au sourcil de l’œil, à cause de l’abondante humeur qui, chaque jour et depuis des années, coulait jour et nuit en ses yeux. C’est pourquoi, selon l’avis de ce médecin, il fallait inciser toutes les veines de l’oreille jusqu’au sourcil, bien que, selon l’avis 1328 d’autres médecins, cela lui serait tout à fait néfaste — ce qui s’avéra, car cela ne lui profita en rien. De même un autre médecin lui perfora-t-il les deux oreilles, mais cela ne lui profita en rien.

[LP 49] Il n’est pas étonnant que le feu et les autres créatures lui aient parfois témoigné de la révérence. Comme nous qui avons été avec lui 1 l’avons vu, il les chérissait en effet et les révérait d’un si grand amour de charité 2, il trouvait en elles tant de plaisir et son esprit était ému de tant de pitié et de compassion envers elles que, quand quelqu’un ne les traitait pas convenablement, il en était troublé 3». Il leur parlait aussi, avec une allégresse intérieure et extérieure, comme si elles sentaient, comprenaient et exprimaient quelque chose de Dieu 4, de sorte que souvent, en une telle occasion, il était ravi dans la contemplation de Dieu.

Ainsi 5, un jour qu’il était assis 6 à côté d’un feu, à son insu le feu prit-il à ses caleçons de lin près de la jambe. Quand il sentit la chaleur du feu et que son compagnon vit que le feu consumait ses caleçons, ce dernier s’élança en voulant l’éteindre. Mais il lui dit : «Très cher frère, ne fais pas de mal à frère Feu!» Et ainsi ne lui permit-il en aucune façon de l’éteindre 1. L’autre alla aussitôt trouver le frère qui était son gardien 2 et le conduisit au bienheureux François; et ainsi, contre son gré, se mit-il à l’éteindre.

De fait, il ne voulait pas qu’on éteigne chandelle, lampe ou feu, comme il est d’usage quand c’est nécessaire, tant il était ému de piété et d’affection envers le feu. Il ne voulait pas non plus qu’un frère jette au loin les tisons ou les braises 3, comme il est bien souvent d’usage, mais il voulait qu’il les pose simplement par terre, par révérence envers Celui dont le feu est la créature 4.

[François refuse de combattre un feu qui consume sa cellule et de conserver une peau qu’il a soustraite au feu]

87 [LP 50] Une autre fois, quand il fit un carême sur le mont Alverne 5, un jour, alors que son compagnon allumait un feu à l’heure du repas dans la cellule où il mangeait, une fois le feu allumé, il vint trouver le bienheureux François à la cellule où 1330 celui-ci priait et couchait habituellement 1 pour lui lire le saint évangile qui était dit à la messe du jour. Car quand il ne pouvait entendre la messe, le bienheureux François voulait toujours entendre l’évangile du jour 2 avant de manger. Comme le bienheureux François venait pour manger dans la cellule où le feu avait été allumé, la flamme du feu montait déjà jusqu’au faîte de la cellule et le consumait; son compagnon se mit à l’éteindre comme il pouvait, mais il ne le pouvait seul. Or le bienheureux François ne voulait pas l’aider, mais il prit une peau dont il se couvrait la nuit et alla dans la forêt. Les frères du lieu, bien que demeurant loin de la cellule — car celle-ci était éloignée du lieu des frères —, quand ils s’aperçurent que la cellule brûlait, vinrent et l’éteignirent. Le bienheureux François revint ensuite pour manger. Après le repas, il dit à son compagnon : «Je ne veux plus, désormais, avoir sur moi cette peau, car, à cause de mon avarice, je n’ai pas voulu que frère Feu la mange.»

[Amour et révérence de François pour toutes les créatures]

88 [LP 51] De même 3, quand il se lavait les mains, choisissait-il un endroit tel qu’après l’ablution, il ne foule pas l’eau des pieds. Quand il lui fallait marcher sur des pierres, il le faisait avec crainte et révérence, par amour de celui qui est appelé «Pierre» 4. Aussi, quand il disait le verset du psaume où il est dit : Sur la pierre, tu m’as élevé 5, déclarait-il par grande révérence et dévotion : «Sous les pieds de la pierre, tu m’as élevé.»

Au frère qui préparait le bois pour le feu, il disait de ne pas couper tout l’arbre, mais de le couper de telle façon qu’une partie demeure et qu’une autre soit coupée 1 — et il l’ordonna aussi à un frère qui demeurait dans le même lieu que lui. Au frère qui faisait le jardin, il disait aussi de ne pas cultiver tout le terrain du jardin seulement pour les plantes comestibles, mais de laisser une partie du terrain pour qu’elle produise des plantes sauvages qui, en leur temps, produiraient ses sœurs les fleurs 2. Il disait en outre que le frère jardinier devait faire d’une partie du jardin un beau jardinet, en y mettant et plantant toutes sortes de plantes grimpantes 3 et toutes sortes de plantes qui produisent de belles fleurs, pour qu’en leur temps, elles invitent à la louange de Dieu tous ceux qui les verraient, car toute créature dit et proclame : «Dieu m’a faite pour toi, ô homme!»

Nous qui avons été avec lui 4, nous l’avons donc tant vu se réjouir toujours, intérieurement et extérieurement, en à peu près toutes les créatures, les toucher et les regarder avec plaisir, que son esprit paraissait non pas sur terre, mais dans le ciel. Cela est manifeste et vrai, car, en raison des nombreuses consolations qu’il eut et qu’il avait dans les créatures de Dieu, peu avant son décès il composa et fit des Louanges du Seigneur 5 sur ses 1332 créatures en vue d’inciter le cœur de leurs auditeurs à la louange de Dieu, afin que le Seigneur soit loué par tous en ses créatures 6.

[À Rieti, François donne son manteau à une femme souffrant d’une maladie des yeux]

§89 [LP 52] À la même époque, une pauvre petite femme de Machilone 2 vint à Rieti pour une maladie des yeux. Un jour que le médecin venait voir le bienheureux François, il lui dit : «Frère, une femme malade des yeux est venue me trouver, mais elle est tellement pauvrette qu’il me faut l’aider pour l’amour de Dieu 3 et pourvoir à ses dépenses.» En entendant cela, le bienheureux François fut ému de pitié pour elle; appelant à lui un des compagnons qui était son gardien 4, il lui dit : «Frère gardien, il nous faut rendre ce qui est à autrui.» Celui-ci dit : «De quoi s’agit-il, frère?» Et il répondit : «Ce manteau que nous avons reçu en prêt de cette pauvre petite femme malade des yeux, il nous faut le lui rendre 5!» Son gardien lui dit :

«Frère, fais-en ce qui te semblera le meilleur.» Le bienheureux François appela avec joie un homme spirituel qui lui était très intime et lui dit : «Prends ce manteau et avec lui douze pains, va trouver cette pauvre petite femme malade que te montrera le médecin qui la soigne et dis-lui de la sorte : “Le pauvre homme à qui tu as confié ce manteau te remercie du prêt de manteau que tu lui as fait. Prends ce qui est à toi 1.”» Il alla donc et lui répéta tout ce que lui avait dit le bienheureux François. Celle-ci, pensant qu’il se moquait d’elle, lui dit avec crainte et honte : «Laisse-moi en paix 2, car je ne sais pas ce que tu veux dire 3.» Il lui mit alors le manteau et douze pains dans les mains 4. Se rendant compte qu’il disait vrai, la femme l’accepta en tremblant et le cœur exultant 5; puis, craignant que cela ne lui soit repris, elle se leva secrètement durant la nuit et retourna joyeusement en sa maison. En outre, le bienheureux François avait aussi dit à son gardien de pourvoir chaque jour à ses dépenses, pour l’amour de Dieu, tant qu’elle demeurerait là.

De fait, nous qui avons été avec le bienheureux François, nous rendons témoignage 6 à son sujet de ce qu’en bonne santé ou malade 7, il était d’une si grande charité et pitié non seulement à l’égard de ses frères, mais aussi à l’égard des pauvres, bien portants et malades, qu’il offrait aux autres avec beaucoup 1334 d’allégresse intérieure et extérieure les biens nécessaires à son corps, que les frères 1 se procuraient parfois avec beaucoup de sollicitude et de dévotion, après nous avoir amadoués pour que nous n’en soyons pas troublés; et il en privait son corps, même s’ils lui étaient fort nécessaires.

À cause de cela, le ministre général et son gardien 2 lui avaient commandé de ne donner sa tunique à aucun frère sans leur permission. Car des frères, en raison de la dévotion qu’ils avaient pour lui, la lui demandaient parfois et il la leur donnait aussitôt. Ou bien lui-même, quand il voyait quelque frère en mauvaise santé ou mal vêtu, tantôt lui donnait parfois sa tunique et tantôt la partageait, donnant une partie et conservant l’autre, car il ne portait et ne voulait avoir qu’une seule tunique 3.

[Facilité et détachement avec lesquels François offrait sa tunique]

§90 (LP 53] Ainsi, un jour qu’il parcourait une province en prêchant, advint-il que deux frères français le rencontrèrent et reçurent de lui une très grande consolation. À la fin, par dévotion, ils lui demandèrent sa tunique «pour l’amour de Dieu» 4. Aussitôt qu’il entendit «amour de Dieu», il se dépouilla de sa tunique, restant nu pendant quelque temps. C’était en effet l’habitude du bienheureux François, lorsque quelqu’un lui disait : «Pour l’amour de Dieu, donne-moi ta tunique ou ta corde» ou quelque chose qu’il avait, de la donner aussitôt, par révérence pour ce Seigneur qui est appelé «amour» 1. De plus, cela lui déplaisait beaucoup et il réprimandait pour cela 2 les frères lorsqu’il les entendait invoquer «l’amour de Dieu» pour n’importe quel sujet. Il disait en effet : «L’amour de Dieu est si immensément haut qu’il ne doit être invoqué que rarement, seulement en cas de grande nécessité et avec beaucoup de révérence.» Alors un des frères se dépouilla de sa tunique et la lui donna 3.

Bien souvent, en effet, quand il donnait à quelqu’un sa tunique ou une partie de celle-ci, il endurait pour cela une grande nécessité et de grands tourments, car il ne pouvait de sitôt en retrouver ou en faire faire une autre, d’autant qu’il voulait toujours avoir et porter une pauvre petite tunique, faite de pièces d’étoffe — et parfois il la voulait rapiécée à l’intérieur et à l’extérieur 4. Car il voulait rarement, voire jamais, avoir ou porter une tunique d’étoffe neuve, mais il acquérait de quelque frère la tunique qu’il avait portée durant de nombreux jours et, quelquefois même, il recevait d’un frère une partie de sa tunique et d’un autre le reste. À l’intérieur, il est vrai, à cause de ses nombreuses maladies et des froidures 5, il la rapiéçait parfois avec de l’étoffe neuve.

Il s’en tint à ce degré de pauvreté dans ses vêtements et l’observa jusqu’à l’année où il migra 6 vers le Seigneur. Ce n’est que peu de jours avant son décès, parce qu’il était hydropique, presque entièrement déshydraté 7 et en raison des nombreuses1336 autres maladies qu’il avait, que les frères lui firent plusieurs tuniques afin de le changer de tunique, de nuit comme de jour, quand c’était nécessaire.

[François découd une pièce d’étoffe de sa tunique pour la donner à un pauvre]

§91 [LP 54] Une antre fois, un petit pauvre avec de pauvres petits vêtements vint a un ermitage des frères et, pour l’amour de Dieu, demanda aux frères quelque pauvre petite pièce d’étoffe. Le bienheureux François dit à un frère de chercher par la maison s’il ne trouverait pas quelque morceau ou pièce d’étoffe pour lui donner. Le frère parcourut la maison et dit qu’il n’en avait pas trouvé. Afin que le pauvre ne retourne pas les mains vides 1, le bienheureux François alla en secret — à cause de son gardien, pour qu’il ne lui interdise pas — prendre un couteau et, s’asseyant en un lieu secret, il se mit a ôter une pièce de sa tunique, qui était cousue à l’intérieur de la tunique 2, voulant la donner en secret au pauvre. Mais sitôt que son gardien comprit ce qu’il voulait faire 3, il alla le trouver et lui interdit de rien donner, d’autant qu’il faisait alors grand froid et qu’il était très malade et frigorifié. Mais le bienheureux François lui dit : «Si tu veux que je ne lui donne pas, il faut absolument que tu fasses donner quelque pièce d’étoffe au frère pauvre!» Et ainsi, à l’instigation du bienheureux François, les frères lui donnèrent-ils un morceau de leurs vêtements.

Quand les frères lui attribuaient quelque manteau, soit qu’il aille par le monde en prêchant à pied ou à dos d’âne — en effet, après qu’il fut tombé malade, il n’était plus capable d’aller à pied et, pour cette raison, il lui fallait parfois aller à dos d’âne, car il ne voulait monter à cheval qu’en cas de stricte et très grande nécessité 1, et cela peu avant sa mort, une fois qu’il devint très malade —, soit qu’il reste en quelque lieu, il ne voulait l’accepter qu’à la condition que, si quelque pauvre petit homme croisait son chemin ou venait le trouver, il puisse lui donner ce manteau, lorsque son esprit lui rendait témoignage 2 que ce manteau lui était manifestement nécessaire.

[À Rivo Torto, François demande au troisième frère de donner son manteau à un pauvre]

§92 [LP 55] A une époque, au tout début de la religion, alors qu’il demeurait à Rivo Torto avec les deux frères qu’il avait alors, voici qu’un homme 3, qui fut le troisième frère, quitta le monde pour partager sa vie 4. Comme il demeurait ainsi pendant quelques jours, vêtu des habits qu’il avait apportés du monde 5, il advint qu’un petit pauvre vint en ce lieu et demanda l’aumône au bienheureux François. Le bienheureux François dit à celui qui fut le troisième frère : «Donne ton manteau au frère 1338 pauvre!» Et aussitôt, avec grande allégresse, il le retira de son dos et le lui donna. Et il lui sembla qu’à cette occasion, le Seigneur avait aussitôt infusé en son cœur une grâce nouvelle, lui qui avait donné avec joie 1 son manteau à un pauvre 2.

[À la Portioncule. François fait donner le Nouveau Testament avec lequel prient les frères à la pauvre mère de deux frères]

§93 [LP 56] A une autre époque, comme il demeurait à l’église Sainte-Marie-de-la-Portioncule, une pauvre petite vieille femme qui avait deux fils dans la religion des frères vint en ce lieu et demanda quelque aumône au bienheureux François, d’autant que, cette année-là, elle n’avait pas de quoi pouvoir vivre. Le bienheureux François dit à frère Pierre de Cattaneo, qui était alors ministre général 3 : «N’avons-nous pas quelque chose que nous puissions donner à notre mère?» Car il disait que la mère d’un frère était sa mère et celle de tous les autres frères de la religion. Frère Pierre lui répondit : «Dans la maison, nous n’avons rien que nous puissions lui donner, surtout qu’elle voudrait une aumône telle qu’elle puisse en avoir ce qui est nécessaire à son corps. Dans l’église nous avons seulement un Nouveau Testament, dans lequel nous lisons les lectures à matines.» De fait, à cette époque, les frères n’avaient pas de bréviaires ni beaucoup de psautiers 4. Alors le bienheureux François lui dit : «Donne le Nouveau Testament à notre mère : qu’elle le vende pour pourvoir à sa nécessité. Je crois fermement que cela plaira davantage au Seigneur et à la bienheureuse Vierge sa mère 1 que si vous lisiez dedans.» Et ainsi le lui donna-t-il.

On peut, en effet, dire et écrire du bienheureux François ce qui est dit et lu du bienheureux Job : La compassion est sortie du sein de ma mère et a grandi avec moi 2. C’est pourquoi, pour nous qui avons été avec lui 3, il serait long d’écrire et de conter non seulement ce que nous avons appris par d’autres de sa charité et de sa pitié envers les pauvres 4, mais même ce que nous avons vu de nos yeux 5.

[Du bétail est guéri par de l’eau ayant lavé les mains et les pieds de François]

§94 [LP 57] À la même époque, alors que le bienheureux François demeurait à l’ermitage Saint-François 6 de Fonte Colombo, il advint qu’une maladie bovine, qui est communément appelée «basabove» 7, dont nulle bête ne réchappe d’ordinaire, s’abattit sur les bovins de Saint-Élie 8 qui est situé à proximité de cet ermitage, si bien que tous tombèrent malades et commencèrent à mourir.

Or une nuit, il fut dit en vision à un homme spirituel de ce village : «Va à l’ermitage où demeure le bienheureux François, procure-toi de l’eau ayant lavé ses mains et ses pieds, et 1340 asperges-en tous les bœufs : ils seront aussitôt délivrés.» L’homme se leva de bon matin, alla à l’ermitage et dit tout cela aux compagnons du bienheureux François. Ceux-ci, à l’heure du repas, recueillirent dans un vase l’eau ayant lavé ses mains; le soir aussi, ils lui demandèrent de se laisser laver les pieds, sans lui dire un mot sur le sujet. Et ainsi donnèrent-ils ensuite à cet homme l’eau ayant lavé les mains et les pieds du bienheureux François. Celui-ci l’emporta et il aspergea comme avec de l’eau bénite les bœufs qui gisaient presque morts et tous les autres. Et aussitôt, par la grâce du Seigneur et les mérites du bienheureux François, tous furent délivrés — à cette époque, le bienheureux François avait des cicatrices aux mains, aux pieds et au côté 1.

[À Rieti, un signe de croix tracé par François guérit le clerc Gédéon]

§ 95 [LP 58] En ces mêmes temps, comme le bienheureux François était malade d’une maladie des yeux et demeurait pour quelques jours dans le palais de l’évêque de Rieti 2, un clerc du diocèse de Rieti nommé Gédéon 1, homme très mondain, était resté couché pendant de nombreux jours, malade d’une très grave maladie et de très grandes douleurs aux reins 2, de sorte qu’il ne pouvait se mouvoir ni se retourner dans son lit sans assistance; il ne pouvait se lever et marcher que porté par plusieurs personnes et, quand on le portait, il allait courbé et presque recroquevillé à cause de ses douleurs aux reins, car il ne pouvait se redresser totalement. Un jour qu’il se faisait porter devant le bienheureux François, il se jeta à ses pieds en le priant avec beaucoup de larmes de faire sur lui le signe de croix. Le bienheureux François lui dit : «Comment te signerai je, alors que, depuis longtemps, tu as toujours vécu selon les désirs de la chair 3, sans considérer ni craindre les jugements de Dieu 4?» Mais en le voyant ainsi affligé par cette grave maladie et ces grandes douleurs, il fut ému de pitié envers lui et lui dit : «Moi, je te signe au nom du Seigneur. Mais s’il plaît au Seigneur de te délivrer, toi, prends garde de ne pas retourner à ton vomissement 5. Car en vérité je te le dis 6, Si tu retournes à ton vomissement, des maux pires que les premiers 7 s’abattront sur toi et tu encourras un jugement très dur à cause de tes péchés, de tes ingratitudes et de tes ignorances de la bienveillance du Seigneur.» Et sitôt que le bienheureux François eut tracé sur lui le signe de croix, il 8 se redressa et se leva, intérieurement 1342 délivré. Quand il se redressa, les os de ses reins retentirent comme si quelqu’un brisait du bois sec avec ses mains.

Quelques années plus tard, comme il retournait à son vomissement et n’observait pas ce que le Seigneur lui avait dit par son serviteur François, il arriva qu’un jour, alors [qu’il dînait dans la maison d’un autre chanoine son confrère et que, cette nuit-là, il dormait au même endroit 2, soudain le toit de la maison s’écroula sur tout le monde. Tandis que tous échappèrent à la mort, seul le malheureux fut atteint et tué.

[François enseigne à des chevaliers d’Assise à demander l’aumône; il prise tant la pratique de l’aumône pour l’amour de Dieu qu’il refuse d’y renoncer lorsqu’il est invité]

§96 [LP 59] Après son retour de Sienne et des Celles de Cortone 3, le bienheureux François vint à l’église Sainte-Mariede-la-Portioncule et alla ensuite, pour y séjourner, au lieu de Bagnara, au-dessus de la cité de Nocera 4 : là, une maison pour les frères avait été récemment construite, où des frères résidaient. Il y demeura durant de nombreux jours 5. Et parce que ses pieds et même ses jambes s’étaient déjà mis à enfler à cause de la maladie d’hydropisie, il y tomba très malade. Quand les gens d’Assise apprirent qu’il y était malade, quelques chevaliers d’Assise vinrent en hâte en ce lieu pour l’emmener à Assise, de crainte qu’il n’y meure et que d’autres n’aient son très saint corps 1. Tandis qu’ils l’emmenaient malade, il advint qu’ils firent halte dans un bourg fortifié du contado d’Assise 2, voulant y prendre le repas. Le bienheureux François, avec ses compagnons, s’arrêta dans la maison d’un homme qui l’accueillit avec beaucoup de joie et de charité. Les chevaliers, de fait, parcoururent le bourg fortifié pour s’acheter les biens nécessaires à leur corps, mais ils n’en trouvèrent pas. Revenus auprès du bienheureux François, ils lui dirent presque en plaisantant : «Frère, il faut que vous nous donniez de vos aumônes, car nous ne pouvons rien trouver à acheter!» Le bienheureux François leur dit avec une grande ferveur d’esprit : «C’est parce que vous mettez votre confiance en vos mouches 3, c’est-à-dire en vos deniers, et non en Dieu 4 que vous n’avez rien trouvé. Mais retournez aux maisons par lesquelles vous êtes allés en demandant à acheter; et n’ayez pas honte, mais demandez-leur des aumônes pour l’amour de Dieu et l’Esprit saint les inspirera et vous trouverez en abondance.» Ils allèrent donc demander des aumônes, comme le saint père le leur avait dit, et, avec une très grande joie, ces hommes et ces femmes leur offrirent en abondance de ce qu’ils avaient. Tout joyeux, ils revinrent trouver le bienheureux François en lui racontant ce qui leur était arrivé 5. Aussi tinrent-ils cela pour un grand miracle, en constatant que ce qu’il leur avait prédit s’était vérifié à la lettre.

[LP 60] 6 Le bienheureux François tenait en effet cela pour une très grande noblesse, dignité et courtoisie selon Dieu et aussi 1344 selon le monde, à savoir demander des aumônes pour l’amour du Seigneur Dieu, puisque, après le péché, tous les biens que le Père céleste a créés pour l’usage de l’homme sont concédés gratuitement, à titre d’aumône, aux dignes et aux indignes 1, en raison de l’amour de son Fils bien-aimé. Aussi le bienheureux François disait-il que 2 le serviteur de Dieu doit demander des aumônes pour l’amour du Seigneur Dieu plus volontiers et avec plus de joie que celui qui, en raison de sa courtoisie et de sa largesse 3, quand il veut acheter quelque chose, irait dire : «Quiconque me donnera une piécette, je lui donnerai cent marcs d’argent 4, voire mille fois plus.» Car le serviteur de Dieu offre l’amour de Dieu, que mérite l’homme qui fait les aumônes, en comparaison duquel toutes les choses qui sont en ce monde et même celles qui sont dans le ciel ne sont rien 5.

Ainsi, avant que les frères se fussent multipliés et également après qu’ils se furent multipliés 1, quand le bienheureux François parcourait le monde en prêchant, lorsqu’un homme noble et riche l’invitait avec dévotion à manger dans sa maison et à loger chez lui — car en ce temps-là, dans nombre de cités et de bourgs fortifiés où il allait prêcher, il n’y avait pas de lieux des frères —, il allait à l’aumône à l’heure du repas 2; bien qu’il sût que celui qui l’invitait avait préparé en abondance, pour l’amour du Seigneur Dieu, tout ce qui était nécessaire à son corps, il faisait cependant ainsi pour donner le bon exemple aux frères et pour la noblesse et la dignité de dame Pauvreté. Il disait parfois à celui qui l’avait invité : «Moi, je ne veux pas abandonner ma dignité royale, mon héritage 3, ma vocation, ma profession et celle des Frères mineurs, à savoir aller à l’aumône, même si je ne rapportais pas plus de trois aumônes, car je veux exercer mon office.» Et malgré son hôte 4, il allait ainsi aux aumônes et celui qui l’avait invité allait avec lui et, recueillant les aumônes que recevait le bienheureux François, il les conservait comme reliques, par dévotion pour lui. Celui qui a écrit a vu cela bien souvent et en a rendu témoignage 5.

[Invité chez le cardinal Hugolin, François va quêter son repas; il chasse un «frère Mouche» de Rivo Torto)

1346 §97 JLP 61] Un jour en outre, comme il rendait visite au seigneur évêque d’Ostie qui fut ensuite pape 1, à l’heure du repas il alla aux aumônes, presque à la dérobée à cause du seigneur évêque. Quand il revint. le seigneur évêque était assis à table et mangeait, d’autant qu’il avait alors invité à manger des chevaliers, ses parents 2. Le bienheureux François posa ses aumônes sur la table du seigneur évêque et vint à table à côté de lui, car le seigneur évêque voulait toujours que, lorsque le bienheureux François était chez lui à l’heure du repas, il soit assis à côté de lui. Le seigneur évêque fut donc quelque peu honteux de ce que François soit allé à l’aumône, mais il ne lui dit rien, surtout à cause des convives. Après que le bienheureux François eut quelque peu mangé, il prit de ses aumônes et, de la part du Seigneur Dieu, en remit un peu à chacun des chevaliers et chapelains du seigneur évêque 3. Ceux-ci en reçurent tous à égalité avec grande dévotion; les uns mangèrent l’aumône, les autres la mirent de côté par dévotion pour lui. De plus, en recevant ces aumônes, ils retiraient leurs coiffes 4 par dévotion à saint François. Et le seigneur évêque se réjouit donc de leur dévotion, d’autant que ces aumônes n’étaient pas de pain de froment 1.

Après le repas, le seigneur évêque se leva et entra dans sa chambre, en emmenant avec lui le bienheureux François. Levant les bras, il embrassa le bienheureux François avec une joie et exultation extrême, en lui disant : «Pourquoi, mon frère tout simple 2, m’as-tu fait honte, du fait que dans ma maison, qui est la maison de tes frères 3, tu sois allé aux aumônes?» Le bienheureux François lui répondit : «Au contraire, seigneur, je vous ai témoigné un grand honneur 4; car quand un sujet exerce et accomplit son office et son obéissance envers son seigneur, il fait honneur à son seigneur et à son prélat.» Et il lui dit : «Il me faut être un modèle et un exemple pour vos pauvres 5, d’autant que je sais que, dans la vie et dans la religion des frères, il y a et il y aura des frères mineurs par le nom et par les actes qui, par amour du Seigneur Dieu et par l’onction de l’Esprit saint 6, qui les instruit et les instruira de toutes choses 7, s’humilieront jusqu’à toute humilité 8, soumission et service 9 de leurs frères. Il 1348 y en a et il y en aura aussi parmi eux qui, retenus par la honte et par le mauvais usage 1, dédaignent et dédaigneront de s’humilier, de s’abaisser à aller aux aumônes et de faire ce type d’œuvres serviles. C’est pourquoi il me faut instruire en actes ceux qui sont et seront dans la religion pour qu’ils soient inexcusables 2 devant Dieu en ce monde et dans le monde futur. Aussi, quand je me trouve cher vous, qui êtes notre seigneur et pape 3, et chez des magnats et riches selon le monde qui, par amour du Seigneur Dieu, avec beaucoup de dévotion, non seulement me reçoivent dans leurs maisons, mais même m’y forcent, je ne veux pas avoir honte d’aller aux aumônes. Bien plus, je veux avoir et tenir cela selon Dieu pour une grande noblesse, une dignité royale et un honneur de ce souverain roi, lui qui, bien qu’il soit le maître de tout 4, a voulu devenir pour nous le serviteur de tous 5 et, bien qu’il fût riche 6 et glorieux dans Sa Majesté, pauvre et méprisé, est venu dans notre humanité 7. Je veux donc que les frères qui sont et seront sachent que je tiens pour une plus grande consolation de l’âme et du corps de m’asseoir à une pauvre petite table des frères et de voir devant moi de pauvres petites aumônes recueillies de porte en porte pour l’amour du Seigneur Dieu, que de m’asseoir à votre table et à celle d’autres seigneurs, abondamment parée de toutes les nourritures, bien qu’elles me soient offertes avec beaucoup de dévotion. Car le pain de l’aumône est un pain saint, que sanctifient la louange et l’amour de Dieu. puisque, quand un frère va à l’aumône, il doit commencer par dire : “Loué et béni soit le Seigneur Dieu 1!”; et ensuite il doit dire : “Faites-nous des aumônes pour l’amour du Seigneur Dieu 2!”» Le seigneur évêque fut très édifié par l’allocution, du saint père et il lui dit : «Fils, ce qui est bon à tes yeux, fais-le 3, car le Seigneur est avec toi 4 et toi avec lui.»

[LP 62] La volonté du bienheureux François était en effet — et il le dit bien souvent — qu’un frère ne devait pas rester longtemps sans aller à l’aumône pour ne pas avoir honte d’y aller par la suite. Mieux : plus un frère avait été noble et grand dans le monde, plus il en était édifié et se réjouissait quand celui-ci allait à l’aumône et faisait ce type d’œuvres serviles pour le bon exemple. C’est ainsi qu’on faisait dans le temps ancien 5.

Ainsi, au tout début de la religion, quand les frères demeuraient à Rivo Torto, y avait-il parmi eux un frère qui priait peu, ne travaillait pas et ne voulait pas aller à l’aumône, car il avait honte, mais qui mangeait bien. C’est pourquoi, considérant cela, le bienheureux François fut instruit par l’Esprit saint que c’était

1350 un homme charnel 1; aussi lui dit-il : «Va ton chemin, frère Mouche 2, car tu veux manger le travail de tes frères et tu veux être oisif clans l’œuvre de Dieu 3 comme frère Bourdon, qui ne veut pas récolter ni travailler et qui mange le travail et la récolte des bonnes abeilles.» Il alla ainsi son chemin et, parce qu’il était charnel, il n’implora pas miséricorde.

[François honore un frère qui revient joyeux de l’aumône]

§98 (LP 63] Une autre fois, un homme spirituel revenait un jour d’Assise à l’église Sainte-Marie-de-la-Portioncule avec des aumônes, alors que le bienheureux François était là. Comme il arrivait par le chemin près de l’église, il se mit à louer Dieu à haute voix, avec beaucoup de gaieté. En l’entendant, le bienheureux François sortit aussitôt pour aller vers lui sur la route; il se porta à sa rencontre et, avec grande allégresse, baisa l’épaule sur laquelle il portait la besace avec les aumônes. Prenant la besace de son épaule, il la plaça sur son épaule et la porta dans la maison des frères; et il dit devant les frères : «C’est ainsi que je veux que mon frère aille à l’aumône et en revienne : dans l’allégresse et joyeux!»

[À l’approche de la mort, François manifeste une grande joie; rappel d’une vision de frère Élie à Foligno]

§ 99 [LP 64] Comme le bienheureux François gisait très malade dans le palais de l’évêché d’Assise 4 dans les jours qui suivirent son retour du lieu de Bagnara 5, le peuple d’Assise, craignant que, si le saint mourait de nuit, les frères n’emportent en secret, à son insu, le saint corps et l’ensevelissent dans une autre cité, décida qu’il serait étroitement gardé de nuit par des hommes qui feraient la ronde autour du mur du palais. Le bienheureux François, bien qu’il fût très malade 1, afin de consoler pourtant son esprit de peur que, parfois, il ne défaille en raison de ses grandes et multiples maladies, faisait souvent chanter de jour, par ses compagnons, les Louanges du Seigneur 2 qu’il avait lui-même faites longtemps auparavant, dans sa maladie 3. De même les faisait-il aussi chanter 4 de nuit, surtout pour l’édification des gardes 5 qui veillaient de nuit à l’extérieur du palais à cause de lui.

Comme frère Élie constatait que le bienheureux François, soumis à une si grave maladie, se réconfortait et se réjouissait ainsi dans le Seigneur, il lui dit un jour : «Très cher frère 6, je suis bien consolé et édifié par toute la joie que tu manifestes pour toi et tes compagnons dans une si grande affliction et maladie. Mais bien que les gens de cette cité te vénèrent comme un saint dans la vie et dans la mort, pourtant parce qu’ils croient fermement qu’à cause de ta grande et incurable maladie tu es tout proche de mourir, en entendant de la sorte chanter les Louanges, ils pourraient penser et se dire en eux-mêmes : 1352 “Comment se fait-il qu’il montre une si grande joie, lui qui est proche de la mort? Il devrait, en effet, penser à la mort.”» Le bienheureux François lui dit : «Te souviens-tu de la vision que tu as vue à Foligno 1 et que tu m’as rapportée : quelqu’un te disait que je ne devais vivre que deux ans? Avant que tu voies cette vision, par la grâce du Saint-Esprit qui inspire dans le cœur 2 et met dans la bouche 3 de ses fidèles tout bien, souvent de jour et de nuit, je considérais ma fin 4. Mais à partir du moment où tu as eu la vision, chaque jour j’ai eu davantage le souci de considérer le jour de ma mort.» Et il dit avec grande ferveur d’esprit : «Frère, laisse-moi me réjouir dans le Seigneur 5 et dans ses louanges, dans mes maladies 6; car avec l’aide de la grâce du Saint-Esprit, je suis à ce point uni et conjoint à mon Seigneur que, par sa miséricorde, je puis bien me réjouir dans le Très-Haut lui-même!»

[Ayant confirmation qu’il va bientôt mourir, François s’écrie : «Bienvenue, ma sœur Mort!»]

§100 [LP 65] Une autre fois en ces jours-là, un médecin nommé Bonjean de la cité d’Arezzo, qui était connu et familier du bienheureux François, lui rendit visite dans ce même palais. Le bienheureux François l’interrogea sur sa maladie, en disant : «Que penses-tu, frère Jean 7, de ma maladie d’hydropisie 8?»

Le bienheureux François, en effet, ne voulait pas nommer quiconque était appelé «Bon», par révérence pour le Seigneur qui a dit : Nul n’est bon que Dieu seul 1. De même, [il ne voulait nommer personne «père» ou «maître» 2] ni l’écrire dans les lettres 3, par révérence pour le Seigneur qui a dit : N’appelez personne sur terre votre «père» et ne vous faites pas appeler «maître» 4, etc. Le médecin lui dit : «Frère, par la grâce du Seigneur, tout ira bien 5 pour toi.» Il ne voulait pas dire, en effet, qu’il devait mourir d’ici peu. Le bienheureux François lui dit derechef : «Dis-moi la vérité : que t’en semble-t-il? Ne crains pas, car, par la grâce de Dieu, je ne suis pas un couard pour craindre la mort, car, avec l’aide du Seigneur, par sa miséricorde et sa grâce je suis à ce point conjoint et uni à mon Seigneur que je suis aussi content de mourir que de vivre et inversement 6.» Le médecin lui dit alors clairement : «Père, selon notre médecine, ta maladie est incurable et tu mourras ou bien à la fin du mois de septembre 7 ou bien le quatrième jour avant les nones d’octobre.» Le bienheureux François, comme il gisait malade au lit, dit avec une très grande dévotion et révérence, les bras et les mains tendues vers le Seigneur 8 avec une 1354 grande allégresse spirituelle et corporelle 1 : «Bienvenue, ma sœur Mort 2!»

[François expose sa volonté à frère Richer; le sens de l’appellation «Frères mineurs»; les frères délaissent les préceptes de pauvreté que François a inscrits dans la Règle]

§101 [LP 66] 4 Frère Richer 5 de la Marche d’Ancône, noble par la parenté, mais plus noble par la sainteté, que le bienheureux François chérissait d’une grande affection, rendit un jour visite au bienheureux François en ce même palais 6. Entre autres paroles sur la religion et l’observance de la Règle dont il parla avec le bienheureux François, il l’interrogea aussi sur ce qui suit, en disant 1 : «Dis-moi, père, l’intention que tu as eue au début, quand tu as commencé à avoir des frères, et l’intention que tu as aujourd’hui et que tu crois avoir jusqu’au jour de ta mort, pour que je puisse être assuré 2 de ton intention et de ta volonté première et dernière : est-ce que nous, frères clercs, qui avons tant de livres 3, pouvons les avoir, bien que nous disions qu’ils appartiennent à la religion?» Le bienheureux François lui dit : «Je te dis, frère, que telle fut et est ma première et dernière intention et volonté : si les frères m’avaient cru, tout frère ne devrait rien avoir que l’habit, comme notre Règle nous le concède, avec la ceinture et les caleçons 4.»

[LP 67] Aussi dit-il un jour 5 : «La religion et la vie des Frères mineurs est un petit troupeau 6 que le Fils de Dieu, en cette toute dernière heure 7, a demandé à son Père céleste en disant : “Père, je voudrais que tu fasses et me donnes un peuple nouveau et humble en cette toute dernière heure 8, qui serait différent en humilité et pauvreté de tous les autres qui ont précédé et qui se 1356 contenterait de n’avoir que moi seul.” Et le Père répondit à son Fils bien-aimé : “Fils, ce que tu as demandé est fait.”»

Aussi le bienheureux François disait-il que, pour cette raison, le Seigneur a voulu 1 qu’ils soient appelés «Frères mineurs», car c’est le peuple 2 que le Fils de Dieu a demandé à son Père. Le Fils de Dieu lui-même dit d’eux dans l’Évangile : Ne craignez pas, petit troupeau, car il a plu à votre Père de vous donner le Royaume 3. Et encore : Ce que vous avez fait à un de ces plus petits de mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait 4. Car bien que l’on comprenne que le Seigneur avait dit 5 cela de tous les pauvres spirituels, toutefois il a surtout prédit ainsi la religion des Frères mineurs qui devait venir dans son Église 6. Aussi, comme il avait été révélé au bienheureux François qu’elle devait être appelée «religion des Frères mineurs», ainsi fit-il écrire dans la première Règle lorsqu’il la porta devant le seigneur pape Innocent III 8; et celui-ci l’approuva, la lui concéda et l’annonça ensuite à tous en conseil 9.

De même, le Seigneur lui révéla aussi la salutation que devaient faire les frères, comme il 1 fit écrire dans son Testament 2 en disant : «Comme salutation, le Seigneur me révéla que je devais dire : “Que le Seigneur te donne la paix!” 3» Aussi, au tout début de la religion, alors que le bienheureux François allait avec un frère qui fut un des douze premiers, ce frère saluait hommes et femmes sur la route et ceux qui étaient dans les champs en disant : «Que le Seigneur vous donne la paix 4!» Et parce que les gens n’avaient jusque-là entendu faire une telle salutation par aucun religieux, ils s’en étonnaient fort. Bien plus, comme avec indignation, certaines personnes leur disaient : «Que veut dire pareille salutation 5?» De sorte que ce frère se mit à en éprouver beaucoup de honte. Aussi demanda-t-il au bienheureux François : «Frère, laisse-moi dire une autre salutation.» Le bienheureux François lui dit : «Laisse-les dire, car ils ne perçoivent pas les choses qui sont de Dieu 6. Mais n’en éprouve pas de honte, car je te dis, frère, qu’un jour des nobles et des princes de ce monde manifesteront de la révérence à toi et 1358 aux autres frères pour cette sorte de salutation 1.» Et le bienheureux François dit : «N’est-ce pas une grande chose si le Seigneur veut avoir tin pauvre petit peuple parmi tous les autres qui ont pr6cédé, qui se contenterait de n’avoir que lui seul, très haut et glorieux?»

[LP 68] 2 Si quelque frère voulait demander pourquoi le bienheureux François, en son temps, n’a pas fait observer aux frères une pauvreté aussi stricte qu’il a dite à frère Richer et n’a pas ordonné qu’elle doive être observée, nous qui avons été avec lui 3 répondrions à cela comme nous avons entendu de sa bouche 4; car lui-même dit aux frères cela et de très nombreuses autres choses, et il a aussi fait écrire dans la Règle beaucoup de choses que, dans la prière assidue et la méditation, il demandait au Seigneur pour le bénéfice de la religion, affirmant qu’elle était entièrement la volonté du Seigneur. Mais comme il leur montrait ces choses, elles leur paraissaient après cela pesantes et insupportables 5, car ils ignoraient alors ce qui allait survenir clans la religion après sa mort. Et parce qu’il craignait beaucoup le scandale chez lui ou chez les frères 6, il ne voulait pas s’opposer â eux, mais il accédait — bien malgré lui — à leur volonté et s’excusait devant le Seigneur. Mais pour que ne retourne pas vide au Seigneur la parole acte Celui-ci mettait dans sa bouche 7 pour l’utilité des frères, il voulait l’accomplir en lui, peur en obtenir une récompense du Seigneur 1; et finalement, il trouvait la paix en cela et son esprit était consolé.

[L’opposition des ministres à François concernant la possession des livres et la pratique de la pauvreté]

§102 [LP 69] À l’époque donc où il revint des régions d’outre-mer 2, un ministre parlait avec lui du chapitre de la pauvreté, voulant connaître sa volonté et sa pensée 3, d’autant qu’il était alors écrit dans la Règle un chapitre sur les prohibitions du saint Évangile : N’emportez rien en chemin 4, etc. Le bienheureux François répondit : «Moi, je veux comprendre ainsi : que les frères ne devraient rien avoir si ce n’est l’habit avec la corde et les caleçons, comme il est contenu dans la Règle 5, et ceux qui sont contraints par la nécessité, des chaussures 6.» Et le ministre lui dit : «Que ferai-je, moi, puisque j’ai tant de livres, qui valent plus de cinquante livres 7?» Or il dit cela, car il voulait les avoir avec bonne conscience, d’autant qu’il se faisait reproche d’avoir 8 tant de 1360 livres, alors qu’il savait que le bienheureux François comprenait si strictement le chapitre de la pauvreté. Le bienheureux François lui dit : «Frère, je ne peux ni ne dois aller contre ma conscience et la profession du saint Évangile, que nous avons professées.» En entendant cela, le ministre devint triste 1. Voyant qu’il était ainsi troublé, le bienheureux François lui dit avec ferveur d’esprit, comme s’il représentait la totalité des frères 2 : «Vous, Frères mineurs, vous voulez être vus et appelés observateurs du saint Évangile par tous 3 et par vos œuvres, vous voulez avoir 4 un magot 5!»

Bien que les ministres sachent que, selon la Règle des frères 6, ils étaient tenus d’observer le saint Évangile, croyant néanmoins ne pas être tenus d’observer la perfection du saint Évangile 7, ils firent pourtant retirer de la Règle le chapitre où il est dit : N’emportez rien en route 8, etc. C’est pourquoi le bienheureux François, connaissant cela par l’Esprit saint, dit devant certains frères : «Les frères ministres pensent tromper Dieu et me tromper.» Et il dit : «Eh bien, pour que tous les frères sachent et connaissent qu’ils sont tenus d’observer la perfection du saint Évangile, je veux que soit écrit au commencement et à la fin de la Règle que les frères sont tenus d’observer le saint Évangile de notre Seigneur Jésus Christ 1! Et pour que les frères soient toujours inexcusables 2 devant Dieu, ce que le Seigneur a mis dans ma bouche pour le salut et l’utilité de mon âme et de celles des frères, dès lors que je le leur ai annoncé et que je le leur annonce, je veux le leur montrer par des œuvres et, avec l’aide du Seigneur, l’observer à jamais 3.» Aussi observa-t-il à la lettre le saint Évangile, du moment où il commença d’avoir des frères jusqu’au jour de sa mort 4.

[Un novice qui désirait avoir un psautier; la science et les livres ne doivent pas faire perdre la prière ni l’humilité]

§ 103 [LP 70] De même 5, à une époque, y eut-il un frère novice 6 qui savait lire le psautier, mais pas bien. Et parce qu’il aimait le lire, il demanda au ministre général 7 la permission d’avoir un psautier et le ministre la lui concéda 8. Mais il ne voulait pas l’avoir sans avoir d’abord la permission du bienheureux François, d’autant qu’il avait entendu dire que le bienheureux 1362 François 1 ne voulait pas que ses frères soient avides de science et de livres, mais qu’il voulait et prêchait aux frères de s’appliquer à avoir et imiter la pure et sainte simplicité, la sainte prière et darne Pauvreté 2, sur lesquelles édifièrent les saints et premiers frères 3; et qu’il croyait que celle-ci était un chemin plus sûr pour le salut de l’âme 4.

Ce n’est pas qu’il condamnait et méprisait la sainte science. Au contraire, il vénérait avec une extrême affection ceux qui étaient savants dans la religion 5 et tous les savants, comme lui-même en a témoigné dans son Testament en disant : «Tous les théologiens 6 et ceux qui administrent les paroles divines, nous devons les honorer et les vénérer comme ceux qui nous administrent l’esprit et la vie 7.» Mais prévoyant l’avenir, il connaissait par l’Esprit saint — et il dit aussi maintes fois aux frères — que beaucoup de frères, sous prétexte d’édifier les autres, abandonneraient leur vocation, à savoir la pure et sainte simplicité, la sainte prière et notre dame Pauvreté 1. Il leur arrivera que, du fait qu’ils se seront crus davantage pénétrés de dévotion et enflammés pour l’amour de Dieu 2 en raison de leur intelligence de l’Écriture, par la même occasion, ils en demeureront intérieurement froids et comme vides. Et ainsi ne pourront-ils retourner à la vocation primitive, d’autant qu’ils auront manqué 3 le temps de vivre suivant leur vocation. «Et je 4 crains que ce qu’ils paraissaient avoir ne leur soit enlevé 5, puisqu’ils auront abandonné leur vocation 6.»

[LP 71] Et il disait : «Nombreux sont ceux qui, jour et nuit, placent tout leur effort et leur attention dans la science, abandonnant leur sainte vocation et la prière fervente 7. À peine ont-ils prêché à quelques-uns ou au peuple 8 et qu’ils voient ou apprennent que certains en sont édifiés ou convertis à la pénitence, ils sont enflés d’orgueil 9 ou se vantent des œuvres et du profit d’autrui 10; car ceux qu’ils croient avoir édifiés ou 1364 convertis à la pénitence par leurs paroles 1, c’est le Seigneur qui les édifie et les convertit par les prières des saints frères 2, bien qu’eux-mêmes l’ignorent; car telle est la volonté de Dieu : qu’ils n’en soient pas avertis et qu’ainsi ils ne s’en enorgueillissent pas. Ces frères sont mes chevaliers de la Table ronde 3, qui se cachent dans les déserts et dans les lieux retirés 4 pour s’adonner plus diligemment à la prière et à la méditation, pleurant leurs péchés et ceux des autres 5, eux dont la sainteté est connue de Dieu, parfois ignorée des frères et des gens 6. Et quand leurs âmes seront présentées au Seigneur par les anges, alors le Seigneur leur montrera le fruit et la récompense de leurs peines 7, à savoir les nombreuses âmes qui ont été sauvées par leurs prières 8, en leur disant : “Fils, voici que ces âmes ont été sauvées par vos prières 9; et parce que vous avez été fidèles en peu de choses, je vous établirai sur beaucoup 10.”»

Aussi, pour cette raison, le bienheureux François expliquait-il cette parole : Alors que la femme stérile a enfanté de nombreux enfants, celle qui avait beaucoup de fils dépérit 1 : la femme stérile, disait-il, est le bon religieux 2 qui, par de saintes prières et vertus, s’édifie lui-même et les autres 3. Il disait souvent ces paroles devant les frères dans l’allocution qu’il leur adressait 4 et, surtout, au chapitre des frères à l’église Sainte-Marie-de-la-Portioncule, devant les ministres et les autres frères.

Aussi instruisait-il tous les frères, tant les ministres que les prédicateurs, en vue des œuvres, en leur disant qu’à cause de la prélature, de l’office 6 et du souci de la prédication, ils ne devaient en aucune manière 7 abandonner la sainte et dévote prière, le fait d’aller aux aumônes et de travailler de leurs mains 8 comme les autres frères, pour le bon exemple et le profit de leur âme et de celle des autres. Et il disait : «Les frères qui sont sujets sont très édifiés quand leurs ministres et les prédicateurs aiment à

1366 s’adonner à la prière, s’abaissent et s’humilient 1.» Aussi pratiqua-t-il en lui, en fidèle zélateur 2 du Christ, ce qu’il enseignait à ses frères tant qu’il fut sain de corps 3.

[LP 72] Comme le frère novice dont il a été question plus haut 4 séjournait dans un ermitage, il arriva que le bienheureux François y vienne un jour. Ce frère lui parla ainsi, en lui disant : «Père, ce serait pour moi une grande consolation d’avoir un psautier; mais bien que le ministre général veuille nie le concéder, je veux cependant l’avoir avec ton consentement 5.» Le bienheureux François lui donna cette réponse, en disant : «L’empereur Charles, Roland, Olivier, tous les paladins et les hommes vaillants qui furent puissants au combat, poursuivant avec beaucoup de sueur et de peine les infidèles jusqu’à la mort, eurent sur eux une victoire glorieuse et mémorable et, pour finir, sont morts en saints martyrs 6 au combat pour la foi du Christ. Nombreux sont ceux qui veulent recevoir honneur et louange humaine par le seul récit de ce qu’ils ont fait.» Et à cause de cela, il écrivit la signification de ces paroles dans ses Admonitions, en disant : «Les saints ont fait des œuvres et nous, en les racontant et en les prêchant, nous voulons en recevoir honneur et gloire 1.» — Comme s’il disait 2 : La science enfle, mais la charité édifie 3.

[Suite du récit du novice qui désirait avoir un psautier]

§ 104 [LP 73] Une autre fois, comme le bienheureux François était assis près du feu et se chauffait 4, il 5 parla à nouveau du psautier. Et le bienheureux François lui dit : «Après que tu auras eu un psautier, tu convoiteras 6 et voudras avoir un bréviaire; après que tu auras eu un bréviaire, tu t’assiéras dans une chaire comme un grand prélat 7, en disant à ton frère : “Apporte-moi le bréviaire 8!”» Et disant ces mots, avec une grande ferveur d’esprit il prit de la cendre avec la main et la mit sur sa tête, en se passant [la main en rond sur la tête, comme 1368 quelqu’un qui se lave la tête, en disant ainsi] à lui-même 1 : «Moi, le bréviaire! Moi, le bréviaire!» Et disant ainsi, il répéta maintes fois ce geste de 2 la main sur sa tête. Le frère en fut stupéfait et honteux. Après quoi le bienheureux François lui dit 3 : «Frère, moi aussi j’ai été tenté d’avoir des livres; mais pour connaître à cet égard la volonté du Seigneur, j’ai pris le livre où étaient écrits les Évangiles du Seigneur et j’ai prié le Seigneur de daigner me montrer, à la première ouverture du livre, sa volonté à cet égard 4. Une fois la prière finie, à la première ouverture du livre s’est présentée à moi cette parole du saint Évangile : À vous, il a été donné de connaître le mystère du Royaume de Dieu, mais aux autres, c’est en paraboles 5.» Et il ajouta : «Si nombreux sont ceux qui aiment s’élever vers la science que bienheureux sera celui qui se fera stérile pour l’amour du Seigneur Dieu.»

[Fin du récit du novice qui désirait avoir un psautier]

§I05 [LP 741 Comme de nombreux mois s’étaient ensuite écoulés et que le bienheureux François était à l’église Sainte-Marie-de-la-Portioncule, près de la cellule derrière la maison, sur le chemin, ce frère lui parla à nouveau du psautier; le bienheureux François lui dit 1 : «Va et fais donc comme t’a dit ton ministre.» Ayant entendu cela, le frère se mit à repartir par le chemin d’où il était venu 2. Or restant sur le chemin, le bienheureux François se mit à considérer ce qu’il avait dit à ce frère. Aussitôt, il appela à grands cris derrière lui en disant : «Attends-moi, frère, attends!» Et il alla ainsi jusqu’à lui en lui disant : «Reviens avec moi, frère, et montre-moi l’endroit où je t’ai dit de faire pour le psautier comme te dirait ton ministre 3.» Et parvenus à l’endroit où il lui avait dit cette parole, le bienheureux François s’inclina devant le frère et, se tenant à genoux, déclara : «Mea culpa, frère, mea culpa, car quiconque veut être frère mineur ne doit avoir que des tuniques 4, comme la Règle le lui concède, une corde 5 et des caleçons et, pour ceux qui sont contraints par une nécessité manifeste ou par la maladie 6 des chaussures 7.»

Aussi, chaque fois que les frères venaient à lui pour avoir de lui un conseil de cette sorte, leur présentait-il cette réponse. C’est pour cela qu’il disait : «On ne connaît de science qu’à la mesure de ses œuvres; et le religieux n’est bon orateur qu’à la 1370 mesure de ses œuvres» — comme s’il disait : on ne connaît le bon arbre à rien d’autre qu’à son fruit 1.

[François explique à un frère pourquoi il a cessé de s’opposer aux abus; sa résolution de témoigner par l’exemple; sa volonté que les maisons des frères soient pauvres et humbles; l’opposition des frères et sa crainte du scandale]

§ 106 [LP 75] Derechef, comme le bienheureux François demeurait dans le même palais 2, là un jour, un de ses compagnons lui dit : «Père, pardonne-moi, car ce que je veux te dire, beaucoup 3 l’ont déjà observé.» Et il dit : «Toi, tu sais comment jadis, par la grâce de Dieu, toute la religion s’est épanouie dans la pureté de la perfection, c’est-à-dire comment la totalité des frères, avec ferveur et zèle, observait la sainte pauvreté en toutes choses : dans les édifices petits et pauvres, dans les meubles petits et pauvres, dans les livres petits et pauvres et dans les pauvres petits vêtements 4. Et de même qu’en cela comme dans les autres choses extérieures, ils étaient, d’une volonté unanime, soucieux d’observer tout ce qui relève de notre profession 5 et vocation et du bon exemple, de même étaient-ils unanimes dans l’amour de Dieu et du prochain 6. Maintenant donc, depuis peu de temps, cette pureté et perfection a commencé de s’altérer, bien que les frères disent beaucoup, pour s’excuser 7, qu’à cause du grand nombre, cela ne peut être observé par les frères. Mieux : beaucoup de frères 1 croient que le peuple est davantage édifié 2 par cela que par les usages susdits et il leur semble 3 que les gens vivent et se conduisent plus honnêtement en raison de cela. Aussi tiennent-ils 4 pour presque rien la voie de la simplicité et d’une telle pauvreté 5, qui furent le commencement et le fondement de notre religion. C’est pourquoi, considérant ces évolutions 6, nous croyons qu’elles te déplaisent; mais nous nous étonnons beaucoup, si elles te déplaisent, que tu les supportes et ne les corriges pas 7.»

[LP 76] Le bienheureux François lui dit : «Que le Seigneur te pardonne, frère, de vouloir m’être contraire et t’opposer à moi, et de m’entraîner dans ce qui ne relève pas de mon office.» Et il dit : «Tant que j’ai eu l’office des frères 8 et que les frères demeurèrent dans leur vocation et profession, bien que j’aie toujours été malade depuis le début de ma conversion au Christ, je n’avais que peu de souci pour les satisfaire par l’exemple et la prédication. Mais je me suis rendu compte que le Seigneur multipliait chaque jour le nombre des frères 9 et qu’eux, par tiédeur 10 et manque d’esprit, commençaient à se 1372 détourner de la voie droite et sûre par laquelle ils avaient coutume de marcher pour avancer par une voie plus large 1, comme tu l’as dit, sans prêter attention à leur profession et vocation ni au bon exemple; et je me suis rendu compte que, malgré ma prédication et mon exemple 2, ils n’abandonnaient pas le chemin 3 qu’ils avaient désormais entamé; alors j’ai confié la religion 4 au Seigneur et aux ministres des frères. De fait, bien qu’à l’époque où j’ai renoncé et ai abandonné l’office des frères 5, je me sois excusé devant les frères en chapitre général de ce qu’à cause de ma maladie, je ne puisse prendre soin ni avoir souci d’eux, pourtant à présent, si les frères marchaient et avaient marché selon ma volonté, pour leur consolation je ne voudrais pas qu’ils aient un autre ministre que moi jusqu’au jour de ma mort. Du moment, en effet, où un sujet fidèle et bon connaît et observe la volonté de son prélat, le prélat n’a que peu de souci à se faire pour lui. Bien plus, je me réjouirais tant de la bonté des frères et je serais tellement consolé en raison de mon profit et de leur profit 6 que, même si je gisais malade au lit, cela ne me pèserait pas de les satisfaire.»

Et il dit : «Mon office — c’est-à-dire la prélature sur les frères — est spirituel, car je dois dompter les vices et les corriger. Aussi, si je ne peux dompter les vices ni les corriger par la prédication et par l’exemple 7, je ne veux pas devenir un bourreau pour frapper et flageller, comme le pouvoir séculier 8. Car j’ai confiance dans le Seigneur 9 de ce que, toujours, les ennemis invisibles — qui sont les sergents du Seigneur 1 pour punir, en ce monde et en celui à venir, ceux qui transgressent les commandements de Dieu 2 — tireront vengeance d’eux en les faisant corriger par les hommes de ce monde, pour leur blâme et leur honte; ainsi retourneront-ils à leur profession et vocation. Toutefois, jusqu’au jour de ma mort, par l’exemple et par les actes, je ne cesserai d’enseigner aux frères à marcher par la voie que le Seigneur m’a montrée 3; et moi, je la leur ai montrée et je les ai instruits pour qu’ils soient inexcusables' devant le Seigneur et que, moi, devant Dieu, je ne sois pas tenu de rendre compte plus tard d’eux et de moi.»

[LP 77] Aussi fit-il alors écrire dans son Testament 5 que toutes les maisons des frères devaient être construites de boue et de bois, en signe de sainte pauvreté et humilité 6, et que les églises construites pour les frères soient petites. Bien plus, il voulut que cela commence à être réformé, surtout en ce qui concerne les maisons construites de boue et de bois et tous les autres bons exemples, dans le lieu de Sainte-Marie-de-la-Portioncule, qui fut le premier lieu où, après que les frères s’établirent, le 1374 Seigneur commença à multiplier les frères 1, afin que ce soit peur toujours un mémorial pour les autres frères qui sont et qui viendront à la religion 2. Mais certains lui dirent 3 qu’il ne leur paraissait pas bon que les maisons des frères doivent être construites de houe et de bois, puisque, en de nombreux lieux et provinces, le bois est plus cher que les pierres 4. Le bienheureux François ne voulait pas lutter contre eux, parce qu’il était très malade et qu’il était proche de la mort — car il vécut peu par la suite. Aussi écrivit-il par la suite dans son Testament : «Que les frères prennent garde de ne recevoir absolument églises, demeures 5 et tout ce qu’on construit pour eux, si cela n’est pas conforme à la sainte pauvreté que nous avons promise dans la Règle, logeant toujours là comme des étrangers et des pèlerins 6.»

Nous qui 7 avons été avec lui quand il écrivit la Règle et presque tous ses autres écrits, nous rendons témoignage qu’il fit écrire 8 de nombreux points dans la Règle et ses autres écrits, sur lesquels certains 9 frères s’opposèrent à lui — et surtout les prélats 10. Or, il se trouve que ces points sur lesquels les frères s’opposèrent au bienheureux François durant sa vie seraient très utiles pour toute la religion, maintenant qu’il est mort 1. Mais parce qu’il craignait beaucoup le scandale, il admettait, bien malgré lui 2, les volontés des frères 3. Mais il disait souvent cette parole : «Malheur aux frères qui s’opposent à moi sur ce que je sais être la volonté de Dieu pour la plus grande utilité de la religion, quoique j’admette contre mon gré leur volonté!»

Aussi disait-il souvent à ses compagnons 4 : «En cela est ma douleur et mon affliction : ce qu’avec beaucoup de labeur, de prière et de méditation, j’obtiens de Dieu par sa miséricorde pour l’utilité présente et future de toute la religion — et j’ai reçu de lui l’assurance qu’elles sont conformes à sa volonté —, certains frères, par l’autorité et le secours 5 de leur science, l’évacuent et s’opposent à moi en disant : “Ceci est à tenir et observer, et cela non!”» Mais parce que, comme il a été dit, il craignait tant le scandale, il permettait qu’adviennent beaucoup de choses et il admettait beaucoup de leurs volontés, qui n’étaient pas conformes à sa volonté 6.

[À la Portioncule, François édicte un règlement contre les paroles oiseuses]

§ 107 [LP 78] Comme, à une époque, notre très saint père François séjournait à l’église Sainte-Marie-de-la-Portioncule, il avait coutume, chaque jour après le repas, de travailler avec ses 1376 frères à quelque tâche 1 pour combattre le vice d’oisiveté, considérant qu’il n’était pas bon pour lui et ses frères qu’après la prière, par des paroles vaines ou oiseuses, ils puissent perdre ce qu’ils gagnaient, avec l’aide du Seigneur, pendant le temps de prière; pour éviter de tomber dans des paroles vaines ou oiseuses, il ordonna ce qui suit et commanda aux frères de l’observer 2 : «Si un frère, qu’il soit désœuvré ou occupé à quelque œuvre parmi les frères, prononce quelque parole vaine ou oiseuse, qu’il soit tenu de dire une fois le Notre Père, en louant Dieu au commencement et à la fin de sa prière 3, à la condition suivante : si d’aventure, se sentant coupable, il s’accuse d’abord de ce qu’il a commis, qu’il dise ce Notre Père pour son âme avec les Louanges de Dieu comme il a été dit 4. S’il a d’abord été réprimandé par un autre frère, qu’il soit tenu de dire le Notre Père de la manière susdite pour l’âme de ce frère qui l’a réprimandé. Si d’aventure, après avoir vraiment été réprimandé, en s’excusant, il néglige de 5 dire ce Notre Père, qu’il soit tenu de dire de la même manière deux Notre Père pour l’âme du même frère qui l’a réprimandé, par le témoignage duquel — ou peut-être d’un autre frère — il s’avère qu’il a vraiment dit ladite parole oiseuse ou vaine. Qu’il récite aussi lesdites Louanges de Dieu, comme il a été dit, au commencement et à la fin de sa prière, assez haut et clair pour pouvoir être compris et entendu par les frères demeurant là; que ces frères, pendant qu’il dit cela, se taisent et écoutent. Si l’un d’eux, contrevenant à cela, le tait 6, qu’il soit tenu de dire un Notre Père de la même manière avec les Louanges de Dieu pour l’âme du frère ayant parlé 1. Et 2 tout frère, quand il entre dans une cellule, une maison ou n’importe quel lieu, en trouvant là ou ailleurs un frère ou des frères, qu’il doive toujours louer et bénir Dieu avec empressement.» La coutume du très saint père était de dire toujours ces Louanges et, avec une volonté et un désir très ardents, il voulait que les autres frères aussi mettent tout autant de soin et de zèle à les dire 3.

[François décide de partir pour la France; sa dévotion à l’eucharistie; il envoie Sylvestre chasser les démons d’Arezzo; le cardinal Hugolin l’arrête à Florence]

108 [LP 79] A l’époque de ce chapitre, célébré dans le même lieu 4, où les frères furent envoyés pour la première fois dans certaines provinces transalpines 5, une fois le chapitre fini, le 1378 bienheureux François. demeurant dans le lieu susdit avec certains frères, leur dit : «Très chers frères, il me faut être un modèle et un exemple pour tous les frères Si donc j’ai envoyé mes frères dans des contrées lointaines, pour endurer la fatigue et la honte, la faim et de nombreuses autres nécessités, il est juste et bon, me semble-t-il 3, que, moi, j’aille de même en quelque province lointaine, d’autant que les frères seront capables d’endurer plus patiemment leurs nécessités et tribulations 4 lorsqu’ils sauront que je supporte la même chose.» Et il leur dit : «Allez donc et priez le Seigneur pour qu’il me donne de choisir la province qui soit la plus propice 5 à la louange du Seigneur, au profit et au salut des âmes et au bon exemple de notre religion.» C’était en effet l’habitude du très saint père, non seulement quand il allait prêcher dans une province lointaine, mais aussi quand il parcourait des provinces proches, de prier le Seigneur et d’envoyer des frères prier, pour que partout où il était meilleur selon Dieu le Seigneur dirige son cœur afin qu’il s’y rende. Les frères allèrent donc en prière et, une fois la prière finie, ils revinrent auprès de lui. Il leur dit 6 : «Au nom de notre Seigneur Jésus Christ 7, de sa mère la Vierge glorieuse et de tous les saints 8, je choisis la province de France, dans laquelle le peuple est catholique 1, d’autant que, parmi les autres catholiques de la sainte Église, ils manifestent une grande révérence au corps du Christ 2, ce qui me plaît beaucoup. Pour cette raison, je demeurerai plus volontiers avec eux.»

[LP 80] 3 De fait, le bienheureux François avait une si grande révérence et dévotion envers le corps du Christ qu’il voulut que soit écrit dans la Règle que les frères, dans les provinces où ils séjournaient, en prennent soin et en aient souci, et qu’ils en avertissent les clercs et les prêtres et leur prêchent 4 de placer le corps du Christ en un lieu bon et honnête. Et s’ils ne le faisaient pas, il voulait que les frères s’en chargent 5. Bien plus, à une époque, il voulut envoyer des frères avec des ciboires dans toutes les provinces et, partout où ils trouveraient le corps du Christ placé de manière illicite, qu’ils le placent dans ceux-ci avec honneur 6.

De fait, par révérence pour le très saint corps et sang du Seigneur Jésus Christ, il voulut de même que soit mis dans la 1380 Règle que, «partout où les frères trouveraient écrits les paroles» et les mots du Seigneur 1 par lesquels est produit le très saint sacrement «pas bien conservés, ou s’ils gisent épars en quelque lieu de manière déshonnête, ils les recueillent et les conservent, honorant le Seigneur dans les paroles qu’il a prononcées 2. Beaucoup de choses, en effet, sont sanctifiées par les paroles de Dieu 3 et c’est en vertu des paroles du Christ qu’est produit le sacrement de l’autel 4.» Bien qu’il ne l’ait pas écrit dans la Règle, surtout parce qu’il ne semblait pas bon aux frères ministres que les frères aient cela comme commandement 5, le saint père voulut cependant laisser aux frères, dans son Testament et ses autres écrits, sa volonté à ce sujet 6. Il voulut aussi envoyer d’autres frères par la totalité des provinces avec de bons et beaux fers à hosties, pour confectionner des hosties.

Comme 7 le bienheureux François choisissait ceux des frères qu’il voulait emmener avec lui 8, il leur dit : «Au nom du Seigneur, allez deux par deux 9 par le chemin, honnêtement et surtout en silence du matin jusqu’après tierce 10, priant le Seigneur en vos cœurs 11. Et qu’aucune parole oiseuse 12 ou inutile ne soit prononcée parmi vous 1. Car bien que vous voyagiez, que votre conduite soit toutefois aussi honnête que si vous demeuriez dans un ermitage ou dans une cellule; de fait, où que nous soyons et voyagions, nous avons une cellule avec nous. Frère Corps 2 est en effet notre cellule et l’âme est l’ermite qui séjourne à l’intérieur de la cellule pour prier Dieu et méditer. C’est pourquoi, si l’âme ne demeure pas en repos et solitude dans sa cellule, une cellule faite de main d’homme est de peu d’utilité au religieux.»

[LP 81] 3 Alors qu’ils parvenaient à Arezzo 4, il y avait un très grand scandale et une guerre par presque toute la cité, jour et nuit, du fait de deux factions qui se haïssaient l’une l’autre depuis longtemps. Voyant cela et entendant une si grande rumeur et clameur de jour et de nuit, le bienheureux François, comme il était hébergé dans un hôpital, dans le bourg à l’extérieur de la cité, eut l’impression 5 que les démons exultaient de la situation et incitaient 6 tous les gens à détruire la cité par le feu et d’autres fléaux. Aussi, ému de compassion envers cette cité, dit-il à frère Sylvestre, prêtre, homme de Dieu, d’une grande foi, d’une admirable simplicité et pureté, que le saint père vénérait comme un saint : «Va devant la porte de la cité et, à voix haute, ordonne à tous les démons de tous sortir de cette cité 7.» Frère Sylvestre se leva et alla devant la porte de 1382 la cité en s’écriant d’une voix forte : «Loué et béni soit le Seigneur Jésus Christ. De la part de Dieu tout-puissant et en vertu de la sainte obéissance à notre très saint père François, j’ordonne à tous les démons de tous sortir de cette cité!» Et par la divine miséricorde et la prière du bienheureux François, il advint que, sans aucune prédication 1, ils revinrent peu après à la paix et à l’unité.

Et parce qu’il n’avait alors pu leur prêcher, le bienheureux François, comme il leur prêchait une fois par la suite, leur dit dans le premier sermon de la prédication : «Moi, je vous parle comme à des gens enchaînés par les démons, puisque vous vous êtes vous-mêmes liés et vendus comme des animaux au marché, pour votre malheur, et que vous vous êtes livrés aux mains des démons, à savoir quand vous vous exposez à la volonté de ceux qui ont causé et qui causent leur ruine et la vôtre, et qui veulent la ruine de toute la cité 2. Mais vous, vous êtes des gens misérables et ignorants, puisque vous n’avez pas de gratitude des bienfaits de Dieu qui, bien que certains d’entre vous l’ignorent, a autrefois libéré cette cité par les mérites d’un très saint frère, Sylvestre.»

[LP 82] 3 Comme le bienheureux François était parvenu à Florence 4, il y rencontra le seigneur Hugolin, évêque d’Ostie, qui par la suite fut pape 5; celui-ci avait été envoyé par le pape

Honorius 1 en légation pour le duché, la Toscane, la Lombardie et la Marche de Trévise jusqu’à la Vénétie 2. Le seigneur évêque se réjouit fort de son arrivée. Or quand il apprit du bienheureux François qu’il voulait aller en France, il lui défendit d’y aller en lui disant : «Frère, je ne veux pas que tu ailles outre-monts, car il y a dans la curie romaine beaucoup de prélats et d’autres qui voudraient nuire à ta religion 3. Or moi et les autres cardinaux qui chérissons ta religion, nous la protégeons et l’aidons plus facilement si tu demeures à proximité de cette province  4.» Mais le bienheureux François lui dit 5 : «Seigneur, c’est pour moi grande honte, alors que j’ai envoyé mes frères en des provinces éloignées et lointaines, de demeurer dans ces provinces-ci 6.» Or le seigneur évêque lui dit, comme pour le réprimander : «Pourquoi as-tu envoyé tes frères si loin pour mourir de faim et pour subir tant d’autres tribulations?» Le bienheureux François lui répondit 1384 avec grande ferveur d’esprit et l’esprit de prophétie 1 : «Seigneur, pensez-vous ou croyez-vous que le Seigneur a envoyé les frères seulement pour ces provinces-ci? Mais en vérité je vous le dis 2 : le Seigneur a choisi et envoyé les frères pour le profit et le salut des âmes de tous les hommes du monde entier; et ils seront reçus non seulement dans la terre des fidèles, mais aussi des infidèles 3. Et pourvu qu’ils observent ce qu’ils ont promis au Seigneur, alors le Seigneur leur fournira le nécessaire dans la terre des infidèles comme dans la terre des fidèles 4.» Le seigneur évêque s’émerveilla de ses paroles, en reconnaissant qu’il disait vrai. Et ainsi le seigneur évêque ne le laissa-t-il pas aller en France, mais le bienheureux François y envoya frère Pacifique avec d’autres frères 5; et lui-même retourna dans la vallée de Spolète.

[François explique qu’il ne serait pas un frère mineur s’il n’acceptait pas joyeusement d’être rejeté par les frères]

§ 109 [LP 83] À une époque, comme approchait le chapitre des frères qui devait avoir lieu à l’église Sainte-Marie-de-la-Portioncule 6, le bienheureux François dit à son compagnon 7 : «Il ne me semblerait pas que je sois un frère mineur si je n’étais dans l’état que je vais te dire.» Et il dit : «Voici que les frères, avec grande dévotion et vénération, viennent à moi et m’invitent au chapitre; ému par leur dévotion, je vais au chapitre avec eux. Étant réunis, ils me demandent d’annoncer la parole de Dieu parmi eux; et me levant, je leur prêche comme me l’aura enseigné l’Esprit saint 1. Une fois la prédication finie, supposons qu’ils réfléchissent et disent contre moi : “Nous ne voulons pas que tu règnes sur nous 2, car tu n’es pas éloquent et tu es trop simple 3; et nous avons trop honte d’avoir un prélat aussi simple et méprisable au-dessus de nous. Aussi, désormais, n’aie plus la présomption de t’appeler notre prélat.” Et ainsi me chassent-ils en me conspuant. Eh bien, il ne me semblerait pas que je sois un frère mineur si je ne me réjouissais pas de la même façon quand ils me conspuent et quand ils me chassent avec honte, en refusant que je sois leur prélat, que quand ils m’honorent et me vénèrent, s’ils en tirent un profit égal dans les deux cas. Car si je me réjouis de leur profit et de leur dévotion quand ils m’exaltent et m’honorent, là où il peut y avoir un danger pour l’âme, je dois d’autant plus 4 être dans l’allégresse et me réjouir de mon profit et du salut de l’âme quand ils me conspuent en me chassant avec honte, ce en quoi il y a un gain pour l’âme.»

[François est consolé par le chant d’une cigale qu’il a apprivoisée]

1386 §110 [LP 84] À une époque en été, comme le bienheureux François était dans le même lieu 1 et demeurait dans la dernière cellule â côté de la haie du jardin derrière la maison 2, où après sa mort demeurait frère Rainier, le jardinier 3, il arriva qu’un jour, comme il était descendu de cette petite cellule, il y avait une cigale sur une branche du figuier qui était à côté de cette même cellule, de sorte qu’il pouvait la toucher. Aussi, étendant sa main, lui dit-il : «Viens à moi, sœur Cigale!» Et aussitôt, elle monta sur les doigts de sa main 4 et, avec un doigt de l’autre main, il se mit à toucher la cigale en lui disant : «Chante, ma sœur Cigale!» Et aussitôt, elle lui obéit et se mit à chanter; le bienheureux François en fut fort consolé et il loua Dieu. Il la tint ainsi dans la main pendant un grand moment, après quoi il la reposa sur la branche du figuier où il l’avait prise. Et ainsi pendant huit jours d’affilée, quand il descendait de la cellule, la trouvait-il au même endroit et, chaque jour, il la recevait dans la main. Et aussitôt, quand il lui disait de chanter en la touchant, elle chantait. Au bout de huit jours, il dit à ses compagnons : «Donnons la permission 5 à sœur Cigale de s’en aller où elle voudra, car elle nous a suffisamment consolés; de fait, la chair pourrait en tirer une vaine gloire 1.» Et sitôt que la permission lui fut donnée, elle s’en alla et n’apparut plus jamais là. Ses compagnons s’émerveillèrent de ce qu’elle lui obéissait ainsi et lui était ainsi docile. De fait, le bienheureux François se réjouissait tant dans les créatures, par amour du Créateur, que le Seigneur, pour sa consolation spirituelle et corporelle 2, rendait dociles à son égard celles qui sont sauvages avec les hommes.

[François endure le froid afin d’être un modèle et un exemple pour les frères]

§111 [LP 85] A une époque, le bienheureux François demeurait à l’ermitage Saint-Éleuthère 3, à côté d’un bourg fortifié du nom de Contigliano 4 de la contrée de Rieti 5. Comme il ne portait qu’une seule tunique, un jour, en raison du grand froid et d’une grande nécessité, il rapiéça intérieurement sa tunique et la tunique de son compagnon avec des pièces, de sorte que son corps commença à en être quelque peu réconforté. Peu après 6, comme il revenait un jour de la prière, il déclara avec grande allégresse à son compagnon : «Il me faut être un modèle et un exemple pour tous les frères, car, bien qu’il soit nécessaire à mon corps d’avoir une tunique rapiécée, il me faut cependant considérer mes frères à qui la même chose est nécessaire, mais qu’ils n’ont peut-être pas ni ne peuvent avoir. Aussi me faut-il m’adapter à eux et me faut-il également endurer les mêmes 1388 nécessités qu’ils endurent, afin que, voyant cela, ils soient en mesure de les supporter plus patiemment 1.»

Nous qui avons été avec lui 2, nous ne pourrions en effet dire 3 combien étaient nombreuses et grandes les nécessités qu’il a refusées à son corps dans la nourriture et le vêtement 4, pour donner aux frères le bon exemple et pour que, dans une plus grande patience, ils endurent leurs nécessités 5. Et en cela, le bienheureux François eut toujours pour plus grande et principale préoccupation — surtout après que les frères commencèrent à se multiplier et que lui-même abandonna l’office de prélature 6 — d’enseigner aux frères, par les œuvres plus que par les paroles, ce qu’ils devaient faire et ce qu’ils devaient éviter 7.

[Le Christ est le véritable fondateur de la religion mineure; la tâche de François est de donner l’exemple aux frères]

§ 112 [LP 86] C’est pourquoi à une époque, considérant et apprenant 8 que certains frères donnaient le mauvais exemple dans la religion et aussi que les frères se détournaient du très haut sommet de leur profession, touché de douleur jusqu’au fond du cœur 1, il dit une fois au Seigneur dans la prière : «Seigneur, je te recommande la famille que tu m’as donnée 2.» Et il lui fut dit 3 par le Seigneur : «Dis-moi 4 : pourquoi t’attristes-tu tant quand quelque frère sort de la religion et quand les frères 5 ne marchent pas par la voie que je t’ai montrée 6? Dis-moi encore : qui a planté la religion des frères? Qui fait se convertir un homme pour qu’il fasse pénitence en elle? Qui donne la force de persévérer en elle? N’est-ce pas moi?» Et il lui fut dit en esprit : «Moi, je ne t’ai pas choisi comme un homme lettré et éloquent au-dessus de ma famille 7, mais je t’ai choisi 8 simple 9, pour que tu sois à même de savoir — tant toi que les autres — que c’est moi qui veillerai sur 10 mon troupeau. Mais je t’ai posé en signe 11 parmi eux, pour que les œuvres que, moi, j’opère en toi, ils doivent les reconnaître en toi et les 12 accomplir. Ceux qui marchent par ma voie 13, ils m’ont et m’auront en abondance 14; mais ceux qui ne veulent pas marcher par ma voie 15, ce qu’ils paraissent avoir leur sera enlevé 16. C’est pourquoi, je te le dis, ne t’attriste pas tant, mais fais ce que tu as à faire, accomplis ce 1390 que tu as à accomplir, car j’ai planté la religion des frères dans une charité éternelle 1. Aussi sache que je la chéris tant que, si l’un des frères, retourné à son vomissement 2, mourait hors de la religion, je remettrais un autre dans la religion pour qu’il ait sa couronne à sa place. Et à supposer qu’il ne soit pas né, je le ferai naître. Et pour que tu saches que je chéris naturellement la vie et religion des frères, à supposer que dans toute la vie et religion des frères ne restent que trois frères 3, pour l’éternité je ne l’abandonnerai pas 4.»

[LP 87] Parlant à son esprit, le bienheureux François fut réconforté par ces paroles, d’autant qu’il s’attristait excessivement quand il apprenait quelque mauvais exemple de la part des frères. Et bien qu’il ne pût totalement s’empêcher de s’attrister quand il apprenait quelque mal 5, cependant, après qu’il fut ainsi réconforté par le Seigneur, il rappelait ce réconfort à sa mémoire et en parlait avec ses compagnons 6. Aussi le bienheureux François disait-il souvent aux frères dans les chapitres et aussi dans l’allocution qu’il leur adressait 7 : «Moi, j’ai juré et décidé 1 d’observer la Règle des frères 2, et tous les frères s’y sont pareillement engagés. C’est pourquoi désormais, depuis que j’ai abandonné l’office des frères 3 à cause de mes maladies et pour la plus grande utilité de mon âme et de tous les frères 4, je ne suis tenu que 5 de manifester le bon exemple 6 aux frères. J’ai en effet appris 7 cela du Seigneur et je sais en vérité que, même si la maladie ne me donnait pas une excuse, la plus grande aide que je puisse procurer à la religion des frères, c’est de m’adonner chaque jour à prier le Seigneur pour elle, pour qu’il la gouverne, la conserve, la protège et la défende. Je me suis, en effet, engagé devant le Seigneur et devant les frères à ce que, si quelque frère périssait à cause de mon mauvais exemple, je veux être tenu d’en rendre raison au Seigneur 8.»

Aussi, bien que parfois 9 quelque frère lui dise qu’il devrait quelquefois se mêler de la marche de la religion 10, répondait-il par de telles paroles, en disant : «Les frères ont leur Règle 11 et ils ont juré dessus. Et pour qu’ils n’aient pas d’excuse, après qu’il a plu au Seigneur de m’établir pour que je sois leur prélat, je l’ai jurée pareillement devant eux et je veux l’observer 1392 jusqu’à la fin 1. Aussi, puisque les frères savent ce qu’ils doivent faire 2 ainsi que ce qu’ils doivent éviter, ne me reste-t-il qu’à les enseigner par mes œuvres, car c’est pour cela que je leur ai été donné, pendant ma vie et après ma mort.»

[La honte éprouvée par François lorsqu’il rencontrait plus pauvre que lui]

113 [LP 88] À une époque, comme le bienheureux François parcourait une province en prêchant, il arriva qu’il rencontre un pauvre petit homme. Comme il considérait sa grande pauvreté 3, il dit à son compagnon :

«La pauvreté de celui-ci nous inflige une grande honte et réprimande grandement notre pauvreté 4.»

Son compagnon répondit et lui dit :

«Comment cela, frère?»

Et lui : «C’est pour moi grande honte lorsque je rencontre quelqu’un qui est plus pauvre que moi, puisque j’ai choisi sainte Pauvreté pour ma dame 5 et pour mes délices et richesses spirituelles et corporelles. Et cette nouvelle 6 a retenti dans le monde entier, à savoir que j’ai professé la pauvreté devant Dieu et les hommes. Pour cette raison, je dois donc avoir honte lorsque je rencontre un homme qui est plus pauvre que moi.»

[François corrige un frère qui a dit du mal d’un pauvre]

114 [LP 89] Comme le bienheureux François s’était rendu en un ermitage des frères près de Rocca di Brizio 1 à l’occasion d’une prédication aux gens de cette province, il arriva que, le jour même où il devait y prêcher, un petit homme pauvre et en mauvaise santé vînt à lui. Comme il le voyait, il se mit à considérer sa pauvreté et maladie, de sorte qu’ému de pitié au vu de sa pauvreté et maladie, il se mit à parler avec son compagnon de son dénuement et de sa maladie, en compatissant envers lui 2. Et son compagnon lui dit : «Frère, il est vrai que celui-ci est fort pauvre, mais peut-être n’y a-t-il, dans toute la province, personne qui ait plus de désir d’être riche.» Le bienheureux François le reprit de n’avoir pas bien parlé, de sorte qu’il reconnut sa faute. Et le bienheureux François lui dit : «Veux-tu 3 donc faire la pénitence que je te dirai?» Il répondit : «Volontiers.» Et il lui dit : «Va et dépouille-toi de ta tunique 4, va nu devant le pauvre, jette-toi à ses pieds 5 et dis-lui comment tu as péché envers lui, puisque tu l’as dénigré; et dis-lui de prier pour toi que Dieu te pardonne.» Celui-ci alla donc et fit tout comme lui avait dit le bienheureux François. Cela fait, il se leva 6, mit sa tunique et revint au bienheureux François. Et le bienheureux François lui dit : «Veux-tu que je te dise comment tu as péché envers lui, bien plus, envers le

1394 Christ?» Et il dit : «Quand tu vois un pauvre, tu dois considérer Celui au nom de qui il vient, à savoir le Christ, qui est venu prendre sur lui notre pauvreté et infirmité. De fait, la pauvreté et la maladie de celui-ci sont pour nous un miroir 1, par lequel nous devons observer et considérer avec piété 2 la pauvreté et l’infirmité de notre Seigneur Jésus Christ, qu’il a portées dans son corps pour le salut 3 du genre humain.»

[La stratégie employée par François pour convertir des brigands]

§ 115 [LP 90] À une époque, dans un ermitage des frères au-dessus de Borgo San Sepolcro 4, des brigands venaient parfois demander du pain aux frères, du fait qu’ils se cachaient dans les grandes forêts de cette province et sortaient parfois au-dehors sur la route et sur les chemins pour détrousser les gens 5. Aussi des frères du lieu disaient-ils : «Il n’est pas bon de leur donner des aumônes, d’autant que ce sont des brigands et qu’ils infligent aux gens tant de si grands maux.» D’autres, considérant qu’ils demandaient humblement et du fait de la grande nécessité qui les poussait 6, leur donnaient parfois, en les avertissant toujours de se convertir à la pénitence.

Sur ces entrefaites, le bienheureux François survint en ce lieu; les frères l’interrogèrent à ce sujet, à savoir s’ils devaient ou non leur donner du pain 7. Le bienheureux François leur dit : «Si vous faites comme je vous dis, j’ai confiance dans le Seigneur 1 que vous gagnerez leurs âmes.» Et il leur dit : «Allez, procurez-vous du bon pain et du bon vin, apportez-les dans la forêt où vous savez qu’ils résident, en criant et en disant : “Frères brigands! Venez à nous, car nous sommes des frères et nous vous apportons du bon pain et du bon vin.” Eux viendront aussitôt à vous; vous, étendez une nappe par terre et posez dessus le pain et le vin; vous les servirez humblement et avec joie pendant qu’ils mangent. Et après le repas, vous leur direz [des paroles du Seigneur et, à la fin, vous leur adresserez 2] pour l’amour de Dieu cette première demande : qu’ils vous promettent de ne frapper 3 quiconque et de ne faire aucun mal à quelque homme en sa personne 4; car si vous leur demandiez tout à la fois, ils ne vous exauceraient pas 5. Et eux, à cause de l’humilité et de la charité que vous leur avez témoignée, ils vous promettront aussitôt. Le lendemain, levez-vous et, en raison de la bonne promesse qu’ils vous ont faite, ajoutez au pain et au vin des œufs et du fromage; apportez-les-leur pareillement et servez-les pendant qu’ils mangent. Après le repas, dites-leur : “Pourquoi vous tenez-vous ici toute la journée 6 à mourir de faim, à souffrir beaucoup de maux et à commettre en volonté et en acte tant de méfaits, pour lesquels vous perdez vos âmes, à moins que vous ne vous convertissiez? Il est meilleur, en effet, que vous serviez le Seigneur 7, et lui, en ce monde, vous fournira ce qui est nécessaire au corps et, à la fin, sauvera vos âmes 8.” Et le Seigneur leur inspirera, par sa miséricorde, de 1396 se convertir grâce à votre humilité et à la charité que vous leur avez témoignée.»

Les frères se levèrent donc et firent tout comme leur avait dit le bienheureux François; et les brigands, par la miséricorde de Dieu 1 et sa grâce qui descendit sur eux, exaucèrent et observèrent à la lettre, point par point, toutes les demandes que les frères leur adressèrent. Bien plus, à cause de l’amitié et de la charité que leur témoignèrent les frères, ils se mirent à leur porter 2 à l’ermitage du bois sur leur dos. C’est ainsi que, par la miséricorde de Dieu 3 et du fait de la charité et de l’amitié que leur témoignèrent les frères, les uns entrèrent dans la religion, les autres embrassèrent la pénitence 4, en promettant entre les mains des frères de ne plus commettre dorénavant de tels méfaits, mais de vouloir vivre du travail de leurs mains 5. Aussi les frères et les autres qui apprirent et surent cela furent-ils pleins d’admiration en considérant la sainteté du bienheureux François, la façon dont il avait prédit la conversion de ces hommes qui étaient si perfides 6 et injustes, et comment ils s’étaient si vite convertis au Seigneur.

[François dévoile l’imposture d’un frère qui passait pour saint]

§ 116 [LP 91] Il y eut un frère 7 d’une conduite honnête et sainte qui, jour et nuit, était soucieux de la prière. Il observait un silence si continuel que parfois, quand il se confessait à un frère prêtre, c’est non par des paroles, mais par des signes qu’il se confessait. De fait, il paraissait tellement dévot et fervent dans l’amour de Dieu que parfois, quand il était assis avec les frères, bien qu’il ne parlât point, il avait cependant tant d’allégresse intérieurement et extérieurement, quand il entendait quelque bonne parole, qu’il entraînait tous les frères et les autres qui le voyaient dans la dévotion à Dieu. Aussi était-il volontiers considéré par les frères et les autres comme un saint. Comme il persistait depuis de nombreuses années dans ce mode de conduite, il arriva que le bienheureux François vînt au lieu où il était; et il advint, comme il apprenait des frères sa conduite 1, qu’il dit aux frères : «Sachez en vérité 2 que c’est une tentation diabolique et une tromperie, parce qu’il ne veut pas se confesser.»

Sur ces entrefaites, le ministre général 3 se rendit là pour visiter le bienheureux François et se mit à recommander ce frère devant lui. Le bienheureux François lui dit : «Crois-moi, frère : ce frère est conduit et trompé par un esprit malin.» Le ministre général lui répondit en disant : «Il me semble étonnant et presque incroyable qu’en un homme en qui apparaissent tant de signes et d’œuvres de sainteté, il puisse en être comme tu dis.» Le bienheureux François lui dit : «Éprouve-le en lui disant de se confesser deux fois, ou au moins une fois par semaine; s’il ne t’écoute pas, tu sauras que ce que je t’ai dit est vrai 4.» Comme, un jour, le ministre général parlait avec ce frère, il lui dit : «Frère, je veux absolument que tu te confesses deux fois, ou au moins une fois par semaine.» Celui-ci plaça un doigt sur sa bouche 5 en hochant la tête, en montrant par des signes qu’il n’en ferait rien 6. Le ministre, craignant de le scandaliser, le laissa. Peu de jours après 7, il sortit 1398 volontairement de la religion et retourna au monde, en portant l’habit séculier.

Or un jour, alors que deux des compagnons du bienheureux François marchaient par un chemin, il advint qu’ils le rencontrèrent, qui marchait seul comme un très pauvre pèlerin. En compatissant, ils lui dirent : «O. malheureux, où sont ta sainte conduite et ton honnêteté? Tu chérissais, en effet, tant la vie solitaire que tu ne voulais pas te montrer à tes frères ni leur parler. Et à présent tu vas discourant par le monde 1, comme un homme qui ignore Dieu et ses serviteurs.» Or lui se mit à leur parler en jurant souvent sur sa foi, comme les hommes séculiers. Et les frères lui dirent : «Malheureux homme, pourquoi dans tes paroles jures-tu sur ta foi comme les hommes séculiers, toi qui autrefois dans la religion t’abstenais non seulement des paroles oiseuses 3, mais même des bonnes?» Lui leur répondit : «Il ne peut en être autrement.» Et ainsi le quittèrent-ils. Peu de jours après 4, il mourut ainsi. Les frères et les autres en furent émerveillés, en considérant la sainteté du bienheureux François qui leur avait prédit sa chute en un temps où il était tenu pour saint par les frères et les autres 5.

[Alors qu’il est l’hôte d’un cardinal, François est battu par des démons]

§ 117 [LP 92] À une époque, le bienheureux François était allé à Rome pour rendre visite au seigneur Hugolin 6, évêque d’Ostie, qui plus tard devint pape. Il demeura avec lui quelques jours et, ayant reçu la permission de cet homme apostolique 1, il rendit visite au seigneur Léon, cardinal de Sainte-Croix 2. Ce cardinal était en effet un homme fort bienveillant et courtois, qui aimait voir le bienheureux François et le vénérait beaucoup. Il le pria avec une totale dévotion de demeurer avec lui quelques jours, d’autant que c’était alors l’hiver, qu’il faisait grand froid et qu’il y avait presque chaque jour un grand vent et de la pluie, comme il est habituel à cette époque. Et il lui dit : «Frère, le temps est impropre pour voyager. Je veux, s’il te plaît, que tu demeures avec moi jusqu’à ce qu’il y ait un bon temps pour voyager 3. Comme je nourris chaque jour certains pauvres dans ma maison tu recevras de moi le vivre en tant qu’un des pauvres.» Le seigneur cardinal dit cela, car il savait que le bienheureux François, en raison de son humilité, voulait toujours être reçu comme un petit pauvre partout où il était hébergé 4; et cela bien qu’il fût d’une si grande sainteté qu’il était vénéré comme un saint par le seigneur pape, les cardinaux et tous les magnats de ce monde qui le connaissaient. De même dit-il : «Je te donnerai une bonne maison retirée où, si tu veux, tu pourras prier et manger.»

Or avec le seigneur cardinal, il y avait frère Ange Tancrède 5 un des douze premiers frères, qui dit au bienheureux François : 1400 Frère, il y a près d’ici, dans le mur de la Ville, une belle tour, fort ample et spacieuse à l’intérieur; et elle a neuf soupentes, dans lesquelles tu pourras demeurer à l’écart, comme dans un ermitage.» Le bienheureux François lui dit : «Allons la voir.» Or quand il la vit, elle lui plut. Il revint auprès du seigneur cardinal, en lui disant : «Seigneur, peut-être demeurerai-je chez vous pour quelques jours.» Et le seigneur cardinal s’en réjouit. Frère Ange alla donc et aménagea la tour, pour que le bienheureux François puisse y demeurer de jour et de nuit avec son compagnon 1. Car le bienheureux François ne voulait en descendre ni de jour ni de nuit tant qu’il demeurerait chez le seigneur cardinal. Ainsi frère Ange proposa-t-il au bienheureux François et à son compagnon de leur porter tous les jours un repas à l’extérieur, puisque ni lui ni aucun autre ne devait entrer jusqu’à lui. Le bienheureux François alla donc y demeurer avec son compagnon. Or dans la première nuit, comme il voulait dormir là, des démons vinrent et le battirent fortement. Il appela aussitôt son compagnon, qui demeurait loin de lui, en disant : «Viens à moi!» Aussitôt celui-ci se leva et alla à lui. Le bienheureux François lui dit : «Frère, les démons m’ont durement battu; c’est pourquoi je veux que tu demeures près de moi, car je crains de rester seul ici.» Et son compagnon demeura près de lui durant toute la nuit. De fait, le bienheureux François était tout tremblant, comme un homme qui souffre de fièvre; et tous deux restèrent éveillés durant toute cette nuit.

Pendant ce temps, le bienheureux François parlait avec son compagnon, en disant : «Pourquoi les démons m’ont-ils battu et pourquoi le pouvoir de me faire du mal leur a-t-il été donné 1 par le Seigneur 2?» Et il se mit à dire : «Les démons sont les sergents 3 de notre Seigneur. De même que, quand quelqu’un commet une offense, le podestat 4 envoie son sergent pour le punir 5, de même le Seigneur corrige et châtie ceux qu’il aime 6 par ses sergents, c’est-à-dire par les démons qui sont ses ministres dans ce ministère. Bien souvent en effet, même le religieux parfait 7 pèche par ignorance 8. Aussi, quand il n’a pas conscience de son péché, est-il châtié par le diable afin que, par ce châtiment, il voie et considère avec attention, intérieurement et extérieurement, en quoi il a commis une offense; car ceux que le Seigneur aime tendrement dans la vie présente, rien en eux ne demeure impuni. Moi vraiment, par la miséricorde et la grâce de Dieu 9, je n’ai connaissance d’avoir commis d’offense en rien que je n’ai réparée par la confession et la satisfaction 10. Et même, par sa miséricorde, Il m’a octroyé ce don de m’accorder connaissance, dans la prière, de tout ce en quoi je dois plaire ou déplaire. Mais il se peut, me semble-t-il, que le 1402 Seigneur m’ait fait châtier par ses sergents pour cette raison : bien que le seigneur cardinal me fasse volontiers miséricorde 1, qu’il soit nécessaire à mon corps de la recevoir 2 et que je puisse la recevoir de lui en confiance, mes frères, qui vont par le monde en endurant la faim et de nombreuses tribulations, et les autres frères, qui résident dans de pauvres petites maisons et les ermitages 3, pourront, en apprenant que je demeure chez le seigneur cardinal, avoir occasion de murmurer contre moi, en disant : “Nous, nous endurons tant de nécessités et, lui, il prend ses aises!” Aussi suis-je toujours tenu de leur donner le bon exemple, d’autant que c’est pour cela que je leur ai été donné. Les frères sont en effet plus édifiés quand je demeure dans de pauvres petits lieux, parmi eux, que dans d’autres lieux; et ils supportent leurs tribulations 4 avec une plus grande patience quand ils apprennent et savent que je supporte la même chose.»

Quoique le bienheureux François eût toujours été malade — car dans le monde, il fut un homme de constitution fragile et faible 5 — et qu’il fût chaque jour plus malade jusqu’au jour de sa mort, il considérait pourtant qu’il devait montrer le bon exemple aux frères et leur ôter toujours l’occasion de murmurer à son sujet, de façon que les frères ne puissent dire : «Lui, il a ce qui lui est nécessaire et, nous, nous ne l’avons pas!» Car dans la santé et la maladie, jusqu’au jour de sa mort, il voulut souffrir tant de nécessités que quiconque des frères le saurait comme nous — qui pendant quelque temps jusqu’au jour de sa mort 6 avons été avec lui 7 —, s’il voulait se le remémorer, ne pourrait retenir ses larmes et, s’il souffrait nécessités et tribulations 1, les supporterait avec une plus grande patience 2.

De bon matin 3, le bienheureux François descendit de la tour et alla trouver le seigneur cardinal, en lui racontant tout ce qui lui était arrivé et toutes les paroles qu’il avait dites avec son compagnon. En outre, il lui dit aussi : «Les gens ont une grande foi en moi et me croient un saint homme; or voilà que les démons m’ont jeté hors de la geôle 4!» Car il voulait demeurer là en retraite comme dans une geôle et ne parler à personne qu’à son compagnon. Le seigneur cardinal se réjouit beaucoup de sa compagnie. Mais pourtant, puisqu’il le reconnaissait et le vénérait comme un saint, il consentit à sa volonté de ne pas demeurer là plus longtemps. Ainsi, ayant reçu sa permission 5, le bienheureux François revint-il à l’ermitage Saint-François 6 de Fonte Colombo près de Rieti 7.

[François effectue un carême de quarante jours sur le mont Alverne]

1404 § 118 [LP 93] A une époque, le bienheureux François se rendit à l’ermitage du mont Alverne 1; et ce lieu, parce qu’il est fort retiré, lui plut tant qu’il voulut y faire un carême en l’honneur de saint Michel 2. Il s’y était rendu avant la fête de l’assomption de la glorieuse Vierge Marie 3; il compta les jours de la fête de sainte Marie jusqu’à celle de Michel, qui étaient au nombre de quarante, et dit : «En l’honneur de Dieu, de la bienheureuse Vierge Marie, sa mère, et du bienheureux Michel, prince des anges et des âmes 4, je veux faire ici un carême.» Comme il était entré dans la cellule pour y demeurer continûment, il advint qu’il pria le Seigneur, dans la première nuit, de lui montrer par quelque signe qu’il puisse connaître si c’était sa volonté qu’il demeure là. Le bienheureux François, en effet, quand il s’établissait continûment en quelque lieu pour prier ou quand il allait par le monde en prêchant, fut toujours soucieux de connaître la volonté de Dieu, de manière à lui plaire davantage. Car il craignait parfois que, sous prétexte de demeurer en prière plus à l’écart, le corps ne veuille se reposer, en repoussant la fatigue d’aller par le monde pour prêcher, ce pour quoi le Christ est descendu du ciel en ce monde. Mieux : ceux qui lui paraissaient être chéris par le Seigneur, il les faisait prier le Seigneur pour qu’il leur montre sa volonté — s’il devait aller par le monde pour prêcher ou demeurer parfois en quelque lieu retiré pour prier 5.

De grand matin, à l’aurore, comme il se tenait en prière, des oiseaux de diverses espèces vinrent au-dessus de la cellule où il demeurait, non pas tous en même temps, mais d’abord il en venait un qui chantait son doux couplet et ensuite 1 repartait; puis un autre venait, chantait et repartait 2; et ainsi firent-ils tous. Le bienheureux François en fut grandement rempli d’admiration et en reçut une très grande consolation. Mais il se mit à se demander ce que cela signifiait; et il lui fut dit en esprit par le Seigneur : «C’est le signe que le Seigneur te fera du bien dans cette cellule et te donnera de nombreuses consolations.» Il en fut vraiment ainsi. Car parmi beaucoup d’autres consolations cachées et manifestes que le Seigneur lui octroya, il lui fut montré par le Seigneur la vision d’un séraphin 3, de laquelle il eut une grande consolation en son âme, entre lui et le Seigneur tout le temps de sa vie. Comme son compagnon lui apportait le repas ce jour-là, il advint qu’il lui raconta tout ce qui lui était arrivé 4.

Bien qu’il ait eu de nombreuses consolations dans cette cellule, de nuit les démons lui infligèrent de nombreux tourments, comme lui-même le raconta à son compagnon. Aussi dit-il une fois 5 : «Si les frères savaient combien de tourments m’infligent les démons, il n’y en a aucun qui n’aurait grande pitié et compassion pour moi 6.» Pour cette raison, comme il le dit bien souvent à ses compagnons, il ne pouvait de lui-même 1406 faire assez pour ses frères ni leur témoigner parfois de la familiarité comme les frères désiraient 1.

[À Greccio, François est tourmenté par le diable caché dans un coussin de plumes; sa volonté de prier dignement l’office divin]

§ 119 [LP 94] À une époque, le bienheureux François demeurait dans l’ermitage de Greccio 2. Or comme il demeurait en prière de jour et de nuit dans la dernière cellule, derrière la grande cellule 3, une nuit, dans le premier sommeil, il appela son compagnon 4 qui couchait près de lui dans la grande et ancienne cellule. Celui-ci se leva aussitôt et alla à lui; et il franchit le seuil de cette cellule, près de la porte, à l’intérieur de laquelle était couché le bienheureux François. Le bienheureux François lui dit : «Frère, je n’ai pas pu dormir cette nuit ni me tenir debout 5 pour prier, car la tête me tourne et mes jambes tremblent 6 et on dirait que j’ai mangé du pain d’ivraie 7.» Son compagnon lui parlait ainsi en compatissant avec lui, lorsque le bienheureux François dit : «Moi, je crois que le diable demeurait dans ce coussin que j’ai pour la tête.» La veille, en effet, le seigneur Jean de Greccio, que le saint chérissait d’une grande affection et à qui il témoigna une grande familiarité durant tout le temps de sa vie 1, avait acquis ce coussin qui était plein de plumes. De fait, après être sorti du monde, le bienheureux François ne voulut plus coucher dans un lit 2 ni avoir un coussin de plumes pour la tête, à l’occasion d’une maladie ou en quelque autre occasion. Mais en cette circonstance, les frères l’y avaient forcé contre sa volonté, à cause de sa très grave maladie des yeux.

Il jeta le coussin à son compagnon. Son compagnon se leva, le prit de la main droite et, le tenant avec la main droite, il le jeta sur son épaule du côté gauche et quitta ce seuil 3. Aussitôt il perdit la parole; et il ne pouvait bouger de ce lieu, ni ne pouvait remuer ses bras ni ses mains, ni ne pouvait le rejeter, mais il se tenait ainsi, debout. Il lui semblait qu’il était comme un homme en dehors de lui-même, qui ne sent rien en lui-même ni dans les autres. Alors qu’il se tenait ainsi quelque temps, voici que, par la miséricorde divine, le bienheureux François l’appela. Aussitôt il retourna en lui-même 4 et abandonna le coussin derrière lui. Il retourna auprès du bienheureux François en lui racontant tout ce qui lui était arrivé. Et le bienheureux François lui dit : «Ce soir, comme je disais complies, j’ai senti quand le diable venait dans la cellule.» Après qu’il eut connaissance que c’était vraiment le diable qui l’avait empêché de pouvoir dormir ou se tenir debout pour prier, il se mit à dire à son compagnon : «Le diable est extrêmement subtil et rusé. Car du fait que, par la miséricorde de Dieu 5 et sa grâce, il ne peut me nuire dans l’âme, il veut empêcher la nécessité du corps, de sorte que je ne puisse ni dormir ni me tenir debout pour prier, afin d’empêcher la dévotion et la joie du cœur et pour que je me plaigne de la maladie 6.»

1408 [LP 95a] Quoique, pendant de nombreuses années, il eût une très grave maladie de l’estomac, de la rate, du foie et une maladie des yeux 1, il avait en effet tant de dévotion et priait avec tant de révérence 2 que, durant le temps de la prière 3, il ne voulait pas s’appuyer au mur ou à la cloison, mais il se tenait toujours debout 4, sans capuchon sur la tête et, parfois, à genoux, en particulier quand il passait la majeure partie du jour et de la nuit à vaquer à la prière. De plus, quand il allait 5 à pied par le monde, il arrêtait toujours sa marche pour dire ses heures 6. Et s’il allait à cheval — car il était toujours très malade 7 —, il mettait aussi pied à terre pour dire ses heures.

[François descend de cheval sous la pluie pour dire l’office; les besoins du corps ne doivent pas entraver la prière ni les bonnes œuvres; les frères doivent toujours montrer un visage joyeux]

§ 120 [LP 95 b] À une époque, comme il s’en retournait de la Ville 1, en l’occurrence après avoir séjourné pendant quelques jours chez le seigneur Léon 2, le jour où il sortit de la Ville il plut toute la journée. Parce qu’il était alors fort malade, il allait à cheval. Mais pour dire ses heures 3, il descendit de cheval et se tint au bord du chemin, bien qu’il pleuve et qu’il soit complètement trempé 4. Et il dit 5 : «Si c’est dans la paix et la tranquillité que le corps veut manger sa nourriture, qui tout comme le corps devient la pâture des vers, dans quelle paix et quelle tranquillité 6 l’âme devrait-elle recevoir 7 sa nourriture, qui est Dieu lui-même!»

[LP 96] Il disait : «Alors le diable exulte, quand il peut éteindre ou empêcher dans le cœur du serviteur de Dieu la dévotion et la joie, qui provient d’une prière pure et d’autres œuvres bonnes. Si, en effet, le diable peut avoir quelque chose à soi dans le serviteur de Dieu — à moins que le serviteur de Dieu ne soit un sage et qu’il ne l’efface ou ne le détruise le plus vite 1410 qu’il pourra par la contrition, la confession et les œuvres de satisfaction 1 —, en peu de temps, d’un cheveu il fait une poutre à laquelle il ne cesse d’ajouter 2.» Et il dit 3 : «Le serviteur de Dieu, dans le manger, le dormir et les autres nécessités, doit donner satisfaction à son corps avec discernement, pour que frère Corps ne puisse murmurer en disant : “Moi, je ne peux tenir debout et persévérer dans la prière, ni me réjouir dans mes tribulations et accomplir d’autres œuvres bonnes, du fait que tu ne me donnes pas satisfaction 4.”»

Il disait encore que, si le serviteur de Dieu, avec discernement, donne correctement satisfaction à son corps, d’une manière bonne et honnête comme il pourra, et que frère Corps, dans la prière, les veilles et Ies autres œuvres bonnes de l’âme, veuille être paresseux, négligent ou somnolent, alors il doit le châtier comme une bête de somme mauvaise et paresseuse, car il veut manger et ne veut pas travailler, ni porter sa charge. Si vraiment 5 frère Corps, malade ou bien portant, ne peut avoir ce qui lui est nécessaire par dénuement et pauvreté, alors qu’il l’a demandé honnêtement et humblement à son frère ou à son prélat pour l’amour de Dieu et qu’on ne lui a pas donné, qu’il endure patiemment pour l’amour de Dieu 1; et cela lui sera compté comme martyre 2 par le Seigneur. Et puisqu’il a fait ce qui dépendait de lui en demandant ce qui lui est nécessaire, il est exempt de péché, même si le corps en devenait beaucoup plus malade 3.

[LP 97] Tel fut le suprême et principal soin qu’eut le bienheureux François, bien que, du début de sa conversion jusqu’au jour de sa mort, il ait beaucoup maltraité son corps : il eut toujours le souci d’avoir, intérieurement et extérieurement, et de conserver en soi la joie spirituelle 4. Mieux : il disait que, si le serviteur de Dieu s’efforce de toujours avoir et conserver la joie intérieure et extérieure, qui procède de la pureté du cœur 5, les démons ne peuvent lui nuire en rien et disent : «Puisque le serviteur de Dieu conserve la joie dans la tribulation comme dans la prospérité, nous ne sommes capables ni de trouver une entrée pour accéder jusqu’à lui ni de lui nuire.»

De fait, il reprit une fois un de ses compagnons, car il lui semblait qu’il avait de la tristesse et un visage chagrin 6. Il lui dit : «Pourquoi as-tu de la tristesse et de la douleur au sujet de tes péchés? Traite cela entre toi et Dieu, et prie-le de te rendre, par sa miséricorde, la joie de son salut 7. Devant moi et les autres, efforce-toi toujours d’avoir de la joie, car il ne convient 1412 pas qu’un serviteur de Dieu se montre devant son frère ou un autre avec le visage abattu et tourmenté. Je sais que les démons me jalousent en raison des bienfaits que le Seigneur m’a octroyés par sa miséricorde; comme ils ne peuvent me nuire à travers moi, ils me dressent des embûches et s’efforcent de me nuire à travers mes compagnons. Mais s’ils ne peuvent nuire à travers moi et mes compagnons, ils se retirent pleins de confusion. En revanche 1, s’il m’arrive parfois d’être tenté et abattu, lorsque je considère la joie de mon compagnon, cette joie est l’occasion de me détourner de la tentation et de l’acédie 2, et de me tourner vers la joie intérieure 3.»

[Fin CA, début du ms. Little :]

[Prière devant le Crucifié de Saint-Damien 1]

§125 Les paroles par lesquelles saint François pria devant l’image du Crucifié dans l’église Saint-Damien, quand il entendit la voix sortir de cette croix : «Dieu souverain et glorieux, illumine les ténèbres de mon cœur et donne-moi la foi droite, l’espérance certaine et la charité parfaite, le sens et la connaissance, Seigneur, pour que j’accomplisse ton commandement saint et véridique. Amen.»

[Un frère voulait secrètement avoir la tunique de François 2]

§153 Un des compagnons du bienheureux François, considérant que le bienheureux François semblait approcher de la mort, alors qu’il était dans le même palais 3, pensa en son cœur et se dit : «Combien mon âme en serait consolée 4, si je pouvais avoir la tunique de mon père après sa mort!» Et peu après, le bienheureux François l’appela et lui dit : «Prends et tiens dans tes mains les manches de cette tunique et, quoique je la porterai jusqu’à ce que j’en aie une autre, qu’elle soit dès cet instant 1418 tienne, de sorte que je ne puisse la donner à aucun autre 1.» Et ce frère fut très émerveillé en considérant sa sainteté, du fait qu’il n’avait dit cela à personne, mais l’avait seulement pensé en son cœur 2.

[Un frère voulait avoir un écrit de la main de François 3]

§154 Un compagnon 4 du bienheureux François, alors qu’il demeurait avec lui au mont Alverne quand il s’y tint dans la solitude, désirait avoir quelque chose de revigorant écrit de sa main, tiré des paroles du Seigneur, d’autant qu’il était alors tourmenté par une mauvaise et grande tentation, non de la chair, mais de l’esprit. Et le bienheureux François lui dit un jour : «Apporte-moi une feuille et de l’encre 5, car je veux écrire quelques paroles du Seigneur et ses louanges que j’ai méditées en mon cœur 6.» Et l’autre les lui donna. Le bienheureux François alla écrire ces paroles et ces louanges du Seigneur 7 et, à la fin, il lui écrivit sa bénédiction 8 en lui disant : «Prends cette feuille et observe attentivement la Règle 9 jusqu’au jour de ta mort.» Et ce frère fut très émerveillé et joyeux, d’autant que le saint père avait satisfait son désir sans requête ni parole de sa part, par la volonté du Seigneur. De fait, après la mort du bienheureux François, le Seigneur a opéré plusieurs grands miracles par cette lettre, en ceux dont le nom est consigné 1, dans leurs grandes maladies, avec cette feuille 2.

[Comment François se dévêtit et s’assit nu par terre devant ses compagnons 3]

§155 Un jour, le bienheureux François appela à lui ses compagnons, qui se tinrent devant lui; et comme il était hydropisique et accablé de nombreuses autres maladies, il descendit à grand-peine de son lit pour s’asseoir sur la terre nue. Ses compagnons ignoraient pourquoi il faisait cela. Mais lui se dévêtit et, restant tout nu, il s’assit sur la terre nue, tenant sa main gauche sur sa cicatrice au côté pour qu’elle ne puisse être vue des autres 4. Et il leur dit : «Moi, j’ai fait ce que j’avais à faire 5. Vous, faites comme le Seigneur vous inspirera 6.» Et il ne parla pas davantage, afin de mieux connaître ce que le Seigneur inspirait à ce sujet aux compagnons. Le bienheureux François, en effet, du 1420 moment de sa conversion jusqu’au jour de sa mort, bien portant ou même malade, fut toujours soucieux de connaître et de suivre la volonté du Seigneur 1. Les compagnons, le voyant ainsi malade et nu, assis par terre, se mirent à pleurer vivement par compassion et pitié pour lui. Or l’un d’eux, qui était son gardien 2, considérant que, par la volonté du Seigneur, il voulait se désapproprier 3 même de la tunique et des caleçons que la Règle concède aux frères 4 pour être en toutes choses un vrai pauvre du Christ et son imitateur 5 dans la vie et la mort, prit la tunique et les caleçons en lui disant : «Père, je te prête 6 cette tunique et ces caleçons et, pour que tu saches bien que tu es désapproprié de toutes ces choses, je veux que tu n’aies pas le pouvoir de les donner à quiconque 7.» Le bienheureux François, levant les yeux au ciel, mains jointes, bénit le Seigneur et dit à ses compagnons : «Que le Seigneur vous récompense, car je veux mourir en une telle pauvreté.» Plus tard, il leur dit un jour : «Aussitôt que l’âme sera sortie du corps, dévêtez-moi entièrement nu comme je me suis dévêtu devant vous, posez-moi sur la terre nue et laissez-moi demeurer ainsi le temps qu’on met à marcher pendant un mille 8.»

[Du persil qu’il envoya chercher de nuit dans le jardin 1]

§187 Une nuit, alors qu’il était très affaibli par sa très grande maladie, le bienheureux François dit à ses compagnons :

«Je voudrais me restaurer, frères, et manger quelque chose si je pouvais.»

Ses compagnons lui dirent :

«Que veux-tu manger, père?»

Il dit :

«Si j’avais du persil, j’en mangerais peut-être avec un peu de pain.» Ses compagnons dirent au frère qui faisait la cuisine :

«Te semble-t-il, frère, que tu puisses trouver du persil dans le jardin?»

Le jardin était à côté du palais où François était couché 2. Le frère répondit en leur disant :

«Non seulement la nuit, mais même de jour je n’en trouve pas, d’autant que le peu que j’ai trouvé, je l’ai cueilli chaque jour.»

Le bienheureux François lui dit alors :

«Va, frère, car peut-être en trouveras-tu.»

Mais le frère lui dit :

«L’obscurité est grande et je ne peux porter de lumière, car le vent se fait fort : comment donc en trouverais-je? Du fait de l’obscurité, je ne suis pas capable de distinguer les herbes et, même de jour, j’en trouverais difficilement.»

Le bienheureux François lui dit :

«Va, frère, et ne t’inquiète pas, mais fais seulement ceci : lorsque tu entreras dans le jardin, baisse-toi, pose la main par terre et apporte-moi les herbes que tu toucheras en premier.»

Il y alla donc, sans lumière, et, comme il entrait dans le jardin, il ne distinguait pas les herbes sauvages des cultivées; mais uniquement pour satisfaire le bienheureux François, il se baissa et cueillit d’une main les premières herbes qui se présentèrent à lui, comme lui avait dit le bienheureux François, et il les apporta devant le bienheureux François. Et comme un frère, qui s’attendait à ce que ce soit des herbes sauvages 3, se mit à les démêler çà et là, il se fit, par dispensation divine, qu’en raison de la foi du bienheureux François, il trouva parmi ces herbes une belle et grande branche de persil. Et les frères s’en réjouirent beaucoup et s’émerveillèrent grandement en considérant la sainteté 1422 et la foi du bienheureux François. Alors le bienheureux François dit à ses compagnons : «Frères, vous ne devez pas me faire répéter la même chose autant de fois 1.» Et comme il en avait mangé un peu, il en fut restauré.

Le bienheureux François fut en effet d’une si grande pureté et d’une si grande foi que, dans les choses intérieures et extérieures. le Seigneur opérait par sa foi, en lui et dans les autres, des miracles si grands et si nombreux — que nous avons vus et connus, nous qui avons été avec lui ce peu de temps 2 — qu’il nous serait bien long de les écrire et les raconter 3.

[Comment un frère qui avait fait scandale contre son frère sortit de la religion 4]

§194 À une époque. alors qu’un frère que François chérissait d’une grande affection revenait de la Terre de Labour 5 avec un autre frère qui était plus ancien que lui dans la religion, il advint qu’en chemin, ce même frère qui était plus ancien dans la religion était poussé à faire du scandale contre son frère, injustement et sans aucune faute de la part de son frère. Ce dernier supporta tout avec patience. Alors qu’ils parvenaient tous deux dans un lieu où le bienheureux François était alors malade, ce frère, parce qu’il était intime du bienheureux François, entra pour le voir et, entre autres paroles qu’il lui dit, le bienheureux François l’interrogea aussi à ce propos en disant :

«Comment ton compagnon s’est-il comporté avec toi en chemin?» Il lui répondit :

«Bien, père.»

Mais le bienheureux François lui dit :

«Fais attention à ne pas mentir sous couvert d’humilité. Car je sais comment il s’est comporté envers toi.»

Aussi le frère fut-il très étonné de la manière dont il avait connu cela par l’Esprit saint, vu qu’il n’avait parlé ni à lui ni à quiconque. Et il arriva que, peu de jours après, le frère qui avait fait scandale contre son frère quitta la religion.

[Un frère désirait voir le bienheureux François et prendre son conseil 1]

§195 Il y eut un frère de sainte conduite et de grande application à la prière, ancien dans la religion, qui, pendant plusieurs années, fut tenté par diverses tentations mauvaises, à tel point qu’il en était tellement harcelé qu’il était bien souvent conduit jusqu’au désespoir et, pour cela, il se mortifiait beaucoup : par l’abstinence, les veilles, les larmes et les prières. Mais ni en lui-même, ni par quelque autre frère, il ne pouvait en avoir ou en trouver quelque remède ou consolation, et il désirait voir le bienheureux François pour prendre conseil de lui. Il arriva, par dispensation divine, qu’alors qu’il allait sur une route, il rencontra le bienheureux François qui parcourait cette province en prêchant. Dès qu’il le reconnut, aussitôt il courut à lui et se jeta à ses pieds 2; et il pleurait si fort des larmes amères qu’il ne pouvait rien lui dire. Le bienheureux François fut ému de pitié

1424 pour lui et connut aussitôt par l’Esprit saint qu’il était tourmenté par quelque tentation très grave. Il dit : «De la part de notre Seigneur Jésus Christ, je vous l’ordonne 1, démons, cessez dorénavant de maltraiter mon frère comme vous l’avez fait jusqu’à cette heure.» Et aussitôt ce frère se leva, libéré de cette tentation au point qu’il lui sembla n’avoir jamais eu ces tentations.






HADEWIJCH

Béguines et Moniales

Un nouveau mode de vie

Tant d’abbayes de moniales cisterciennes ont été fondées au XIIIe siècle dans les Flandres que l’on a comparé cet exode de femmes fuyant le monde au mouvement qui a attiré les hommes dans les croisades. On construit dix abbayes dans la première génération suivant 1201, date de la fondation de l’abbaye de la Cambre. Tandis que beaucoup de cisterciens subissent l’attirance de l’érudition universitaire et perdent souvent leur vocation contemplative, les moniales restent fidèles à la spiritualité de Cîteaux. Aussi cinquante abbayes de cisterciennes fondées durant la première moitié du siècle en Flandres ne peuvent accueillir l’afflux toujours croissant de nouvelles vocations, ce qui encourage une forme mitigée de vie cloîtrée.

De nombreuses femmes s’installent à l’intérieur ou à proximité d’un hôpital ou d’une léproserie pour y travailler et prier dans la solitude, telle la première Hadewijch dont on suppose qu’elle acheva ses jours au service d’un hôpital. Naissent ainsi les « béguines », du terme néerlandais begijn dérivé du français beige, couleur de la laine naturelle de leurs vêtements non teints. La solution est originale et s’harmonise au développement d’une bourgeoisie urbaine : ces femmes contribuent par le tissage ou la broderie à la richesse des cités. Les béguines resteront cependant étroitement liées aux moniales cisterciennes : ainsi la béguine Ide de Nivelle était amie de Béatrice de Nazareth (1200-1268)46.

Pour Paul Verdeyen, biographe moderne de Ruusbroec : « Les premières béguines ont été des femmes indépendantes, habitant seules, qui eurent l’audace de se jeter dans l’aventure d’une consécration personnelle et exclusive à l’amour divin et qui choisirent pour cela la vocation du célibat chrétien, sans émettre des vœux ni habiter des béguinages clôturés, ni entretenir des liens spéciaux avec la hiérarchie. Elles ont vécu comme des femmes pieuses, « religieuses » dans le contexte normal de la vie en société. Les évêques et les curés ont alors mis en œuvre tous les moyens en leur pouvoir pour réunir ces indépendantes à l’intérieur d’enceintes bien murées et pour les soumettre à leur autorité et à leur juridiction. Et à l’aide de décrets, comme ceux du concile de Vienne (1312), ils y ont parfaitement réussi. » 47.

Le mouvement des béguines dura cependant jusqu’au XVIIe siècle, non sans avoir une histoire marquée par les résistances de la « Dame » (élue qui représentait leurs intérêts) à plusieurs pressions : celle de l’Église, qui tente de régulariser ce corps « informe » en le convertissant en ordre religieux soumis à des règles et contrôlé par des confesseurs ; celle de la bourgeoisie dont les béguines sont issues et qui souhaite une symbiose et une soumission étroite ; celle d’artisans auxquels elles font concurrence en filant et en brodant (outre les béguinages célèbres de Bruges et d’Amsterdam, on peut toujours visiter leur paisible quartier enclos de Louvain, délimité par deux rivières, car l’eau est nécessaire au travail du lin).

Certaines de ces femmes se laissaient emmurer à proximité d’une église ou d’un couvent pour y mener la vie érémitique. Un tel ermitage avait le plus souvent trois fenêtres : la première donnait sur le chœur d’un sanctuaire et rendait ainsi possible l’assistance aux offices, la seconde permettait d’avoir sur le monde extérieur des contacts assez fréquents, dont des entretiens spirituels, la troisième avait vue sur un petit jardin. En Italie, sainte Claire avait une cellule semblable près de San Damiano. La vie de ces recluses sera précisée au début d’une section consacrée à l’Angleterre.

Une abondante littérature spirituelle et mystique se prolonge jusqu’au XVIIsiècle, dont on a seulement exploré les textes primitifs. Se détachent les figures d’Ivette de Huy (1157-1228) qui se retira dans une pauvre léproserie avant de se faire emmurer dans une cellule attenante à sa chapelle, de Marie d’Oignies, des deux Hadewijch, de Marguerite Porete…48. Nous laissons ici de côté les témoignages d’un milieu plus large où les femmes occupent une place importante aux côtés des hommes. Se détache la belle et profonde « idylle mystique » entre le dominicain suédois Pierre de Dacie et la simple paysanne westphalienne Christine :

serviable et contemplative, tu es semblable à Marthe et Marie.

Même nature, jeunesse, condition égale,

Parole bienveillante, consolation vraie.

Merveilleux mystère : avec les tourments vient la guérison.

Attachée à ceux qui te révèrent, par eux tu es aimée, même si te flétrissent

Les ignorants qui ne veulent croire qu’à ce qu’ils connaissent.

Union, confession, mœurs et communion l’enrichissent :

L’union la consume, la confession la purifie, ses mœurs

Font son ornement, et elle communie dans la joie.49.

Deux Hadewijch

La première Hadewijch (la critique a établi l’existence de deux béguines du même nom), active avant 1240, femme de grande culture, a lu Guillaume de Saint-Thierry et Richard de Saint-Victor. Elle connait les troubadours et la littérature courtoise.

L’intuition qui chez Guillaume prenait le relais de la raison, et dont nous avons rapporté un exemple, celui d’une solution apportée au problème de la prédestination, laisse place à la célébration sans réserve du « noble amour », dont dérive l’amour courtois. L’amour (minne), thème central de ses poèmes, est une source vivante 50.

L’emploi du moyen néerlandais succède ici à la prose latine utilisée jusque là par Bernard et Guillaume de Saint-Thierry, Richard de Saint-Victor, comme tous les clercs qui s’adressaient à leurs semblables. Bel exemple du rôle linguistique éminent de mystiques qui, confrontés à la difficulté d’exprimer leur vécu auprès de tous, et donc souvent dans des dialectes dédaignés des savants, les font accéder à l’expression littéraire : les deux Hadewijch, suivies bientôt par Ruusbroec, établissent le moyen néerlandais ; le rhénan Eckhart contribue à la même époque à forger la langue allemande ; Jean de la Croix apportera sa contribution à l’espagnol par ses poèmes.

Les poèmes du noble amour des deux Hadewijch bénéficient d’une traduction française magnifique, œuvre déjà signalée du chartreux Dom Porion. Aussi nous en donnons quelques extraits conséquents qui expriment l’amour donné à celui qui se donne :

Ce que vraiment nous devons faire,

nous le savons dans un éclair

lorsque Vérité nous révèle

combien nous manquons à l’amour :

la douleur comme une tempête

assaille alors un noble cœur.

Après cette prise de conscience permise par irruption de la Grâce divine vient le don et sa réponse, à l’image de la Samaritaine :

Qui donne tout à l’Amour

en éprouve grande merveille;

l’âme adhère dans l’unité

au clair Objet qu’elle contemple,

puisant par l’artère secrète

à cette fontaine où l’Amour

enivre les cœurs étonnés

de Sa divine violence. 51.

L’hymne à l’Amour marque la reconnaissance de celle qui a reçu le don :

Ce que l’Amour a de plus doux, ce sont Ses violences;

Son abîme insondable est sa forme la plus belle ;

se perdre en Lui, c’est atteindre le but ;

être affamé de Lui c’est se nourrir et se délecter ;

l’inquiétude d’amour est un état sûr ; [...]

s’Il nous prend tout, quel bénéfice ! [...]

ne rien avoir, c’est Sa richesse inépuisable. [...]

Le témoignage est authentifié par Hadewijch au nom de ses compagnes bénéficiaires des merveilles de l’Amour :

Voilà le témoignage que moi-même et bien d’autres

nous pouvons porter à toute heure,

à qui l’amour a souvent montré

des merveilles, dont nous reçûmes dérision,

ayant cru tenir ce qu’Il gardait pour Lui.

Merveilles, appât, jeu de l’Amour, sont maintenant bien reconnus par expériences répétées :

Depuis qu’Il m’a joué ces tours

et que j’ai appris à connaître ses façons,

je me comporte tout autrement avec Lui :

Ses menaces, Ses promesses,

tout cela ne me trompe plus:

je le veux tel qu’Il est, peu importe

qu’Il soit doux ou cruel, ce m’est tout un.52.

Dans ses Lettres 53 la poésie laisse place à ce qui sera développé par Ruusbroec comme « fond » de Dieu : 

L’homme qui a dépouillé l’humanité terrestre, Dieu l’exalte avec Lui-même et l’attire en Soi : Il a fruition de cette âme dans la non-élévation. Ah Dieu ! quelle merveille survient alors, lorsque si grande dissemblance atteint l’égalité, atteint l’unité sans élévation. Hélas ! je n’en puis écrire davantage : c’est sur le plus haut secret que je dois garder le plus profond silence.

La Lettre XII est particulièrement belle dans son expression et originale par son interprétation biblique mystique :

que le feu occupe tellement votre être et votre agir, que rien ne vous soit plus rien, sinon Dieu seul : ni plaisir ni peine, ni faveur ni labeur. Lorsque vous serez constamment ainsi, la Maison de Jacob sera le feu dont Abdias a parlé. … Comme Joseph fut sauveur et juge de son peuple et de ses frères, ainsi vous-même et toute âme identifiée à Joseph doit être protectrice et guide des autres, qui n’ont pas atteint cet état, qui souffrent encore famine parmi les douleurs étrangères à l’amour. Par le feu de la vie unifiée, vous les allumerez à leur tour… Ah ! vraiment aidez-nous… Hâtez-vous d’aimer ! 54.

La seconde Hadewijch a vécu probablement près de Bruges. Active vers 1280, elle décrit la nudité d’esprit 55. L’âme doit s’abîmer dans un non-savoir sans fond :

Si je désire quelque chose, je l’ignore, car dans une ignorance sans fond je me suis perdue moi-même.

Ruusbroec reprend cette citation et s’en inspire lorsqu’il décrit la vision sans intermédiaire, consistant à être absorbé dans un simple regard.  Ruusbroec et le “bon cuisinier” Jan van Leeuwen, ont tenu cette Hadewijch en très grande estime : « Les livres de Ruusbroec ne comportent pour ainsi dire aucune citation d’auteurs ; seules l’Écriture et Hadewijch sont citées fort souvent et littéralement » 56.

Ah mon Dieu quelle aventure

de ne plus entendre, de ne plus voir

ce que nous suivons, ce que nous fuyons,

ce que nous aimons, ce que nous craignons.

Nous avons cru jadis posséder quelque chose,

mais c’est du tout au rien que nous chasse l’amour.57.

Et :

L’unité de la vérité nue,

abolissant toutes les raisons,

me tient en cette vacuité

et m’adapte à la nature simple

de l’Éternité de l’éternelle Essence.

Ici de toutes raisons je suis dépouillée;

Ceux qui n’ont jamais compris l’Écriture,

ne sauraient en raisonnant expliquer

ce que j’ai trouvé en moi-même - sans milieu, sans voile - au-dessus des paroles.58.

Hadewijch II influence aussi une troisième béguine, au sort plus malheureux encore que celui de la première Hadewijch qui disparut en prenant peut-être refuge au service d’une léproserie ou d’un hôpital59. Il s’agit de la figure de Marguerite Porete, qui fut considérée longtemps comme une hérétique, et dont la fin fut dramatique :







Lettres spirituelles

Avertissement

Voici les Lettres d’Hadewich. L’ouvrage livre le cœur de cette mystique qui vivait au treizième siècle et fut très influente sur Ruusbroec. Je ne l’ai pas retrouvé disponible sur le Net, ce qui m’a conduit à le rééditer en ligne hors commerce pour des amis60. On trouvera ici le texte allégé des notes.

La belle traduction réalisée antérieurement de Poèmes s’impose aussi. Elle est très accessible à faible coût dans la collection de poche «Sagesses», mais se prête moins aisément à l’usage spirituel. On trouvera sur le net de nombreux ouvrages relatifs à Hadewijch, moindres à mes yeux. En anglais on aura recours à Hadewijch, The complete works, « The Classics of Western spirituality », Mother Columba Hart, préface by Paul Mommaers, Paulist press, 1980. J’adjoins en fin d’ouvrage un relevé de lecture par Lilian Silburn.



Lettre I Vivre dans la clarté de Dieu

Comme Notre - Seigneur a manifesté le clair amour, inconnu avant lui, illuminant toutes les vertus par son éclatante charité, qu’il daigne vous illuminer et vous éclairer dans la pure clarté dont il brille pour lui-même, pour ses amis et ses amants intimes !

La plus haute clarté que l’on puisse avoir sur la terre, c’est d’être vrai en toute œuvre de justice actuelle, de pratiquer la vérité en toute chose pour la gloire du noble amour, qui est Dieu même. Ah ! la grande clarté que ceci : de laisser Dieu seul être et agir dans sa clarté propre ! C’est en elle que Dieu œuvre pour lui-même et pour toutes les créatures, donnant à chacune selon ses droits et selon ce que Sa bonté l’invite à répartir en toute justice dans la lumière.

C’est pourquoi je vous en prie, comme une amie prie l’amie qu’elle aime ; je vous y exhorte, comme une sœur exhorte sa sœur très chère ; je vous le commande comme une mère à son enfant chéri ; je vous l’ordonne de la part de votre Amant, comme l’époux à sa fiancée bien-aimée : ouvrez les yeux de votre cœur à la clarté et voyez-vous en Dieu, dans la vérité sainte !

Apprenez à contempler ce que Dieu est : Vérité en qui toute chose est manifeste, Bonté par qui toute richesse déborde, Intégrité de la toute-puissance. C’est pour ces noms mystérieux que l’on chante trois fois Sanctus dans le ciel, car ils comprennent dans leur Unité toutes les vertus, quelles que soient leurs œuvres particulières en tant que Personnes distinctes.

Voyez comme Dieu vous a gardée paternellement, ce qu’il vous a donné et ce qu’il vous a promis. Voyez comme l’amour est sublime que les amants se portent l’un à l’autre, et manifestez votre reconnaissance par l’amour. Faites-le, si vous voulez contempler ce que Dieu est et agir dans sa lumière, par la fruition glorieuse comme par la claire manifestation, illuminant les choses ou les cachant dans la ténèbre, selon ce qui leur sied.

C’est pour Ce que Dieu est qu’il convient de le laisser jouir de lui-même en toutes les œuvres de sa clarté, sicut in coelo et in terra, ne cessant de dire, en actes comme en paroles : fiat voluntas tua !

Ah ! chère enfant, à mesure que son irrésistible pouvoir se manifeste en vous, que sa volonté sainte en vous-même se parfait, et qu’apparaît en vous sa claire vérité, consentez à la privation du doux repos pour que règne ce Tout sublime et divin : illuminez votre être, ornez-le de vertus et de justes œuvres, dilatez votre esprit par les hauts désirs vers le Tout de Dieu, et disposez votre âme pour la fruition de l’Amour tout-puissant dans l’excessive douceur de notre Dieu !

Hélas ! chère enfant, je parle de douceur, mais c’est chose en vérité que j’ignore, sauf dans le vœu de mon cœur, qui m’a rendu suave la souffrance endurée pour Son amour. Il m’a été plus cruel que jamais démons ne furent, car ceux-ci ne pouvaient me priver de L’aimer ni d’aimer les âmes que Dieu me confiait ; or, c’est bien ce qu’il m’a ravi lui-même. Car ce qu’il est, il en vit seul dans sa douce fruition et me laisse errer loin de cette jouissance divine, sous le poids constant de la privation, dans la ténèbre où nulle joie n’est mienne de celles qui devraient être ma part.

Ah ! malheureuse ! Cela même qu’il m’avait offert comme gage de la jouissance du pur amour, il l’a maintenant retiré — vous n’êtes pas sans le savoir. Hélas ! Dieu m’est témoin que je respectais son droit souverain et ne lui demandais guère plus que ce qu’il voulait me donner, mais ce qu’il m’offrait, je l’eusse accepté volontiers dans la fruition, s’il eût daigné m’y élever. Au début même, je me défendais contre ses dons et me fis prier beaucoup avant de tendre la main. Mais il m’en advient maintenant comme à celui qui, par jeu, se voit offrir quelque chose, et dès qu’il veut le saisir, se sent frapper sur les doigts : « Vite puni qui tôt se fie ! » lui dit-on, et l’on reprend ce qu’il pensait tenir.

Lettre II S’en remettre de toute chose à l’amour

Notez maintenant, je vous prie, toutes les choses où vous avez manqué, soit par attachement à votre sens propre, soit par consentement à la vaine tristesse.

Il est vrai : Dieu attriste souvent l’âme qui se sent privée de lui, et ne sait même si elle s’en approche ou s’en éloigne. Mais le vrai fidèle n’ignore pas que la bonté du Bien-Aimé est toujours plus grande que nos fautes. On ne doit ni s’attrister d’avoir à souffrir, ni soupirer après le soulagement, mais donner le tout pour le tout et faire le sacrifice de son repos. Réjouissez-vous à toute heure dans le seul espoir de gagner l’amour même ; car si Vous désirez la charité parfaite, il ne faut accepter aucune consolation en retour de votre peine, que le seul amour.

Soyez donc sur vos gardes et ne laissez point troubler votre paix. Faites le bien en toute circonstance, mais sans nul souci de profit, ni de la béatitude, ni de la damnation, ni du salut ni des peines infernales ; ne faites rien, ne laissez rien que pour l’honneur de l’amour. Si telle est votre conduite, vous guérirez bientôt. Souffrez volontiers de sembler stupide aux hommes : on s’approche beaucoup de la vérité en acceptant de le paraître. Mais soyez docile et prompte au service de tous, et contentez les autres chaque fois que vous le pouvez sans vous avilir. Soyez joyeuse avec ceux qui se réjouissent, pleurez avec ceux qui pleurent, soyez bonne envers ceux qui ont besoin de vous, dévouée envers les malades, généreuse avec les pauvres et recueillie intérieurement au-dessus de toute créature.

Mais voulant agir en toute chose de votre mieux, vous verrez que souvent la nature humaine vous fera faillir : remettez-vous-en à la bonté de Dieu, qui dépasse infiniment votre faiblesse. Pratiquez dans cette confiance les vertus véritables : suivez fidèlement, sans rien épargner, la voie de Notre-Seigneur et sa très chère volonté, partout où vous pouvez la discerner. Et ne manquez pas d’examiner avec soin vos pensées, pour vous connaître en toute chose.

Vivez pour Dieu, je vous en conjure, de façon à ne pas manquer aux grandes œuvres qui sont votre vocation. Ne donnez jamais le pas sur elles à des travaux de moindre importance, écoutez ma prière et mon conseil. Car les grandes occasions ne vous feront jamais défaut de prendre peine au service de Dieu. De toute occasion mauvaise, il vous a gardée, pour peu que vous-même veuillez être attentive : avouez que votre voie, par sa grâce, est facile. Tout bien pesé, vous avez à peine souffert assez pour vous conduire à la maturité, où vous êtes tenue de parvenir si vous voulez rendre justice à Dieu, comme vous ne laissez point, je crois, de le vouloir.

Parfois cependant vous sentez telle angoisse en votre cœur qu’il vous semble être abandonnée de Dieu, mais gardez-vous pour cela de perdre confiance. Car je vous le dis en vérité : toute misère, tout exil que l’on supporte avec bonne volonté et pour son amour, est agréable à Dieu et nous rapproche de sa pure Essence. Mais il ne sied point que nous sachions si cela lui plaît, car nos peines prendraient fin avant le temps. Un homme voyant à découvert la volonté de Dieu et la complaisance qu’il prend en nos peines, volontiers pour lui irait au fond de l’enfer, mais tout progrès, toute croissance intérieure lui serait interdite, faute de souffrance. Si nous savions en effet que nos œuvres plaisent à Dieu, plus rien ne nous toucherait.

Vous êtes jeune encore, et vous devez grandir : il vous est bien meilleur de supporter les peines, si vous voulez suivre sa voie, et de souffrir pour l’honneur de l’amour, que de chercher à le sentir. Prenez ses intérêts, comme étant vouée pour toujours à son noble service. N’ayez souci ni d’honneur ni de honte, ne craignez ni les tourments de la terre ni ceux de l’enfer, dussiez-vous les affronter pour servir dignement cet amour. Son noble service est dans la peine que vous prenez pour réciter vos Heures, pour suivre votre règle, pour faire sa volonté en toute chose, sans chercher ni recevoir satisfaction. Et si vous trouvez plaisir en chose quelconque qui n’est point ce Dieu même promis à votre jouissance, ne vous y arrêtez point, jusqu’à ce qu’il vous illumine par son Être et vous permette de goûter l’amour fruitif dans l’essence de l’Amour, — là où l’Amour est tout entier à lui-même et se suffit à jamais.

Servez en toute beauté, ne veuillez rien, ne craignez rien : laissez l’amour librement prendre soin de lui-même ! Sachez qu’il paye toute sa dette, fût-ce tard bien souvent. Que nul doute, nulle déconvenue ne vous détourne de faire le bien, que nul échec ne vous fasse perdre espoir dans le secours divin. Il ne faut ni douter de la promesse de Dieu, ni en croire aucun autre : ni homme, ni saint, ni ange, quelque preuve qu’ils donnent. Vous avez été appelée très jeune et votre cœur sent, parfois du moins, qu’il est élu, que Dieu a commencé à le soutenir dans son abandon.

Reposez-vous donc si totalement sur cet appui divin qu’il vous rende parfaite. Et ne désirez l’appui d’aucun homme, si puissant qu’il soit sur la terre ou dans le ciel. Comme je vous l’ai dit, c’est Dieu même qui vous soutient : il faut vous abandonner de toute votre âme à sa puissance et le laisser faire sans plus douter.

En une seule chose pourtant il sied de garder la crainte : on doit redouter sans cesse de ne pas servir l’amour comme il en est digne. Cette crainte même nous emplit d’amour et suscite en nous une tempête de désirs. Par moments à vrai dire il nous semble que nous avons fait ce que nous pouvions faire pour l’amour et qu’il ne nous aide pas, ne nous aime pas selon nos mérites : tant que nous l’accusons de la sorte, nous ne pouvons ressentir la crainte dont je parle. C’est elle seule pourtant qu’il convient d’admettre : laissez-lui libre jeu dans votre cœur et qu’elle le visite à son gré.

Souffrez volontiers en toute son étendue la douleur que Dieu vous envoie : c’est ainsi que vous entendrez ses mystérieux conseils, comme Job le dit de lui-même : Une parole secrète a été dite â mon oreille.

Il est deux façons pour les hommes de se porter secours. Dans le premier cas, l’initiative vient de l’âme, c’est elle qui tend la main aux pécheurs par pitié pour eux. Elle est saisie de telle sorte par la compassion qu’elle veut renoncer à la fruition et aux délices de Dieu à cause de ceux qui vivent dans le péché, choisissant d’être privés du Bien-Aimé jusqu’à ce qu’elle ait l’assurance, pour ces pécheurs, qu’ils ne désespéreront point de la grâce divine. Ainsi la compassion fait qu’un homme en aide un autre.

L’autre cas dont je parle est celui-ci : lorsque Dieu sait qu’une âme est confirmée dans les vertus et dans l’amour, il ne l’épargne pas ; la voyant bien pourvue de forces et de lumière, il ne permet point qu’elle s’endorme ni qu’elle défaille sous l’excès de douceurs, comme il arriverait si elle ne préférait laisser tous les dons de Dieu pour le salut des pécheurs. Or parmi ces pécheurs, il en est d’une nature élevée et fière, mais qui se sont gâtés et corrompus à tel point qu’ils ne peuvent plus, de leurs propres forces, faire retour à Dieu : ce sont de tels pécheurs que Dieu, dans sa grâce singulière, confie à ces âmes fortes, jugées par lui en état de les aider, afin qu’elles les reconduisent en son nom sur les voies de l’amour parfait.

Vous n’avez pas besoin, quant à vous, d’un tel secours. Car vous avez commencé de bonne heure et n’avez rien refusé à Dieu de votre être, en sorte qu’il vous mènera sans nul doute à son Etre, pourvu que vous vous abandonniez à lui. Mais je vous dirai l’aide qui vous sied : suivez l’exigence de votre cœur, qui ne veut vivre que de Dieu. Nul étranger ne pénètre là. Celui que vous y trouvez, que vous croyez, que vous sentez habiter merveilleusement au plus profond de vous-même, vous assurant de son pouvoir et de sa présence intime, de son Être indéfectible, celui-là est vraiment au-dessus de vous, c’est lui qu’il vous faut suivre et c’est à lui que vous vous soumettrez sans vous avilir.

Si vous voulez avoir enfin ce qui est à vous, donnez-vous à Dieu et devenez ce qu’il est. Pour l’honneur de l’amour, renoncez à vous-même autant que vous le pouvez, ne faites plus qu’obéir en toute votre conduite au commandement d’être parfaite. À cette fin, demeurez humble, ne tirant aucune élévation de ce que vous aurez pu faire, mais soyez prête sagement à nourrir tous les êtres au ciel et sur la terre selon l’ordre de la vraie charité. Ainsi vous pourrez devenir parfaite et posséder ce qui est à vous — si vous le voulez.

Lettre III L’amour du prochain atteint le Cœur de Dieu

Que Dieu soit avec vous ! Je vous en prie, par la véritable vertu et fidélité qui est Dieu même, ne cessez point de songer à ces vertus saintes qui appartiennent à son être divin et qui parurent dans ses actes, lorsqu’il fut ici-bas sous la forme humaine. Ah ! doux amour, c’est comme hommes que nous vivons présentement. Pensez donc d’abord aux nobles vertus dont il fit bénéficier tous les hommes selon leurs besoins, et ensuite à la douce nature de l’Amour qui est son être éternel — si terrible et si merveilleux au regard !

La sagesse fait pénétrer bien avant dans la Divinité. Aussi ne faut-il attendre sur terre nulle sécurité, sinon en cette profonde sagesse qui cherche à l’atteindre. Hélas ! ce Dieu toujours inaccessible et qui se fait chercher à de telles profondeurs, il doit souffrir compassion de voir si peu d’hommes brûlés d’une juste soif dans l’impatience d’amour et les œuvres ardentes, si peu d’âmes désireuses de connaître, fût-ce un peu, la merveille qu’il est, et comme il en use avec l’amour.

Dès à présent nous pourrions comprendre les mœurs du ciel et les faire nôtres en grande partie, si le lien d’amour nous arrachait aux mœurs de cette terre, si nous désirions Dieu avec une passion céleste assez ardente, si nous aimions nos frères comme nous le devons en toutes leurs nécessités.

Ce que la charité requiert d’abord et ce qu’elle demande avant le reste, je m’applique d’abord à le faire. Car l’amour fraternel suit l’ordre intimé dans la charité de Jésus : il porte secours au frère bien-aimé dans l’hilarité ou dans la tristesse, dans la sévérité ou la douceur, par les services et les conseils, les avertissements ou les consolations, selon les besoins. Tenez donc vos puissances toujours prêtes et suivez pas à pas l’amour divin, en sorte qu’il ne trouve rien à reprendre en vous.

C’est ainsi qu’on atteint Dieu en vérité par le côté où il ne peut se défendre, car on le fait avec son œuvre même, avec la volonté de son Père dont il accomplit le commandement. Tel est le message de l’Esprit-Saint. Et c’est alors que l’Amour dévoile mainte merveille à notre connaissance, mainte vérité céleste à notre admiration.

Lettre IV Les égarements de la raison

Je vous conseille de faire un examen complet des points sur lesquels vous êtes en faute, pour en tenter la correction de tout votre pouvoir. Car nous péchons en bien des choses que nous tenons pour bonnes, et qui le sont vraiment : mais la raison s’y trompe ; lorsqu’elles ne sont pas appréhendées ou appliquées comme elles devraient l’être, c’est un égarement de notre raison. Et quand la raison est obscurcie, la volonté s’affaiblit et se trouve impuissante, tout labeur lui pèse parce que la raison ne l’éclaire plus. La mémoire à son tour perd ses notions profondes, la joyeuse confiance et cette promptitude de l’esprit fervent qui lui rendaient plus légère l’attente du Bien-Aimé dans l’exil. Tout cela oppresse l’âme ; mais quand elle succombe sous le poids, l’espoir en la bonté de Dieu la console de nouveau. Il faut errer et souffrir néanmoins avant que vienne cette heure libératrice.

Notez maintenant les choses que je vais énumérer, dans lesquelles raison se laisse séduire, et mettez tout votre zèle à vous réformer, si besoin en est. Ne vous laissez pas accabler par les fautes que vous reconnaissez. Car le chevalier vraiment humble n’aura pas souci de ses plaies s’il regarde les blessures de son divin Seigneur. Lorsque Dieu jugera le temps venu, tout sera vite guéri : souffrez donc avec patience. À la raison Dieu donnera lumière, constance et vérité ; la volonté entendra raison et de nouvelles forces lui viendront. Et la mémoire à son tour se trouvera vaillante, car le Tout-Puissant chassera d’elle toute angoisse et toute peur.

En bref, la raison s’égare dans la crainte, dans l’espérance, dans une règle de vie que l’on veut garder, dans la charité envers le prochain, dans les larmes, dans le désir des goûts spirituels, dans la jouissance des suavités, dans la terreur des menaces divines, dans la division d’intention, dans la façon de recevoir et de donner, en maintes choses que l’on juge bonnes, raison peut errer.

La raison sait que Dieu doit être craint, qu’il est grand et que l’homme est petit. Mais si elle a peur de la grandeur divine à cause de sa petitesse, si elle n’ose pas l’affronter et doute d’en être l’enfant préférée, ne pouvant concevoir que l’Être immense lui convienne — il en résulte pour beaucoup d’âmes qu’elles ne tentent plus rien de grand. Voilà donc une des choses où la raison s’égare.

Beaucoup d’hommes se trompent dans l’espérance, en s’assurant du pardon de toutes leurs fautes. Mais si vraiment elles leur étaient pardonnées, ils aimeraient Dieu et le manifesteraient en œuvres d’amour. L’espérance les fait compter sur des choses qu’ils n’atteindront jamais, car ils sont trop paresseux et ne payent pas leur dette envers Dieu ni envers l’amour, à qui nous devons notre peine jusqu’à la mort. La raison erre donc dans l’espérance et ceux qui sont ainsi disposés s’égarent de mainte façon. Mais sur ce point, vous avez moins besoin d’être avertie que sur d’autres.

Dans la charité envers le prochain, on manque de discernement, on donne par faveur et non pas selon les besoins, on rend service, mais suivant son penchant, on se tourmente aussi hors de propos. Ce qu’on nomme charité envers les autres procède bien souvent du penchant naturel.

En voulant maintenir une règle de vie, on s’embarrasse de maintes choses dont il faudrait être libre. C’est encore un point où la raison s’égare. Un esprit de bonne volonté assure intérieurement plus de beauté à notre vie que nulle règle n’en saurait prescrire.

Dans les larmes, on s’égare aussi : la raison prétend que l’âme déplore l’absence de son vrai bien, mais c’est souvent la volonté propre qui se désole et nous trompe. Quant au désir de la dévotion sensible, toutes les âmes sont égarées qui cherchent de telles faveurs, car c’est Dieu qu’il faut chercher et rien d’autre. Seulement s’il donne quelque chose par-dessus le compte, prenons-le simplement.

Dans la jouissance des suavités, on est séduit facilement, car le penchant propre y domine souvent, soit envers Dieu, soit envers les hommes. Les menaces divines, les tourments qu’on redoute égarent pareillement la raison, dès que la crainte supplante l’amour dans ce qu’on fait ou ce qu’on laisse.

De même encore, la division (de l’intention) en œuvres ou décisions multiples fait tort à la liberté de l’amour.

Prendre ce dont on pourrait se passer, au-dehors ou au-dedans, est erreur de la raison. Et dans les attachements de toute sorte, dans le repos qu’on veut garder, dans la paix qu’on défend anxieusement avec Dieu et avec les hommes, on peut aussi se laisser séduire.

Quant au don de nous-mêmes, nous nous égarons si nous voulons le faire avant l’heure, ou nous adonner à des choses étrangères, auxquelles nous ne sommes pas destinés par l’Amour.

Dans les peines dont on s’afflige, dans le travail et le repos, dans l’indignation qui s’allume ou s’apaise, dans ce qui nous plaît et nous déplaît : en toutes ces choses la raison se trompe, si elle n’observe pas le temps qui sied. Obéissance indiscrète aux divers appels : voilà donc l’erreur de l’esprit, toutes les autres se ramènent à celle-là. Obéir à la crainte sans contrôle, et aux autres penchants, obéir à la colère, à l’espérance, aux préférences naturelles, à toute impulsion qui n’est pas du parfait amour : c’est l’égarement de la raison.

Si je vous signale ainsi les erreurs du jugement en maintes choses qu’on présente souvent sous leur meilleur jour, c’est qu’il importe en effet d’y veiller : la tâche de la raison est de les estimer selon leur nature, à leur juste valeur.

Lettre V Consolation

Que Dieu soit avec vous, amie de mon cœur, qu’il vous donne réconfort et paix en lui-même ! Je souhaite par-dessus toute chose que sa paix vous assiste, que sa bonté vous console, que la noblesse de son Esprit vous illumine, — et soyez sûre qu’il vous traitera volontiers de la sorte, dès que vous serez avec lui assez confiante, assez abandonnée.

Ah ! chère enfant, jette-toi en lui de toute ton âme et sans réserve, loin de toutes ces choses qui ne sont pas l’amour, quoi qu’il nous arrive. Car les coups qui nous sont portés sont nombreux, mais à les recevoir sans faiblir, nous gagnerons la plénitude de notre maturité.

C’est grande perfection que de tout supporter de toutes sortes de gens ; mais Dieu le sait, la plus haute vertu est dans le support des maux que nous infligent les faux frères, en apparence compagnons de notre foi. Hélas ! ne vous étonnez pas si je souffre : ceux mêmes dont nous avions fait choix pour jubiler avec nous dans l’amour se mettent maintenant à semer le trouble, cherchant à détruire notre société ou à nous diviser, et veulent surtout que nul ne reste avec moi.

Ah ! que l’amour me fait sentir la douceur inexprimable de son essence et de ses dons ! Ah ! je ne puis rien lui refuser, et vous-même, comment pouvez-vous lui tenir tête, résister à ce pouvoir dont on assure qu’il l’emporte sur toute chose ?

Hélas ! très chère, que le violent amour ne t’ait pas encore vaincue et engloutie en son abîme ! Il est si doux, qu’est-ce donc qui te retient d’y tomber plus avant ? Pourquoi ne pénètres-tu pas assez dans ses profondeurs ? Mon amour, donnez-vous dans l’amour et par amour sans réserve à Dieu même : c’est de cela seul qu’il est besoin. Car nous avons bien à souffrir l’une et l’autre, — beaucoup pour vous, et trop pour moi.

Cher amour, n’ayez garde de négliger la vertu, quelque peine qu’il vous en coûte. Vous vous occupez de trop de choses qui ne devraient pas importer pour vous. Vous perdez beaucoup de temps par l’empressement que vous mettez en toute affaire : je n’ai jamais réussi à vous faire tenir en ceci la juste mesure. Dès qu’une chose vous sollicite, on dirait que plus rien par ailleurs ne mérite votre attention. Que vous vouliez consoler ou aider tous vos amis, je l’approuve et m’en réjouis : faites-le de votre mieux, mais de façon à garder la paix pour eux et pour vous-même.

Je vous prie et je vous exhorte, amie, par la vraie fidélité d’amour, suivez mes avis en tout ce que vous faites, et pour l’honneur de notre peine inconsolée, consolez toute peine selon votre pouvoir ! Par-dessus tout, je vous l’ordonne, obéissez de toute votre âme au commandement éternel, sans que souci étranger ni tristesse aucune ne vous arrête un instant au service d’amour.

Lettre VI L’amour vrai est sans souci de retour. Imitation du Christ

Je veux vous mettre en garde cette fois contre une faute d’où résulte grand dommage. C’est l’un des maux les plus pernicieux qu’on trouve parmi les âmes, de tous ceux qui les affligent malheureusement : chacune veut maintenant qu’on lui soit fidèle au lieu de songer à l’être, chacune veut éprouver l’ami et se plaindre ensuite de son infidélité. C’est à cela que s’occupent les âmes qui devraient aimer de bel amour le Dieu de toute grandeur !

Celui qui veut le bien, qui désire élever sa vie dans la vie de Dieu, quelle inquiétude aurait-il pour la foi qu’on lui garde ou qu’on lui refuse, comment songerait-il à mesurer sa gratitude aux faveurs et aux torts qu’on lui fait ? Si un homme manque de loyauté ou de justice envers un autre, c’est à lui-même qu’en échoit tout le dommage, et le pire est justement qu’il n’a plus le bonheur d’être fidèle.

Si quelqu’un se montre fidèle et bon envers vous dans les choses dont vous avez besoin, ne manquez pas de vous montrer reconnaissante et de rendre service en retour, mais servez Dieu d’abord et remerciez-le, par un plus grand amour, de cette foi même qu’on vous témoigne : pour la gratitude ou l’ingratitude, sachez vous en remettre à lui. Car il est la justice même et sait prendre comme il sait donner : il est au sommet de la fruition et nous sommes dans l’abîme de la privation. Je veux dire vous et moi, qui ne sommes pas encore devenues ce que nous sommes, qui n’avons pas saisi ce que nous avons, et qui tardons si loin encore de ce qui est à nous. Il nous faut, sans rien épargner, supporter que tout nous manque pour tout avoir, apprendre uniquement, insatiablement la vie parfaite de l’amour qui nous a appelées toutes deux à son œuvre.

Ah ! chère enfant, d’abord et par-dessus tout, je vous en prie, gardez-vous de l’instabilité, car nul défaut ne saurait si facilement vous séparer de Notre-Seigneur. Mais ne soyez pas non plus attachée à votre vouloir propre, et si vous avez à souffrir des contrariétés, ne doutez jamais que le Grand Dieu tout entier dans la vie d’amour ne soit votre unique bien : ne prenez en échange aucune chose inférieure. Que ni la timidité ni l’obstination ne vous fassent négliger une action bonne. Si vous vous abandonnez à l’amour, vous atteindrez bientôt la plénitude de l’âge intérieur, tandis que le doute vous rendrait paresseuse et sans courage devant des devoirs désormais trop lourds. Ne vous inquiétez point, et parmi les tâches qui mènent à votre but, ne croyez pas qu’il n’y ait rien de si fort ou de si haut, que vous ne puissiez le surmonter ou l’accomplir ; mais que votre zèle et votre vertu, renouvelés à chaque étape, franchissent toute chose !

Si vous voyez un homme pauvre d’amour, qui volontiers sortirait de sa détresse et que cela tourmente, soyez bonne envers lui en tout ce qui dépend de vous, répandez-vous à son secours ; prodiguez votre cœur en miséricorde, vos paroles en consolations, vos membres à son service. Envers les pécheurs, soyez compatissante en priant beaucoup pour eux ; mais pour exiger dans vos prières que Dieu les tire de cet état, c’est chose que je vous déconseille : vous y perdriez votre temps, et ces pratiques en elles-mêmes portent peu de fruit.

Ceux qui aiment Dieu déjà, vous pouvez les soutenir avec l’amour, en sorte qu’ils se fortifient et que le Bien-Aimé soit aimé davantage : voilà ce qui est profitable en vérité, rien d’autre. Ni efforts ni prières ne profitent aux âmes pécheresses, étrangères à Dieu, mais bien l’amour que nous-mêmes donnons à Dieu. Et plus l’amour sera fort, plus nombreux seront les pécheurs tirés de leur état, plus ferme l’assurance donnée à ceux qui aiment.

Vivre droitement selon la charité, c’est être si parfaitement simple dans la volonté du juste amour, si uniquement soucieux de le satisfaire, que hors cette volonté, on ne veuille ni ne préfère aucune chose, lui soumettant tout désir qu’on aurait par ailleurs, concernant le salut ou la damnation de quiconque. Rien ne doit nous priver du repos et de la joie d’aimer, sinon la conscience que nous ne suffisons pas à l’amour.

Il ne faut jamais oublier que le beau service et la souffrance d’exil ici-bas sont la condition de l’homme : telle fut la part de Jésus tant qu’il vécut sur la terre. On ne trouve écrit nulle part en toute sa vie qu’il ait eu recours au Père ni à la Nature toute-puissante pour jouir et se reposer. Il ne s’est rien accordé, de la naissance à la mort, affrontant des labeurs toujours nouveaux. Il l’a dit lui-même à telle personne qui vit encore et à qui il a ordonné de suivre son exemple, lui montrant que c’est la vraie justice de l’amour : où est l’amour sont aussi labeurs et lourdes peines. Toute souffrance a sa douceur cependant : qui amat non laborat, c’est-à-dire que lorsqu’on aime, la peine ne coûte pas.

Dans la vie de Notre-Seigneur ici-bas, tout fut accompli au temps opportun. Il agit à son heure, en paroles, en actions, en prédication, en doctrine, en correction, en consolation, en miracles, en pénitence, dans les douleurs endurées, supportant la honte et la calomnie, l’angoisse et la détresse jusqu’à la passion et jusqu’à la mort. En toutes ces choses, il attendit patiemment que le temps fût venu. Et quand l’heure advint où il lui appartenait d’opérer, intrépide et puissant il réalisa son œuvre, acquittant par haut et féal service la dette de la nature humaine envers la divine vérité du Père. C’est alors que la miséricorde rencontra la vérité, que la justice et la paix s’embrassèrent.

Et c’est ainsi que vous devez vivre ici-bas dans les travaux et les douleurs de l’exil, en même temps que vous aimerez et jubilerez à l’intérieur avec le Dieu éternel et tout puissant dans le doux abandon.

Car le véritable accomplissement de ces deux aspects (de l’imitation de Dieu) est dans leur union intime. Et de même que l’Humanité (du Christ) obéit sur la terre à la Majesté (paternelle), vous devez obéir à l’une et à l’autre, accomplissant leur volonté dans l’unité de l’amour. Servez humblement sous leur puissance unique, tenez-vous toujours devant elles, prête à suivre leur ordre, et laissez-les opérer ce qu’elles veulent en vous-même.

Encore une fois, n’entreprenez rien d’autre. Servez l’Humanité avec des mains toujours promptes et fidèles, avec une volonté courageuse en toutes vertus ; aimez la Divinité non seulement avec dévotion, mais avec des désirs indicibles, toujours debout devant la Face terrible et merveilleuse, dans laquelle l’Amour se révèle et où il engloutit toutes les œuvres. Lisez sur cette Face très sainte tous vos jugements et jugez selon elle la conduite de votre vie. Laissez toute la tristesse que vous portiez jusqu’ici et la pusillanimité qui est en vous ; préférez la détresse loin du Bien-Aimé à tout repos en quelque bien inférieur à Lui-même. C’est de cela que dépend votre perfection : fuir toute jouissance étrangère, qui est au-dessous de l’Etre divin ; fuir toute souffrance étrangère, qui n’est pas soufferte uniquement pour Lui.

Ah ! en toute chose, soyez compatissante : c’est pour moi-même un urgent devoir. Et tournez-vous avec volonté droite vers la Vérité suprême. La droite volonté, c’est que l’homme ne veuille ni chose ni jouissance, dans le ciel ni sur la terre, ni dans l’âme ni dans le corps, que cela seul à quoi nous voue l’amour et le dessein de Dieu.

Voilà ce que vous devez tenir au-dessus de tout, sans rien demander à personne ; toujours prête au bon plaisir de Dieu, n’épargnant nulle peine, sans nul souci du jugement d’autrui, qu’il soit moquerie ou reproche, qu’il naisse de la colère ou du zèle.

Pour bonne ou mauvaise impression que vous puissiez faire, ne renoncez pas à la vérité dans votre conduite. Nous pouvons supporter la dérision lorsqu’elle vise des actions où notre conscience reconnaît la volonté de Dieu ; nous pouvons admettre aussi la louange lorsqu’elle s’adresse à des vertus en qui ce Dieu de toute noblesse est honoré. La souffrance que notre doux Sauveur endura sur la terre est bien digne que l’on supporte pour lui toute souffrance et toute dérision — digne en vérité qu’on désire toute espèce de souffrance ; et la nature éternelle de son doux amour est bien digne aussi que chacun de nous s’exerce avec une bonne volonté parfaite dans les vertus qui font honneur à son Bien-Aimé.

Et comme vous êtes jeune et que mainte chose doit vous éprouver encore, soyez impatiente de croître à partir de ce rien que vous êtes, sachant que vous n’avez rien et que rien ne peut vous être donné si vous ne souffrez pour l’avoir, au plus intime du cœur. Quelque bonne œuvre qu’il vous soit donné d’accomplir, retombez toujours dans l’abîme de l’humilité. C’est ce que Dieu veut de vous : une conduite toujours plus humble avec ceux qui vous accompagnent sur la route. Et maintenez votre cœur au-dessus de toute chose qui est moins que Dieu même, si vous voulez devenir ce à quoi il vous destine : il veut pour vous la paix parfaite dans l’intégrité de votre nature.

Si vous voulez rejoindre l’être dans lequel Dieu vous a créée, il vous faut en toute noblesse ne refuser aucune peine ; en toute hardiesse et fierté, vous devez ne rien négliger, que vous n’emportiez vaillamment la meilleure part, je veux dire votre bien propre, qui est le Tout de Dieu. Et vous donnerez aussi généreusement selon votre richesse pour enrichir tous les pauvres : car la véritable charité guide toujours les fières âmes qui se livrent à sa puissance : elle donne vraiment par ces âmes ce qu’elle veut donner, gagne ce qu’elle veut gagner et garde ce qu’elle veut garder.

Ah ! je vous en prie chère enfant, travaillez toujours sans murmures, avec une sobre volonté accompagnée de toutes les vertus parfaites, dans les bonnes œuvres petites ou grandes. Et n’exigez, ne désirez nulle faveur de Dieu, ni pour vous ni pour vos amis, ne lui demandez jouissance d’aucune sorte, ni soulagement ni réconfort si ce n’est comme il le veut : allez et venez selon sa sainte volonté, qu’elle s’accomplisse entièrement selon qu’il en est digne, pour vous-même et pour tous ceux que vous désirez instruire en son amour.

C’est pour eux comme pour vous en effet qu’il vous faut aimer cette volonté, et si vous priez pour eux, ne demandez point ce qu’eux-mêmes choisiraient selon leur esprit propre. Sous le couvert des saints désirs, la plupart des âmes aujourd’hui s’égarent et cherchent leur consolation dans les biens inférieurs qu’elles peuvent saisir. Ceci est une grande pitié.

Ayez donc soin de suivre et d’aimer la volonté de Dieu en toute chose, en ce qui vous concerne ou concerne vos amis, et dans votre amitié aussi avec Lui-même, alors que si volontiers vous en recevriez ces douceurs qui nous font passer le temps de cette vie dans la consolation et le repos.

C’est ainsi qu’aujourd’hui chacun s’aime lui-même, c’est dans les consolations et le repos, la richesse et la puissance que l’on veut vivre avec Dieu, et partager la fruition de sa gloire. Nous voulons bien être Dieu avec Dieu, mais Dieu le sait, peu d’entre nous veulent être hommes avec son Humanité, porter sa croix, être crucifiés avec lui et payer jusqu’au bout la dette de l’humanité. Chacun peut s’en rendre compte en lui-même : nous savons si peu souffrir et supporter à tous égards ! Un petit ennui soudain qui nous pique, une médisance, un mensonge qu’on nous rapporte, tout ce qui nous dérobe un peu d’honneur, de repos ou de liberté : que cela nous blesse vite et profondément ! Et nous savons si bien ce que nous voulons ou ne voulons pas, il est tant de choses et d’espèces de choses où nous avons un désir propre : tantôt ceci, tantôt cela, contents ou mécontents, voulant un lieu puis un autre, aller ou venir, toujours prêts à nous rechercher dès que c’est possible. C’est pourquoi nous restons aveugles dans notre jugement, inconstants dans notre conduite, insincères dans nos paroles et nos pensées. Nous errons, pauvres et misérables, exilés et privés de tout sur les voies laborieuses d’une terre étrangère, ce qui ne serait point si le mensonge n’occupait nos puissances : nous ne vivons pas avec le Christ comme il a vécu, ni ne quittons les créatures comme il les a quittées, ni ne sommes quittés par elles comme il le fut. Observons-nous : soigneux de nous-mêmes en toute occasion, soucieux de notre honneur en toute circonstance, prompts à manifester notre volonté, conscients de nos besoins, amants de notre personne en tout ce qui lui plaît, avides d’avantages extérieurs et intérieurs. Car tout avantage nous délecte et nous fait croire que nous sommes quelque chose, alors que justement se révèle notre néant. Voilà comment nous nous perdons de toute manière ; nous ne vivons pas avec le Christ ni ne portons la croix avec le Fils de Dieu, mais avec Simon, qui reçut un salaire pour la porter.

C’est ainsi seulement que nous travaillons et que nous souffrons : nous voulons Dieu et sa présence sensible dès cette vie comme gage de nos bonnes œuvres, croyant l’avoir bien mérité et trouvant juste qu’il fasse notre volonté à son tour. Nous tenons en grande estime ce que nous faisons ou endurons pour lui, et ne nous résignons pas à rester sans récompense, ni sans témoignage sensible que cela lui plaît : nous prenons bien vite notre salaire de lui sous forme de satisfaction et de repos ; nous en prenons un autre en nous complaisant en nous-mêmes, et un troisième encore dans la satisfaction de plaire aux autres, d’en recevoir honneur et louange.

C’est bien là porter la croix avec Simon, qui ne l’eut sur les épaules que peu de temps et n’en mourut pas. Les personnes qui vivent comme je viens de le dire, même si leur conduite paraît élevée aux yeux du prochain, leurs œuvres manifestes et glorieuses, leurs vies loyales et saintes, ordonnée et ornée de toutes vertus, ne plaisent guère à Dieu, car elles ne restent pas debout jusqu’au terme ni ne cheminent jusqu’au but. Dans le souci de paraître, elles manquent d’être : le moindre obstacle qu’elles rencontrent manifeste le défaut de leur fond. Elles sont vite exaltées dans la faveur, vite abattues dans l’épreuve, parce qu’elles ne s’appuient pas sur la vérité : leur base reste incertaine et changeante. Quoi qu’elles bâtissent sur de tels fondements, leurs œuvres et leur conduite seront sans foi ni fermeté. Elles ne restent point debout ni ne vont jusqu’au but : elles ne meurent pas avec le Christ. Car dans les vertus mêmes qu’elles déploient, leur intention n’est ni pure ni sincère ; ceci fausse les vertus de telle sorte qu’elles n’ont point pour effet de justifier l’homme, ni de l’éclairer ni de le maintenir solidement dans la vérité, en laquelle il doit posséder sa vie éternelle.

Il faut pratiquer les vertus en effet sans égard pour la considération ni pour le bonheur, ni pour la richesse, ni pour le rang, ni pour aucune jouissance dans le ciel ni sur la terre, mais parce que cela convient à l’honneur de Dieu, qui a créé à cette fin notre nature, qui l’a faite pour sa gloire et sa louange et pour notre béatitude dans la lumière éternelle.

Telle est la voie que le Fils de Dieu a parcourue, dont il nous a donné l’intelligence et l’exemple alors que lui-même vivait ici-bas ; car toute la durée de son existence terrestre, du commencement à la fin, il accomplit et réalisa la volonté du Père en toute chose, selon l’heure et le lieu, de tout son être et de toutes ses forces, en paroles et en œuvres, dans la consolation et la désolation, dans la grandeur et l’abaissement, dans les miracles, dans le mépris des hommes, la douleur, les travaux, l’angoisse et la détresse et l’amer trépas. De tout son cœur et de toute son âme, de toutes ses facultés, en chacune de ses pensées, il s’appliqua à parfaire ce qui manquait de notre part. C’est ainsi qu’il nous a élevés et attirés par sa vertu divine et ses droits humains à la dignité première, nous rendant la liberté dans laquelle nous avions été créés d’abord et aimés de Dieu, confirmant son appel et consommant notre élection selon qu’il avait pourvu de toute éternité à notre bien.

Le gage de la grâce est la vie sainte, le gage de la prédestination est le pur élan du cœur, qui le porte dans la confiance vivante et les désirs indicibles vers l’honneur et le plaisir de l’incompréhensible noblesse de Dieu. La croix que nous devons porter avec le Fils du Dieu vivant, c’est le doux exil qui nous est imposé à cause du juste amour, dans lequel nous devons attendre avec un pur abandon et de saints désirs le temps nuptial où l’amour se révélera lui-même, faisant éclater sa noble vertu et sa puissance sur la terre comme au ciel. Et dès maintenant, il se manifeste si hardiment à l’âme éprise qu’elle en est jetée hors d’elle-même : il lui ravit le cœur et le sens, il la fait vivre et mourir du véritable amour.

Mais avant que l’amour ainsi, rompant ses digues, ne ravisse l’homme à lui-même pour en faire un seul esprit, un seul être avec l’Amour, il faut que l’âme serve noblement dans l’exil. Beau service en toute action vertueuse et vie souffrante en toute obéissance, c’est en ceci qu’elle doit persévérer avec un zèle inlassable : que nos mains soient prêtes en tout temps aux œuvres de vertu, notre volonté toujours prompte à ce qui honore la charité divine, sans autre intention que de rendre à l’amour sa place légitime dans l’homme et en toute créature. Voilà ce que j’appelle être crucifié avec le Christ, mourir avec lui et ressusciter avec lui. Qu’il veuille nous y aider toujours : je l’en prie par sa vertu suprême !

Lettre VII L’amour ne se se rend qu’à l’amour

Je vous salue très Chère, avec l’amour qui est Dieu même, et ce que je suis, qui l’est aussi pour une part. Et je vous loue pour autant que vous l’êtes, je vous reprends pour autant que vous ne l’êtes pas. Ah ! bien-aimée, c’est avec elles-mêmes qu’il nous faut gagner toutes choses : la force avec la force, l’intelligence avec l’intelligence, la richesse avec la richesse, l’amour avec l’amour, le tout avec le tout ; le semblable avec le pareil : c’est ainsi seulement qu’on y satisfait. L’amour nous suffit et rien d’autre : à nous de l’affronter en tout temps, de lui renouveler notre assaut avec toute force, toute intelligence, toute richesse, tout amour, avec toute chose et avec une seule. C’est ainsi qu’on en use avec le Bien-Aimé.

Ah ! mon amie, mon amour, ne laissez pas de cultiver notre amour en œuvres toujours nouvelles, et laissez-le opérer lui-même, pour insuffisante que soit la jouissance par quoi nous pouvons le goûter. S’il nous fait défaut hors de lui-même, sachez-le, il se suffit en soi. Et l’amour paie toujours, bien que souvent en retard. Qui lui donne tout, le possède enfin tout entier — plaise ou déplaise à qui ne sait aimer !

Lettre VIII La double crainte

À mesure que la dilection grandit entre ces deux êtres (Dieu et l’âme), une crainte aussi dans l’amour ne cesse de croître. Ou pour mieux dire, une double crainte. Ce que l’on redoute d’abord, c’est de n’être pas digne d’un si grand amour, de ne jamais donner assez pour le devenir, et cette crainte est parfaitement noble. Elle nous fait avancer plus que toute chose, car elle nous soumet totalement à l’amour, nous tenant toujours prêts à suivre ses ordres. Elle garde l’âme dans la charité et dans les sentiments dont elle a le plus grand besoin. Elle nous humilie justement lorsqu’il nous est bon d’être éveillés et effrayés. Car la peur de ne pas mériter si grand amour suscite en notre humanité la tempête d’un désir sans merci. Rien ne donne si parfait discours que de souffrir par amour, car l’amour craint toujours que ses paroles ne soient pas jugées dignes d’être entendues par son amour. Cette crainte est libératrice, car l’âme oublie tout et ne sent plus rien dans son désir de plaire à celui qu’elle aime. Elle se trouve ainsi parée d’une beauté nouvelle. C’est une noble passion qui éclaire l’esprit, instruit le cœur, purifie la conscience, confère sagesse à l’intelligence, unité à la mémoire, maintient la vérité dans les œuvres et les paroles et nous donne de ne redouter aucune mort. Voilà ce que fait en nous la crainte de ne pas aimer assez le bel Amour.

La seconde crainte est que l’Amour ne nous aime pas assez, car il nous lie et nous angoisse de telle sorte que nous sommes accablés sous la charge, et que son secours vraiment semble nous manquer : nous pensons être seuls à aimer. Cette défiance est au-dessus d’une foi trop facile, d’une confiance qui se résigne avant d’avoir atteint la pure connaissance et que l’instant satisfait. Le haut défi donne à la conscience une Ouverture nouvelle ; l’esprit a beau s’égarer par excès d’amour et le cœur soupirer, tandis que les artères se tendent et se déchirent et que l’âme fond comme au creuset, malgré qu’on aime ainsi l’Amour, la noble méfiance ne sent ni amour ni sécurité, tant la soif dilate la défiance. La défiance ne laisse pas de repos au désir, elle se méfie toujours de n’être pas assez aimée. Le haut défi est donc tel qu’il entretient constamment la crainte, soit celle de n’aimer pas assez, soit celle de n’être pas aimé.

Celui qui veut remédier à ses défauts devra veiller constamment et de grand cœur à demeurer en toutes choses d’une fidélité parfaite. Il acceptera toute peine pour l’amour avec contentement ; il taira mainte bonne réponse qu’il n’eût guère manqué de faire, si ce n’était pour l’amour. Il observera le silence, lorsque bien volontiers il eût parlé, et parlera lorsque volontiers il eût livré sa pensée à la jouissance divine, afin que l’amour n’encoure aucun blâme à cause de son amour. Il devra plutôt souffrir au-dessus de ses forces que de manquer sur un seul point à l’honneur de l’amour.

Ne nous fâchons jamais si nous aimons la paix du véritable amour, la personne que nous aimons fut-elle le diable en personne. Car si vous aimez, vous devez renoncer à toute chose et vous mépriser comme le dernier de tous afin de rendre parfaitement à l’amour ce qui lui est dû. Qui aime se laisse volontiers condamner sans se défendre pour être plus libre dans l’amour ; et pour aimer davantage, il est prêt à beaucoup endurer. Qui aime se laisse volontiers frapper pour apprendre. Qui aime se voit volontiers rejeté, parce qu’il trouve une liberté nouvelle. Qui aime demeure volontiers seul, pour aimer l’amour et le posséder.

Je ne vous en dirai guère davantage à présent, car bien des choses m’accablent, certaines que vous savez, d’autres que vous ne connaissez point et ne pouvez connaître. Je vous parlerais volontiers cependant, s’il se pouvait. Mon cœur est malade et souffrant ; la foi imparfaite dont je parlais tout à l’heure est pour une part la cause de mon mal. Quand l’amour y jaillira de nouveau, je vous en dirai sur ces choses davantage que je n’ai fait jusqu’ici.

Lettre IX L’union parfaite

Que Dieu vous fasse savoir, chère enfant, qui il est, et comment il en use avec ses serviteurs, surtout avec ses petites servantes — et qu’il vous absorbe en lui-même, dans les profondeurs de sa sagesse ! Là en effet il vous enseignera ce qu’il est, et combien douce est l’habitation de l’aimé dans l’aimé, et comme ils se pénètrent de telle sorte que chacun ne sait plus se distinguer. C’est fruition commune et réciproque, bouche à bouche, cœur à cœur, corps à corps, âme à âme ; une même suave Essence divine les traverse, les inonde tous deux, en sorte qu’ils sont une même chose l’un par l’autre et le demeurent sans différence — le demeurent (à jamais).

Lettre X Valeurs des Vertus

Qui aime Dieu, aime ses œuvres. Ses œuvres sont les nobles vertus, qui aime Dieu aime donc les vertus. Cet amour est véritable et plein de consolations. Ce sont les vertus qui prouvent l’amour et non point les douces faveurs, car il arrive parfois que le moins aimant ait davantage de ces douceurs. L’amour n’est pas en nous selon que nous avons tel sentiment, mais selon que nous sommes fondés dans les vertus, enracinés dans la charité. Le désir de Dieu est parfois accompagné de douceur sensible, mais alors il n’est pas entièrement divin : il peut venir des sens plutôt que de la grâce, de la nature plutôt que de l’esprit. Cette douceur entraîne l’âme vers les biens inférieurs et l’excite moins à ceux qui lui seraient du plus haut avantage ; elle donne plus de suavité que d’utilité, car elle conserve la nature de la cause dont elle procède.

L’âme imparfaite peut goûter ce plaisir autant que la parfaite, et s’imaginera avoir plus grand amour parce qu’elle savoure une douceur, qui n’est point pure cependant, mais encore mêlée. Et la douceur fut-elle pure et toute divine — ce qui requiert discernement subtil — ce n’est point par elle encore qu’il faudrait mesurer l’amour, mais par la possession des vertus et de la charité, comme je vous l’ai dit. Nous en faisons l’expérience avec de telles âmes : tant que dure chez elles la suavité, elles sont douces et grasses ; dès qu’elle s’en va, leur amour disparaît aussi et leur fond reste rude et maigre. C’est parce qu’elles ne sont pas encore pourvues de vertus. Car si les vertus sont plantées de bonne heure dans l’âme et fermement enracinées en elle par une longue pratique, la suavité vient-elle à diminuer, les vertus ne laisseront point d’agir selon leur essence et de faire l’œuvre de Dieu. Ce ne sont point des douceurs que de telles âmes attendent, mais toute occasion de servir fidèlement l’Amour. Elles ne cherchent point l’agréable, mais l’utile. Elles regardent leurs mains et non la récompense. Elles abandonnent tout à l’Amour et ne s’en trouvent que mieux. L’Amour est si noble et si libéral que nul avec lui n’est privé du fruit de ses œuvres. Ne réclamons point notre salaire, faisons ce qui dépend de nous et l’Amour fera ce qui dépend de lui. Les prudents ne l’ignorent pas, qui s’appliquent assidûment aux vertus. Ils ne cherchent que la volonté de l’Amour, ils ne lui demandent nulle douceur, sinon celle-ci : qu’il leur donne en toute chose de reconnaître sa très chère volonté. Sont-ils en haut : comme l’Amour veut ; sont-ils en bas : comme il lui plaît !

D’autres âmes sont pauvres en vertus ; pour autant qu’elles ressentent la douceur, elles aiment ; et si la douceur s’en va, leur amour fait de même. Dans les jours de grâce, elles sont braves, dans les jours de tribulation, elles tournent les talons. Ce sont gens pusillanimes, que la suavité exalte facilement et que facilement déprime l’aigreur ; une petite grâce rend leur cœur joyeux, une petite contrariété le rend tout triste. Ainsi arrive-t-il que les cœurs légers soient émus plus facilement que les graves, et les âmes pauvres en grâce plus facilement que les riches. Car si Dieu survient avec ses grâces pour donner confiance à leur pusillanimité, soutenir leur faiblesse et stimuler leur volonté, elles ressentent un vif désir de Dieu et de ses faveurs, et reçoivent une motion plus forte que les âmes habituellement pénétrées de Ses dons. Et l’on s’imaginera peut-être qu’elles ont des grâces singulières, un grand amour, tandis qu’elles sont encore fort indigentes du divin. En sorte que parfois c’est la privation de la grâce divine qui cause les faveurs, plutôt que son abondance.

Parfois même c’est de l’esprit malin que viennent les douceurs. Car l’homme qui les ressent peut y trouver telle jouissance et s’abandonner de telle sorte à ces délectations qu’il tombe en grande faiblesse et néglige les choses utiles. Voyant qu’il est comblé de suavité, il se fie peu à peu à ses propres perfections, et se montre pour autant moins soucieux d’élever sa vie.

Il faut donc que chacun considère sa grâce et exploite sagement le don de Notre-Seigneur. Car les présents divins ne justifient pas l’homme, mais l’obligent : s’il œuvre avec eux, il plaît à Dieu, s’il ne le fait pas, il sera trouvé coupable. Puisse-t-il donc avoir la sagesse nécessaire pour en bien user. De même en effet que les vertus deviennent défauts si on les exerce hors de saison, ainsi les grâces ne demeurent telles que sous la conduite de la grâce.

Celui donc qui a reçu un talent de Dieu pour le négocier, doit être prudent et veiller sur le présent divin afin qu’il lui demeure. Comme celui qui n’a point de grâce doit prier Dieu pour la recevoir, ainsi celui qui l’a, pour la garder. Un homme qui laisse diminuer en lui ce bien de Notre-Seigneur, au lieu de l’augmenter, le perd autant qu’il dépend de lui et n’aurait plus rien, si Dieu n’y suppléait. Aussi lisons nous dans le Cantique de la Bien-Aimée qu’elle cherchait son fiancé non seulement avec désir, mais avec sagesse, et que l’ayant trouvé, elle n’en avait pas moins délicat souci de le garder/2. C’est ce que doit faire toute âme sage sous l’impulsion de l’amour. Elle doit sans cesse augmenter sa grâce par le désir et la prudence, et cultiver son champ avec sollicitude, arrachant l’ivraie stérile et semant les vertus, préparant enfin la maison d’une pure conscience pour y recevoir dignement l’Aimé.

Lettre XI Qui aime Dieu comme je l’aime ?

Ah ! chère enfant, que Dieu vous donne ce que mon cœur désire pour vous — qu’il soit aimé de vous dignement ! Jamais pourtant je n’ai pu admettre en cela qu’on me devance ou me dépasse ; je crois bien que d’autres l’ont aimé autant, aussi ardemment, et ne puis cependant supporter la pensée qu’il existe ailleurs envers lui connaissance et amour comme le mien.

Depuis l’âge de dix ans, j’ai été pressée de telle sorte par l’amour en sa ferveur extrême, que je serais morte avant la fin de la seconde année si Dieu ne m’avait donné d’autres forces que celles dont les hommes disposent communément, et s’il n’avait recréé ma nature selon la sienne. Car il m’impartit bientôt l’intelligence et l’orna de belles lumières, il me fit des présents nombreux, me donnant de Le sentir et se révélant Lui-même. Il le fit par tout ce que je découvrais entre lui et moi dans le rapport intime de l’amour, car les amants n’ont point coutume de se cacher, mais de se manifester au contraire l’un à l’autre dans le sentiment réciproque, lorsqu’ils se savourent jusqu’au fond, se dévorent, se boivent et s’engloutissent sans réserve aucune.

Par les signes nombreux que mon Aimé divin m’a donnés au début de ma vie d’amour, il m’a donc inspiré telle confiance en lui que j’ai souvent cru sentir envers lui un amour sans exemple. La raison entre-temps me faisait bien comprendre que je n’étais pas, de toutes les créatures, la plus proche de lui, mais le lien de l’amour même, ressenti au plus intime, ne me permettait pas d’éprouver et de croire ce qu’elle voulait me faire entendre. Il en est donc ainsi avec moi : je ne crois pas, au fond, que mon amour est le plus parfait qui soit, mais je ne puis d’autre part admettre qu’un seul homme vive dont Dieu est aimé plus que de moi. À certaines heures, l’Amour m’éclaire et je vois bien ce qui me manque pour aimer Dieu selon qu’il en est digne ; à d’autres moments, la suave nature de cet Amour m’aveugle à tel point que dans le goût et le sentiment de lui-même, je suis comblée — je me trouve si riche, que je dois en silence lui confesser qu’il me suffit.

Lettre XII Le précepte suprême

Que Dieu vous soit Dieu et que vous lui soyez amour ! Qu’il vous donne de vivre et d’œuvrer pour lui en tout ce que la divine charité demande. Et d’abord dans la sincère humilité ; c’est par elle que la (Vierge) bien-aimée a commencé, qu’elle a fait descendre Dieu en elle-même : ainsi doit faire toute âme qui veut l’attirer et jouir de lui dans l’amour. Que nul succès n’élève cette âme, que nul service ne l’accable ; qu’elle soit toujours d’égale vaillance à l’assaut, d’égale ferveur à la poursuite, de même ardeur à la rencontre ! Vous me demandez de vous écrire sur ces choses, mais vous-même savez bien ce qui est requis pour être parfait devant Dieu.

Ceux qui s’y appliquent et désirent satisfaire Dieu en amour, commencent dès ici-bas la vie qui est celle de Dieu même dans l’éternité. Car le ciel et la terre se vouent dans un hommage toujours nouveau à lui rendre le juste amour que sa noble nature exige, sans le pouvoir jamais parfaitement. La charité sublime, en effet, et la grandeur qui est Dieu même ne sauraient être satisfaites ni connues par aucune œuvre accomplie à son service, et toutes les âmes du ciel brûlent éternellement sans que diminue la dette de leur amour. Aussi l’homme qui ne prend nul repos et n’accepte nulle consolation étrangère, mais s’efforce à toute heure de satisfaire à l’amour, commence sur terre la vie éternelle — celle des bienheureux avec Dieu dans l’amour fruitif.

Tout ce que nous pouvons penser de Dieu, ou comprendre ou nous figurer de quelque façon, n’est point Dieu. Car si les hommes pouvaient le saisir et le concevoir avec leurs facultés, Dieu serait moins que l’homme et nous aurions vite fini de l’aimer : ainsi en est-il des hommes sans profondeur, chez qui l’amour est si vite épuisé.

Je veux parler de ceux qui ne sont pas attachés à l’amour éternel et ne veillent pas constamment dans leur cœur à le satisfaire. Ceux que brûle au contraire le souci de lui plaire, ceux-là sont comme lui éternels et sans fond. Car leur conversation est dans le ciel et leur âme suit partout le Bien-Aimé, qui est d’une profondeur infinie. Aussi les aima-t-on d’un amour éternel, jamais le fond de l’amour n’est atteint, de même qu’ils ne peuvent atteindre celui qu’ils aiment ni payer toute leur dette, alors pourtant qu’ils ont pour unique volonté de le satisfaire ou de mourir en chemin.

Je vous prie instamment et je vous conjure par la vraie Fidélité, qui est Dieu même, de vous hâter d’aimer et de nous aider à faire aimer Dieu : voilà ce que je vous demande d’abord et par-dessus tout. Pensez à toute heure à la bonté de Dieu et souffrez de savoir qu’elle reste hors de nos atteintes, tandis qu’il en a fruition parfaite, — que nous sommes exilés loin d’elle tandis que lui-même et ses amis, dans une mutuelle pénétration, jouissent de la surabondance de cette bonté, s’écoulent en elle et refluent en toute plénitude. Ah ! ce Dieu en vérité qu’on ne peut connaître par nulle sorte de labeurs, si le juste amour ne le révèle ! C’est l’amour seul qui l’attire à nous et nous fait sentir intimement qui est notre Dieu : nous ne saurions autrement le savoir. Délices indicibles, mais délices encore, Dieu le sait ! dans les douleurs ! L’amant courtois cependant y reconnaît sa loi : le seul repos pour lui est de souffrir pour le Bien-Aimé, de lui rendre amour et honneur selon qu’il en est digne, pour la joie de donner, de servir noblement 4) et non pour un salaire, car l’amour est à lui-même satisfaction plénière et parfaite récompense.

Mais trop souvent aujourd’hui on fait obstacle à l’amour et c’est par mainte injustice que ses droits sont blessés. Car nul ne veut renoncer à ses penchants pour l’honneur de l’Amour : on veut aimer et haïr à son gré, s’indigner et pardonner selon ses goûts et non point comme l’exige la charité fraternelle. On trahit aussi l’équité par fausse honte, et c’est encore un penchant propre. Ou de nouveau par colère : cette passion fait maints dommages. Le premier est la perte de la sagesse ; le second, le désordre dans la vie en commun ; le troisième, éloignement du Saint-Esprit ; le quatrième, renfort au démon ; le cinquième, trouble de l’amitié, qui faute d’exercice tombe dans l’oubli ; le sixième, la négligence des vertus ; et le septième, ruine de la justice.

Le penchant propre de la haine, de la colère selon le monde — je ne parle pas de la colère sainte — nous prive de l’amour, éloigne de nous les fiers désirs et la pureté du cœur, nous rend soupçonneux en toute chose, nous ravit la douceur de l’amour fraternel. Colère et jalousie sont contraires à toute conduite divine : elles marquent la conduite de l’enfer.

En suivant le penchant au plaisir, on oublie la voie étroite qui est celle de l’amour, la belle conduite, la gracieuse tenue et le doux visage, et le service ordonné qui lui siéent.

En suivant l’amour facile, on oublie l’humilité, qui est le lieu le plus pur et la plus digne salle où recevoir l’Amour. Ce penchant fait perdre aussi la raison illuminée, la règle qui nous montre justement ce que nous devons rendre à l’amour lorsque nous voulons lui plaire. La raison illuminée éclaire toutes les voies où nous suivrons la chère volonté de l’Amour, elle nous manifeste toute conduite à tenir pour le contenter. Ah ! pauvres âmes ! la perte de ces deux vertus, humilité et raison illuminée, par faiblesse envers l’amour facile, voilà bien le pire dommage que je connaisse et qui puisse advenir à l’âme.

Tous les penchants que j’ai signalés empêchent et ruinent la perfection de l’amour. Sous les points mentionnés, il s’en glisse d’autres, moins importants ; petits, mais innombrables, ils privent pourtant l’amour de sa clarté. Ni vous ni les autres (vos proches) n’en recevez dommage ; beaucoup cependant se faufilent parmi vos gens sous des vêtements flatteurs, en sorte qu’on ne prend pas la peine de les chasser. Le respect humain se déguise en humilité, la colère en juste zèle, la haine est fidélité et abonde en bonnes raisons ; le plaisir passe pour consolation et abandon, l’amour facile se masque de prudence et de patience, simule grande élévation et s’exprime en belles paroles, dont Dieu pourtant est absent. Contre ces dangers, nulle âme n’est gardée, si le lien de l’amour véritable ne la garde.

Je ne dis pas ces choses à cause de vous, sachez-le, mais à cause du tort qu’on nous fait ici et ailleurs, et dont nous ne savons pas nous défendre. C’est grande pitié pour nous de voir les hommes s’égarer mutuellement, et nous charger avec cela des conséquences de leurs erreurs, au lieu de nous aider à aimer notre Amour. Mais comme vous êtes dans la communauté l’une de celles à présent qui peuvent favoriser ou retarder ce progrès, je vous avertis d’être attentive et de vous dévouer en toute chose au règne du juste amour : que par vous les enseignes de l’Amour véritable soient constamment et partout présentées !

Je ne vois précepte en l’Écriture aussi grave que celui de la charité intimée à Moïse : Tu aimeras ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme et de toutes tes forces.

À quoi le Seigneur ajoute aussitôt : Tu n’oublieras jamais ces paroles, ni dans la veille ni dans le sommeil : sur ta couche que le songe te les rappelle, durant le jour que ta pensée, ta parole et tes actions leur soient consacrées. Transcris-les sur le seuil et le linteau de ta porte et sur la muraille dans le lieu où tu te tiens, afin de n’oublier jamais ton devoir.

Il nous est ordonné de vaquer jour et nuit à l’amour, aimant Dieu comme il le veut de tout ce que nous sommes, lui vouant sans réserve notre cœur et notre âme, nos sens, nos facultés, nos pensées.

Si tel est le commandement que Dieu donne à Moïse et qu’il répète dans son Évangile, comment oserions-nous lui mesurer le don de nous-mêmes ? N’est-ce pas un larcin horrible que d’épargner ou de refuser quelque chose à cette Charité divine ? Ah ! pensez-y constamment, je vous en prie, et travaillez sans rien négliger à servir l’Amour.

Rappelez-vous aussi ce que dit Abdias le prophète : Que la maison de Jacob soit un feu, celle de Joseph une flamme, celle d’Ésaü un champ d’éteules ! Jacob, c’est tout amant victorieux : par la vertu de l’amour, il l’emporte sur Dieu et obtint de Lui qu’Il soit son vainqueur. Ayant gagné d’être vaincu et reçu la bénédiction, il peut aider d’autres âmes à se laisser gagner : celles qui ne sont pas assez vaincues, qui cheminent encore sur deux pieds, et non point comme Jacob. Car Jacob fut blessé dans le combat et resta boiteux : par cette défaite qui le rend infirme, il contraint l’Ange à le bénir. Quiconque veut lutter avec Dieu doit obtenir d’être vaincu par Lui, et devenir infirme d’un côté — de ce côté où il préfère à Dieu quelque chose et demeure attaché à ce qui n’est pas Dieu même. Quiconque n’aime pas Dieu par-dessus tout et n’est pas uni à lui dans l’unique Bénédiction, celui-là chemine encore sur deux pieds, il n’est pas vaincu et ne peut goûter cette grâce. Il vous faut si totalement et si simplement vous renoncer que vous brûliez d’un feu pur au plus simple de vous-même, — que le feu occupe tellement votre être et votre agir, que rien ne vous soit plus rien, sinon Dieu seul : ni plaisir ni peine, ni faveur ni labeur. Lorsque vous serez constamment ainsi, la Maison de Jacob sera le feu dont Abdias a parlé.

Que la Maison de Joseph soit une flamme. Comme Joseph fut sauveur et juge de son peuple et de ses frères, ainsi vous-même et toute âme identifiée à Joseph doit être protectrice et guide des autres, qui n’ont pas atteint cet état, qui souffrent encore famine parmi les douleurs étrangères à l’amour. Par le feu de la vie unifiée, vous les allumerez à leur tour, et par la flamme de la charité brûlante, vous les illuminerez.

Les étrangers du commun peuple sont désignés par Ésaü : leur maison est d’éteules [chaume qui reste en place], qui prennent feu en un clin d’œil : ainsi l’incendie chez les autres éclatera dès que vous-même serez de flamme. C’est ce qui sied à votre charge : incendiez les éteules arides par votre exemple, par votre façon d’être, par vos ordres, vos conseils et vos défenses. Dirigez aussi les pas de vos frères par le fervent amour et soyez leur en aide : qu’ils aiment Dieu en Dieu, en bonnes œuvres et en vraies vertus rapportées à Dieu seul. Songez à ce que dit saint Paul : Sobrie, pie et iuste vivamus in hoc saeculo il appartient en effet à votre charge de vivre ainsi.

Ah ! vraiment aidez-nous, par un amour pur et sans partage à faire aimer notre Bien-Aimé. Pour me résumer d’une seule parole, ce que je veux de vous est une vraie charité envers Dieu — voilà ce que je vous prie et vous conjure de faire : donnez-lui ce que nous manquons encore à lui donner !

Qu’il soit avec vous. Hâtez-vous d’aimer !

Lettre XIII L’amour est inapaisable

L’homme doit se garder toujours exempt de péché sous les choses adverses, en sorte qu’il croisse en toutes choses, et agisse selon la droite raison par-dessus toute chose. Ainsi Dieu agira sans cesse pour lui et avec lui, et lui-même avec Dieu accomplira toute justice, et désirera que Dieu accomplisse les justes œuvres de sa Nature en lui-même et en nous tous.

Voilà ce que le cœur aimant doit vouloir par-dessus toute chose, par-dessus les condamnations et les bénédictions. Il ne désire, il ne demande rien, sinon l’intime union que loue le Cantique : Dilectus mihi et ego illi — l’union parfaite dans la volonté une de l’amour unique.

Qui veut se soumettre le monde doit se soumettre à sa raison, au-dessus de tout ce qu’il désire ou que les autres hommes veulent de lui. Nul ne peut devenir parfait en amour qui n’obéit d’abord à sa raison. Car celle-ci aime Dieu selon sa dignité, et les hommes nobles selon que Dieu les aime, et les pécheurs selon leurs besoins. C’est ainsi que l’âme doit tendre de toutes ses forces à la perfection de l’amour — de l’amour inapaisable à jamais. Car on a beau faire : un homme peut satisfaire Dieu aux yeux de ceux qui le voient, il s’en faut bien qu’il satisfasse l’amour ; il ne cessera point de ressentir ses exigences et ses violents désirs au-delà de tous les biens acquis ou possédés.

On ne saurait plaire à l’amour qu’en étant privé de tout repos, que ce soit dans les amis ou les étrangers, ou dans l’amour lui-même. C’est une exigence terrible de notre vie, en vérité, qu’il faille renoncer même à l’apaisement de l’amour pour apaiser l’amour ! Mais ceux qui se sentent attirés dans l’amour et captivés par lui connaissent bien leur dette immense : ils doivent l’affronter et satisfaire à chaque instant aux ordres de sa puissante nature. Oui, leur vie est misérable, et plus que le cœur humain ne saurait supporter, car rien ne leur suffit jamais, ni les dons, ni les services, ni les consolations, ni chose aucune qu’ils peuvent accomplir. Si grande est la violence de l’amour qui les attire de l’intérieur, et l’épreuve qu’ils font de son mystère insaisissable ! Comme ils se sentent petits et incapables de justice, devant cette Essence qui est amour ! Aussi la conscience de leur dette envers lui rend-elle ces âmes indifférentes à ce qui peut leur échoir de bon ou de mauvais, ou échoir à d’autres, si cela ne touche pas l’amour même. Car quant à l’amour elles savent distinguer : bonheur est tout ce qui favorise l’amour et le fait croître en elles-mêmes ou dans le prochain, malheur tout ce qui le blesse ou le fait souffrir dans la personne des amants. Elles connaissent en effet les souffrances que les étrangers volontiers leur infligent ou infligent à d’autres.

Souffrez et travaillez pour le progrès de l’amour et pour l’exercice envers le prochain de la haute charité. Car la charité comprend sans erreur tous les ordres divins et les suit sans peine. Qui aime en effet ne peine point, ou ne sent point sa peine. Et qui aime d’un amour plus ardent court plus vite, arrive plus tôt à la sainteté divine, qui est Dieu même, à l’Intégrité divine, à Ce qu’il est. En l’honneur de son Unité, servez-le parfaitement, que votre zèle corresponde à cette Nature vierge, qui est un seul acte d’amour. Qu’il vous fasse connaître toute votre dette envers lui et le labeur qu’il attend de vous, mais surtout l’amour pur dont il nous a donné le commandement lui-même, pour être aimé par-dessus tout !

Lettre XIV Comme on sert sagement l’Amour

Que Dieu vous soit éternellement amour ! Qu’il vous donne vie sage et nobles vertus pour que vous puissiez répondre justement à sa charité sainte. Travaillez-y à toute heure sans rien épargner : soyez toujours zélée dans l’humilité, sagement dévouée. Que Dieu soit votre recours et votre consolation en toute chose, qu’il vous enseigne les vraies vertus par quoi nous rendons le mieux honneur et justice à l’Amour : la douce unité que le Christ offrit à son Père, vivant pour lui sa vie une et pure, et la sainte unité qu’il a enseignée à ses amis, aux saints dont le cœur a rejeté pour lui toute consolation étrangère. Et qu’il vous fasse comprendre aussi, en vérité et en fait, la gracieuse unité dont jouissent présentement les bien-aimés qui s’adonnent à son saint et suave amour par-dessus toute chose.

Ayez soin de vous renouveler, soyez fraîche toujours sans lassitude aucune, songez à la noble nature de la charité éternelle, dont saint Paul décrit les voies et les pouvoirs et fondez en elle votre vie. C’est le premier point, si vous voulez vivre pour Dieu, car toute chose faite sans charité est néant. Hâtez-vous donc à la suite de cette charité divine, avec la puissance des désirs enflammés dans le juste amour. Aimez avec zèle et courage durant votre pèlerinage ici-bas, obéissant à l’amour pour atteindre la fruition dans le pays qui est le sien, où la charité perdure à jamais !

La charité se doit d’être humble, car celui qui sait n’avoir pas réalisé dans ses œuvres le royaume de l’amour divin, s’humilie volontiers sous la puissance divine. Il est juste en vérité, si la bien-aimée dans le secret est toute au bien-aimé, que le bien-aimé soit tout à elle dans une intimité parfaite, comme le dit l’épouse du Cantique : Il est à moi et je suis à lui. Ah ! comment peut-on n’être pas à lui seul ? Tout ce qu’on fait aux autres, qui n’est pas du bien-aimé au bien-aimé, est chose étrangère : seul ce qui lui appartient est doux et juste de toute façon.

Si vous voulez atteindre cette perfection, il vous faut d’abord apprendre à vous connaître bien réellement : dans votre volonté bonne ou mauvaise, dans vos goûts et vos aversions, dans votre façon d’agir, de vous fier et de vous méfier, en toute chose qui vous advient. Faites l’épreuve de votre patience devant les contrariétés, et de votre détachement lorsque vous devez renoncer à ce qui vous plaît — car être frustré de son désir est bien la pire peine pour un jeune cœur. Éprouvez-vous aussi en ce qui vous arrive d’agréable, voyez si vous savez le prendre de façon sage et mesurée. En toute rencontre, demeurez égale, dans le repos comme dans la peine ; gardez prudemment devant les yeux l’exemple de Notre-Seigneur, qui de toute vertu est pour nous le modèle.

Il sied à tout homme en effet de contempler la grâce et la bonté de Dieu avec une sagesse vigilante ; car il nous a donné la belle Raison, qui nous instruit en toutes voies et nous éclaire en toutes nos œuvres ; si l’homme voulait la suivre, il ne serait jamais trompé.

Lettre XV Les règles du pèlerinage

Il y a neuf points à retenir pour le pèlerin qui doit faire longue route. D’abord, demander son chemin ; ensuite, bien choisir sa compagnie ; troisièmement, se méfier des voleurs ; quatrièmement, qu’il se garde de la trop bonne chère ; cinquièmement, qu’il se vête court et se ceigne ferme ; sixièmement, qu’il se penche en avant sur les montées ; septièmement, qu’il se tienne droit sur les descentes ; huitièmement, qu’il demande les prières des bonnes gens ; neuvièmement, qu’il parle volontiers de Dieu.

Il en est de même pour le pèlerinage intérieur où nous cherchons le royaume de Dieu et sa justice en parfaites œuvres d’amour.

D’abord il faut demander sa route : c’est lui-même qui nous l’indique Je suis la Voie. Et puisqu’il est la voie, il vous faut suivre sa trace : comme il a travaillé, comme il a brûlé intérieurement de charité et comme il l’a traduite à l’extérieur en œuvres de vertus envers les étrangers et les amis. Comme il a ordonné aux hommes d’aimer Dieu de tout leur cœur, de toute leur âme, de toutes leurs forces, de ne l’oublier ni dans la veille ni dans le sommeil. Et voyez comme il a fait ceci lui-même, encore qu’il fût Dieu : comme il a tout donné et tout laissé pour l’amour vrai, l’amour du Père, et par compassion envers les hommes. Il a vécu dans une charité toujours en éveil, donnant à l’amour tout son cœur, toute son âme et toutes ses forces. Telle est la voie que Jésus nous montre et qu’il est lui-même : la voie qu’il a suivie et où se trouve la vie éternelle, la fruition dans la gloire et la vérité de son Père.

Demandez ensuite la voie à ses saints : ceux qu’il a déjà appelés près de lui et ceux qui sont encore sur la terre, qui le suivent dans les parfaites vertus, qui sont montés après lui de la profonde vallée de l’humilité à la montagne de noble vie, qui ont gravi cette haute montagne avec foi puissante et noble confiance dans la contemplation de l’Amour, si doux à notre cœur.

Demandez aussi votre route à ceux qui sont près de vous et que vous voyez suivre fidèlement le même chemin, dans l’obéissance à Jésus et en toute œuvre de vertu. Ainsi prendrez-vous pour guide celui qui est la voie même, et ceux qui ont cheminé par elle ou la suivent encore.

Le second point est le choix d’une bonne compagnie : l’ordre religieux où vous avez part à de grands biens, et surtout les amis de Dieu : ceux qui l’aiment et l’honorent le plus, dont vous sentez que vous recevrez l’aide la plus efficace, ceux qui vous aident le plus à retrouver la simplicité du cœur et à l’élever vers Dieu, dont la présence ou les paroles vous attirent à Dieu et vous approchent de lui. Mais évitez avec soin dans le choix d’une compagnie toute complaisance pour votre repos et toute partialité. Regardez bien en ces personnes, qu’il s’agisse de moi-même ou d’autres à qui vous pensez vous confier, si vraiment elles vous aideront â devenir meilleure, et voyez d’abord comme elles vivent. Car il y a bien peu de gens sur la terre aujourd’hui en qui trouver une vraie fidélité : presque tous veulent de Dieu et des hommes seulement ce qui leur plaît, la satisfaction de leurs désirs et de leurs besoins.

Le troisième point vous conseille de vous garder des voleurs, c’est-à-dire des subtiles tentations du dehors et du dedans. On ne peut apprendre aucun métier sans maître : n’ayez donc point la témérité d’adopter une voie singulière sans le conseil de personnes prudentes et spirituelles.

Le quatrième point vous invite à éviter la gourmandise, c’est-à-dire toute satisfaction profane ; que nulle chose hors de Dieu ne vous suffise, que nulle chose ne vous retienne avant d’avoir goûté comme il est doux ! Sachez-le et songez-y sans cesse : tout plaisir en ce qui n’est pas Dieu même, est gourmandise.

Le cinquième point vous ordonne de vous trousser court et de vous ceindre ferme, pour vous garder de toute souillure terrestre et de toute lâcheté, vous serrant si bien avec le lien de l’amour, c’est-à-dire avec Dieu, que vous ne tombiez jamais plus en chose inférieure.

Le sixième point vous rappelle dans les montées qu’il faut vous pencher bien fort, c’est-à-dire remercier en toute souffrance que vous endurez à cause de l’amour, et vous humilier de tout cœur, quand bien même vous exerceriez toutes les vertus qu’homme ici-bas peut exercer : qu’elles vous paraissent petites et nulles devant la grandeur de Dieu, au regard de la dette que vous avez envers lui dans le service d’amour.

Le septième point vous ordonne, dans la descente, de vous tenir bien droite. S’il vous faut descendre en effet quelquefois, en prenant ce dont vous avez besoin, en éprouvant les nécessités physiques, vous devez toujours tenir vos désirs élevés vers Dieu, avec les saints qui ont mené noble vie et qui ont dit : Notre conversation est dans le ciel.

Le huitième point est de requérir les prières des gens de bien : il vous faut demander l’aide des saints et des autres hommes pour accomplir la suprême volonté de Dieu, renonçant à toute chose pour être unie à cette volonté sainte en Dieu même.

Le neuvième point vous recommande de parler volontiers de Dieu, car c’est un signe d’amour que de trouver suave le nom de l’aimé. Saint Bernard l’a dit : Jésus est miel à notre bouche. Oui, c’est chose très douce que de parler du Bien-Aimé, cela émeut le cœur bien vivement et enflamme le zèle pour les œuvres.

Enfin je vous conjure par le saint amour de Dieu de faire en toute beauté et pureté votre pèlerinage, sans que les vouloirs propres vous blessent ou vous appesantissent, dans un doux esprit de joie, de paix et de bonheur. Traversez cet exil d’un amour si droit, si pur et si brûlant que vous trouviez Dieu, votre Bien-Aimé, à son terme : puisse-t-il vous y aider, Lui-même et son saint amour !

Lettre XVI Aimer Dieu de son propre amour

Que Dieu soit avec vous et vous enseigne les voies du noble amour ! Soyez courageuse et attentive à votre tâche, zélée à l’intérieur comme en toute recherche du bien, ferme dans votre foi, en sorte que votre quête soit véritable et qu’elle ne suive pas vos penchants propres, mais la volonté de Dieu. Ainsi vous recevrez sans faute ce que vous destine son amour.

Vivez noblement dans l’espérance et la confiance intangible que Dieu vous donnera de l’aimer avec ce grand amour dont il s’aime lui-même, trine et un, l’amour par lequel il s’est suffi éternellement et se suffit à jamais. C’est avec cet amour aussi que tous les esprits célestes s’efforcent de le satisfaire ; telle est leur tâche qui ne sera jamais accomplie : et la défaillance de cette fruition est leur suprême fruition : Les âmes d’ici-bas doivent donc y tendre avec grande humilité de cœur, et bien savoir, devant si grande dilection et si haute charité, devant cet Amant inapaisable, qu’elles sont trop petites pour satisfaire l’Amour.

Ah cette œuvre à jamais inaccomplie, c’est elle qui passionne toute âme noble et lui fait rejeter tout superflu — tout ce qui est inégal ou inférieur à l’exigence de l’amour !

Pour que deux choses en fassent une seule, rien ne doit plus se trouver entre elles que le ciment qui les joint. Ce ciment est l’amour même par quoi Dieu et l’âme bienheureuse se rencontrent dans l’unité. La sainte dilection conjure l’âme à toute heure de se fier sans réserve à l’amour — l’âme noble et fière qui est prête à l’entendre, à rejeter tout le reste pour gagner le seul amour, comme l’Amant a tout rejeté lorsqu’il a reçu mission de son Père pour accomplir l’œuvre d’amour, ainsi qu’il le dit lui-même en son Évangile : Père, voici l’heure ; j’ai accompli l’œuvre que vous m’avez donnée.

Considérez sa vie et celle des saints qui l’ont suivi, celle des hommes bons chargés ici-bas des œuvres de ce grand amour, qui est Dieu même ; voyez comme ils gardent l’humilité du cœur et le zèle dans les bonnes œuvres, sans s’épargner en aucun point. Vivez pour la justice et non pour votre satisfaction ni selon vos goûts, ne faites nulle chose dont vous ne sachiez qu’elle convient à l’honneur de Dieu et à ses droits divins. Abandonnez-vous filialement à son noble pouvoir. Soyez prête à suivre tout avis salutaire qui vous est donné par des amis désireux de vous voir avancer. Quelle que soit même la personne qui vous donne un conseil, écoutez-le volontiers. Et souffrez aussi volontiers toute souffrance pour l’amour.

Votre cœur est trop faible encore et votre humeur trop enfantine ; vous êtes vite abattue et vous manquez de mesure en tout ce que vous faites. Qu’allez-vous prendre à cœur tant de choses ? Dominez-vous pour rendre gloire à Dieu et appliquez-vous au travail : l’âme qui veut vivre saintement se méfie de l’oisiveté, mère de tous les vices. Ne cessez donc point de prier ou d’aimer, ou d’agir vertueusement ou de servir les malades ; supportez pour l’honneur de l’amour les personnes chagrines ou ignorantes. Et dans l’esprit de Dieu, soyez heureuse qu’il se suffise, que Dieu soit à lui-même parfait amour [litt. : Soyez heureuse dans l’Esprit de Dieu de ce qu’il est à lui seul suffisant et amour]. Soyez heureuse aussi parmi vos compagnes, sans laisser de partager leurs peines, comme le dit saint Paul : Qui est faible sans que je défaille aussi ? En toutes vos paroles, gardez la stricte vérité, comme parlant devant le Christ, qui est la Vérité même.

Je vous ennuie sans doute à vous prêcher des devoirs que vous n’ignorez pas et dont vous avez déjà la pratique. Mais je devais vous rappeler cette vérité : qui veut aimer doit commencer par les vertus sur lesquelles Notre-Seigneur et ses saints ont édifié tout le reste, comme on lit des martyrs que « par leur foi ils ont conquis des royaumes ». Il n’est pas dit, « par leur amour ». C’est qu’en effet la foi d’abord fonde l’amour, dont elle reçoit la flamme. Aussi les œuvres faites avec foi doivent-elles précéder l’amour, dont le feu les ennoblira. Veuillez donc agréer ces lignes : c’est dans le seul désir du bien que je les ai tracées.

Lettre XVII Agir avec les Personnes et reposer dans l’Unité

Soyez prompte et zélée en toute vertu,

Ne négligez aucune œuvre,

et ne faites rien de particulier.

Soyez bonne et pitoyable à toute misère,

et ne prenez soin de personne.

Je voulais depuis longtemps vous donner ces avis, car c’est chose qui me tient grandement à cœur.

Que Dieu même vous fasse comprendre ce que je veux dire, dans l’essence une et simple de l’Amour.

Ces défenses que je vous fais sont celles mêmes que Dieu m’a faites. Je désire vous les intimer à mon tour, parce qu’elles appartiennent en toute vérité à la perfection de l’amour — parce qu’elles conviennent de façon juste et parfaite à la Déité. Les modes que j’ai mentionnés désignent en effet (les aspects de) l’Etre divin. « Être prompt et zélé », c’est le caractère de l’Esprit Saint, par quoi il est Personne subsistante ; mais ne s’appliquer à nulle chose singulière, c’est la nature du Père (i.e. de l’Essence considérée comme origine des Personnes) : c’est par là qu’il est Père (Essence) sans distinctions. Donner ainsi et garder ainsi, c’est la Déité même et toute la nature de l’Amour.

Ne négligez aucune œuvre,

– et ne faites rien de particulier.

Le premier vers désigne la vertu du Père (comme Personne), par quoi il est Dieu tout-puissant ; et le second désigne sa volonté juste (en tant qu’Essence unique), par quoi il accomplit ses œuvres souveraines et secrètes au sein de la profonde ténèbre, inconnues et cachées à tous ceux qui sont au-dessous de cette pure unité de la Déité. Ils se tiennent au-dessous de l’Unité, tout en servant les Personnes selon qu’il sied à chacune, en toute fidélité, comme je le dis dans le premier vers (de chaque distique) : « Prompte et zélée en toute vertu » — « Ne négligeant aucune œuvre » — « Compatissant à toute misère ». Cela semble en vérité la plus belle vie qui se puisse mener ici-bas : je n’ai cessé de vous la conseiller avant tout, vous le savez, je l’ai vécue d’abord dans le dévouement et dans les œuvres, en toute noblesse, jusqu’au jour où elle me fut interdite.

Les trois autres vers (le second de chaque distique) expriment la perfection de l’union et de l’amour : l’amour en toute justice vaque à lui-même et à nulle autre chose — un seul Être, une seule Charité. Ah ! quelle Essence terrible que celle qui engloutit dans l’unité de sa nature tant de haine et tant d’amour !

Soyez bonne et pitoyable à toute misère, correspond au fils en tant que Personne distincte : tel il fut et telle fut son œuvre, en toute beauté;

– et ne prenez soin de personne,

c’est de nouveau le Père (l’Essence unique), qui engloutit le Fils : telle est toujours son œuvre, dont l’immensité nous effraye. Ceci est l’Unité, belle par-dessus toute chose, de l’amour de la Déité ; elle est si juste, des justices de l’amour, qu’elle absorbe le zèle et l’humanité, et la vertu qui ne voudrait manquer à nul besoin (de ses frères). Elle absorbe la charité et la pitié que l’on avait envers ceux de l’enfer et du purgatoire, envers ceux qui sont inconnus de Dieu, ou qui connus de lui, s’égarent loin de sa chère volonté ; envers les amants qui souffrent plus que tous ceux-là, car ils sont privés de ce qu’ils aiment. La justice absorbe tout ceci en elle-même. Chaque Personne cependant ne laisse pas de donner en particulier ce qui lui est propre, comme je l’ai dit. Mais la juste nature de l’Unité, en qui l’amour n’appartient qu’à lui-même et n’est que pure fruition de soi, ne se livre à aucun exercice de vertu ou de bonté, ni à aucune œuvre particulière, si belle et si recommandée qu’elle puisse être — l’Unité ne prend pitié d’aucune misère, pour capable qu’elle soit de la soulager. Car en cette jouissance de l’amour, il ne peut y avoir d’œuvre que la fruition simple, par quoi la puissante et simple Déité est amour.

Cette défense que j’ai reçue et que je vous ai dite, c’est donc celle de toute injustice en amour ici-bas. C’est l’ordre de ne rien épargner de ce qui n’est point l’amour, de me vouer à lui si intimement que tout ce qui lui est extérieur me soit en haine ; passer par-dessus tout ce qui n’est pas l’amour, sans penchant ni vertu ni œuvre particulière pour venir en aide aux autres, ni compassion pour les protéger, mais rester à toute heure dans la fruition d’amour. — Lorsque pourtant celle-ci s’affaiblit et défaille, on fait bien de s’adonner aux œuvres naguère interdites, c’est alors justice et devoir. Tant que l’on cherche l’amour et que l’on est à son service, on doit tout faire à son honneur, car durant tout ce temps on est homme, et on demeure dans le besoin : nous devons agir généreusement en toute chose, aimer personnellement le prochain, le servir et compatir à ses peines, car nous sentons partout le manque et le besoin. Mais dans la fruition d’amour, on est devenu Dieu puissant et juste. Alors la volonté, l’œuvre et la puissance sont également justes. Ces trois sont (comme) les trois Personnes en un seul Dieu.

Ces défenses me furent intimées il y a quatre ans à l’Ascension, par le Père, à l’instant que son Fils descendait sur l’autel. Dans cette venue, Celui-ci m’embrassa et par ce signe, je fus désignée. Et unie à Lui, je parus devant son Père, qui me reçut en Lui et Le reçut en moi. Me trouvant accueillie et illuminée dans l’Unité, je compris cette Essence et la connus plus clairement qu’on ne peut le faire ici-bas d’aucune chose connaissable, par paroles, raisons ou visions.

Ce semble merveille, mais pour merveilleux que je le nomme, vous ne sauriez, j’en suis sûre, vous en étonner.

Car les paroles divines sont chose que la terre ne peut comprendre : pour tout ce qui se rencontre ici-bas, on peut trouver assez de paroles en flamand, mais pour ce que je veux dire, il n’y a ni flamand ni paroles. J’ai pourtant connaissance de la langue autant qu’homme peut l’avoir ; mais pour ceci, je le répète, il n’est point de langage, et nulle expression que je sache n’y convient.

Je vous défends ainsi certaines choses et vous en ordonne d’autres, mais vous devez servir longtemps encore. Je vous interdis cette application particulière comme elle m’est à moi-même interdite par Dieu, mais vous devrez longtemps travailler dans les œuvres de l’amour, comme je l’ai fait moi-même, comme ses amis l’ont fait et le feront encore. Je m’y suis vouée pour ma part à mon heure et n’ai point cessé de m’y tenir (suivant cette règle divine :) n’avoir d’affaire que l’amour, n’avoir d’œuvre que lui-même, ne protéger que lui et ne demeurer qu’en lui. — Pour ce que vous avez à faire et à laisser en chaque chose, que Dieu lui-même, notre Amant, veuille vous le montrer !

Lettre XVIII La nature de l’âme et son repos divin

Ah ! douce et chère enfant, que je vous souhaite la sagesse ! C’est de sagesse avant tout que vous avez besoin, comme tout homme qui veut être divinisé. La sagesse en effet conduit bien avant dans la profondeur divine. Mais nous vivons des jours où plus personne ne veut, ne peut reconnaître ce qui vraiment lui faut, dans le service dû à Dieu et dans son amour. Ah ! vous avez bien à faire si vous voulez vivre l’Humanité et la Divinité, atteignant cette plénitude qui sied à votre noblesse, selon que Dieu vous aime et vous réclame. Établissez-vous sagement et fortement, comme [un chevalier] sans peur, en tout ce qui vous appartient, en ce mode de vie qui vous sied, selon votre noblesse et votre liberté.

Celui qui est puissant au-dessus de toute richesse, donne à tous pleine suffisance, selon son pouvoir et sa grâce. Non point qu’il œuvre ou apporte ses dons ou les confère de sa main, mais sa riche puissance et ses hauts messagers sont les vertus parfaites qui le servent et gouvernent son royaume, et donnent à toutes les âmes ce dont elles ont besoin, selon l’honneur et la puissance de celui qui en est le maître. Elles confèrent à chacun ce qui sied à sa nature et à sa place : la Miséricorde soutient de ses présents les pauvres les plus nus, qui sont prisonniers des vices, privés d’honneur et de tout bien. L’Amour du prochain défend le commun peuple contre les riches et pourvoit chacun de ce qui lui fait défaut. La Sagesse arme les nobles chevaliers, dont le désir brûlant livre pour le noble Amour de puissants combats. La Perfection donne aux compagnons d’armes son riche domaine, apanage souverain de l’âme dont je vous parle — cette âme qui, d’une volonté parfaite et sans faiblesse, en ses œuvres parfaites, demeure noblement fidèle à toute volonté de l’Amour. La dispensatrice de ces quatre vertus est la Justice, qui condamne ou approuve. Ainsi l’Empereur demeure libre et tranquille, parce qu’il ordonne à ses ministres de garantir l’équité, conférant aux rois, aux ducs, aux comtes et aux princes les nobles fiefs de son domaine et les droits précieux de son amour — de cet amour qui est la couronne de l’âme comblée, fidèle à secourir chacun selon sa requête, sans avoir cependant pour elle nulle œuvre ou entreprise que le pur amour de l’Aimé. C’est là ce que récemment j’ai voulu vous signifier, lorsque je vous ai parlé des trois vertus :

Soyez bonne et pitoyable à tous,

– et ne prenez soin de personne,

et le reste que je vous écrivais [dans la lettre précédente].

Veillez donc avec grand soin à la perfection de votre âme [par nature] noble et parfaite. Mais entendez bien ce que cela veut dire : tenez-vous dans l’unité, ne vous mêlez d’aucune œuvre bonne ou mauvaise, haute ou basse ; laissez les choses suivre leur cours et restez libre pour le seul exercice de [l’union avec] votre Bien-Aimé, et pour satisfaire aux âmes que vous aimez dans l’Amour. Telle est votre dette, ce que vous devez à Dieu en toute justice selon la vérité de votre nature, comme aux âmes envers lesquelles vous partagez son amour : aimer Dieu seul d’une intention parfaitement simple, et n’avoir occupation que de cet amour unique, qui nous a choisis pour lui seul. — Comprenez aussi la nature profonde de votre âme et le sens même de ce mot. L’âme est un être qu’atteint le regard de Dieu, et pour qui Dieu en retour est visible [jeu entre sienleec [visible, transparent] et siele [âme]]. Qu’elle veuille satisfaire Dieu et garder son domaine sur toute chose étrangère, dont la nature inférieure la ferait déchoir, l’âme est un abîme sans fond en qui Dieu se suffit à Lui-même, trouvant en elle à tout instant sa plénitude, tandis que pareillement elle se suffit en Lui. L’âme est pour Dieu une voie libre, où s’élancer depuis Ses ultimes profondeurs ; et Dieu pour l’âme en retour est la voie de la liberté, vers ce fond de l’Etre divin que rien ne peut toucher, sinon le fond de l’âme. Et si Dieu n’était à elle tout entier, il ne saurait lui suffire.

La vue dont l’âme est pourvue par nature est la charité. Cette vue a deux yeux, l’amour et la raison. La raison voit Dieu seulement en ce qu’il n’est pas ; l’amour ne s’arrête à rien qu’à Dieu même. La raison a des voies certaines où cheminer, l’amour éprouve son impuissance, mais sa défaillance le fait avancer davantage que la raison. La raison procède vers ce que Dieu est, par ce que Dieu n’est pas ; l’amour rejette ce que Dieu n’est pas, et trouve sa béatitude là même où il défaille, en ce que Dieu est. La raison est plus sobre que l’amour, mais c’est à celui-ci que sont données la suavité et la béatitude. L’une et l’autre au demeurant, l’amour et la raison, ne laissent pas de se prêter la plus grande assistance, car la raison instruit l’amour, et celui-ci illumine celle-là. Que la raison se laisse emporter par le désir de l’amour, et que l’amour se laisse contraindre par la raison en ses justes termes, ils seront capables ensemble d’une œuvre inouïe, mais c’est chose qui ne peut être enseignée, si elle n’est pas éprouvée. Car la sagesse ne se mêle pas de cette passion admirable, ni de scruter cet abîme caché à tout être, réservé à la seule fruition d’amour. Rien d’étranger et nulle âme étrangère n’a part à cette béatitude, mais celle-là seule qui est nourrie maternellement dans ce bonheur même, dans les délices du grand amour, brisée par la discipline de la miséricorde paternelle, attachée inséparablement à son Dieu et lisant dans sa Face les jugements qui la dirigent, en sorte qu’elle demeure dans Sa paix.

Lorsque cette âme retourne parmi les hommes et les choses humaines, elle y porte un visage si plein de joie et de douceur sous l’huile embaumée de la charité, qu’en tout ce qu’elle fait, sa bonté apparaît. Mais par la vérité et la justice des jugements qu’elle a lus dans la Face divine, elle semble étrange et terrible aux hommes impurs. Et lorsque ceux-ci voient que tout en elle est conforme à la vérité, ils voudraient fuir devant la puissance de l’amour, tant elle leur semble dangereuse et redoutable. — Quant à ceux qui sont prédestinés à cet état, à l’union, d’amour, sans en avoir atteint la plénitude, ils ont en main la puissance de l’éternité, mais elle n’est pas manifestée encore, ni à eux-mêmes ni aux autres.

Telle est de l’amour l’illumination secrète. Cette vue de l’âme l’éclaire constamment sur la véritable volonté divine ; car un être qui dans la Face de Dieu lit ses propres jugements, opère en toute chose selon les vraies lois de l’amour. Or c’est loi et coutume de l’amour que parfaite obéissance, et ceci est contraire bien souvent aux mœurs étrangères de ce monde profane. Qui de l’amour veut en vérité observer les préceptes, que son œuvre demeure séparée de celle de tout autre, selon la vérité du puissant amour. Il ne sera soumis à personne qu’à la seule charité, dont il est par amour prisonnier. Pour discours que tiennent les autres, il parle seulement selon la volonté de l’amour. Il demeure au service de l’amour et il accomplit ses œuvres, jour et nuit en toute liberté, sans rien épargner, sans crainte ni délai, selon les jugements qu’il a lus dans la Face de l’Amour. Ceux-ci restent cachés à ceux qui abandonnent les œuvres de l’amour par souci de choses et de personnes étrangères, craignant de n’avoir pas l’approbation de ces profanes, — qui trouvent leur volonté propre plus juste et meilleure que celle de l’amour. C’est qu’ils ne sont pas venus et ne demeurent pas devant cette Face très haute du puissant Amour, qui nous fait mener une vie libre au sein de toute peine.

Il vous faut connaître cette liberté, et ceux qui servent pour elle. Les gens parlent et s’affairent beaucoup contre les œuvres de l’amour, ils méprisent ses travaux pour une apparente liberté, et souvent dans ce qu’ils croient l’intention la plus sage. Ils émettent ainsi des ordres ou des interdictions, pour que soient abandonnés les commandements de l’amour. Mais l’âme noble, qui veut être fidèle à sa loi, selon ce que lui enseigne la raison illuminée, ne craint ni les conseils ni les ordres étrangers, quelque tourment qu’elle puisse en souffrir, par les calomnies, la honte, les plaintes ou les injures, par l’abandon et l’isolement, le refus de tout abri, la nudité et la privation de toute nécessité. Elle ne craint nulle de ces choses : pour être appelée bonne ou mauvaise, elle ne veut manquer un seul instant à l’obéissance de l’amour, quelle que soit la volonté de cet amour : elle s’applique à lui en toute chose selon la vérité, avec toute la puissance de l’amour même, — et parmi les peines, elle ne perd jamais la joie de son cœur.

Il vous faut donc, vivant sans partage, plonger en Dieu votre vue immobile, un doux regard simplifié par l’amour qui s’applique librement au seul Bien-Aimé ; il vous faut fixer Dieu passionnément et plus que passionnément, en sorte que vos regards simples demeurent suspendus et cloués à la Face de l’Aimé par les désirs brûlants et toujours renouvelés. Alors seulement vous pourrez vous reposer avec saint Jean, qui dormit sur la poitrine de Jésus. Ainsi doivent faire tous ceux qui servent dans la liberté de l’amour : ils reposent sur cette sage et douce poitrine, où ils voient et entendent les paroles secrètes que l’Esprit-Saint murmure et que la foule ne peut ouïr ni percevoir aucunement.

Fixez donc fermement le Bien-Aimé de vos désirs, car celui qui regarde ce qu’il désire est sans cesse enflammé de nouveau, et son cœur bientôt cède au poids délicieux de l’amour. Il est attiré à l’intérieur de l’Aimé par cette vie constante du regard, cette contemplation jamais interrompue ; et l’Amour se fait sentir à lui de façon si douce qu’il oublie tout ce qui est de la terre. Et pour chose que pourraient lui faire les étrangers, lui semble-t-il, il renoncerait plutôt cent fois à lui-même que de laisser un seul point des œuvres prescrites par le noble amour, dont il est le serviteur et dont le Christ est le fondement.

Lettre XIX La guérison de l’homme

Que Dieu soit avec vous et vous donne

vraie connaissance des mœurs de l’Amour !

Qu’il vous fasse éprouver ce que signifie

la parole de l’Epouse du Cantique :

« Je suis à mon Bien-Aimé et il est à moi ».

Qui céderait comme il sied à l’Amour,

ferait de l’Amour parfaite conquête.

J’espère que ceci vous adviendra,

et bien que le temps nous dure,

remercions de toute chose l’Amour !

Qui veut goûter cet Amour véritable,

dans la quête ou la découverte

ne doit suivre ni voie ni sentier.

Errant à la recherche de la victoire d’Amour,

par monts et par vaux, au-delà

des vaines consolations, des peines, des tourments,

hors des chemins de la pensée humaine,

le puissant cheval d’Amour l’emporte.

Car la raison ne peut comprendre

comment l’amour par l’Amour voit au fond de l’Aimé,

et comme il vit libre en toute chose.

Ah ! lorsque l’âme arrive

à cette liberté que donne l’Amour,

elle n’épargne ni vie ni mort,

elle veut l’Amour, elle ne veut rien de moins.

Mais je laisse ici la rime et la Raison.



On ne saurait en effet par raison ou raisonnement faire entendre les choses de l’amour, que je désire et que je veux pour vous. Que dirais-je de plus : il faudrait parler avec son âme ! La matière d’un tel discours est trop vaste, puisque c’est l’amour et qu’Amour est Dieu même. Le vrai amour n’a nulle matière : point de substance que la pure liberté de Dieu, donnant sans compter et toujours aussi riche, agissant fièrement et croissant en toute noblesse.

Ah ! puissiez-vous croître selon cette dignité qui est vôtre et qui vous fut destinée avant le temps ! [cette dignité qui est vôtre et à laquelle Dieu vous a appelée sans commencement] Comment pouvez-vous supporter que Dieu jouisse de vous en son Essence et que vous ne jouissiez pas de lui ? Mais ce que j’en éprouve, je dois le taire : lisez ce que je vous écris et permettez-moi d’en rester là. Que Dieu me traite selon son bon plaisir ! Je dirai comme Jérémie : « Mon Dieu, vous m’avez trompé, et c’est volontiers que je me laisse jouer par vous ».

L’âme la plus intacte est la plus semblable à Dieu. Gardez-vous intacte de tout homme, dans le ciel et sur la terre, jusqu’au jour où le Christ sera élevé au-dessus de celle-ci et vous emportera avec lui ainsi que toute créature. Selon certains, il faut entendre par là la croix sur laquelle il fut élevé. Mais lorsque le Christ et l’âme bienheureuse sont unis, c’est alors que l’un et l’autre sont exaltés en toute perfection et beauté. Quand l’âme n’a plus rien que Dieu, quand elle n’a plus de vouloir que Sa volonté simple, qu’elle est anéantie et veut tout ce que Dieu veut avec Sa volonté, quand elle est engloutie et réduite à rien — alors il est élevé de terre et attire tout à lui : l’âme devient avec lui totalement cela même qu’Il est.

Les âmes englouties et perdues en Dieu de la sorte reçoivent dans l’amour la moitié de leur être comme la lune reçoit la lumière du soleil. La connaissance unifiante qu’elles reçoivent de cette lumière nouvelle, d’où elles procèdent et où elles demeurent — cette lumière simple absorbe l’autre et les deux moitiés de l’âme se rejoignent : ainsi l’heure s’accomplit. Si vous aviez obéi à cette lumière dans l’élection de votre bien-aimé, vous seriez libre, car ces âmes sont réunies et vêtues de la lumière même dont Dieu se vêt.

Comment s’unissent les deux moitiés de l’âme : il y aurait beaucoup à dire sur ce point. Mais je ne veux pas en parler davantage, car je suis trop malheureuse en amour, et je crains par ailleurs que les étrangers ne sèment des orties dans la roseraie.

Il nous faut donc en rester là : que Dieu soit avec vous !

Lettre XX Les douze heures mystérieuses

La nature d’où procède le véritable Amour a douze heures à travers lesquelles nous le voyons sortir, puis retourner à lui-même. Et lorsque l’Amour revient ainsi, il réintègre en soi ce qu’il a rapporté de ce périple : l’esprit chercheur, le cœur assoiffé, l’âme aimante. L’Amour les jette dans l’abîme de sa puissante nature, d’où il est né et dont il se nourrit. C’est ainsi que les heures innommées reviennent à la nature inconnue. L’Amour est revenu à lui-même et jouit de sa nature au-dessus de lui-même, au-dessous de lui-même et autour de lui-même. Et tous ceux alors qui n’ont pas atteint cette expérience, ont pitié des âmes tombées dans l’abîme (de l’Amour), qui doivent œuvrer, vivre et mourir selon l’ordre de l’Amour et de sa nature terrible.

La première heure innommée, parmi les douze qui entraînent l’âme dans la nature de l’Amour, est celle de sa manifestation : l’Amour se révèle et nous touche à l’improviste, sans qu’on l’ait demandé — alors même qu’on est le plus loin de soupçonner sa noblesse, et comme sa nature en elle-même est puissante. C’est pourquoi une telle heure à bon droit s’appelle « innommée ».

La deuxième heure innommée est celle où l’Amour fait goûter la mort violente à notre cœur — le fait mourir sans expirer, malgré que l’âme ait connu l’amour peu de temps jusque-là et soit à peine passée de la première à la deuxième heure.

Dans la troisième heure innommée, l’Amour apprend à l’âme comment on peut vivre et mourir avec lui, et lui fait comprendre qu’on ne saurait aimer sans beaucoup souffrir.

Dans la quatrième heure innommée, l’Amour fait goûter à l’âme ses jugements secrets, plus profonds et plus ténébreux que l’abîme. Il lui fait comprendre comme on est malheureux sans amour. Et pourtant l’âme ne connaît pas encore l’essence de l’Amour. Cette heure est bien dite innommée, où l’on apprend les jugements de l’Amour sans le connaître encore.

La cinquième heure innommée est celle où l’Amour enlève à eux-mêmes l’âme et le cœur. L’âme sort de soi, elle se quitte et quitte l’Amour, pour entrer dans l’essence de l’Amour. Elle perd alors son étonnement, sa crainte devant l’obscurité des jugements divins, elle oublie les peines de l’amour. À ce stade, elle ne connaît plus rien de l’Amour, sinon l’acte d’aimer. Ce semble un abaissement et ne l’est point. Mais cette heure de nouveau est bien dite innommée : alors qu’on est le plus près de la connaissance, on connaît moins que jamais.

La sixième heure innommée se trouve en ceci, que l’amour méprise la raison, tout ce qui est en elle et tout ce qui s’y rattache. Car ce qui appartient à la raison (commune) est opposé à la nature de l’amour, elle ne peut rien lui donner et rien lui prendre. La noble raison de l’amour est un flot montant sans trêve et sans relâche. La septième heure innommée, c’est que nulle chose ne puisse demeurer dans l’amour et que rien ne puisse le toucher, sinon le désir. Cette touche est le secret de l’amour, elle naît de l’amour même. Car l’amour est toujours désir et se dévore lui-même, sans cesser pourtant d’être en lui-même parfait. L’amour peut demeurer en toute chose. Il peut demeurer dans le soin charitable du prochain, mais ce soin ne peut demeurer dans l’amour. Dans l’amour rien ne peut demeurer, ni compassion, ni bonté, ni humilité, ni raison, ni crainte, ni discrétion ni mesure, ni aucune autre chose. L’amour habite en toutes ces vertus ou activités, il les alimente, mais ne reçoit lui-même aucun aliment que de sa propre essence.

Dans la huitième heure innommée, la nature de l’Amour se fait connaître en son visage, comme la suprême merveille. Mais alors qu’en d’autres êtres le visage est ce qui se révèle le mieux, il est dans l’Amour au plus haut point secret, car il n’est autre chose que l’Amour en lui-même. Ses autres parties, ses œuvres sont plus faciles à connaître ou à concevoir.

La neuvième heure innommée est celle où l’Amour se manifeste en sa pire violence, dans l’assaut le plus dur et l’invasion la plus profonde, tandis que son visage atteint la plus grande douceur, la suavité et l’amabilité suprêmes : il s’offre sous son aspect le plus charmant. Et plus il blesse profondément celui qu’il assaille, plus doucement il ravit et absorbe en lui-même, par la noblesse de son visage, celui qu’il aime.

La dixième heure innommée consiste en ceci, que l’amour ne rend de comptes à personne, tandis que tous les êtres lui doivent raison. L’amour enlève à Dieu la puissance de juger ceux qu’il aime. L’amour ne cède ni aux saints, ni aux hommes, ni aux anges, ni au ciel, ni à la terre ; il vainc la Déité dans sa nature propre. Il clame en tous les cœurs d’amants, à voix haute, sans apaisement et sans trêve : « Aimez l’Amour ! » Cette voix est si puissante, si terriblement inouïe, qu’elle passe le bruit du tonnerre. Et cette parole est le lien par quoi l’amour tient ses prisonniers, c’est l’épée par quoi il blesse ceux qu’il touche, c’est la verge dont il châtie ses enfants, c’est la doctrine dont il instruit ses disciples.

La onzième heure innommée, c’est que l’Amour possède avec violence celui qu’il aime en sorte que notre esprit ne peut s’écarter de l’Amour un seul instant, notre cœur ne peut désirer, notre âme ne peut aimer nulle chose hors de lui. L’Amour rend la pensée de l’homme si simple, qu’il ne peut songer ni aux saints, ni aux hommes, ni au ciel, ni à la terre, ni aux anges, ni à lui-même, ni à Dieu, mais au seul Amour qui le possède, toujours présent, toujours nouveau.

Enfin la douzième heure est pareille à la suprême nature de l’Amour : là où l’Amour jaillissant de lui-même et œuvrant en lui-même s’abîme de telle sorte en lui-même qu’il se suffit en sa pure essence. Il se suffit en vérité, et si personne n’aimait l’Amour, son Nom resterait purement aimable en sa noble nature. Ce Nom est son être intérieur et son opération extérieure, sa couronne au-dessus de lui et son fondement au-dessous de lui.

Telles sont les douze heures innommées de l’Amour — innommées, car en aucune d’elles l’amour de l’Amour ne peut être compris, sinon des âmes dont j’ai parlé, qui ont été jetées dans l’abîme de la haute essence de l’Amour ou qui lui appartiennent. Et leur foi y pénètre plus avant que leur intelligence.

Lettre XXI Comment l’Amour se gagne et se possède

Que Dieu soit votre amour, mon cher cœur ! Gardez-lui votre zèle et que rien ne vous attriste de ce qui peut vous advenir, car le temps est court et nous avons beaucoup â faire ici-bas, et la récompense est grande. Je ne me suis guère plainte, je ne veux pas non plus que vous faiblissiez ni que vous vous plaigniez : livrez-vous à notre Amour, et laissez-le jouir de lui-même. Soyez prudente : efforcez-vous de comprendre quelles sont les vertus avec lesquelles on poursuit le véritable amour ; soyez compatissante aussi et n’abandonnez personne dans le besoin. Les hommes craignent en ceci de compromettre leurs biens et leur tranquillité, ce qu’ils ont et ce qu’ils espèrent gagner ; ils préfèrent leur paix à celle des autres. Mais pour vous, demeurez nue devant Dieu et dépouillée de tout repos qui n’est point le sien : que nulle chose vraiment ne vous satisfasse sinon lui-même. Et tant que ceci n’est pas atteint, vous devez le désirer comme femme arrêtée en travail.

Il en est ainsi de ceux qui aiment : ils ne peuvent jouir de l’amour ni s’en passer, c’est pourquoi ils se consument et dépérissent. Avant qu’on ne possède le Bien-Aimé, il faut faire sa cour pour l’obtenir, agissant de façon toujours belle et généreuse, en toute affaire, avec toute personne connue ou inconnue, selon la dignité du Bien-Aimé, pour la bonne et haute renommée qu’on aura près de lui. Car il entend courtoisie : lors donc qu’il voit les grandes peines et le dur exil que sa Bien-Aimée a souffert pour lui, et ses nobles dépenses, il ne peut laisser d’y répondre par l’amour et le don sans réserve de lui-même.

Voilà comment on travaille à gagner le Bien-Aimé : c’est au service de toutes les vertus qu’on s’applique alors. Mais lorsque nous avons affaire au Bien-Aimé lui-même, il faut laisser toutes choses pour lesquelles nous servions naguère, les bannir au-dehors et les oublier au-dedans.

Quand on sert pour gagner l’Amour, on s’occupe à ce service ; quand on aime l’Amour avec l’Amour, on exclut tout le reste pour vaquer à la jouissance avec tout son cœur et tout son être, pour saisir le fruit unique que l’âme bien-aimée obtient du seul Amour. Que toutes nos puissances, que toutes nos fibres s’y consacrent alors, que notre regard y demeure plongé, que les flots de l’amour mutuel s’écoulent suavement l’un dans l’autre et se mêlent à jamais ! C’est ainsi que l’amour doit vivre dans l’Amour !

Lettre XXII Les paradoxes de la nature divine

Celui qui veut comprendre Dieu, savoir ce qu’Il est en son Nom, en son Essence, doit être tout à Dieu, si totalement en vérité qu’il soit privé de soi. Car la charité ne requiert pas ce qui est sien, et l’amour ne veut rien d’étranger à lui-même. Qu’il se perde donc, celui qui veut trouver Dieu et connaître ce qu’Il est en soi.

Qui sait peu de choses a peu de choses à dire, remarque saint Augustin. Tel est mon cas, Dieu le sait. Je crois pourtant et j’espère beaucoup en Dieu, mais la connaissance que j’en ai est très faible : à peine je devine un peu du Divin, car les concepts humains ne le signifient pas. Pourtant celui qui dans l’âme serait touché par Dieu pourrait en signifier quelque chose à ceux qui l’écouteraient aussi avec leur âme.

La raison illuminée intime quelque notion de Dieu aux sens intérieurs, leur apprenant qu’il est admirable et par là même redoutable, terriblement suave en son Essence, qu’il est tout à tout être et tout en chacun. Il est au-dessus de toute chose et n’est pas élevé ; il est au-dessous d’elles et n’est pas abaissé ; il est en elles et n’est pas circonscrit ; il est hors d’elles et cependant compris.

Il est au-dessus de toute chose et n’est pas élevé, c’est-à-dire qu’il exalte et ne cessera d’exalter sa Nature sans mesure. Etant cela même qu’il exalte, il est sublime sans être élevé.

Et comme l’éternité de son Être s’exerce sans début ni fin dans la jouissance de l’amour possessif, la profondeur sans commencement fait que la hauteur sans terme de la même Essence n’élève pas celle-ci. Sa nature, terriblement douce, la satisfait pleinement : la sublimité divine s’abîme dans le fond divin, et Dieu n’est pas élevé.

En outre, il invite constamment l’homme à l’unité dans la fruition de Lui-même. Et tous sont mus par la force de l’intimation terrible ; en certains, l’esprit s’épouvante de la juste sommation, en sorte qu’ils s’égarent ; mais d’autres, les âmes fières, sont éveillées par elle, et les voici debout, avec une volonté nouvelle et enflammée : elles s’élèvent alors vers sa sublimité non-élevée, qui nous échappe et nous dépasse à jamais dans la hauteur de la hauteur.

Nous prions que son règne arrive, nous sommons à notre tour l’Unité en trois Personnes : nous exigeons sa vertu et sa riche Essence dans la confiance envers le Père. Nous exigeons sa dilection et sa doctrine de sagesse, nous voulons aimer fraternellement le Père avec le Fils, être avec lui ce Fils même qu’Il est dans l’Amour et le droit d’hériter. Nous l’exigeons (en tant qu’Esprit) dans sa bonté, dans sa gloire, dans sa fruition et son mystère admirable. C’est ainsi que nous adhérons à Lui par un ciment très fort, faisant un seul esprit avec Lui, parce que nous sommons le Père avec le Fils et l’Esprit-Saint — oui, les trois Personnes avec tout ce qu’elles sont.

En tout ceci, Dieu demeure non-élevé, car en exigeant pour nous son règne, nous ne saurions l’exalter ; rien ne le meut que lui-même, et c’est ainsi qu’il meut toutes les créatures. Dieu est au-dessus de tout, mais égal en tout ; il est suprême et n’est pas élevé.

L’homme qui a dépouillé l’humanité terrestre, Dieu l’exalte avec Lui-même et l’attire en Soi : Il a fruition de cette âme dans la non-élévation. Ah Dieu ! quelle merveille survient alors, lorsque si grande dissemblance atteint l’égalité, atteint l’unité sans élévation. Hélas ! je n’en puis écrire davantage : c’est sur le plus haut secret que je dois garder le plus profond silence ; ma misère en est la cause, et personne d’ailleurs ne peut se reprocher d’ignorer ce qu’est Dieu. Mais les gens croient que le mystère est facile, et s’ils ne comprennent pas, ils doutent aussitôt. Tel est mon tourment, que je n’ose dire aux hommes ni écrire ce qui en vaut la peine, ni parole aucune selon le fond de mon âme.

Le second point, que Dieu est sous toute chose et que rien ne l’abaisse, signifie que le fond de sa nature éternelle soutient tous les êtres et les nourrit et les enrichit de la richesse divine. Mais comme le fond divin le plus profond et la hauteur divine la plus sublime sont au même niveau, Dieu est au-dessous de toute chose sans que nulle soit au-dessus de lui.

Toutes les âmes aussi l’aiment selon sa hauteur suprême, qui est l’amour, et n’aiment en lui rien de moins ; elles L’aiment ainsi sans commencement dans sa nature éternelle, où il satisfera éternellement toutes celles qui doivent devenir Dieu avec Dieu en sorte qu’elles seront avec lui sous toutes choses, les soutenant et les nourrissant. Rien ne l’abaisse, car ces âmes l’exaltent en tout temps et à toute heure avec de nouveaux désirs d’amour attirant et enflammé. Mais ici de nouveau, je n’ose en dire davantage, car nul ne sait comment Dieu est tout en tous.

Le troisième point, que Dieu est en toute chose et n’est pas inclus, il faut l’entendre dans la fruition éternelle de lui-même, dans la puissance ténébreuse du Père, dans la merveille de son amour de soi, dans le flot clair et jaillissant du Saint-Esprit. Dieu est aussi la tempête unitive (intratrinitaire) qui condamne ou bénit chaque chose selon qu’il lui sied. Il est fruitivement dans cette profondeur, selon la gloire de l’Etre qu’il est en lui-même.

Et tous ceux qui ont été et seront, ou même qui peuvent être, il jouit en eux de sa merveille aux richesses infinies en toute plénitude de gloire. Ah ! cette réalité intérieure ne peut être mise en paroles : les voies des étrangers n’y pénètrent point.

Et pour être en toute chose, il n’est pas inclus cependant, car Dieu exprime son Unité en trois Personnes et les incline vers nous sur quatre voies.

Il prodigue le temps éternel ? qu’il est en lui-même, dans l’amour que nul esprit ne peut atteindre ni comprendre s’il n’est un esprit avec lui : Il le prodigue si totalement qu’il spire les âmes avec son Esprit, il leur donne tout ce qu’il a, il (leur) est tout ce qu’il est. Celui que Dieu conduit dans cette voie, nul ne peut le suivre, ni par force, ni par habileté, sinon ceux que son sublime Esprit y spire en union avec lui. Ceux-là sont avec lui en dehors de toutes les voies communes. Telle est la première des quatre voies et la plus haute, dont on ne peut rien dire : il faudrait en parler avec l’âme, en parler à l’âme, l’une et l’autre inspirées. Cette voie passe là où Dieu dépasse les chemins de l’être.

Les trois autres voies par lesquelles il s’est penché vers nous sont les suivantes : la première, qu’il nous a communiqué sa nature, la seconde, qu’il a livré sa substance (la Personne du Fils) à la mort, la troisième, qu’il a incliné l’éternité.

Il nous a donné sa nature dans l’âme, avec trois puissances pour aimer les trois Personnes : le Père avec la raison illuminée, le Fils ou divine Sagesse avec la mémoire, et l’Esprit-Saint avec la haute volonté enflammée. Tel est le don que sa Nature a fait à la nôtre pour que nous puissions L’aimer.

Il a livré sa substance à la mort, c’est-à-dire son Corps très saint, livré aux mains de ses ennemis pour l’amour de ses amis, et il s’est donné lui-même en nourriture et en breuvage, autant qu’on le veut recevoir et comme on le veut. Mais ce que l’on en prend de fait, est moins qu’un atome par rapport au monde entier ; ce qu’on a de Dieu est infime, en comparaison de ce que l’on pourrait avoir si on se fiait à lui et qu’on le voulait en vérité. Hélas, que d’hommes demeurent ainsi affamés, combien peu d’âmes, parmi celles qui ont droit à ces trésors, prennent la nourriture et le breuvage divins !

Il a incliné l’éternité, c’est-à-dire qu’il se montre patient à l’extrême pour attendre la conversion de notre vie, le changement de notre vouloir. Nous voyons sa bouche penchée vers nous pour le baiser à qui veut le recevoir, et ses bras étendus pour accueillir celui qui veut courir à son embrassement. En bref, Dieu s’est incliné vers nous dans la durée en tout ce que nous pouvons et voulons recevoir de lui, en tout ce qu’on peut connaître, selon la mesure et le mode même de nos désirs, afin d’être avec nous dans la fruition et dans l’amour.

Ceux qui suivent la première voie, selon laquelle il nous a donné sa nature, vivent ici-bas comme dans le ciel : ils s’appliquent à l’amour sans peine, avec dévotion, jouissance et délices, car ils peuvent avoir celles-ci sans beaucoup d’effort.

Les autres, qui suivent la voie selon laquelle il a livré sa substance, vivent au contraire en enfer, et ceci vient de la redoutable sommation divine. Ce qu’ils ressentent est terrible : leur esprit conçoit la grandeur de cet abaissement (avec le Fils), mais la raison ne peut la comprendre. C’est pourquoi ils se condamnent eux-mêmes à toute heure ; tout ce qu’ils disent, tout ce qu’ils font leur semble insuffisant et leur esprit ne croit pas qu’il puisse atteindre la grandeur admirée. Ainsi leur cœur demeure privé d’espérance et cette voie les conduit en Dieu très avant : c’est le grand désespoir qui les mène au-delà de tous les remparts et de tous les passages gardés, dans la ferme vérité.

Enfin ceux qui suivent la troisième voie, celle où s’incline l’éternité, vivent comme en purgatoire. Ils brûlent incessamment de désirs intérieurs, parce que tout (l’Être divin) est incliné vers eux : la bouche est ouverte, les bras sont étendus et le riche cœur est prêt. L’expansion terrible rend le fond de leur âme si profond et si vaste que rien ne peut la combler. Et Dieu, en s’ouvrant ainsi pour eux sans mesure, les sommes à toute heure de dépasser leurs facultés. Car de son bras droit, il embrasse tous ses amis, ceux du ciel et de la terre, dans une richesse débordante. Du gauche il embrasse tous les étrangers, qui doivent venir à lui à cause de ses amis, avec leur foi pauvre et nue, afin que s’accomplisse à jamais la pleine et unitive béatitude qui ne leur a jamais (de sa part) manqué 13. À cause de sa bonté et de ses bien-aimés, il donne sa gloire aussi aux étrangers et les rend tous amis de la divine Maison.

Ah ! sa douce sommation et son cœur ouvert les fait sommer Dieu à leur tour, qu’il leur accorde fruition. Les riches merveilles qui s’écoulent pour eux de son cœur inépuisable, leur inspirent des désirs au-dessus de toute raison et les fait brûler d’un feu inextinguible. Ceci est bien le purgatoire. S’ils brûlent en effet de ne pas brûler assez — l’amour parfait est un brasier — ils brûlent néanmoins pour le satisfaire et la vérité de son cœur ouvert, aux richesses infinies, assure leur esprit qu’ils le posséderont totalement. Avec cette confiance ils traversent au vol toutes les hauteurs de l’amour. Ils mangent et ne sont pas rassasiés.

Puisque Dieu nous a donné ces voies, afin que nous l’aimions de toute notre âme selon qu’Il est en lui-même, il est en soi et n’est pas enfermé : nous pouvons, selon ces chemins, pénétrer son secret le plus intime.

Il est une cinquième voie où cheminent les hommes ordinaires avec leur simple foi, qui marchent vers Dieu en le servant extérieurement en toutes leurs œuvres.

Ceux qui suivent l’éternité, la première voie, c’est-à-dire Dieu lui-même dans sa vertu insondable et son amour incompréhensible, pénètrent en lui de profondeur en profondeur. Ils marchent hors de tous les sentiers accessibles à la pensée.

Ceux qui vont à Dieu par la voie du ciel, mangent et sont rassasiés. Comme il donne sa nature, ainsi la prennent-ils librement. Ils habitent dès ici-bas dans la terre de la paix.

Ceux qui vont à Dieu par la voie de l’enfer, mangent sans être rassasiés. Car ils ne peuvent croire, ils ne peuvent espérer satisfaire l’Amour, selon la Personne incarnée. Ils habitent dans la terre de la dette : la raison pénètre toutes leurs artères et leur ordonne d’exalter en eux-mêmes cet abaissement divin avec celui de tous les bien-aimés. Ils ne peuvent croire ce qu’ils ressentent, tant Dieu les anime intérieurement d’une ire sans espoir.

Ceux qui vont aux profondeurs divines par la voie du purgatoire, habitent la terre de la sainte colère. Car ce qui leur est donné ou confié est vite dévoré par le désir toujours béant. Ce qui fait croître constamment la colère de l’âme, c’est de connaître par l’esprit intérieur ce qui reste de Dieu, ce qu’elle n’a pas encore de lui, en sorte qu’elle n’est pas rassasiée. Voilà la colère de l’âme. Mais il est une colère plus intime encore en certaines âmes, dont je ne veux pas parler.

Puisqu’on pénètre en lui par lui-même, par le ciel, par l’enfer et le purgatoire, Dieu n’est pas enclos — et demeure pourtant intérieur à tout ce qui est.

Le quatrième point, c’est que Dieu est en dehors des êtres et cependant compris. Il est en dehors, puisqu’il ne repose en rien que dans le flux inépuisable de son flot impétueux qui entoure et dépasse toute chose. C’est pourquoi il est dit dans le Cantique : Oleum effusum, etc. « Votre nom est une huile répandue, il attire les jeunes filles ». Ah ! qu’elle dit vrai, cette fiancée, comme elle entend bien sa Nature en disant que son Nom se répand en toutes les voies, irriguant chaque esprit selon ses besoins, selon qu’il en est digne et selon le service que Dieu attend de lui.

L’écoulement de son nom nous a donné de connaître le Nom unique dans les propriétés des Personnes. Le flot du Nom unique et éternel a jailli avec un rejaillissement terrible de sommations et d’appels entre les Personnes dans l’Unité-Trinité. Le Père a répandu son nom en œuvres puissantes, dans la richesse de ses dons et sa juste justice. Le Fils a répandu le sien en manifestations de brûlante dilection, en doctrine véritable, en témoignages de son tendre amour. La troisième Personne a répandu son nom dans la grande clarté de son esprit et de sa lumière, dans la plénitude de sa volonté débordante, dans la jubilation du suave abandon et la fruition d’amour.

Le Père a répandu son nom en nous donnant le Fils, et l’a retiré en lui-même de nouveau. Le Père a répandu son nom en nous envoyant le Saint-Esprit, et il a rappelé cet Esprit, qu’il revint à lui avec tout ce qu’il avait inspiré.

Le Fils a répandu son nom lorsqu’il est né Jésus — lorsque par ce nom il a voulu engraisser notre aridité et sauver tous ceux qui voulaient l’être. Le Fils a répandu son nom lorsqu’il a été baptisé Jésus-Christ, donnant à nos âmes d’être nourries de la vérité chrétienne — à celles qui sont nommées d’après lui et nourries de son corps, qui peuvent le dévorer selon leur désir, aussi abondamment, aussi délicieusement qu’elles le veulent. Mais il y a là disproportion plus grande qu’entre la pointe d’une aiguille et le monde entier, terre et mer : car on devrait le recevoir, goûter infiniment plus de ce flot divin — comme on en ferait justement l’épreuve, si on le cherchait en Lui avec une confiance pleine d’amour et de brûlants désirs. Qui veut fièrement accueillir la surabondance divine, doit appartenir aux adolescentes du Cantique et l’aimer avec elles. Le Fils a répandu son nom en merveilles, lorsque par son trépas il a porté la vie et la lumière dans les enfers, qui sont mort et ténèbres. Il a porté la lumière où nulle clarté ne brille, et son nom a tiré ses bien-aimés au jour serein, pour les nourrir avec abondance. Et ce même nom a brûlé au contraire ceux qui sont demeurés là-bas dans la nuit de la mort. Ah ! que la mort est sombre, là où son nom n’est point connu ! Le Fils a répandu son nom lorsqu’il a dit : Père, glorifiez-moi de cette clarté que j’eus auprès de vous avant que le monde ne fût. Non pas que la clarté à nul moment lui manquât, mais lorsqu’il eut attiré à lui tous les êtres, il voulut les glorifier avec lui-même, comme il le dit alors : Père, je veux qu’ils soient un en nous, comme vous et moi, nous sommes un ». Ceci est la suprême parole d’amour entre toutes celles que nous lisons dans l’Écriture. Ensuite il fit retour à l’intérieur avec ce nom qu’il avait répandu au-dehors et qu’il ramenait maintenant à Lui (le Père-Unité) multiplié. Je dis multiplié, bien que rien n’y fût ajouté, car pour avoir été répandue et multipliée dans l’huile nourrissante de son nom sublime, toute chose néanmoins est en Lui depuis le commencement, aussi grande qu’elle sera dans la durée sans fin.

Le Saint-Esprit a répandu son nom, puisque tous les esprits, saints et anges qui règnent là-haut dans la gloire viennent de lui. Les noms sous lesquels ils sont rangés sont les chœurs : ils ont été répandus par le sien. Et les Esprits saints du ciel et de la terre, et les bons esprits qui ne sont pas encore sanctifiés, ceux même qui ne le seront pas, tous les esprits ensemble et séparés, ont été spirés par son nom, chacun selon le degré dont il est aimé. Son nom a spiré tous les esprits sages et tous les esprits rapides, tous les esprits de force et de douceur : tous procèdent de son souffle. Son nom est répandu sur toute la terre et sur tous les hommes, pour soutenir et nourrir chacun selon qu’il est aimé.

Ainsi Dieu est hors de tout (et pourtant compris), car quelque chose de Dieu est Dieu tout entier. Et chacun l’ayant selon ce qui lui sied, chacun le comprend totalement en ce qu’il a de Lui : Dieu est compris tout entier.

Et comme la puissance du Père (l’Essence une) exige à chaque instant d’une exigence terrible l’Unité en qui il se suffit à lui-même, il se comprend toujours lui-même totalement, — oui, et ensemble tous les êtres : quel que soit leur nom, il les inclut dans son Unité et les appelle tous à la fruition de son Être. Et ils le comprennent aussi, ces esprits intérieurs des quatre premières voies, qui pénètrent en lui, qui veulent être ce qu’il est en toute chose et ne lui céder aucun avantage, mais l’obtenir tout entier dans la confiance et dans l’amour, — être ce qu’il est, rien de moins. En vérité, ces esprits aimants et intérieurs le comprennent tout entier.

Et par-dessus tout, la jubilation dans la merveille divine comprend en toute plénitude l’opulence de Dieu. Le Père comprend (la Déité) dans sa justice unitive : c’est pourquoi ses jugements sont mystérieux et profonds comme les abîmes, — mystérieuse par-dessus tout est la justice du Père et la jubilation de l’Esprit.

Le Père comprend aussi la justice du Fils et celle de l’Esprit-Saint, il comprend (la justice) en tous les esprits qu’il a spirés dans la jubilation et la pleine fruition de l’amour. Et c’est merveille, qu’en cela même Dieu est pleinement compris.

Dieu déborde donc avec tous les flots de son Nom, en tout, autour de tout, au-dessous et au-dessus de toute chose, et se trouve pourtant compris dans la fruition de l’amour.

Les quatre modes de l’Être divin sont maintenant ramenés à la fruition totale. Cette totalité est représentée gracieusement assise au milieu d’un cercle où veillent quatre animaux 22 l’aigle vole sans cesse de ses vives ailes vers la hauteur : Dieu est au-dessus de tout et n’est pas élevé ; le bœuf occupe la place où Dieu siège : Dieu est au-dessous de tout et n’est pas surmonté ; le lion garde cette place : Dieu est en toute chose et n’est pas enclos ; l’homme regarde vers elle : Dieu est hors de tout et n’est pas exclus.

L’âme intérieure qui est un aigle doit voler au-dessus d’elle-même en Dieu, comme il est écrit à propos des quatre animaux, que le quatrième volait le plus haut. C’est ce qu’a fait saint Jean lorsqu’il a écrit : In principio, etc. L’aigle fixe le soleil sans se détourner, ainsi de l’âme : elle ne détourne pas le regard de Dieu. L’âme sage sera donc Jean dans ce chœur divin, dans ce commerce d’amour avec Dieu. Là on ne pense plus aux saints ni à aucun homme, on vole simplement dans la hauteur de Dieu.

Quand son aiglon ne peut fixer le soleil ; l’aigle le jette hors du nid. Ainsi fera l’âme sage, rejetant d’elle tout ce qui pourrait obscurcir la clarté de l’esprit ; car tant qu’elle est aigle, il ne lui sied pas de se reposer, elle doit voler sans cesse vers la hauteur sublime.

Les animaux allaient et venaient, puis allaient et ne revenaient plus. Qu’ils ne revinssent plus, signifie que la hauteur divine n’est jamais sondée ; la course suivie de retour, c’est la vision et la vie de l’âme dans la latitude, la profondeur et l’égalité de l’Essence.

Lettre XXIII C’est en étant vrai qu’on imite Dieu

Que Dieu vous soit Dieu dans la vérité, par quoi il est Dieu et Amour en une seule essence : puisqu’il est à vous dans l’amour, il vous faut vivre pour lui, étant vous-même amour. En cette assurance, donnez-vous à la vérité qu’il est lui-même. Vivez donc dans l’unité, vouée à l’amour divin par un pur amour non point pour vous satisfaire de son amour en vos pratiques, mais pour vaquer à Dieu même dans les œuvres qui le satisfont. Et quoique Dieu vous donne, si beau que ce puisse être, ne donnez point votre baiser avant le jour où vous saurez qu’il est éternel. Soyez prudente maintenant, là où vous êtes, vous en avez assurément besoin. Surtout je vous le commande, gardez-vous sagement des singularités auxquelles on s’adonne là-bas de tant de façons. Ne vous y mêlez point, qu’elles vous plaisent ou non. Soyez humble à toute heure et en toute rencontre, mais non pas humble en devenant sotte : justice et vérité doivent en ceci garder leur autorité. Car je vous le dis en vérité, celui qui ment par humilité est digne de blâme. Vous êtes d’ailleurs bien instruite à cet égard. Ayez soin de vous-même et ménagez votre temps, soyez fidèle et croissez avec nous. Les autres volontiers vous attireraient à eux pour nous séparer : c’est notre fidélité même qu’ils ne peuvent souffrir. Que rien ne vous occupe plus qu’il ne sied, mais faites tout par amour. Et vivez avec nous, — vivons dans le doux Amour !

Soyez à Dieu, — et Lui à vous, — et vous à nous.

Lettre XXIV Dieu seul suffit

Je vous le dis sans ambages : rien ne doit vous suffire que l’Amour. Écoutez la Raison, et voyez si vous manquez envers elle ou lui faites justice. Ne vous attardez à aucune jouissance qui mette Raison en péril. Cette raison dont je parle doit maintenir la connaissance en vous-même et le discernement toujours en éveil. Que jamais ne vous pèse le service du prochain, petit ou grand, sain ou malade ; et plus il est infirme, moins il a d’amis, plus prompte vous devez être à le secourir. Supportez de même volontiers les personnes étrangères à notre amour. Et si vous êtes calomniée, ne dites mot contre celui qui vous accuse. Si quelqu’un vous méprise, cherchez son commerce, car il vous ouvre la voie de l’amour.

Que l’impatience jamais ne vous fasse manquer envers personne, ni négliger de questionner autrui lorsque vous avez besoin de science et de sagesse, que jamais la honte d’ignorer ne vous retienne en ceci. Car vous avez cette dette envers Dieu, d’acquérir la science des vertus, de vous y faire instruire par les questions, l’étude et le zèle.

Et si par votre faute il advient au prochain quelque tort, n’attendez pas, réparez sur-le-champ le dommage ou l’injure. Vous devez à la Passion de Notre-Seigneur de satisfaire la personne lésée. Ce qui vous semble de nature à la remettre en paix, le plus simplement, le plus promptement possible, faites-le sans tarder ; tomber à ses pieds et lui dire paroles d’apaisement, sceller une réconciliation, c’est chose que ni la colère en vous-même, ni le dommage subi, ni la honte ressentie ne doivent vous faire retarder, si vraiment vous voulez que Dieu soit votre amant et votre époux. Et de le négliger suivant la suggestion de l’orgueil, vous ferait gravement tort.

Ne vous attachez à nul objet de telle façon, que Dieu vous en doive retirer sa grâce. N’ayez garde, par orgueil, de vous soustraire à aucun service. Ne laissez point, par orgueil, d’offrir vos dons, fussent-ils pauvres et petits. Ne manquez point, par orgueil, de demander les choses dont vous avez besoin et dont vous ne pourriez sans dommage vous passer. Ne concevez, par orgueil, nulle honte d’avoir faim ou soif, ou sommeil ou froid, ou telle maladie déplaisante, ou d’avoir dit quelque sottise, ou fait quelque chose qui ne sied pas. C’est grand honneur au contraire, et parfaite courtoisie que de confesser franchement les choses qui font rougir; c’est vil orgueil de les taire. Il est honteux et ridicule de laisser les autres nous accuser au lieu de le faire nous-mêmes : c’est fausseté envers Dieu notre amour, conduite basse et déloyale. Car telle est la règle de la haute loyauté, le droit du pur amour, que l’Amant se découvre à l’Aimé en tout ce qu’il peut avoir d’humble ou d’élevé, sans réserve aucune.

Je vous dirai ceci encore : de toute faute que vous avez commise devant Dieu seul, rougissez aussitôt devant lui ; confessez-lui la vérité avec tant d’amour et si franche conscience, qu’il entende votre plainte, vous pardonne le méfait et vous rende la grâce, avant même que vous alliez trouver le prêtre et lui fassiez votre aveu. Ce que vous avez fait de mal devant les hommes, avouez-le ouvertement, pour confuse que vous en soyez, et ce que vous avez fait dans le secret du cœur seulement, confessez-le, comme je viens de vous le dire, à Dieu même.

Que vos regards soient fixés sur Dieu en toute simplicité, en toute pureté, de façon à n’avoir en vue que lui-même, à ne recevoir consolation que de lui. Par la mémoire, portez-le dans votre cœur, embrassez-le amoureusement d’un cœur ouvert et dilaté par l’espérance. Aspirez toujours à la douceur de son cœur, à l’intimité de sa douce nature intérieure.

Choisissez ce qu’il faut faire ou laisser pour mener une vie vraiment belle, selon la loi (d’Amour), dans une parfaite fidélité à ce que vous devez être. Si vous pouvez vous passer de quelque chose, laissez-le, et ne prenez dans le besoin que le strict nécessaire. Soyez humble dans votre conduite extérieure, que Dieu n’y trouve rien à reprendre, et dégagée dans votre vie intérieure, que votre cœur blessé, exilé, ne tende que vers lui seul. Demandez instamment à son Cœur aimant et doux, à son puissant amour, qu’il se livre au vôtre et qu’il reconnaisse l’angoisse d’un jeune cœur privé d’amour : car il est le Dieu de l’amour et ne saurait en ignorer les peines.

S’il connaît bien les voies de l’amour, ayez soin quant à vous de vous tenir pure, comme je vous l’ai dit : comment pourrait-il se refuser à vous, ce Dieu si doux qui s’abîme en nous si profondément, et nous pénètre autant que nous sommes ouverts à son avènement ? /3 Ne cessez de l’appeler intérieurement, sans distraction aucune, ce Bien-Aimé de notre cœur : « O grand Dieu, riche de tout présent et de toute puissance, ne me laissez pas si pauvre de vous-même ! » De toutes vos œuvres ou entreprises, dites-lui bien que vous n’entendez pas vous retirer sans fruit. N’acceptez ni reconnaissance ni récompense de vos services, mais de toute chose, en toute chose, ne recevez humblement que Dieu même.

Trouvez Dieu en toute créature, mais ne le recevez de personne, sinon de la pure plénitude de sa simple Essence, à laquelle votre amour doit s’appliquer sans cesse. Car son doux Nom plaît à tous les hommes et charme l’oreille de l’esprit. Toutes les paroles que vous trouverez de lui dans l’Écriture, que vous-même lirez ou que je vous ai transmises, que l’on vous dit en flamand ou en latin, accueillez-les dans votre cœur. Soyez attentive et ardente pour vivre selon qu’il en est digne. — Exercez-vous en ce que je vous ai dit, car on ne peut enseigner l’amour à personne, mais qui pratique ses vertus ne peut manquer de l’apprendre.

Que Dieu vous donne d’être parfaite en ceci ! Amen.

Lettre XXV L’Amour est tout

Saluez Sara aussi de ma part, avec tout ce qui est mien, — avec ce rien que je suis.

Si je pouvais être pour elle tout ce que souhaite mon amour, j’en serais heureuse, et ce vœu sans doute un jour s’accomplira, malgré la façon dont elle me traite à présent. Elle oublie bien ma misère et mon exil, mais je ne veux pas la gronder ni lui en faire de reproche, puisque l’amour apparemment ne le lui reproche pas, qui devrait la presser constamment et la tenir appliquée à son Bien-Aimé. Puisqu’elle a d’autres tâches et qu’elle peut supporter avec tant de patience les peines de mon cœur, qu’elle me laisse à mon exil ! Elle sait bien cependant qu’elle doit être ma consolation dans le bannissement d’ici-bas et là-haut dans la fruition. Elle ne peut manquer de l’être enfin, malgré qu’elle m’abandonne ainsi présentement.

Et vous qui pouvez obtenir de moi plus que toute autre personne au monde, sauf Sara, je vous embrasse, Emma et vous-même, dans une seule affection. Mais toutes deux encore vous avez trop peu souci de l’amour qui me possède, dont j’éprouve si terriblement l’étreinte et la violence. Ni mon cœur, ni mon âme, ni mes sens ne reposent, ni le jour ni la nuit, pas une heure : cette flamme ne cesse de brûler dans la moelle de mon être.

Dites à Marguerite qu’elle se garde bien de l’orgueil, qu’elle soit sage et prudente et s’applique à Dieu quotidiennement ; qu’elle tende à la perfection et se prépare à vivre avec nous là où nous serons réunies un jour ; qu’elle ne demeure donc pas avec les étrangers. Ce serait grande honte si elle nous manquait, elle qui désire tant nous satisfaire, qui nous est proche dès maintenant, — si proche ! et que nous désirons tant être des nôtres.

L’autre jour j’ai entendu un sermon où l’on parlait de saint Augustin. À l’ouïr sur l’instant, je fus si enflammée de l’intérieur que la terre entière avec ce qu’elle contient me semblait devoir se consumer dans cette flamme.

L’Amour est tout.

Lettre XXVI La plus belle œuvre

Recevez en Dieu le salut de mon amour fidèle : je vous l’envoie de tout mon cœur ! Et souffrez que je vous exhorte dans la vraie charité à vivre pour la vérité et la perfection, afin de satisfaire Dieu, de lui rendre amour, honneur et justice, — en lui-même d’abord, et dans les hommes bons qui sont aimés de lui, de qui il est aimé ; et que vous leur donniez ce dont ils ont besoin en toutes voies où ils peuvent cheminer.

Voilà ce que je vous prie de faire et que je n’ai point laissé de faire moi-même, depuis le temps que je demeurai chez vous. Car c’est l’œuvre la meilleure et la plus belle que je sache. L’Écriture nous l’enseigne, vous le savez ; mais par-dessus tout, songez à l’Amour unique, que j’aime et que je désire, bien que je ne puisse le servir dignement. Ah ! sentez comme je voudrais voir ceci réalisé en vous comme en moi-même, sentez et partagez ma peine de le savoir encore imparfait ! Notre exil et notre éloignement de l’Amour nous affligent d’autant plus que nous ne pouvons jouir l’une de l’autre non plus que de lui. Je veux donc que vous viviez seulement pour croître en perfection.

Mais moi, malheureuse, qui vous demande ceci dans l’amour, — à vous toutes qui devez être ma récréation dans la peine, ma consolation dans le triste exil, ma paix et ma douceur, — je suis seule, errante, loin de lui, — loin de celui à qui j’appartiens au-dessus de moi-même et pour qui je voudrais être un parfait amour. Dieu le sait, il jouit de tout, et moi je suis affamée de tous les biens qui feraient en lui le repos de mon âme.

Hélas ! pourquoi me laisse-t-il le servir ainsi pour jouir de lui et des siens, — et me tient-il ainsi loin de lui et des siens ?

Je vous salue encore, amie : menez belle vie !

Lettre XXVII Raisons d’être humble

Que Dieu soit avec vous et vous fasse connaître les voies secrètes que vous devez suivre et vivre dans le fidèle amour, en sorte qu’il vous révèle la douceur indicible de sa nature ardente et suave, si vaste, si insondable, émerveillement infini et mystère plus ténébreux que tout abîme ! Qu’il vous donne de savoir en toute chose ce qui vous convient, et puissiez-vous ainsi arriver à connaître l’Amour sublime, qui est Dieu même, notre grand Dieu.

Soumettez-vous à toute créature en toute humilité et ne trouvez point lieu de vous enorgueillir. Considérez votre petitesse et sa grandeur, votre bassesse et sa sublimité, votre cécité et son regard qui pénètre à l’infini — comme il voit tout, le ciel et la terre, l’abîme insondable et les profondeurs cachées. Et si vous songez à la perfection de son Être qui se suffit parfaitement dans l’amour et dans la gloire, si vous voyez d’ailleurs comme vous êtes exilée, privée de tout ce que les amants reçoivent l’un de l’autre en amour, dans l’embrassement, le baiser, l’union, dans la connaissance, le don et l’acceptation — si vous songez à l’humilité de chaque amant devant l’autre, dans le salut mutuel et le gracieux accueil ; et comme l’amant est incapable de rien cacher à l’aimée, alors que vous ne savez en vérité s’il est à vous, car il se cache encore — ah ! tout cela peut bien vous tenir dans l’humilité parfaite. Vous ne sauriez de quoi vous enorgueillir si vous connaissiez la profonde misère et les ténèbres de votre exil — qui sont trois fois plus graves que je ne puis vous le dire. C’est vrai, je le déclare : je devrais vous dire bien plus que je n’ai fait jusqu’ici. Mais vous sentez si peu l’absence de ce qui vous manque, vous ignorez tant l’importance de ces biens, et ce qui vous fait défaut, et quelles délices l’amante reçoit de l’Aimé.

J’ai parlé du baiser de l’Amant : c’est être unie à lui hors de toutes choses et n’avoir nulle satisfaction sinon la joie unitive que l’on goûte en Lui. Et pour l’embrassement, c’est le réconfort qu’il nous donne lorsque l’abandon loyal nous livre à Lui dans la pure charité. Voilà l’embrassement et le baiser selon qu’il est exprimable. Mais pour l’expérience intérieure et la fruition de l’Aimé, nul homme ne pourra jamais vous le décrire. On essayerait de vous en dire plus cependant, si cela servait à quelque chose, mais j’en resterai là.

Songez donc maintenant à ce qui vous manque : ce Dieu d’amour, vous n’en avez point ce que vous devriez en avoir si vous l’aimiez par-dessus tout, comme il doit être aimé. Vraiment, si vous l’aimiez ainsi et que vous étiez son Amante, vous recevriez de lui en abondance les merveilles indicibles dont je vous ai parlé. Sachant donc ce que vous êtes et ce qu’il est, et vous voyant dans l’état où vous demeurez : c’est assez pour vous interdire toute suffisance. Il n’est pas de raison plus profonde qui nous tienne dans l’humilité.

Lettre XXVIII Fruition de la Trinité dans l’Unité

C’est dans la gloire plénière de l’Esprit-Saint que l’âme comblée connaît la fête délicieuse. Cette fête se célèbre en paroles saintes, échangées avec la Sainteté divine dans le ravissement sacré. Et les mêmes paroles, à toute âme qui les écoute et les comprend essentiellement, donnent quatre choses saintes : plaisir, douceur, béatitude, excès délicieux, en esprit et en vérité.

Lors donc que Dieu accorde à l’âme bienheureuse la clarté qui lui permet de le contempler en sa divinité, elle le voit dans son éternité, dans sa grandeur, dans sa sagesse, dans sa noblesse, — dans son Affirmation, dans son Épanchement et dans sa Totalité. Elle voit Dieu comme il est dans son éternité : Dieu par sa propre divinité. Elle le voit comme il est dans sa grandeur : puissant de son essentiel pouvoir ; et comme il est dans sa sagesse : suave d’essentielle suavité. Elle le voit comme il est en sa noblesse : éclatant d’essentielle clarté. Elle le voit comme il est en son Affirmation : doux d’essentielle douceur ; comme il est en son Effusion : abondant d’essentielle abondance ; comme il est dans sa Totalité : riche d’essentielle richesse.

En tout ceci, elle voit Dieu comme un être simple, et sous chaque aspect cependant, elle le voit dans la multiplicité de la divine abondance. Lorsqu’elle est en cette contemplation, elle doit garder la paix du cœur, quelle que soit son occupation au-dehors. Voilà ce que dit la douce âme qui, pleine d’amour et souffrant de grandes peines, a longtemps attendu avec confiance le Seigneur ; et le Seigneur a maintenant illuminé son cœur, en sorte que cette lumière soit pour elle la plénitude de la manifestation, — et elle parle maintenant dans sa joie, elle dit dans ses délices : « Qu’ai-je donc si ce n’est Dieu ? Dieu m’est Présence, Dieu m’est Surabondance. Dieu m’est Totalité ; Dieu m’est présent avec le Fils dans la douceur, il s’écoule pour moi avec le Saint-Esprit dans l’abondance, il m’est totalité avec le Père dans l’excès délicieux. Ainsi Dieu m’est un seul Seigneur en trois Personnes, et trois Personnes en un seul Seigneur. Et par ces trois Personnes, il est à mon âme dans la multiple richesse divine. »

Elle dit encore : « L’âme qui chemine avec Dieu dans sa Présence parle volontiers de sa tendresse délicieuse, de sa douceur et de sa grandeur. L’âme qui marche plus avant avec Dieu dans son Épanchement parle volontiers de son amour, de son excès et de sa noblesse. L’âme qui va plus outre encore avec Dieu dans sa Totalité parle volontiers de la richesse céleste et des splendeurs du Ciel.

L’âme bienheureuse qui chemine en Dieu avec tout ceci et en tout ceci avec Dieu, connais toute espèce de grâces : elle est maîtresse, elle est comblée de la même opulence délicieuse que Dieu même en sa richesse divine, qui est maître de tout ce qui est bon, qui est Dieu et qui a tout créé.

Dieu est grandeur, Dieu est puissance et sagesse. Dieu est bonté, présence et douceur. Dieu est subtilité, noblesse et suavité. Dieu est sublime dans sa grandeur, parfait dans sa puissance, opulant dans sa sagesse. Dieu est merveille dans sa bonté, totalité dans sa présence, béatitude dans sa douceur. Dieu est vrai dans sa subtilité, suave dans sa noblesse, surabondant en son excès délicieux. Il est présent à lui-même en trois Personnes dans la multiple richesse divine : c’est ainsi qu’il subsiste, unique Béatitude, par la plénitude de sa puissance infinie au plus haut des Cieux.

Telles sont les paroles qui jaillissent délicieusement dans l’âme, de la beauté de Dieu. Qu’est-ce donc que la beauté de Dieu ? C’est l’être de la Déité dans l’Unité, et l’Unité dans la Totalité, et la Totalité dans la Manifestation, la Manifestation dans la Gloire, la Gloire dans la Fruition, la Fruition dans l’Éternité. Toutes les grâces de Dieu sont belles, mais celui qui comprend ceci, comme c’est en Dieu même et dans le Trône des Trônes et dans la richesse du Ciel, celui-là possède la beauté de toutes les grâces divines. Qui veut parler de ceci devra parler avec son âme.

Dieu est présent dans l’excès ravissant au milieu de sa gloire. Et là, il est en lui-même inexprimable par l’excès de sa bonté, de sa richesse et de sa merveille essentielle ; il est exprimé (cependant) en lui-même et par lui-même dans la joie infinie, pour la plénitude de ses créatures, comblées de ce qu’il est. C’est pourquoi le ciel et la terre sont pleins de Dieu, quand l’homme est assez spirituel pour le reconnaître.

Une âme bienheureuse regarda Dieu avec Dieu : elle le vit dans sa totalité et dans son épanchement. Elle le vit se répandre dans son intégrité et demeurer vierge dans son émanation. Elle parla dans son intégrité et s’écria : “Dieu est un grand et unique Seigneur dans l’éternité, et dans sa Divinité il subsiste en trois Personnes. Il est Père en sa puissance ; il est Fils en tant que connaissable ; il est Esprit dans sa gloire. Dieu donne dans le Père, il manifeste dans le Fils, il fait savourer dans l’Esprit. Il œuvre puissamment avec le Père, intelligiblement avec le Fils, subtilement avec l’Esprit. C’est ainsi que Dieu opère avec trois Personnes en seul Seigneur et avec un seul Seigneur en trois Personnes ; avec Trois Personnes dans une multiple richesse divine et avec cette innombrable richesse dans les âmes ravies à l’excès, qu’il a conduit dans le secret de son Père et qu’il comble toutes de la même joie.

Entre Dieu et l’âme bienheureuse qui est devenue Dieu avec Dieu, règne une charité spirituelle. Et lorsque Dieu révèle cette charité à l’âme, une tendre amitié se fait jour en elle, c’est-à-dire qu’elle sent en elle-même comme Dieu est son ami avant toute peine, en toute peine et par-dessus toute peine, oui, au-delà de toute peine, dans la foi envers le Père. Et cette tendre amitié fait naître la haute confiance ; dans la haute confiance une juste suavité ; dans la juste suavité la vraie béatitude ; dans la vraie béatitude une clarté divine. Alors elle voit et ne voit pas. Elle voit une vérité subsistante, effluente et totale, qui est Dieu même dans l’éternité. Elle se tient prête, Dieu donne, elle reçoit. Et ce qu’elle reçoit est certitude, esprit, tendresse, merveille au-delà de toute communication. Elle doit rester immobile en silence dans la liberté de cet excès/3. Ce que Dieu lui dit alors des hautes merveilles spirituelles, nul ne le sait sinon le Dieu qui le lui donne, et l’âme qui est spirituelle comme Dieu au-dessus de tout esprit.

Voici ce que disait un homme en Dieu : « Mon âme est toute déchirée par la violence de l’Eternité, et toute fondue par l’amitié de la Paternité, et toute répandue avec la grandeur de Dieu. La grandeur est sans mesure et le cœur de mon cœur est cette riche richesse, que Dieu mon Seigneur est dans l’éternité. »

Voici ce que disait une âme dans l’amitié de Dieu : « J’ai entendu la voix de l’excès délicieux, j’ai vu la terre de la clarté et goûté le fruit de béatitude. Depuis lors tous les sens de mon âme guettent la haute merveille de l’esprit et mes instantes prières sont comprises dans une douce confiance, qui est Dieu même dans la pure vérité. À cause de cela je suis comblée sans mesure du même excès bienheureux que Dieu même en sa divinité.»

Dieu s’écoule de lui-même en sainteté par-dessus tous les saints dans la Paternité, et de là il confère à tous ses enfants bien-aimés des richesses nouvelles, pleines de gloire. C’est parce qu’il en est ainsi que Dieu peut aujourd’hui et demain et toujours donner richesses nouvelles, inouïes et inconnues de tous, sinon des trois Personnes qui les tiennent de lui-même dans l’éternité.

Dieu est dans ses Personnes et dans ses Vertus. Dans ses Vertus, il est au-dessus de tout infiniment, au-dessous de toute chose infiniment et autour de tout infiniment. Et au milieu de ses Personnes, il exerce ses pouvoirs dans une plénitude de richesse divine. Ainsi Dieu est dans ses Personnes présent à lui-même dans la multiple richesse éternelle. Quelque chose de Dieu est Dieu : c’est pourquoi Dieu dans le moindre de ses dons met en œuvre tous ses Pouvoirs. Oui, quelque chose de Dieu est Dieu même (car) il est tout en lui-même. Les richesses de Dieu sont multiples, Dieu est innombrable dans l’unité et simple dans l’innombrable. Parce que Dieu est ainsi, tous ses enfants connaissent l’excès bienheureux, et l’un plus que l’autre, et tous sans mesure.

L’âme bienheureuse parle avec amour de sagesse spirituelle, elle énonce avec vérité le bien sublime, et déclare avec autorité les divines richesses. Dieu donne l’amour, la vérité et la richesse dans la plénitude de sa Déité. Dieu donne l’amour avec l’intelligence, la vérité avec l’évidence, la richesse avec la fruition.

Voici ce que disait une âme dans la présence de Dieu : « Il est un seul Dieu de la terre et du ciel, et les cieux sont ouverts et les vertus de ce grand Dieu brillent dans le cœur de ses intimes avec tendresse, avec douceur, avec béatitude. C’est ainsi que l’âme bienheureuse connaît l’ivresse spirituelle, où elle doit jouer et s’abandonner selon la pure douceur qu’elle ressent en elle-même. Nul ne la reprend, car elle est fille de Dieu et comblée par l’excès délicieux. »

Il est une autre âme que mon âme déclare encore plus comblée. C’est celle qui par la vérité et la noblesse, par la clarté et la sublimité, est conduite au silence qui la comble. Dans cet excès délicieux de tranquillité, elle entend résonner hautement la merveille qu’est Dieu même dans l’éternité.

Ces deux âmes sont filles de Dieu, et en cette vie déjà comblées à l’excès.

Celui qui est arrivé en Dieu à ce point qu’il possède l’amour et opère la sagesse dans la vérité divine, goûte souvent l’excès bienheureux comme le fait Dieu même. Autant qu’il peut voir avec la Sagesse, il aime avec l’Amour, et autant peut-il aimer avec l’Amour il voit avec la Sagesse ; et souvent il opère avec l’une et l’autre dans la richesse de Dieu. Et ceci est un sublime excès.

Celui qui est resté en Dieu si longtemps qu’il a compris la merveille que Dieu est en sa Divinité, paraît souvent, aux yeux mêmes des hommes de Dieu qui n’ont pas cette connaissance : sans Dieu par excès de Dieu, instable par excès de constance et ignorant par excès de savoir.

Je vis Dieu comme Dieu et l’homme comme homme, et je ne m’étonnais pas que Dieu fût Dieu ni que l’homme fût homme. Ensuite je vis Dieu homme et l’homme divinisé, et je ne m’étonnais pas que cet homme connût l’excès divin.

Je vis comment Dieu, par la douleur qui éprouve l’homme noble, lui donne l’intelligence, et par la douleur de nouveau la lui ôte. Et l’ayant ainsi privé de sens, il lui donne une intelligence nouvelle, la plus pénétrante de toutes. Ayant vu cela, je me suis consolée avec Dieu en toute douleur.

Voici comment parlait une âme dans la richesse de Dieu : ‘Divine sagesse et parfaite humilité constituent le pur excès divin dans la clarté du Père, haute perfection dans la vérité du Fils, libre jeu dans la suavité de l’Esprit-Saint. Depuis que la sainteté de Dieu m’a rendue silencieuse, j’ai entendu maintes choses, pourquoi les ai-je gardées ? Je n’ai pas gardé sans raison ce que j’ai gardé. J’ai observé la discrétion qui précède et qui suit (la connaissance) : je me suis tue et j’ai reposé en Dieu jusqu’à ce qu’il me dît de parler. — J’ai intégré tout ce qui était divisé en moi-même et je me suis approprié mon tout, et j’ai fait que mon propre fût gardé en Dieu jusqu’au jour où quelqu’un viendra qui puisse me demander et comprendre ce que j’entends. Et comme je sens à cette heure, en Dieu, que parler a pour seul effet de m’écarter de lui, je garde le silence.’

Ainsi parlait encore une âme dans la liberté de Dieu : ‘J’ai compris toute division dans l’Unité pure. Depuis lors, je suis restée à jouer dans le palais du Seigneur et j’ai laissé les vassaux prendre soin du royaume. Ah ! depuis cette heure tous les domaines (des autres pays) confluent en ce pays (qui est le mien). — C’est ainsi que j’ai nommé l’éternité de l’excès bienheureux. Ainsi je suis restée, au-dessus de toute chose et pourtant au milieu de toute chose, et mon regard a pénétré par-dessus toute chose dans la gloire sans fin.’

Lettre XXIX Ne souffrir que de l’Amour

Que Dieu soit avec vous et vous comble de la vraie consolation qu’il est lui-même, dans laquelle il se suffit et suffit à toutes les créatures selon leur être et leur besoin. Ah ! douce enfant, comme ce chagrin me fait peine qui vous afflige et vous oppresse ! Je vous prie instamment, je vous conseille, je vous adjure, je vous ordonne comme une mère à son cher enfant, qu’elle aime pour le suprême honneur et la douce dignité de l’Amour, de laisser tout chagrin profane et de souffrir le moins possible de ce qui me concerne. Ne vous souciez pas de ce qui peut m’advenir, que je sois errante par le pays ou jetée en prison, — car tout sera l’œuvre de l’Amour. Je sais bien que je ne suis pas pour vous un souci étranger : je vous suis proche de tout cœur, nous nous connaissons intimement et c’est vous qui m’êtes la plus chère, après Sara, de tous les êtres vivants. Je comprends donc aisément que vous souffriez de mes disgrâces ; et pourtant sachez-le chère enfant, c’est encore une souffrance profane. Songez-y vous-même : si vous croyez de tout votre cœur que je suis aimée de Dieu et qu’il accomplit son œuvre en moi, secrète ou manifeste, et qu’il y renouvelle les merveilles d’autrefois, vous devez reconnaître en toute chose son opération, sans vous étonner que je sois pour les étrangers sujet d’étonnement et d’épouvante. Ils ne peuvent vivre en effet dans le domaine de l’amour, car ils ne connaissent ni sa venue ni son départ. J’ai d’ailleurs pris très peu de part aux mœurs des hommes, dans le manger, le boire ou le sommeil, je ne me suis pourvue ni d’habits, ni de couleurs, ni de parures à leur façon. Et de tout ce qui peut réjouir un cœur humain, de ce qu’il peut recevoir ou prendre, jamais je n’eus plaisir, mais seulement par brefs instants, de l’Amour qui vainc toute chose.

Ma raison illuminée, qui dès la première révélation de Dieu en elle-même a été mon guide, m’a montré ce qui manquait à ma perfection comme à celle des autres ; cette raison illuminée depuis son éveil m’a désigné ma place, m’a conduite vers le lieu où je dois jouir de mon Bien-Aimé, selon la noblesse de mon dépassement, dans l’unité.

Ce lieu de l’amour, que la raison illuminée m’a montré, est tellement au-dessus de toute pensée humaine que j’ai compris ne plus devoir jamais goûter bonheur ni peine en chose grande ou petite, sinon seulement en ceci : que j’étais créature humaine et que j’éprouvais l’Amour — que je l’éprouvais dans mon cœur en aimant, mais sans pouvoir l’atteindre en sa Déité, sinon dans la privation de toute fruition.

Ce désir sans jouissance de la jouissance d’amour, que l’Amour m’a inspiré sans cesse, a été mon tourment et ma blessure, dans la poitrine et dans le cœur, in armariolo et in antisma. Armariolo désigne l’artère du cœur la plus intérieure, avec laquelle on aime, et l’antisma est le plus intérieur des esprits par lesquels nous vivons, celui qui éprouve les plus profondes passions.

J’ai pourtant vécu avec les hommes en toutes les œuvres que je pouvais accomplir à leur service. Ils m’ont trouvée toujours prête en leurs nécessités, mais je regrette qu’on ait rendu ceci public. Vraiment je fus avec eux en toute chose, depuis que Dieu m’a fait goûter le tout de l’Amour, j’ai ressenti aussi les besoins de chaque créature humaine, selon son état. Avec sa Charité, j’ai senti et voué à chacun l’affection dont il avait besoin. Avec sa Sagesse, j’ai éprouvé sa miséricorde et j’ai compris combien il faut pardonner aux hommes, comme ils tombent et se relèvent, comme Dieu donne et reprend, comme il frappe et guérit et se donne lui-même en tout cela gratuitement. Avec sa Sublimité, j’ai ressenti les fautes de tous ceux que j’ai entendu nommer ou que j’ai vus. Et c’est pourquoi j’ai toujours porté depuis lors avec Dieu les justes jugements, selon le fond de sa vérité, sur nous tous. Avec son Unité dans l’Amour enfin, j’ai toujours éprouvé depuis lors la perte bienheureuse (de moi-même) dans la fruition d’amour, ou la souffrance d’en être privée, et j’ai connu les voies du juste amour, les œuvres qu’il accomplit en Dieu et dans les hommes.

J’ai donc vécu selon tous ces états dans l’amour et j’ai agi avec justice envers les hommes, si gravement qu’ils me fissent tort. Mais si je possède tout ceci dans l’amour par mon être éternel, je ne le possède pas encore dans la fruition en mon être propre. Et je reste créature humaine, qui doit souffrir en aimant avec le Christ jusqu’à la mort. Car celui qui vit dans l’amour éprouvera le mépris des étrangers, jusqu’à ce que la Charité, croissant en nous dans la plénitude de ses vertus, entre en la pure possession d’elle-même, et que l’homme enfin soit un avec l’Amour.

Lettre XXX L’appel réciproque de l’Amour

Dieu est le fondement éternel du juste amour et de la foi parfaite : il nous est garant de la charité suprême par laquelle il s’aime lui-même et en lui-même, afin que ses amis et bien-aimés l’aiment à leur tour dans une pure perfection. C’est pour cette perfection que doivent vivre tous ceux qu’il a appelés et choisis, qu’il a marqué pour son service. Ils feraient de grandes œuvres et progresseraient rapidement, s’ils étaient ce qu’on les croit, ce qu’ils doivent être selon la juste dette de la foi parfaite et du juste amour. L’âme trouve si grandes les délices ressenties qu’elle en oublie la grandeur (objective) de l’Amour et son Être parfait. Lorsque le cœur et les sens, que peu de chose satisfait, sont émus vivement, il lui semble déjà qu’elle est un ciel dans les cieux ; et dans cette complaisance, elle ne songe plus à la grande dette qui est réclamée à toute heure — la dette que l’Amour exige de l’amour.

Celui qui aime en vérité fait de grandes œuvres, il n’épargne rien, il ne se laisse point décourager par la détresse qu’il éprouve ni par les tourments qu’il doit affronter : au sein de la douleur il se renouvelle et rafraîchit son âme. De même en toute chose, petite ou grande, légère ou grave, il trouve occasion de croître dans les vertus qui conviennent à l’Amour. Entendez par là ce que le Père requiert du Fils et de l’Esprit dans la fruition éternelle de l’Unité, et la dette en retour que le Fils et l’Esprit exigent du Père en fruition de la Trinité. Cette exigence est éternellement nouvelle, éternellement une dans l’avoir et dans l’être, et c’est en réponse à cet appel de l’Unité paternelle que toute justice s’accomplit.

Hélas ! il en est peu maintenant qui veuillent vivre au gré du noble Amour, mais bien selon leurs aises. On veut recevoir beaucoup de lui et faire peu de chose pour s’en rendre digne. Car nous sommes négligents dans la vertu, mais zélés dans le plaisir. Une petite contrariété nous fait oublier l’amour et cesser de l’exercer : c’est grande lâcheté. Il faut s’efforcer en tout temps de satisfaire l’amour ; être abîmé sans cesse dans sa douceur ou souffrir pour lui, s’il le veut, les plus cruels tourments, dans le seul dessein de lui rendre justice et de le satisfaire.

La vie la plus haute et la croissance la plus prompte sont inséparables de langueur et de douleur d’amour. La douceur sensible est inférieure, car nous nous laissons vaincre facilement par elle et notre désir s’affaiblit.

L’âme trouve si grandes les délices ressentis qu’elle en oublie la grandeur (objective) de l’Amour et son Être parfait. Lorsque le cœur et les sens, que peu de chose satisfait, sont émus vivement, il lui semble déjà qu’elle est un ciel dans les cieux; et dans cette complaisance, elle ne songe plus à la grande dette qui est réclamée à toute heure — la dette que l’Amour exige de l’amour.

Entendez par là ce que le Père requiert du Fils et de l’Esprit dans la fruition éternelle de l’Unité, et la dette en retour que le Fils et l’Esprit exigent du Père en fruition de la Trinité. Cette exigence est éternellement nouvelle, éternellement une dans l’avoir et dans l’être, et c’est en réponse à cet appel de l’Unité paternelle que toute justice s’accomplit.

En effet, c’est la sagesse du Fils et la bonté de l’Esprit, faisant appel à la puissance du Père, qui ont provoqué la création de l’homme. Et si l’homme est tombé, c’est parce qu’il n’a point satisfait à l’exigence de l’Unité. C’est par l’exigence de la Trinité que le Fils de Dieu s’est incarné, et pour satisfaire à la dette envers l’Unité qu’il est mort. C’est par l’exigence de la Trinité qu’il est ressuscité parmi les hommes, et pour satisfaire à la dette de l’Unité qu’il est remonté à son Père.

Et de même pour nous : lorsque la Trinité exige de nous sa dette, nous recevons la grâce de vivre divinement, selon qu’il lui convient. Si nous manquons à cet ordre par la volonté profane, et que laissant l’unité, nous retombons à notre complaisance propre, nous ne croissons plus, nous n’approchons plus de cette perfection à laquelle nous sommes appelés depuis l’origine par l’Unité et la Trinité. Mais que la noble raison de l’homme reconnaisse loyalement sa dette et se laisse guider par l’amour en son domaine — qu’il suive l’amour comme il sied à l’amour : l’homme alors est capable d’atteindre le grand bien dont je parle, et de posséder en Dieu toute richesse divine.

Celui qui veut se vêtir et être riche, être uni avec la Déité, doit s’orner de toutes les vertus dont s’est revêtu et orné Dieu lui-même lorsqu’il s’est fait homme : et ceci doit commencer par l’humilité que Notre-Seigneur a montrée d’abord. Car il fut privé de toute consolation étrangère, ne recevant aucune exaltation ni de sa noblesse, ni de ses vertus, ni de ses œuvres, ni de sa puissance, qui pourtant le mettaient au-dessus de toute créature : il ne s’est pas élevé jusqu’au moment où Dieu l’a élevé au ciel dans l’appel terrible et admirable de l’Unité. Nous vivons ici-bas sous le règne de cet appel, qui nous intime de vivre selon la Trinité. À nous donc de nous rappeler à nous-mêmes la requête de l’amour et de l’accomplir de tout notre zèle pour atteindre l’Unité, seul terme de notre exigence et de l’amour divin.

Il nous faut vivre selon le bon plaisir de l’amour qui a toujours réclamé cette unité et qui a orné l’humilité de justes œuvres — vivre selon l’appel de la Trinité Sainte qui exige constamment la vertu qui lui sied, condition de notre croissance ici-bas et de toute perfection. Telle est notre vie, trine et une.

Il est trois choses selon lesquelles on vit pour l’Amour, selon la Trinité ici-bas et selon l’Unité là-haut.

Premièrement la raison fait désirer l’amour et la satisfaction de cet amour par les justes œuvres de charité parfaite ; on veut être sans faute et digne de toute perfection. C’est ainsi que vit le Fils de Dieu.

Ensuite épouser à toute heure la volonté de l’Amour avec un zèle nouveau, œuvrer en toute vertu avec un désir débordant, illuminer toutes les créatures selon leur nature et la noblesse qu’on leur reconnaît, petite ou grande, en sorte qu’on accomplisse, dans l’amour et pour son honneur, la pure volonté de Dieu : c’est ainsi qu’on vit le Saint-Esprit.

En troisième lieu, on se trouve contraint par une douce violence à la constante pratique de l’amour, on reçoit le courage, heureux et invincible désormais, d’affronter cet état où la passion fait croître la Bien-Aimée dans l’être de l’Aimé et s’en pénétrer en toute chose : travailler avec Ses mains, cheminer avec Ses pieds, entendre avec Ses oreilles où la voix divine ne cesse de résonner, parler aussi par la bouche du Bien-Aimé, selon toute vérité de conseil, de justice, de pure douceur, de consolation impartiale, d’avertissement contre le mal, — paraître comme le Bien-Aimé sans parure d’aucune sorte, ne vivre de rien ni pour personne, sinon d’amour et pour le Bien-Aimé, vivre seulement comme l’Aimé dans l’Aimé avec une seule conduite, une seule pensée, un seul cœur, goûter en Lui, comme Lui en nous-mêmes, la suavité indicible qui est le fruit de ses douleurs, — ah ! oui, ne rien sentir que cœur à cœur, avec un seul cœur, un seul amour suave, avoir fruition l’un en l’autre de la plénitude d’amour, — savoir sans nul doute, d’une certitude toujours plus parfaite, que l’on est intégré dans l’Unité de l’Amour : c’est ainsi que l’on vit le Père.

On paye donc de la sorte ici-bas la dette de la Trinité Sainte, qu’elle réclame de nous et qu’elle exige depuis toujours de l’Unité. Il est bien vrai, ceux qui vivent selon l’amour font mainte belle ascension avec l’Aimé dans l’Aimé ; mais ce sont les âmes qui, ayant grandi en tout ceci jusqu’à la plénitude, sont réunies au sommet et y restent sans retour, là où le pur éclair d’abord a jailli et la foudre ensuite a tonné !

L’éclair est la lumière de l’amour qui se manifeste en un clin d’œil insaisissable et nous comble de mille grâces, nous révélant ce qu’il est, nous montrant comme il sait donner et prendre, dans la suave étreinte, dans le tendre embrassement et le très doux baiser, quand l’Amour lui-même dit à l’âme : « C’est moi qui t’ai prise. C’est moi. Je te suis tout. Je te donne tout ». Mais alors vient le tonnerre. Le tonnerre est la voix terrible de la menace, de l’amour qui retient ses dons et de la raison illuminée qui proclame en toute vérité notre dette, notre progrès insuffisant, notre petitesse devant le grand Amour.

Lors donc que l’on est recueilli au-dessus de la multiplicité des dons, on devient l’Unité même en qui tout est contenu. Et c’est alors que l’Unité obtient ce qu’elle exigeait, et que l’exigence se fait vraiment sentir, et que la fruition est accordée sans réserve par la Trinité sainte. Alors, dans un seul acte, doit s’intimer l’exigence éternelle et satisfaction lui être donnée éternellement, formant une seule réalité dans l’unique volonté, l’unique possession et l’unique fruition.

C’est chose d’ailleurs que je ne puis vous décrire, car je suis trop loin de la maturité et mon amour n’y suffit point.

Si cette vie d’union fait défaut, à moi et à d’autres âmes également dépourvues, c’est que nous fûmes infidèles à la vérité : nous avons commencé, mais nos œuvres sont encore petites et déjà nous voulons goûter l’abondance et l’abandon. Dispensés de la patience, honorés pour nos bonnes actions : voilà comme il nous plairait de servir, oublieux de la dette d’amour. Nous estimons nos œuvres, et c’est pour cela qu’elles sont vaines. Nous sommes conscients de notre pauvreté, c’est pourquoi nous n’y trouvons pas le Bien-Aimé. Nous faisons cas de nos labeurs, c’est pourquoi nous y cherchons en vain la riche auberge de la consolation et du repos, que le Bien-Aimé ouvre à sa Bien-Aimée lorsqu’elle vient à lui de loin et par grande aventure. Nous voulons que notre vertu soit connue, aussi n’est-elle point pour nous la robe nuptiale. Nous sommes charitables envers le prochain quand notre penchant nous y porte, et non pas selon ses besoins, aussi la charité en nous ne peut-elle déployer son immense vertu. Notre humilité est dans la voix, sur le visage, dans l’apparence et non point comme elle devrait être : fille de la grandeur de Dieu et de la conscience de notre petitesse.

Aussi ne savons-nous point porter en nous le Fils de Dieu ni l’allaiter maternellement de la substance du véritable amour, nous avons trop de volonté propre, nous aimons trop notre quiétude, notre confort et notre paix. Nous sommes trop vite las, trop vite abattus et troublés, nous cherchons trop les consolations de Dieu et des hommes. Nous ne tolérons nul désagrément, toujours conscients de ce qui nous manque, toujours soucieux de l’obtenir aussitôt, au lieu de souffrir avec patience. Nous sommes blessés dès qu’on nous méprise, qu’on met en doute nos grâces et nos divines faveurs, fâchés dès qu’on nous prend notre repos, notre honneur, nos amitiés. Nous voulons être saints à l’église, mais ne rien ignorer à la maison et ailleurs des choses du monde qui nous plaisent où nous font défaut : nous y trouvons tout le temps de nous entretenir avec nos amis, de nous fâcher et de nous réconcilier. Nous voulons avoir bonne réputation sans faire grand frais pour servir l’amour, préoccupés de beaux vêtements, de nourriture choisie, de jolis objets et de plaisirs extérieurs qui ne sont nécessaires à personne. On ne devrait jamais se distraire pour éviter Dieu, qui nous cherche sans cesse avec de nouvelles forces. Et si nous défaillons, faibles que nous sommes, moquons-nous de notre mal : c’est le plus sage et le plus utile pour nous-mêmes. Toujours empressés de nous soulager, de nous consoler, de nous tromper avec des biens inférieurs, nous oublions la sagesse d’en haut ; c’est pourquoi nous ne rejoignons pas les chevaliers de Dieu et ne recevons de lui ni soutien, ni consolation, ni aliment. Nous manquons à Dieu, ce n’est pas lui qui nous manque. Et parce que nous voulons nous réserver quelque chose dans le service d’Amour, nous ne portons pas sa couronne, nous ne sommes ni élevés ni honorés par lui.

Voilà pourquoi nous sommes arrêtés de tous côtés, privés de foi et d’amour. Et la présence en nous de tant de défauts nous empêche de croître dans la vie spirituelle, nous maintient dans l’imperfection de toutes les vertus, dans un état où nul ne peut aider les autres.

Ah ! pauvres de nous, que cela est désolant ! Que Dieu daigne suppléer à ce qui nous manque et nous rende parfaites, que nous puissions satisfaire enfin à la Trinité sainte et être unies à l’Unité de la Déité. Amen !

Lettre XXXI Toute-puissance de l’abandon

Ah ! chère enfant, la meilleure vie qui soit est bien celle-ci : s’appliquer à satisfaire Dieu dans l’amour et se fier à lui par-dessus toute chose. Rien n’approche de Dieu comme la confiance, lui-même l’a dit à une âme : prier vraiment n’est autre chose qu’avoir pure confiance en lui, s’en remettre à lui dans un total abandon, croire à ce Tout qu’il est. « Les hommes, dit-il (à cette âme), ne me connaissent pas comme je suis dans ma Divinité : ils me servent par le jeûne, les veilles et toutes sortes d’œuvres ; et c’est après avoir fondé sur cela leur espoir qu’ils s’abandonnent à moi. Mais rien ne me gagne comme le parfait abandon de la noble confiance. C’est la soif de ton âme qui me livre à toi tel que je suis. En voulant satisfaire à cette soif, tu grandiras en grâce et me deviendras pareille : nous aurons la même mort et donc la même vie, un seul amour étanchera notre soif commune. »

Je vous fait part de ces paroles bienheureuses, que le Seigneur a prononcées afin de fortifier votre foi, pour que vous y pensiez et compreniez que l’abandon de la confiance est la perfection suprême, par quoi l’homme donne à Dieu la plus haute satisfaction.

Je veux vous éveiller ainsi à la suprême liberté de l’amour, car j’ai rêvé naguère que vous vous rallieriez à mon signe, et je vous en conjure maintenant, j’y tiens plus qu’à toute chose. Hâtez-vous dans la vertu et le juste amour, veillez à ce que Dieu soit honoré par vous et par tous ceux que vous pouvez aider, par votre zèle, votre peine, votre conseil et tout ce que vous saurez généreusement donner.



UN RELEVÉ MYSTIQUE

Une lecture par Lilian Silburn




Références dans l’édition d’origine.

p.274 Annexe II, 15. « … il n’y a plus là que repos… »

p.260 Annexe I, 7. « Dans la fruition, nous sommes oisifs… »

p.258 Annexe I, 5. « C’est un état de repos… »

p.170 Lettre XXII. «  Le second point, que Dieu est sous toute chose… »

p.157 Lettre XX. Les douze heures mystérieuses.

p.144 Lettre XVIII. La nature de l’âme et son repos divin. 






MARGUERITE PORETE

Marguerite Porete et l’Inquisition

Marguerite Porete (~1250-1310) naît peut-être à Valenciennes. Son Miroir des simples âmes anéanties apparaît en ~1290 avec trois approbations qui figurent en tête de versions latines et anglaises. L’évêque de Cambrai condamne cependant l’ouvrage en 1300, le faisant brûler publiquement à Valenciennes. En 1306-1307, Marguerite Porete adresse des exemplaires à différents notables, notamment à l’évêque de Châlons-sur-Marne. De nouvelles dénonciations provoquent un nouveau procès diocésain.

L’évêque de Cambrai n’est autre que Philippe de Marigny, l’âme damnée de Philippe le Bel. Marguerite est conduite devant l’Inquisition de Haute-Lorraine, et de là devant l’Inquisition de Paris, aux mains de Guillaume de Paris, parfaitement compromis lui aussi par Philippe le Bel dans la lutte contre les Templiers. C’est face à ces bourreaux qu’il faut évaluer l’attitude de la prisonnière : refus de prêter un serment de loyauté préalable à l’instruction du procès,  puis refus de recevoir l’absolution pour des fautes qu’elle soutenait ne point avoir commises.

Excommuniée, elle est déclarée relapse le 30 mai 1310 et consignée le lendemain au bras séculier pour être publiquement brûlée avec son ouvrage : l’exécution intervient dès le premier juin 1310 sur la place de Grève ; son compte-rendu évoque la dignité de la victime tandis que le grand succès du Miroir explique la mise en scène impressionnante de son procès auquel toutes les autorités de la Sorbonne participèrent.

Le texte du Miroir se présente comme un dialogue entre Raison, Amour, l’âme61. Il vaut la peine de surmonter une forme littéraire étrangère aux habitudes du lecteur moderne 62. Nous donnons un extrait du cinquième chapitre qui propose un plan en neuf points. Nous éclairons ce beau programme, d’expression très dense, par quelques extraits de l’auto-commentaire placés entre crochets à la suite de chaque point abordé 63 :

Amour : Mais il y a une autre vie, que nous appelons « paix de charité en vie anéantie » [...] demandant que l’on puisse trouver

I  une âme,

[Elle ne veut plus rien qui vienne par un intermédiaire, ... elle ne cherche pas la science divine parmi les maîtres de ce siècle mais en mépris véritable du monde et d’elle-même.]

II qui se sauve par la foi et sans œuvres,

[C’est-à-dire que cette âme anéantie a en elle-même si grande connaissance par la vertu de foi, et qu’elle est en elle-même si occupée à entretenir ce que Foi lui administre ... que rien de créé ne peut demeurer en sa mémoire sans passer brièvement du fait de cette autre occupation qui a investi son entendement. Cette âme ne peut plus faire d’œuvres ; aussi est-elle certainement assez excusée et justifiée, en croyant sans œuvrer que Dieu est bon sans mesure].

III qui soit seulement en Amour,

[Une telle âme ne mendie ni ne demande rien aux créatures.]

IV qui ne fasse rien à cause de Dieu,

[C’est-à-dire que Dieu n’a que faire de son œuvre, et que cette âme n’a que faire de rien, sinon de ce dont Dieu a à faire. Elle ne se soucie pas d’elle-même; que Dieu s’en soucie, lui qui l’aime plus qu’elle ne s’aime elle-même !]  

V qui ne délaisse rien à cause de Dieu,

VI à qui l’on ne puisse rien apprendre,

VII à qui l’on ne puisse rien enlever,

VIII ni donner,

IX et qui n’ait point de volonté,

[Tout ce que cette âme veut en y consentant, c’est ce que Dieu veut qu’elle veuille, et elle le veut pour accomplir la volonté de Dieu et non la sienne].

Marguerite, flamande, utilise une belle image marine pour indiquer comment l’esprit limité ne peut décrire l’infini divin :

Je sais en vérité que, pas plus que l’on pourrait compter les vagues de la mer par grand vent, personne ne peut décrire ou dire ce que saisit l’esprit, si peu et si petitement qu’il saisisse quelque chose de Dieu.64.

La « bonté de Dieu », c’est-à-dire l’Amour, peut opérer simultanément - car il ne saurait être un simple moyen - l’anéantissement de la volonté humaine et l’envahissement libérateur par la vie divine :

Je me repose en paix complètement, seule, réduite à rien, toute à la courtoisie de la seule bonté de Dieu, sans qu’un seul vouloir me fasse bouger, quelle qu’en soit la richesse. L’accomplissement de mon œuvre, c’est de toujours ne rien vouloir. Car pour autant que je ne veux rien, je suis seule en Lui, sans moi, et toute libérée ; alors qu’en voulant quelque chose, je suis avec moi, et je perds ainsi ma liberté.65.

La « perte en Dieu » s’ensuit :

Le sixième état, c’est que l’âme ne se voie point elle-même, quelque abîme d’humilité qu’elle ait en elle, ni ne voie Dieu, quelque bonté très haute qui soit la sienne. Mais Dieu se voit alors en elle, par sa majesté divine qui illumine cette âme de Lui-même, si bien qu’elle ne voit rien qui puisse être hors de Dieu même…66.

L’influence cachée de Marguerite Porete s’étendrait jusqu’à Catherine de Gênes, malgré la destruction de nombreux manuscrits.67







Le miroir des âmes simples 68

(Chapitres 51 à 118)

Chapitre 51. Comment cette âme est semblable à la divinité

Amour : Il faut bien que cette âme soit semblable à la divinité, car elle est transformée en Dieu, ce par quoi est maintenue sa forme véritable qui lui est octroyée et donnée sans commencement par celui-là seul qui l’a toujours aimée en sa bonté.

L’âme : Oui, Amour, la sagesse de ce qui est dit m’a réduite à rien, et ce seul néant m’a plongée en un abîme plus insondable que ce qui est moins que rien. Et la connaissance de mon néant m’a donné le tout, et le néant de ce tout m’a enlevé oraison et prière, et je ne prie plus pour rien.

Sainte-Eglise-la-Petite : Et que faites-vous donc, très chère dame et maîtresse?

L’âme : Je me repose en paix complètement, seule, réduite à rien, toute à la courtoisie de la seule bonté de Dieu, sans qu’un seul vouloir me fasse bouger, quelle qu’en soit la richesse. L’accomplissement de mon œuvre, c’est de toujours ne rien vouloir. Car pour autant que je ne veux rien, je suis seule en lui, sans moi, et toute libérée; alors qu’en voulant quelque chose, je suis avec moi, et je perds ainsi ma liberté. Et si je ne veux rien, si j’ai tout perdu hors de mon vouloir, il ne me manque rien : libre est ma conduite, et je ne veux rien de personne.

Amour : O très précieuse Esther, vous qui avez perdu tout exercice, et dont l’exercice, par cette perte, est de ne rien faire, oui, vous êtes vraiment très précieuse! car, en vérité, cet exercice et cette perte se font dans le néant de votre bien-aimé, et en ce néant, vous vous pâmez et demeurez morte, alors que vous vivez, bien-aimée, totalement en son vouloir : c’est là sa chambre, et c’est là qu’il lui plaît de demeurer.

Chapitre 52. Comment Amour fait l’éloge de cette âme, et comment elle demeure dans l’abondance et les richesses de l’amour divin

Amour, à cette perle précieuse : Soyez la bienvenue, noble dame, au seul franc-manoir dans lequel personne n’entre s’il n’est de votre lignage et sans bâtardise.

[Aux auditeurs :] Cette âme est entrée dans l’abondance et les richesses de l’amour divin; non pas qu’elle y ait atteint par connaissance divine, car il ne peut se faire qu’un entendement, aussi illuminé soit-il, puisse rien atteindre des richesses de l’amour divin, mais l’amour de cette âme est si uni aux richesses de l’excellence de cet excès d’amour divin — ce n’est pas l’entendement d’amour, mais son excès d’amour qui y atteint —, qu’elle se trouve ornée des ornements de cet excès de paix en lequel elle vit, elle dure, elle est, elle fut et sera sans son être propre. En effet, tout comme le fer revêt le feu et perd son aspect parce que le feu qui le transforme en lui est plus fort que lui, cette âme revêt ce qui, ici, la dépasse; elle est nourrie et transformée en lui du fait de son amour pour lui, sans tenir compte de ce qui ne la dépasse pas; bien plutôt, elle demeure et est transformée en ce qui la dépasse de cet excès d’éternelle paix, sans qu’on la trouve nulle part : elle aime en la douce contrée de l’excès de paix, si bien qu’il n’est rien qui puisse aider ou importuner ceux qui l’aiment, ni créature, ni chose donnée, ni rien que Dieu promette.

Raison : Qu’est-ce donc que cela?

Amour : C’est ce qui jamais ne fut donné, ni ne l’est, ni ne le sera, qui l’a mise à nu et réduite à rien, sans qu’elle se soucie de chose qui soit, ni ne veuille être aidée ou épargnée par sa puissance, sa sagesse ou sa bonté.

L’âme, parlant de son bien-aimé : Il est, cela ne lui fait pas défaut; et moi je ne suis pas, si bien que cela ne me fait pas non plus défaut 6et qu’il m’a donné la paix; et je ne vis que de la paix qui est née de ses dons en mon âme, sans pensée; et ainsi ne puis-je rien si cela ne m’est donné : c’est là mon tout et ce que j’ai de meilleur. Et cet état fait posséder un seul amour, un seul vouloir et une seule opération en deux natures : tel est le pouvoir de l’anéantissement de l’unité de la justice divine.

[Amour, aux auditeurs :] Cette âme laisse les morts ensevelir les morts et les égarés agir selon les Vertus, et elle se repose de ce qui ne la dépasse pas en ce qui la dépasse, tout en se servant de toutes choses. Ce qui la dépasse lui montre son néant à nu et sans fard, et cette nudité lui montre le Tout-Puissant par la bonté de la justice divine. Ces considérations la rendent profonde, large, haute et assurée, car elles la mettent, tant qu’elles la tiennent, continuellement à nu, à la fois tout et rien.

Chapitre 53. Comment Raison demande explication de ce qui est dit plus haut

Raison : Âme très chère, abîmée au fond sans fond de l’humilité tout entière! Pierre très précieuse, vous que Vérité porte sur sa plaine! Vous l’unique souveraine, mais non sur ceux de votre domaine, je vous en prie : dites-nous ce que signifient ces mots couverts dont Fin Amour se sert!

L’âme : Raison, si quelqu’un vous le disait et que vous l’entendiez, vous ne comprendriez pourtant pas. Aussi vos questions ont-elles déshonoré et gâté ce livre, car il y a des gens qui l’auraient compris en quelques mots, alors qu’elles l’ont allongé à cause des réponses dont vous avez besoin, vous et ceux que vous avez nourris et qui avancent au train d’un escargot. En effet, vous l’avez ouvert à ceux de votre maison, et ils vont au train d’un escargot!

Amour : Ouvert? Oui, vraiment, en ce que Raison et tous ceux qui sont à son école ne peuvent protester que cela ne leur semble bien dit, quelque compréhension qu’ils en aient.

L’âme : C’est vrai, car celui-là seul le comprend, qui maîtrise Fin Amour; aussi faut-il qu’il soit mort de toute mort mortelle, celui qui le comprend avec finesse, car nul ne goûte à cette vie s’il n’est mort de toute mort.

Chapitre 54. Raison demande de combien de morts il faut que l’âme meure avant que l’on comprenne ce livre

Raison : Eh bien! trésorière d’Amour, dites-nous de combien de sortes de morts il vous a fallu mourir, avant que vous compreniez ce livre avec finesse.

L’âme : Demandez-le à Amour, car il en sait la vérité.

Raison : Eh bien! sire Amour, Dieu merci! dites-le-nous, et non seulement pour moi et pour ceux que j’ai nourris, mais aussi pour ceux qui ont pris congé de moi et à qui ce livre apportera, s’il plaît à Dieu, la lumière.

Amour : Raison, ceux qui ont pris congé de vous feront encore quelque chose de votre nourriture quant aux deux morts dont cette âme est morte et bien morte; mais la troisième mort dont elle est morte, nul vivant ne la comprend, sinon celui qui se tient sur la montagne.

Raison : Au nom de Dieu, dites-nous donc qui sont les gens de la montagne!

Amour : Ce sont ceux qui n’ont sur terre ni honte, ni honneur, ni crainte de quoi que ce soit qui leur advienne.

Raison : Mon Dieu! sire Amour, au nom de Dieu, répondez à nos questions avant d’aller plus avant! Car je crains et je m’effraie d’écouter la vie de cette âme.

Chapitre 55. Comment Amour répond aux questions de Raison

Amour : Raison, ceux qui vivent comme le dit ce livre (ceux qui ont atteint l’état propre à cette vie) le comprennent rapidement sans qu’il faille jamais en expliquer le sens caché. Mais je vais vous expliquer quelque chose de vos questions; maintenant, comprenez :

Il y a deux sortes de personnes qui mènent une vie de perfection selon les œuvres de la vertu en affection spirituelle.

Les uns sont ceux qui mortifient totalement leur corps en faisant les œuvres de la charité; mais ils se complaisent tant en leurs œuvres, qu’ils n’ont pas connaissance qu’il y ait un état meilleur que celui des œuvres de la vertu et de la mort du martyr, que le désir d’y persévérer à l’aide d’une oraison pleine de prières et que l’abondance de la bonne volonté; et, toujours en raison de la constance qu’ils y mettent, ils pensent que c’est là le meilleur de tous les états qui puissent être. Ces gens-là sont heureux, mais ils périssent en leurs œuvres du fait de la suffisance qu’ils mettent en leur état. Ils sont appelés rois, mais c’est au pays où tout le monde est borgne; et à coup sûr, ceux qui ont deux yeux les tiennent pour esclaves.

L’âme : Oui, esclaves, ils le sont vraiment, mais ils ne le savent pas. Ils ressemblent à la chouette qui pense qu’il n’y a pas de plus bel oiseau au bois que ses chouetteaux! Comme elle, ceux qui vivent en perpétuel désir pensent et croient qu’il n’y a pas d’état meilleur que celui de désirer, état où ils demeurent et veulent demeurer; et ils périssent en chemin parce qu’ils mettent leur satisfaction en ce que leur donnent désir et volonté.

Chapitre 56. Comment les Vertus se plaignent d’Amour qui leur porte si peu d’honneur

Les Vertus : Hélas, mon Dieu! sire Amour, qui donc nous portera honneur, puisque vous dites que périssent ceux qui vivent entièrement sous notre conseil? En vérité, si quelqu’un d’autre nous le disait, nous le tiendrions pour un bougre et un mauvais chrétien! Car nous ne pouvons comprendre que personne puisse périr en suivant entièrement notre enseignement, en l’ardeur du désir qui donne la vraie façon de sentir Jésus-Christ; et pourtant, nous croyons parfaitement et sans l’ombre d’un doute, sire Amour, tout ce que vous dites.

Amour : C’est vrai; mais comprendre cela, voilà qui est d’un maître, car là se trouve le grain de l’aliment divin.

Les Vertus : Nous le croyons, Amour, mais ce n’est pas grâce à notre office que nous le comprenons. Cependant, nous sommes bien quittes, si nous vous en croyons, quelle que soit la compréhension que nous en ayons, car nous sommes faites par vous pour servir de telles âmes.

L’âme, aux Vertus : Ma foi, voilà qui est bien dit, l’on doit bien vous en croire! Et c’est pourquoi je déclare ceci à tous ceux qui entendront ce livre : qui sert longuement un pauvre seigneur, pauvre salaire en attend, et petite solde! Or, il en est ainsi que les Vertus ont bien reconnu et aperçu — que ceux qui ont des oreilles entendent! — qu’elles ne comprennent pas l’état de Fin Amour. Aussi, je dis ceci : comment les Vertus apprendront-elles à leurs sujets ce qu’elles n’ont pas ni n’auront jamais? Alors, celui qui veut comprendre et apprendre comment périssent ceux qui demeurent dans les Vertus, qu’il le demande à Amour, je veux dire à cet Amour-là qui est maître de Connaissance, et non pas à l’amour qui en est fils, car il n’en sait rien; mieux encore : qu’on le demande à l’Amour qui est père de Connaissance et de Lumière divine, car il en sait tout, en raison de ce qui, en ce tout, dépasse cette âme; et elle s’y arrête et elle y demeure, si bien qu’elle ne peut faire que dans ce tout son séjour.

Chapitre 57. De ceux qui sont en l’état des égarés, et comment ils sont esclaves et marchands.

Amour : Vous savez désormais quelles personnes ont péri, en quoi, de quoi et pourquoi. Maintenant, nous allons vous dire aussi qui sont les égarés, eux qui sont esclaves et marchands; toutefois, ils agissent plus sagement que ceux qui ont péri.

L’âme : Eh bien! sire Amour, vous qui rendez toute chose légère, dites-nous, par Amour, pourquoi ils demeurent dans les vertus autant que ceux qui ont péri, et pourquoi ils les servent, eux qui sentent et désirent en l’ardeur du tranchant de l’opération de l’esprit. Ceux qui ont péri font cela autant que les égarés; où donc est la chose meilleure qui vous fait faire leur éloge plus que celui de ceux qui ont péri? Amour : Où est-elle? En bien des endroits, car c’est là tout ce qu’il y a de bon pour venir à l’état dont ceux qui ont péri ne peuvent plus recevoir aucun secours.

L’âme libérée : Eh bien! Amour de divin Amour, je vous prie de nous dire pourquoi ces égarés sont sages, comparés à ceux qui ont péri, alors que leur exercice est le même, excepté en cette sagesse pour laquelle vous les appréciez plus que les autres.

Amour : C’est parce qu’ils tiennent qu’il y a un état meilleur que le leur; aussi connaissent-ils bien qu’ils n’ont pas connaissance de ce meilleur état auquel ils croient. Et le fait d’y croire leur donne si peu de connaissance et de satisfaction en leur état, qu’ils se tiennent pour mauvais et égarés. Et certes, ils sont bien tels, à côté de la liberté de ceux qui sont en cet état meilleur et qui jamais ne se meuvent. Et parce qu’ils tiennent et savent en vérité qu’ils sont égarés, ils demandent souvent leur chemin avec ardent désir, à celle qui le sait, c’est-à-dire à demoiselle Connaissance, illuminée par la grâce divine. Et leurs questions apitoient cette demoiselle — ceux qui ont été égarés le savent bien —, et c’est pourquoi elle leur enseigne le droit chemin royal par le pays du rien-vouloir. Cette direction est la bonne : celui qui la prend sait si je dis vrai, et ils le savent aussi, ces gens égarés et qui se tiennent pour mauvais; en effet, s’ils sont égarés, ils peuvent venir à l’état des personnes libres dont nous parlons, grâce à l’enseignement de cette lumière divine, à qui cette âme d’humble condition et égarée demande son chemin et sa direction.

Raison : D’humble condition? Oui vraiment, et plus qu’humble!

Le Saint-Esprit ajoute : C’est vrai pour autant et aussi longtemps qu’elle posera des questions à Connaissance et à Amour, et qu’elle tiendra compte de choses qui ne peuvent être ni en amour, ni en connaissance, ni en louange; car personne de sage ne prie sans raison ni ne se soucie de ce qui ne peut pas être. Et c’est pourquoi l’on peut bien dire que celui-là est d’humble et pauvre condition, qui beaucoup demande, ou même qui ne demande pas grand-chose. En effet, tout autre état, quel qu’il soit, que l’état souverain de rien-vouloir en lequel se tiennent sans bouger ceux qui sont libres, n’est qu’un jeu de pelote et un jeu d’enfant, comparé à lui; en effet, celui qui est libre en l’état qui lui appartient, ne pourrait ni refuser, ni vouloir, ni promettre rien à cause de ce que l’on pourrait lui donner, mais il voudrait donner tout à cause de la loyauté qu’il veut garder.

Chapitre 58. Comment les âmes anéanties sont au cinquième état avec leur Bien-Aimé

Raison : Au nom de Dieu, mais que peuvent donc donner des âmes anéanties à ce point?

Amour : Ce qu’elles peuvent donner? Mais tout ce dont Dieu dispose! L’âme qui est ainsi n’a point péri ni n’est égarée, elle est plutôt dans les transports du cinquième état avec son amant. Là, elle ne fait point défaut, si bien qu’elle est souvent ravie au sixième état; mais cela lui dure peu, car c’est une ouverture qui arrive comme un éclair : elle se referme tout de suite et l’on ne peut y demeurer longtemps; et jamais on n’a rencontré un maître qui sût en parler.

Par la paix de son opération, le ravissement qui déborde de cette ouverture après qu’elle se soit refermée rend l’âme si libre, si noble et si désencombrée de toute chose — aussi longtemps que dure la paix donnée en cette ouverture —, que celui qui se maintiendrait en liberté après cette aventure se trouverait au cinquième état sans retomber dans le quatrième; en effet, au quatrième, on a de la volonté, alors qu’au cinquième on n’en a point. Et parce qu’il n’y a pas de volonté au cinquième état dont parle ce livre — état où l’âme demeure après l’opération de Loin-Près qui la ravit, et que nous appelons un éclair semblable à une ouverture tout de suite refermée —, personne ne pourrait croire quelle extrémité de paix reçoit cette âme, sinon elle-même.

[Aux auditeurs :] Pour l’amour de Dieu, comprenez cela divinement, auditeurs de ce livre. Ce Loin-Près, que nous appelons un éclair semblable à une ouverture tout de suite refermée, prend l’âme au cinquième état et la porte au sixième tant que son opération s’exerce, si bien qu’il y a là un nouvel état; mais ce sixième état lui dure peu, car elle est reportée au cinquième. Et ce n’est pas merveille, car l’opération de cet éclair, autant qu’elle dure, n’est pas autre chose que l’apparition de la gloire de l’âme. Cela ne reste pas longtemps en une créature, mais seulement le temps de se faire. Et ce don est noble en ce qu’il produit son œuvre en l’âme avant qu’elle ne lui apparaisse et qu’elle s’en aperçoive. Mais la paix produite par mon opération et qui demeure en l’âme autant que je l’y produis, elle est si délicieuse que Vérité l’appelle «nourriture glorieuse»; et nul ne peut en être nourri s’il demeure en désir. Les gens qui éprouvent cela gouverneraient un pays s’il en était besoin, mais tout s’y ferait sans eux-mêmes.

Chapitre 59. De quoi vécut cette âme; comment et quand elle est sans elle-même

Amour : Au commencement, cette âme vécut en vie de grâce, grâce née de la mort au péché. Ensuite, elle vécut en vie spirituelle, vie née de la mort à la nature; et maintenant, elle vit en vie divine, vie née de la mort à l’esprit. Cette âme, vivant en vie divine, est perpétuellement sans elle-même.

Raison : Au nom de Dieu, et quand donc cette âme est-elle sans elle-même?

Amour : Lorsqu’elle est à elle-même.

Raison : Et quand est-elle à elle-même?

Amour : Lorsqu’elle n’est nulle part de son propre gré, ni en Dieu, ni en elle-même, ni en son prochain, mais en l’anéantissement que cet éclair opère en elle à l’approche de son opération. Cette opération est si précieusement noble que, pas plus que l’on ne peut parler de l’ouverture d’un seul mouvement de gloire que donne l’aimable éclair, il n’y a point d’âme pour parler du refermement précieux qui la fait s’oublier en anéantissant la connaissance que cet anéantissement donne de lui-même.

L’âme : Mon Dieu! Quel grand seigneur, que celui qui pourrait comprendre le profit d’un seul mouvement d’un tel anéantissement!

Amour : Oui, en vérité.

L’âme, aux auditeurs de ce livre : En ce que l’on vient de dire, vous avez entendu des mots de haute élévation! Aussi, ne vous en déplaise, je vais maintenant parler d’humbles choses; il me faut le faire si je veux accomplir l’entreprise que j’ai projetée, non pas pour ceux qui en sont là, mais pour ceux qui n’y sont pas encore et qui y seront un jour, même s’ils doivent en être privés aussi longtemps qu’ils restent avec eux-mêmes.

Chapitre 60. Comment il faut mourir de trois morts avant de venir à la vie libre et anéantie

Amour : Vous nous avez demandé, Raison, de combien de morts il faut mourir avant que de venir à cette vie. Je vous réponds ceci : avant que l’âme puisse naître à cette vie, il lui faut mourir entièrement de trois morts. La première est la mort au péché, comme vous l’avez entendu; l’âme doit y mourir entièrement, de telle manière qu’il ne demeure en elle ni couleur, ni saveur, ni odeur d’aucune chose que Dieu défende en la Loi. Ceux qui meurent ainsi vivent en vie de grâce, et il leur suffit de se garder de faire ce que Dieu défend et de pouvoir faire ce que Dieu commande.

[Aux âmes anéanties :] Oui, très noble gent, vous qui êtes anéantie et élevée en grand étonnement et admiration par la conjonction qu’opère l’union de Divin Amour, ne vous déplaise si je touche certaines choses pour les personnes d’humble condition, car je vais bientôt parler de votre état. En attendant, mettre blanc et noir ensemble fait mieux voir ces deux couleurs l’une par l’autre, que chacune par elle-même.

[Aux disciples de Raison :] Maintenant, vous qui êtes élus et appelés à cet état souverain, comprenez et hâtez-vous, car la route est bien grande et le chemin est long entre le premier état de grâce et le dernier état de gloire que donne l’aimable Loin-Près. Si je vous demande de comprendre et de vous hâter, c’est que comprendre cela est à la fois difficile, subtil et très noble; les sanguins y sont aidés par la nature, mais sans la hâte du vouloir tranchant de l’ardeur du désir de l’esprit qu’elle donne aux colériques. Si bien que lorsque ces deux natures sont réunies, à savoir la nature et l’ardeur du désir de l’esprit, c’est un très grand avantage, car les personnes de cette sorte adhèrent et s’attachent alors si fort à ce qu’elles entreprennent, qu’elles sont tout entières là où elles s’appliquent, par la force du désir et de la nature; et lorsque ces deux natures s’accordent à la troisième qui, par justice, doit se joindre à elles pour toujours (c’est-à-dire à l’abîme de gloire qui, par justice, les attire naturellement en sa nature), cet accord est d’une noblesse raffinée. Et pour mieux connaître cela, je pose la question suivante : quelle est la chose la plus noble, l’abîme qui attire l’âme et l’embellit de la beauté de sa nature, ou l’âme qui est unie à cette gloire?

L’âme [aux auditeurs :] Je ne sais si cela vous ennuie, mais je ne puis faire mieux. Excusez-moi, mais Jalousie d’Amour et Œuvre de Charité, dont j’étais encombrée, ont fait faire ce livre afin que vous veniez à cela sans retard, au moins quant à la volonté, si vous l’avez encore. Et si vous êtes déjà désencombrés de toutes choses, si vous êtes des gens sans volonté et menant une vie qui soit au-dessus de votre entendement, elle l’a fait faire afin qu’au moins vous en disiez le sens caché.

Chapitre 61. Où Amour parle des sept états de l’âme

Amour : J’ai dit qu’il y a sept états de l’âme, plus difficiles à comprendre les uns que les autres et sans comparaison entre eux; car ce que l’on pourrait dire d’une goutte d’eau à côté de la mer tout entière en son immensité, on pourrait le dire du premier état de grâce à côté du second, et ainsi de suite pour les autres, sans comparaison entre eux. Cependant, parmi les quatre premiers, il n’y en a pas de si grand que l’âme n’y vive en très grand esclavage; mais le cinquième est en la liberté de la charité, car il est désencombré de toutes choses; et le sixième est glorieux, car l’ouverture du doux mouvement de gloire que donne l’aimable Loin-Près n’est pas autre chose qu’une apparition que Dieu veut que l’âme ait de sa propre gloire qu’elle possédera sans fin. Et c’est pourquoi il lui montre par sa bonté dans le sixième état ce qui appartient au septième; cette manifestation provient du septième état et procure le sixième, mais elle est donnée si vite, que celle-là même à qui c’est donné n’aperçoit aucunement le don qui lui est fait.

L’âme : Qu’y a-t-il là de merveilleux? Si je m’en apercevais avant que ce don ne me soit fait, je serais en moi-même, par la bonté divine, ce que le donné est et qu’elle me donnera sans fin lorsque mon corps aura laissé mon âme.

L’Époux de cette âme : Cela ne tient pas à elle : par mon Loin-Près, je vous en ai fait parvenir un acompte. Mais certains me demandent qui est ce Loin-Près, et quelles sont ses œuvres et ses opérations lorsqu’il montre sa gloire à l’âme; c’est qu’en effet, on n’en peut rien dire, sinon que le Loin-Près est la Trinité même, et cette manifestation qu’elle opère pour l’âme, nous la nommons «mouvement z., non pas que l’âme ou la Trinité se meuvent, mais parce que la Trinité opère pour cette âme la manifestation de sa gloire. De cela, nul ne peut parler, sinon la divinité elle-même; car l’âme à qui ce Loin-Près se donne à si grande connaissance de Dieu, de soi et de toutes choses, qu’elle voit en Dieu même, par connaissance divine, que la lumière de cette connaissance-là lui ôte la connaissance d’elle-même, de Dieu et de toutes choses.

L’âme : C’est vrai, il n’y a rien d’autre à dire. Et pour autant, si Dieu veut que j’aie cette grande connaissance, qu’il me l’enlève et m’empêche de le connaître, car autrement, je n’en aurais aucune connaissance. Et s’il veut que je me connaisse, qu’il m’enlève aussi la connaissance de moi-même, car autrement, je ne puis point l’avoir non plus.

Amour : Madame, ce que vous dites est vrai; mais il n’y a rien de plus sûr à connaître ni de plus profitable à posséder, que cette œuvre-là.

Chapitre 62. De ceux qui sont morts au péché mortel et nés à la vie de grâce

Amour : Maintenant, Raison, comprenez : j’en reviens à notre matière pour les personnes d’humble condition. Ces gens dont nous avons parlé, qui sont morts au péché mortel et nés à la vie de grâce, ils n’éprouvent aucun reproche ni remords de conscience du seul moment qu’ils s’acquittent envers Dieu de ce qu’il commande. Ils veulent bien des honneurs et sont désolés si on les méprise, mais ils se gardent de la vaine gloire et de l’impatience qui mène à la mort du péché. Ils aiment les richesses et sont tristes lorsqu’ils sont pauvres — et s’ils sont riches, perdre quelque chose les rend tristes —, mais toujours ils se gardent de la mort du péché, et ne veulent point aimer leurs richesses contre la volonté de Dieu, ni en perte ni en gain. Et ils aiment être à l’aise et se reposer à leur bon plaisir, mais ils se gardent du désordre. Ces gens-là sont morts au péché mortel et nés à la vie de grâce.

L’âme : Ma foi! Ces gens-là, leur condition est bien humble sur terre et encore plus humble au ciel! Et c’est de façon bien peu courtoise qu’ils se sauvent!

Raison : Holà! Madame, attention à ce que vous dites! Nous n’oserions dire de personne qu’il soit d’humble condition alors qu’il verra Dieu sans fin!

Amour : En vérité, on ne pourrait décrire leur mesquinerie, à côté de la noblesse de ceux qui meurent de la mort à la nature et vivent de la vie selon l’esprit.

Raison : Je le crois bien; c’est là ce qu’ils font, et s’ils disaient autre chose, ils mentiraient; et pour autant, ils ne veulent rien faire pour cette noblesse. Ils me disent bien à moi, Raison, qu’ils n’y sont pas tenus s’ils ne le veulent pas, car Dieu ne le leur a pas commandé : il le leur a bien conseillé, pas davantage. L’âme : Ils disent vrai, mais ils sont peu courtois! Désir : Ma foi, oui! Ils sont bien peu courtois! Ils ont oublié qu’il n’aurait pas suffi à Jésus-Christ de faire pour eux moins que tout ce que l’humanité peut supporter jusqu’à la mort.

Chapitre 63. Comment Amour traite de vilains ceux à qui il suffit d’être sauvés

L’âme : Oui, très cher Jésus-Christ, ne vous souciez pas de ces gens-là! Ils cherchent tellement leur propre intérêt, qu’ils vous oublient, dans la grossièreté où ils mettent leur satisfaction.

Amour : Ma foi, c’est là grande vilenie!

L’âme : Ce sont là façons de marchands, de ceux que dans le monde on traite de «vilains», car ils le sont. En effet, jamais un gentilhomme ne saurait se mêler de marchandage ni chercher son propre intérêt. Mais je vais vous dire en quoi je vais me reposer de ces gens-là : sire Amour, c’est en ce qu’ils sont mis hors de la cour de vos secrets, comme un vilain le serait de la cour d’un gentilhomme lors d’un jugement entre pairs, car là, il ne peut y avoir personne qui ne soit de haut lignage, au moins lorsqu’il s’agit de la cour d’un roi. Et en cela, je retrouve la paix, car eux aussi sont mis hors de la cour de vos secrets, alors que les autres y sont appelés, ceux qui jamais n’oublieront les œuvres de votre douce courtoisie, c’est-à-dire les mépris, les pauvretés et les tourments insupportables que vous avez supportés pour nous : eux n’oublieront jamais les dons de votre souffrance; bien plutôt, elle leur est toujours un miroir et un modèle.

Amour : À ces gens-ci, toute chose nécessaire est octroyée, car Jésus-Christ l’a promis en l’Évangile. Ils se sauvent infiniment plus courtoisement que ne le font les autres; et pourtant, ce sont encore des gens d’humble condition, si humble, même, qu’on ne pourrait le dire, à côté de la noblesse de ceux qui sont morts à la vie selon l’esprit.

Chapitre 64. Où l’on parle des âmes mortes à la vie selon l’esprit

Amour : De cette vie, nul ne goûte s’il n’est mort de cette mort-là.

Vérité : Cette mort emporte la fleur de l’amour de la divinité. Il n’y a aucun intermédiaire entre ces âmes et la divinité; et elles n’en veulent pas non plus. Elles ne peuvent supporter le souvenir d’aucun amour humain ni le vouloir des façons divines de sentir, à cause du pur amour divin qu’elles portent à Amour. Cette seule possession d’Amour leur donne la fleur de l’effervescence d’amour, au témoignage d’Amour lui-même.

Amour : C’est vrai. L’amour dont nous parlons, c’est l’union des amants, c’est un feu embrasé qui brûle sans s’essouffler.

Chapitre 65. Où l’on parle de ceux qui siègent sur la haute montagne, au-dessus des vents

Amour : Voilà, Raison; vous avez entendu quelque chose des trois morts d’où l’on vient à ces trois vies. Maintenant, je vais vous dire qui siège sur la montagne, au-dessus des vents et des pluies : ce sont ceux qui n’ont sur terre ni honte, ni honneur, ni crainte de quoi que ce soit qui advienne. Ces gens-là sont en sûreté, si bien que leurs portes restent ouvertes sans que personne puisse les importuner et sans que l’œuvre de la charité ose pénétrer : ce sont eux qui siègent sur la montagne, et personne d’autre.

Raison : Au nom de Dieu, sire Amour, dites-nous ce que va devenir Pudeur, la plus belle des filles d’Humilité; et Crainte, aussi, qui a fait tant de bien à cette âme et lui a rendu tant de beaux services; et ce que je vais moi-même devenir, moi qui n’ai pas dormi tant qu’elles ont eu besoin de moi! Hélas! Serons-nous donc mises à la porte de son logis parce qu’elle en est devenue maîtresse?

Amour : Non point; vous resterez au contraire toutes trois de sa maison, et vous serez trois gardiennes à sa porte, pour que si quelqu’un voulait pénétrer en son hôtel et qui fût contre Amour, chacune de vous se réveille; mais ne vous y montrez pour aucun autre office que celui de portière, car la chose tournerait à votre confusion; d’ailleurs, vous ne seriez écoutées qu’à ce titre et à lui seul, et encore, à supposer que cette âme tombe si bas, qu’il y en ait besoin ou nécessité. En effet, cette créature est plutôt vêtue de la vie divine dont nous avons parlé, qu’elle ne l’est de l’esprit mis en son propre corps lors de sa création. Aussi son corps est-il plutôt vêtu de son esprit, que son esprit ne l’est de son corps, car la grossièreté du corps est ôtée et diminuée par l’opération divine; si bien que cette âme est plutôt en la douce contrée du rien-connu, là où elle aime, que dans son propre corps auquel elle donne vie : tel est le pouvoir de la liberté d’Amour.

Chapitre 66. Comment l’âme se réjouit d’avoir pris congé de Raison et des autres Vertus

Sainte-Eglise-la-Petite : Eh bien! cher et divin Amour…

L’âme : Oui, vraiment elle est petite! car elle n’attendra guère pour venir à sa fin, ce dont elle aura grande liesse.

Raison : Toutefois, dites-moi donc de quoi vous vous êtes le plus réjouie en vous-même.

L’âme : Sire Amour va le dire pour moi.

Amour : C’est d’avoir pris congé de vous et des œuvres des Vertus! Car lorsque cette âme fut investie d’amour, elle prit leçon à votre école en désirant les œuvres des Vertus. Mais elle est maintenant si avancée et élevée en la leçon divine, qu’elle commence à lire là où vous, vous finissez; et cette leçon n’est pas mise en écrit par la main de l’homme, mais par le Saint-Esprit qui l’écrit merveilleusement, et l’âme en est le parchemin précieux : c’est en elle que se tient l’école divine, à bouche close, et la sagesse humaine ne peut la mettre en paroles.

Chapitre 67. Où l’on parle du pays où cette âme demeure, et de la Trinité

Raison : Eh bien, Amour, je vous prierais de me dire encore quelque chose du pays où cette âme demeure.

Amour : Je vous dis que celui qui est là où se trouve cette âme, est de lui-même, en lui-même et par lui-même, sans rien recevoir de personne, sinon de lui-même seulement. Or, cette âme est en lui, de lui et pour lui, sans rien recevoir de personne, si ce n’est de lui seulement.

Vérité : Elle est donc en Dieu le Père, car nous croyons qu’il n’y a aucune personne en la Trinité qui n’ait rien reçu d’une autre que la sienne, sinon celle du Père seulement.

Amour : C’est vrai, car Dieu le Père possède la puissance divine de lui-même, sans la recevoir de personne; en effet, ce qu’il possède émane de sa puissance divine, et il donne à son Fils cela même qu’il possède de lui-même, et le Fils le reçoit du Père, si bien que le Fils naît du Père et lui est égal. Quant au Saint-Esprit, il est du Père et du Fils, une personne en la Trinité; non pas naît, mais est, car une chose est que le Fils naisse du Père, autre chose que le Saint-Esprit soit et du Père, et du Fils.

Chapitre 68. Comment cette âme est unie à la Trinité par opération divine, et comment elle traite d’ânes ceux qui vivent du conseil de Raison

Amour : Cette âme est tout entière fondue, liquéfiée et absorbée en la haute Trinité, jointe et unie à elle; et elle ne peut rien vouloir d’autre que la volonté divine, par l’opération divine de la Trinité tout entière. Une clarté, une lumière ravissante s’unit à elle et la presse au plus près, et pour autant elle parle ainsi :

L’âme : O. gent mesquine, rude et inconvenante!

Raison : À qui parlez-vous?

L’âme : À tous ceux qui vivent de votre conseil, qui sont si bêtes et si ânes qu’il me faut dissimuler mon langage du fait de leur grossièreté, et non le parler, de peur qu’ils ne trouvent la mort en l’état de vie, là où je suis en paix sans en bouger; à tous ceux-là, du fait de leur grossièreté, je dis qu’il me faut taire et dissimuler mon langage, celui que j’ai appris en secret à la cour secrète du doux pays;

en ce pays

courtoisie est loi,

amour est mesure,

et bonté, nourriture;

la douceur m’en attire,

la beauté m’en plaît,

la bonté m’en repaît;

que puis-je donc désormais,

puisque je vis en paix?

Chapitre 69. Où l’âme dit que l’exercice des Vertus n’est qu’inquiétude et travail

Raison : Au nom de Dieu, très douce fleur sans tache, que vous semble de notre exercice?

L’âme : Il me semble que c’est un travail plein de soucis! Néanmoins, c’est dans ces soucis que l’on gagne son pain et sa subsistance par son labeur; et Jésus-Christ l’ennoblit par son propre corps, lui qui voyait l’animalité de ceux qui se sauveraient en ce travail et qui avaient besoin d’en être assurés : Jésus-Christ, qui ne voulait pas les perdre, le leur a lui-même garanti par sa mort, par ses Évangiles et par ses Écritures, là où les gens de labeur cherchent le droit chemin.

Raison : Et vous, où cherchez-vous le droit chemin, notre très chère dame, vous qui faites et prenez votre labeur non pas en cette inquiétude, mais par la foi dont vous recevez ces dons?

L’âme : Non vraiment, je suis quitte de cela! Ce que j’ai de meilleur est ailleurs et en est si éloigné, qu’on ne pourrait l’y comparer : le terme en est en Dieu qui n’est point dans le temps, alors que moi j’y suis pour l’atteindre par lui; car ce que j’ai de meilleur, c’est que je sois établie en mon néant.

Maintenant, Raison, vous nous demandez où nous trouvons le droit chemin; je vous dis que c’est auprès de celui-là seul qui est si fort, qu’il ne peut jamais mourir, et dont la doctrine n’est pas écrite, que ce soit par des œuvres exemplaires ou par la doctrine des hommes, car le don qu’il fait ne peut être donné sous

une forme limitée. Il sait depuis toujours que je lui fais confiance sans témoin : y a-t-il plus grande vilenie que de vouloir des témoins en amour? Non, certes, me semble-t-il; puisqu’Amour en est témoin, c’est assez pour moi : si j’en voulais davantage, je ne lui ferais pas confiance.

Raison : Oui, Madame, mais vous avez deux lois, à savoir la vôtre et la nôtre : la nôtre pour croire, et la vôtre pour aimer. Pour autant, veuillez nous dire pourquoi vous avez traité de «bêtes» et d’«ânes» ceux que nous nourrissons!

L’âme : Ces gens que je traite d’ânes, ils cherchent Dieu dans les créatures, dans les monastères par des prières, dans les paradis créés, les paroles humaines et les Écritures. À coup sûr, Benjamin n’est pas né chez ces gens, car Rachel vit en eux; alors que Rachel doit mourir à la naissance de Benjamin, et jusqu’à ce que Rachel soit morte, Benjamin ne peut pas naître. Il semble aux novices que les gens qui cherchent Dieu ainsi par les montagnes et les vallées prétendent qu’il soit soumis à ses sacrements et à ses œuvres. Las! Quelle pitié que tous leurs maux, et que tous ceux qu’ils auront aussi longtemps qu’ils en resteront à cette façon de faire et à cet exercice! Alors qu’ils passent du bon temps et qu’ils profitent, ceux qui adorent Dieu non seulement dans les temples et dans les monastères, mais en tous lieux et par union à la volonté divine!

Raison : Oui, mais vous qui êtes si bien née, dites-nous, au nom de Dieu : où le cherchez-vous, et où le trouvez-vous ?

L’âme : Je le trouve partout, et c’est là qu’il est. Il est une seule divinité, un seul Dieu en trois personnes, et ce Dieu est tout entier partout : c’est là que je le trouve.

Chapitre 70. Comment cette âme est ce qu’elle est par la grâce de Dieu.

Raison : Maintenant, notre chère dame, dites-nous un peu qui vous êtes, pour nous parler ainsi.

L’âme : Je suis ce que je suis par la grâce de Dieu. Je suis donc seulement ce que Dieu est en moi et rien d’autre; et Dieu aussi est cela même qu’il est en moi. En effet, rien n’est rien, et ce qui est, est; et donc, je ne suis, si je suis, que ce que Dieu est, et personne n’est, sinon Dieu; et c’est pourquoi je ne trouve que Dieu, où que je pénètre, car rien n’est, sinon lui, à dire vrai.

Cette âme aime en vérité, c’est-à-dire en la divinité, mais Vérité aime en celui dont cette âme tient l’être; ainsi toute l’œuvre de Charité est-elle accomplie en elle.

Amour : C’est vrai, car toutes les âmes, excepté celle-ci, se cachent par manque d’innocence, à cause du péché d’Adam.

Chapitre 71. Comment cette âme n’œuvre plus pour Dieu, ni pour elle-même, ni pour son prochain.

Amour : Cette âme n’œuvre plus pour Dieu, ni pour elle-même, ni non plus pour son prochain, ainsi qu’on l’a dit; mais que Dieu œuvre donc à sa place, s’il le veut, lui qui peut le faire! Et s’il ne le veut pas, cette âme ne se soucie pas plus de l’un que de l’autre : elle est toujours dans le même état. Désormais, le rayon de la connaissance divine est en cette âme; il l’absorbe hors d’elle-même sans elle-même, en une paix divine et étonnante, frappée par une élévation d’amour abondant du Très-Haut Jaloux, qui lui donne en tous lieux la liberté d’un maître.

L’âme : Jaloux? Oui, jaloux, il l’est vraiment! Il le montre en ses œuvres qui m’ont tout entière dépouillée de moi-même et remise sans moi-même au bon plaisir divin. Et cette union de paix accomplie me rejoint et se conjoint à moi par l’élévation souveraine de la création préparée par l’être divin, lui dont je tiens l’être, car il est l’Être.

Amour : Lorsque cette âme est ainsi absorbée par lui sans elle-même, absorbée par Dieu et pour elle, c’est une opération divine; et jamais il n’y eut œuvre de charité faite par un corps humain, qui ait atteint à une telle opération, ou qui aurait pu y atteindre.

L’âme : Comprenez comme il faut les deux paroles d’Amour, car elles sont difficiles à comprendre pour qui n’a pas l’intelligence de leur sens caché.

Amour : C’est vrai, car l’œuvre d’une créature (comprenez : l’œuvre faite par l’homme) ne peut être comparée à l’opération divine, à celle que Dieu fait en une créature de par sa bonté pour elle.

Chapitre 72. Où l’on parle de la distance qui sépare le pays de ceux qui ont péri ou se sont égarés, du pays de liberté; pourquoi l’âme conserve sa volonté

L’âme : Comprenez comme il faut les deux paroles d’Amour, car elles sont étrangères au pays des égarés et appartiennent à celui de la liberté et de la paix accomplie, pays où demeurent ceux qui en sont là.

Amour : C’est vrai, je vais leur dire un mot.

L’âme : Oui vraiment, en dépit de Volonté, en qui ceux qui ont péri et ceux qui sont égarés demeurent, eux qui mènent ainsi leur vie de perfection.

Amour : Lorsque la Trinité divine créa les anges par la courtoisie de sa bonté divine, les mauvais s’accordèrent par leur choix pervers au vouloir mauvais de Lucifer, lui qui voulut posséder par sa propre nature ce qu’il ne pouvait avoir que par la grâce divine. Et aussitôt qu’ils voulurent cela par leur volonté désobéissante, ils perdirent l’état de bonté. Ils sont maintenant en enfer sans cet état, et sans jamais recouvrer par miséricorde la vision de Dieu. Et cette haute vision, leur volonté la leur fit perdre; alors qu’ils l’auraient conservée en donnant cette volonté, au lieu de la retenir. Et voyez à quelle extrémité ils en sont arrivés!

Vérité : Hélas, hélas! Pourquoi, âmes, aimez-vous tant votre volonté, puisqu’elle est occasion d’une si grande perte?

Amour : Je vais vous dire pourquoi l’âme conserve sa volonté : c’est parce qu’elle vit encore selon l’esprit, et en une vie selon l’esprit, il y a encore de la volonté.

Raison : Mon Dieu! sire Amour, dites-moi pourquoi, depuis le commencement de ce livre, vous avez nommé «âme» cette âme choisie et que vous aimez tant; alors que vous dites que les personnes égarées conservent leur volonté parce qu’elles vivent encore d’une vie selon l’esprit, pourquoi l’avez-vous tant de fois nommée par un nom si humble que celui d’«âme», qui est moindre que celui d’«esprit»?

Amour : Bonne question! En effet, à bien comprendre, tous ceux qui vivent d’une vie de grâce en accomplissant les commandements et en acceptant d’y trouver leur satisfaction 1, portent le nom d’«âme» véritablement; non pas celui d’«esprit», mais celui d’«âme» du fait de leur vie de grâce. En effet, toutes les hiérarchies du paradis ne portent pas un seul et même nom, qui permettrait de les désigner par leur nom le plus élevé; si toutes sont des anges, le premier ange ne reçut pas le nom de Séraphin, mais seulement celui d’ange, alors que les Séraphins portent l’un et l’autre. Comprenez ce que cela veut dire sans le dire. En effet, je vous ai pareillement dit que ceux qui gardent les commandements et à qui cela suffit, reçoivent le nom d’«âme» et non pas celui d’«esprit»; leur nom juste est «âme» et non pas «esprit» parce que ces gens-là sont loin de la vie selon l’esprit.

Raison : Et quand donc cette âme est-elle tout entière esprit?

Amour : C’est lorsque le corps est tout entier mis à mort et que la volonté se réjouit dans la honte, la pauvreté et la tribulation : il est alors tout entier esprit, mais pas autrement; alors ces créatures spirituelles connaissent la pureté de la conscience, la paix des affections et l’intelligence de la raison.

Chapitre 73. Comment il faut que l’esprit meure pour perdre sa volonté

Raison : Au nom de Dieu, sire Amour, je vous prie de me dire pourquoi il faut que l’esprit meure pour perdre sa volonté.

Amour : C’est parce que l’esprit est tout plein de volonté spirituelle, et nul ne peut vivre de vie divine tant qu’il a de la volonté, ni trouver satisfaction s’il n’a perdu sa volonté. Or, l’esprit n’est pas parfaitement mort jusqu’à ce qu’il ait perdu le sentiment de son amour, et la volonté qui lui donnait vie n’est pas morte non plus; et en cette perte, le vouloir atteint sa plénitude dans la satisfaction du bon plaisir divin; et en cette mort grandit la vie supérieure, qui est toujours soit libre, soit glorieuse.

Vérité : Au nom de Dieu, sire Amour divin, je vous prie de me montrer une âme parfaite en cet état.

Amour : Volontiers, et si elle n’est pas telle que je vais vous le dire, je vous recommande de la reprendre et de lui dire qu’elle est mal disposée et préparée pour me parler en ma chambre secrète, là où personne n’entre s’il n’est disposé comme vous allez me l’entendre dire.

Je n’ai pas d’autre bien-aimée que celle qui ne craint ni la perte ni le gain, sinon seulement pour mon bon plaisir; car autrement, elle chercherait son propre intérêt et non le mien, plutôt qu’elle serait avec moi; alors que cette mienne épouse ne saurait chercher son propre intérêt. Si elle avait commis autant de péchés que le monde entier en a jamais commis, et fait autant de bien que tous ceux qui sont au paradis, et si tout ce bien et tout ce mal apparaissaient au peuple tout entier, cette âme n’en ressentirait ni honte ni honneur pour elle-même, et elle ne voudrait ni cacher ni dissimuler son mal; et si elle faisait autrement, elle chercherait son propre intérêt et non le mien, plutôt qu’elle serait avec moi. Quelle honte ressentent ceux de mon paradis, même si l’on voit leurs péchés et les dons de gloire qu’ils reçoivent de moi? Certes, ils ne veulent nullement cacher leurs péchés, ils n’éprouvent pas de honte à ce qu’ils soient connus, ni non plus à montrer ma gloire.

Vérité : Mais certainement pas! Ils en laissent convenir le maître qui les cache ou les montre à sa volonté. Et les âmes dont nous parlons font la même chose, elles qui sont vases de cette élection : le Loin-Près leur représente ce noble don.

Chapitre 74. Pourquoi Amour appelle cette âme par un nom aussi humble que celui d’«âme»

Amour : Maintenant, Raison, vous me demandez pourquoi j’ai donné à cette âme un nom aussi humble que celui d’«âme». Raison, c’est à cause de votre grossièreté que je l’ai si souvent nommée par son surnom! Et parce que l’on comprend le sens caché de quelque chose grâce à un surnom, je m’en suis aidé, et je recommencerai; mais son nom juste, il est d’une noblesse parfaite : elle porte celui de «pure», de «céleste» et d’«Épouse de Paix». En effet, elle trône au fond de la vallée d’où elle voit le sommet de la montagne et d’où elle voit la montagne du sommet : nul ne peut pénétrer entre les deux; le sage y met en sûreté son trésor, c’est-à-dire le don du divin amour d’unité; et cette unité lui donne la paix et la nourriture subtile et merveilleuse du glorieux pays où demeure son bien-aimé. Elle ne se nourrit plus de ce qu’elle possède, mais de la vie glorieuse. Cette nourriture est celle de mon épouse choisie qui est Marie-de-Paix; et elle est Marie-de-Paix parce que Fin Amour la repaît. Marthe, sachez-le, est trop embarrassée et ne le sait pas; ses embarras la troublent, ce qui fait qu’elle est loin d’une telle vie.

Chapitre 75. Comment l’âme illuminée fait comprendre les choses susdites par l’exemple de la transfiguration de Jésus-Christ

Entendement de Lumière divine : Eh bien! Vous autres qui avez motif de vous cacher, dites-moi maintenant, par Amour, ce que vous comprenez en cela.

L’âme illuminée : Ce que j’en comprends, je vais vous le dire.

Les âmes qui ont motif de se cacher : Nous, nous comprenons que Jésus-Christ se transfigura sur la montagne du Thabor, où il n’y eut que trois de ses disciples. Et il leur dit de n’en point parler et de n’en rien dire jusqu’à ce qu’il soit ressuscité.

L’âme libre, aux esclaves de Nature, qui, pour autant, se cachent : Bien dit! Vous me donnez le bâton dont je vais vous vaincre! Aussi, je vous le demande : pourquoi Dieu fit-il cela?

L’âme qui se cache : Il le fit à cause de nous. Et puisqu’il nous l’enseigne, pourquoi ne le ferions-nous pas?

L’âme [libre] : Ah! Pauvres moutons! Que votre entendement est donc animal! Vous laissez le grain et vous prenez la paille! Je vous le dis : lorsque Jésus-Christ se transfigura devant trois de ses disciples, il le fit pour que vous sachiez que peu de gens verraient la gloire de sa transfiguration, et qu’il ne la montre qu’à ses amis intimes; c’est pour cela qu’il n’y en eut que trois. Et cela arrive encore en ce monde lorsque Dieu se donne dans l’ardeur de sa lumière au cœur de la créature.

Maintenant que vous savez pourquoi il y eut trois disciples, je vais vous dire pourquoi ce fut sur la montagne : ce fut pour montrer et signifier que nul ne peut voir les choses divines tant qu’il se mêle et s’occupe des choses temporelles, c’est-à-dire des choses moindres que Dieu. Et je vais vous dire pourquoi Dieu leur dit de n’en point parler jusqu’à ce qu’il soit ressuscité : ce fut pour montrer que vous ne pouvez dire un mot des secrets divins aussi longtemps que vous pourriez en prendre vaine gloire; jusque-là, personne ne doit en parler. En effet, je vous l’assure, autant celui qui a quelque chose à dissimuler ou à cacher, a quelque chose à montrer, autant celui qui n’a rien à montrer, n’a rien à cacher.

Chapitre 76. Où l’on montre qu’à l’exemple de la Madeleine et des saints, l’âme n’éprouve aucune confusion pour ses péchés.

L’âme : Mon Dieu, oui! Regardez la pécheresse repentante : elle n’éprouva point de confusion de ce que Jésus-Christ lui ait dit qu’elle avait choisi la meilleure part et la plus sûre, et, qui plus est, qu’elle ne lui serait jamais enlevée. Et elle n’éprouva point de confusion non plus de ce que ses péchés fussent connus de tout le peuple, au témoignage de l’Évangile même disant qu’au su de tous, Dieu chassa d’elle sept ennemis. Elle n’éprouva de confusion envers personne, sinon envers ceux à qui elle avait fait du mal; en effet, elle était envahie, ravie et possédée, et c’est pourquoi elle ne se souciait de personne, sinon de lui.

Et quelle fut la confusion de saint Pierre, alors que Dieu ressuscitait les morts à son ombre? Et il l’avait pourtant renié trois fois! Certes, il n’en éprouva point de confusion, mais cela lui fit plutôt grand honneur.

Quelle fut la confusion ou la gloire de saint Jean l’évangéliste, alors que Dieu fit par son intermédiaire la véritable Apocalypse? Et il s’était pourtant enfui à l’arrestation de Jésus-Christ!

L’âme : Je prétends que ni lui ni les autres n’en eurent ni confusion, ni honneur, ni volonté de se dissimuler ou de se cacher; et qu’ils ne se souciaient pas non plus de ce que Dieu faisait par leur intermédiaire, pour eux-mêmes comme pour le peuple, même si c’était là œuvre divine.

Ces exemples suffisent amplement à ceux qui peuvent comprendre, pour qu’ils comprennent ce qui resterait à dire, et ce livre n’est pas écrit pour d’autres.

Chapitre 77. Où l’âme demande si Dieu a mis une fin et un terme aux dons de sa bonté.

L’âme : J’ai dit, comme vous pouvez le voir plus haut, qu’ils n’eurent ni honte ni honneur de ce que Dieu fit pour eux, ni volonté de s’en cacher à personne.

Vérité : Mais, à coup sûr, ils n’auraient pas su pourquoi! car ils étaient désencombrés d’eux-mêmes et tout entier en Dieu.

L’âme : Mais, au nom de Dieu, puisqu’il leur fit ainsi cette grâce, n’en fait-il pas autant encore maintenant? Sa largesse à donner ne serait-elle plus ce qu’elle était? Aurait-il mis alors une fin et un terme aux dons de sa bonté?

Courtoisie : Certainement pas! Sa divine bonté ne pourrait pas le supporter. Pour qu’il fasse comme autrefois les grands dons qu’il veut faire, et pour qu’il donne ce qui ne l’a même jamais été ni n’a jamais été dit par aucune bouche et pensé par aucun cœur, il n’est que de vouloir et savoir s’y disposer. Comprenez, par Amour — Amour vous en prie —, qu’Amour a tant à donner et y met si peu de terme, qu’il réunit en un instant deux choses en une seule.

L’âme : Mais il y a une chose qu’il me plaît de dire, non pas pour ceux qui sont ainsi disposés, car ils n’en ont que faire, mais pour ceux qui ne le sont pas et qui le seront un jour (et ceux-là en ont quelque chose à faire!) : qu’ils soient sur leurs gardes, afin que, si Amour leur demande quelque chose de cela même qu’il leur a prêté, ils ne le refusent pas, quoi qu’il puisse en résulter, à quelque heure que ce soit et quelque Vertu qu’Amour envoie pour en être messager. En effet, en guise de messagers, les Vertus portent le vouloir d’Amour dans des lettres scellées de leur seigneur, comme le font les anges de la troisième hiérarchie.

Et tous ceux à qui Amour envoie ses messagers, qu’ils sachent aussi que, s’ils refusent alors ce que les Vertus demandent du dedans — lequel doit avoir seigneurie sur le corps —, jamais ils ne feront la paix avec le souverain qui les a envoyés, mais ils seront repris et troublés en leur connaissance, et encombrés d’eux-mêmes par manque de confiance. En effet, Amour dit que c’est lors d’un grand besoin que l’on reconnaît un ami.

Raison : Ici, répondez-moi : s’il ne l’aide pas dans le besoin, quand donc l’aidera-t-il? Dites-le-moi donc.

Amour : Et s’il ne m’en souvient pas, qu’y a-t-il là de merveilleux? Il me faut garder la paix de ma justice divine et rendre à chacun ce qui est sien; non pas ce qui n’est pas sien, mais ce qui l’est.

[À l’âme :] Maintenant, comprenez le sens caché de ce livre. En effet, une chose vaut pour autant qu’on l’apprécie et qu’on en a besoin, et pas plus. Or, lorsque je voulus avoir besoin de vous (je dis «besoin dans la mesure où je vous le demande) et que cela me plut, vous vous êtes refusée à moi en plusieurs de mes messagers; cela, personne ne le sait, sinon moi, et moi seul. Je vous ai envoyé les Trônes pour vous reprendre et vous donner des ordres, les Chérubins pour vous illuminer et les Séraphins pour vous embraser. Par tous mes messagers, je vous ai instruite de ma volonté et des états en lesquels je vous demandais d’être — et ils vous le faisaient savoir —, mais vous n’en teniez toujours pas compte. En voyant cela, je vous ai laissée à votre propre tutelle pour vous sauver vous-même; alors que si vous m’aviez obéi, vous auriez été différente, à votre propre témoignage. Oui, vous vous sauverez bien par vous-même, mais ce sera en une vie encombrée de votre propre esprit, et jamais elle n’en sera tout à fait désencombrée, car vous n’avez pas obéi à mes messagers ni aux Vertus lorsque je voulus par leur intermédiaire désaffranchir votre corps et affranchir votre esprit; et parce que vous n’avez pas obéi lorsque je vous instruisais par les Vertus subtiles que je vous envoyais et par mes anges dont je vous poursuivais, je ne puis pas non plus vous donner de droit la liberté que j’ai, car Justice ne peut faire cela. Oui, alors que je vous instruisais, si vous aviez obéi au vouloir des Vertus que je vous envoyais et à mes messagers dont je vous poursuivais, vous auriez eu de droit la liberté qui est la mienne. Ah! Madame, comme vous êtes encombrée de vous-même!

L’âme : C’est vrai, mon corps est plein de faiblesse, et mon âme est pleine de crainte, car je suis souvent inquiète selon ces deux natures, qu’on le veuille ou non, alors que les personnes libres ne le sont pas ni ne peuvent l’être.

Chapitre 78. Comment ceux qui n’ont pas obéi aux enseignements de perfection demeurent encombrés d’eux-mêmes jusqu’à la mort

Amour : Oui, âme épuisée, vous avez bien du mal et peu de gain! Et tout ça pour ne pas avoir obéi aux enseignements de perfection dont je vous poursuivais pour vous désencombrer en la fleur de votre jeunesse; néanmoins, vous n’avez jamais voulu changer, et vous n’en avez rien voulu faire. Vous avez plutôt toujours repoussé les demandes que je vous faisais connaître par des messagers aussi nobles que ceux dont vous venez d’entendre parler.

[Aux auditeurs :] Ces gens-là demeurent encombrés d’eux-mêmes jusqu’à la mort. Mais assurément, s’ils l’avaient voulu, ils auraient été délivrés de ce dont ils sont et seront en très grande servitude pour un petit profit… S’ils l’avaient voulu, ils en auraient été délivrés pour peu de chose. Oui, vraiment, il aurait suffi qu’ils se donnent eux-mêmes là où je les voulais, et je le leur montrais par les Vertus dont c’est l’office.

J’ai dit qu’ils auraient été absolument libres d’âme et de corps s’ils avaient suivi mon conseil exprimé par mes Vertus, mais ils leur refusèrent ma volonté et ce qu’il fallait qu’ils fassent, plutôt que je pénètre en eux avec ma liberté. Et parce qu’ils ne firent pas ce qu’il leur fallait faire, ils sont tout entier demeurés tels que vous l’entendez dire, et embarrassé d’eux-mêmes. Ils le savent bien, ceux qui sont libres, anéantis et ornés de délices, et ils voient par eux-mêmes l’esclavage des autres. En effet, le soleil véritable luit en leur lumière, si bien qu’ils voient les poussières dans le rayon du soleil grâce à l’éclat du soleil et de son rayon. Et quand ce soleil est en l’âme avec ces rayons et ces éclats, le corps n’éprouve plus de faiblesse ni l’âme de crainte, car le vrai Soleil de Justice n’a jamais soigné ni guéri une âme sans guérir le corps, lorsqu’il faisait des miracles sur terre; et il en fait encore souvent autant maintenant, mais pas pour ceux qui n’y mettent point de foi.

Ainsi pouvez-vous voir et entendre que celui-là est grand, fort, très libre et désencombré de toutes choses, qui se fie à Dieu, car alors Dieu le sanctifie.

Je viens de dire de ceux que je poursuivais de l’intérieur pour qu’ils obéissent à la perfection des Vertus et qui n’en ont rien fait, qu’ils demeureront jusqu’à la mort encombrés d’eux-mêmes; j’ajoute ceci : s’ils s’efforçaient chaque jour d’accomplir la perfection des apôtres par l’application de leur volonté, ils ne seraient pas pour autant désencombrés d’eux-mêmes — que personne ne s’y attende! —, pas plus de corps que d’âme. Non; et mieux encore : puisque la rudesse et les poursuites intérieures n’aboutissent pas à cela, il n’y a plus rien à faire. En effet, tout ce que l’on fait avec soi-même est tout encombré de soi-même : qu’ils le sachent, tous ceux qui entreprennent d’œuvrer avec eux-mêmes sans l’ardeur de l’effervescence intérieure.

Chapitre 79. Comment l’âme libre conseille de ne point s’opposer à ce que demande le bon esprit.

L’âme libre : Si je dis à tous ceux qui s’entraînent à la vie parfaite d’être sur leurs gardes, c’est pour qu’ils ne refusent pas ce que demande l’ardeur du désir du vouloir de l’esprit, si cher leur soit-il d’atteindre ce qu’il y a de meilleur et qui suit cette vie, elle que l’on nomme «vie égarée» et «vie selon l’esprit».

Amour : J’ai dit qu’ils soient sur leurs gardes, parce qu’ils en ont besoin s’ils veulent venir à ce qu’il y a de meilleur et l’atteindre; cette vie-ci en est domestique et servante, et elle prépare l’hôtel pour héberger à sa venue un état aussi grand que la liberté du rien-vouloir, état dont l’âme sera en tout point satisfaite, je veux dire : satisfaite de ce rien qui donne tout. En effet, celui qui donne tout possède tout, et personne d’autre.

L’âme : Oui, mais je voudrais dire encore ceci à ceux qui sont égarés : celui qui, comme je l’ai dit, se garderait en paix et accomplirait parfaitement le vouloir de l’ardeur du désir tranchant de l’opération de son esprit, en tenant ses sens si court qu’ils n’aient point d’opération en vertu de délibérations étrangères au vouloir de l’esprit, celui-là parviendrait ensuite, en héritier légitime, au plus près de l’état dont nous parlons.

Amour : Cette âme serait la fille aînée du Roi Très-Haut, à qui rien d’aimable ne manque. Et cette dame a atteint l’état dont nous parlons là où il est le plus noble, et je vais vous dire comment : rien n’est vide en elle qui ne soit tout rempli de moi-même; et c’est pourquoi elle ne peut abriter ni inquiétude ni ressouvenance, si bien qu’elle n’a plus en elle aucune image. Cependant, Pitié et Courtoisie ne sont pas éloignées de cette âme lorsqu’il le faut, c’est-à-dire en leur temps et en leur lieu.

L’âme : Il est juste que Pitié et Courtoisie ne soient pas éloignées de moi, car elles ne le furent pas non plus de Jésus-Christ par qui j’ai de nouveau la vie; et quoique sa douce âme ait été glorifiée dès qu’elle fut unie à un corps mortel et à une nature divine en la personne du Fils, Pitié et Courtoisie demeurèrent néanmoins en lui. Qui serait courtois n’aimerait que ce qu’il devrait; or, jamais il n’a aimé l’humanité du Fils de Dieu, celui qui l’aime temporellement, et jamais il ne l’a aimé divinement, celui qui aime quelque chose corporellement; car ceux qui aiment sa divinité, ils ressentent peu son humanité : jamais celui qui la ressent corporellement ne lui fut conjoint ni uni, ni n’en fut divinement empli. Et que ressentirait-on? Si Dieu ne bougeait pas, rien non plus ne bougerait! Maintenant, comprenez avec noblesse le sens caché de cela.

Raison : Oui, que de telles âmes soient fortes, cela est clair dans le cas du Baptiste.

Amour : Fut-il jamais faible et encombré de lui-même?

L’âme : Certes non! Amour ne détruit pas, mais il instruit plutôt, il nourrit et soutient ceux qui se fient à lui, car il rassasie, il est un abîme et un océan débordant.

Chapitre 80. Comment l’âme chante et déchante

L’âme : Un moment je chante, un autre je déchante, mais tout cela pour ceux qui ne sont pas encore libres, afin qu’ils entendent quelques points touchant la liberté et ce qu’il faut pour y parvenir.

Amour : Par une lumière divine, cette âme a aperçu l’état du pays où elle doit être, et elle a passé la mer pour sucer la moelle du haut cèdre. En effet, nul ne prend ni n’atteint cette moelle, s’il ne passe la haute mer et s’il ne noie sa volonté en ses ondes. Vous qui aimez, comprenez ce que cela veut dire.

Je viens de dire que, par moi, cette âme est venue au rien, et même au moins qu’infiniment rien : en effet, tout comme Dieu est insaisissable quant à sa puissance, cette âme est endettée de son insaisissable néant pour une seule heure de temps où elle a dressé sa volonté contre lui. Elle lui doit, sans réduction, la dette que mérite sa volonté, et cela autant de fois qu’elle a voulu la lui dérober.

L’âme : O Dieu vrai, vous qui voyez et supportez cela, qui donc va payer cette dette? (Se répondant à elle-même :) Eh bien! cher Seigneur, vous la paierez vous-même! Car la pleine bonté qui émane de votre courtoisie ne pourrait supporter que je n’en sois acquittée par le don d’Amour, de lui à qui vous faites payer en un instant toutes mes dettes. Ce très doux Loin-Près a porté le dernier denier de ma dette, et il me dit que vous avez autant à me rendre que moi envers vous. En effet, si je vous dois autant que vous valez, vous me devez autant que vous avez, car telle est la largesse de votre nature divine. Et, pour autant, cet aimable Loin-Près dont je viens de parler dit que ces deux dettes doivent s’annuler et n’en faire dorénavant qu’une seule; et j’en suis d’accord, car c’est là le conseil de mon prochain.

Raison : Mais, au nom de Dieu, Madame, qui donc est votre prochain le plus proche?

L’âme : C’est l’exhaussement qui me ravit : il m’envahit et m’unit au cœur de la moelle du divin Amour, et j’en suis liquéfiée; il est donc juste que je me souvienne de lui, car je suis abandonnée en lui. Il faut se taire sur cet état, car l’on n’en peut rien dire.

Amour : Rien, c’est vrai. Pas plus que l’on ne pourrait enfermer le soleil bien longtemps, cette âme ne peut dire en vérité quelque chose de cette vie, à côté de ce qu’il en est en réalité.

Étonnement : Oui, Madame, vous êtes une source d’amour divin, source où prend naissance la fontaine de la connaissance divine, source et fontaine où prend naissance le fleuve de la louange divine.

L’âme, confirmée en son néant : J’abandonne tout parfaitement, à la volonté divine.

Chapitre 81. Comment cette âme ne se soucie ni d’elle-même, ni de son prochain, ni de Dieu même.

Amour : Ainsi, cette âme tient son juste nom du néant où elle demeure. Et puisqu’elle n’est rien, elle ne se soucie de rien, ni d’elle-même, ni de son prochain, ni de Dieu même. En effet, elle est si petite qu’elle ne peut être trouvée; et toute chose créée est si éloignée d’elle, qu’elle ne peut la sentir; et Dieu est si grand, qu’elle n’en peut rien saisir; et pour ce rien, elle en est venue à la sûreté de ne rien savoir et de ne rien vouloir. Et ce rien dont nous parlons lui donne tout, et personne ne peut le posséder autrement.

Cette âme est emprisonnée et détenue au pays de paix entière, car elle est toujours en pleine satisfaction; elle y nage, elle y plonge, elle s’y baigne et y regorge de paix divine, sans qu’elle se meuve de son dedans ni qu’elle agisse au-dehors : ces deux choses lui ôteraient cette paix si elles pouvaient pénétrer en elle; mais elles ne le peuvent pas, car l’âme est en «état de souveraineté, et c’est pourquoi elles ne peuvent l’importuner ni la troubler en rien. Si elle fait quelque chose au-dehors, c’est toujours sans elle-même; si Dieu fait son œuvre en elle, c’est de lui-même en elle, sans elle et pour elle. Et cette âme n’en est pas plus encombrée que son ange ne l’est de la garder, car l’ange n’est pas plus encombré de nous garder que s’il ne nous gardait pas. En effet, cette âme n’est pas plus encombrée de ce qu’elle fait sans elle-même, que si elle ne le faisait pas, car d’elle-même, elle n’a rien : elle a tout donné librement, sans aucun «pourquoi», car elle est dame de l’époux de sa jeunesse, lequel est le soleil resplendissant qui échauffe et nourrit la vie de ce qui est et qui provient de son être à lui. Cette âme n’en est point restée ni au doute ni au chagrin.

Raison : Mais comment cela?

Amour : Par une alliance sûre et un accord véritable de vouloir seulement les dispositions divines.

Chapitre 82. Comment cette âme est libre

[L’auteur, aux auditeurs :] L’âme qui en est là parfaitement, elle est libre par ses quatre quartiers. Il faut en effet qu’un homme ait quatre quartiers de noblesse avant de pouvoir être appelé gentilhomme, et il en va de même au sens spirituel.

Le premier quartier par lequel cette âme est libre, c’est qu’elle n’a point de reproches en elle, même si elle ne fait ni n’opère les œuvres des Vertus. Au nom de Dieu, comprenez si vous le pouvez, vous qui entendez! Comment se pourrait-il que l’exercice d’Amour s’accompagne d’œuvres des Vertus, alors qu’il faut que cessent les œuvres là où Amour s’exerce?

Le second quartier, c’est qu’elle n’a pas de volonté, pas plus que les morts dans les tombeaux, sinon seulement la volonté divine. Cette âme ne se soucie ni de justice ni de miséricorde : elle établit et elle met tout en la seule volonté de celui qui l’aime C’est là le second quartier par lequel cette âme est libre.

Le troisième quartier, c’est qu’elle croit et prétend qu’il n’y eut, qu’il n’y a et qu’il n’y aura jamais personne de pire qu’elle, ou qui soit mieux aimé de celui qui l’aime telle qu’elle est. Notez cela et ne le comprenez pas de travers!

Le quatrième quartier, c’est qu’elle croit et prétend ceci : pas plus que Dieu ne peut vouloir autre chose que ce qui est bon, pas plus elle ne peut vouloir autre chose que sa divine volonté. Amour l’a tant enrichie de lui-même, qu’il lui fait prétendre cela, lui qui, de et par sa bonté, l’a transformée en cette bonté; lui qui, de et par son amour, l’a transformée en cet amour; lui qui, de et par son vouloir divin, l’a purement transformée en ce vouloir. Il est cela même de lui-même et en lui-même pour elle; et cela, elle le croit et le prétend, et autrement elle ne serait pas libre par tous ses quartiers.

Comprenez le sens caché de cela, auditeurs de ce livre, car il s’y trouve le grain qui nourrit l’épouse : cela vaut pour autant qu’elle est en l’état où Dieu la fait être, là où elle a donné sa volonté et où elle ne peut donc vouloir que la volonté de celui qui, de lui-même et pour elle, l’a transformée en sa bonté.

Et si elle est ainsi libre par tous ses quartiers, elle perd son nom, car elle accède à la souveraineté. C’est pourquoi elle le perd en celui avec qui elle se fond et en qui elle s’abandonne, par lui, en lui et pour elle-même, tout comme ferait une eau qui viendrait de la mer et qui recevrait un nom, par exemple l’Oise, ou la Seine ou une autre rivière : quand cette eau ou cette rivière rentre dans la mer, elle perd son cours et le nom sous lequel elle courait en plusieurs pays en accomplissant son œuvre; maintenant qu’elle est dans la mer et s’y repose, elle a perdu cette peine. De même en va-t-il pour cette âme; vous avez assez de cet exemple pour trouver le sens caché de son histoire : elle est venue de la mer et a reçu un nom, puis elle y rentre et perd ainsi son nom, et elle n’en a plus d’autre que celui de ce en quoi elle est parfaitement transformée, c’est-à-dire que celui de l’amour de l’époux de sa jeunesse, lui qui a transformé l’épouse tout entière en lui : il est, donc elle est; cela lui suffit merveilleusement, elle en est donc émerveillée; il est Amour jouissant, elle est donc amour, et cela la délecte.

Chapitre 83. Comment cette âme reçoit le nom de la transformation en laquelle Amour l’a transformée.

Amour : Maintenant, cette âme est sans nom, et c’est pourquoi elle reçoit celui de la transformation en laquelle Amour l’a transformée, tout comme les eaux dont nous avons parlé reçoivent le nom de «mer», car il n’y a plus que la mer dès qu’elles y sont rentrées.

Et il n’y a pas non plus de nature du feu qui n’attire en elle quelque matière, car le feu fait une seule chose de lui-même et de la matière — non pas deux, mais une seule —; il en va de même de ceux dont nous parlons : Amour attire toute leur matière en lui, et c’est une même chose qu’Amour et que ces âmes — non pas deux, car il y aurait alors discorde entre elles, mais une seule chose, et pour autant, il y a concorde.

Chapitre 84. Comment l’âme libre par ses quatre quartiers accède à la souveraineté et vit librement de vie divine.

Amour : J’ai dit que l’âme qui est ainsi libre par ses quatre quartiers, accède ensuite à la souveraineté.

Raison : Aïe! Amour, n’y a-t-il aucun don plus élevé?

Amour : Mais si! Il y en a un, et c’est son prochain le plus proche; en effet, lorsqu’elle est ainsi libre par ses quatre quartiers et noble en toutes les branches qui descendent d’elle — aucun vilain n’y est pris en mariage, et c’est pourquoi elle est absolument noble —, l’âme vient alors à un étonnement que l’on nomme «le rien-penser du proche Loin-Près». Désormais, elle ne vit plus seulement de vie de grâce et de vie selon l’esprit, mais aussi de vie divine, librement — non pas glorieusement, car elle n’est pas glorifiée, mais divinement —. En effet, Dieu l’a alors sanctifiée par lui-même; et là, personne ne peut pénétrer, qui soit contraire à la bonté.

[L’auteur, aux auditeurs :] Comprenez comme il faut, car cela vaut pour autant que cette âme est en cet état; Dieu vous donne d’y être continuellement sans en sortir! Je le dis à ceux pour qui Amour a fait faire ce livre, et à ceux pour qui je l’ai écrit. Mais vous qui n’en êtes pas, ni n’en fûtes, ni n’en serez, vous perdriez votre peine à vouloir le comprendre : il n’en peut rien goûter, celui qui, soit n’est pas en Dieu sans être, soit n’a pas Dieu en lui en étant 3. Comprenez le sens caché de cela, car ce qui nourrit, c’est ce qui a bon goût; on le dit souvent, en effet : «Mauvais goût mal nourrit!»

Raison, elle qui est encombrée : À coup sûr, voilà qui est bien dit!

L’âme, saisie dans le rien-penser par ce proche Loin-Près qui la délecte en paix : Vraiment, personne ne pourrait dire ni penser la grossièreté et l’encombrement de Raison! On le voit bien à ses disciples! Un âne qui voudrait les écouter n’y trouverait rien à redire! Mais Dieu m’a bien gardée de tels disciples! Ils ne me retiendront pas en leur conseil, et je ne veux plus écouter leur doctrine, car je m’y suis trop longtemps tenue, même si cela m’a été bon. Maintenant, j’ai mieux, quoiqu’ils ne le sachent pas, car un esprit étroit ne peut apprécier une chose de grosse valeur ou comprendre ce dont Raison n’est pas maîtresse; ou s’il le comprend, ce ne sera toujours pas bien souvent! Et c’est pourquoi je dis que je ne veux plus écouter leur grossièreté; qu’ils ne m’en parlent plus, je ne puis plus la souffrir! et je n’en ai d’ailleurs ni les moyens ni la raison. Et c’est là une œuvre de Dieu, car Dieu fait son œuvre en moi : je ne lui dois point d’œuvre, puisque lui-même opère en moi; et si j’y mettais du mien, je déferais son œuvre. Et c’est ainsi que les disciples de Raison voudraient, si je les en croyais, me ramener en cette pauvreté de leur conseil. Mais ils perdent leur peine, car c’est là chose impossible; cependant, je les en excuse pour leur bonne intention.

Chapitre 85. Comment cette âme est libre, plus que libre, parfaitement libre

Amour : Cette âme est libre, plus que libre, parfaitement libre, suprêmement libre, à sa racine, en son tronc, en toutes ses branches et en tous les fruits de ses branches.

Cette âme a pour héritage une liberté parfaite; chacun de ses quartiers en est revêtu sur sa plaine 1. Elle ne répond à personne si elle ne le veut bien et s’il n’est de son lignage, car un gentilhomme ne daignerait répondre à un vilain qui l’appellerait ou le convoquerait sur un champ de bataille; et c’est pourquoi, qui appelle cette âme ne la trouve pas : ses ennemis n’en reçoivent plus réponse.

L’âme : C’est juste. Puisque je crois Dieu en moi, il faut qu’il se souvienne de moi; sa bonté ne peut me perdre.

Amour : Cette âme est écorchée vive en étant mise à mort, elle est embrasée par l’ardeur du feu de la charité, et sa cendre est jetée en haute mer par le néant de sa volonté. Elle est d’une aimable noblesse dans la prospérité, d’une haute noblesse dans l’adversité, et d’une excellente noblesse en tous lieux, quels qu’ils soient. Celle qui est telle ne recherche plus Dieu, ni dans la pénitence, ni dans les sacrements de la Sainte Église, ni dans les pensées, ni dans les paroles, ni dans les œuvres, ni dans les créatures d’ici-bas, ni dans les créatures d’en haut, ni dans la justice, ni dans la miséricorde, ni dans la gloire glorieuse, ni dans la connaissance divine, ni dans l’amour divin, ni dans la louange divine.

Chapitre 86. Comment Raison est émerveillée de ce qui est dit de cette âme

Raison : Mon Dieu, mon Dieu, mon Dieu! Que dit cette créature? Il y a là de quoi étonner le monde entier! Mais que vont dire ceux que j’ai nourris? Je ne saurais pas quoi leur dire ni quoi leur répondre pour arranger cela!

L’âme : Voilà qui ne me surprend pas! Pour tout ce qui touche à cet état, ce sont en effet des gens qui ont des pieds et pas de chemin, des mains pour ne rien faire, une bouche et pas de parole, des yeux et pas de lumière, des oreilles pour ne rien entendre, une raison pour ne pas raisonner, un corps pour ne pas vivre et un cœur pour ne rien comprendre. Voilà pourquoi ceux que vous avez nourris vont de surprise en surprise!

Amour : Oui, vraiment, ce sont là des surprises dont ils sont bien surpris! En effet, ils sont trop éloignés du pays où l’on a cet exercice pour être à sa hauteur; alors que ceux qui y sont, qui appartiennent au pays où Dieu vit, ils n’en sont pas surpris.

L’âme libérée : Ah non! À Dieu ne plaise! car ce serait chose vilaine; je vais vous dire et vous montrer comment par un exemple : si un roi faisait à l’un de ses loyaux serviteurs un don si grand qu’il serait riche pour toujours sans plus jamais servir, un homme sage en serait-il surpris? Il ne devrait certes point l’être, car ce serait là blâmer le roi, le don qu’il a fait et celui qui est affranchi par ce don.

Courtoisie : Et moi je vais vous dire en quoi et pourquoi : c’est parce qu’un homme sage n’est pas surpris que l’on fasse ce que l’on doit faire; au contraire, il loue, il apprécie et il aime cela; et s’il en était surpris, il montrerait par là que l’on aurait fait quelque chose d’inconvenant. Alors que le vilain de cœur et le petit esprit, parce qu’il ne sait, faute de sens, ce que sont honneur et courtoisie ni ce qu’est le don d’un noble seigneur, en est grandement surpris.

Vérité : Ce n’est pas surprenant, il en est bien cause, comme vous avez pu l’entendre.

L’âme libérée, dans la noblesse de son unité : Pardieu! Comment quelqu’un de sensé serait-il surpris de ce que je dise des choses grandes et nouvelles, et de ce que je trouve partout, de tout et en tout ma pleine satisfaction? Mon bien-aimé est grand, lui qui me fait un grand don, et comme il est toujours neuf, il me renouvelle ce don; et comme il est par lui-même rempli et rassasié de l’abondance de tous les biens, je suis remplie et rassasiée de l’abondance des délices de la bonté qui déborde de sa bonté divine, sans que je la cherche avec peine et avec effort dans les satisfactions dont parle ce livre 2. Il est, et c’est cela qui me rassasie.

Pure Courtoisie : C’est tout à fait juste. Il revient à l’amant, puisqu’il en est digne, de rassasier sa bien-aimée de sa bonté.

Marthe est troublée, Marie est en paix; Marthe est louée, Marie l’est plus encore; Marthe est aimée, Marie l’est bien plus.

Marie n’a qu’un seul esprit en elle, c’est-à-dire une seule intention, qui lui fait trouver la paix; mais Marthe en a tout le temps de nouvelles, si bien que sa paix est tout le temps troublée; et pour autant, l’âme libre ne peut avoir qu’une seule intention.

Cette âme entend tout le temps ce qu’elle n’entend pas;

Elle voit tout le temps ce qu’elle ne voit pas;

Ainsi est-elle tout le temps là où elle n’est pas;

Ainsi sent-elle tout le temps ce qu’elle ne sent pas.

Et elle possède alors son bien-aimé et dit :

L’âme : Je le possède, car il est mien. Je ne le laisserai pas s’en aller : il est en ma volonté. Advienne que pourra, puisqu’il est avec moi, et ce serait ma faute que de m’inquiéter.


Chapitre 87. Comment cette âme est souveraine des Vertus et fille de Divinité

Amour : Cette âme est souveraine des Vertus, fille de Divinité, sœur de Sagesse et épouse d’Amour.

L’âme : C’est vrai, mais voilà qui semble à Raison un langage surprenant. Cela n’est pas merveille, car avant peu de temps, elle ne sera plus; alors que moi, je suis et serai toujours sans défaillir, car Amour n’a ni commencement, ni fin, ni mesure, et je ne suis qu’Amour : comment donc en aurais-je? Cela ne saurait être!

Raison : Mon Dieu! Comment oser dire une chose pareille? Je n’ose l’écouter, et en vérité, Madame, je défaille à vous entendre… le cœur me manque! je me meurs!

L’âme : Las! Que n’est-elle morte depuis longtemps! Car tant que je vous ai possédée, dame Raison, je n’ai pu jouir librement de mon héritage ni de ce qui était et est à moi; mais maintenant, je puis en jouir librement puisque je vous ai blessée à mort par amour!

Oui, désormais, Raison est morte.

Amour, à cette âme qui est Amour même et rien d’autre qu’Amour, depuis qu’Amour, en sa bonté divine, a jeté sous ses pieds et mis à mort sans retour Raison et les œuvres des Vertus : Je vais vous dire ce que Raison dirait si elle était vivante en vous, et ce qu’elle vous demanderait, à vous qui êtes notre bien-aimée.

Chapitre 88. Comment Amour demande ce que Raison demanderait si elle était en vie, à savoir, qui est la mère de Raison et des autres Vertus

Amour : Je vais vous dire ce que Raison demanderait si elle était en vie : elle demanderait qui est sa mère et celle des autres Vertus, ses sœurs, et si à leur tour elles sont mères de quelqu’un.

(Se répondant à lui-même :) Oui, toutes les Vertus sont mères.

L’âme : Mais de qui? de Paix?

Amour : De Sainteté!

L’âme : Ainsi, toutes les Vertus, elles qui sont sœurs de Raison, sont mères de Sainteté?

Amour : Oui, mais de cette Sainteté que Raison comprend, et pas d’une autre.

L’âme : Et qui donc sera mère des Vertus?

Amour : C’est Humilité, mais non l’humilité qui est telle par l’œuvre des Vertus, car celle-ci est sœur germaine de Raison — je dis «sœur» parce qu’une mère est plus que son enfant, infiniment plus, comme vous pouvez le voir vous-même.

L’âme, parlant à la place de Raison : Et d’où est donc l’Humilité qui est mère de ces Vertus? De qui est-elle fille, et d’où vient-elle pour être mère d’un si grand lignage que celui des Vertus, et grand-mère de Sainteté, dont les Vertus sont mères? Qui donc est l’aïeule de cette Sainteté? Personne ne peut-il dire d’où vient cette lignée?

Amour : Non; celui qui le sait ne sait rien qui se puisse mettre en paroles.

L’âme : C’est vrai, mais je mentirais plutôt que de n’en rien dire!

Cette Humilité, qui est grand-mère et mère, est fille de divine majesté, si bien qu’elle naît de Divinité. Déité est sa mère, et l’aïeule de ses branches, dont les rejets produisent du fruit en abondance. Nous nous en tairons, car en parler les gâte. Cette Humilité a donné le tronc et le fruit de ces rejets : c’est pourquoi s’en approche la paix de ce Loin-Près, lui qui la désencombre de toute opération. Le parler l’endommage, la pensée l’enténèbre. Loin-Près la désencombre et plus rien ne l’encombre : elle est quitte de tout service et vit de liberté.

Qui sert, n’est pas libre;

Qui sent, n’est pas mort;

Qui désire, veut;

Qui veut, mendie;

Qui mendie fait défaut

Au divin contentement.

Mais ceux qui sont toujours loyaux envers elle, ils sont toujours envahis par Amour, anéantis par Amour et tout dérobés par Amour; aussi n’ont-ils soin que d’Amour, même s’ils souffrent et endurent pour toujours des tourments aussi grands que Dieu est grand dans sa bonté. Et jamais elle n’aima en finesse, l’âme qui douterait que ce soit là vérité!

Chapitre 89. Comment cette âme a tout donné dans la liberté de sa noblesse

Amour : Cette âme a tout donné dans la liberté de la noblesse de l’œuvre de la Trinité : en elle, elle établit sa volonté avec tant de dépouillement, qu’elle ne peut pécher à moins de s’en arracher. Et si elle n’a pas de quoi pécher, c’est que personne ne le peut sans volonté. Elle n’a donc pas à s’en garder pour peu qu’elle laisse sa volonté là où elle est établie, c’est-à-dire en celui qui la lui avait donnée librement en sa bonté; mais il voulait, en retour, la recevoir à sa prière de la main de sa bien-aimée, libre et dépouillée, sans nul «pourquoi 1» de sa part, et cela pour deux raisons : parce qu’il le veut, et parce qu’il le mérite. Aussi n’a-t-elle point connu de paix abondante et continue jusqu’à ce qu’elle ait été purement dépouillée de son vouloir.

Cette âme ressemble à quelqu’un qui serait toujours ivre : qui est ivre ne se soucie de rien qui lui arrive, sous quelque forme que les événements arrivent, pas plus que si cela ne lui arrivait pas; et s’il s’en souciait, c’est qu’il ne serait pas vraiment ivre. De même, si cette âme a de quoi vouloir, c’est qu’elle est mal établie et qu’elle peut bien encore tomber lorsque l’adversité ou la prospérité l’assaille. Elle n’est alors pas «toute», puisqu’elle n’est pas rien tant qu’elle a de quoi vouloir, et que sa pauvreté et sa richesse sont de vouloir donner ou retenir.

Je voudrais bien dire encore ceci à tous ceux, qu’ils le veuillent ou non, que leur désir réclame et appelle du dedans vers des œuvres de perfection accomplies en cultivant Raison : s’ils voulaient être ce qu’ils pourraient être, ils en viendraient à l’état dont nous parlons, en même temps qu’ils seraient seigneurs sur eux-mêmes, sur le ciel et sur la terre.

Raison : Comment cela, «seigneurs»?

L’âme libre, qui possède tout sans y mettre son cœur — car si son cœur le sent, c’est qu’elle n’en est pas là : Cela, personne ne peut le dire.

Chapitre 90. Comment on peut venir à la perfection en faisant le contraire de son vouloir

Amour : J’ai dit que celui qui obéirait à la demande provenant du dedans de son esprit — s’il est provoqué à un bon vouloir, car autrement, je ne le dis pas —, s’il laissait tout son vouloir du dehors pour vivre une vie selon l’esprit, il en viendrait aussi à une totale seigneurie.

L’esprit, qui cherche cela même en sa vie égarée : Au nom de Dieu, dites-nous donc comment!

L’âme libérée : Cela, personne ne peut le dire, sinon celui-là seul qui est tel en sa créature du fait

de sa bonté pour elle. Mais je puis bien vous dire qu’il faut, avant d’y parvenir, accomplir parfaitement le contraire de son vouloir et nourrir les Vertus jusqu’à la gorge, et se tenir ferme sans défaillir pour que l’esprit ait toujours seigneurie sans contrariété.

Vérité : Mon Dieu! Comment serait-il malade, le corps dont le cœur enferme un tel esprit?

L’âme libérée : J’ose bien dire que ce vouloir — et il faut l’avoir en la vie égarée, c’est-à-dire en la vie selon l’esprit —, gâterait en un bref instant les humeurs de toutes les maladies : tel est le remède de l’ardeur de l’esprit.

Amour : C’est vrai! Qu’il l’essaie, celui qui en doute, et il en saura la vérité! Maintenant, je vous dirai ceci : à l’opposé de ce qui se passe pour l’âme libérée, la vie dont nous avons parlé et que nous appelons «vie selon l’esprit», ne peut trouver la paix si le corps ne fait toujours le contraire de sa volonté; il faut comprendre que ces gens-là font l’opposé de ce que veut leur sensualité, et qu’autrement, s’ils ne vivaient pas à l’opposé de leur bon plaisir, ils retomberaient dans la perdition de cette vie. Mais ceux qui sont libres font tout le contraire : en effet, tout comme il faut faire, dans la vie selon l’esprit, le contraire de sa volonté pour ne pas perdre la paix, à l’opposé, ceux qui sont libres font tout ce qui leur plaît pour ne pas perdre la paix, puisqu’ils en sont venus à l’état de liberté, c’est-à-dire puisqu’ils sont tombés des Vertus en Amour, et d’Amour en Néant.

Chapitre 91. Comment la volonté de ces âmes est la volonté d’Amour; quelle en est la raison

L’âme : Ceux-là ne font rien qui ne leur plaise, et s’ils le faisaient, ils s’enlèveraient à eux-mêmes la paix, la liberté et la noblesse. En effet, une âme n’est pas accomplie tant qu’elle ne fait pas ce qui lui plaît et qu’elle n’éprouve point de remords à faire son bon plaisir.

Amour : C’est juste, car sa volonté est nôtre : elle a passé la mer Rouge et ses ennemis y sont restés». Son bon plaisir est notre volonté, du fait de la pureté de l’unité du vouloir de la divinité, où nous l’avons enfermée. Sa volonté est nôtre, car elle est tombée de la grâce en la perfection de l’œuvre des Vertus, des Vertus en Amour, d’Amour en Néant, et de Néant en la glorification ade Dieu, laquelle se voit par les yeux de Sa Majesté qui l’a ici glorifiée par lui-même. Aussi est-elle si remise en lui, qu’elle ne voit plus ni elle, ni lui; et c’est pourquoi il se voit tout seul, du fait de sa divine bonté. Il sera par lui-même en cette bonté qu’il avait de lui-même avant que l’âme soit et qu’il lui donne sa bonté dont il la fit souveraine : telle fut sa volonté libre, et il ne peut la retrouver de lui-même sans le bon plaisir de l’âme; mais il la retrouve maintenant sans aucun «pourquoi», au point même où il l’avait avant que celle-ci en soit souveraine. Personne ne vit cela sinon lui, personne n’aime sinon lui, car personne n’est sinon lui; et pour autant, il est seul à aimer, seul à se voir et seul à se louer de ce qu’il est en lui-même. Et ici, je m’arrête, car c’est l’état le plus noble que l’âme puisse connaître ici-bas.

Mais il y a cinq états en dessous de celui-là, et il faut aller jusqu’au bout de ce que demande chacun d’eux, avant que l’âme puisse recevoir ce sixième, qui est le plus profitable, le plus noble et le plus aimable de tous. Quant au septième, il est au paradis, et il est parfait sans que rien lui manque. Ainsi Dieu fait-il ses œuvres divines en ses créatures par sa bonté : là où «il se trouve, le Saint-Esprit souffle, et c’est comme cela qu’il fait ses merveilles en elles.

Chapitre 92. Comment l’âme se désencombre de Dieu, d’elle-même et de son prochain

L’âme satisfaite : Oui, Seigneur, vous avez tant souffert par nous, et vous avez opéré tant de choses en nous, par vous-même et de vous-même, que ces deux œuvres ont pris fin en nous, mais bien tard! Maintenant, faites votre œuvre en nous de vous-même, pour nous-mêmes et sans nous-mêmes, comme il vous plaira, Seigneur. Car pour moi, dorénavant, je ne crains plus rien; je me désencombre de vous, de moi-même et de mon prochain, et je vais vous dire comment : je vous abandonne, je m’abandonne moi-même et j’abandonne tout mon prochain au savoir de votre divine sagesse, au pouvoir de votre divine puissance et au gouvernement de votre divine bonté, et cela, pour votre seule divine volonté. Et seules ces choses divines, anéanties, illuminées et glorifiées par la majesté divine, m’ont libérée de toutes choses; et cela sans retour, car autrement, s’il y manquait quelque chose, ce ne serait pas un don.

(La même, aux esclaves de Raison et de Nature, pour leur faire envie :) Maintenant, si vous le voulez et si vous avez reçu ce don, comprenez : je ne dois rien, si Amour n’est pas esclave ou si rien n’est qui ne puisse être; et quand cela est, Dieu vit alors lui-même en cette créature et sans qu’elle l’en empêche.

Chapitre 93. Où l’on parle de la paix de la vie divine

[L’auteur, aux auditeurs :] La paix de cette vie, qui est vie divine, ne se laisse ni penser, ni dire, ni écrire, tant l’âme est en cet amour sans l’œuvre du corps, sans celle du cœur, sans celle de l’esprit : c’est par l’œuvre divine qu’elle a accompli la Loi. Raison apprécie bien que Madeleine ait cherché Jésus-Christ, mais Amour s’en tait. Notez-le bien et ne l’oubliez pas, car elle manquait à la vie divine — que Vérité nomme vie glorieuse — tant qu’elle le cherchait. Mais lorsqu’elle fut au désert, Amour la posséda et l’anéantit, et c’est pourquoi Amour fit désormais son œuvre en elle, pour elle, sans elle, et elle vécut désormais de la vie divine qui lui fit posséder la vie glorieuse. Désormais, elle trouva Dieu en elle-même, sans le chercher; et d’ailleurs, elle n’avait pas de quoi, puisqu’Amour l’avait possédée. Mais avant qu’Amour la possède, elle le cherchait par le désir du vouloir en une façon de sentir selon l’esprit, et pour autant, elle était humaine et d’humble condition, car elle était égarée, «marrie», et non pas Marie. Elle ne savait pas, lorsqu’elle le cherchait, que Dieu est tout entier partout; sinon, elle ne l’aurait pas cherché. Et je n’ai trouvé personne qui le sût toujours, si ce n’est la vierge Marie : jamais elle n’eut de volonté par sensualité ni ne fit d’œuvre selon l’esprit, mais elle eut seulement la volonté de la divinité, laquelle naît de l’opération divine. Vouloir seulement la volonté divine : voilà ce que fut, est et sera son divin regard, sa nourriture divine, son amour divin, sa paix divine, sa louange divine, tout son labeur et son repos. Et c’est pourquoi elle reçut, sans aucun intermédiaire en son âme, la vie glorieuse de la Trinité en un corps mortel.

Chapitre 94. Du langage de la vie divine

[L’auteur, aux auditeurs :] Le langage de cette vie, qui est vie divine, c’est le silence secret de l’amour divin. Elle y est venue depuis longtemps si elle l’a voulu depuis longtemps. Il n’y a plus ici d’autre vie que de toujours vouloir la volonté divine.

Pourquoi tarder à vous abandonner vous-même? Car nul ne peut reposer au suprême repos s’il n’est d’abord épuisé, j’en suis certain. Laissez les Vertus avoir ce qui en vous leur appartient du vouloir tranchant et du cœur de votre esprit, jusqu’à ce qu’elles vous aient acquittés de ce que vous devez à Jésus-Christ; cela, il convient de le faire, avant que de venir à la Vie.

Au nom de Dieu, comprenez ce que dit Jésus-Christ lui-même : ne dit-il pas en l’Evangile que «quiconque croira en moi fera les œuvres mêmes que je fais, et il en fera encore de plus grandes»? Où se trouve, je vous le demande, le sens caché de cette parole? Jusqu’à ce que l’on ait payé à Jésus-Christ tout ce qu’on lui doit, on ne peut trouver la paix du pays de l’état divin où demeure la Vie. Que Dieu vous donne rapidement l’accomplissement de votre perfection naturelle, l’accord des puissances de l’âme et la satisfaction en toutes choses! Cela, il vous faut l’avoir, car c’est là le sentier de la vie divine, que nous appelons «vie glorieuse». Et cet état dont nous parlons, dont Amour, par sa bonté, nous donne le modèle, reconduit aujourd’hui l’âme à son premier jour : celui qui est reconduit aujourd’hui à son premier jour, c’est celui qui acquiert sur terre par obéissance à Dieu, l’innocence qu’Adam perdit au paradis terrestre par désobéissance 2. Cependant, la peine lui en demeure : puisque Jésus-Christ l’assume, il est bien normal qu’elle nous demeure.

Les vrais innocents n’ont jamais raison et l’on ne leur fait jamais tort; ils sont tout nus et n’ont rien à cacher : tous se cachent à cause du péché d’Adam, mais pas ceux qui sont anéantis, car ils n’ont rien à cacher.

Chapitre 95. Comment le pays des égarés est éloigné du pays de ceux qui sont anéantis

[L’auteur, aux auditeurs :] Le chemin est bien long du pays des Vertus, dont jouissent ceux qui sont égarés, à celui des oubliés et des anéantis en complet dépouillement, ou à celui des glorifiés en l’état le plus haut, là où Dieu est abandonné par lui-même en lui-même. Il n’est alors ni connu, ni aimé, ni loué par ces créatures, sinon seulement de ce qu’on ne peut ni le connaître, ni l’aimer, ni le louer : telle est la somme de tout leur amour et la dernière étape de leur chemin. Cette dernière étape reconduit à la première, car l’étape intermédiaire ne s’en détourne pas. Puisque cette âme l’a achevée, il est juste qu’elle se repose en celui qui peut tout ce qu’il veut par la bonté propre à son être divin; aussi peut-elle tout ce qu’elle veut, sans que lui soient repris les dons de celui qui possède son être en propre. Et pourquoi pas? Ses dons à elle sont aussi grands que celui qui a donné cela, et ce don-là le meut de lui-même en lui-même : il est Amour même, et Amour peut tout ce qu’il veut; pour autant, ni Crainte, ni Discernement, ni Raison ne peuvent rien dire contre Amour.

Cette âme, selon ce qu’elle comprend, vit en plénitude; mieux : Dieu la vit en elle sans empêchement de sa part, et c’est pourquoi les Vertus n’ont pas de quoi lui faire des reproches. Pour autant, elle parle ainsi à Dieu :

Chapitre 96. Où l’âme parle à la Trinité

L’âme : Ah! Seigneur qui pouvez tout! Ah! Maître qui savez tout! Oh! amis qui valez tout! faites tout ce que vous voudrez! Cher Père, je ne puis rien; cher Fils, je ne sais rien; chers amis, je ne vaux rien, et c’est pourquoi je ne veux rien. Au nom de Dieu, ne laissons jamais entrer en nous une chose de nous-mêmes ou d’autrui, pour laquelle il faudrait faire sortir Dieu de sa bonté!

[L’auteur, aux auditeurs :] Il y eut une fois une créature qui mendiait, et longtemps elle chercha Dieu dans sa créature pour voir si elle l’y trouverait comme elle le voulait, et comme il y serait lui-même si la créature le laissait opérer ses œuvres divines en elle sans qu’elle l’en empêche; mais elle n’en trouva rien et demeura au contraire affamée de ce qu’elle poursuivait. Et lorsqu’elle vit qu’elle n’avait rien trouvé, elle se mit à penser; et en pensant, elle se dit à elle-même qu’il fallait le chercher — et c’est ainsi qu’elle le poursuivait — au fond du cœur de son entendement, par la pureté de sa haute pensée. Et c’est là que cette mendiante créature alla le chercher, et elle pensa qu’elle écrirait sur Dieu de la façon dont elle voulait le trouver en ses créatures. Et c’est ainsi qu’elle écrivit ce que vous entendez, et qu’elle voulut que son prochain trouve Dieu en elle, par ses écrits et ses paroles; autrement dit, comprenez qu’elle voulait que son prochain soit parfaitement comme elle en aurait discouru (tous ceux, du moins, à qui elle voulait le dire!). Mais en faisant, disant et voulant cela, elle demeurait, sachez-le, mendiante et encombrée d’elle-même; et c’est parce qu’elle voulait faire ainsi, qu’elle mendiait.

Chapitre 97. Comment le paradis n’est pas autre chose que de voir Dieu

La très haute demoiselle de Paix, elle qui vit de vie glorieuse, mieux encore : de la gloire même qui est seulement en paradis : Certes, le paradis n’est pas autre chose que de seulement voir Dieu; et c’est pourquoi le larron fut en paradis dès que son âme eut quitté son corps; même si Jésus-Christ, le Fils de Dieu, n’est pas remonté au ciel avant l’Ascension, il fut, lui, le jour même du Vendredi saint en paradis 1. Comment cela peut-il être? Il faut bien qu’il en soit ainsi, puisque Jésus-Christ le lui avait promis, et il est donc vrai qu’il y fut le jour même : c’est parce qu’il vit Dieu, qu’il fut en paradis et qu’il le posséda; car le paradis n’est pas autre chose que de voir Dieu. Et quelqu’un s’y trouve en vérité pour autant et aussi souvent qu’il est désencombré de lui-même; et cela, non pas glorieusement — car, pour cette créature, son corps est trop grossier —, mais divinement, car au-dedans, elle est parfaitement délivrée de toutes les créatures; et c’est pourquoi elle vit de gloire, sans intermédiaire, et elle est en paradis sans y être.

Recherchez le sens caché de ces paroles, si vous voulez les comprendre, sinon vous les comprendrez mal; en effet, elles sembleront quelque peu contradictoires à celui qui n’ira pas jusqu’au cœur de ce sens caché. Mais ce qui ne fait que sembler n’est pas la vérité : il n’y a qu’elle-même qui le soit, et rien d’autre.

Mais à quoi donc pensait l’âme qui fit ce livre, en voulant que l’on trouve Dieu en elle pour vivre cela même qu’elle en dirait? Il semble qu’elle ait voulu se venger, c’est-à-dire, qu’elle ait voulu que les créatures mendient auprès d’autres créatures comme elle le fit elle-même!

L’âme qui écrivit ce livre : Certes, il convient de le faire avant que l’on vienne en tout point à l’état de liberté, j’en suis tout à fait certaine. Et pourtant, j’étais si sotte au temps où je fis ce livre, ou plutôt, au temps où Amour le fit pour moi à ma requête, que je faisais valoir quelque chose que l’on ne pouvait ni faire, ni penser, ni dire, tout comme quelqu’un qui voudrait enfermer la mer dans son œil, porter le monde sur la pointe d’un jonc ou illuminer le soleil avec une lanterne ou une torche. Oui, j’étais encore plus sotte,

Lorsque je faisais valoir ce qu’on ne pouvait dire,

Et que je m’encombrais de ces mots à écrire.

Mais ainsi pris-je ma course

Et vins à ma rescousse

Au plus haut échelon

De l’état dont nous parlons,

Qui est en perfection,

lorsque l’âme demeure en pur néant et sans pensée, et pas avant.

Chapitre 98. Raison demande ce que font ceux dont l’état est au-dessus de leurs pensées

Raison : Au nom de Dieu, que font donc ceux dont l’état est au-dessus de leurs pensées?

Amour : Ils sont saisis en celui qui est au sommet de sa montagne, et ainsi sont-ils saisis de cela même qui est au fond de leur vallée 1, par un rien-penser enfermé et scellé en la clôture secrète de la plus haute pureté de cette âme excellente; cette clôture, personne ne peut l’ouvrir, ni la desceller, ni la fermer lorsqu’elle est ouverte, à moins que l’aimable Loin-Près, à la fois très loin et très près, ne la ferme ou ne l’ouvre : il est seul à en avoir les clefs, et personne d’autre ne les porte ni ne pourrait les porter.

(Aux âmes libérées :) Et vous toutes, mesdames, à qui Dieu, dans sa bonté divine, a donné cette vie abondamment et sans retour — et non seulement cette vie dont nous parlons, mais encore, avec elle, celui dont personne n’a jamais parlé —, vous reconnaîtrez en ce livre votre exercice. Quant aux âmes qui ne sont pas telles, ni ne le furent, ni ne le seront, elles ne sentiront pas ni ne reconnaîtront cet état; cela leur est et leur sera impossible : elles ne sont point, sachez-le, du lignage dont nous parlons, pas plus que les anges du premier ordre ne sont des Séraphins ni ne peuvent en être, car Dieu ne leur donne pas l’état des Séraphins 2. Et les âmes qui ne sont pas encore telles — sinon déjà en Dieu, et c’est pourquoi elles le seront un jour —, elles reconnaîtront cet état et le sentiront plus fortement encore qu’elles ne l’ont connu et senti, du fait du lignage auquel elles appartiennent et appartiendront. Mais les gens dont nous parlons, qui déjà sont tels et le seront encore, ils reconnaîtront dès qu’ils l’entendront, sachez-le, le lignage auquel ils appartiennent.

Chapitre 99. Comment les gens qui sont en cet état sont en souveraineté sur toutes choses

[L’auteur, aux auditeurs :] Les gens qui sont en cet état, sont en souveraineté sur toutes choses. En effet, la noblesse de leur esprit est celle de l’ordre angélique le plus élevé, les anges étant créés selon une hiérarchie ordonnée. Ces gens ont donc la demeure du plus élevé de tous les ordres pour ce qui est de l’esprit, et la complexion la plus noble pour ce qui est de la nature; en effet, ils sont sanguins ou colériques, et non pas mélancoliques ni flegmatiques et ainsi ont-ils la meilleure part des dons de la fortune, car tout est à leur volonté et à leur nécessité, pour eux comme pour leur prochain, sans reproches de Raison. Ecoutez donc avec envie cette grande perfection des âmes anéanties dont nous parlons!

Chapitre 100. Comment il y a une grande différence entre les anges

Amour : On dit, et je le dis moi-même, qu’il y a une aussi grande différence de nature entre les anges, qu’entre les hommes et les ânes! C’est facile à croire : la sagesse divine a voulu qu’il en soit ainsi. Et que personne ne demande pourquoi, s’il veut le croire plutôt que se tromper, car c’est là vérité. Et tout ce que l’on dirait des anges entre eux, comme vous l’avez entendu, on le dirait, quant à la grâce, de la différence entre les anéantis dont nous parlons et tous ceux qui ne le sont pas.

Ils sont très bien nés, ceux qui sont de ce lignage; ce sont là personnes royales. Leurs aïeux sont d’excellente noblesse et de grande destinée, et elles ne pourraient faire œuvre de petite valeur ni commencer quelque chose qui n’aboutisse à bonne fin; en effet, ces personnes sont à la fois les plus humbles qu’elles peuvent être et les plus grandes qui doivent être, au témoignage de Jésus-Christ lui-même disant que le plus petit sera le plus grand au royaume des cieux. On doit bien le croire, mais nul ne le croira s’il n’est tel : celui qui est tel que ce qu’il croit, il le croit vraiment; mais qui croit ce qu’il n’est pas, c’est qu’il ne vit pas ce qu’il croit; et celui-là ne le croit pas vraiment, car la vérité du croire est d’être tel que ce que l’on croit. Et celui qui croit quelque chose, c’est celui qui est tel que ce qu’il croit : il n’a plus rien à faire, ni de lui-même, ni d’autrui, ni même de Dieu, pas plus que s’il n’était pas, alors qu’il est. Comprenez le sens caché de cela : c’est en sa volonté, que ce qui est n’est pour lui rien de plus que si ce n’était pas.

En ces trois morts est accomplie la perfection de cette vie illuminée. Je l’appelle illuminée en ce qu’elle dépasse la vie anéantie, qui est aveugle : l’âme aveugle soutient les pieds de l’illuminée, celle-ci étant plus noble et plus aimable. Elle ne sait rien de qui que ce soit, Dieu ou homme, car elle n’est pas; mais Dieu le sait de lui-même, en lui-même, pour elle-même et par elle-même. Cette dame ne cherche jamais Dieu : elle n’a pas de quoi et n’a que faire de lui. Il ne lui manque pas; pourquoi le chercherait-elle donc? Celui qui cherche est avec lui-même, et ainsi se possède-t-il; mais ainsi lui manque-t-il quelque chose, puisqu’il se met à chercher.

Chapitre 101. Comment cette âme ne veut rien faire, si bien que rien ne lui manque, pas plus qu’à son bien-aimé.

L’âme : Pardieu! Pourquoi ferais-je quelque chose que mon bien-aimé ne ferait pas? Il ne lui manque rien; que me manquerait-il donc? En vérité, je me tromperais si quelque chose me manquait, puisqu’il ne lui manque rien : s’il ne lui manque rien, il ne me manque rien! Et cela m’enlève l’amour de moi-même, si bien que je me donne à lui sans intermédiaire et sans retenue. Je viens de dire qu’il ne lui manque rien : que me manquerait-il donc? Il ne cherche rien : que chercherais-je donc? Il ne pense à rien : que penserais-je donc?

(La même, anéantie et glorifiée par défaut d’amour-propre :) Je ne ferai rien, Raison, mais cherchez quelqu’un qui fasse quelque chose; et cela, vous le ferez, telle que je vous connais! Mais, Dieu merci, je n’ai garde de vous. Moi, j’ai fini de faire quoi que ce soit!

Raison : Mais depuis quand? Et à quel moment?

L’âme : Depuis le moment où Amour m’ouvrit son livre. En effet, ce livre est ainsi fait, qu’aussitôt qu’Amour l’ouvre, l’âme sait tout; et ainsi a-t-elle tout, et ainsi est accomplie en elle toute œuvre de perfection par l’ouverture de ce livre. Cette ouverture m’a fait voir si clair, qu’elle m’a fait rendre ce qui est sien et reprendre ce qui est mien; c’est-à-dire que lui est, et c’est pourquoi il se possède toujours lui-même, alors que moi je ne suis pas, et c’est pourquoi il est bien juste que je ne me possède pas. Et la lumière de l’ouverture de ce livre m’a fait trouver ce qui est mien et y demeurer; et c’est pourquoi je n’ai pas tant d’être que quelque chose de lui puisse être en moi. Ainsi le Juste m’a-t-il, par justice, rendu ce qui est mien, et montré à nu que je ne suis pas; et c’est pourquoi il veut, par justice, que je ne me possède pas : cette justice est écrite au cœur du Livre de Vie. Il en va de ce livre et de moi comme il en alla de Dieu et des créatures lorsqu’il les créa : quand il le voulut de sa bonté divine, tout cela fut fait à l’instant même par sa puissance divine, et tout fut ordonné à l’heure même par sa sagesse divine.

[Aux auditeurs :] Au nom de Dieu, regardez ce qu’il fit, ce qu’il fait et ce qu’il fera, et vous trouverez alors la paix, une paix commune, une paix souveraine, une paix absolue, elle-même envahie d’une telle paix que la corruption de votre complexion n’y pourrait jamais être cause de châtiment si vous demeurez en elle. Mon Dieu! Que ces paroles sont belles et grandes, pour qui comprend la vérité de leur sens caché!

Chapitre 102. Où Entendement-de-l’âme-anéantie montre combien il est pitoyable que la malice l’emporte sur la bonté

Entendement-de-l’âme-anéantie : Pardieu! Ne suis-je pas assez dans la prison de la corruption où il me faut être, que je le veuille ou non, sans que je me loge en celle du châtiment? Mon Dieu! Quelle pitié lorsque la malice l’emporte sur la bonté! Et cela pour le corps comme pour l’esprit. L’esprit est créé par Dieu, et le corps est formé par Dieu; mais ces deux natures, unies pour la corruption selon la nature et selon la justice, échappent au châtiment dans les eaux du baptême : ces deux natures sont bonnes, du fait de la justice divine qui les a faites. Mais lorsque la faute vainc cette complexion et cette création que la bonté divine a faites, il n’y a rien de plus pitoyable, pour petite que soit la faute; nous jetons alors dans l’amertume celui qui ne veut pas cela, et nous le forçons à se déchaîner contre nous, car il n’y a pas de petite faute : ce qui ne plaît pas à la volonté divine, il faut que cela lui déplaise.

Connaissance de Lumière Divine : Mon Dieu! Qui donc ose appeler cela petit? Je prétends que celui qui le nomme «petit», ne fut ni ne sera jamais bien illuminé, à moins qu’il ne s’en amende. Mais il y a plus grave encore : il a méprisé le bon plaisir de son seigneur, en cette négligence. Il y aurait beaucoup à dire sur la différence entre un tel serviteur et celui qui sert son seigneur en tout point, et en tout ce dont il sait que cela puisse plaire à sa volonté!

Chapitre 103. Où l’on montre ce que veut dire que le juste tombe sept fois par jour

L’âme : Certains tirent argument de ce que l’Écriture dit que le juste tombe sept fois par jour. Mais quels ânes seraient-ils, s’ils comprenaient que ce soit en choses sujettes à châtiment ! Le châtiment, il est pour qui tombe dans une faute par le consentement de sa volonté; alors que la corruption, elle, est due à la grossièreté de la complexion de notre corps. Sinon, à ce compte, s’il fallait pécher contre notre volonté sept fois par jour, il semblerait que nous n’ayons pas de volonté libre! Ce n’est pas le cas, Dieu merci! Car il faudrait que Dieu ne soit pas Dieu pour que la vertu me soit enlevée malgré moi. En effet, pas plus que Dieu ne peut pécher, lui qui ne peut le vouloir, je ne puis pécher sans que ma volonté le veuille : en son amour, mon bien-aimé m’a donné cette liberté par sa bonté. Mais si je voulais pécher, pourquoi ne le supporterait-il pas? S’il ne le supportait pas, son pouvoir m’enlèverait ma liberté; mais sa bonté ne pourrait supporter que son pouvoir m’ôte ma liberté en rien; autrement dit, elle ne pourrait supporter qu’aucun pouvoir m’ôte mon vouloir sans que ma volonté y consente. Sa bonté m’a donc donné, par pure bonté, une volonté libre : en tout ce qu’il a fait pour moi, il ne m’a rien donné de meilleur; le reste, il me l’a prêté par courtoisie, et s’il me le reprend, il ne me fait aucun tort; mais ma volonté, il me l’a librement donnée, et c’est pourquoi il ne peut la retrouver s’il ne plaît à mon vouloir. Le maître de l’amour m’a donné par amour une telle noblesse en sa bonté, que jamais la liberté de mon vouloir ne peut m’enlever de lui si je ne le veux.

Chapitre 104. Où l’âme dit comment Dieu lui a donné sa volonté libre.

L’âme : Voyez comment Dieu m’a librement donné ma volonté libre! J’ai dit plus haut qu’il m’a en plus donné autre chose; mais en disant cela, on pourrait comprendre qu’il ne m’aurait pas tout donné, vu qu’il ne m’a donné que la volonté libre, et que les autres choses, il me les a prêtées. Certes, ce serait mal comprendre, car il m’a tout donné et il n’aurait rien pu retenir sans me le donner, ce que confirme Amour lorsqu’il dit que ce ne serait pas amour de bien-aimé à moins de cela. En effet, en me donnant par sa pure bonté une volonté libre, il m’a tout donné pour peu que ma volonté le veuille : il ne possède rien d’autre, j’en suis certaine.

Crainte : Au nom de Dieu, Madame, en quoi vous a-t-il tout donné?

L’âme : En ce que je lui ai donné librement ma volonté, sans aucune retenue, en complet dépouillement, pour sa bonté et sa seule volonté, tout comme en sa bonté divine, il me la donna de sa volonté divine pour mon profit.

Maintenant, j’ai dit qu’il faudrait que Dieu ne soit pas Dieu si la vertu m’était enlevée malgré moi. C’est vrai : il n’y a rien de plus certain que ce que Dieu est, et rien de moins certain que de prétendre que la vertu me soit enlevée sans que ma volonté le veuille; et cela est bien loin de ce que l’Écriture dise que le juste tombe sept fois par jour en choses sujettes à châtiment!

Chapitre 105. Ce que veut dire que le juste tombe sept fois par jour

Vérité : Je vais vous dire ce que veut dire que le juste tombe sept fois par jour. Il faut comprendre que, lorsque la volonté du juste est tout adonnée, sans plus d’empêchement, à contempler la bonté divine, le corps est faible et induit aux fautes à cause de l’héritage du péché d’Adam; et c’est pourquoi il s’incline souvent à désirer chose moindre que la bonté de Dieu; et cela, l’Écriture l’appelle «chute», car c’en est bien une, mais la volonté du juste se garde de consentir à la faute qui pourrait naître de cette inclination. Si bien que cette chute où tombe le juste par l’inclination susdite, lui est plus une vertu qu’un vice, du fait de sa volonté qui demeure libre en refusant toute faute, comme on l’a dit. Ainsi pouvez-vous comprendre comment, de si haut, le juste tombe si bas, et comment cette chute, même si elle le fait tomber bien bas, lui est plus une vertu qu’un vice.

Maintenant, comprenez : si le juste tombe sept fois, c’est donc qu’il est relevé sept fois, sinon il ne pourrait pas retomber sept fois! Celui-là est bien heureux, qui tombe souvent de là-haut, car cela veut dire qu’il vient de là où véritablement personne ne va s’il ne porte à bon droit le nom de juste. Et pourtant, plus heureux encore celui qui toujours y demeure! Mais nul ne peut y être continuellement tant que l’âme est accompagnée en ce monde de ce méchant corps; cependant, ce genre de chute ne fait pas perdre la paix dans les reproches ou les remords de la conscience, si bien que l’âme ne vivrait plus dans la paix des dons qui lui sont faits par-dessus les Vertus — non pas contre les Vertus, mais par-dessus. Et si cela ne pouvait être, c’est donc que Dieu serait sujet de ses Vertus, et que les Vertus seraient contre l’âme, elles qui tiennent l’être de leur seigneur et pour son profit 1.

Chapitre 106. Comment l’âme déclare l’ensemble de ses demandes.

L’âme : Maintenant, je vais déclarer l’ensemble de mes demandes : en elles, toutes mes requêtes seraient complètement satisfaites. Non pas que je sache demander ce que je demande ou voudrais demander, car les anges de tous les ordres et les saints et saintes qui leur appartiennent ne le savent pas : si ceux-là ne le savent pas, le dixième état, qui appartient à la gloire, mais à aucun de ces neuf ordres, ne saurait davantage le demander!

Raison : Mais vous, Madame, savez-vous en demander quelque chose?

L’âme : Mais oui, pardi!

Amour : Elle peut bien le savoir par la nature divine de l’attirance de son amour, qui forme en elle ses demandes sans qu’elle le sache, si bien que ses demandes sont étrangères à tout pays où une créature peut avoir connaissance.

L’âme : Qu’y a-t-il là de surprenant? Pourquoi n’y aurait-il pas quelqu’un d’autre que moi qui le saurait et qui serait ainsi en moi? Cet autre, c’est Amour secret, qui est au-delà de toute paix 1, là où mon amour est ancré sans moi-même. Cette attirance vient de sa bonté pour moi, laquelle me renouvelle continuellement en amour. Mais parce qu’il est cela de lui-même, en moi et pour moi, et parce que je le demande par l’attirance de sa pure nature sans le demander de moi-même, je n’en puis rien savoir; tous ceux qui sont en gloire ne font pas cela, mais celui-là seul qui est un seul Dieu en trois personnes.

Amour : Mais en ce qu’elle a dit qu’elle allait déclarer l’ensemble de ces demandes, il faut comprendre que c’est celui qui a ce qu’elle a qui va les déclarer; car en vérité, ce qu’elle a, personne d’autre que Dieu ne peut le dire ni le penser, lui qui opère en elle continuellement de son opération propre, sans celle de l’âme et par sa bonté divine.

Chapitre 107. Où commencent les demandes de l’âme

[L’auteur :] La première chose qu’elle demande, c’est de se voir toujours — si tant est qu’elle voit quelque chose — là où elle était lorsque, de rien, Dieu fit tout; et ainsi, d’être certaine de n’être rien d’autre que cela maintenant et toujours, pour autant qu’il dépende d’elle et à supposer qu’elle ne fasse jamais tort à la bonté divine.

La seconde demande, c’est de voir ce qu’elle a fait de la volonté libre que Dieu lui avait donnée; et elle verra ainsi qu’elle a enlevé à Dieu même sa volonté, en un seul instant où elle a consenti au péché. Il faut comprendre que Dieu hait tout péché, et celui qui consent à pécher, il enlève à Dieu sa volonté : c’est vrai, car il fait alors ce que Dieu ne veut pas et qui est opposé à sa divine bonté.

Chapitre 108. Une belle considération pour éviter le péché

[L’auteur : I L’âme doit donc considérer la dette d’un seul de ses méfaits, pour voir combien elle doit pour deux, si par deux fois elle y est tombée.

La Lumière de l’âme : Par deux fois? En vérité, pas plus que l’on ne pourrait compter les reprises de mon souffle, pas plus — bien moins, au contraire! — on ne pourrait compter les fois où j’ai enlevé à Dieu sa volonté. Aussi longtemps que j’ai eu une volonté, je n’ai fait que cela! Ainsi ma volonté était-elle perdue, jusqu’à ce que je la rende en complet dépouillement à celui qui me l’avait donnée librement en sa bonté. En effet, celui qui fait le bien, mais voit un bien plus grand encore qu’il peut faire et qui lui est demandé, s’il ne le fait pas, il pèche. Considérez donc ce que vous devez pour une seule de vos fautes, et vous trouverez que vous devez à Dieu pour elle autant que vaut sa volonté, vous qui la lui avez enlevée en faisant la vôtre. Pour mieux comprendre cela, considérez ce qu’est la volonté de Dieu : c’est la Trinité tout entière, qui est une seule volonté. Ainsi, la volonté de Dieu dans la Trinité est une seule nature divine, et l’âme doit tout cela à Dieu pour une seule de ses fautes.

Nous allons faire une comparaison pour ceux qui comprennent de façon animale. Supposons que cette âme qui est néant, soit maintenant aussi riche que Dieu : si elle voulait être quitte de la dette qu’elle devrait pour une seule faute, et payer à Dieu ni plus ni moins que ce qu’elle lui devrait alors, elle retomberait en son néant et y resterait; et cela pour peu qu’elle ait voulu commettre une seule faute, et en supposant qu’elle ne soit pas néant d’elle-même et qu’elle ait par nature cela même que Dieu a. Ainsi, ne conviendrait-il pas qu’elle se réduise à rien selon le droit, il ne lui resterait quand même rien pour être quitte de sa faute en rigueur de justice.

Et si l’on peut dire cela d’un seul péché, que pourrait donc dire Vérité si elle voulait parler des autres en s’en tenant au droit? Il lui faut pourtant le dire, car elle est elle-même ce droit, et rien d’autre que lui!

L’âme, se répondant à elle-même : Oui, Madame, si vous possédiez tout ce dont ce livre parle, même en ne donnant rien à Dieu, cela lui appartiendrait quand même en tant que dette et sans que vous soyez quitte. — Et combien dois-je donc pour les autres péchés, alors que personne ne peut les compter, sinon Justice et Vérité? — Hélas, cette dette, je la dois et la devrai sans fin et sans escompte! En effet, avant même de devoir quelque chose, je n’avais déjà rien, vous le savez et le voyez; car ma volonté, Dieu me l’a donnée pour faire la sienne et le gagner ainsi lui-même par lui-même… Hélas! et j’ai ajouté à ma pauvreté la grande pauvreté du péché! et d’un péché que personne ne connaît, sinon Vérité seule!

Chapitre 109. Comment l’âme s’étonne de ne pouvoir suffisamment satisfaire pour ses fautes

L’âme : Mon Dieu, mon Dieu, mon Dieu! Qui suis-je donc maintenant, alors que je n’étais déjà rien avant de devoir quelque chose? Qui suis-je donc si je n’étais déjà rien avant de devoir à mon Dieu quelque chose du fait de ma volonté propre? Et alors que je ne serais toujours rien sans être pour autant acquittée d’une seule de mes fautes — oui, d’une seule, pas plus! —, si j’avais cela même que dit ce livre dans la comparaison que vous avez entendue? Et cela ou autre chose, je ne l’ai ni ne puis l’avoir en moi! Et si je l’avais, vous voyez où j’en serais une fois acquittée d’un seul péché! Oui, jamais je n’ai rien eu et je ne puis rien gagner de moi-même, et personne ne peut rien me donner pour payer mes dettes. Oui, Vérité, qui suis-je? Je vous en prie, dites-le-moi!

Vérité : Vous êtes néant, et cela avant même de m’avoir fait aucun tort en ce que je vous ai donné. Vous êtes même autre que cela, car vous êtes moins que rien, et cela autant de fois que vous avez voulu autre chose que ma volonté.

L’âme qui a fait le mal : Oui, en toute vérité, je ne suis rien d’autre, je le sais bien, et c’est vous, Vérité, qui me l’avez appris. Et il n’y a rien que je sache mieux que ceci : si Dieu s’en tenait au droit, sans miséricorde pour un seul de mes péchés, je ne devrais pas souffrir moins d’interminables tourments qu’il a de puissance. Mais si vous êtes, vous, Droite Vérité, si vous êtes la justice raide et rigoureuse, il y a Indulgence et Miséricorde, vos sœurs douces et courtoises, qui me défendront devant vous pour toutes mes dettes, et en cela je trouve la paix. Laquelle parmi ces sœurs, va me secourir? Peu m’importe : je m’en remets à elle de toute ma volonté, qu’elle soit Justice ou Miséricorde, Vérité ou Indulgence. Oui, il m’importe peu de tomber en l’un ou l’autre de leurs deux partis; tout m’est égal, sans joie ni inquiétude. Et pourquoi sans joie ni inquiétude? Parce qu’il n’en peut venir ni dans la justice qu’il m’appliquerait ni dans la miséricorde qu’il me ferait; aussi n’ai-je ni joie de l’un, ni chagrin de l’autre. Puisqu’il n’y a là ni gain ni perte pour mon bien-aimé, tout m’est égal de la part de celui-là seul qui est l’Égalité; et cela me rend égale aussi, alors que s’il m’en importait, je serais aussitôt divisée, car je serais avec moi-même.

Le Fils de Dieu le Père est mon miroir en cela, car Dieu le Père nous donna son Fils en nous sauvant; et en nous faisant ce don, il ne considéra rien d’autre que notre seul salut. Et le Fils nous racheta en mourant dans l’obéissance à son Père; ce faisant, il ne considéra rien d’autre que la seule volonté de son Père. Comme le Fils de Dieu est notre exemple, nous devons le suivre en considérant nous aussi et en voulant en toutes choses la seule volonté divine : ainsi serons-nous fils de Dieu le Père à l’exemple de son Fils Jésus-Christ.

Mon Dieu, qu’il est doux de considérer cette volonté! Il nous en a rendus capables : non pas qu’il me soit impossible de pécher si je le veux, mais il est impossible que je pèche si ma volonté ne le veut pas. Ainsi sommes-nous pleinement capables d’accomplir son vouloir s’il demeure en nous sans que nous le cherchions ailleurs a : qui cherche ce qu’il possède, c’est par défaut de connaissance, faute de posséder l’art qui donne cette science.

Chapitre 110. Comment l’art, en la créature, est une habileté subtile, qui est en la substance de l’âme.

Celle qui cherche : Qu’est-ce donc que l’art en la créature?

Amour : C’est une habileté subtile dont naît l’entendement, et qui donne en l’âme la connaissance par laquelle on comprend ce qui est dit plus parfaitement que celui-là même qui le dit, quelle que soit sa compréhension de ce qu’il dit. Cela vient de ce que celui qui comprend se repose, alors que celui qui parle travaille; or, la connaissance ne peut souffrir le travail sans en devenir moins noble».

Cet art est agile, et c’est pourquoi il tend par nature à atteindre la plénitude de ce qu’il entreprend. Ce qu’il entreprend, c’est le juste vouloir de Dieu, ni plus ni moins. Cette habileté subtile est la substance de l’âme, tandis que la connaissance en est le sommet, car elle est faite de substance et d’entendement.

[L’auteur :] Cette âme héberge en elle tout ce qui fait une vie de bonnes mœurs, et c’est pourquoi Amour habite en elle et lui donne d’être ainsi; mais elle, elle demeure en néant, et non pas en l’amour». En effet, tant qu’elle demeure en l’amour, l’âme se possède elle-même; et tant qu’elle y demeure, cet amour la rend orgueilleuse et frivole : c’est que Nature accompagne cet amour-là, si bien qu’il y a souvent en cet état de quoi donner et prendre, ce qui rend l’âme possessive et fière. Elle s’exerce alors dans les considérations distinctes et les méditations, ce qui est propre à l’état de contemplation, laquelle retient Pensée auprès d’elle pour s’en aider 5. Mais maintenant que cette âme demeure en néant parce qu’Amour demeure en elle, cet état n’a plus prise sur elle 6, et pour autant, plus rien en elle ne la rend triste ou frivole, car Pensée n’en a plus la seigneurie. Elle a perdu l’usage de ses sens — non pas ses sens, mais leur usage —, car Amour l’a ôtée du lieu où elle était en les laissant en paix, et il lui a ainsi ôté cet usage : tel est l’accomplissement de son pèlerinage et son retour au néant par la restitution de son vouloir lorsqu’il s’évanouit en elle». C’est là une capture de haute mer! car elle vit sans la volonté de son vouloir, si bien qu’elle est en un état qui dépasse son conseil; autrement, elle encourrait les reproches du souverain qui met ici cette volonté hors d’elle, et elle serait alors en guerre avec Amour — qui est le Saint-Esprit —, et encourrait les reproches du Père et le jugement du Fils.

Chapitre 111. De la différence entre l’onction de paix et la guerre que fait le reproche ou remords de conscience

Amour : Il y a bien de la différence entre l’onction de paix, qui dépasse tout sens et qui demeure dans les délices de la satisfaction plénière que donne le bien-aimé par union d’amour, et cette guerre que fait le reproche. Celui qui demeure avec de la volonté connaît souvent cette guerre, quelque œuvre bonne que fasse cette volonté; alors qu’il est en paix, celui qui demeure en rien-vouloir, là où il était avant de posséder le vouloir : la divine bonté n’a rien à lui reprocher.

L’âme libérée : Mon Dieu! Comme c’est bien dit! Mais cela, le bien-aimé doit le faire sans moi-même, tout comme il me créa sans moi-même en sa bonté divine. En effet, je suis une âme créée par lui sans moi, pour opérer de lui à moi les œuvres difficiles des Vertus, lui pour moi et moi pour lui, jusqu’à ce que je sois de nouveau en lui; mais je ne puis être en lui s’il ne m’y met de lui-même et sans moi, tout comme il me fit de lui-même et sans moi. Lui, il est la Bonté incréée qui aime la bonté qu’elle a créée; or, la Bonté incréée possède en propre une volonté libre, et à nous aussi elle donne par sa bonté une volonté libre et extérieure à sa puissance, sans aucun «pourquoi 1», sinon pour nous-mêmes et pour que nous soyons par cette bonté. Ainsi avons-nous une volonté qui émane de sa bonté et qui est extérieure à sa puissance, afin que nous soyons plus libres, tout comme sa volonté à lui est extérieure à notre puissance dans sa propre liberté.

Mais la divine Bonté vit que nous irions dans la voie du malheur et de la perdition du fait de la volonté libre que Dieu nous a donnée et qui émane de sa bonté, bonté qui nous est donnée par bonté; si bien que la nature humaine s’est unie à elle en la personne du Fils, afin de payer le mal que nous avons commis par la désobéissance de notre volonté.

Volonté désobéissante : Aussi ne puis-je plus être ce que je dois, jusqu’à ce que je sois de nouveau là où je fus, et comme j’y fus avant de sortir de Dieu aussi nue que lui est, lui qui est; oui, aussi nue que j’étais lorsque j’étais celui qui n’était pas. Et il me faut avoir cela si je veux ravoir ce qui est mien; autrement, je ne l’aurai pas.

[L’auteur :] Comprenez le sens caché de cela si vous le voulez, mais surtout si vous le pouvez; si vous ne le pouvez pas, c’est que vous n’en êtes pas là, car si vous en étiez là, vous y seriez ouverts. Si vous avez de quoi écouter cela, c’est que vous n’êtes pas anéantis à ce point-là — autrement, je ne dis pas. Et si sa bonté vous a enlevé la capacité d’écouter, je n’y contredis pas.

Chapitre 112. De la bonté éternelle qui est amour éternel

[L’auteur :] 11 y a une bonté éternelle qui est amour éternel; et elle tend, par sa nature de charité, à donner et répandre toute sa bonté. Cette bonté éternelle engendre une bonté communicable 1; de cette bonté éternelle et de cette bonté communicable procède l’amour intime Zde l’amant en l’aimée; et l’aimée regarde continuellement son amant en cet amour intime.

Chapitre 113. Que penser à la passion de Jésus-Christ fait avoir victoire sur nous-mêmes

[L’auteur :] Je fais savoir à tous ceux qui entendront ce livre, qu’il nous faut reproduire en nous-mêmes autant que nous le pouvons — par de dévotes pensées, par les œuvres de perfection, par les exigences de Raison —, toute la vie que mena Jésus-Christ et qu’il nous prêcha. Il dit en effet, comme déjà plus haut : «Quiconque croira en moi fera les œuvres mêmes que je fais, et il en fera encore de plus grandes 1.» Cela, il nous faut le faire pour avoir victoire sur nous-mêmes. Et si nous le faisions autant que nous le pourrions, nous parviendrions à le posséder tout en mettant hors de nous toutes les pensées, toutes les œuvres de perfection et toutes les exigences de Raison, car nous n’en aurions que faire : la divinité opérerait alors en nous, pour nous-mêmes et sans nous-mêmes, ses œuvres divines. Dieu est ce qui est; c’est pourquoi il est ce qu’il est par lui-même : amant, aimé, amour.

Chapitre 114. Si la créature humaine peut demeurer en vie tout en étant sans elle-même

[L’auteur :] Je demande aux aveugles, ou à ceux qui sont illuminés 1 et qui voient mieux qu’eux, si la créature humaine peut demeurer en vie tout en étant sans elle-même. Si ceux-là ne me le disent pas, personne ne me le dira, car personne ne le sait s’il n’est de ce lignage.

Vérité, quant à elle, répond oui; et Amour le souligne en disant que l’âme anéantie est sans elle-même lorsqu’elle ne sent plus d’aucune façon ni la nature, ni son opération, ni aucune œuvre intérieure, ni honte, ni honneur, ni aucune crainte de quoi que ce soit qui advienne, ni aucune affection envers la bonté divine, lorsqu’elle n’abrite plus aucune volonté, mais qu’elle est plutôt perpétuellement sans volonté : elle est alors anéantie, sans elle-même, quoi que Dieu puisse supporter d’elle; elle fait alors toute chose sans elle-même, et elle laisse ainsi toute chose sans elle-même. Ce n’est pas surprenant : elle n’est plus pour elle-même, car elle vit de substance divine.

Chapitre 115. Où l’on parle de la substance éternelle; comment Amour engendre la Trinité en l’âme

[L’auteur :] Il y a une substance éternelle, une fruition communicable, une conjonction intime : le Père est la substance éternelle; le Fils est la fruition communicable; le Saint-Esprit est la conjonction intime. Cette conjonction intime procède de la substance éternelle et de la fruition communicable et elle se fait par l’amour divin.

L’âme envahie par la bonté divine : Oui, Unité, vous engendrez l’unité : Unité réfléchit son ardeur en l’unité; et ce divin amour d’Unité engendre en l’âme anéantie, en l’âme libérée, en l’âme glorifiée, la substance éternelle, la fruition communicable et la conjonction intime 1. De cette substance éternelle, la mémoire reçoit la puissance du Père; de cette fruition communicable, l’entendement reçoit la sagesse du Fils; et de la conjonction intime, la volonté reçoit la bonté du Saint-Esprit, bonté qui le conjoint en l’amour du Père et du Fils. Cette conjonction établit l’âme en l’être sans être qui est l’Être, et cet Être est le Saint-Esprit même qui est amour du Père et du Fils. Cet amour du Saint-Esprit s’écoule en l’âme et se répand en abondance de délices, par le don unique et éminent que le Bien-Aimé souverain fait en une conjonction très choisie et magistrale, lorsqu’il se donne en sa simplicité en se faisant simple. Et il se donne en simplicité en ce qu’il montre qu’il n’y a rien hors de lui, de qui toute chose tient l’être, si bien qu’il n’y a rien hors de lui en amour, qui soit lumière, union et louange : il n’y a qu’une seule volonté, un seul amour, une seule opération en deux natures, une seule bonté, grâce à la conjonction qu’opère la force de la transformation d’amour de mon bien-aimé, domaine sans limite du débordement de l’amour divin, amour divin que la volonté divine exerce en moi et pour moi, sans que je la possède.

Chapitre 116. Comment l’âme se réjouit de l’épreuve de son prochain

[L’auteur :] Cette âme voit en son bien-aimé un amour accompli et parfait; aussi ne cherche-t-elle aucune occasion d’avoir son aide, mais elle prend plutôt ses intérêts pour les siens. Elle se réjouit parfois à son insu en sa partie supérieure, qu’elle le veuille ou non, des épreuves de son prochain, car elle voit en son esprit et sait sans son savoir que c’est la voie par laquelle il parviendra au port de son salut.

Cette âme voit sa propre lumière au point sublime où se fait l’union, et ainsi se plaît-elle au plaisir de celui auquel elle est unie; en effet, ses plaisirs sont le salut des créatures. Elle est unie à la volonté de son bien-aimé, et pour autant elle trouve sa joie en sa bonté, du fait de l’accord par lequel sa bonté l’a ainsi unie à lui à l’insu de Raison. Mais par là même, Raison s’aperçoit maintenant de sa joie, et elle lui dit que c’est un péché que de se réjouir de l’épreuve de son prochain : Raison juge toujours selon ce qu’elle sait, car elle veut toujours faire l’œuvre qui lui appartient; mais ici, elle est borgne et ne peut voir assez haut, et c’est pourquoi elle se plaint ainsi à l’âme. Oui, Raison est borgne, on ne peut dire le contraire, car personne ne peut voir les choses élevées s’il ne doit être éternellement; aussi, en toute justice, Raison ne peut voir cela, car il faut que son être disparaisse.

Chapitre 117. Comment cette âme montre qu’elle est l’exemple du salut de toute créature

Le Très-Haut Esprit, qui n’est plus sous la domination de Raison 1 : Mais maintenant, Dieu n’a plus où mettre sa bonté, sinon en moi; il n’a plus où s’abriter convenablement et il ne peut trouver où pouvoir se mettre tout entier, sinon en moi; et en cela, je suis exemple du salut, et non seulement exemple, mais, qui plus est, le salut même de toute créature et la gloire de Dieu. Je vais vous dire comment, pourquoi et en quoi : c’est parce que je suis la somme de tous les maux!

En effet, je contiens par ma nature propre ce qui est mauvais, et je suis donc toute malice; alors que celui qui est la somme de tous les biens, contient en lui-même et par sa nature propre, toute bonté, et il est donc toute bonté. Ainsi suis-je toute malice et lui, il est toute bonté. Or, c’est au plus pauvre que l’on doit faire l’aumône, sous peine de lui enlever ce qui lui appartient de droit; et Dieu ne peut être injuste sans se renier. Aussi sa bonté est-elle moi-même, du fait de ma nécessité et de la justice de sa pure bonté : puisque je suis toute malice et qu’il est toute bonté, il me faut avoir toute sa bonté pour que puisse être absorbée ma malice! Ma pauvreté ne peut s’accommoder de moins! Et sa bonté ne pourrait supporter que je mendie, puisqu’elle est puissante et forte; alors qu’il me faudrait forcément mendier s’il ne me donnait toute sa bonté, car je suis toute malice; et rien de moindre que le comble de l’abondance de toute sa bonté ne peut combler l’abîme de ma propre malice. Par ce moyen, je reçois donc en moi-même toute sa bonté divine, de sa pure bonté et par bonté; je l’ai reçue sans commencement et je la recevrai sans fin, car il a toujours su cette nécessité, et en cela je l’ai toujours reçue dans la science de sa divine sagesse, par le vouloir de sa pure bonté divine et par l’opération de sa divine puissance. Autrement, s’il n’avait pas toujours agi ainsi envers moi, je n’existerais plus. Et c’est en cela que je dis que je suis le salut de toute créature et la gloire de Dieu : de même que le Christ, par sa mort, est le rachat de la multitude et la louange de Dieu le Père, je suis, du fait de ma malice, le salut du genre humain et la gloire de Dieu le Père». En effet, Dieu le Père a donné toute sa bonté à son Fils, et cette bonté de Dieu est donnée à connaître au genre humain dans la mort de son Fils Jésus-Christ, lui qui est éternellement la louange du Père et le rachat de la créature humaine.

L’âme : Je vous dis pareillement que Dieu le Père a répandu en moi toute sa bonté, et qu’il me l’a donnée. Cette bonté de Dieu est donnée à connaître au genre humain par le moyen de la malice; d’où il appert clairement que je suis éternellement la louange de Dieu et le salut de la créature humaine, car le salut de toute créature n’est pas autre chose que la connaissance de la bonté de Dieu : puisque tous auront par moi connaissance de la bonté de Dieu qui me fait cette bonté, elle leur sera donc connue par moi, et elle ne l’aurait jamais été s’il n’y avait eu ma malice. Puisque la bonté divine leur est connue par ma malice, et que leur salut n’est pas autre chose que de connaître la bonté divine, je suis donc cause du salut de toute créature en ce que la bonté de Dieu leur est connue par moi; et puisque la bonté de Dieu est connue par moi, je suis sa seule gloire et sa seule louange, car sa gloire et sa louange ne sont pas autre chose que la connaissance de sa bonté : notre salut et toute sa volonté ne consistent en rien d’autre, en effet, qu’en connaître sa bonté divine, ce dont je suis cause, puisque la bonté de sa pure nature est connue par la malice de ma nature cruelle, et que je n’ai d’autre raison de posséder sa bonté, que ma propre malice.

Je ne puis non plus jamais perdre sa bonté, car je ne puis perdre ma malice; et ce point m’a assuré sans aucun doute de sa pure bonté. Et la seule nature de ma malice m’a ainsi ornée de ce don, et non pas une œuvre de bonté que j’aurais jamais faite ou que quelqu’un aurait pu faire : rien de cela ne me donne réconfort ou espérance, mais seulement ma malice, car c’est par elle que je tiens cette certitude.

Ainsi avez-vous vu — et vous pouvez le voir s’il y a en vous un tant soit peu de lumière — comment, en quoi et pourquoi je suis le salut de toute créature et la gloire de Dieu. Et puisque je reçois toute sa bonté, je suis donc cela même qu’il est par transformation d’amour, car le plus fort transforme en lui le plus faible.

Cette transformation est riche de bien des délices : ils le savent, ceux qui l’ont essayée! Mais si la prunelle de l’œil est ce qu’il y a de plus fragile — elle craint le moindre corps étranger, qu’il soit du feu, du fer ou de la pierre, ce qui serait sa mort —, l’amour divin est encore plus vulnérable à tout ce qu’on peut lui opposer lorsque l’on ne se tient pas toujours à toute la plénitude de son pur vouloir.

Vous pouvez maintenant comprendre comment ma malice est cause de recevoir sa bonté à l’occasion de la nécessité que j’en ai. En effet, Dieu laisse parfois s’accomplir quelque mal pour un plus grand bien qui doit en naître ensuite, et tous ceux qui sont créés par le Père et venus en ce monde, sont descendus de la perfection à l’imperfection pour atteindre la plus grande perfection : là est ouverte la plaie qui va guérir ceux qui étaient blessés à leur insu». Ces gens se sont humiliés d’eux-mêmes et ils ont porté la croix de Jésus-Christ en l’œuvre de bonté par laquelle ils portent la leur.

Chapitre 118. Des sept états de l’âme dévote, que l’on appelle aussi «êtres»

L’âme : J’ai promis, dès qu’Amour eut lancé son emprise, de dire quelque chose des sept états que nous appelons «êtres», car ils sont sept. Ce sont les degrés par où l’on monte de la vallée au sommet de la montagne si isolée que l’on n’y voit que Dieu, et chaque degré est établi en un état particulier.

[L’auteur :] Le premier état, ou degré, c’est que l’âme touchée de Dieu par la grâce et dépouillée de son pouvoir de péché, ait l’intention de garder au prix de sa vie même — autrement dit, dût-elle en mourir — les commandements que Dieu donne en la Loi. Pour autant, cette âme regarde et considère avec grand respect que Dieu lui a commandé de l’aimer de tout son cœur, et son prochain comme elle-même. Cela lui semble bien du travail à côté de ce qu’elle peut faire, et il lui semble que si elle devait vivre mille ans, son pouvoir aurait assez de seulement tenir et garder les commandements.

L’âme libre : En ce point et en cet état, je me suis trouvée jadis un temps. Mais nul ne craint d’arriver au sommet, si son cœur est généreux et intérieurement rempli de noble courage; seul un cœur mesquin n’ose pas entreprendre de grandes choses ni monter plus haut, par manque d’amour : c’est là de la couardise, et elle n’est pas surprenante chez les gens qui demeurent ainsi en une paresse qui ne leur permet pas de chercher Dieu; or, ils ne le trouveront jamais s’ils ne le cherchent pas avec diligence.

[L’auteur :] Le second état, ou degré, c’est que l’âme considère ce que Dieu conseille à ses amis intimes, au-delà de ce qu’il commande; car celui-là n’est pas un ami, qui peut s’écarter d’accomplir tout ce qu’il sait plaire à son ami. Aussi la créature s’abandonne-t-elle elle-même et s’efforce-t-elle d’agir au-dessus de tous les conseils des hommes, dans les œuvres qui mortifient la nature, dans le mépris des richesses, des délices et des honneurs, pour accomplir en perfection les conseils de l’Évangile, ce dont Jésus-Christ est modèle. Aussi ne craint-elle ni la perte de ce qu’elle a, ni les paroles des gens, ni la faiblesse du corps, car son bien-aimé ne les a pas craints, et l’âme envahie par lui ne peut les craindre davantage.

Le troisième état, c’est que l’âme se considère en l’affection d’amour de l’œuvre de perfection, là où son esprit décide, par un bouillonnant désir de l’amour, de multiplier en elle ces œuvres; cela se fait par la subtile connaissance de l’entendement de son amour, qui ne peut offrir à son bien-aimé pour le réconforter, rien d’autre que ce qu’il aime. En effet, rien n’a de prix en amour, que de donner au bien-aimé la chose la plus aimée.

Maintenant, la volonté de cette créature n’aime donc plus que les œuvres de bonté, à travers la difficulté de ses grandes entreprises en tous les travaux dont elle peut repaître son esprit. D’où il lui semble, à juste raison, qu’elle n’aime que les œuvres de bonté; et pour autant, elle ne peut rien donner à Amour si elle ne lui en fait le sacrifice; en effet, nulle mort ne lui serait un martyre, sinon celle qui consiste à s’abstenir de l’œuvre qu’elle aime, c’est-à-dire des délices de son bon plaisir et de la vie selon la volonté qui s’en nourrit. Et c’est pourquoi elle abandonne de telles œuvres où elle trouve de si grandes délices, et met à mort la volonté qui y prenait vie; et elle s’oblige, pour être martyre, à obéir au vouloir d’autrui en s’abstenant d’œuvre et de vouloir, et en accomplissant le vouloir d’autrui pour détruire son vouloir. Et cela est plus difficile, beaucoup plus difficile, que les deux états susdits, car il est plus difficile de vaincre les œuvres du vouloir de l’esprit que de vaincre la volonté du corps ou de faire la volonté de l’esprit. Aussi faut-il se broyer soi-même, en se cassant et en se brisant soi-même, et élargir ainsi la place où Amour voudra se tenir; et il faut s’encombrer soi-même de plusieurs états pour se désencombrer et pour atteindre son état.

Le quatrième état, c’est que l’âme soit absorbée par élévation d’amour en délices de pensée grâce à la méditation, et qu’elle soit détachée de tous les travaux du dehors et de l’obéissance à autrui grâce à l’élévation de la contemplation; cela rend l’âme si fragile, si noble et si délicieuse, qu’elle ne peut supporter que rien la touche, sinon l’attouchement du pur délice d’Amour dont elle jouit avec une grâce singulière. Cet attouchement la rend orgueilleuse en abondance d’amour, car elle en est maîtresse grâce à l’éclat, c’est-à-dire grâce à la clarté, de son âme qui la remplit merveilleusement d’amour, en une grande foi et par la concorde de l’union qui l’a mise en possession de ses délices.

L’âme prétend alors qu’il n’y a pas de vie plus haute que de posséder cela, dont elle a seigneurie; en effet, Amour l’a si grandement rassasiée de ses délices, qu’elle ne croit point que Dieu puisse faire ici-bas à une âme un don plus grand que cet amour qu’Amour a répandu en elle par amour.

Oui, il n’est pas surprenant que cette âme soit envahie, car Amour Gracieux l’enivre complètement, si fort qu’il ne la laisse rien comprendre d’autre que lui, en raison de la force dont Amour la délecte. Et pour autant, l’âme ne peut apprécier un autre état; en effet, la grande clarté d’Amour a tellement ébloui sa vue, qu’elle ne lui laisse rien voir au-delà de son amour. Mais là, elle se trompe, car il y a deux autres états que Dieu donne ici-bas, et qui sont plus grands et plus nobles que celui-ci; mais Amour a trompé bien des âmes à cause de la douceur de la jouissance de son amour, qui envahit l’âme dès qu’elle s’en approche! Et nul ne peut s’opposer à cette force : cela, l’âme le sait, qui, par fin amour, a exalté Amour au-delà d’elle-même.

Le cinquième état, c’est que l’âme considère que Dieu est, lui qui est et dont toute chose tient d’être, et qu’elle-même n’est pas et n’est donc pas ce dont toute chose tient d’être. Et ces deux considérations lui donnent un étonnement émerveillé : elle voit qu’il est toute bonté, celui qui a mis une volonté libre en elle qui n’est pas, sinon comme entière malice.

Maintenant que la bonté divine a mis en l’âme une volonté libre par pure bonté divine, ce qui n’est pas — si ce n’est comme malice et qui est donc entièrement malice — contient en soi la volonté libre de l’être de Dieu, de lui qui est l’Être et qui veut que ce qui n’a point d’être ait l’être en ce don qu’il lui fait. Et c’est pourquoi la divine bonté répand devant elle, par le mouvement de la lumière divine, un débordement qui ravit l’âme. Ce mouvement de la lumière divine, répandu en lumière au-dedans de l’âme, montre à son vouloir l’égalité d’âme de ce qui est et lui donne la connaissance de ce qui n’est pas, afin de l’ôter du lieu d’où il est et où il ne doit pas être, et de le remettre là où il n’est pas et d’où il est venu, là où il doit être.

Maintenant, ce Vouloir voit donc, par la lumière du débordement de la lumière divine (lumière qui se donne à ce Vouloir pour le remettre en Dieu, car il ne peut s’y rendre sans elle), qu’il ne peut de lui-même profiter s’il ne se sépare de son vouloir propre; en effet, sa nature est mauvaise, du fait de l’inclination qui la porte au néant', et le vouloir l’a réduit à moins que rien. Aussi l’âme voit-elle cette inclination et cette perdition du néant de sa nature et de son vouloir propre, et ainsi voit-elle dans la lumière que son Vouloir doit vouloir le seul vouloir divin, et nul autre, et que c’est pour cela que lui fut donné ce Vouloir. Et c’est pourquoi l’âme se retire du vouloir propre, et le Vouloir se retire de cette âme pour se remettre en Dieu, pour se donner et se rendre à lui là où il fut pris à l’origine, sans rien retenir de soi en propre, afin d’accomplir la parfaite volonté divine; celle-ci ne peut être accomplie en l’âme sans ce don, à moins d’être soit en guerre, soit en défaillance; et ce don opère en elle cette perfection et la transforme ainsi en la nature d’Amour, qui la délecte d’une paix achevée et la rassasie d’une nourriture divine. Pour autant, elle n’a plus garde de guerroyer en sa nature, car son vouloir est remis dépouillé là où il fut pris et là où il doit être par justice; alors qu’elle était toujours en guerre tant qu’elle retenait en elle le Vouloir hors de son être.

Maintenant, cette âme est donc «rien», car elle voit par l’abondance de la connaissance divine son néant qui la rend nulle et la réduit à néant. Et ainsi est-elle tout entière, car elle voit par la profondeur de la connaissance de sa malice, laquelle est si profonde et si grande qu’elle n’y trouve ni commencement, ni mesure, ni fin, mais un abîme abyssal et sans fond; c’est là qu’elle se trouve sans se trouver et sans rencontrer de fond. En effet, il ne se trouve pas, celui qui ne peut s’atteindre; et plus il se voit en cette connaissance de sa malice, plus il connaît en vérité qu’il ne peut la connaître, pas même du moindre point qui fait de cette âme un abîme de malice, un gouffre où elle s’abrite et se répand, comme le péché dans le déluge, lui qui contenait toute perdition. Voilà comment cette âme se voit sans le voir. Mais qui donc la fait voir à elle-même? C’est la profondeur d’Humilité, qui la place sur le trône 8 et règne sans orgueil : là, l’orgueil ne peut point pénétrer, puisqu’elle se voit elle-même sans se voir. Et ce non-voir lui fait se voir parfaitement elle-même.

Maintenant, cette âme est établie au bas-fond, là où il n’y a pas de fond, ce qui fait que ce soit si bas; et cet abaissement lui fait voir très clairement le vrai soleil de la bonté très haute, car elle n’a rien qui l’empêche de le voir. Cette divine bonté se montre à elle par la bonté qui l’absorbe, la transforme et l’unit par union de bonté en la pure bonté divine, dont Bonté est maîtresse. Et la connaissance des deux natures dont nous avons parlé, à savoir de la divine bonté et de sa malice, est la science qui l’a dotée de cette bonté. Et parce que l’Époux de sa jeunesse ne veut qu’une seule chose, lui qui est un, Miséricorde a fait la paix avec la ferme Justice en ayant transformé cette âme en sa bonté. Aussi est-elle à la fois tout entière et pas du tout, car son bien-aimé la fait une.

Maintenant, cette âme est tombée d’amour en néant, un néant sans lequel elle ne peut être tout entière. Cette chute est tellement profonde, si elle est bien tombée, que l’âme ne peut se relever d’un tel abîme; elle ne doit d’ailleurs pas le faire, mais plutôt y demeurer : c’est là que l’âme perd son orgueil et sa jeunesse, car son esprit est désormais un vieillard qui ne la laisse plus à la jouissance et à la frivolité. En effet, le Vouloir s’est retiré d’elle, lui qui la rendait souvent, par sentiment d’amour, fière, orgueilleuse et possessive en l’élévation de la contemplation du quatrième état. Mais le cinquième état l’a mise à point en la montrant à elle-même. Maintenant, elle voit par elle-même et connaît la bonté divine, connaissance qui lui fait se voir elle-même en retour; et ces deux visions lui ôtent la volonté, le désir et l’œuvre de bonté, si bien qu’elle est tout entière en repos et mise en possession d’un état de liberté qui la repose de toutes choses en une noblesse excellente.

Le sixième état, c’est que l’âme ne se voie point elle-même, quelque abîme d’humilité qu’elle ait en elle, ni ne voie Dieu, quelque bonté très haute qui soit la sienne. Mais Dieu se voit alors en elle, par Sa Majesté divine qui illumine «cette âme de lui-même, si bien qu’elle ne voit rien qui puisse être hors de Dieu même, lui qui est et dont toute chose tient d’être. Ce qui est, c’est Dieu même, et pour autant, elle ne voit rien qu’elle-même, car qui voit ce qui est, ne voit que Dieu même se voyant en cette âme même par Sa Majesté divine. Alors l’âme est au sixième état, affranchie de toute chose, pure et illuminée — mais non glorifiée, car la glorification est au septième état; nous le posséderons dans la gloire et nul ne peut en parler. Cependant, cette âme ainsi pure et éclairée ne voit ni Dieu ni elle-même, mais Dieu se voit par lui-même en elle, pour elle, sans elle. Et Dieu lui montre qu’il n’y a rien qui puisse être hors de lui. C’est pourquoi elle ne connaît que lui, si bien qu’elle n’aime que lui et ne loue que lui, car il n’y a rien qui puisse être hors de lui. En effet, ce qui est, est par sa bonté; et Dieu aime sa bonté, quelque part qu’il en ait donnée par bonté; et sa bonté donnée, c’est Dieu même, et Dieu ne peut se retirer de sa bonté sans qu’elle lui demeure; c’est pourquoi ce qui est, est bonté, et la bonté est ce que Dieu est. Et pour autant, la Bonté se voit par sa bonté dans la lumière divine du sixième état où l’âme est illuminée. Ainsi n’y a-t-il rien qui soit hors de celui qui est et qui se voit en cet être par Sa Majesté divine, dans la transformation d’amour de la bonté répandue et remise en lui. Et pour autant, il se voit par lui-même en cette créature sans rien lui donner en propre : tout lui est propre et est lui-même en propre». Tel est le sixième état que nous avions promis de dire aux auditeurs dès qu’Amour eut lancé son emprise «; et Amour a de lui-même payé cette dette dans sa haute noblesse.

Quant au septième état, Amour le garde en lui pour nous le donner en gloire éternelle : nous n’en aurons pas connaissance jusqu’à ce que notre âme ait laissé notre corps.




TAULER

Une période troublée - Tauler (~1300-1361)

Né autour de l’an 1300 d’une famille aisée de Strasbourg, il entre vers quinze ans au couvent des Dominicains. Il étudie dans les couvents d’Allemagne du sud, achevant sa formation dans sa ville natale.

Cette période est troublée, ce qui perturbe la vie communautaire : tandis que certains frères connaissent l’abondance, d’autres souffrent de la faim. Des troubles politiques liés à l’excommunication de l’empereur poussent la majorité des frères à trouver refuge à Bâle, ville où la présence de Tauler est attestée en 1339. Les dominicains ne retrouvent leur couvent de Strasbourg qu’en 1343. Tauler est actif dans le cercle des « Amis de Dieu ». Il se rend à Cologne en 1346 ; il ressent, lors de la peste noire de 1347, « les coups de la main de Dieu  qui anéantit tant de milliers d’hommes par une mort soudaine. » Il est devenu le père spirituel de Rulman Merswin, banquier converti qui vivait à Strasbourg dans l’Ile Verte.

L’énigmatique figure de « L’ami de Dieu de l’Oberland » serait une fiction littéraire créée par ce dernier ou par son secrétaire. À cet « ami » était attribué un ensemble de seize traités, dont un fameux récit, probablement imaginaire, de la conversion de Tauler et vingt-deux lettres 69.

Tauler exerce son apostolat à Strasbourg dans les sept couvents de dominicaines et la soixantaine de communautés de béguines (chacune comprenant une à deux douzaines de femmes). Un voyage à Paris devrait se placer après 1350, tandis qu’une visite rendue à Ruusbroec aurait pu avoir lieu au cours de la décade suivante. Il est sûr que ce dernier a fait parvenir aux Amis de Dieu de Rhénanie en 1350 un exemplaire de L’ornement des Noces spirituelles. Tauler meurt le 16 juin 1361, date gravée sur la pierre de son tombeau conservée dans le cloître de l’église protestante du Temple-Neuf, l’ancienne église des dominicains.

Son œuvre a exercée une grande influence, sur Silesius et même sur Luther aussi bien que dans le monde catholique, alors que les autres rhéno-flamands (dont Eckhart, condamné), tombaient dans un relatif oubli. Le corpus tenu pour authentique comprend au moins quatre-vingts sermons.

Leurs analyses « supposent une structure familiale de la communauté : la prieure est la mère, l’aumônier est le père spirituel, les membres de la communauté sont sœurs, filles, enfants ». Le public était composé essentiellement de religieuses ou de béguines. Tauler se désigne comme « maître de vie ». Ses emprunts à Eckhart et d’autres sont transformés de façon très personnelle.

Les trois étapes de la jubilation, de la nuit, du dépassement, débouchent dans une expérience d’unité avec Dieu dans le gemuet ou mens ou esprit, en rapport avec le grunt ou noble fond 70.

Dieu ne désire dans le monde entier qu’une seule chose, la seule dont il ait besoin, mais il la désire d’une façon si extraordinairement forte qu’il lui donne tous ses soins. Voici cette seule chose : c’est de trouver vide et préparé le noble fond qu’il a mis dans le noble esprit de l’homme, afin de pouvoir y accomplir son œuvre noble et divine. 71.

Aussi l’homme prisonnier doit tendre à son terme divin et pour cela le percevoir. Tauler utilise une analogie visuelle : il utilise l’image de la fente ou d’un treillis, premier plan qu’il faut oublier, pour accommoder sur le but lointain :

L’homme devrait tendre à Dieu avec tant d’application, qu’il n’ait plus d’attention pour toutes ces choses, qui se greffent de droite ou de gauche sur l’une ou l’autre grâces reçues. C’est tout comme quelqu’un qui, de toutes ses forces, regarderait très attentivement un objet à travers une fente étroite ou un treillis serré ; tant qu’il considère avidement, de toutes ses forces, l’objet ainsi regardé, l’intermédiaire ne l’empêche pas de voir ; mais dès qu’il dirige son attention sur cet intermédiaire et qu’il se met à l’examiner, alors cet objet interposé, si petit et si mince soit-il, lui cache l’objet qu’il voulait regarder. 72

L’analogie profonde existe aussi dans d’autres traditions en lui ôtant tout caractère dualiste, où le ciel remplace l’objet visé par l’archer au travers d’une fente :

comparons le Bhairava à un ciel vaste, lumineux et sans limite, qui ne serait perceptible qu’à travers un fin réseau de découpures bariolées, variées à l’infini et de surcroît constamment agitées n’ayant jamais vu le ciel autrement qu’à travers cet écran, on le confondrait avec la multitude de découpures tangibles et mouvantes, alors qu’en fait le ciel – à l’image de la pure conscience – reste intact en son essence inaltérable indivise 73

Voir ne suffit pas, il faut sortir de nous-mêmes dans la nudité, c’est-à-dire sans désir ni représentation :

Si nous voulons maintenant sortir de nous, bien plus nous élever en dehors et au-dessus de nous-mêmes, alors nous devons renoncer à tout vouloir, désir et agir propres. Il ne doit rester en nous qu’une simple et pure recherche de Dieu sans plus aucun désir d’avoir rien qui nous soit propre, et en quelque manière que ce soit, sans aucun désir d’être, de devenir ou d’obtenir quelque chose qui nous soit propre, mais avec la seule volonté d’être à lui, de lui faire place de la façon la plus élevée, la plus intime avec lui pour qu’il puisse accomplir son œuvre et naître en nous, sans que nous y mettions obstacle.

En effet …

pour que l’œil puisse percevoir les images qui sont sur ce mur, ou tout autre objet, il doit n’avoir en lui aucune autre image. N’eût-il même qu’une image d’une couleur quelconque, jamais il ne pourrait en percevoir d’autre, de même l’oreille qui est pleine d’un bruit ne peut en percevoir un autre. Ainsi donc tout ce qui doit recevoir, doit être pur, net et vide.74.

L’élan est « extraordinaire » car il est donné par Dieu :

Quand la nature a fait ainsi ce qu’elle doit faire et ne peut pas aller plus loin, étant arrivé au plus haut degré, le divin abîme vient et fait jaillir ses étincelles dans l’esprit. Par la vertu de ce secours surnaturel, l’esprit transfiguré et purifié est tiré hors de lui-même et jeté dans une recherche et un désir de Dieu, dont l’élan extraordinaire, purifié ne saurait s’exprimer. ... cela dépasse toute mesure, puisque cela provient de l’immensité divine.

Expérience du « calme silence » et de perte de conscience dans la « plongée » mystique qui assure l’unification et l’engloutissement de l’esprit :

Dans cet état, l’esprit, purifié et transfiguré, se plonge dans les divines ténèbres, dans un calme silence et dans une inconcevable et inexprimable unification. En cet engloutissement se perd toute convenance et toute disconvenance ; en cet abîme, l’esprit perd conscience de lui-même, et ne sait plus rien ni de Dieu, ni de lui-même, ni de la disconvenance, plus rien de rien, car il s’est abîmé dans l’unité de Dieu et a perdu le sentiment de toute distinction.75.

La contemplation n’est cependant pas le terme de la vie mystique mais un viatique préparant l’homme à supporter une longue purification ; le pèlerin passe par des chemins déserts :

Voici maintenant le second degré. Quand Dieu a entraîné l’homme bien loin de toutes choses, qu’il n’est plus un enfant, quand il l’a fortifié par le rafraîchissement de la douceur, il donne alors en vérité du pain de seigle bien dur à celui qui est maintenant devenu homme et parvenu à l’âge de la maturité. ... Quand Notre Seigneur a ainsi bien préparé l’homme, par cette insupportable oppression (car cela le prépare mieux que toutes les pratiques que pourraient accomplir tous les hommes), alors le Seigneur vient et porte cette âme au troisième degré....

Ce « troisième degré » de divinisation est ressenti comme perte dans l’être tout simple :

Dieu fait alors passer l’homme d’un mode encore humain de vie à un mode tout divin, de la détresse la plus complète à une sécurité divine. À ce degré, l’homme est tellement divinisé que tout ce qu’il est et opère, c’est Dieu qui l’est et l’opère en lui. Il est si élevé au-dessus du mode d’être naturel, qu’il devient réellement par grâce ce qu’est Dieu essentiellement par nature. Ici, l’homme a l’impression et le sentiment qu’il est comme perdu ; il ne sait, il n’éprouve, il ne sent plus rien de lui-même. Il n’a plus conscience que d’un être tout simple.76

Ce qui importe c’est de s’enfoncer en Dieu :

Mes enfants, en deux mots : tout ce en quoi l’homme recherche son repos et qui n’est pas uniquement Dieu, sans mélange, tout cela est vermoulu. ... Ce qui importe est de s’enfoncer, purement et simplement dans ce bien pur, simple, inconnaissable, ineffable et mystérieux qu’est Dieu, en se renonçant à soi-même et à tout ce qui peut se dévoiler en lui.77.

La transformation passe par la nudité, néant dans le néant :

L’homme à ce moment s’abîme si profondément dans son insondable néant, il devient tellement petit, si réduit à rien, qu’il en perd tout ce qu’il a jamais reçu de Dieu ; il renvoie purement tout ce bien à Dieu qui en est l’auteur ; il le rejette comme s’il ne l’avait nullement acquis, et il se trouve ainsi anéanti et nu autant que ce qui n’est rien et n’a jamais rien acquis. C’est ainsi que le néant créé s’enfonce dans le néant incréé.

Tauler déploie son humour en décrivant cet homme noyé mais qui est cependant dans la meilleure situation possible :

Là l’esprit s’est perdu dans l’esprit de Dieu, il s’est noyé dans la mer sans fond.

Et cependant, mes enfants, ces hommes sont en meilleure situation qu’on ne peut le comprendre et le concevoir. Cet homme devient alors un homme si profondément humain, si dégagé d’individualisme, si vertueux, si bon, d’une conduite si pleine de charité, familier et affable avec tout le monde, [et] cependant, l’on ne peut voir ou découvrir en lui aucun défaut.78.

Quel est le chemin le plus direct ?

Bien chères enfants, celui qui parviendrait seulement à atteindre le fond de l’aveu de son propre néant, celui-là serait parvenu au chemin le plus aimable, le plus direct et le plus court, le plus rapide, le plus sûr menant à la vérité la plus haute et la plus profonde qu’on puisse atteindre en ce siècle. Pour cela, personne n’est trop vieux, ni trop faible, ni trop inexpérimenté, ni trop jeune, ni trop pauvre ni trop riche. Ce chemin c’est : « Je ne suis pas » Ah ! Quelle valeur ineffable est enfermée dans cette parole : « Je ne suis pas.» …toujours nous voulons être quelque chose, oui, Dieu nous le pardonne : nous sommes et nous voulons et voudrions toujours « être ».79.

Au terme du chemin mystique personnel, la prière au service de la communauté des hommes devient alors pleinement efficace :

ils s’occupent de leurs amis, des pécheurs, des âmes du purgatoire, ils pourvoient en toute charité aux besoins de chaque homme en toute la sainte chrétienté, non pas en priant individuellement pour dame Mathilde ou Cunégonde, mais d’une manière toute simplifiée et essentielle. De même que d’un seul regard, je vous contemple tous ici, assis devant moi, ainsi embrassent-ils tout d’un seul regard, comme le font les contemplatifs. Puis ils reportent leurs regards dans l’abîme de l’amour, dans la fournaise d’amour, et s’y reposent.

L’efficace de la prière est affirmé :

Alors cette ardente flamme d’amour retombe comme une rosée, sur tous ceux qui, dans la sainte chrétienté, sont dans le besoin, pour, de là, retourner bientôt dans l’abîme divin, à l’aimable repos des silencieuses ténèbres. C’est ainsi qu’ils entrent et sortent et demeurent cependant toujours dans l’aimable et silencieux abîme où est leur être, leur vie, où est aussi tout leur agir et tout leur mouvement. Où qu’on les rencontre, on ne trouve jamais en eux qu’une vie divine.80.

Tout un chemin a été ainsi tracé, de la contemplation à l’élan, de la purification à la perte de soi dans le divin, condition du service de tous par la prière devenue efficace.






Dix sermons81

5 Troisième sermon pour l’Épiphanie

Debout, rayonne, Jérusalem (Is 60, 1).

1. Dieu ne désire dans le monde entier qu’une seule chose, la seule dont il ait besoin, mais il la désire d’une façon si extraordinairement forte qu’il lui donne tous ses soins. Voici cette seule chose : c’est de trouver vide et préparé le noble fond qu’il a mis dans le noble esprit de l’homme, afin de pouvoir y accomplir son œuvre noble et divine. Car Dieu a toute puissance au Ciel et sur la terre; une seule chose lui manque, c’est de ne pas pouvoir accomplir en l’homme la plus exquise de ses œuvres.

2. Mais que doit faire l’homme pour que Dieu puisse envoyer sa lumière et agir en cet aimable fond? Il doit se lever : Debout, dit le texte, lève-toi… Cela veut dire que si l’homme a quelque chose à faire en cette œuvre divine, c’est de s’élever au-dessus de tout ce qui n’est pas Dieu, de lui-même et de toute créature. Cette élévation fait naître en notre tréfonds un ardent désir de nous détacher et de nous dépouiller de toute dissimilitude. Plus on se défait de celle-ci, plus le désir grandit, plus il monte et s’élève au-dessus de lui-même, et souvent, quand le fond mis à nu est ainsi touché, le désir passe jusque dans la chair, le sang et la moelle.

3. Il y a deux catégories d’âmes qui répondent à cette touche intérieure et la suivent de deux manières différentes. Les premières se présentent avec leur subtilité naturelle, leurs conceptions rationnelles, leurs hautes spéculations, avec lesquelles elles troublent le fond. Elles font taire le désir en voulant écouter et comprendre ces grandes pensées. Elles y trouvent un grand apaisement et, dans cette activité de leurs conceptions rationnelles, elles s’imaginent qu’elles sont une Jérusalem et qu’elles ont la paix. D’autres veulent trouver leur satisfaction dans les observances et les pratiques de leur choix, dans la prière, les méditations, soit qu’elles les inventent elles-mêmes ou qu’elles imitent ce qu’elles voient faire à d’autres. C’est par ces exercices qu’elles veulent préparer leur fond; elles y trouvent la paix et s’imaginent alors qu’elles sont tout à fait devenues une Jérusalem. Elles trouvent une grande paix dans les pratiques de piété et les œuvres, mais dans celles-là seules, qu’elles ont elles-mêmes réglées, et nulle part ailleurs. Que cette paix soit fausse, on peut le connaître facilement en ce qu’elles demeurent encore dans leurs propres défauts, l’orgueil, la complaisance dans les satisfactions du corps, de la chair, des sens, dans celles que peuvent donner les créatures, dans la malveillance dans le jugement. Leur fait-on quelque déplaisir? Elles vous répondent; aussitôt, ce sont des outrages ou des injures, de la haine ou de l’aversion. Beaucoup de défauts semblables demeurent en elles, avec leur consentement. C’est à cela qu’on peut reconnaître qu’elles veulent préparer elles-mêmes leur fond, agir en lui, et que Dieu ne peut pas agir dans ce fond; c’est pourquoi leur paix est fausse. Elles ne se sont pas vraiment élevées. Ces âmes ne doivent pas se croire une Jérusalem, ou s’imaginer avoir trouvé par elles-mêmes la vraie paix, mais il leur faudra s’exercer encore bien péniblement à vaincre leurs défauts et à suivre les exemples de Notre Seigneur Jésus Christ, dans la pratique de l’humilité et de la charité; elles doivent mourir à elles-mêmes en toutes choses et apprendre ainsi à se lever.

4. À la seconde catégorie appartiennent les nobles âmes qui vraiment se lèvent et qui par cela même sont illuminées. Ces hommes laissent Dieu préparer leur fond, ils se livrent complètement à Dieu; ils sortent d’eux-mêmes en toutes choses, et ne gardent rien pour eux, ni dans les œuvres, ni dans les pratiques de piété, ni dans ce qu’ils font, ni dans ce qu’ils ne font pas, pas plus ici que là, ni dans la joie ni dans la peine; mais, avec une humble crainte, ils acceptent tout de Dieu et, de même, lui rapportent absolument tout, dans un complet dépouillement d’eux-mêmes et dans un abandon résolu, se courbant humblement sous la volonté divine. Quelle que soit, en toutes choses, la volonté de Dieu, ils en sont toujours contents, dans la paix et dans l’inquiétude, car une seule chose leur plaît, la bonne et très agréable volonté de Dieu.

De ces gens on peut dire ce que disait Notre Seigneur à ses disciples qui l’invitaient à monter à la fête : «Montez-y vous-mêmes, votre temps est toujours prêt, mais mon temps, à moi, n’est pas encore venu» (Jn 7, 5-8). Le temps de ces personnes est de tout temps, c’est à tout instant pour elles le temps de se livrer et de s’abandonner; mais ce n’est pas à tout instant qu’est son temps à lui, le temps dans lequel il doit ou veut agir et illuminer. Pour cela, elles s’en remettent à sa divine volonté, avec une longanimité soumise et patiente.

5. Ce qui distingue ces hommes des premiers, c’est qu’ils laissent Dieu préparer leur fond et ne le préparent pas eux-mêmes. De tels hommes ressentent bien, aussi, les premières attaques et le tourment qui en résulte, car personne n’en est exempt. Mais ensuite, si on leur reproche leurs péchés, qu’il s’agisse d’orgueil, de plaisir de la chair, de jouissance temporelle, de colère, de haine, de n’importe quelle attaque du mal, si pénible et si dure qu’elle soit, ils recourent humblement à Dieu aussitôt après le premier mouvement, ils s’en remettent à sa volonté, ils se livrent et s’abandonnent. Ces gens se lèvent en vérité, car en tout ils s’élèvent au-dessus d’eux-mêmes, aussi deviennent-ils vraiment, eux aussi, une vraie Jérusalem et ils ont la paix dans le trouble, la joie dans la souffrance. En tout, la volonté de Dieu leur agrée, et c’est pourquoi le monde entier ne saurait leur ravir leur paix. Tous les diables et tous les hommes conjurés ne pourraient pas la leur enlever.

Ces gens ne goûtent que Dieu seul et rien d’autre. Ils sont en vérité illuminés, car Dieu répand en eux sa lumière claire et pure en toutes circonstances, même aux heures de l’obscurité la plus profonde, et beaucoup plus vraiment encore à cet instant, qu’aux heures de brillantes clartés. Ah! que ces gens sont aimables! Ce sont des gens surnaturels, divins; ils ne travaillent et ne font rien sans Dieu dans toutes leurs actions, et, si on peut ainsi parler, en un certain sens, ils ne sont plus, mais c’est Dieu qui est en eux.

Ah! ce sont des hommes tout aimables; ils portent le monde entier; ils sont les nobles colonnes du monde. Pour celui qui se tiendrait bien en cet état, quelle délicieuse félicité!

6. La différence entre ces deux sortes de gens consiste en ce que les premiers, ceux qui veulent préparer eux-mêmes leur fond et ne s’abandonnent point à Dieu pour que lui-même le prépare, ont leurs facultés emprisonnées dans leurs défauts, à tel point qu’elles ne peuvent s’en dégager. C’est même avec satisfaction qu’ils demeurent en cet état. Ils conservent avec plaisir ce qui leur est propre, leur propre volonté.

Mais les autres nobles hommes, ceux qui se laissent préparer par Dieu, ces hommes nobles, heureux et abandonnés, sont élevés au-dessus d’eux-mêmes et en conséquence, dès la première attaque et prise de conscience du péché, ils se hâtent de confier leur mal à Dieu, de telle sorte qu’il n’y a plus de péché, parce qu’ils sont dans une divine liberté.

7. Mais pendant que Dieu prépare leur fond, ces gens ne doivent-ils pas, de leur côté, accomplir des œuvres extérieures? Ne convient-il pas qu’ils agissent? De nécessité, non. Et pourtant le texte dit : Debout, et leur ordonne de se lever; n’est-ce pas toujours une œuvre? Oui, il y a une œuvre qui leur convient, qu’ils doivent faire en tout temps, sans relâche, aussi longtemps qu’ils vivent, et sans laquelle l’homme ne peut jamais arriver à la perfection. Ils doivent en tout temps se lever, diriger leur cœur vers Dieu, affranchir le fond de leur âme, se demander en tout temps, dans une humble crainte : «Où est-il, celui qui est né?» et prendre intérieurement conscience de ce que Dieu leur demande, afin d’y satisfaire. Dieu veut-il qu’ils soient passifs? ils seront passifs; les veut-il actifs? ils agiront; les veut-il dans la contemplation et la jouissance? ils jouiront. Le fond leur rend à eux-mêmes témoignage que c’est Dieu qui l’a préparé et purifié. Dieu veut posséder ce fond à lui seul et il ne veut pas qu’une créature y entre jamais.

Dieu agit dans le fond de la première catégorie d’hommes par intermédiaire, et, sans intermédiaire, chez les autres, les nobles et saintes âmes. Mais ce que Dieu opère dans ces gens, dans leur fond en contact immédiat avec Lui, personne ne peut le dire; aucun homme ne peut en parler à un autre; celui-là seul le sait qui l’a éprouvé et il ne peut rien t’en dire, si ce n’est que Dieu a vraiment pris possession du fond de son âme.

Chez ces hommes, toutes les œuvres extérieures disparaissent complètement, mais le sentiment intérieur de Dieu augmente considérablement en l’homme. Et quand l’homme est arrivé au plus haut degré où sa grande application et la grâce le puissent conduire, alors il doit se tenir dans un complet anéantissement de lui-même, comme dit Notre Seigneur : «Quand vous avez fait tout ce que vous pouvez, vous devez dire que vous avez été des serviteurs inutiles» (Luc 17, 10). L’homme n’est jamais si parfait, qu’il ne doive se tenir continuellement dans une humble crainte. Au plus haut degré de perfection, il doit toujours parler et penser ainsi : «Seigneur, que ta volonté soit faite» (Mt 6, 10). Et il doit veiller avec grande attention sur lui-même, pour voir s’il n’a pas quelque attache à n’importe quoi, et si, dans ce fond, Dieu ne trouve pas quelque obstacle qui l’empêche d’y accomplir, sans intermédiaire, sa noble opération.

Puissions-nous nous lever ainsi, pour permettre à Dieu de faire en nous son œuvre! Qu’il nous aide en cela, notre tout aimable Dieu! Amen.

8 Sermon pour le premier vendredi de Carême

Il y eut une fête des Juifs… (Jn 5, 1-11).

I . Nous lisons dans l’évangile de saint Jean qu’il y eut une fête des Juifs et que Jésus monta à Jérusalem. Il y avait là une piscine avec cinq portiques sous lesquels étaient couchés une grande foule d’infirmes attendant que l’ange du Seigneur descendît dans la piscine et leur agitât l’eau. Celui qui, le premier, y descendait après l’agitation de l’eau était complètement guéri, quelle que fût son infirmité. Or, il y avait là un homme malade depuis trente-huit ans. Quand Notre Seigneur le vit et sut qu’il gisait là depuis si longtemps, il lui dit : «Veux-tu être guéri?» Le malade lui répondit : «Je n’ai personne qui me descende dans la piscine, quand l’eau est agitée, et quand j’y arrive, un autre m’a déjà devancé.» Notre Seigneur lui dit : «Lève-toi, prends ton grabat et marche.» Et à l’instant, le malade fut guéri; il prit son grabat et s’en alla. Vient ensuite une longue discussion; l’homme s’était levé, mais il ne savait pas que c’était Jésus. Plus tard, Notre Seigneur le rencontra et lui dit : «Tu es guéri maintenant; ne pèche plus, de peur qu’il ne t’arrive quelque chose de pire.»

2. Cette piscine ou cette eau est l’aimable personne de Notre Seigneur Jésus Christ, et l’eau ainsi remuée dans cette piscine ou cet étang, c’est le sang béni de l’aimable Fils de Dieu, Dieu et homme, qui nous a tous lavés de son précieux sang et qui, par amour, veut laver tous ceux qui viennent à Lui simplement.

Les malades, couchés en grande foule près de la piscine, attendant que l’eau fût agitée, représentent, en un sens, la race des hommes qui, sous l’Ancien Testament, furent captifs toute leur vie et durent, après leur mort, demeurer aux limbes, y attendre le contact du sacré et précieux sang qui se trouvait dans la noble piscine, pour pouvoir être sauvés. Avant cela, ils ne pouvaient ni recouvrer la santé, ni jamais être sauvés. Mais de nos jours aussi, qui sont les jours du salut, personne ne peut être sauvé et recouvrer la santé que par l’eau tout aimable de la piscine, c’est-à-dire par le sang de Notre Seigneur Jésus Christ.

3. Les malades, donc, qui ne s’y baignent pas, sont condamnés à la mort et à la perdition éternelles. Mais il y a aussi des malades qui descendent dans cette aimable piscine après l’agitation de l’eau; le contact n’est alors qu’extérieur. S’il advient que Dieu les avertisse et les appelle par la maladie, les afflictions ou d’autres événements heureux ou malheureux, ils se tournent vers Dieu; ou bien c’est la parole de Dieu annoncée par un prédicateur qui les a touchés, et ainsi ils viennent à Dieu, dans cette eau. Mais ils le font avec tiédeur, aveuglement et paresse, et c’est pourquoi, bien qu’ils trouvent le salut, ils demeurent encore, par leur faute et non par celle de Dieu, si peu purifiés, qu’il leur faudra descendre au purgatoire, y subir des tortures d’enfer, un feu d’enfer, y être la risée des diables et y demeurer jusqu’à complète purification.

4. Cette piscine avait donc cinq portiques sous lesquels gisaient un grand nombre de malades qui attendaient l’agitation de l’eau, et celui qui y descendait le premier était certainement guéri, quelle que fût sa maladie. Ces malades peuvent figurer les hommes adonnés à l’orgueil, à la colère, à la haine, à l’avarice, à la luxure, et ceci nous donne aussi à entendre que tous les malades de ce genre, qui peuvent se laver dans le sang du Christ, seront complètement guéris, si toutefois ils veulent descendre dans cette eau.

Les cinq portiques de cette piscine peuvent représenter, en un sens les cinq plaies sacrées de Notre Seigneur, par lesquelles et dans lesquelles nous avons tous été sauvés. En un autre sens, ces cinq Portiques symbolisent cinq pratiques de vertus, d’espèces diverses. Bien que toutes ces vertus soient nécessaires, cependant tel individu a telle partie de sa nature plus faible qu’une autre, et c’est pourquoi il lui tant plus d’application pour s’exercer spécialement dans telle Viatique de vertu que dans une autre.

Parmi ces exercices de vertus, le premier portique est une humilité profonde et pleine de soumission, de telle sorte que l’homme ne tienne rien, absolument à rien de ce qui le concerne lui-même, qu’il puisse se courber avec soumission sous la main de Dieu et sous toutes les créatures, qu’il reçoive humblement de Dieu, et de nul autre, toute chose d’où qu’elle vienne, qu’il s’abandonne à Dieu dans une humble crainte et dans un véritable mépris de lui-même, en toutes choses, dans la joie et dans la peine, dans l’abondance et la privation.

5. 1.e second portique est une application persévérante à demeurer dans le fond. Ah! mes enfants, que cela serait nécessaire à ces nombreux braves gens qui, en toute simplicité et n’étant pas avertis, sortent de leur fond pour se livrer à des pratiques et à des œuvres de belle apparence, soit qu’ils enseignent, écoutent, parlent, agissent; ce faisant, ils se répandent ainsi, par les sens et la jouissance, dans une folle activité. Il arrive, comme dit saint Augustin, que quelques-uns s’éloignent tellement du fond, qu’ils ne trouvent plus le chemin du retour. L’homme devrait, dans toutes ses œuvres et opérations extérieures, s’appliquer à prendre conscience de son fond et l’observer avec la plus sérieuse attention. S’il avait cette préoccupation, quand il agit au-dehors, il demeurerait ainsi, dans toutes ses œuvres, dans une paix véritable. Mais pour la même raison, celui-là n’a aucune paix dans ses œuvres et ses opérations au-dehors, qui s’extériorise sans consulter sa raison, sur l’appel des sens et des événements extérieurs, et non d’après l’inspiration et l’avertissement de Dieu.

6. Le troisième portique est un repentir sincère et profond de ses péchés. Qu’est-ce que cela? C’est se détourner en vérité et sans réserve de tout ce qui n’est pas purement Dieu ou dont Dieu n’est pas le véritable motif, et puis se tourner d’une façon complète et véritable vers Dieu, avec tout ce que l’on est. C’est là seulement le noyau et la moelle du repentir. Il faut de plus, avec une ferme confiance, s’abîmer dans le bien sans mélange et tout aimable qu’est Dieu, demeurer toujours davantage près de Lui et en Lui, s’attacher à lui avec amour et affection sans mélange, décidé pleinement et de bon cœur à faire la très aimable volonté de Dieu, autant qu’on le peut. Mes enfants, voilà le repentir véritable, et celui qui a ce repentir obtiendra sans aucun doute le pardon de tous ses péchés, et plus son repentir est grand, plus pur, plus vrai et plus entier sera le pardon qu’il obtiendra.

7. Le quatrième portique est une pauvreté volontaire. Mes enfants, il faut distinguer une pauvreté extérieure, qui est l’effet du hasard, et une pauvreté intérieure, qui est l’essence de la vraie pauvreté. La pauvreté extérieure n’est pas le fait de tout le monde, et tous les hommes ne sont pas appelés à être pauvres extérieurement. Mais à la pauvreté essentielle, nous sommes tous appelés ainsi que tous ceux qui veulent être les amis de Dieu. Elle consiste en ce que Dieu doit, seul, posséder notre fond, et que nous ne devons être possédés par aucune autre chose et nous devons posséder toutes choses comme Dieu veut que nous les possédions, c’est-à-dire dans la pauvreté spirituelle selon la parole de saint Paul «Comme ceux qui n’ont rien et possèdent toutes choses» (II Cor. 6,10). Et voici ce qu’il faut entendre par là. Tout ce qui nous est cher, fortune, ou amis, ou corps ou âme, plaisir ou profit, doit être aimé de telle façon que, dans le cas où Dieu aurait sur nous quelque autre dessein, nous abandonnions volontiers ces biens à sa sainte volonté, pour son amour et pour sa gloire, exactement comme il veut que nous les laissions. Telle doit être notre entière bonne volonté. Si notre faible nature y répugne, peu importe, pourvu que notre volonté délibérée soit prête à ce sacrifice. Mes enfants, voilà la pauvreté véritable et essentielle à laquelle se doivent tous les hommes vertueux et que Dieu exige d’eux, afin qu’ils aient un vouloir foncier libre, vide et élevé, que rien ne captive, ni jouissance, ni affection, constamment prêt à tout abandonner, si Dieu le voulait ainsi. Un tel homme posséderait-il même un royaume, qu’il serait encore essentiellement un pauvre; cela ne l’empêcherait pas de recevoir Dieu, tant que le vouloir foncier de cet homme ne peut trouver son repos et sa paix dans la possession d’aucune chose périssable, pourvu qu’il tende la main de son désir vers la généreuse aumône du bien sans mélange qu’est Dieu. Cela seul peut le satisfaire dans sa volonté et dans son fond. Que dans ses puissances inférieures, et dans son animalité, il reçoive plaisir ou déplaisir de ce qui lui est utile ou nuisible, cela n’importe point : il le faut accepter et rapporter tout à Dieu.

8. Le cinquième portique signifie que l’homme doit rapporter à Dieu, faire rentrer en Lui, d’une façon constante, tout ce qu’il a reçu. Il doit ainsi le faire rentrer dans sa source, dans le fond d’où cela a jailli. O mes enfants, pour celui qui serait tout à fait bien arrivé sous ce portique, quelle délicieuse chose ce serait! Mais ici beaucoup de grandes âmes restent en arrière, qui s’imaginent cependant être en bonne posture. Quand Dieu leur accorde de grandes grâces particulières par lesquelles elles devraient renaître complètement, elles se précipitent dessus avec satisfaction et complaisance; elles jouent avec ces grâces et ne s’enfuient pas immédiatement avec elles à la source, elles s’attachent un peu à ces dons et les tirent à elles, comme si c’était leur propriété, et par là elles se font un mortel dommage. L’homme devrait tendre à Dieu avec tant d’application, qu’il n’ait plus d’attention pour toutes ces choses, qui se greffent de droite ou de gauche sur l’une ou l’autre grâce reçue. C’est tout comme quelqu’un qui, de toutes ses forces, regarderait très attentivement un objet à travers une fente étroite ou un treillis serré; tant qu’il considère avidement, de toutes ses forces, l’objet ainsi regardé, l’intermédiaire ne l’empêche pas de voir; mais dès qu’il dirige son attention sur cet intermédiaire et qu’il se met à l’examiner, alors cet objet interposé, si petit et si mince soit-il, lui cache l’objet qu’il voulait regarder. De même, si petit que puisse être l’intermédiaire, si pures et si nobles que soient les grâces reçues, il suffit de se reposer en elles, de s’y arrêter avec jouissance et satisfaction, pour dresser un obstacle entre vous et Dieu. On aurait dû recevoir Dieu dans ces dons, lui rapporter ceux-ci et, avec eux, se plonger de toutes ses forces dans la source d’où ils sont sortis.

9. Sous ces portiques de la piscine, se tenait un grand nombre de malades, et celui qui descendait dans la piscine, aussitôt après l’agitation de l’eau, était complètement guéri. Que signifient donc cette agitation et ce contact, si ce n’est que le Saint-Esprit descend d’en haut dans l’homme, s’en vient toucher l’intérieur de l’homme et y provoque une grosse agitation, si bien que l’intérieur de cet homme est vraiment retourné au sens propre du mot et complètement changé? Il ne goûte plus les choses qui lui plaisaient auparavant, et ce qui lui faisait horreur fait maintenant sa jouissance : le mépris, la misère, le délaissement, le renoncement, la vie intérieure, l’humilité, l’infamie, le détachement de toutes les créatures. Voilà ce qui fait maintenant sa plus grande félicité. Quand ce contact a lieu, le malade, c’est-à-dire l’homme extérieur, avec ses facultés extérieures, descend tout entier et à fond dans la piscine, et il se lave dans le Christ, dans son sang très précieux et, par la vertu de ce contact, il est sûrement guéri6, comme il est encore écrit ailleurs : «Tous ceux qui le touchaient étaient guéris.»

10. Parfois aussi Notre Seigneur, dans sa grande bonté, laisse couchés comme malades des gens qui cependant sont complètement guéris, mais ils ne le savent pas et ils se considèrent, toute leur vie, comme malades. Notre Seigneur sait bien que s’ils avaient conscience de leur complète guérison et de leur santé recouvrée, ils se tourneraient avec complaisance vers eux-mêmes, et c’est pourquoi, dans son grand amour, il les laisse toute leur vie dans l’ignorance, dans la crainte, l’angoisse, l’humilité, les mettant toutefois dans cette disposition de l’homme sain, de ne vouloir jamais rien faire contre Dieu en tout ce qui pourrait leur advenir ou leur arriver. Mais quand alors approche le jour tout aimable où le bon Dieu rapatrie ces âmes auprès de Lui, c’est-à-dire le jour de leur mort, oh! mes enfants, Dieu les dédommage alors de cette ignorance et de ces ténèbres, il les traite comme un père, il les console et souvent même il leur fait goûter, avant de mourir, ce qui fera leurs éternelles délices, et ils meurent alors en grande sécurité. Ceux qui, dans ces ténèbres, lui sont restés fidèles, il les introduit immédiatement dans son ineffable amour, et ils sont ensevelis dans la divinité; ce sont d’heureux morts, ils sont morts en Dieu.

11. Notre Seigneur vint à la piscine, et il y trouva un homme malade depuis trente-huit ans et il lui dit : «Veux-tu être guéri? Le malade répondit : Seigneur, je n’ai personne qui me descende dans l’eau après l’agitation. Lève-toi, lui dit Notre Seigneur, prends ton grabat et marche. Et à l’instant, le malade fut guéri, prit son grabat et se mit à marcher.» Mes enfants, remarquez bien que ce malade était resté là très longtemps, de longues années. Ce malade était destiné à servir la gloire de Dieu; et non la mort. Oh! si l’on voulait s’efforcer de comprendre dans un esprit de vraie patience l’enseignement profond contenu dans le fait que ce malade avait attendu trente-huit ans que Dieu le guérisse et lui ordonne de s’en aller! Cela s’adresse aux gens qui, ayant à peine commencé une vie un peu à part et ne voyant pas se produire aussitôt les grandes choses attendues, croient tout perdu et se plaignent de Dieu comme s’il les traitait injustement. Oh! comme il y a peu d’hommes qui possèdent cette noble vertu de pouvoir s’abandonner et se résigner, qui se tiennent pour ce qu’ils sont, et supportent leur infirmité, leur captivité et leurs tentations, jusqu’à ce que le Seigneur lui-même les guérisse! Et c’est pourquoi il ne leur dit pas qu’ils peuvent se lever, marcher, emporter leur lit et qu’ils sont guéris. Celui qui demeurerait dans cette captivité, qui ne ferait pas effort pour en sortir, avant que Dieu lui-même ne l’en délivrât, ah! mes enfants, que ce serait beau et délicieux! Quelle puissance et quelle maîtrise seraient données à cet homme! C’est à celui-là qu’il serait dit en vérité : «Lève-toi, tu ne dois plus rester couché, tu dois sortir triomphant de toute captivité, être délié et marcher en toute liberté; tu porteras ton lit, c’est-à-dire ce qui te portait auparavant, tu dois maintenant l’enlever et le porter avec puissance et force.» Oh! celui que le Seigneur délivrera lui-même, celui-là serait bien délivré, il marcherait plein de joie et, après cette longue attente, il obtiendrait une merveilleuse liberté dont sont privés tous ceux qui croient se délivrer eux-mêmes et brisent leurs liens avant le temps.

12. Mais ces gens ainsi arrivés à la liberté, sortis de leur prison et bien guéris, peuvent bien cependant, eux aussi, sortir parfois de cette paix, par imprévoyance et par manque de vigilance, et se mêler à la foule, aller aux choses extérieures, s’adonner à n’importe quelle pratique ou n’importe quel exercice. Il leur arrive alors ce qui est arrivé au paralytique : ils tombent dans une certaine méconnaissance de Dieu.

Lorsque les Juifs lui demandèrent qui l’avait guéri, il ne le savait pas. Mais quand il revint dans le temple, Jésus lui parla, alors il le reconnut et l’annonça à tout le peuple. C’est ainsi que doit faire l’homme aimable : dès qu’il prend conscience d’une telle ignorance en lui-même, qu’il laisse là toutes choses et coure bien vite au temple, c’est-à-dire qu’il rassemble toutes ses puissances en son temple intérieur et descende dans son fond intime; s’il y rentre bien, il y trouvera vraiment Dieu sans aucun doute et il le reconnaîtra.

13. Jésus était là, il lui parla et lui dit : «Vois, tu es guéri maintenant, garde-toi mieux à l’avenir.» Et dès lors, toute l’activité, la connaissance, la vie de cet homme furent une véritable prédication de Dieu. Ainsi en est-il de l’homme qui, dans un vrai sentiment du divin, dans une claire connaissance, a trouvé Dieu dans son temple intérieur, dans son fond, et qui est vraiment bien sorti de sa propre infirmité et a reçu ensuite l’avertissement divin. Oh! la prédication de cet homme, ce qu’il fait connaître, c’est son Dieu. Cette prédication vient de l’expérience de la vérité; c’est pourquoi elle est très utile et aussi très fructueuse.

Puisse cela nous arriver à tous! Qu’à cela Dieu nous aide! Amen.

9 Sermon pour le deuxième dimanche de Carême1

Jésus se retira… (Mt 15, 21-28).

1. «Jésus se retira du côté du territoire de Tyr et de Sidon, et de ce pays-là sortit une femme, une Chananéenne, qui se mit à crier derrière Notre Seigneur, en disant : “Seigneur, fils de David, aie pitié de moi, car ma fille est cruellement tourmentée par le mauvais esprit.” Mais Notre Seigneur ne répondit pas un seul mot à cette femme. Or elle criait très fort. Les disciples dirent alors : “Seigneur, cette femme nous poursuit de ses cris, renvoie-la.” Notre Seigneur répondit : “Je ne suis envoyé qu’aux brebis perdues de la maison d’Israël; il n’est pas bien de prendre le pain aux enfants pour le jeter aux chiens.” Ce qu’ayant entendu, la pauvre femme repartit : “C’est vrai, Seigneur, mais il arrive cependant que les petits chiens se nourrissent aussi des miettes qui tombent de la table du maître.” Alors Notre Seigneur lui dit : “O femme, grande est ta foi; qu’il te soit fait selon ton désir.” Et à l’heure même, sa fille fut guérie.»

Ah! mes enfants, cet évangile nous montre la plus noble, la plus utile, la plus sûre et la plus profonde conversion qui puisse avoir lieu sur terre. Et quand une conversion ne se fait pas d’une manière ou d’une autre, dans des dispositions semblables, l’homme a beau faire tout ce qu’il peut, cela lui sert peu ou point du tout.

2. Prenons donc ces paroles : «Jésus se retira» : D’où se retira-t-il? Du milieu des scribes et des pharisiens. Mes enfants, remarquez bien le sens profond de ces paroles. Quels sont les gens dont Jésus s’éloigne? Les scribes étaient des sages qui faisaient grand cas de leur science, et les pharisiens, eux, faisaient grand cas de leur piété, fermement attachés à leurs pratiques et à leurs observances. Nous reconnaîtrons là les deux mauvais fonds les plus nuisibles qu’on puisse rencontrer parmi les gens de piété; ceux qui demeurent dans ces dispositions périssent, car c’est cela qui les fait périr; d’aucune de ces dispositions, il ne sort rien de bon. Rares cependant sont les gens qui ne sont pas quelque peu retenus dans l’un ou l’autre de ces mauvais fonds ou même dans les deux à la fois, mais d’aucuns le sont beaucoup plus que d’autres. Par scribes il faut entendre les raisonneurs qui ramènent toutes choses à la mesure de leur raison ou de leur sensibilité. Ce que leurs sens leur ont fourni, ils le font passer dans leur raison, et ils arrivent ainsi à comprendre de grandes choses. Ils y mettent leur gloire et disent de grandes phrases, mais leur fond d’où la vérité devrait jaillir demeure vide et désolé. Quant aux autres, les pharisiens, ce sont les gens de piété qui ont bonne opinion d’eux-mêmes, se croient quelque chose, tiennent fermement à leurs observances et à leurs pratiques, croient qu’il n’y a rien en dehors d’elles, et prétendent à l’estime, à la considération, à cause de celles-ci; et le fond de leur âme est rempli du blâme à l’adresse de tous ceux qui ne s’en tiennent pas à leur manière. De ces gens-là, Notre Seigneur Jésus Christ s’est retiré.

Ces gens avaient demandé à Notre Seigneur, voulant lui infliger un blâme, pourquoi ses disciples n’observaient pas les bons usages des Anciens et mangeaient sans se laver les mains. Notre Seigneur leur répliqua par cette question : «Et vous, pourquoi ne gardez-vous pas le commandement de Dieu?» 2. Ainsi font ces gens; ils considèrent leurs pratiques, leurs intentions et toutes leurs habitudes comme inspirées par Dieu, comme étant la volonté de Dieu, et ils méprisent et condamnent les nobles amis de Dieu qui ne peuvent suivre aucune pratique et aucune forme de piété particulière, parce qu’ils doivent suivre Dieu dans son mystérieux chemin.

Quand je parle de jugement, il ne faut pas entendre qu’on ne peut jamais blâmer dans les communautés les gens sensuels et pervers, ce serait la fin de la discipline ecclésiastique. Mais que, de ces manières pharisaïques, chacun se garde en son fond, attentif à ce qu’il ne s’y dissimule pas une fausse sainteté qui aurait un autre but, une autre origine que ce qui est né de Dieu. De pareilles gens, Jésus s’éloigne, c’est sûr; il ne demeure pas là. On trouve ainsi des âmes qui donnent grande attention à l’extérieur, aux bonnes manières dans les œuvres et la tenue. Si cela est bien, tout est bien. Mais leur fond est tout envahi et dangereusement encombré par les créatures; c’est dans ces dispositions qu’elles récitent nombre de psautiers. Ainsi font aussi les juifs : ils se prosternent, jeûnent, prient, et cependant leur fond n’appartient pas à Dieu; c’est à la misérable créature qu’ils appliquent tout leur amour, leur affection, leur désir, en se livrant à toutes sortes de pratiques de piété, extraordinaires et recherchées.

Non, mes enfants, en cette conduite pharisaïque, Dieu ne demeure pas. Ce ne sont pas là les plants que le Père du ciel a plantés; soyez-en sûrs, il faut les extirper, avec leurs racines, car Jésus lui-même aussi l’a dit : «Qui n’est pas avec moi est contre moi, et qui ne recueille pas avec moi disperse». Sachez-le et tenez-le pour certain : quand viendra le temps de la moisson où il recueillera son grain, tous ceux qui n’ont pas moissonné avec lui, mais pour un autre maître, ceux-là, Dieu les abandonnera sûrement. Ceux dans le fond desquels il ne trouve pas ses plants seront tous arrachés.

Mes enfants, ce sont là deux fonds de fausseté qui sont très répandus à l’heure actuelle : la subtilité naturelle de l’esprit à la manière des scribes ou la façon pharisaïque de s’en tenir aux apparences et observances extérieures de la sainteté. Les gens ont si bien aujourd’hui la façon subtile des scribes, que nous pouvons à peine entendre une confession, sans y trouver de nombreuses subtilités, et, aussi longtemps qu’ils restent en ces dispositions, ils ne changent pas de conduite. Voilà les gens dont Jésus s’est éloigné, comme il le fait toujours, sans aucun doute.

3. Et où s’en alla-t-il? Il s’en alla aux confins des pays de Tyr et de Sidon. Le nom de Tyr signifie angoisse, et celui de Sidon, chasse.

Oh! mes enfants, peu de gens se rendent compte des délices qu’il y a en ces deux choses réunies. Oh! quelle noblesse apparaîtrait bientôt là où cette chasse aurait vraiment lieu et où l’on ressentirait l’angoisse qui naît de cette poursuite!

Mais qu’est-ce donc que cette chasse? Rien autre chose que ceci, c’est que l’homme intérieur voudrait de tout cœur être près de Dieu, en qui est sa vraie demeure; et il y chasse et y pousse l’homme extérieur. Mais l’homme extérieur poursuit un autre chemin et, parce qu’il est extérieur, il recherche les réalités inférieures où est sa place à lui; ainsi se produit la scission entre eux. Le propre bien de l’homme intérieur, c’est Dieu, et c’est vers Dieu que tendent tous ses désirs, sa volonté et ses affections, car sa nature l’y incline; mais cela va contre la nature de l’homme extérieur qui combat cette tendance, comme dit saint Paul : «Je sens en moi une lutte continuelle, la nature inférieure' s’oppose à la perpétuelle chasse de l’esprit; ce que je ne veux pas, je le fais, et ce que je veux, je ne le fais pas.» Ainsi ces deux hommes se font la chasse l’un à l’autre, et par surcroît Dieu descend alors et les chasse l’un et l’autre. La grâce en fait autant; et quand on comprend vraiment le sens de cette poursuite, cela va très bien, car «tous ceux qui sont chassés par l’esprit de Dieu, ceux-là sont les fils de Dieu».

Mais voici que, de cette chasse, naît une grande angoisse et une grande détresse. Ah! mes enfants, quand l’homme est plongé dans cette anxiété et se rend compte de cette poursuite de Dieu en son âme, c’est alors sans aucun doute que Jésus vient et entre en lui. Mais quand on ne ressent pas cette poursuite et qu’on n’éprouve pas cette angoisse, Jésus ne vient pas.

De tous les hommes qui ne se laissent pas prendre par cette poursuite et cette angoisse, aucun ne devient jamais rien de bon; ils restent ce qu’ils sont, ils n’entrent pas en eux-mêmes et, en conséquence, ils ne savent rien de ce qui se passe en eux, car il y a de multiples épreuves pour l’homme, dans la nature et dans l’esprit. Mais devant une épreuve de ce genre, l’homme devrait se prosterner et l’adorer, car il est sûr alors que Dieu marche avec lui. Le monde vient aussi avec ses fortes tempêtes, et l’Ennemi, le démon, avec ses ruses astucieuses, et la chair et les sens et toutes les facultés inférieures arrivent avec leur grande infirmité, s’inclinant vers les choses extérieures. Mais l’homme intérieur est poussé en sens contraire tant par Dieu lui-même que par l’inclination naturelle qu’il a pour Dieu. De là, vient évidemment détresse et angoisse.

4. Que doit, alors, faire le pauvre homme, quand il est ainsi chassé et ne peut trouver aucune issue? En vérité, il doit faire ce qu’a fait la pauvre femme, aller à Jésus et crier à haute voix, c’est-à-dire avec un ardent désir : «Seigneur, fils de David, aie pitié de moi.»

Ah! mes enfants, cette chasse provoque un cri d’appel d’une force immense, le cri d’appel de l’esprit porte à mille fois mille lieues et plus; c’est un soupir qui vient comme d’une profondeur sans fin. Cela dépasse de beaucoup la nature, et c’est le Saint-Esprit qui doit lui-même proférer en nous ce soupir, comme le dit saint Paul : «Le Saint-Esprit prie pour nous avec d’inexprimables soupirs.»

5. Mes enfants, ici le fond est mieux préparé que par toutes les préparations qu’on peut imaginer en ce monde. Faites bien attention à ceci. Quand le pauvre homme, ainsi pourchassé, éprouve cette immense anxiété, et crie vers Dieu avec d’inexprimables soupirs et avec un tel désir que son appel pénètre au plus haut des cieux, si Dieu se comporte alors comme s’il n’entendait absolument rien ou ne voulait rien savoir, ah! comme à ce moment, dans le fond, le désir doit se tendre, devenir plus empressé! Ah! mes enfants, comment cela peut-il se faire? La source de la parfaite miséricorde se ferma, quand la pauvre femme cria. La source fut tarie dans son écoulement, elle qui avait coulé pour d’autres. Quelle est donc cette merveille, que Dieu se taise ici?

Et les disciples priaient et plaidaient pour la pauvre femme. Finalement, Jésus dit très durement «qu’il n’était envoyé qu’aux brebis perdues de la maison d’Israël et qu’il n’est pas bon de prendre le pain des enfants et de le donner aux chiens.» Il agissait avec d’autant plus de dureté et de mépris, qu’il ne se contentait pas de lui opposer un refus, mais lui prouvait, par des paroles sans réplique, qu’il ne serait pas équitable de lui faire grâce, et non seulement il lui refusait le pain qu’on dit nécessaire et qui est chose ordinaire, mais il lui déniait la qualité d’enfant, il lui déniait et contestait sa qualité d’être humain et il l’appelait un chien. Comment aurait-il pu la tenter et l’éprouver davantage, la chasser et la presser de plus près?

Or que fit-elle, ainsi pourchassée? Elle se laissa traquer et se pourchassa elle-même plus profondément qu’il ne pouvait la chasser. Elle poussa la chasse à fond; elle pénétra plus profondément encore dans l’abîme en disant : «Non, Seigneur, je ne suis pas même un chien, mais rien qu’un tout petit chien.» Tout en s’abaissant et s’humiliant de la sorte, elle gardait confiance, et elle dit : «O. Seigneur, il arrive cependant parfois que les petits chiens, les tout petits chiens, sont nourris des miettes qui tombent de la table du maître.»

Ah! mes enfants, si l’on pouvait réussir à pénétrer ainsi vraiment dans le fond de la vérité, non point par de savants commentaires, des mots, ou bien avec les sens, mais dans le vrai fond! Ni Dieu, ni aucune créature ne pourrait vous fouler, vous anéantir, vous enfoncer si profondément que vous ne plongiez vous-mêmes en vérité beaucoup plus à fond encore. On pourrait vous faire subir affront, mépris et rebuffades; et vous resteriez ferme dans la persévérance, vous pousseriez plus à fond encore, animé d’une confiance entière, et vous augmenteriez toujours davantage encore votre zèle. Ah, oui! mes enfants, c’est de là que tout dépend; et celui qui serait parvenu à ce point, celui-là aurait bien réussi. Ces chemins, et eux seuls, conduisent, en vérité, sans aucune station intermédiaire, jusqu’à Dieu. Mais qu’on puisse arriver à ce degré d’anéantissement illimité et demeurer ainsi dans ce fond, avec persévérance, avec une entière et véritable assurance, comme cette pauvre femme l’a fait, il en est qui ne peuvent pas du tout l’imaginer.

C’est pourquoi il lui fut répondu : «O femme, grande est ta foi. Que ce que tu as cru t’arrive. Que ce que tu veux te soit accordé.» En vérité c’est la réponse qui sera faite à tous ceux qui seront trouvés en telles dispositions et sur ce chemin. Tout ce que tu veux t’arrivera, et tout de la façon que tu voudras, car dans la mesure où tu es sorti de ce qui est tien, en cette même mesure tu dois entrer en partage de tout ce qui est mien. Car on ne peut avoir tout ce qu’on veut, que si l’on ne veut rien, de volonté créée. Tout ce que tu veux te sera accordé et t’arrivera; cela ne peut se faire que si l’on se renonce soi-même. Autant l’homme sort de lui-même, autant Dieu y entre en vérité.

6. Mes enfants, je ne veux rien vous dire de plus, qu’une petite histoire qui vient bien à propos. Je connais une Chananéenne (je puis bien l’appeler ainsi. Cela est arrivé il n’y a pas quatre ans et elle vit encore). Elle fut ravie hors des sens et élevée si haut, qu’elle vit Dieu, Notre Dame et tous les saints. Quand elle eut vu cela, elle se vit elle-même dans un inexprimable éloignement de Dieu. Elle en éprouva, en esprit, une indicible et incroyable souffrance et se trouva dans un supplice d’enfer, à cause de cet éloignement, car c’est, en effet, la plus grosse peine de l’enfer, qu’on se sache loin de Dieu. Dans cette inexprimable détresse où se trouvait cette âme, elle se tourna vers Notre Dame et vers tous les saints et les pria tous ensemble de la secourir. Mais elle vit qu’ils étaient tous si absorbés et si fortement occupés de Dieu, qu’ils n’accordaient même pas un clignement d’œil à son appel; si grandes étaient leurs délices et leur joie, qu’ils n’entendaient pas ses invocations et n’y donnaient nulle attention. Alors, à la manière humaine, elle invoqua la sainte Passion, les saintes souffrances de la mort et les plaies de Notre Seigneur Jésus Christ. Pour toute réponse il lui fut demandé comment elle pouvait invoquer ce qu’elle n’avait jamais honoré. Alors voyant que ni Notre Dame, ni les saints, ni la Sainte Passion de Notre Seigneur, ne lui seraient d’aucuns secours; elle s’adressa donc au Seigneur lui-même, et voici ce que dit l’esprit de cette femme : «O. Seigneur, puisque personne ne me vient en aide, considérez, Dieu tout aimable, que je suis votre pauvre créature, que vous êtes mon Dieu et jugez-moi, d’après votre très chère volonté. Si donc vous voulez me tenir éternellement en cette insondable souffrance d’enfer, en cela je m’abandonne complètement, mon cher Seigneur, à votre volonté bien agréée.» Et alors elle se livra bien à fond, pour l’éternité. Mais elle s’était à peine livrée, que déjà elle était emportée bien loin au-dessus de tout intermédiaire et attirée complètement dans l’abîme divin; elle fut vraiment engloutie dans la merveilleuse divinité. Quel délicieux gouffre que celui-là! Tous les jours, cette même personne est encore entraînée par la même voie, dans le fond ou sur le même chemin; et c’est une toute jeune fille. Je crois en vérité qu’elle n’a jamais faite, dans toute sa vie, de ces grosses fautes qui auraient pu irriter Dieu. Mes enfants, quels obstacles surgiront donc devant ceux qui souvent irritent Dieu, qui l’ont souvent irrité et qui sont si fortement attachés aux créatures!

7. Cette enfant des hommes s’abandonna à la volonté divine pour une éternité de tourment infernal. Ainsi ne font pas ceux qui, après quatre ou cinq ans, pensent qu’ils devraient déjà obtenir des merveilles et qui disent : «Ah! priez pour moi, pour que je devienne un des amis les plus chéris de Dieu.» Tu ne devrais pas t’estimer digne de pouvoir devenir un des moindres d’entre eux. Place-toi à la dernière place, comme l’Évangile l’enseigne, et tu seras élevé. Mais ceux qui s’élèvent eux-mêmes seront abaissés. Désire ce que Dieu a éternellement voulu, accepte la place que, dans sa toute aimable volonté, il a décidé devoir être la tienne.

Mes enfants, c’est de cette façon qu’on va à Dieu en se renonçant soi-même entièrement, de toute manière et en tout ce qu’on a. Celui qui pourrait obtenir une goutte de ce renoncement, en recevoir une étincelle, s’en trouverait préparé davantage et conduit plus près de Dieu que s’il se dépouillait de tous ses habits et en faisait cadeau et que s’il mangeait des épines et des pierres, à supposer que la nature puisse le supporter. Un petit instant vécu dans ces dispositions nous serait plus utile que quarante ans de pratiques de notre choix.

Mes enfants, ce chemin serait plus noble, plus court et plus facile que tous les chemins que notre raison peut connaître.

Oh! à quoi vous occupez-vous? Vous perdez votre précieux et heureux temps; vous laissez échapper le bien aimable et pur qui pourrait et devrait naître sans cesse en vous; vous allez de longues années votre petit train-train, et vous n’avancez pas. Après avoir vécu bien des années de la sorte, vous êtes aussi près de la véritable perfection que vous l’étiez tout au début. Sûrement, c’est là chose bien déplorable en vérité. Ah! si vous vouliez en reconnaître l’inexprimable dommage!

Prions donc Notre Seigneur que nous puissions nous abîmer si profondément en Dieu, que nous soyons trouvés en lui. Amen.

24 Sermon de préparation à la Pentecôte

Soyez sages et sobres en vue de la prière (1 P 4, 7).

1. Saint Pierre dit dans son épître : «Soyez prudents et veillez dans la prière.»

Nous voici arrivés à la veille de l’aimable fête du Saint-Esprit, que chacun doit, de toutes ses forces, se préparer à recevoir. Pour cela, ainsi que nous l’avions dit hier, l’homme doit toujours chercher uniquement Dieu. Il doit, en outre, examiner, à la lumière de sa vertu de discrétion, toute sa manière d’agir et toute sa vie, pour voir s’il n’y demeure rien qui ne soit pas Dieu. Nous avions dit de plus que cette préparation se composait de quatre éléments que nous avons énumérés : le détachement, la passivité, l’esprit intérieur et l’unification. Il faut ensuite que l’homme extérieur soit arrivé à faire régner en lui la tranquillité, qu’il se soit exercé aux vertus naturelles, qu’il ait muni ses facultés inférieures des vertus morales, et que le Saint-Esprit donne aux facultés supérieures l’ornement des vertus théologales. Nous avons dit enfin comment chacun devait, avec la vertu de discrétion, diriger et ordonner chaque chose à la place qui lui convient, dans tout son agir, dans toute sa vie, examinant si tout est orienté, oui ou non, vers Dieu et redressant ce qu’il trouverait dans son action, qui ne tende pas purement à Dieu.

2. Il doit se comporter absolument comme le paysan qui a des greffes à faire, en mars. Quand il voit que le soleil commence à monter, il taille et émonde ses arbres, il arrache les mauvaises herbes, retourne sa terre et la fouille avec beaucoup de soin. Ainsi l’homme doit-il mettre une grande application à se creuser lui-même, à regarder dans ce fond, à retourner ce qui en lui s’est détourné3, à tailler ses arbres, c’est-à-dire ses sens extérieurs et ses facultés inférieures et à extirper toute mauvaise herbe.

Il doit tout d’abord arracher et extirper à fond et avec vigueur les sept péchés capitaux, tout orgueil intérieur ou extérieur, toute avarice, toute colère, haine, jalousie et toute jouissance impure, de corps, de cœur, de pensée, sous quelque forme qu’elle se présente dans la nature et même dans l’esprit. Il doit examiner s’il n’y a pas quelque part, à l’intérieur ou à l’extérieur, quelque chose à laquelle on reste attaché, s’il ne se cache nulle part quelque indolence. Tout cela et tout désordre de ce genre doivent être absolument retranchés et extirpés.

3. Mais tout est encore aride et dur. Le soleil monte, il n’a cependant pas encore fait pénétrer sa clarté; mais il se rapproche rapidement, voici que l’été vient à grands pas. Le soleil divin commence bientôt à darder ses rayons sur-le-champ bien préparés. Quand l’homme extérieur et les facultés inférieures et supérieures, et par conséquent tout l’homme intérieur et extérieur ont été taillés et préparés, vient le doux soleil de Dieu et il commence à briller dans le fond, à illuminer de sa clarté le noble champ.

C’est alors un joyeux été, une véritable floraison de mai, au sens propre du mot, comme nous le voyons maintenant au-dehors .

L’éternel Dieu d’amour accorde alors à l’esprit de verdir, de fleurir et de produire les fruits les plus délicieux dont aucune langue ne saurait parler et dont nul cœur ne peut se faire une idée tant est grande la joie qui s’éveille alors dans l’esprit. Quand le Saint-Esprit peut, sans intermédiaire et par sa présence, répandre dans le fond son joyeux éclat de sa divine clarté, et quand peut se produire la douce infusion de l’Esprit qui s’appelle et qui est le vrai Consolateur, oh! quelle douce jouissance naît de là! C’est vraiment une fête : la cuisine sent si bon, et les mets précieux et succulents qu’on y prépare ont un fumet si extraordinairement délicieux et si merveilleusement appétissant! C’est vraiment le mois de mai en pleine floraison! Ah! comme le parfum des morceaux friands pénètre dans la pauvre nature! On en reçoit d’exquises jouissances, que le Saint-Esprit prépare alors en grande abondance et qu’il envoie et donne à l’âme bien préparée pour en jouir. Ah! sentir et savourer une seule goutte de ces jouissances-là, une seule goutte de ces délices, surpasse et fait s’évanouir toute la suavité et toute la douceur que toutes les créatures peuvent procurer, de toutes les façons qu’on peut réaliser ou imaginer.

4. Mais, quand ils ressentent et éprouvent, en eux-mêmes, cette grande et extraordinaire consolation et cette suavité, certains sont tentés de s’y plonger, de s’y endormir, de s’y reposer et de demeurer en cette jouissance. C’est ainsi que saint Pierre, pour avoir reçu une goutte de ces délices, aurait bien voulu dresser trois tentes pour y demeurer. Mais, en vérité, Notre Seigneur ne le voulut pas; c’était bien loin du but auquel Notre Seigneur voulait l’amener et l’élever. Tout comme saint Pierre disait : «n nous est bon de rester ici», ainsi veulent faire certaines gens. Aussitôt qu’elles ont éprouvé cette douceur, elles pensent avoir reçu le soleil dans sa plénitude et elles voudraient se reposer là et s’y coucher. Ceux qui font cela restent complètement en arrière et, de telles gens, il n’y a rien à attendre; ils ne vont pas plus loin.

L’arrêt de quelques-uns présente ce caractère particulier, qu’en cette douceur, ils tombent dans une fausse liberté. En cet état de jouissance et de pieuses impressions, la nature se replie sur elle-même avec satisfaction, s’arrête alors à elle-même — c’est chez l’homme une inclination première —, et s’abandonne à ces pieuses impressions. Or, cela me rappelle ce que j’ai entendu dire des médicaments : en prendre trop peut faire du tort. Quand la nature se sent aidée, elle s’abandonne à ce secours, s’endort, se repose et, pensant que le secours lui suffit, elle n’est pas aussi active qu’elle l’aurait été sans cela; tandis que si elle n’est sûre d’aucun secours, elle agit, travaille et s’aide elle-même.

Voyez, mes très chères enfants, comme cette nature empoisonnée, repliée sur elle-même, s’insinue adroitement partout et cherche en toutes choses son repos et ses aises, dans les choses spirituelles mille fois plus encore qu’ailleurs. Lorsque, en effet, l’homme éprouve en lui-même cette jouissance et ce bien-être particulier et extraordinaire, il s’y repose tout entier et, se croyant beaucoup plus en sécurité, il ne travaille pas avec autant d’application et de persévérance, il devient bientôt très délicat et très friand, et s’imagine qu’il ne peut plus souffrir et travailler comme auparavant et qu’il doit se tenir tout à fait en repos. Quand l’Ennemi voit alors que l’homme se repose de la sorte, il vient et répand en son âme une fausse douceur, pour l’établir et le maintenir dans ce repos nuisible.

5. Que devons-nous donc faire? Devons-nous fuir cette douceur et la repousser? Non, en aucune façon. Nous devons l’accepter avec grande reconnaissance et puis la reporter à Dieu avec humilité, le remercier ardemment et le louer grandement pour ce don, nous en reconnaissant tout à fait indignes. Nous devons faire comme un jeune gaillard, mais pas riche, qui aurait faim et soif et aurait du chemin à faire, et à qui l’on vient dire que s’il veut faire quatre milles il trouvera si abondamment à manger, que son estomac sera bien garni. Il deviendrait aussitôt si joyeux, si leste et si dispos, qu’il courrait tout aussi bien dix milles. C’est ainsi que doit faire l’homme que Dieu réconforte et qu’il nourrit de ses divines consolations et jouissances. Il doit en faire beaucoup plus qu’il n’en faisait auparavant, aimer davantage, remercier davantage, louer davantage et vivre d’une vie beaucoup plus intense. Il doit exciter beaucoup plus encore le désir de son cœur et la flamme de son amour. Il doit consumer tant, qu’on lui donne encore plus de dons, plus de consolations, plus de réjouissances spirituelles. Nous devons faire ce que ferait un homme qui irait voir le pape, pour lui offrir un denier d’or; et le pape, allant à sa rencontre, lui donnerait en retour cent mille livres d’or, et cela à plusieurs reprises, aussi souvent que le pèlerin lui offrirait un denier. Voilà précisément ce qui arrive à l’homme : aussi souvent qu’il se tourne vers Dieu avec reconnaissance, aussi souvent qu’il s’offre à Dieu avec amour et gratitude, Dieu vient au-devant de lui, à chaque instant, avec cent mille fois plus de dons, de grâces et de consolations. Et de la sorte la douceur spirituelle nous devient un secours qui nous conduit à Dieu et vers un plus grand bien. Nous devons en user, mais non pas en jouir. C’est comme quelqu’un qui voyage en voiture : il n’en use pas pour son plaisir, il en use pour son utilité et n’y met pas sa pleine satisfaction; ainsi doit-on chercher son profit dans les dons de Dieu, mais ne mettre sa pleine jouissance qu’en Dieu.

Saint Pierre nous met en garde contre cette erreur, quand il nous dit que nous devons être sobres et veiller, et nous avertit que nous ne devons pas nous endormir dans le sentiment de cette douceur : celui qui dort, en effet, est comme à moitié mort, n’ayant plus de véritable activité. Nous devons donc nous éveiller, être vigilants et sobres. L’homme sobre fait son travail avec entrain, vigilance et intelligence. C’est pourquoi saint Pierre dit : «Frères, soyez sobres et veillez, car votre adversaire, l’Ennemi, rôde autour de vous comme un lion rugissant et cherche à vous dévorer, c’est pourquoi résistez-lui fortement dans la foi». Enfants bien-aimés, ne soyez pas ainsi somnolents et indolents, ne vous reposez en rien qui ne soit pas purement Dieu; mais examinez-vous soigneusement, à la lumière de la vertu de discrétion, et restez attentifs à vous-mêmes et à Dieu en vous, dans un désir plein d’amour.

6. Les disciples aimants de Notre Seigneur, eux-mêmes, n’ont pas pu garder la présence délectable de Notre Seigneur, car autrement le Saint-Esprit n’aurait pu leur être donné. «Si je ne m’en vais pas, dit Jésus, le Saint-Esprit ne vous sera pas accordé, le Saint-Esprit, le Consolateur». Les saints disciples étaient si bien possédés intérieurement et extérieurement par [la joie de] la présence de Notre Seigneur Jésus Christ, elle remplissait tellement tous les recoins de leur être, leur cœur, leur âme, leurs sens, leurs facultés intérieures et extérieures, que cette possession devait leur être arrachée et enlevée, pour qu’ils parvinssent à la vraie consolation spirituelle et intérieure. Il fallait que cela leur fût retranché, si dure et si amère que dût leur être cette privation, pour qu’ils pussent aller de l’avant. Autrement ils seraient demeurés dans les régions inférieures de la sensibilité. Or, quand on s’élève au-dessus des sens, on passe d’abord aux facultés supérieures, à la faculté de la raison et là le Saint-Esprit est reçu de façon beaucoup plus noble et plus délicieuse. Puis on arrive au fond intérieur, au fond mystérieux de l’esprit, et c’est ici seulement que cette douceur a sa véritable et propre place; c’est ici que l’Esprit-Saint est reçu en vérité et en réalité, ici seulement, en cette sobriété, que l’homme s’éveille.

7. Saint Pierre disait donc : «Vous devez être vigilants dans la prière, car votre adversaire, l’Ennemi, rôde autour de vous, comme un lion rugissant.»

De quelle prière saint Pierre veut-il parler? De la prière vocale que certains — tels ceux qui récitent un grand nombre de psautiers — appellent prière? Non, ce n’est pas cela qu’il a en vue, mais la prière que Notre Seigneur a indiquée comme la vraie prière, en disant que «les vrais adorateurs priaient en esprit et en vérité». Les saints et les docteurs disent que la prière est une élévation de l’esprit vers Dieu. La lecture et la prière vocale servent parfois à cette ascension et, comme tel, il peut être louable de s’en servir. Comme ma chape et mes vêtements, sans être moi-même, me sont utiles, ainsi toute prière vocale sert à la vraie prière, sans pourtant l’être; ce sont l’esprit et le cœur qui doivent aller à Dieu sans intermédiaire. C’est uniquement cela, et rien autre chose, qui est l’essence de la vraie prière. L’ascension de l’esprit en Dieu par l’amour, le désir intérieur et l’humble soumission à Dieu, voilà seulement la vraie prière, exception faite pour les gens d’Église, réguliers ou prébendés qui sont obligés, eux, à leurs Heures et à la prière vocale. Mais aucune prière extérieure n’est aussi pleine de pieuse dévotion, aussi aimable que la sainte prière du Notre Père que notre souverain Maître, le Christ, nous a enseignée et que lui-même a dite. C’est celle qui sert le plus à la vraie, à l’essentielle prière. C’est une prière du ciel. C’est elle qu’on médite vraiment au ciel sans interruption. La véritable prière, qui est une véritable ascension en Dieu, élève si bien le cœur que Dieu peut entrer dans le fond le plus pur, le plus intime, le plus noble, le plus intérieur où est la véritable unité, et dont saint Augustin dit qu’il y a dans l’âme un abîme mystérieux, qui n’a rien à voir avec le temps et avec tout le monde d’ici-bas et qui est de beaucoup supérieur à la partie de l’âme dont le corps reçoit la vie et le mouvement. C’est ici, dans ce noble et délicieux abîme, dans le royaume mystérieux que s’infuse la douceur dont nous avons parlé; c’est ici qu’est éternellement sa place. Ici l’homme n’est plus troublé par rien; il est recueilli et calme et véritablement lui-même, toujours de plus en plus dégagé, intériorisé, élevé dans une plus grande pureté, une plus grande passivité, toujours plus abandonné en toutes choses, car Dieu lui-même est venu s’établir dans ce noble royaume, et c’est là qu’il opère, là qu’il habite, là qu’il règne. Ce nouvel état d’âme n’est plus comparable au précédent, car l’homme a gagné une vie toute divine. L’esprit se fond ici tout entier [en Dieu], il s’abîme en Lui, [en se détachant] de soi-même; il est entraîné dans le feu ardent de la charité qui est essentiellement et par nature, Dieu lui-même.

De cet état, ces hommes privilégiés s’abaissent ensuite de nouveau vers tous les besoins de la sainte chrétienté et ils s’emploient alors, avec une sainte prière et un saint désir, à demander tout ce que Dieu veut qu’on lui demande; ils s’occupent de leurs amis, des pécheurs, des âmes du purgatoire, ils pourvoient en toute charité aux besoins de chaque homme en toute la sainte chrétienté, non pas en priant individuellement pour dame Mathilde ou Cunégonde, mais d’une manière toute simplifiée et essentielle. De même que d’un seul regard, je vous contemple tous ici, assis devant moi, ainsi embrassent-ils tout d’un seul regard, comme le font les contemplatifs. Puis ils reportent leurs regards dans l’abîme de l’amour, dans la fournaise d’amour, et s’y reposent. Alors cette ardente flamme d’amour retombe comme une rosée, sur tous ceux qui, dans la sainte chrétienté, sont dans le besoin, pour, de là, retourner bientôt dans l’abîme divin, à l’aimable repos des silencieuses ténèbres.

C’est ainsi qu’ils entrent et sortent et demeurent cependant toujours dans l’aimable et silencieux abîme où est leur être, leur vie, où est aussi tout leur agir et tout leur mouvement. Où qu’on les rencontre, on ne trouve jamais en eux qu’une vie divine. Leur conduite, leurs opérations, leurs manières sont tout à fait divines. Ce sont de nobles hommes, utiles à toute la chrétienté; ils servent à l’amélioration de tous les hommes, à la gloire de Dieu, à la consolation de tous. Ils habitent en Dieu et Dieu habite en eux. Partout où on les rencontre, il faut les louer.

Puissions-nous tous arriver à ce degré. Qu’à cela Dieu nous aide! Amen.

25 Premier sermon pour la Pentecôte

Ils furent tous remplis du Saint-Esprit (Ac 2, 4).

1. «Ils furent tous remplis du Saint-Esprit et commencèrent à parler des merveilles de Dieu.» Mes chers enfants, c’est aujourd’hui l’aimable anniversaire du jour où nous a été rendu le noble et précieux trésor qui avait été perdu pour notre grand dommage au Paradis terrestre, par le péché et surtout par le péché de désobéissance. Depuis lors, tout le genre humain était condamné à la mort éternelle; le Saint-Esprit, qui est un consolateur, était complètement perdu avec tous ses dons et sa consolation; tous les hommes avaient encouru l’éternelle colère de Dieu et étaient captifs de la mort éternelle. Notre Seigneur a brisé ces liens, le Vendredi saint, quand il se laissa faire prisonnier, charger de liens, et mourut sur la croix. Ce jour-là, il a accompli la pleine réconciliation de l’homme avec son Père céleste. Mais au jour de la Pentecôte, il a confirmé cette réconciliation, et nous a rendu le noble et précieux trésor qui avait été complètement perdu, c’est-à-dire l’aimable Saint-Esprit : la richesse, la charité et la plénitude, qui sont en lui, dépassent ce que tous les cœurs et toutes les intelligences peuvent atteindre.

Cet aimable Saint-Esprit vint donc dans les disciples et dans tous ceux qui étaient prêts à le recevoir avec une grande richesse, une plénitude débordante, les inondant intérieurement, comme si, après avoir retenu les eaux du Rhin par un barrage, on enlevait brusquement celui-ci. Le fleuve se répandrait alors à plein flot, jusqu’à déborder sur les rives, comme s’il voulait tout noyer et tout couvrir, et il remplirait toutes les vallées et tous les fonds qu’il trouverait devant lui. C’est ainsi qu’a fait le Saint-Esprit pour ses disciples et tous ceux qu’il trouva prêts à le recevoir. C’est ce qu’il fait encore à toute heure et sans cesse; il remplit et inonde tous les fonds, cœurs et âmes où il trouve quelque place et les comble de grâce, d’amour et de dons, d’une richesse qu’on ne saurait décrire. C’est ainsi qu’il remplit les vallées et les profondeurs qui lui sont présentées. Supposons qu’il arrive, comme au temps d’Élie, une sécheresse de trois ans et six mois sans pluie, sans qu’on pût ni semer, ni moissonner et qu’après ce temps vînt à tomber une douce et abondante pluie qui abreuvât et rafraîchît toute la terre, sauf le champ d’un seul homme, qui demeurerait, lui seul, sec et aride, quel chagrin intolérable et quelle désolation ne serait-ce pas pour cet homme et pour tous ses amis? «Ils furent tous remplis du Saint-Esprit.» Quelle peut bien être alors l’impression de celui dont le cœur, l’âme et le fond, l’homme intérieur et extérieur sont demeurés tout à fait secs, durs, sans grâce et sans amour, au jour de cette inexprimable consolation qui surpasse toute autre?

Nous devons maintenant considérer ce que nous avons à faire pour nous préparer à recevoir l’adorable Saint-Esprit. La préparation la plus prochaine et la plus haute, c’est lui-même qui doit la réaliser et l’opérer en l’homme. Il doit se préparer lui-même les lieux et se recevoir lui-même dans l’homme. Et quelle est l’opération par laquelle il prépare ainsi l’homme pour s’y recevoir? Le Saint-Esprit fait deux choses en l’homme. Premièrement, il le vide; deuxièmement : il remplit le vide autant et dans la mesure où il en trouve.

2. Faire le vide est la première et la plus importante préparation pour recevoir le Saint-Esprit, car dans la mesure et au degré précis où le vide est fait dans l’homme, cet homme devient, dans la même mesure et au même degré, capable de recevoir le Saint-Esprit. Car lorsqu’on veut remplir un tonneau, il faut d’abord enlever ce qu’il contient. Si l’on veut y mettre du vin, il faut enlever l’eau, car deux choses matérielles ne peuvent pas occuper le même lieu. Si donc le vin doit entrer, il faut d’abord que l’eau sorte, car ce sont choses contraires. Pour que Dieu entre, il faut nécessairement mettre la créature dehors. Tout. le créé doit être mis dehors, d’une façon ou d’une autre; il faut chasser tout ce qui est en toi, tout ce que tu as reçu. L’âme animale, sans raison, doit absolument sortir pour qu’apparaisse en l’homme l’âme raisonnable. L’homme doit donc se laisser prendre, vider et préparer. Il doit tout laisser, sortir même de cet abandon, le laisser lui aussi et le tenir pour rien, mais se précipiter en son pur néant. Autrement, il chasse sûrement le Saint-Esprit et l’empêche de réaliser en lui le plus haut degré de son œuvre. Mais on ne trouve personne qui recherche cette voie-là.

Cette première préparation terminée, le Saint-Esprit fait aussitôt sa seconde œuvre dans l’homme ainsi préparé : il remplit pleinement toute la capacité réceptive de cet homme. Plus tu auras été vidé en vérité, plus aussi tu recevras; moins il reste de toi, plus tu reçois de lui. Amour-propre, esprit propre, volonté propre, tu dois te dégager de tout cela. Le ciel serait-il ouvert devant toi, que tu ne devrais pas vouloir y entrer avant de t’être assuré que Dieu veut cela de toi. «Dans un même lieu», c’est dans ce vide seulement que le Saint-Esprit est donné et il le remplit tout entier. Si même l’homme se trouve mal disposé, si la lourdeur et l’indolence de la nature contrarient sa paix, sans qu’il puisse rien y faire, en cela même encore, il se laissera vider de lui-même, s’abandonner à Dieu, se livrera à lui sans résistance, en ceci et en tout ce qu’il peut avoir à subir.

Voilà les vrais pauvres d’esprit; le Saint-Esprit les remplit, et souffle avec force dans l’âme, c’est-à-dire qu’il répand en elle toute sa richesse et tout son trésor, dans l’homme intérieur et extérieur, dans ses facultés intérieures et extérieures, dans les plus hautes et aussi dans les plus basses. Toute l’affaire de l’homme, c’est de se laisser préparer et de donner à l’Esprit-Saint la place libre, pour qu’il puisse y accomplir son œuvre. Bien peu d’hommes le font, même parmi ceux qui portent l’habit religieux et que Dieu a cependant appelés à cette vocation de choix. Car il y a tant d’embarras terrestres, tant d’attachement aux créatures, tantôt à ceci, tantôt à cela; puis il y a aussi les habitudes, les œuvres extérieures, les règlements personnels, la complaisance en soi-même; et personne ne veut s’abandonner au Saint-Esprit, et chacun fait son affaire, de façon diverse. C’est la manière générale d’agir en ce triste temps.

3. Tout ce que tu as à faire, c’est de le laisser accomplir son œuvre en toi et que tu ne lui suscites aucun embarras; alors il te remplira pleinement. Si vraiment tu te comportes aussi divinement même dans ton homme extérieur, selon qu’il convient à l’Esprit de Dieu, dans tes paroles, tes œuvres, ta conduite, si tu te tiens, en parfaite ordonnance, dégagé des créatures, et dans le calme, le Saint-Esprit fera de grandes choses dans l’homme ainsi recueilli en lui-même, alors même que cet homme n’en saurait absolument rien. De même que l’âme fait mystérieusement son œuvre de vie dans le corps, sans que le corps en sente rien et en prenne conscience, ainsi le Saint-Esprit opère dans l’esprit et dans le fond de l’homme, à son insu. Mais si l’homme doit prendre conscience de cette œuvre, c’est avec ses facultés repliées dans le fond où le Saint-Esprit habite et agit. Si maintenant c’est un homme insensé qui sent en lui ce travail, il se jette aussitôt sur ce bien pour se l’attribuer, comme s’il était sien, et ainsi le détruit complètement. Sa conduite est comparable à celle d’un insensé entrant dans l’atelier d’un artiste qui aurait commencé une œuvre et qui l’aurait sur le métier. Cet insensé, qui n’y connaît rien, viendrait l’abîmer si complètement qu’elle ne serait plus bonne à rien. Voilà ce que fait l’homme, quand il s’attribue d’une façon quelconque l’œuvre de Dieu; ce qui lui fait commettre cette faute, c’est le plaisir sans mesure et la joie qu’il ressent dans l’opération intérieure, car cette joie dépasse toutes les joies du monde. Mais en s’arrogeant ainsi l’œuvre du Saint-Esprit, et en y mettant du sien, il la ruine complètement.

Cependant, tant que l’homme ne tombe pas en état de péché mortel, l’Esprit n’est pas tout à fait chassé, mais il se tient à distance. Quand l’homme attaché à la créature n’est point vidé de lui-même; il pense souvent que tout ce qui se passe en lui, c’est Dieu qui l’opère, alors que tout vient de lui, de sa propre activité, de sa présomption, du contentement de lui-même. S’il arrivait même qu’un tel homme reçût de sublimes et mystérieuses impressions, des révélations, de grands dons, il resterait encore bien des doutes sur son sort final, et il pourrait bien encore se perdre pour l’éternité. Enfants, il n’en va pas comme vous croyez. Il faut une âme bien nette, et l’homme doit être complètement sorti de lui-même, pour que le Saint-Esprit puisse faire vraiment son œuvre, au sens propre du mot, dans toute sa noblesse et son efficacité, et il ne faut pas que tes prétentions personnelles viennent mettre obstacle à cette œuvre. Si cependant tu te surprends en faute sur ce point, tu n’as pas à courir de suite au confesseur; cours en toi-même et reconnais-toi coupable, devant Dieu, du fond du cœur. Dieu étendra aussitôt sa main divine sur sa tête, et il te guérira, si tu te soumets à lui en toute humilité et si tu te reconnais coupable.

4. J’ai parlé hier des miracles qu’annonce Notre Seigneur : «Ils imposeront les mains aux malades et ils seront guéris.» Et voici le second signe : «Ils chasseront les démons.» Ah, si l’on prenait bien garde aux embûches que l’ennemi tend à l’homme, aux faux objets de toute sorte qu’il lui présente pour le tromper, l’homme échapperait à tous ces pièges, par un abandon véritable. «Ils prendront aussi les serpents.» Ce sont les hommes malicieux comme des serpents qui t’abordent avec leurs gestes menaçants et leurs paroles tapageuses, s’arrogeant une autorité qui ne leur appartient pas. «Ils te blesseront et te piqueront», oui, certainement, quant aux facultés inférieures; mais tant que le trouble ne monte pas jusqu’aux facultés supérieures, il y a encore un bon remède : tais-toi et incline-toi.

«Ils boiront du poison sans qu’il leur arrive aucun mal.»Est-ce que ce ne sont pas là des hommes à venin, en qui devient poison tout ce qui entre en eux? S’il y a la moindre chose à reprendre, ils prennent cela au tragique et aggravent tout; ils ont une nature pareille à celle des araignées. Pendant que tu es occupé peut-être, à quelque œuvre tout à fait bonne, de telle sorte que le Saint-Esprit soit sur le point de te remplir, voici que Sœur Brouillonne t’accoste avec ses paroles blessantes. Si tu pouvais alors t’abandonner à la volonté de Dieu et accepter cette contrariété, te taire et supporter tout cela, ce serait pour toi une fort bonne préparation. Si même ton homme extérieur en est quelque peu ébranlé, cela ne te causera aucun dommage.

Enfants, voulez-vous devenir toujours plus méritants et marcher à votre perfectionnement, observez ces deux petits points. Premièrement, tenez votre cœur vide et affranchi de toutes choses créées et de vous-même, et gardez en bon ordre votre homme extérieur et intérieur, afin que le Saint-Esprit ne trouve pas en vous d’obstacle à son œuvre. Deuxièmement, recevez directement de Dieu tout ce qui vous arrive, d’où que cela vienne, de l’intérieur et de l’extérieur et quoi que ce soit; ne le prenez que comme un moyen par lequel Dieu veut vous préparer pour lui-même et pour les grands dons surnaturels et merveilleux qu’il veut vous faire et auxquels vous ne pourrez jamais arriver aussi sûrement qu’en supportant l’Ennemi ou des hommes à mauvaise langue, et en ne réagissant pas contre eux, ni intérieurement ni extérieurement.

5. «Ils parleront de nouvelles langues.» Cela veut dire que l’homme doit réprimer la vieille langue qu’il a reçue de la nature. Mes enfants, apprenez, plus que tous les autres arts, l’art de garder votre langue, veillez bien à ce que vous dites, sinon vous n’arriverez jamais à rien. Veillez à ce que vos paroles servent à la gloire de Dieu, au bien du prochain et à votre propre paix. Mais avec Dieu, parlez sans cesse. Saint Bernard dit : «Autant je maudis et je condamne l’abondance de la parole extérieure, autant je loue celle de la conversation intérieure avec Dieu; en celle-là, il ne peut y avoir d’excès.» «Parler de nouvelles langues» signifie encore louer Dieu fortement et le remercier, quand même tu n’aurais à remercier Dieu que de la patience avec laquelle il te supporte, t’épargne, t’attend, gardant avec tant de bienveillance le silence sur tous tes désordres; et quand même il ne pourrait d’aucune façon accomplir son œuvre en toi, tu aurais encore grandement sujet de lui être reconnaissant. «Parler de nouvelles langues» signifie encore qu’entre vous, vous devez parler de Dieu et de la pratique de la vertu, mais non pas disserter sur la divinité, en raisonneurs (cela ne vous regarde pas) ou avec de sagaces et subtiles paroles : vous ne devez parler de Dieu que sous l’inspiration de la vertu. À vous comporter et à discourir en philosophes, vous ne pouvez que vous perdre et perdre aussi ceux à qui vous communiquerez ces idées. Tu te garderas aussi des hommes subtils, de peur qu’une fois les serpents chassés, tu les réintroduises en toi sous forme de spiritualité, car l’Ennemi te dresse sans relâche des embûches, et selon ce qu’il connaît de tes inclinations. Il en est ainsi d’ailleurs pour l’œuvre du Saint-Esprit qui s’accommode aussi volontiers aux dispositions qu’il trouve dans la nature, car Dieu veut faire fructifier ses dons et attirer à lui l’esprit et la nature. Quand donc il trouve une bonne nature docile, il y adapte son œuvre. De même que l’ondée, qui tombe sur la terre, ne s’en retourne pas sans effets, ainsi Dieu ne veut-il pas que ses dons ne lui reviennent pas sans fruit; leur action doit remettre en vigueur la nature et l’esprit. Voilà ce que fait le Saint-Esprit, s’il te trouve dans la vraie pauvreté de ton esprit, dépouillé de tout ce qui peut encombrer cette place, d’une manière quelconque, [dépouillé] de toute attache, de tout ce que tu as jamais attiré en toi ou de ce que tu peux y attirer [d’image affective désordonnée], de toute dureté, de toute malice, de tout jugement, de tout ce que le Saint-Esprit lui-même n’a pas opéré en toi. Mais tu dois faire une distinction : ce qui entre en toi, contre ta volonté, cela ne peut pas te nuire.

6. Vous ne devez pas non plus vous imaginer qu’en cette attente du Saint-Esprit, vos bonnes œuvres extérieures, comme les actes d’obéissance, le chant, la lecture, le service des sœurs ou œuvres de charité, puissent être un obstacle à sa réception. Non, cher enfant, il n’est pas vrai qu’on doive se désister de tout et se tenir purement dans l’attente. L’homme qui veut aimer Dieu et le chercher fera tout par amour pour la gloire de Dieu et en parfaite ordonnance, [il acceptera tout ce qui peut lui arriver selon les dispositions divines.] [Fais cela], en charité, avec une douce bonté, dans un pacifique abandon, pour ta paix et celle du prochain. Ce ne sont pas les œuvres qui te sont un obstacle, mais seulement le désordre que tu y mets. Écarte ce désordre; cherche purement Dieu dans toutes tes œuvres, et rien autre chose. Puis, surveille-toi avec grande attention, garde ton cœur, ne laisse aucun désordre y entrer, veille à tes paroles et à ta conduite extérieure, alors tu garderas la paix en toutes tes œuvres, et le Saint-Esprit viendra à toi, et il te remplira, et il habitera en toi et il fera en toi des merveilles, si tu mets en pratique les enseignements que tu viens d’entendre.

Puisse cette grâce nous être accordée à tous! Qu’à cela Dieu nous aide! Amen.

40 Premier sermon pour le cinquième dimanche après la Trinité

Très chers, soyez un dans la prière (1P 3, 8).

1. On lit aujourd’hui dans l’épître du dimanche, que Monseigneur saint Pierre disait : «Mes très chers, ayez l’âme très une dans la prière».

Mes enfants, saint Pierre fait ici allusion à la plus utile, la plus délectable, la plus noble de toutes les œuvres. C’est bien l’œuvre la plus féconde et la plus aimable que nous puissions faire dans le temps. Comprenez donc ce qu’est la prière, le mode de la prière, comment et où l’on doit prier, la place où doit se faire la prière.

Qu’est-ce donc que la prière? La prière est essentiellement une ascension du vouloir foncier en Dieu, comme disent les saints et les docteurs. La place où doit se faire la prière, c’est l’esprit, ainsi que le dit Notre Seigneur lui-même.

Quant à la façon dont il faut prier, comment on doit s’y disposer et s’y comporter, c’est de cela que je voudrais maintenant vous entretenir quelque peu. Tout homme de bien doit, quand il veut prier, recueillir en lui-même ses sens extérieurs, regarder en son vouloir foncier pour s’assurer qu’il est bien tourné vers Dieu. Ce recueillement comporte trois degrés : le supérieur, l’inférieur et le moyen. Il est bon aussi que chaque homme se rende exactement compte de ce qui lui convient le mieux et excite le plus une saine et vraie dévotion, et qu’alors il emploie ce moyen et cette façon de prier. Mais sachez-le bien : tout homme de bien, s’il veut s’appliquer à prier véritablement et comme il convient pour que sa prière soit vraiment exaucée, doit auparavant tourner le dos à toutes les choses temporelles et extérieures, à tout ce qui n’est pas divin, qu’il s’agisse d’amis, d’étrangers, de n’importe quelle vanité, d’habits ou de joyaux, et de tout ce dont Dieu n’est pas le vrai principe. Il a, de plus, le devoir d’élaguer de ses paroles et de sa conduite tout désordre intérieur et extérieur. C’est ainsi que l’homme doit se préparer à la vraie prière. Quand saint Pierre dit : qu’il doit avoir l’âme une, cela veut dire que le cœur doit être entièrement et exclusivement attaché à Dieu, que l’homme doit avoir le regard de son fond et de son cœur actuellement tourné tout entier vers Dieu, avoir pour lui un attachement généreux et affectueux.

Mes enfants, c’est de Dieu que nous tenons tout ce que nous avons. Dès lors, comment pouvons-nous faire moins que de lui rapporter tout ce que nous avons reçu de lui, le regard intérieur et le cœur tournés vers lui, en sorte que ce cœur soit sans partage et vraiment un! C’est ainsi que l’homme doit tendre toutes ses facultés extérieures et intérieures et les élever toutes jusqu’à Dieu. Voilà la bonne méthode de la vraie prière.

2. Et ne vous imaginez pas qu’il y ait vraiment prière à marmotter beaucoup extérieurement avec la bouche, à réciter nombre de psautiers et de vigiles et à égrener son chapelet pendant que le cœur court de côté et d’autre. Retenez ceci en vérité : toutes les formules de prière et toutes les œuvres qui vous empêchent de prier dans votre cœur, laissez-les hardiment de côté, quelles que soient ces pratiques de piété, de quelque nom que vous les appeliez, si grandes et si bonnes qu’elles vous paraissent, à moins qu’il ne s’agisse des «heures» auxquelles vous êtes tenu par les lois de la sainte Église. À part ce cas, laisse hardiment tout ce qui peut être pour toi un obstacle à la réelle et véritable prière.

Mais il arrive parfois que, pour une cause quelconque, on impose à une communauté une prière extérieure longue et fatigante. Comment doit alors se comporter un homme intérieur que la prière vocale, avec ses actes extérieurs, empêche de prier intérieurement? Il doit tout à la fois laisser cette prière et la faire. Et comment? Il doit d’abord se recueillir en lui-même, se tourner vers son fond intérieur, élever son cœur et tendre ses facultés, contempler intérieurement la présence de Dieu, souhaiter intérieurement, avant tout, la réalisation de la très aimable volonté de Dieu, se détacher de lui-même et de toutes les créatures et se plonger toujours plus profondément dans la glorieuse volonté de Dieu. Cela fait, il doit s’appliquer à y attirer toutes les intentions qui lui ont été recommandées et désirer que Dieu y réalise sa gloire et sa louange pour le profit et la consolation des gens qui lui ont été recommandés. Mon enfant, de cette façon, tu auras ainsi beaucoup mieux prié que si tu avais récité du bout des lèvres des millions de formules.

La prière, qui se fait dans l’esprit, dépasse sans mesure toutes les prières extérieures. Car le Père veut des hommes qui le prient ainsi, et toutes les autres prières ne servent qu’à celle-ci; ce qui n’y aide pas, laisse-le hardiment. Tout est au service de cette prière. Voyez ceux qui travaillent à la construction de la cathédrale. On y exécute des travaux de différentes sortes; il y a peut-être là plus de cent ouvriers occupés à cette construction ou y servant de différentes façons. Les uns portent des pierres, les autres du mortier, chacun a sa tâche particulière. Mais tout cela sert à une seule et même œuvre, à ce que la cathédrale soit terminée et achevée, tout cela se fait pour qu’elle devienne une maison de prière. Toute cette merveille de travail n’a qu’une fin : la prière. Tous ces travaux de différentes sortes sont au service de la prière. Et si la prière intérieure, la vraie prière, se fait, tout ce qui l’a préparée n’est pas perdu, mais a pleinement atteint son but.

3. Cette prière intérieure s’élève bien au-dessus de la prière extérieure, à moins que l’homme ne soit si bien exercé qu’il puisse unir sans difficulté la prière extérieure et l’intérieure, sans que l’une fasse obstacle à l’autre; ce serait alors l’union de la jouissance et de l’action. C’est bien le propre d’un homme parfait, bien intériorisé et transfiguré, que l’action et la jouissance aillent de pair, et que l’une n’empêche pas l’autre, tout comme en Dieu. En lui l’action la plus haute s’allie à la plus pure jouissance dans une unité intégrale et sans que l’une entrave l’autre, chacune étant portée à son plus haut degré d’intensité et ne gênant pas l’autre.

[En Dieu], l’action appartient en effet aux Personnes, la jouissance est attribuée à l’essence dans sa simplicité. Le Père céleste, de par sa propriété personnelle de Père, est pure action. Tout ce qui est en lui est action, puisqu’aussi bien prenant conscience de lui-même il engendre un Fils bien-aimé, et qu’ensuite tous deux, de concert, exhalent le Saint-Esprit, dans un ineffable embrassement qu’est l’amour de l’un pour l’autre. C’est là l’éternelle et véritable action des personnes. Il y a ensuite l’aséité et la simplicité de l’essence. Là Dieu n’a qu’une calme et simple jouissance et un simple savourement de son être divin, et là action et jouissance ne sont qu’un.

4. Dieu a donné pareillement l’activité à toute créature, en imitation de la sienne, au ciel, au soleil, aux étoiles, et, à un degré beaucoup plus élevé qu’à toutes ces choses, aux anges et aux hommes, à chacun selon sa nature particulière. Il n’y a nulle part si petite fleurette, si petite feuille, si petit brin d’herbe, sur lesquels l’immense ciel, les étoiles, le soleil et la lune, n’agissent pas tous, et avant tout, Dieu lui-même par lui-même. Comment alors l’homme, noble et digne créature faite à l’image de Dieu, ne serait-il pas actif, lui qui a été formé en Dieu et à la ressemblance de Dieu quant à ses facultés, et qui lui est semblable quant à son essence? Cette noble créature doit être plus noblement agissante encore que les créatures irraisonnables, telles que le ciel. Celles-ci ne viennent qu’après lui, [dans les degrés] de ressemblance avec Dieu. Dans la vie contemplative comme dans la vie active, dans quelque mode de vie que l’homme se trouve, par toutes ses facultés, les plus basses comme les plus hautes, l’homme est agissant. Et chacune [de ses facultés] doit agir sur son objet propre. Qu’il soit de Dieu ou des créatures, elles agiront sur lui, selon la nature de ce qui lui est présenté.

En ces conditions, celui qui ferait en sorte que tous les objets de son activité fussent divins et célestes, et qui tournerait le dos à toutes les choses du temps, verrait de cette façon ses œuvres devenir divines. La noble et adorable âme de Notre Seigneur Jésus Christ a eu continuellement, dès le premier instant de sa création, des facultés supérieures objectivement orientées vers la divinité; elle a eu, dès le début, la même félicité et la même jouissance que maintenant, tandis que par ses facultés inférieures elle était susceptible d’activité, d’émotion, de souffrance; elle avait donc une vie mêlée de jouissance, d’action, de passion. Quand Notre Seigneur souffrit sur la croix et y mourut, il avait, dans ses plus hautes facultés, la même jouissance que celle qu’il a maintenant. Ceux donc qui, maintenant, l’imitent avec le plus de fidélité dans leur application à des sujets divins, et chez lesquels action et jouissance ne font qu’un, sont ceux qui, là-haut, lui ressembleront le plus dans l’essentielle et éternelle jouissances.

5. Ah! mes enfants, les hommes qui négligent cette œuvre et laissent leurs nobles facultés inemployées, ces hommes se font à eux-mêmes un tort étonnamment grand et inquiétant; ils vivent ainsi en grand péril. Un tel homme perd son temps précieux, mérite le tourment sans mesure et insupportable du feu du purgatoire, et n’obtiendra pour l’éternité qu’une petite parcelle de récompense éternelle. Son sort sera pareil à celui d’un grossier paysan qui n’est pas en état d’être admis dans l’entourage familier du Roi et de l’approcher de trop près dans sa chambre. Ces hommes vains et extérieurs sont à jamais mille fois moins, infiniment moins capables de voir comment les nobles et intimes amis de Dieu habiteront éternellement en Dieu. Ces oisifs, en vivant intérieurement et extérieurement en dehors de Dieu, font ce qu’il faut pour exciter les mauvais esprits à les tenter et leur en donnent de grandes occasions.

6. Revenons maintenant à notre sujet. L’homme est semblable à Dieu en ce qu’il peut unir en même temps l’action et la jouissance. C’est le cas lorsque l’homme intérieur s’attache intimement à Dieu, de façon inébranlable, par la pureté et la perfection de son intention foncière. Ce désir de Dieu n’est pas ce qu’on appelle de ce nom, dans le langage de la vie extérieure, elle en est aussi différente que courir diffère de rester assis. C’est un désir tout intime de Dieu contemplé comme intérieurement présent. Cette conscience intérieure donne à l’homme la jouissance et, sous l’impulsion de cette intention, il s’applique, selon le besoin et l’utilité, à des œuvres extérieures à la jouissance, mais il n’en sort que pour y rentrer. C’est ainsi que l’intérieur surveille de très près l’extérieur, comme un maître de chantier qui a sous ses ordres beaucoup d’apprentis et de manœuvres et qui ne travaille pas lui-même. Il ne vient que rarement sur le chantier; rapidement il esquisse le plan et l’ordonnance de l’œuvre, et chacun exécute ensuite la tâche fixée. Cette direction et cette maîtrise suffisent à le faire considérer comme l’auteur de tout ce qu’ont fait les ouvriers. Cette œuvre lui est attribuée à raison de ses ordres et de ses indications et lui est plus personnelle qu’aux ouvriers qui l’ont exécutée.

Voilà précisément ce que fait l’homme intérieur et transfiguré. Intérieurement il est à sa jouissance et pourtant, grâce à la lumière de sa prudence, d’un coup d’œil il surveille les facultés extérieures et leur indique à chacune la tâche à accomplir, mais il reste intérieurement plongé et comme noyé dans la jouissance de son attachement à Dieu, sans que la liberté de cette jouissance soit aucunement gênée par ses œuvres. Toutes les œuvres extérieures servent à cette jouissance, de telle sorte qu’il n’en est point de si petite qui ne concoure en quelque chose à celle-ci. On peut dire ici que les œuvres les plus diverses ne font toutes qu’une seule bonne œuvre.

7. C’est ainsi qu’il y a dans toute la sainte Église une unité d’ordre qui justifie le nom de corpus mysticum, un corps spirituel dont la tête est Jésus Christ et dont les membres sont multiples. Il y a l’œil qui voit tout le corps et ne se voit pas lui-même; il y a la bouche qui mange, boit, et tout cela pour le corps et non pour elle-même. Ainsi en est-il de la main, du pied et de tous les membres divers. Chacun a sa fonction propre, et tous appartiennent à un seul et même corps, sous une seule tête. C’est ainsi que, dans la chrétienté, il n’est pas d’œuvre, si modeste et si petite soit-elle, son de cloche ou flambée de cierge, qui ne serve à l’accomplissement de cette œuvre intérieure.

8. Mes chers enfants, dans ce corpus mysticum, ce corps spirituel, il doit y avoir une aussi grande solidarité que celle que vous voyez régner entre vos membres. Aucun membre ne doit, en ne considérant que lui seul, faire du mal ou du tort aux autres, mais il doit s’identifier à eux tous, étant là, tous pour chacun et chacun pour tous. D’où, si nous connaissions dans ce corps un membre qui ait plus de noblesse que nous ne nous en connaissons à nous-mêmes, nous devrions également le tenir pour plus précieux que nous-mêmes. De même que le bras et la main protègent plus la tête, le cœur ou l’œil, qu’ils ne se protègent eux-mêmes, ainsi devrait-il régner entre les membres de Dieu une charité si spontanée que nous devrions, avec une affection bienveillante, nous réjouir d’autant plus du bien de chacun que nous le saurions plus digne et plus cher à notre noble tête. Tout ce que Notre Seigneur voudrait, je devrais le prendre à cœur, aussi bien que ce qui est mien. Dès lors que j’aime plus le bien de mon frère qu’il ne l’aime lui-même, ce bien est plus vraiment à moi qu’à lui. S’il y a quelque chose de mal, cela lui reste; mais le bien que j’aime en lui, ce bien est vraiment à moi.

Que saint Paul ait eu un ravissement, c’est que Dieu le voulait pour lui, et non pas pour moi; mais si je goûte la volonté de Dieu, ce ravissement m’est plus cher en saint Paul qu’en moi-même, et une fois que je l’aime vraiment en lui, ce ravissement et tout ce que Dieu a fait à l’apôtre est aussi vraiment mien que sien, dès lors que je l’aime en lui aussi bien que s’il était en moi. Je dois avoir les mêmes dispositions vis-à-vis de quelqu’un qui serait au-delà des mers, fût-il mon ennemi. Telle est la solidarité qui convient au Corps spirituel. C’est ainsi que je puis devenir riche de tout le bien qui se trouve dans tous les amis de Dieu, au ciel et sur la terre, et aussi de celui qui est dans la tête. Tout le bien qui appartient à la tête et aux membres, dans le ciel et sur terre, aux anges, aux saints, tout cela coulerait réellement et essentiellement en moi, si, sous la noble tête, l’amour me façonnait en la forme de la volonté de Dieu, tout comme les autres membres de ce Corps spirituel. Une fois devenu tout à fait semblable au chef, je serais revêtu de sa forme et dépouillé de la mienne.

Voyez, en vérité : il est facile ici de reconnaître si nous aimons Dieu et sa volonté ou si nous nous aimons nous-mêmes, et dans quelle mesure plus ou moins grande nous aimons ce qui est nôtre. Souvent ce qui paraît de l’or n’a pas, même au fond, autant de valeur que le cuivre. Ce sont ceux qui ont vraiment renoncé, comme il convient, à leur bien propre, qui sont les vrais pauvres en esprit, eussent-ils toutes choses en leur possession. Ah! mes enfants, une charité toujours égale au milieu de la joie et de la souffrance est une chose rare parmi les hommes du commun.

9. Il nous faut parler maintenant des trois degrés, inférieur, moyen et supérieur, de la vie intérieure.

Le premier degré d’une vie intérieure et vertueuse, celui qui nous conduit directement le plus près de Dieu, consiste en ce que l’homme se livre complètement aux œuvres merveilleuses dans lesquelles se manifestent les ineffables dons de Dieu et où il se répand en mystérieuse bonté; de là naît un état d’âme qui s’appelle jubilation.

Le second degré est une pauvreté de l’esprit et un étrange éloignement de Dieu qui laissent l’esprit dans un douloureux dépouillement.

Le troisième nous élève à un être déiforme, dans l’union de l’esprit créé avec l’esprit subsistant' de Dieu. C’est ce qu’on peut appeler une véritable conversion, et il n’est pas croyable que ceux qui parviennent vraiment à ce point puissent jamais se séparer de Dieu.

On arrive au premier degré, à la jubilation, en considérant attentivement les délicieux témoignages d’amour que Dieu nous a donnés dans les merveilles du ciel et de la terre, la merveilleuse abondance de bienfaits qu’il nous a prodigués, à nous et à toutes les créatures; [en considérant] comment tout fleurit et verdoie, comme tout est plein de Dieu; comment l’inconcevable libéralité de Dieu a répandu ses riches dons sur toute créature, comment Dieu a cherché, supporté et doté l’homme, comment il l’a invité et averti, avec quelle longanimité il l’attend; comment, par amour de l’homme, il s’est fait homme lui-même, a souffert et offert pour nous sa vie, son âme et lui-même; à quelle ineffable intimité avec lui il nous a invités, et avec quelle longanimité la très Sainte Trinité attend cet homme pour se donner à lui en éternelle jouissance. L’homme dont l’amoureux regard pénètre toutes ces choses sent naître en lui une grande et vive joie. La claire vision d’amour de ces merveilles fait déborder son cœur de telles délices que son faible corps ne peut contenir cette joie et qu’elle éclate en manifestations toutes spéciales. Sans ce dérivatif, le sang lui sortirait peut-être par la bouche, comme cela est souvent arrivé, ou bien cet homme se sentirait écrasé sous une lourde oppression. Notre Seigneur le comble ainsi de ses douceurs et, dans un embrassement intime, il se l’unit d’une façon très sentie. C’est ainsi que Dieu tout d’abord attire l’homme à soi, en l’excitant à sortir de lui-même et de toute dissemblance. Qu’il soit interdit à tout homme de s’occuper de ces enfants de Dieu, de leur créer des obstacles et de les jeter dans la multiplicité en les surchargeant de grossières pratiques ou œuvres extérieures; sinon, vous pourriez bien par là vous perdre vous-mêmes.

Le prieur n’a pas à demander où est allé tel frère qui est sorti du chœur, une fois le chant terminé, à moins qu’il ne s’agisse d’un homme peu sérieux : de celui-là il faut surveiller les voies et les œuvres.

Un jour que Notre Seigneur offrait à l’un de ses amis intimes son divin baiser, l’esprit de cet ami de Dieu répondit : «Vraiment, cher Seigneur, je n’en veux pas, car la joie de ce baiser me mettrait hors de moi et je ne pourrais peut-être plus vous être utile. Comment pourrais-je continuer de prier pour vos pauvres âmes, de les aider à sortir des flammes du purgatoire et de prier aussi pour les pauvres pécheurs?» C’est qu’en effet les pécheurs et les défunts ne peuvent pas s’aider eux-mêmes. C’est à nous de les secourir, nous qui sommes encore dans le temps. Dieu ne peut rien faire pour eux sans notre secours, car sa justice exige satisfaction; c’est donc aux amis de Dieu qui sont dans la vie du temps, de travailler sans relâche à cela. Quelle n’était donc pas la charité de l’homme qui, pour un tel motif, voulait se priver d’une si grande consolation!

10. Voici maintenant le second degré. Quand Dieu a entraîné l’homme bien loin de toutes choses, qu’il n’est plus un enfant, quand il l’a fortifié par le rafraîchissement de la douceur, il donne alors en vérité du pain de seigle bien dur à celui qui est maintenant devenu homme et parvenu à l’âge de la maturité. À un homme de cet âge, une nourriture solide et forte est bonne et utile; il n’a plus besoin de lait et de pain blanc. Alors se présente à lui un chemin bien désert qui est tout à fait sombre et solitaire; c’est là qu’il est conduit. Sur ce chemin, Dieu lui reprend tout ce qu’il lui avait donné. L’homme est alors si complètement abandonné à lui-même qu’il ne sait plus rien, absolument rien de Dieu. Il en arrive à une telle angoisse qu’il ne sait plus s’il n’a jamais été dans le droit chemin, s’il y a un Dieu pour lui ou s’il n’y en a pas, et si lui-même existe ou non, et cela lui devient si singulièrement pénible, si pénible, que ce vaste monde lui paraît trop étroit. Il n’a plus aucun sentiment de son Dieu, il ne sait plus rien de lui et tout le reste lui déplaît. C’est comme s’il se trouvait arrêté entre deux murs et qu’il y eût une épée derrière lui et une lance acérée devant lui. Que lui reste-t-il à faire? Il ne peut ni reculer ni avancer. Qu’il s’asseye donc et qu’il dise : «O Dieu, je vous salue, amère amertume, pleine de toutes grâces.» Aimer à l’excès et être privé du bien qu’on aime leur paraîtrait une épreuve plus douloureuse que l’enfer, si l’enfer était possible sur terre. Tout ce qu’on peut dire alors à cet homme le console autant qu’une pierre. Moins que toute autre chose, il ne veut entendre parler des créatures. Plus sa conscience et son sentiment de Dieu avaient été profonds, plus grandes et plus insupportables sont l’amertume et la misère de ce dépouillement.

Allons! Bon courage! Le Seigneur est sûrement tout près. Appuie-toi au tronc d’une vraie foi bien vivante; bientôt tout ira très bien. Mais dans cette torture, la pauvre âme ne peut croire que ces insupportables ténèbres puissent jamais se changer en lumière.

11. Quand Notre Seigneur a ainsi bien préparé l’homme, par cette insupportable oppression (car cela le prépare mieux que toutes les pratiques que pourraient accomplir tous les hommes), alors le Seigneur vient et porte cette âme au troisième degré. Là, il lui enlève le voile qui lui couvrait les yeux et il lui découvre la vérité; à ce moment se lève dans son éclat le soleil resplendissant qui le tire complètement de toute sa peine. C’est, pour l’homme, comme s’il passait de la mort à la vie. Ici, le Seigneur arrache vraiment l’âme à elle-même pour l’attirer en lui. Là, il la dédommage de toute sa misère, il guérit toutes ses blessures. Dieu fait alors passer l’homme d’un mode encore humain de vie à un mode tout divin, de la détresse la plus complète à une sécurité divine. À ce degré, l’homme est tellement divinisé que tout ce qu’il est et opère, c’est Dieu qui l’est et l’opère en lui. Il est si élevé au-dessus du mode d’être naturel, qu’il devient réellement par grâce ce qu’est Dieu essentiellement par nature. Ici, l’homme a l’impression et le sentiment qu’il est comme perdu; il ne sait, il n’éprouve, il ne sent plus rien de lui-même. Il n’a plus conscience que d’un être tout simple.

Mes enfants, en être arrivé là, en vérité, c’est avoir atteint les dernières profondeurs du véritable abaissement et de l’anéantissement, qui en vérité dépasse les sens et l’intelligence; car c’est ici qu’on a la connaissance la plus vraie de son propre néant, et c’est ici qu’on se plonge le plus profondément dans le fond de l’humilité. Car, plus on va profond, plus haut on s’élève; hauteur et profondeur sont ici une seule et même chose. S’il arrivait alors que l’homme, d’une façon ou d’une autre, retombât de cette hauteur sur lui-même, dans un sentiment d’appropriation, ou sur ce qui est sien, par quelque usurpation du bien divin, ce serait vraiment la chute de Lucifer.

C’est aussi en cet état qu’on arrive à cette véritable unité d’âme dans la prière dont l’épître nous disait qu’en vérité on y devient un avec Dieu.

Puisse cela nous échoir à tous! Qu’à cela Dieu nous aide! Amen.

41 Deuxième sermon pour le cinquième dimanche après la Trinité

Jésus monta dans une barque qui était à Simon (Lc 5, 3).

1. Dans l’évangile du temps pour cette semaine on dit, entre autres choses, que Notre Seigneur Jésus monta dans une barque appartenant à Simon, auquel il demanda de vouloir bien conduire la barque un peu en haute mer à quelque distance de la rive. Alors assis dans la barque, il enseigna le peuple, puis il dit à Simon : «Conduis la barque en haute mer, et jetez vos filets pour la pêche. Simon répondit : Maître, nous avons travaillé toute la nuit sans rien prendre, mais, sur ta parole, je vais jeter le filet. L’ayant fait, ils prirent tant de poissons que le filet se rompit. Après beaucoup d’autres choses, il est dit que les pêcheurs emplirent la barque au point qu’ils enfonçaient. Alors Pierre se jeta aux pieds de Notre Seigneur et lui dit : Éloigne-toi de moi, car je suis un pécheur».

C’est de cette barque que nous allons parler, Cette barque que Notre Seigneur a fait conduire au large, n’est rien autre chose que le vouloir foncier de l’homme intérieur et ses affections. Cette barque vogue sur la mer périlleuse et démontée de ce monde affreux, qui sans cesse agite et secoue l’homme, tantôt par le plaisir, tantôt par la souffrance, tantôt comme ceci et tantôt comme cela. Quel danger pour tous ceux dont le cœur demeure avec amour et affection au milieu de cette agitation et vont jusqu’à s’y complaire! Si quelque homme comprenait ce péril, son cœur pourrait bien se dessécher de douleur. Mais voilà : ce qui arrivera dans la suite, vous n’y pensez pas! Dans votre aveuglement et votre folie, vous ne vous souciez pas de cela, mais seulement de votre habit et de votre parure, vous oubliant vous-même, ainsi que le terrible jugement qui vous attend, sans que vous sachiez si ce sera aujourd’hui ou demain. Ah! si vous saviez quelle terrible angoisse et quel péril menacent le monde et tous ceux qui y vivent sans être attachés purement à Dieu dans leur fond! Il en ira bien mal de tous ceux qui ne sont même pas attachés à ceux qui recherchent Dieu en vérité; c’est ce qu’une révélation a récemment montré aux vrais amis de Dieu. Celui qui connaîtrait le sort qui les attend et saurait comment la foi sombrera en serait si affecté qu’il ne pourrait le supporter naturellement. Ceux qui vivront, qu’ils se souviennent que ceci vous a été dit.

Revenons maintenant à notre sujet : «Conduis la barque en haute mer». C’est le premier chemin sur lequel il faut avant tout s’engager; le vouloir foncier doit être de toute nécessité dirigé en haut, c’est-à-dire que son amour, son affection, ses inclinations doivent être détachés de tout ce qui n’est pas Dieu, de tout ce qui est pure créature, et conduits en haute mer. Celui qui ne veut pas périr, en se noyant dans cette mer redoutable, doit nécessairement élever son âme au-dessus de toutes les créatures, quelle que soit la nature et quel que soit le nom que vous leur donniez.

Or donc, saint Pierre dit : «Seigneur et Maître, nous avons travaillé toute la nuit sans rien prendre.» En vérité, c’était bien dit. Tous ceux qui se livrent aux choses extérieures travaillent vraiment dans la nuit et ne prennent rien. Notre Seigneur dit alors : «Jetez encore une fois le filet et vous prendrez quelque chose.» Et ils prirent tant de poissons que le filet se rompit. C’était avant la résurrection de Notre Seigneur. Plus tard, après la résurrection, ils pêchèrent encore; cette fois le filet ne se rompit pas, nous dit l’évangile.

2. Mes enfants, que représente ce filet que Notre Seigneur commanda de jeter et avec lequel ils prirent tant de poissons? Ce filet qu’on doit jeter, c’est la pensée. C’est sa mémoire que l’homme doit d’abord jeter par de pieuses représentations. II doit mettre toute son application à se proposer tous les sujets qui peuvent l’exciter et l’incliner à une sainte dévotion, tels que l’adorable vie et passion de notre cher Seigneur, sa carrière et son œuvre si saintes et si dignes d’être aimées, et il doit remplir son esprit si pleinement de pareilles représentations, que l’amour et la charité pénètrent toutes ses facultés et ses sens d’une joie amoureuse si intense qu’il ne puisse plus cacher cette joie et qu’elle éclate en jubilation.

3. Mais ensuite : «Conduis la barque en haute mer», car ce n’était encore là que le degré inférieur. Il faut monter plus haut. L’homme doit devenir extérieurement et intérieurement un homme abandonné et purifié et un homme intérieurement transfiguré, ce que saint Denys appelle un homme transfiguré et déiforme; pour cela il faut que sa barque soit conduite encore plus haut, en haute mer, c’est-à-dire que l’homme en arrive ensuite à perdre tout ce qui est du domaine des facultés inférieures, toutes les saintes pensées, les aimables images, la joie, la jubilation et tout ce qu’il avait reçu de Dieu jusque-là. Tout cela lui paraît maintenant quelque chose de grossier, et de ce fait il est conduit si haut, qu’il n’y prend plus aucun goût et ne peut pas s’y complaire. De cela, il ne veut plus, et l’objet de ses soupirs, il ne l’a pas; il se trouve comme entre deux extrémités, en grande peine et en grande angoisse. Voici sa petite barque conduite maintenant en haute mer, et tandis que l’homme se trouve en cette détresse, du fait de son délaissement, voici qu’en plus s’élèvent en lui toutes les anxiétés, toutes les tentations, toutes les images et toute la misère dont il avait depuis longtemps triomphé. Elles s’attaquent à lui, elles l’assaillent avec toute leur force et secouent la barque d’un grand vent de tempête, si bien que les lames passent par-dessus la barque.

4. Cher enfant, ne crains pas. Si ta barque est solidement et fermement amarrée et ancrée, les vagues ne peuvent te nuire; tout cela finira bien. Job disait : «Après les ténèbres, j’attends la lumière». Demeure seulement en toi-même, ne cours pas au-dehors, sois patient jusqu’au bout et ne cherche pas autre chose. Certains hommes, quand ils se trouvent en cette pauvreté intérieure, courent et cherchent toujours quelque nouveau moyen d’échapper à cette angoisse, et cela leur est bien nuisible. Ou bien ils vont se plaindre et interroger les docteurs, et cela augmente encore leur trouble. Demeure en cette épreuve sans aucune anxiété : après les ténèbres, viendra la clarté du jour, l’éclat du soleil. Prends garde, comme si ta vie en dépendait, de ne t’appliquer à rien d’autre qu’à attendre. En vérité, si tu t’en tiens à cela, la naissance est proche et c’est en toi qu’elle va se produire. Crois-moi, il ne s’élève aucune angoisse dans l’homme que Dieu ne veuille ensuite préparer une nouvelle naissance en cet homme; et sache que tout ce qui te prend, apaise et détend en toi l’angoisse ou l’oppression, c’est cela qui naît en toi; et quoi que ce soit, c’est là la nouvelle naissance; à toi de choisir si tu veux Dieu ou la créature.

Et maintenant, réfléchis. Si c’est une créature qui enlève ton angoisse, quel que soit son nom, elle te ravit pleinement la naissance de Dieu. Considère le tort que tu te fais par là. Mais si ta petite barque, ton âme, était fortement ancrée à ce roc dont parle le noble Paul, «ni la mort, ni la vie, ni principautés ni puissances, ne pourraient t’en séparer». Quand tous les diables et tous les hommes seraient conjurés contre toi, plus ils t’attaqueraient, plus ils te presseraient dans ta petite barque, plus haut se ferait l’ascension vers les hauteurs. Mes enfants, l’homme profiterait plus en cet état, il y ferait plus de progrès qu’avec toutes les pratiques extérieures dont seraient capables tous les hommes réunis, s’il voulait se livrer et s’abandonner à cette épreuve, souffrir jusqu’au bout les ténèbres et l’angoisse, quelle qu’en soit l’opprimante douleur, sans chercher de secours d’aucune sorte. Quoi qu’il arrive du dehors ou de l’intérieur, laisse tout cela te torturer jusqu’au bout; ne cherche aucune consolation. Dieu te délivrera sûrement. Affranchis-toi donc de ce souci et confie-le-lui tout entier.

Mes enfants, c’est là le chemin le plus court et le plus direct vers la divine et véritable naissance qui luit ici sans aucun intermédiaire. Il arrive souvent à l’homme extérieur quelque souffrance extérieure : c’est peut-être une parole, quelque procédé, qui lui paraissent une injustice; il en éprouve alors un tel serrement de cœur que le monde entier lui semble trop étroit. Si l’homme pouvait alors réprimer ce mouvement intérieur, souffrir cette peine jusqu’au bout pour l’amour des plaies de l’homme-Dieu9, s’il ne se plaignait pas et ne récriminait pas, quelle délicieuse paix viendrait compenser ces blessures! Que seraient la paix et la joie données à un homme intérieur pleinement livré à Dieu? Rien de moins que Dieu Lui-même.

Mes enfants, voulez-vous un signe tout à fait sûr pour reconnaître de façon certaine en quelles dispositions vous êtes? Voyez ce qui éveille le plus fortement vos émotions de plaisir ou de souffrance, de joie ou de douleur; quelle que soit par ailleurs cette chose, Dieu ou la créature, elle est certainement ce que tu aimes le mieux. Si tu es possédé par Dieu, toutes les créatures ne sauraient faire dériver et chavirer ta petite barque, ton vouloir foncier. À un tel homme, Dieu, le meilleur de tous les biens, donne un joyau si magnifique, c’est-à-dire une joie si intense, que l’homme en ressent au plus intime de l’âme une paix si vraie et une telle sécurité que ceux-là seuls peuvent la comprendre qui en jouissent. Il peut, il est vrai, arriver assez souvent que les vagues déferlent du dehors en tempête contre la petite barque, comme si elles voulaient engloutir son passager; mais le trouble ne peut pas l’envahir au point de l’empêcher de demeurer intérieurement dans sa bonne paix. La petite barque peut bien être secouée et ballottée du dehors, mais il ne lui arrivera jamais plus de chavirer; sa divine paix intérieure et sa vraie joie lui restent toujours.

5. Quant à vous, mes braves gens, ne vous effrayez pas, si vous ne goûtez pas cette sorte de paix et cette joie intérieure. Parmi les pécheurs on en trouve autant de pauvres que de riches. Sachez cependant cette seule chose. Si modestes que soient les pratiques de piété d’un homme, s’il a foncièrement l’intention et le désir d’être un grand amant de Dieu, s’il persévère en cette intention, s’il aime cette qualité d’ami de Dieu dans ceux qui le sont déjà, s’il s’en tient à cette volonté foncière en toute simplicité, sans s’en laisser détourner par les empêchements qui se présentent, et s’il fait pour Dieu tout ce qu’il fait, il obtiendra, soyez-en sûrs, ne serait-ce qu’à l’heure de la mort, la paix dont nous venons de parler.

6. Mais, dans cette paix dont jouissent les vrais amis de Dieu, reste toujours une sorte d’inquiétude symbolisée par le fait que le filet se tend [à se rompre]. C’est qu’ils ne peuvent pas être à Dieu autant qu’ils le voudraient, et que, d’autre part, Dieu ne leur est pas donné autant que le demanderait leur pleine satisfaction. C’est ainsi que les livres nous parlent d’un homme qui vécut quarante ans dans une forêt, marchant sur ses mains et ses pieds sans jamais recevoir de consolation divine. Il n’est pas douteux que cet homme ait eu plus de consolation divine que mille autres; mais elle ne lui suffisait pas. Il la voulait au plus haut degré possible. Cette paix du plus haut degré, c’est la paix essentielle dont il est écrit : «Ils cherchent la paix, et elle les suit». Cette paix, «la paix qui surpasse tout sentiment», suit la conversion essentielle. Quand ce qu’il y a d’innommable et de sans nom dans l’âme se tourne pleinement vers Dieu, tout ce qui a un nom dans l’homme suit ce fond innommé de l’âme et se convertit pareillement. À cette conversion répond toujours ce qui est sans nom, ce qui est innommé en Dieu, et aussi ce qui en Dieu a un nom; tout cela répond à la conversion. En un tel homme, Dieu proclame sa vraie paix et l’homme alors peut bien dire : «Je veux entendre ce que le Seigneur dit en moi; car il dit : Paix à son peuple et à ceux qui sont recueillis en leurs cœurs». Ce sont ces hommes que saint Denys appelle déiformes. C’est à ces hommes et à ces gens que saint Paul devait penser quand il a dit : «Vous devez être fondés dans la charité afin que vous puissiez concevoir, avec tous les saints, quelle est la hauteur, la largeur, la profondeur et la longueur de Dieu».

Mes enfants, la hauteur et la profondeur qui se révèlent dans ces hommes, ni la raison, ni l’intelligence de personne ne sauraient les saisir. Cela surpasse tout sentiment, c’est un abîme. Ce bien n’est dévoilé qu’aux hommes qui sont extérieurement purifiés, intérieurement transfigurés et établis à demeure en eux-mêmes. À ces gens, le ciel et la terre et toutes les créatures ne paraissent qu’un pur néant, car ils sont eux-mêmes un ciel de Dieu; Dieu se repose en eux. De même que Notre Seigneur enseignait le peuple assis dans la barque, Dieu se repose sur ces gens et par eux gouverne et dirige le monde entier et toutes les créatures.

7. Mes enfants, si l’homme arrive bien réellement à ce fond et à cette essence, soyez sûrs que le filet se rompra nécessairement. Ne croyez pas cependant que j’aie la prétention d’en être arrivé à cet état. Aucun maître ne devrait, il est vrai, enseigner ce qu’il n’a pas lui-même expérimenté. Il suffit cependant, en toute rigueur, qu’il aime ce dont il parle, qu’il le poursuive et n’y fasse pas obstacle.

Mais sachez-le bien : il ne peut en être autrement que je l’ai dit tantôt. Quand tant de poissons eurent été attrapés et pris dans le filet, le filet se rompit. Ainsi en est-il de l’homme dont la pêche a été si bonne qu’il est arrivé au sommet dont nous venons de parler. La nature, trop infirme pour supporter une telle vie, doit nécessairement se déchirer en sorte que cet homme n’a plus qu’un seul jour de bonne santé. Cela correspond bien à ce qu’écrit sainte Hildegarde : «L’habitation de Dieu ne s’établit pas habituellement dans un corps fort et saint»; ou, comme dit saint Paul : «La vertu se parfait dans l’infirmité». Mais cette infirmité ne vient pas des observances extérieures, elle vient de la surabondance du débordement de la divinité inondant cet homme au point que son pauvre corps de limon ne le peut supporter. Car Dieu a tellement tiré cet homme en lui que l’homme devient aussi «déicolore» que ce qui est en Dieu, que tout ce qui est en cet homme est imprégné et informé d’une manière transcendante, si bien que Dieu fait Lui-même les œuvres de cet homme. On a bien raison d’appeler déiforme un tel homme, car qui le verrait, le verrait comme Dieu — Dieu seulement par grâce assurément —, car Dieu vit et existe en lui, il y fait toutes ses œuvres et il jouit de lui-même en cet homme. C’est en de telles gens que Dieu trouve sa gloire. Ils ont bien conduit leur barque en haute mer, bien jeté leur filet et fait une pêche abondante.

Quand la barque arrive ainsi en haute mer, là où la mer est très profonde, la barque sombre avec le filet et tout se brise en même temps. II est juste que l’esprit de propriété soit brisé et rompu, car toute chose qui veut devenir ce qu’elle n’est pas doit se défaire de ce qu’elle est. Ici le corps et l’âme sombrent d’une certaine manière dans la mer profonde. Ils perdent leurs œuvres et leurs pratiques naturelles, celles qu’ils font de façon naturelle selon leurs facultés naturelles, et quand ils s’enfoncent dans cette mer sans fond, ils n’ont plus ni paroles, ni pensées déterminées. Il se passe alors pour l’homme ce qu’il s’est passé pour saint Pierre qui, tombant à ce moment aux pieds de Notre Seigneur, lui dit des paroles insensées : «Seigneur, éloigne-toi de moi, car je suis un pécheur.» L’homme n’a plus ni paroles ni pensées précises. Voilà un premier phénomène, et en voici un autre. L’homme à ce moment s’abîme si profondément dans son insondable néant, il devient tellement petit, si réduit à rien, qu’il en perd tout ce qu’il a jamais reçu de Dieu; il renvoie purement tout ce bien à Dieu qui en est l’auteur; il le rejette comme s’il ne l’avait nullement acquis, et il se trouve ainsi anéanti et nu autant que ce qui n’est rien et n’a jamais rien acquis. C’est ainsi que le néant créé s’enfonce dans le néant incréé, mais c’est là un état qu’on ne peut ni comprendre, ni exprimer.

C’est ici que se vérifie la parole du prophète dans le psaume : «L’abîme appelle l’abîme». L’abîme créé appelle en soi l’abîme incréé, et les deux abîmes ne font plus qu’une seule unité, un pur être divin. Là l’esprit s’est perdu dans l’esprit de Dieu, il s’est noyé dans la mer sans fond. Et cependant, mes enfants, ces hommes sont en meilleure situation qu’on ne peut le comprendre et le concevoir. Cet homme devient alors un homme si profondément humaines, si dégagé d’individualisme, si vertueux, si bon, d’une conduite si pleine de charité, familier et affable avec tout le monde, [et] cependant, l’on ne peut voir ou découvrir en lui aucun défaut. Ces hommes sont vis-à-vis de tous confiants et miséricordieux; ils ne sont ni sévères ni durs, mais cléments, et il n’est pas à croire que de telles gens puissent jamais être séparés de Dieu.

Que ce soit là notre partage à tous! Qu’à cela Dieu nous aide! Amen.

51 Premier sermon pour le treizième dimanche après la Trinité

Heureux les yeux qui voient ce que vous voyez (Lc 10, 21-24).

1. On lit qu’un jour Notre Seigneur tressaillit de joie en considérant intérieurement ceux que son Père avait choisis — et qu’il dit : «Je te remercie, Père céleste, d’avoir caché ces choses aux grands et aux sages de ce monde et de les avoir révélées aux petits.» Puis, se tournant vers ses disciples bien-aimés, il les considéra et c’est alors qu’il commença l’évangile qu’on lit aujourd’hui pour cette semaine, à l’office du temps : «Heureux les yeux qui voient ce que vous voyez, car beaucoup de rois sages et de prophètes ont désiré voir ce que vous voyez maintenant et ils ne l’ont pas vu, entendre ce que vous entendez et ils ne l’ont pas entendu.» Vint alors un docteur de la loi qui, voulant mettre à l’épreuve Notre Seigneur et l’accabler, l’interrogea et lui dit : «Maître que dois-je faire pour posséder la vie éternelle?» Notre Seigneur lui répondit avec bienveillance, quoiqu’il sût bien cependant la déloyauté des dispositions du docteur : «Que lis-tu dans la loi? Qu’on doit (dit alors celui-là) aimer Dieu de tout son cœur, de toute son âme, de tout son esprit et le prochain comme soi-même.» Sur quoi Notre Seigneur dit «Fais cela et tu vivras.»

Mais tenons-nous-en à la première parole : «Heureux les yeux qui voient ce que vous voyez.»

L’homme a deux sortes d’yeux, des yeux extérieurs et des yeux intérieurs, et s’il n’y avait pas d’œil intérieur, l’œil extérieur et l’homme tout entier ne serait que grande misère et faiblesse, car l’homme ne différerait pas alors des autres brutes ou animaux. Mes chers enfants, comment peut-il donc se faire que la noble raison, qu’est l’œil intérieur, soit si pitoyablement aveuglée, qu’elle ne voie pas la vraie lumière? Voici d’où vient ce mal pernicieux. Il y a, tendue sur cet œil, une peau épaisse et opaque, une membrane : c’est l’amour et l’affection qu’on a pour les créatures, pour soi-même, ou pour quelque chose qui vous touche. Voilà ce qui rend les hommes aveugles et sourds, en quelque état qu’ils vivent, dans le monde ou dans l’Église. Et c’est avec cela qu’ils vont recevoir le saint corps de Notre Seigneur. Plus ils y vont, plus ils deviennent sourds et aveugles, plus la peau s’épaissit.

Mes enfants, d’où vient, pensez-vous, que cet homme ne parvient, d’aucune façon, jusqu’à son fond? En voici la cause : ce fond est recouvert de multiples peaux, horriblement épaisses. Il y en a d’épaisses comme le front des bœufs, et ces peaux ont si bien couvert le plus intime de son âme, que ni Dieu, ni lui-même ne peuvent y entrer; l’entrée est fermée par ces excroissances. Sachez-le, il y a de ces hommes qui peuvent avoir jusqu’à trente ou quarante de ces peaux, des peaux épaisses, grossières, noires, comme des peaux d’ours. Que sont ces peaux? C’est tout ce vers quoi tu te tournes volontairement : le caractère personnel de tes paroles, et tes actions, tes affections et tes aversions, orgueil, esprit propre, complaisance en n’importe quelle chose qui soit en dehors de Dieu, dureté, frivolité, manque de surveillance dans ta conduite, etc. Toutes les choses de ce genre constituent les peaux épaisses qui empêchent les yeux de l’homme de voir. Mais aussitôt que l’homme s’en rend compte avec douleur, s’en accuse humblement devant Dieu et, ce qui est encore mieux, prend la résolution de se corriger autant qu’il le peut, cela ira bien. Du moment que l’homme se reconnaît humblement [coupable], il peut être sauvé. Seulement certaines gens sont ainsi faits que, quoi qu’on leur dise, cela n’entre pas plus en eux que s’ils étaient endormis, tant les peaux recouvrent leurs yeux et obstruent leurs oreilles; et ils ne veulent pas abandonner leurs idoles, quelles qu’elles soient. Ils font comme dame Sarah qui alla s’asseoir sur ses idoles. Les images qu’on a de ces faux dieux, voilà l’obstacle, et les peaux se forment [si épaisses] sur les yeux et dans les oreilles de ces gens, que les yeux de leur raison ne peuvent pas voir ce qui doit les rendre bienheureux. Mais «Heureux les yeux qui voient ce que vous voyez.»

Un homme sensé pourrait déjà bien remarquer de lui-même que si les cœurs vains et mondains trouvent déjà tant de satisfaction auprès de créatures qui ne sont rien, on doit en trouver merveilleusement auprès de Celui qui est la source de toutes ces merveilles. Notre Seigneur disait que ses disciples étaient heureux à cause de ce qu’ils voyaient. À y regarder de près, nous devrions être tout aussi heureux, car nous voyons Notre Seigneur Jésus Christ plus parfaitement que les disciples tels que saint Pierre ou saint Jean. Ils avaient, eux, sous les yeux un homme pauvre, faible, souffrant, mortel, alors que grâce à notre sainte et précieuse foi nous connaissons, nous, un Dieu grand, adorable, puissant, Seigneur du ciel et de la terre et qui a fait de rien toutes les créatures. À bien considérer cela, nos yeux, oui, nos âmes, trouvent leur bonheur éternel.

2. Mes chers enfants, les grands théologiens et les docteurs de l’école discutent la question de savoir lequel est le plus important et le plus noble, de la connaissance ou de l’amour. Mais nous, nous parlerons plus volontiers ici de ce que disent les maîtres de vie, car quand nous arriverons au ciel, nous verrons bien alors la vérité de toutes choses. Et Notre Seigneur n’a-t-il pas dit : «Une seule chose est nécessaire»? Quelle est donc cette chose unique qui est si nécessaire?

Cet unique nécessaire, c’est que tu reconnaisses ton néant, qui est bien ta propriété, ce que tu es et qui tu es, par toi-même. C’est à cause de cet unique nécessaire que tu as causé à Notre Seigneur une angoisse telle qu’il en a sué du sang. C’est parce que tu n’as pas voulu reconnaître cette seule chose que le Seigneur a crié sur la croix : «O. Dieu, mon Dieu, comme tu m’as abandonné!» Oui, il fallait que cet unique nécessaire fût complètement abandonné par tous les hommes. Cher enfant, laisse tomber tout ce que moi-même et tous les maîtres nous avons pu enseigner, toute vie active, toute contemplation, toute haute considération, et étudie seulement cette chose unique, de telle sorte qu’elle te soit accordée; et tu auras bien travaillé. C’est pourquoi Notre Seigneur disait : «Marie a choisi la meilleure part», oui, la meilleure de toutes. En vérité, si tu pouvais l’obtenir, tu aurais tout obtenu, non pas une part de bien, mais tout.

3. Seulement, cet unique nécessaire ne consiste pas à savoir parler de son néant aussi raisonnablement et humblement que si l’on était en parfaite possession de cette vertu, ainsi que le font certaines personnes qui, dans le fond, sont plus altières que la cathédrale. Ces hommes veulent paraître grands; ils trompent les gens, mais ils se trompent surtout eux-mêmes, car en vérité, ce sont eux qui en fin de compte sont dupés.

Mes enfants, ce fond est connu de peu de gens. Comptez qu’il n’y a peut-être pas trois personnes ici que cela concerne. Cela ne se trouve ni dans la pensée ni dans la raison. Mais, en vérité, on y est beaucoup aidé, si l’on s’en occupe avec persévérance, et ainsi par l’application, on parviendra à la chose elle-même, car l’application à cet exercice finit par nous le donner formellement et essentiellement. Aussitôt qu’on prend conscience intérieurement ou extérieurement d’un mouvement d’orgueil, on doit tout aussitôt se replonger, rapidement, sans délai, dans les dernières profondeurs de son être; et là, dans le fond, descends dans ton néant. Il y en a maintenant qui viennent vous dire : «Je fais chaque jour ceci ou cela, je médite la vie de Notre Seigneur, et comme ceci et comme cela.» Cher enfant, si tu tiens pour quelque chose n’importe lequel de tes actes ou n’importe laquelle de tes pratiques, comme si cela avait quelque valeur, mieux vaudrait de beaucoup que tu ne fasses rien et que tu t’appliques à considérer que tu n’es rien, que tu ne vaux rien, que tu ne peux rien, plutôt que de demeurer en quelque activité que ce soit extérieure ou intérieure, et d’oublier ton néant.

4. Commençons donc par l’homme extérieur. Considère ce que tu es. D’où es-tu venu? D’une matière immonde, corrompue, mauvaise, impure, qui est répugnante et objet de dégoût pour elle-même et tous les hommes. Et puis, qu’es-tu devenu? un sac immonde et puant, plein d’ordures, et il n’est pas de nourriture ou de boisson si pure et si noble qui, entrant en toi dans sa beauté et sa noblesse, n’en sortent à l’état d’ordure malpropre, d’une puanteur insupportable. L’homme n’aime tant son ami (eût-il mis en jeu sa vie éternelle et risqué le feu éternel de l’enfer pour lui) que, s’il vient à mourir, il le souffre auprès de lui; il le fuira plus qu’il ne fuirait un chien mort.

Or donc, Dieu a mis toutes les créatures en lutte avec la nature [humaine] : le ciel, le soleil, les étoiles. Tantôt tu as froid, tantôt tu as trop chaud; aujourd’hui c’est le givre, demain c’est la neige. Voici que tu es bien, mais bientôt tu es malade; puis, tu as faim, tu as soif; ce sont tantôt les punaises tantôt les araignées, tantôt les mouches et tantôt les puces dont souvent tu ne peux te garder. Vois donc comme les bêtes sans raison sont bien mieux dotées que toi dans leur nature. Il leur pousse des vêtements qui leur suffisent pour le froid et pour le chaud. Mais toi, tu dois leur emprunter ton vêtement! Et de cette indigence tu fais une source de plaisir, de jouissance, d’orgueil! N’est-ce pas là un inexprimable aveuglement? La brute, les animaux se contentent, eux, de la nourriture et de la boisson, des vêtements et du gîte que Dieu leur a faits. Quant à toi, de quoi n’as-tu pas besoin pour conserver ton pauvre corps! Et l’on cherche encore en cela de grandes jouissances et l’on commet de grands péchés dans l’utilisation des animaux morts. Autrefois, les saints pleuraient quand ils devaient manger et riaient quand ils devaient mourir.

5. Mais continue à considérer à fond ton néant. Quelle misère en ta nature! Aimes-tu prier, jeûner, veiller, faire des venia? Mais qu’en advient-il? «Ce que tu ne veux, tu ne le fais pas, et ce que tu veux pas, tu le fais». Combien de dangereuses tentations viennent t’assaillir, et vois combien de défauts la volonté de Dieu te laisse, intérieurement et extérieurement, uniquement pour que tu sois attentif à apprendre l’unique nécessaire. Tiens-toi bien. Dieu permet tout cela pour ton bien, afin que par tout cela tu sois amené à la conscience de ton néant, et c’est peut-être pour toi beaucoup mieux que si tu étais établi dans de grandes choses; et voici que viennent à toi des gens aux gestes menaçants et aux paroles dures, puis les grands raisonneurs proférant des paroles subtiles, grandes et élevées, comme s’ils étaient les apôtres. Cher enfant, enfonce-toi dans le fond, dans ton néant et laisse tomber sur toi la tour et toutes ses cloches. Laisse fondre sur toi tous les diables de l’enfer, ciel et terre avec toutes leurs créatures; tout cela te servira merveilleusement. Enfonce-toi seulement, et tout ira au mieux pour toi.

6. Mais voilà qu’on vient me dire : «Seigneur, je médite chaque jour la Passion de Notre Seigneur, comment il se tenait devant Pilate, devant Hérode, à la colonne, et ici et là.» Cher enfant, je vais t’instruire. Tu ne dois pas considérer ton Dieu comme un pur homme, mais contemple le Dieu souverainement grand, puissant, éternel, qui d’un mot a fait le ciel et la terre et qui d’un mot peut tout anéantir, le Dieu transcendant, inconnaissable; considère que c’est ce Dieu qui a voulu se réduire ainsi à rien pour ses pauvres créatures, et rougis alors, toi, homme, mortel et pauvre chien, d’avoir jamais pensé à l’honneur, à ton avantage et à ton orgueil; abaisse-toi sous la croix d’où qu’elle te vienne, de l’extérieur ou de l’intérieur. Courbe ton âme orgueilleuse sous sa couronne d’épines et suis ton Dieu crucifié avec un esprit soumis, dans un vrai mépris de toi-même, en toutes façons, intérieurement et extérieurement, puisque ton Dieu si grand s’est ainsi réduit à rien, qu’il a été condamné par ses créatures, crucifié et mis à mort. C’est ainsi que tu dois, en souffrant patiemment et en toute humilité, imiter sa passion et te mouler en elle. C’est ce qu’on ne fait pas. Chacun pense bien à la sainte Passion de Notre Seigneur, mais avec un amour presque éteint, aveugle, sans délicatesse. Aussi cette méditation et cette pratique restent sans résultat et ne décident personne à renoncer à ses aises, à son orgueil, à son honneur, à la satisfaction matérielle de ses sens, et tous restent tels qu’ils étaient. Ah, combien l’adorable Passion porte peu de fruits chez ces gens-là! Le fruit se manifeste dans l’imitation, dans les réalisations de la vie, dans les mœurs et dans les œuvres.

7. Cher enfant, c’est de cette façon-là que tu dois pratiquer l’exercice de la sainte Passion de Notre Seigneur et la méditer, de telle sorte qu’elle porte en toi des fruits de vie. Tu dois te mépriser toi-même, et il doit te paraître que tu n’es pas digne que la terre te porte sur son dos et qu’elle devrait déjà t’avoir englouti. Songe que bien des milliers d’hommes sont en enfer, qui peut-être n’ont pas fait tant de mal que toi. Si Dieu leur avait donné autant de lumière et autant de grands biens qu’il t’en a donné, ils seraient devenus tout autres que toi. Et pourtant, il t’a épargné toi, et pris en patience, tandis qu’il les a damnés pour l’éternité. Il te faut souvent considérer cela; tu ne dois oser prendre la moindre goutte d’eau avec la hardiesse téméraire d’une liberté sans réserve, mais avec une humble crainte. Use de toutes choses selon les besoins de ton infirmité, mais non pour ta pleine satisfaction. Il en est qui s’en viennent exposer de grandes idées transcendantes, dépassant toute forme déterminée, tout comme s’ils étaient montés au plus haut des cieux et qui, avec cela, n’ont jamais fait un pas hors d’eux-mêmes dans la connaissance de leur propre néant. Il est possible qu’ils soient arrivés à la vérité de raison, mais à la vérité de vie, qui est vraiment vérité, personne n’arrive autrement que par ce chemin de la connaissance de son néant; et qui n’aura point parcouru ce chemin se trouvera en situation bien périlleuse et bien ignominieuse au jour où toutes choses seront révélées. Ah! mes enfants, ce jour-là, il pourrait se faire que ces hommes souhaitassent n’avoir jamais paru vivre d’une vie spirituelle, n’avoir jamais entendu parler ni s’être occupé de ces hautes connaissances de raison et ne s’être pas acquis un si grand nom. Mais ils regretteront alors de n’avoir pas passé toute leur vie aux champs avec les animaux, et de n’avoir pas gagné leur morceau de pain à la sueur de leur front. Mes enfants, le jour viendra où Dieu exigera qu’on lui rende compte des aimables dons qu’il répand si généreusement et qu’on utilise maintenant si imparfaitement, sans aucun fruit. Ce mépris de nous-mêmes ne doit pas éveiller cette crainte pleine d’anxiété qu’ont les âmes hésitantes; mais il doit nous donner une humble soumission à Dieu et à toutes les créatures, dans un parfait abandon.

Si l’homme tenait quoi que ce soit en lui-même pour de l’humilité, ce ne serait encore qu’une humilité bâtarde. C’est pourquoi Notre Seigneur a dit : «Devenez comme cet enfant», — [comme les enfants] il ne faut faire cas de rien — «Laissez les petits venir à moi.» La terre est le plus inférieur de tous les éléments, celui qui, de par son infériorité, a fui le plus loin du ciel; et en raison de cela même, c’est elle que le ciel immense, avec le soleil et la lune et les étoiles, poursuit le plus de toute son énergie; et c’est sur la terre, de préférence à tous les autres éléments plus élevés, que leur influence est la plus féconde. Où la vallée est plus profonde, l’eau coule plus abondamment, et les vallées sont généralement beaucoup plus fertiles que les montagnes.

8. Le vrai mépris de soi vient se perdre dans l’abîme intérieur de Dieu. Mes enfants, là on se perd tout entier dans une parfaite et vraie perte de soi-même. «L’abîme appelle en lui l’abîme». L’abîme créé attire par sa profondeur. Sa profondeur et son néant reconnus attirent l’abîme incréé et béant, et alors l’un se perd dans l’autre et il n’y a plus qu’un seul un, un néant dans un autre néant. Saint Denys parlait de ce néant, quand il disait que Dieu n’est rien de ce que nous pouvons nommer, comprendre et saisir. L’esprit s’est si parfaitement abandonné que si Dieu voulait l’anéantir totalement, et si lui-même pouvait, en cette union, être anéanti, il le serait par amour pour le néant dont il est tout pénétré, car il ne sait rien, et n’aime rien, il ne goûte rien que l’Un.

Mes enfants, les yeux qui en sont arrivés à cette vision sont bienheureux et c’est d’eux que Notre Seigneur pouvait bien dire la parole : «Heureux les yeux qui voient ce que vous voyez.» Puissions-nous maintenant devenir tous heureux, grâce à une vraie vision de notre propre néant! Qu’à cela Dieu nous aide! Amen.

62 Sermon pour le quinzième dimanche après la Trinité

Cherchez d’abord le Royaume de Dieu (Mt 6, 33).

1. «Cherchez d’abord le Royaume de Dieu et sa justice, et tout le reste vous sera donné par surcroît.» Notre Seigneur avait proposé une parabole remarquable, renvoyant l’homme à l’herbe du jardin et à l’oiseau du ciel privé de raison, et en disant : «Considérez les lis du champ qui ne filent ni ne cousent, et cependant Salomon avec toute sa sagesse et sa richesse n’était pas vêtu comme l’un d’eux; et les oiseaux du ciel, ils ne sèment, ni ne moissonnent, ni ne recueillent dans les granges, et cependant votre Père du ciel les nourrit, n’êtes-vous donc pas meilleurs qu’un d’entre eux? Je vous le dis vous ne devez pas avoir souci pour votre vie, de ce que vous mangerez, ni pour votre corps, de quoi le vêtirez. Vous ne devez donc pas dire : que mangerons-nous? ou que boirons-nous? ou de quoi nous vêtirons-nous? Car ce sont les païens qui poursuivent ces choses-là. Mais votre Père céleste sait bien que vous avez besoin de tout cela, et c’est alors qu’il dit d’un ton de reproche : O. hommes de peu de foi, de quoi vous inquiétez-vous? Cherchez d’abord le Royaume de Dieu et sa justice, et tout le reste vous sera donné par surcroît.»

Mes enfants! il avait dit auparavant que personne ne peut servir deux maîtres : Dieu et la richesse; que si l’on aime l’un, il faut nécessairement haïr l’autre. Ces paroles renferment des choses merveilleuses et inconcevables. Nous devrions bien nous mettre cet évangile devant les yeux; il devrait être notre Pater noster. Comme Notre Seigneur nous enseigne ici clairement la vérité, en paroles dont le sens est manifeste et avec de bonnes et claires comparaisons! Et il nous défend tout souci au sujet des choses périssables en nous disant : «Qui de vous, à force de soucis, peut ajouter quelque chose à la longueur de son corps, âmes de peu de foi?» Mes enfants! Vous voyez bien à ce discours combien les gens du monde vivent, en général, peu en conformité avec la vérité! Sous ce souci se cache un vice : c’est la fâcheuse avarice, un des sept péchés capitaux. Ce péché cause, sans qu’on le remarque, le plus grand dommage qui soit sur terre.

2. Que chacun considère et voie quels prodiges on fait, combien de travail, d’application, de temps, d’habileté on emploie à faire des projets contre son prochain et à les réaliser. Ah! celui qui voudrait épuiser ce sujet n’en finirait pas! Donnez-moi cependant la permission de vous en parler un peu. Remarquez comment il se fait que si peu de gens osent se confier à Dieu qui cependant peut tout, et comment on se met en souci, on s’affaire, on travaille, et comment chacun fait comme s’il devait vivre éternellement. Tout cela vient de ce fond [d’avarice]. Si on y regardait de près, on serait effrayé de voir comme, en toute chose, l’homme cherche son bien personnel, aux dépens de tous les autres hommes, dans les paroles, les œuvres, les dons, les services; c’est toujours son bien personnel qu’il a en vue, joie, utilité, gloire, services à recevoir, toujours quelque avantage pour lui-même; voilà ce qu’on recherche et poursuit partout dans le service de Dieu et dans les créatures. Ce vice a jeté des racines si profondes, que tous les coins de l’homme en sont complètement remplis. L’homme ne voit que les choses terrestres à la façon de la femme courbée dont nous parle l’évangile, qui était tout inclinée vers la terre et ne pouvait pas regarder en haut. Pauvre aveugle que tu es, religieux quant à l’apparence et non point en vérité, pourquoi ne pas avoir confiance en Dieu qui t’a fait tant de bien et qui t’a délivré du souci empoisonné d’un monde méchant et perfide? Pourquoi ne pas penser qu’il te donnera aussi ces misérables petites choses que réclament tes besoins? N’est-il pas lamentable qu’une religieuse soit nuit et jour préoccupée de mettre toute son application, tout son amour, tout son empressement à faire ses petites œuvres, à sa quenouille et son filage ou à quelque ouvrage que ce soit, de telle sorte qu’elle peut à peine arriver à penser à Dieu sans mélange et à considérer son propre cœur? Du moment que ce qu’elle a entre les mains marche à souhait, elle n’a plus aucun souci d’aspirer aux choses éternelles, mais elle se contente du strict nécessaire à l’égard de Dieu, tandis qu’elle met sa jouissance dans ces choses et se laisse arrêter par ces misérables bagatelles aussi pleinement que les mondains par leurs grandes affaires. Notre Seigneur dit qu’on ne peut pas servir deux maîtres, Dieu et la richesse; mais «Cherchez d’abord, c’est-à-dire avant tout et par-dessus tout le Royaume de Dieu et sa justice, et tout, le reste vous sera jeté en surcroît». Il ne dit pas : vous sera donné, mais vous sera «jeté en surcroît», comme pour dire que cela ne mérite pas de s’appeler don. C’est pourquoi il dit : «vous sera jeté en surcroît». Combien on poursuit, aime, et recherche ces choses viles et inutiles! Combien vous les aimez, vous les cherchez, tant en secret qu’ouvertement! Quel souci l’on en prend! comme on les désire et les amasse de façon désordonnée! ce serait un sujet inépuisable; je n’en veux plus parler.

3. Or, saint Pierre dit : «Jetez tout votre souci en Dieu, car lui-même prend soin de vous.»

Le souci des choses extérieures cause à l’homme un triple dommage. D’abord il aveugle la raison et l’intelligence, puis il éteint le feu et l’amour, lui enlevant son zèle et son ardeur; enfin il obscure et barre la voie intérieure qui conduit vers Dieu, tout comme un mauvais brouillard ou une épaisse fumée qui en s’élevant nous coupe la respiration. Cette sollicitude vient des péchés et du défaut d’avarice. Prenez bien garde à ce qui vous préoccupe, tant que vous êtes dans la vie du temps, et cherchez le Royaume de Dieu, de façon à le trouver et à le découvrir où il est caché, dans le fond de l’âme : c’est là qu’on le gagne. Il y faudra sûrement beaucoup de luttes, car on ne le trouve jamais en vérité avant que ce défaut-là ne soit tombé, et cela ne se fait pas en un jour. Ce dont l’homme doit acquérir la pleine possession, il doit le conquérir par le travail; avant qu’on ait détourné l’homme extérieur de l’amour des choses périssables et du souci extérieur, il faut y avoir travaillé avec une application avertie. Elle est en effet mystérieusement fixé dans la nature, dans le fond de la vie animale, l’inclination qu’a l’homme à chercher son avantage en toutes choses, dans les paroles, les œuvres, les manières de vivre et d’agir, les services [rendus] et l’amitié. C’est parce que cette misérable recherche de la nature fait sentir partout son action cachée, qu’on peut encore, même au service de Dieu, avoir pour soi quelque chose : consolation, lumière, goût et sentiment du divin. On veut toujours avoir quelque avantage [et l’on recherche aussi] quelque témoignage d’intimité. On doit beaucoup souffrir dans la sainte foi chrétienne, voilà ce que Dieu te donne volontiers propter retributionem. Fais de grandes œuvres et exerce-toi en toutes sortes de bonnes vertus; Dieu t’en récompensera grandement, pour autant que tu te gardes de juger ton prochain et que tu ne te tiennes pas pour meilleur qu’un autre; car si tu te laissais aller à tes jugements, je ne sais vraiment pas si quelque récompense te serait accordée. Mes enfants! gardez-vous de cette recherche subtile de la nature qui nous fait poursuivre dans de bonnes et religieuses pratiques quelque avantage matériel et temporel. Cela ressemble à la simonie que la sainte Église condamne plus qu’aucune autre faute, et qui est en opposition complète avec la justice. Car Dieu est par nature la vraie fin de toutes choses, et tu mets à sa place, comme fin de ton œuvre, une chose mauvaise, vile et périssable. Nous devons chercher la justice de Dieu, et cette manière de faire est contraire à cette justice.

4. Mes enfants! veillez à ce fond qui est en vous, et ne cherchez que le Royaume de Dieu et sa justice; c’est-à-dire ne cherchez que Dieu, qui est le vrai Royaume. C’est ce Royaume que nous désirons et que chaque homme demande tous les jours dans le Pater noster. Mes enfants! Le Pater noster est une prière bien élevée et bien puissante. Vous ne savez pas ce que vous demandez. Dieu est son propre Royaume. C’est en ce Royaume que règnent toutes les créatures raisonnables; c’est le terme de leurs mouvements et de leurs inspirations. C’est Dieu qui est le Royaume que nous demandons, Dieu lui-même dans toute sa richesse. Dans ce Royaume, Dieu devient notre Père, et nous prouve sa fidélité paternelle et sa puissance de père. Du fait qu’il trouve place en nous pour son opération, le nom de Dieu est sanctifié et magnifié et connu. Sa sanctification en nous, c’est qu’il puisse régner et faire son œuvre parfaite en nous; c’est alors que sa volonté se fait ici sur la terre, comme là-haut dans le Ciel. C’est-à-dire en nous comme en lui-même, dans le Ciel qu’Il est lui-même. Hélas! combien de fois, après être arrivé jusqu’ici et s’être donné à la volonté [de Dieu], on se reprend tout aussi vite et l’on s’en sépare! Recommence de nouveau à te donner à Dieu, livre-toi prisonnier à la volonté divine, dans un parfait abandon et une parfaite confiance à cette puissance paternelle qui peut tout, que tu as expérimentés si souvent avec tant d’évidence et que tu éprouves encore tous les jours et à toute heure. N’oses-tu donc pas t’abandonner à elle? Cherche sa justice; sa justice, c’est qu’Il demeure en ceux qui le cherchent intérieurement, qui le poursuivent et s’abandonnent à lui. C’est dans de tels hommes que Dieu règne. Pour ceux qui s’en tiennent à Dieu en parfait abandon, et se confient à lui, plus de soucis désordonnés. Ce n’est pas cependant qu’on doive tenter Dieu; on doit au contraire apporter une sage et raisonnable prévoyance à ordonner toutes choses comme il convient, pour nous et pour le prochain, pour notre service et celui de la charité commune, à faire en bon ordre et intelligence tout ce qui se présente. Mais le même bien divin, qu’on cherche [dans la passivité] à l’Église, on doit le chercher encore en toute activité : qu’on travaille, qu’on parle, qu’on mange, qu’on boive, qu’on dorme ou qu’on veille. Cherche en tout cela le bien divin, et jamais le tien.

À cette vérité, que Dieu n’abandonne personne de ceux qui se confient à lui, on pourrait objecter qu’il laisse souvent cependant de braves gens souffrir de grosses infirmités. Il fait cela, comme le dit l’évêque Albert, pour trois raisons : 1° parce qu’il veut éprouver si l’homme n’hésite pas à croire et à se confier à lui! Dieu laisse ainsi souvent l’homme tomber dans la détresse, afin de lui apprendre l’abandon et aussi afin que l’homme, tiré de sa souffrance par le secours divin, reconnaisse Dieu et son amitié et son aide, qu’ainsi croissent son amour et sa reconnaissance, et qu’il s’approche davantage de Dieu et lui devienne plus cher; 2° pour lui diminuer son purgatoire; 3° ou bien encore pour le jugement de ceux qui pourraient porter remède à ce mal et qui ne le font pas.

5. Chère enfant! cherche donc tout d’abord le Royaume de Dieu, c’est-à-dire Dieu purement et simplement, rien autre chose. Quand tout attachement aura été rejeté, la volonté de Dieu se fera sur la terre comme au Ciel, de même que le Père l’a voulu de toute éternité au Ciel, c’est-à-dire dans son Fils. Quand l’homme se tient en ces dispositions, ne recherchant, ne voulant, ne désirant que Dieu, il devient lui-même le Royaume de Dieu et Dieu règne en lui. Dans son cœur trône alors magnifiquement le Roi éternel qui le commande et le gouverne; le siège propre de ce Royaume est dans le plus intime du fond (de l’âme). Quand l’homme, par tous ses exercices, a entraîné l’homme extérieur dans l’homme intérieur et raisonnable, quand ensuite ces deux hommes, c’est-à-dire les facultés sensibles et celles de la raison, sont pleinement ramenés dans l’homme le plus intérieur, dans le mystère de l’esprit, où se trouve la véritable image de Dieu, et quand l’homme ainsi recueilli s’élance dans l’abîme divin dans lequel il était éternellement en son état d’incréé, alors, si Dieu trouve l’homme venant de Lui en toute pureté et détachement de ce qui n’est pas Dieu, l’abîme divin s’incline et descend dans le fond purifié qui vient à Lui, et il donne au fonds créé une forme supérieure et, par cette forme supérieure de vie, il l’attire dans l’incréé, de telle sorte que l’esprit n’est plus qu’un avec Dieu. Si l’homme pouvait se voir en cet état, il se verrait en telle noblesse qu’il croirait pleinement être Dieu et qu’il se verrait cent mille fois plus noble qu’il ne l’est en lui-même. Il verrait toutes ses pensées, toutes ses intentions, toutes ses paroles et ses œuvres, toutes ses pratiques et aussi celles de tous les autres hommes; tout ce qui est jamais arrivé, tu le connaîtrais à fond, si tu pouvais arriver à ce royaume et dans cette noblesse; là, tu oublierais et perdrais toute sollicitude. Voilà le Royaume qu’on doit chercher tout d’abord ainsi que sa justice, de telle sorte qu’on le prenne comme le vrai but de toutes nos intentions, dans toutes nos œuvres, sans y rien ajouter, et qu’on se confie en lui. De même que Dieu ne peut jamais trop aimer les hommes, ainsi l’homme ne peut jamais trop se confier à Dieu, à la condition toutefois que sa confiance soit de bonne façon et qu’il rejette tout souci, comme Dieu l’a dit.

6. Saint Paul dit cependant : «Vous devez avoir souci de garder l’unité de l’esprit dans le lien de la paix». Mes enfants! la paix qu’on trouve dans l’esprit et dans la vie intérieure mérite bien qu’on s’en soucie; car c’est dans cette paix qu’on trouve tout ce que nous avons dit; c’est là qu’on trouve et découvre le Royaume et la justice. L’homme ne doit se laisser enlever cette paix par personne, quoi qu’il arrive : dommage ou profit, honneur ou affront. Maintiens toujours l’homme intérieur dans la vraie paix, dans le lien de la paix, c’est-à-dire dans une charité qui s’étende à tous et reste entière pour chacun. Aimez tout le monde comme vous-même. Proposez-vous l’amoureux modèle de Notre Seigneur Jésus Christ et considérez l’œuvre de sa charité qui l’a fait souffrir comme aucun saint et aucun homme n’a jamais souffert. Il a été, chaque jour de sa vie, plus dénué de consolation qu’aucun homme; il a fini dans la mort la plus cruelle dont jamais homme soit mort, et au milieu de toutes ses souffrances, ses facultés supérieures n’étaient pas moins heureuses qu’elles le sont maintenant.

Ceux donc qui le suivent bien réellement dans le plus véritable dénuement de consolations extérieures, dans une véritable misère extérieure et intérieure, sans aucun appui, et qui se gardent de tout attachement et de toute usurpation du bien divin, voilà ceux qui arrivent, par le chemin le plus noble et le plus pur, jusqu’à ce degré de vie où le royaume est découvert et trouvé; et la justice de ce Royaume consiste à [le] trouver en marchant sur les vraies traces du parfait abandon, du manque de consolation, dans la pauvreté volontaire de l’esprit, dans l’indigence.

Pour que nous puissions tous chercher ce Royaume de telle façon que nous le trouvions en vérité, il faut nous perdre nous-mêmes, ainsi que tout souci étranger [à Dieu], car Notre Seigneur dit : «Qui perd sa vie la sauvera». Cela se fait quand l’homme se renonce lui-même en tout ce en quoi il se trouve [cherchant son intérêt], intérieurement ou extérieurement. Qu’à cela nous aide tous Celui qui par amour pour nous s’est perdu lui-même!

83 Sermon pour le troisième dimanche de l’Avent

Les Juifs envoyèrent de Jérusalem des prêtres et des lévites (Jn 1, 19-20).

Les pharisiens envoyèrent des messagers à Jean pour lui demander qui il était, s’il était Élie; il déclara et ne nia point et dit : «Je ne suis pas». Es-tu donc le Christ? — «Je ne suis pas»; — ou quelque prophète? — «Je ne suis pas.»

1. Mes enfants, on trouve encore beaucoup de ces pharisiens qui ne font que poser des questions oiseuses, les uns s’enquièrent de choses mondaines, de ce que fait un tel et un tel, des nouvelles des villes et des pays, de la vie des seigneurs et de ce qui ce passe chez les ecclésiastiques, de ceci et de cela, et ils trouvent leur plaisir à apprendre des nouvelles de ce genre. Fi de cette grande honte qu’on trouve parmi ces gens de religion! Un homme de vie spirituelle devrait avoir honte de raconter et d’apprendre les nouvelles. Qu’importe à un homme de vie intérieure tout ce que le monde d’ici-bas peut faire!

D’autres interrogent, poussés par une curiosité intempestive dans leur désir de beaucoup savoir et de comprendre les choses élevées et de pouvoir en parler, et de cela non plus il ne sort jamais aucun bien.

Les troisièmes interrogent pour tenter les autres, désirant savoir ce qu’ils pensent, et ils s’en viennent avec des cajoleries, comme les juifs qui disaient à Notre Seigneur : «Maître, nous savons que tu es véridique». C’est ainsi qu’agissent ces gens. S’ils trouvent chez leurs interlocuteurs leur propre façon de penser et de faire, tout est bien, sinon toute la façon d’agir de ces gens ne vaut rien. Ils s’en vont alors en interroger d’autres et en questionnent toujours davantage, avec l’idée de justifier leurs propres pratiques erronées, et ils refusent d’en démordre, quoi qu’on leur dise ou qu’on leur chante.

Une quatrième espèce de gens sont de bons questionneurs : leur cœur et leur âme cherchent ardemment la volonté de Dieu, la plus excellente et la plus chère. Qu’ils mangent ou qu’ils dorment, qu’ils filent ou qu’ils tissent, marchent ou soient arrêtés, [ils se demandent] : Ah! comment parviendrons-nous à [connaître et accomplir] la plus chère volonté de notre Dieu bien-aimé?

2. La cinquième espèce de gens enfin ne questionne pas : ce sont les âmes parfaites, ils ont franchi le stade où l’on interroge, mais où les trouve-t-on? En ces âmes-là, il n’y a plus de curiosité, car Augustin et Aristote disent que c’est la curiosité qui pousse à interroger. En ceux-ci, il n’y a plus de curiosité, car ils sont parvenus au-delà de toute curiosité; en eux, il n’y a plus de curiosité, car la vérité les a pénétrés.

3. Or donc, les messagers demandèrent à Jean qui il était. Que répondit le prince céleste, l’étoile du matin, l’archange? Jean répondit : «Je ne suis pas.» Il confessa et ne nia point : «Je ne suis pas» C’est le contraire des hommes qui voudraient tous désavouer leur propre nom; et tous les efforts des hommes tendent généralement à ceci : comment donc désavouer et cacher leur (pauvre) identité? : «Je ne suis pas.» Tous ils veulent généralement à tout prix être ou paraître quelque chose, soit quant à l’esprit, soit quant à la nature. Bien chères enfants, celui qui parviendrait seulement à atteindre le fond de l’aveu de son propre néant, celui-là serait parvenu au chemin le plus aimable, le plus direct et le plus court, le plus rapide, le plus sûr menant à la vérité la plus haute et la plus profonde qu’on puisse atteindre en ce siècle. Pour cela, personne n’est trop vieux, ni trop faible, ni trop inexpérimenté, ni trop jeune, ni trop pauvre, ni trop riche. Ce chemin c’est : «Je ne suis pas». Ah! quelle valeur ineffable est enfermée dans cette parole : «Je ne suis pas.» Hélas! tournez la chose comme vous le voulez, il y en a bien peu qui veulent cette voie, car toujours nous voulons être quelque chose, oui, Dieu nous le pardonne : nous sommes et nous voulons et voudrions toujours «être». Cela emprisonne et entrave tous les hommes en général, car il y en a bien peu qui veulent se renoncer : on accomplirait plus aisément dix œuvres que de s’abandonner à fond, c’est de là que provient la plupart du temps toute querelle, toute peine. À cause de cette tendance, les mondains veulent avoir des biens et des amis, et de la parenté, et pour eux, ils risquent corps et âme, uniquement pour «être», pour être considérés, riches, bien situés et puissants. Combien de choses, de leur côté, les gens de vie spirituelle font et omettent, combien souffrent et agissent pour ce même motif; que chacun s’interroge lui-même; couvents et ermitages sont pleins de cet esprit qui pousse à toujours vouloir être et paraître quelque chose.

4. Au ciel, Lucifier se révolta dans son désir d’être, et cela le précipita au fond des abîmes, dans le gouffre d’un néant pire que tout néant. Ce désir entraîna nos premiers parents et les chassa du paradis délicieux et nous a tous plongés dans la détresse et la peine. C’est de là que proviennent tous les sujets de plaintes et de lamentations, c’est cela qui fait qu’on nous trouve impitoyables, manquant de miséricorde et d’amour, dépourvus et dénués de toutes vertus. C’est à cause de cela que nous ne trouvons de paix, ni en nous, ni au-dehors; c’est pour cette seule raison que nous sommes en défaut à l’égard de Dieu et des hommes. Cela provient uniquement de ce que nous voulons «être». Ah! n’être rien, cela procurerait de toute façon, en tous lieux, avec tout le monde, une paix entière, véritable, essentielle, éternelle, et ce serait ce que tout le monde possède de plus délectable, de plus noble, et de plus certain, et cependant bien peu en veulent, qu’ils soient riches ou pauvres, jeunes ou vieux.

5. Nous lisons dans l’évangile de saint Lucy qu’un homme riche, un pharisien, avait invité chez lui notre bien-aimé Seigneur Jésus Christ. C’était bien une bonne œuvre que de nourrir le Christ avec tous ses disciples. Il y avait du monde! Cet homme avait fort bonne intention, mais il lui manquait ce noble «Je ne suis pas»; et voici qu’arriva une pécheresse, et elle se jeta par terre, et dit au fond de son cœur : «Je ne suis pas»; en raison de cela, elle a été élevée au-dessus de tous les cieux et placée plus haut que plus d’un chœur d’anges. Cette femme se prosterna bien bas aux pieds de notre bien-aimé Seigneur Jésus Christ, et, de tout son cœur aimant, elle dit : «Je ne suis pas.» De ce fond, surgit et grandit un éternel et durable «Je suis». Notre bien-aimé Seigneur Jésus Christ lui accorda tout ce qu’elle désira; or l’hôte se tenait là, assis, lui qui s’adonnait à cette bonne œuvre éminente de leur donner à tous à manger et à boire, et il méprisa l’acte de cette femme, et comme Jésus se tournait vers elle, il se dit en lui-même : c’est une pécheresse. Hélas! il y avait en lui ce fâcheux «Je suis», et non pas «Je ne suis pas». Il lui semblait que c’était vers lui qu’on devait se tourner, lui qu’il fallait écouter, avec lui qu’il fallait parler et non pas avec cette femme. Ah! mes chers enfants, combien on trouve de ces pharisiens et parmi les religieux et parmi ceux qui vivent dans le monde! Le monde en est plein, plein, plein, gens en habits noirs et rouges, gris et bleus, qui en raison de leur richesse et de leur parenté, de leur science, de leur talent ou de leur intelligence, de leurs aumônes ou de leurs apparences de plus grande sainteté, pensent que c’est vers eux qu’on devrait se tourner avec déférence, avec eux qu’on devrait parler, leurs paroles qu’on devrait écouter, pour eux qu’on devrait faire quelque chose; et ils se disent aussitôt : «N’est-ce pas envers moi qu’on devrait agir ainsi? Moi j’ai fait telle ou telle chose pour ces gens. Moi je suis un tel et un tel.» Et ils seraient fort indignés, si l’on ne les estimait pas plus que d’autres qui n’auraient pas à leur sens les mêmes qualités. «Pardieu! qui sont-ils, ceux-là, d’où viennent-ils, comment osent-ils penser que nous devrions faire telle chose?» Et ils méprisent les autres. C’est ainsi qu’agit ce pharisien qui s’élevait au-dessus du publicain et il demeura non justifié, car il s’imaginait être quelque chose. Et le pauvre publicain, lui, qui disait «Je ne suis pas» et ne se croyait rien et baissait les yeux et disait : «Ah! Seigneur, aie pitié de moi, car je ne suis rien, je suis un pécheur, moins que rien», celui-là descendit dans sa maison, justifié. L’adorable bouche de Dieu lui-même a dit ceci : «Que plus d’un prenne garde et ne s’élève au-dessus de personne quel et quoi qu’il soit. ? »

6. Cette bienheureuse pécheresse, qui vint dans la maison de cet homme, accomplit trois actes méritoires : elle se convertit, dans la mesure où elle s’était pervertie; comme elle avait tourné les yeux vers le monde, elle les inonda par contre maintenant de chaudes larmes; et, de ses cheveux, elle sécha les pieds de Jésus en réparation du plaisir que par eux elle avait pris au monde, faisant pénitence avec son corps en le prosternant et avec sa richesse en l’employant à acheter du nard pour Jésus.

La seconde chose qu’elle fit, ce fut de s’abandonner au Christ tout de suite et tout entière.

La troisième chose c’est que son cœur était rempli de douleur.

7. Mes enfants, pour toute la vertu d’abandon qui ne s’est pas avérée au-dehors, je ne donne pas une fève, si elle n’a pas été conquise par les œuvres et en vérité en dehors de la nature méchante qui dispose de plus de mille ruses et replis où elle s’accroche tant qu’on ne les a pas fait disparaître complètement. Un tel abandon me ferait tout à fait l’effet d’un démon qui m’apparaîtrait dans une robe d’ange. Sur la parole des gens, on peut se reposer aussi peu que si l’on jetait en guise de pont sur le large Rhin un fétu de paille, et que quelqu’un s’avisât d’y passer. C’est dans la même mesure que l’on peut se fier à la réalité de cette sorte d’abandon. C’est là une contrefaçon de la vertu d’abandon.

Et ces gens s’en viennent alors vous dire : «Eh! Seigneur, parlez-nous de la vérité la plus profonde.» Hélas! je n’aime pas cette façon de parler; Pilate demanda à Notre Seigneur Jésus Christ ce qu’était la vérité, et Jésus se tut8. C’est qu’on pourrait aussi peu dire ce qu’est la vérité, que ce qu’est Dieu. Dieu est la vérité; vérité et pureté et simplicité sont une seule et même chose. Ces gens-là, quand on s’en prend à eux en paroles ou en actions, bondissent aussitôt et mordent à leur tour, et cela leur paraît indigne : «Ils ont osé me faire cela!» Et alors on s’aperçoit bien où en est leur vertu d’abandon en paroles et en actes; c’est là qu’ils laissent percer le bout de l’oreille. Mes enfants, ne vous leurrez pas vous-mêmes. Ce n’est pas à moi que vous ferez dommage, si vous me trompez, mais en vérité, c’est vous-mêmes qui serez les dupes; le dommage sera pour vous et non pour moi. Je ne doute pas le moins du monde qu’il existe des milliers et des milliers d’hommes qui ont des apparences de grande sainteté, de spiritualité extraordinaire, qui ont passé tous leurs jours, dans une vie de spiritualité et courbent bien bas la tête, et qui mourront sans que jamais la véritable vertu d’abandon ait jeté la moindre lueur en eux, ne fût-ce qu’un instant. Un homme clairvoyant peut y trouver sujet de lamentation, et il peut aussi rire et se moquer d’étonnement de voir les gens se leurrer ainsi eux-mêmes. Sache ceci en vérité : tant que tu auras une goutte de sang dans ta chair et une parcelle de moelle dans tes os qui n’aient pas été consumées par amour de l’abandon véritable, ne t’imagine pas que tu es un homme abandonné; et sache encore ceci : tant que la dernière parcelle de véritable abandon te fait défaut, que tu ne l’as point acquise véritablement, Dieu doit te rester étranger à jamais, et tu ne ressentiras point la béatitude la plus haute et la plus profonde en ce temps et dans l’éternité.

8. Mes enfants, le grain de blé doit nécessairement mourir, si l’on veut qu’il porte des fruits; mais qu’il meure, et il portera des fruits nombreux et abondants. Mes enfants, il faut qu’ici il y ait mort, décomposition, anéantissement; il faut qu’il y ait : «Je ne suis pas». En vérité, par Dieu qui est la vérité, cela ne se réalise point par des souhaits, par des vœux, par des prières, non, mes enfants : cela doit être conquis de haute lutte; ce qui ne coûte rien n’a pas de valeur non plus. Une chose que l’on pourrait obtenir simplement en la désirant, en la souhaitant, en la demandant sans dépense et sans peine, sans que cela vous en coûte, serait chose de bien peu de prix. En vérité, mes enfants, il ne peut en être ainsi. Saint Augustin dit : «Dieu t’a créé sans ton aide, mais il ne te régénérera jamais sans toi.» Ne va pas croire et t’imaginer que Dieu veuille le faire par quelque miracle, comme s’il voulait, en cette saison, faire épanouir une belle rose; il pourrait le faire, et cependant il ne le fait pas. C’est qu’il veut que cela se fasse dans l’ordre, au mois de mai, par l’action de la gelée, du dégel, de température variée et de maints autres facteurs qui sont ordonnés et agencés dans ce but… Ah! mes enfants, c’est vraiment une chose lamentable et déplorable qu’un homme de vie spirituelle vive trente, quarante ans, et s’en aille se lamentant et se plaignant qu’il mène une vie parfaitement vaine et ne sache pas encore, à l’heure qu’il est, à quoi s’en tenir. Ne. vaudrait-il pas mieux qu’il consacrât une année à mourir et périr, pourvu, qu’i. l parvînt à trancher le fil qui le retient? Hélas! deux fois hélas! quand vient la mort et qu’il a laissé passer les années, les a perdues et gaspillées; quelle douleur, quel dommage irréparable lui viennent de ce qu’il est éternellement resté en arrière et a éternellement manqué de [cet abandon]! Hélas! c’est là un sujet de lamentations plus grandes qu’on ne peut le dire ici-bas. Un homme de vie spirituelle, bien ordonné, devrait vivre dans une application si constante à progresser avec zèle et acquérir plus de vertus, qu’il n’y eût pas un jour où il ne se trouvât pas avancé à tel point qu’il eût de la difficulté à se représenter son ancien état. C’est chose lamentable que les cœurs mondains recherchent des choses périssables de si peu de valeur, avec plus de zèle que les âmes d’élite n’en mettent à rechercher le bien pur qu’est et qui s’appelle Dieu. Un homme religieux bien ordonné devrait être si dépouillé de volonté propre, qu’on n’aperçût jamais en lui autre chose que «Je ne suis pas».

Or donc, bien des gens et des novices se jettent sur de multiples pratiques : ils veulent vivre toute une année de pain et d’eau, ou bien chercher un autre lieu, courir en pèlerinage; c’est tantôt ceci, tantôt cela. Moi, je m’en vais vous dire le chemin le plus court, le plus direct : entre en ton tréfonds; recherche ce qui s’y trouve, ce qui s’oppose le plus à ton progrès et te retient; cela, guette-le, et jette cette pierre au fond du Rhin. Sinon, cours au bout du monde, fais ce que tu voudras, cela ne te servira de rien; le rasoir, voilà ce qui sépare la chair des os : renonce à cette chair. Bien des gens tuent la nature, mais laissent vivre les défauts; de cela il ne sortira jamais honneur. Ah! mes enfants, faites retour sur vous-mêmes, et voyez combien vous êtes éloignés et dissemblables de l’adorable modèle qu’est Notre Seigneur Jésus Christ dont le renoncement était plus grand, et plus profond et plus noble que ne serait la somme de tous les renoncements que tous les hommes ont jamais pratiqués ici-bas ou pratiqueront jamais.

9. Or donc, cette femme s’abandonna au Christ seul. Voici comment il faut comprendre cela : s’abandonner par amour pour Dieu, c’est s’abandonner à Dieu. Beaucoup de gens s’abandonneraient volontiers à Dieu et ne veulent pas s’abandonner aux hommes. Ils veulent bien être tourmentés par ceci ou cela, mais non par les hommes. Non! il faut s’abandonner comme Dieu veut qu’on s’abandonne, et celui qui veut te ramener à ton néant, accepte-le avec reconnaissance et amour, parce qu’il te rappelle en vérité que tu es «Je ne suis pas».

Puissions-nous donc atteindre tout cet anéantissement afin de nous enfoncer par là dans l’être divin! Qu’à cela nous aident Dieu le Père et le Fils et le Saint-Esprit! Amen.









RUUSBROEC

Jan van Ruusbroec (1293-1381)

Un siècle de troubles

Le siècle où vécut Ruusbroec est une période de luttes civiles entre les artisans et les patriciens peuplant les grandes villes. Elles n’ont rien à envier aux célèbres luttes intestines qui affligèrent les cités italiennes. S’y ajoutent, contrepoint aux luttes qui opposèrent au sud la Papauté et l’Empire, des guerres entre bourgeois et noblesse locale renforcée par les chevaliers français venus par deux fois à leur secours ; finalement une compétition féroce entre Flamands du nord et Brabançons de la région de Bruxelles entraînera l’écrasement des communes et sera suivie d’une longue servitude commune aux deux provinces.

A. Wautier d’Aygaliers livre une description très vivante de ces luttes sociales qui marquèrent le siècle de Ruusbroec 82 : « En 1280, il s’agit d’une véritable révolution, qui jette les artisans coalisés contre les patriciens. Elle court, comme une flamme, de ville en ville, soutenue en Flandre par le comte Gui de Dampierre, humilié de se sentir sous l’autorité croissante des gildes. » La lutte dure vingt ans et le patriciat demande l’aide de Philippe le Bel, mais « armés de piques, de masses ferrées, de terribles bâtons hérissés de pointes, les artisans se rallient dans la plaine de Courtrai» et livrent la célèbre bataille de 1302 : « au soir, les cadavres des beaux chevaliers jonchaient la plaine, étoilée de milliers d’éperons d’or. ».

Les luttes se poursuivent alternant succès et défaites des métiers. En 1305, les métiers s’emparent de la maison commune et réorganisent l’échevinage. Mais le duc de Brabant taille en pièces les métiers, quelques semaines après, dans la plaine de Vilvorde. En outre, pour assurer par l’effroi une absolue obéissance, il fait enterrer vif les meneurs du mouvement. Inversement en 1327, règnera « une véritable terreur rouge » sous la direction de Jacques Peit, jusqu’au moment où les révoltés, à bout de souffle, sont écrasés à Cassel par Philippe de Valois. Ce dernier fait décréter en 1336 la cessation du commerce avec l’Angleterre, ce qui entraîne la ruine et la famine pour la Flandre laborieuse. La révolte s’ensuit : « c’est un patricien maintenant qui prend en main la cause des appauvris : Jacques van Artevelde. Il n’hésite pas à appeler à son aide Édouard III, et réussit, par cette alliance, à rouvrir les marchés anglais. ».  

Appelé contre les révoltés, le roi de France consomme l’écrasement des communes. Cet écrasement final suivi du terrible massacre de Gand aura lieu en 1382, l’année qui suit la mort de Ruusbroec. Ils sont décrits d’un point de vue tout opposé à celui de Wautier d’Aygaliers, par le royaliste De Barante au début de son Histoire des ducs de Bourgogne, attachant chef-d’œuvre romantique83 : on y évoque cependant bien des horreurs et comment, après les massacres de bourgeois, les chevaliers bretons emportèrent sur leurs chariots les richesses des Flandres…

La vie et les œuvres

Le biographe moderne de Ruusbroec commence ainsi son Ruusbroec l’Admirable 84 : « Ses œuvres ont toujours trouvé de paisibles lecteurs et admirateurs ; avec application, des copistes les ont maintes fois retranscrites sur parchemin ou sur papier : plus de deux cents manuscrits en font foi. Mais pour la vie de Ruusbroec, nous ne disposons que d’un récit biographique dont de nombreux éléments sont sujets à caution… » Il s’agit d’un court écrit latin rédigé vers 1420 par un chanoine de Groenendael connu sous son nom latinisé d’Henricus Pomerius (-1469), qui suit le stéréotype médiéval des vies des saints 85.

Cependant, contrairement aux habitudes des hagiographes, Pomerius omet tout éloge des parents et quelques détails donnés involontairement sur la mère font question. En effet, vers sa onzième année Ruusbroec est accueilli par le chanoine Jean Hinckaert tandis que sa mère se fixe au béguinage de Bruxelles.

Il fait les études qui préparaient normalement à être prêtre et il est cultivé, contrairement à une légende. Ordonné en 1317, il est chapelain de Sainte-Gudule à Bruxelles jusqu’en 1343 ; c’est « l’unique fait que nous connaissions avec certitude quant au séjour de Ruusbroec dans la capitale du duché de Brabant ». Ses cinq premiers traités ont été entièrement rédigés à Bruxelles : Le Royaume des Amants de Dieu, Les Noces spirituelles, La Pierre brillante, Les Quatre Tentations, De la foi chrétienne ; avant de partir à Groenendael, « la vallée verte », Ruusbroec a également rédigé la première partie de son traité le plus long, Le livre du Tabernacle spirituel. « Ruusbroec expérimenta les sommets de l’expérience mystique tandis qu’il exerçait l’apostolat d’un simple prêtre, au milieu de l’intense activité de la ville… »  86.

Nous disposons d’un unique témoignage sur sa vie en ville, dont on devine que Pomerius l’entendit raconter de vive voix par Ruusbroec, car on y retrouve l’accent confiant de ce dernier :

Il était toujours paisible, silencieux, peu soucieux de son vêtement ... Deux séculiers considérant la simplicité de son habit, l’un d’eux se mit à dire : Plût à Dieu que je fusse doué d’une sainteté de vie aussi grande que celle de ce prêtre ! À quoi l’autre répondit : Pour tout l’or du monde, je ne voudrais certes pas être à sa place ; car alors, je n’aurais pas un seul jour de bonheur ! Ce que le saint homme entendant par hasard, pensait au fond de son âme : Ah ! tu connais peu de quelle suavité sont pénétrés ceux qui ont goûté l’esprit de Dieu ! 87.

À l’époque, les chanoines animent les écoles des villes en même temps qu’ils assurent des fonctions liturgiques. Mais certains recherchent une vie semi cloîtrée « auprès des églises pour lesquelles ils ont été ordonnés, [ayant] table commune et dortoir commun », mettant en commun « tous les biens qui leur viennent de l’Église», selon une adresse aux évêques de France rédigée un peu avant 1059 88. Au XIVe siècle, l’apogée du grand mouvement de réforme est déjà passée : l’extension des ordres franciscains et dominicains qui ont un contact plus direct avec le peuple d’une part, et celui des universités qui diminuent le rôle des écoles cathédrales d’autre part, font progressivement disparaître les chanoines en tant que membres de communautés actives et le titre seul perdurera. Seule la « dévotion moderne » échappera à ce déclin.

À l’âge de cinquante ans, Ruusbroec décide, avec Hinckaert (-1350) et Frank de Coudenberg (-1386), de former une congrégation de chanoines réguliers. « Le départ vers Groenendael ne fut pas décidé précipitamment, ni à la légère : c’est avant avril 1339 que Frank de Coudenberg avait renoncé à sa prébende et à son titre de chanoine » 89. Les trois fondateurs s’établissent durant la semaine de Pâques de 1343 dans la « vallée verte » en forêt de Soignes, à une trentaine de kilomètres au sud de Bruxelles ; aujourd’hui une inscription marque l’emplacement, fort humide, de leur ermitage, qui devint un grand monastère, détruit aujourd’hui.

Ils cherchent simplement une retraite et ils vivent durant les premières années sans règle ni supérieur. « Frank de Coudenberg fut nommé curé par l’évêque Guy de Cambrai : cela signifie qu’il avait la charge spirituelle du petit groupe (et des sangliers et des cerfs de la forêt !) Les nouveaux habitants de Groenendael construisirent une petite chapelle… » 90.

On note l’absence de toute institution fortement structurée : « Ruusbroec et ses compagnons ne sont pas entrés chez les chartreux, alors qu’ils connaissent l’existence de la chartreuse de Hérinnes (fondée en 1315). Ils ne sont pas entrés dans un couvent existant et ils n’ont pas davantage désiré en 1343 fonder un couvent nouveau […] ils se sont laissés porter par le désir intense de découvrir par eux-mêmes le mode de vie qui convenait le mieux à leur vocation intérieure. Les trois compagnons bruxellois ne partirent pas à Groenendaal pour y vivre selon un modèle déjà fixé. Ils sont restés pendant sept ans ce qu’ils étaient déjà à Bruxelles : des prêtres séculiers vivant en communauté. » 91.

On devine la pression des institutions : « Au début de mars 1350, Frank de Coudenberg se mit en route pour Cambrai afin de prendre conseil auprès de l’évêque au sujet de bruits qui circulaient […] l’évêque décida de faire le voyage à Groenendael. Le 10 mars 1350, Frank de Coudenberg et Jean de Ruusbroec reçurent de ses mains l’habit des chanoines réguliers suivant la règle de Saint Augustin. Le lendemain, Frank de Coudenberg fut nommé premier prévôt du nouveau prieuré, et reçut plein pouvoir d’accueillir dans la communauté de nouveaux frères. Ainsi la chapellenie devint-elle prieuré. » Tel est le rapport concis de Sayman de Wijc, archiviste de Groenendael 92.

Ruusbroec n’est pas un isolé, il visite certainement des franciscaines clarisses et des cisterciens voisins. Dès 1350 ses œuvres diffusent à Strasbourg, Bâle, Cologne, et la « Vallée verte » rayonne sur une constellation de fondations. Selon Pomerius 93 :

Quand ses confrères ou des visiteurs lui demandaient un mot d’édification, il se faisait le plus souvent un plaisir s’accéder à leur requête. Les mots lui coulaient alors de la bouche avec une telle abondance et une telle facilité, qu’une image se représentait à l’esprit, celle d’un tonneau rempli de nouveau vin ... D’autres fois, aucune parole ne jaillissait de ses lèvres, même lorsque les visiteurs étaient des personnes célèbres et haut placées. C’était alors comme s’il n’avait jamais reçu aucune lumière de l’Esprit Saint. Quand cela lui arrivait, il prenait sa tête dans les mains pour retrouver la lumière intérieure. Mais si elle ne lui était pas donnée, il disait sans honte : « Mes enfants, ne le prenez pas en mauvaise part, ce ne sera pas pour cette fois-ci. » 

Entre 1346 et 1361, Ruusbroec écrit quatre ouvrages pour une simple clarisse, sœur Marguerite de Meerbeke : une Lettre très personnelle, Les sept clôtures, le Miroir du salut éternel 94, Les sept degrés de l’échelle d’amour spirituel. Ses dernières œuvres sont : Le livre de la plus haute vérité, expliquant son tout premier traité ; Les Douze Béguines, long mais bel ouvrage, peut-être une compilation d’écrits inédits par ses confrères ; une collection de sept Lettres. Il meurt, âgé de 88 ans, en 1381.

L’œuvre de Ruusbroec peut être lue entièrement car elle n’est pas très volumineuse. L’édition critique est très recommandée pour ses introductions, ses glossaires permettant une approche directe du brabançon en s’aidant de la remarquable quasi-translittération anglaise, sans oublier la bonne adaptation latine de Surius. En français, la traduction récente par Dom Louf a pris heureusement le relais de celle des bénédictins de Saint-Paul de Wisques. Cependant elle ne fait pas oublier l’Introduction et la traduction structurée et inspirée des Noces par J.-A. Bizet 95. Nous donnons en note les titres en quatre langues des œuvres en suivant l’ordre de composition probable afin de faciliter une lecture suivant l’ordre chronologique 96.

On ne sait pas dans quelle mesure l’œuvre fut retravaillée, tout comme l’on doute de certains faits avancés par l’hagiographe Pomerius. Jean Orcibal souligne « l’invraisemblance de l’épisode de l’hérétique Bloemardinne », ainsi que l’influence certaine de Guillaume de Saint-Thierry 97. Le « Bon Cuisinier » Jean de Leeuwen (~1300-1378) nous confirmera bientôt l’influence d’Hadewijch II.

Le Royaume des amants, premier des écrits, présente déjà la racine unique d’une arborescence des thèmes incessamment repris dans les écrits qui suivront, mêlant les représentations et croyances médiévales du chanoine (parfois déconcertantes) à l’ouverture de la voie par le mystique accompli (peu métaphysicien ; on se situe à l’inverse d’Eckhart). Cette racine est le thème fondamental de l’amour, et de l’amour sous toutes ses formes, reprenant le terme Minne dominant chez Hadewijch II.

Cette base qui supporte toute l’œuvre est omniprésente dans le Miroir de la vie éternelle destiné à une sœur Marguerite et plus simplement écrit. « Unité d’amour », « nu-amour », « enivrement », l’étude de ces divers aspects reste à faire. Ruusbroec apparaît dès son premier écrit comme le chantre de l’amour comme tous les mystiques, mais lui sait tout rattacher à cette origine et fin. Il s’agit d’un élan dynamique menant à l’unité et conjoint avec elle.

Le thème de l’amour est quasiment absent de présentations modernes assez complexes. Ainsi dom Louf, son traducteur le plus récent, ne lui accorde aucune place dans son introduction au Royaume des amants et ne consacre au terme minne qu’une très modeste définition dans son glossaire répété à la fin de chaque volume. Peut-être à cause de l’omniprésence même du thème, jugé donc comme constituant une enveloppe trop vaste, le français ne disposant que d’un seul mot ambigu ?



Noces spirituelles

Ruysbroeck, Œuvres choisies, trad. J.-A. BIZET, Aubier, 1946. J’omets généralement les sous-titres qui charpentent une œuvre qui ne s’y prête guère.

PRÉFACE

«Voyez, l’époux vient : sortez à sa rencontre.» Ces paroles nous sont rapportées par Saint Mathieu l’évangéliste. Et le Christ les a prononcées pour ses disciples et pour tous les hommes dans une parabole qui est lue à l’office des vierges. Cet époux, c’est le Christ et la nature humaine, c’est l’épouse que Dieu a faite à l’image et à la ressemblance de Lui-même. Et Il l’avait placée au commencement au lieu le plus haut, au plus beau, au plus opulent, au plus délicieux de la terre, à savoir au Paradis. Il lui avait soumis toutes les créatures; Il l’avait ornée de grâces et lui avait donné un commandement pour que par l’obéissance elle pût mériter d’accéder à la stabilité et d’être confirmée dans une fidélité éternelle envers son Époux, sans jamais tomber dans quelque grief ou dans quelque péché. Survint alors le malin, l’ennemi infernal, qui s’en montra envieux; il prit la forme d’un serpent qui était plein de ruses, et il trompa la femme; puis à eux deux ils trompèrent l’homme en qui la nature existait dans sa plénitude.

Et par ses conseils perfides, il spolia la nature, épouse de Dieu. Elle fut exilée dans un pays étranger, pauvre et misérable, captive de ses ennemis, opprimée et investie par eux, comme si elle n’avait dû jamais regagner la patrie et obtenir son pardon. Mais quand Dieu jugea que le temps était venu, et que les souffrances (182) de sa bien-aimée émurent sa miséricorde. Il envoya son Fils unique sur la terre dans un riche palais, dans un temple glorieux : c’était le sein de la Vierge Marie. Là Il épousa cette fiancée, notre nature, l’unissant à sa personne dans son corps formé du sang le plus pur de la noble Vierge.

Le prêtre qui maria cette épouse, ce fut le Saint-Esprit. L’ange Gabriel en fit l’annonce. La Vierge glorieuse donna son consentement. C’est ainsi que le Christ, notre Époux fidèle, s’est uni à notre nature, venant nous visiter sur la terre étrangère et nous instruire par ses mœurs toutes célestes, avec une fidélité parfaite. Et Il a travaillé et combattu comme un champion contre nos ennemis; Il a forcé notre prison et gagné la bataille, anéantissant notre mort par sa mort; Il nous a rachetés par son sang, et délivrés par le baptême de son eau; Il nous a enrichis de ses sacrements et de ses dons, afin que nous sortions, comme Il dit, par la pratique de toutes les vertus, en nous portant à sa rencontre dans le palais de gloire pour jouir de Lui sans fin dans l’éternité.

Or le Christ, Maître de vérité, dit : «Voyez, l’Époux vient, sortez au-devant de Lui.» Dans ces mots le Christ notre amant nous enseigne quatre choses. D’abord Il nous donne un ordre en disant «Voyez». Ceux qui restent aveugles et négligent cet ordre, ils seront tous condamnés. Par la seconde (183) parole, Il nous montre ce que nous devons voir : l’avènement de cet Époux. En troisième lieu Il nous apprend et nous commande ce que nous devons faire, en disant : Sortez. Par la quatrième parole, en disant : au-devant de Lui, Il nous révèle le profit et le fruit de toutes nos œuvres et de toute notre vie, à savoir la rencontre d’amour avec notre Époux.

Ces paroles nous allons les exposer et expliquer de trois manières. En premier lieu de la façon commune, les appliquant à une vie commençante qui s’appelle la vie active et qui est nécessaire à tous les hommes qui veulent être sauvés. En second lieu nous expliquerons ces mêmes paroles en les appliquant à une vie intérieure, élevée par le désir de Dieu, à laquelle beaucoup parviennent moyennant leurs vertus et la grâce divine. En troisième lieu nous les interpréterons au point de vue d’une vie contemplative superessentielle, à laquelle un petit nombre seulement peut accéder de cette façon, en goûter la saveur, si grande est son élévation et sa noblesse.

LIVRE PREMIER. LA VIE ACTIVE

Et d’abord le Christ, Sagesse du Père, prononce une parole qu’il a déjà prononcée, intérieurement selon sa divinité, depuis le temps d’Adam s’adressant à tous les hommes : «Voyez.» Car il est nécessaire de voir; mais remarquez bien que pour voir, soit par les yeux du corps, soit par ceux de l’esprit, trois choses sont requises.

En premier lieu pour que l’homme puisse voir par les yeux du corps les choses extérieures, il faut qu’il ait la lumière extérieure du ciel, ou une autre lumière matérielle, afin que soit éclairé le milieu à travers lequel il doit voir, à savoir l’air. Ensuite par un acte de sa volonté libre il doit, pour les voir, laisser les objets projeter leur image dans ses yeux. En troisième lieu il faut que les instruments, les yeux, soient sains et sans tache, de sorte que les objets matériels grossiers s’y puissent reproduire en une image subtile. Si l’une de ces trois conditions vient à manquer, le sens physique de la vue fait défaut à l’homme. Ce n’est pas de cette vue toutefois (186) que nous voulons parler, mais d’une vision spirituelle, surnaturelle, en laquelle consiste toute notre béatitude.

Pour parvenir à cette vision surnaturelle, trois points sont requis : la lumière de la grâce divine, une volonté libre tournée vers Dieu, une conscience que ne souille aucun péché mortel.

Maintenant remarquez ceci : Puisque Dieu est un bien commun et que son amour insondable est commun4, Il donne sa grâce de deux manières : la grâce prévenante, et la grâce dans laquelle on mérite la vie éternelle.

La grâce prévenante, tous les hommes l’ont en commun, les païens et les Juifs, les bons et les méchants. Dans l’amour commun que Dieu a pour tous les hommes, Il a voulu que son nom et la rédemption de l’humaine nature fussent prêchés et révélés à toutes les extrémités de la terre. Qui veut se tourner vers Lui, a le pouvoir de se convertir. Tous les sacrements, le baptême avec tous les autres sont préparés pour tous les hommes qui veulent les recevoir, chacun selon ses besoins. Car Dieu veut conserver pour Lui tous les hommes et n’en perdre aucun. Et au jour du jugement, nul ne (187) pourra se plaindre qu’il n’ait pas été fait assez pour lui, s’il avait voulu se convertir. Aussi Dieu est-Il une clarté commune, une lumière commune qui éclaire le ciel et la terre, et chacun selon ses besoins et sa dignité.

Dieu est commun à tous, comme le soleil brille sur tous les arbres en commun; pourtant bien des arbres restent sans fruits, et tels autres portent des fruits sauvages qui sont pour l’homme d’un mince profit. C’est pourquoi on a coutume de tailler les arbres et d’y greffer des rameaux d’espèces productives, pour qu’ils portent de bons fruits, savoureux et profitables à l’homme. Il est un rameau productif, lequel provient du vivant paradis sis au royaume éternel, c’est la lumière de la grâce divine. Aucune œuvre ne peut avoir de saveur ni être de quelque profit pour l’homme, si elle croît à l’écart de ce rameau. Ce rameau de la grâce divine qui rend l’homme agréable à Dieu, et par la vertu duquel on mérite la vie éternelle, est offert à tous les hommes, mais il n’est pas enté chez tous. Car ils ne veulent pas émonder leurs branches sauvages, c’est-à-dire l’infidélité, ou une volonté perverse qui n’obéit pas aux commandements de Dieu.

Mais pour que ce rameau de la grâce divine soit enté dans notre âme, trois choses sont nécessairement requises : la grâce prévenante de Dieu, une volonté libre tournée vers Dieu, une conscience nette. La grâce prévenante touche tous les hommes, car c’est Dieu qui la donne. Mais tous les hommes ne présentent pas la volonté de se toumer librement vers Dieu, ni une conscience nette : c’est pour cette raison que leur fait défaut la grâce divine dans laquelle ils devaient vivre éternellement. (188)

La grâce prévenante touche l’homme soit du dehors soit du dedans. Du dehors dans les maladies, la perte des biens extérieurs, des proches ou des amis; ou encore par les affronts publics; il arrive aussi qu’il soit touché par un sermon, par les bons exemples que donnent les saints ou les hommes justes, par leurs paroles ou leurs œuvres, de sorte que l’homme est amené à se connaîtra lui-même. C’est ainsi que Dieu le touche du dehors. Il arrive parfois que l’homme soit aussi touché du dedans, par la méditation des souffrances endurées par Notre-Seigneur, par celle du bien que Dieu lui a fait ainsi qu’à tous les hommes; ou bien par la considération de ses péchés, de la brièveté de la vie, la crainte de la mort et celle de l’enfer, la pensée des joies éternelles du ciel, de la miséricorde de Dieu qui l’a épargné dans ses péchés et qui attend sa conversion, ou bien il observe les merveilles que Dieu a créées au ciel et sur la terre en toutes les créatures. Ce sont là les effets de la grâce prévenante qui émeuvent l’homme du dehors ou du dedans de maintes manières. Et aussi l’homme possède naturellement une inclination fondamentale vers Dieu, qui se manifeste par l’étincelle de l’âme et la raison supérieure6 : elle désire toujours le bien et déteste le mal. À cet endroit Dieu touche tous les hommes de la façon qui leur convient, chacun selon ses besoins, de sorte que l’homme s’en trouve frappé, qu’il s’accuse, tremble, s’établisse dans la crainte, et demeurant en lui-même, persiste à s’observer. Tout cela n’est encore que grâce prévenante et non grâce de mérite.

Ainsi la grâce prévenante crée une disposition à recevoir l’autre grâce dans laquelle on mérite la vie éternelle. Quand donc l’âme est affranchie de la volonté mauvaise et des œuvres mauvaises, qu’elle s’accuse et, saisie de crainte, s’interroge sur ce qu’elle doit faire, considérant Dieu, puis elle-même et ses actions mauvaises, il en résulte un repentir naturel du péché et une bonne volonté naturelle. C’est le degré suprême de la grâce prévenante.

Quand l’homme fait de son côté ce qui est en son pouvoir, et ne peut plus aller plus loin du fait de sa propre faiblesse, il appartient à la bonté insondable de Dieu de parfaire l’œuvre.

C’est ainsi que survient une lumière plus haute de la grâce divine, pareille à un rayon de soleil versé dans l’âme sans mérite de sa part et sans désir adéquat. Car dans cette lumière Dieu se donne par bonté et libéralité toutes gratuites, Lui qu’aucune créature ne peut mériter avant de Le posséder. Et c’est là une intervention mystérieuse de Dieu dans l’âme, au-dessus du temps, et qui meut l’âme avec toutes ses puissances. Ici prend fin la grâce prévenante et commence l’autre, c’est-à-dire la lumière surnaturelle. Cette lumière constitue un premier point, et de là résulte le second, lequel a trait à ce qui vient de l’âme : il s’agit d’une libre conversion de la volonté vers Dieu, laquelle s’effectue en un moment du temps; c’est alors que naît la charité dans l’union de Dieu et de l’âme. Ces deux points dépendent si étroitement l’un de l’autre que l’un ne peut s’effectuer sans l’autre. Lorsque Dieu et l’âme s’unissent dans l’unité de l’amour, alors Dieu donne sa lumière de grâce au-dessus du temps; et l’âme se tourne librement vers Lui, fortifiée par la grâce, en un bref moment du temps; c’est, alors que naît (190) la charité dans l’âme, de Dieu et de l’âme elle-même; car la charité est un lien d’amour entre Dieu et l’âme aimante. De ces deux points, à savoir de la grâce de Dieu et de la libre conversion de la volonté éclairée par la grâce, jaillit la charité, c’est-à-dire l’amour divin; et de l’amour divin résulte le troisième point, à savoir la purification de la conscience. Ces trois points sont tellement liés ensemble que l’un ne peut tenir sans l’autre durant un certain temps; car celui qui a l’amour de Dieu a un parfait repentir de ses péchés. On peut toutefois saisir en l’occurrence l’ordre des rapports entre Dieu et la créature, comme il est montré ici : Dieu donne sa lumière, et moyennant cette lumière l’homme se tourne vers Lui, volontairement et sans réserve : de ces deux facteurs provient l’amour parfait envers Dieu, et de l’amour résulte le parfait repentir et la purification de la conscience, laquelle s’opère en abaissant les yeux sur les méfaits et sur les taches qui souillent l’âme. Du fait qu’on aime Dieu, on prend un déplaisir de soi-même et de toutes ses œuvres. C’est là l’ordre selon lequel s’accomplit la conversion. De la charité procèdent un regret sincère, le parfait repentir de tout ce qu’on a fait de mal, et une volonté ardente de ne jamais plus commettre de péchés et de servir Dieu désormais avec une humble obéissance; une confession sincère, sans réticences, sans feinte ou duplicité; une satisfaction parfaite selon le conseil d’un prêtre éclairé; enfin la résolution de se livrer à la pratique des vertus et de toutes œuvres bonnes.

Ces trois points donc, comme vous l’avez entendu, sont requis pour voir divinement. Une fois que vous avez acquis ces trois points, le Christ dit en vous : Voyez, et véritablement vous devenez voyants.

C’est là le premier chef des quatre principaux, selon que le Christ a dit : Voyez.

Il montre ensuite ce qu’on doit voir quand Il dit : L’époux vient. Le Christ notre époux prononce cette parole qui se dit en latin : venit. Ce mot enferme en lui deux temps : le temps qui est passé, et le temps qui est maintenant présent; et en outre Il entend Lui le temps à venir. Pour cette raison nous devons distinguer trois avènements de notre époux. Dans le premier Il s’est fait homme pour l’amour de l’homme, par charité. Le second avènement a lieu quotidiennement et se renouvelle fréquemment de maintes manières dans chaque cœur aimant, apportant de nouvelles grâces, de nouveaux dons, selon que chacun est capable d’en recevoir. Dans le troisième on considère sa venue pour le jugement ou à l’heure de la mort7.

En chacun de ces avènements de Notre Seigneur et dans toutes ses œuvres, trois choses sont à considérer : la cause et le pourquoi; le mode intérieur et les œuvres extérieures. (192)

Le pourquoi de la création des anges et des hommes, ce fut la bonté infinie de Dieu et sa noblesse qu’Il voulut montrer pour que la béatitude et la richesse qu’Il est en Lui-même fussent manifestées à la créature raisonnable, afin qu’elle en prît le goût dans le temps et la jouissance au-dessus du temps, dans l’éternité8. La raison pour laquelle Dieu s’est fait homme, ce fut son incompréhensible amour et la misère de tous les hommes, car ils s’étaient perdus par la chute originelle et ne pouvaient devenir meilleurs. Quant aux raisons pour lesquelles le Christ, selon sa divinité et aussi selon son humanité, a accompli toutes ses œuvres sur la terre, elles sont au nombre de quatre : son amour divin qui est immense; puis l’amour créé, appelé charité, qu’Il avait en son âme par l’union avec le Verbe éternel et la possession des dons parfaits de son Père; ensuite la grande misère de l’humaine nature; enfin l’honneur de son Père. Ce sont là les raisons de l’avènement du Christ notre époux et celles de toutes ses œuvres extérieures et intérieures.

Il convient maintenant que nous considérions chez le Christ, notre époux, pour vouloir Le suivre dans la pratique des vertus, selon notre pouvoir, le mode qu’Il observa du dedans et les œuvres qu’Il accomplit au dehors, à savoir les vertus et actions vertueuses.

Le mode qu’Il observa selon sa divinité nous est inaccessible et incompréhensible, car il s’agit du fait qu’Il est engendré sans cesse par le Père et que le Père en Lui et par Lui connaît, crée, ordonne et gouverne toutes choses au ciel et sur la terre. Il est en effet la Sagesse du Père. Et ils spirent un Esprit, c’est-à-dire un amour qui est un lien de l’un à l’autre, comme entre tous les saints et tous les justes au ciel et sur la terre. De ce mode nous ne parlerons plus, mais nous considérerons les modes qu’il observait de par les dons divins et selon son humanité créée. Ces modes sont particulièrement nombreux; car autant le Christ avait de vertus diverses en Lui-même, autant le Christ avait de modes intérieurs.

Car chaque vertu a son mode particulier. De vertus et de modes il y avait dans l’âme du Christ un nombre qui dépasse ce que peuvent comprendre et concevoir toutes les créatures. Mais nous n’en retiendrons que trois : son humilité, sa charité, sa patience9 pour supporter les afflictions intérieures et extérieures. Ce sont là trois racines principales, l’origine de toute vertu et de toute perfection.

Maintenant comprenez bien. On trouve deux sortes d’humilité dans le Christ selon sa divinité. La première, c’est qu’Il a voulu se faire homme, et cette nature qui était bannie et, sous le poids de la malédiction, précipitée au iond de l’enfer, Il s’en est emparé et a voulu ne faire qu’un avec elle dans l’unité de sa personne, de sorte que tout homme, (194) bon ou mauvais, peut dire : le Christ, Fils de Dieu, est mon frère. L’autre humilité, selon la divinité, c’est qu’Il a choisi pour Mère une pauvre Vierge, non la fille d’un roi; de sorte que la pauvre Vierge devînt Mère de Dieu qui est le Seigneur du ciel, de la terre et de toutes les créatures. On peut ajouter que tous les actes d’humilité que le Christ a jamais accomplis, c’est Dieu qui les a faits.

Mais considérons maintenant l’humilité qui fut dans le Christ selon son humanité, sous l’action de la grâce et des dons divins. Or son âme avec toutes ses puissances s’inclinait avec respect et révérence devant la haute puissance du Père. Mais un cœur incliné est un cœur humble. C’est pour cela qu’il fit toutes ses œuvres pour l’honneur et la louange de son Père, et ne chercha sa propre gloire en aucune chose selon son humanité. Il était humble et soumis à l’ancienne loi et aux commandements, ainsi que parfois aux coutumes quand c’était de quelque utilité. Et c’est pour cela qu’Il a été circoncis, et porté au Temple, et racheté selon l’usage; comme les autres Juifs il paya le cens à César. Et Il fut humble et soumis envers sa Mère et messire Joseph. Aussi les servait-Il avec une déférence sincère en tous leurs besoins. Il choisit de pauvres gens méprisés pour en faire sa compagnie, cheminer avec eux et convertir le monde : ce furent les apôtres; et Il fut humble et modeste parmi eux et parmi tous les hommes. C’est ainsi qu’Il était secourable à tous les hommes, en quelque nécessité qu’ils fussent, intérieure ou extérieure, comme s’Il s’était fait le serviteur de tout le monde. C’est là le premier point de l’humilité qui était dans le Christ notre Époux.

Second point. Le second point ce fut la charité, principe et origine de toutes les vertus. Cette charité tenait les puissances supérieures de l’âme dans le silence et la jouissance de la même béatitude que celle dont Il jouit maintenant. Et cette même charité le tenait sans cesse en élévation vers son Père, avec révérence et amour, Le louant, L’honorant, priant avec ferveur pour les besoins de tous les hommes, offrant toutes ses œuvres pour l’honneur de son Père. Cette même charité incitait le Christ à laisser se répandre les faveurs de sa fidélité adorable vers les bas-fonds de toutes les misères humaines, corporelles et spirituelles; aussi donna-t-Il par toute sa vie un exemple à tous les hommes, selon lequel ils devaient vivre. Il nourrit tous les hommes, spirituellement par ses enseignements véridiques s’adressant intérieurement à ceux qui étaient capables de les recevoir; puis par des miracles et des prodiges s’adressant extérieurement aux sens. Il arrivait qu’Il les nourrît même d’aliments corporels, quand ils Le suivaient au désert et qu’ils ne pouvaient se passer de nourriture. Il faisait entendre les sourds, voir les aveugles, parler les muets, Il chassait l’ennemi des possédés; Il faisait vivre les morts et marcher droit les estropiés, ce qui doit s’entendre du corps et de l’âme.

Le Christ, notre amant, a peiné pour nous extérieurement et intérieurement avec une constante fidélité : sa charité, nous ne pouvons en saisir le fond, car elle jaillissait de Ia source insondable du Saint-Esprit, au-dessus de toutes les créatures qui éprouvèrent jamais de la charité, car Il était Dieu et homme en une seule personne. C’est là le second point, relatif à la charité. (196)

Le troisième point est de souffrir avec patience. Ce point nous devons le considérer avec attention, car il fait l’ornement du Christ notre époux dans toute sa vie. C’est qu’Il commença tôt à souffrir : dès qu’il fut né Il connut la pauvreté et le froid. Il fut circoncis et versa son sang. Il fut contraint de fuir en des terres étrangères. Il servit messire Joseph et sa Mère. Il souffrit de la faim et de la soif, de l’opprobre et du mépris, des paroles et des traitements indignes des Juifs. Il jeûna, Il veilla et Il fut tenté par l’ennemi. Il fut soumis à tous les hommes, Il alla de pays en pays et de ville en ville, avec de grands labeurs et un grand zèle, pour prêcher l’évangile. En dernier lieu Il fut capturé par les Juifs qui étaient ses ennemis, et lui leur ami. Il fut trahi, raillé et injurié, flagellé et frappé, condamné sur de faux témoignages. Il porta sa croix à grand ahan jusqu’au lieu le plus haut du monde. Il fut dénudé comme un enfant qui vient de naître. Jamais on ne vit corps aussi beau, ni femme aussi défaite, il souffrit affronts, tourments, froidure pour tout le monde. Il était nu et il faisait froid, et ses cheveux flottaient dans ses plaies. Il fut cloué au bois de la croix avec de gros clous, ses membres furent étirés, que ses veines se rompirent. Il fut dressé en croix, puis rejeté de haut en bas, que ses blessures saignèrent. Sa tête fut couronnée d’épines; ses oreilles entendirent les Juifs cruels crier : «Crucifiez-le, crucifiez-le» et tant d’autres paroles indignes; ses yeux virent l’obstination et la malice des Juifs et la détresse de sa Mère et ils s’obscurcirent dans l’amertume de la douleur et de la mort; son nez sentait les ordures qu’ils crachaient à sa face de leurs bouches immondes; sa bouche et son palais furent abreuvés de vinaigre et de fiel; tout son épiderme sensible fut meurtri par les fouets : le Christ, notre Époux, Le voici blessé à mort délaissé par Dieu et par toutes les créatures, mourant sur la croix, suspendu comme un bâton auquel nul ne prend garde si ce n’est Marie sa Mère qui ne peut Lui être d’aucun secours. Et le Christ souffrit encore moralement dans son âme de l’endurcissement des Juifs au cœur de pierre, et de ceux qui Le mettaient à mort; car malgré les signes et les prodiges qu’ils voyaient, ils restaient dans leur méchanceté. Et Il souffrit de leur perte et du châtiment qu’appelait sa mort, car Dieu devait les châtier dans leur âme et dans leur chair. Il souffrit encore de l’affliction et de la détresse de sa Mère et de ses disciples qui étaient dans une grande consternation. Et Il souffrait de ce que sa mort devait être inutile pour tant d’êtres humains, et des jurements impies qui devaient être si souvent proférés, accablant de dérision et d’opprobre Celui qui pour nous mourut d’amour. Or sa nature et sa raison inférieure souffraient de ce que Dieu leur retirait l’influx de ses dons et consolations, les laissant livrées à elles-mêmes dans une pareille détresse; c’est de quoi le Christ se plaignit en Lui disant : «Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’avezvous abandonné10», Mais toutes ces souffrances, notre amant les faisait taire et criait à son Père : «Père pardonnez-leur, car ils ne savent ce qu’ils font11.» Le Christ fut entendu de son Père pour sa révérence12, car ceux qui agissaient par ignorance furent probablement par la suite amenés à se convertir.

Telles furent les souffrances intérieures du Christ, son humilité, sa charité et sa patience dans ses souffrances. Ces trois vertus, le Christ notre Époux (198) les a gardées toute sa vie et Il est mort à cause d’elles; Il a payé notre dette selon la justice13, et par son côté ouvert Il a laissé s’échapper ses largesses : des flots de délices s’en répandirent avec les sacrements du salut. Et Il est dans sa toute-puissance monté au ciel; Il siège à la droite de son Père et règne dans l’éternité.

Tel est le premier avènement de notre époux, lequel est entièrement passé.

Le second avènement du Christ notre Époux a lieu quotidiennement chez les hommes justes, fréquemment et de maintes façons, avec des grâces et avec de nouveaux dons pour tous ceux qui s’y prêtent selon leur pouvoir. Nous ne voulons pas parler ici de la première conversion chez l’homme ni de la grâce première qui lui fut donnée quand il se convertit du péché à la vertu. Mais nous voulons parler d’une croissance dans de nouveaux dons et de nouvelles vertus qui se fait de jour en jour, et d’un avènement actuel du Christ notre Époux qui s’accomplit chaque jour dans notre âme. Or nous avons à considérer la cause et le pourquoi, le mode et les effets de cet avènement.

Les raisons sont au nombre de quatre. La miséricorde de Dieu et notre nécessité, la libéralité de Dieu et l’étendue de nos désirs. Ce sont là les quatre causes qui nous font grandir en vertu et en noblesse. Maintenant, comprenez bien : quand le soleil darde ses rayons et envoie sa lumière dans une vallée profonde entre deux hautes montagnes et qu’il se trouve alors au plus haut point du firmament, de sorte qu’il peut éclairer le sol jusqu’au fond de la vallée, il se passe alors trois choses. La vallée s’éclaire davantage, reflétant la lumière des montagnes, et elle s’échauffe davantage; aussi devient-elle plus fertile qu’un pays plat tout uni. De la même façon quand un homme juste se tient en sa petitesse au plus bas de lui-même et reconnaît qu’il n’a rien, qu’il n’est rien et qu’il ne peut rien de lui-même, ni rester stable, ni progresser. dans la vertu, et aussi qu’il manque souvent de faire le bien ou de pratiquer la vertu, alors il reconnaît sa pauvreté et sa misère : ainsi il creuse une vallée d’humilité. Et parce qu’il est humble et dans le besoin, et reconnaît sa détresse, il montre sa misère et en gémit devant la bonté et la miséricorde de Dieu. Alors il considère la hauteur de Dieu et sa propre bassesse, et c’est ainsi qu’il est une basse vallée. Or le Christ est le soleil de justice et aussi de miséricorde, qui se tient au plus haut point du firmament, c’est-à-dire à la droite de son Père, et Il envoie sa lumière au fond des cœurs humbles; car le Christ se laisse toujours émouvoir par la misère quand on en gémit et qu’on la montre avec humilité. Alors se dressent là deux montagnes, à savoir un double désir : l’un qui est de servir Dieu et de le louer dignement, l’autre qui est d’acquérir la vertu et d’y exceller. Ces deux montagnes sont plus hautes que les cieux, car ces deux désirs touchent Dieu sans intermédiaire et font appel aux largesses de sa'libéralité. Alors la libéralité divine ne peut se contenir, il lui faut se répandre, car l’âme devient capable de recevoir plus de dons. Ce sont là les raisons d’un avènement nouveau avec de nouvelles vertus. Alors cette vallée, le cœur humble, reçoit trois choses : il devient davantage éclairé, illuminé par la grâce, davantage échauffé par la charité, plus fertile en vertus parfaites et en œuvres bonnes.

Telles sont les causes, le mode et les effets de cet avènement.

Il est un autre avènement du Christ notre Époux qui s’accomplit chaque jour dans l’accroissement des grâces et par des dons nouveaux : c’est lorsque l’homme reçoit quelque sacrement, d’un cœur humble, sans rien en lui qui contrarie les effets du sacrement; alors il reçoit de nouveaux dons et plus de grâces à cause de son humilité et par l’opération mystérieuse du Christ dans les sacrements. Les obstacles aux effets des sacrements, c’est le manque de foi pour le baptême, de contrition dans la confession, l’état de péché mortel ou une volonté perverse quand on reçoit le Sacrement de l’autel, et ainsi de suite pour les autres sacrements. Ceux qui se présentent dans de telles conditions ne reçoivent pas de nouvelles grâces, mais pèchent davantage.

C’est là un autre avènement du Christ notre Époux, qui s’accomplit actuellement, chaque jour, pour nous. Nous devons le considérer avec un cœur plein de désirs pour qu’il s’accomplisse en nous-mêmes : il le faut nécessairement si nous voulons rester stables ou progresser en vue de la vie éternelle.

Le troisième avènement qui est encore à venir, c’est pour le jugement, ou à l’heure de la mort. Les raisons de cet avènement ce sont : l’opportunité du moment, la convenance des causes, la justice du juge. Le moment opportun de cet avènement, c’est l’heure de la mort et celle du dernier jugement de tous les hommes. Quand Dieu a créé l’âme de rien et l’a unie au corps, Il lui assigna un jour déterminé et une certaine heure qui n’est connue que de Lui seul, pour quitter le temps et, dans l’éternité, comparaître en sa présence. La convenance des causes se manifeste dans l’obligation où l’âme se trouve de rendre raison et de répondre devant l’éternelle vérité des paroles et de tous les actes qu’elle a pu faire. La justice du juge est évidente, car c’est au Christ qu’appartient le jugement, c’est à Lui qu’il revient de rendre la sentence, puisqu’Il est le Fils de l’homme et la Sagesse du Père, et qu’à cette Sagesse appartient tout jugement14 : tous les cœurs en effet sont clairs et ouverts pour Elle, au ciel, sur terre et aux enfers. C’est pour cela que ces trois points sont cause de l’avènement universel au jugement dernier, comme aussi de l’avènement particulier que chaque homme verra à l’heure de sa mort.

Le mode que le Christ, notre Époux et notre Juge, observe dans ce jugement, c’est la dispensation équitable des récompenses et des châtiments, car Il rétribuera chacun selon ses mérites. Il donnera aux justes pour chaque bonne action faite en vue de Dieu, ce salaire infini qu’Il est Lui-même et qu’aucune créature ne peut mériter. Mais comme Il coopère aux œuvres des créatures, en vertu de son concours, elles méritent de Le recevoir Lui-même en récompense, comme il convient à sa justice. Il livre les damnés (202) à des tourments et châtiments éternels, car ils ont dédaigné et rejeté un bien éternel pour des biens périssables, et ils se sont librement détournés de Dieu, à l’encontre de son honneur et de sa volonté, et se sont tournés vers les créatures. Et ils seront damnés en toute justice. Ceux qui seront appelés à rendre témoignage lors de ce jugement, ce sont les anges et la conscience de chacun. Et l’accusateur c’est l’ennemi infernal. Le juge sera le Christ que personne ne peut tromper.

Cinq catégories de personnes doivent comparaître devant ce Juge. La première catégorie et la plus mauvaise, ce sont les chrétiens qui meurent en état de péché mortel et sans repentir : ils ont en effet méprisé la mort du Christ et ses sacrements, ou ils ont reçu vainement et indignement les sacrements. Et ils n’ont pas pratiqué, dans la charité, les œuvres de miséricorde envers leur prochain selon le précepte divin; pour cette raison ils sont damnés au plus profond de l’enfer. Les autres, ce sont les infidèles, païens ou Juifs. Ils doivent tous comparaître devant le Christ. Cependant durant toute leur vie ils ont déjà été condamnés, n’ayant ni la grâce ni la charité divine, ils sont pour cette même raison établis à jamais dans la mort éternelle de la damnation. Mais ils doivent endurer de moindres tourments que les mauvais chrétiens, parce qu’ils reçurent de Dieu de moindres dons et qu’ils sont tenus à une moindre fidélité envers Lui. La troisième catégorie ce sont les bons chrétiens qui sont parfois tombés dans le péché et se sont relevés par le repentir et l’expiation de la pénitence, sans avoir achevé pleinement d’expier comme il convient à la justice. Ceux-ci ont leur place dans le purgatoire. La quatrième catégorie, ce sont les hommes qui ont observé les commandements de Dieu; ou, s’ils y ont manqué, ils se sont de nouveau tournés vers Dieu par le repentir, la pénitence et les œuvres de charité et de miséricorde; el ils ont accompli leur pénitence de telle sorte que, sans passer par le purgatoire, leur âme s’exhale de leur bouche pour aller au ciel. La cinquième catégorie ce sont ceux qui, au-dessus de toutes les œuvres extérieures de charité, ont leur conversation dans le ciel, sont unis à Dieu et abîmés en Lui et Dieu en eux, de sorte qu’il ne s’interpose entre Dieu et eux d’autre obstacle que le temps et la condition de cette vie mortelle. Quand ceux-ci sont dégagés des liens du corps, à l’instant même ils jouissent de leur éternelle béatitude. Et ils ne sont pas jugés, mais au dernier jour ils rendront la justice avec le Christ sur les autres hommes. Et alors toute vie mortelle et toute peine temporelle prendront fin sur terre et aussi au purgatoire. Et tous les damnés iront sombrer et s’abîmer au fond de l’enfer, dans la perdition et l’horreur éternelle, sans fin, avec l’ennemi et sa compagnie. Cependant les bénis seront en un clin d’œil dans l’éternelle gloire, avec le Christ, leur Époux, et ils contempleront, goûteront l’insondable richesse de l’essence divine et en jouiront à jamais dans l’éternité. Telle est le troisième avènement du Christ que nous attendons tous et qui est encore à venir.

Le premier avènement, dans lequel Dieu s’est fait homme, vivant dans l’humilité et mourant d’amour pour notre salut, nous devons nous y conformer extérieurement par des mœurs parfaitement (204) vertueuses, et intérieurement par la charité et une véritable humilité. Le second avènement qui est toujours actuel, celui par lequel Il vient avec ses grâces en chaque cœur aimant, nous devons le désirer et le demander chaque jour, afin de rester stables et de croître en de nouvelles vertus. Le troisième avènement est celui où Il viendra pour le jugement ou à l’heure de notre mort : nous devons l’attendre avec désir, avec confiance et révérence pour être délivrés de cet exil et parvenir au palais de gloire.

Cet avènement du Christ, selon ces trois manières, constitue le second des quatre points principaux.

Maintenant, comprenez bien. Le Christ a dit au commencement de ces paroles : «voyez»; il faut entendre au moyen de la charité et d’une conscience pure, comme vous l’avez appris précédemment. Puis Il nous a montré ce que nous devons voir, c’est-à-dire ses trois avènements. Ensuite voici qu’il nous commande ce que nous devons faire et il dit : «Sortez.» Si vous avez acquis le premier point, étant devenus voyants dans la grâce et la charité, et si vous avez observé comme il convient votre modèle, le Christ, et ses sorties, alors naît en vous, de la charité et de la contemplation amoureuse de votre Époux, un zèle pour la justice qui vous donne le désir de Le suivre par la pratique des vertus. C’est l’instant où le Christ dit en vous : «Sortez.»

Cette sortie doit s’effectuer de trois manières. Nous devons sortir pour aller vers Dieu, vers nous-mêmes et vers notre prochain, et ce doit être avec charité et selon la justice. La charité en effet tend toujours à s’élever vers le royaume de Dieu, lequel est Dieu Lui-même, car Il est la source d’où elle s’écoule sans intermédiaire et à laquelle, par l’union, elle demeure immanente. La justice, qui naît de ta charité, veut porter à la perfection les mœurs et les vertus dans leur ensemble, lesquelles conviennent à la gloire du royaume de Dieu, à savoir de l’âme elle-même. Ces deux choses, la charité et la justice, jettent les bases du royaume de l’âme, dans lequel (205) Dieu doit demeurer, et cette fondation c’est l’humilité. Ces trois vertus portent tout le poids de l’édifice de toutes les vertus et de toute noblesse. Car la charité tient l’homme en tout temps en présence de l’insondable bonté de Dieu d’où elle émane, afin que par sa vie il Lui fasse honneur, reste stable et croisse dans toutes les vertus et dans une juste humilité. Et la justice tient l’homme en présence de l’éternelle vérité de Dieu, afin que devant elle il se présente à découvert, s’en trouve éclairé et accomplisse sans errements toutes les œuvres de vertu. Quant à l’humilité, elle tient l’homme en tout temps devant la toute-puissance de Dieu, afin qu’il reste toujours humble et petit, qu’il s’abandonne à Dieu et ne fasse aucun cas de lui-même. Telle est la manière dont l’homme doit se tenir devant Dieu pour croître toujours en de nouvelles vertus.

Maintenant, comprenez bien. Puisque nous avons pris l’humilité pour base, nous allons parler de l’humilité au commencement. L’humilité est une disposition basse et profonde de l’âme; c’est, en dedans, le cœur, l’esprit qui se penchent et inclinent devant la haute majesté de Dieu. Il y a là une exigence, un précepte de justice; et, du fait de sa charité, un cœur aimant ne peut s’y refuser, Quand l’homme humble et aimant constate que Dieu l’a servi avec une telle humilité, une telle charité, une telle fidélité, et que Dieu possède une telle puissance, une telle noblesse, une telle majesté, alors que l’homme est si pauvre, si petit et si bas, il conçoit dans l’humilité de son cœur un grand respect et une grande révérence envers Dieu; car rendre gloire à Dieu par toutes ses actions, intérieures et extérieures, c’est l’ouvrage le plus délectable, et le premier que l’humilité commande, le plus savoureux que dicte la charité, le plus convenable selon la justice. Un cœur humble en effet, un cœur aimant, ne saurait assez rendre gloire à Dieu, jusque dans sa noble humanité, ni se placer lui-même assez bas pour contenter son désir. Aussi semble-t-il aux humbles qu’ils sont toujours défaillants quand il s’agit de procurer la gloire de Dieu et de Le servir en toute humilité. L’homme ainsi disposé est humble et il a de la révérence envers la sainte Église et envers les sacrements; il est sobre dans la nourriture et la boisson, en paroles et en œuvres, dans ses réponses à chacun, ses démarches, ses vêtements, dans les bas offices, dans sa mine humble, sans feinte ni artifice. Il pratique l’humilité dans les œuvres extérieures et intérieures, devant Dieu et devant tous les hommes, en sorte que personne ne se choque à cause de lui. Et ainsi il vient à bout de l’orgueil et s’en débarrasse, car c’est la cause et le principe de tous les péchés. Par l’humilité sont rompus les liens de l’ennemi, du péché et du monde; l’homme est ordonné en lui-même et établi dans un état propre à la pratique de la vertu; pour lui le ciel s’ouvre, et Dieu est enclin à entendre sa prière; il se remplit de grâce, et le Christ, le roc inébranlable, est son appui. Celui qui sur cette base construit dans l’humilité l’édifice de la vertu, est sûr de ne pouvoir s’égarer.

De cette humilité provient l’obéissance, car personne ne peut être obéissant au for intérieur, sans (208) pratiquer l’humilité, l’obéissance, c’est le fait d’une âme humble, soumise et souple et d’une volonté toujours prête à faire le bien. L’obéissance rend l’homme soumis aux commandements, aux interdictions et à la volonté de Dieu. Elle rend les sens et les puissances animales soumis à la raison supérieure, en sorte que l’homme mène une vie convenable et raisonnable. Elle rend l’homme soumis et obéissant envers la sainte Église et ses sacrements, les prélats et leurs enseignements, conseils ou commandements, comme aussi envers toutes les bonnes coutumes observées dans la chrétienté. Elle rend aussi l’homme souple et empressé à se plier aux façons de tous les hommes, en conseils et en actes, par toutes sortes de services, matériels et spirituels, selon les besoins de chacun et avec une juste discrétion. Elle chasse la désobéissance qui est fille de l’orgueil et qu’il faut fuir plus que tout venin ou poison. L’obéissance, celle de la volonté et celle qui se manifeste en actions, orne l’homme et le dilate, et elle rend manifeste son humilité. Elle assure la paix des communautés; quand elle existe chez les supérieurs, de la façon qui leur est convenable, elle entraîne ceux qui leur sont assujettis; elle maintient la paix et la tranquillité entre égaux, et celui qui la garde se fait aimer de ceux qui lui commandent et sont au-dessus de lui, tandis que Dieu l’élève et l’enrichit de ses dons qui sont éternels.

De cette obéissance vient l’abdication de la volonté propre et de l’opinion personnelle. Car nul ne peut abdiquer en toutes choses sa volonté entre les mains d’un autre sans s’être exercé à l’obéissance, encore qu’on puisse exécuter les œuvres extérieures tout en gardant sa volonté propre. L’abdication de la volonté propre fait que l’on vit sans porter son choix sur une chose ou une autre, qu’il s’agisse d’agir ou de s’abstenir, évitant toute bizarrerie comme tout ce qui éloigne des enseignements des saints et de leurs exemples; mais on recherche toujours la gloire de Dieu et ses commandements, la volonté de ses supérieurs, la bonne entente au sein de son entourage, en se réglant d’après une sage discrétion. Par l’abdication de la volonté propre en tout ce qu’on peut faire ou laisser faire, ou même souffrir, on ôte à l’orgueil toute matière et occasion de s’exercer et on porte l’humilité à son plus haut degré. Alors on est assujetti à Dieu, selon toute l’étendue de sa volonté; la volonté de l’homme est si bien unie à la volonté de Dieu qu’elle ne peut rien vouloir ni désirer par ailleurs, on a dépouillé le vieil homme et revêtu l’homme nouveau qui est renouvelé et créé selon l’adorable volonté de Dieu. C’est de tels hommes que le Christ a dit : «Bienheureux sont les pauvres en esprit», c’est-à-dire ceux qui ont renoncé à leur volonté propre, «car le royaume des cieux est à eux18.

De l’abandon de la volonté vient la patience. Car personne ne peut être parfaitement patient en toutes choses sans avoir abdiqué sa volonté propre, se soumettant à la volonté de Dieu et à celle de tous les hommes en tout ce qui est utile ou convenable. La patience consiste à supporter tranquillement tout ce qui peut vous arriver de la part de Dieu ou de toutes les créatures. L’homme patient ne se laisse troubler par aucune chose, ni par la perte des biens terrestres, ni par celle des amis ou des proches, ni par la maladie, ni par les affronts, ni par la mort, ni par la vie, ni par le purgatoire, le démon ou (210) l’enfer. Car on s’abandonne à la volonté de Dieu comme l’exige la charité. N’ayant pas de péchés mortels à se reprocher, on trouve léger à porter tout ce que Dieu ordonne à votre sujet dans le temps et dans l’éternité. Par cette patience l’homme est orné et armé contre le courroux et la colère brutale, contre le refus d’accepter la souffrance, par où si souvent il tombe dans le trouble, intérieur et extérieur, et s’expose à maintes tentations.

De cette patience viennent la douceur et la bonté. Car nul ne peut être doux dans la mauvaise fortune sans avoir acquis la patience. La douceur procure à l’homme paix et tranquillité en toutes choses. L’homme doux est capable de supporter les mauvaises paroles, les mauvais procédés, les gestes ou les actes menaçants, et toute espèce d’injustice, contre lui ou contre ses amis, en demeurant en paix, car la douceur consiste à tout supporter en paix. Grâce à la douceur la puissance irascible demeure en repos; la puissance concupiscible s’oriente vers les hauteurs de la vertu; la puissance rationnelle qui le reconnaît s’en réjouit; la conscience qui en savoure le goût, demeure en paix. La douceur en effet chasse le second des péchés capitaux, l’ire, encore appelée courroux ou colère; car l’esprit de Dieu repose en l’homme humble et doux, selon que le Christ a dit : «Bienheureux sont les doux, car ils posséderont la terre», c’est-à-dire leur propre nature et les choses de la terre en toute tranquillité.

De ce même fond de douceur jaillit la bonté. Car nul ne peut être bon sans acquérir la douceur. Cette bonté donne à l’homme des manières avenantes, elle lui inspire des propos affables et toute espèce de bons procédés envers ceux que la colère égare, dans l’espoir de les amener à rentrer en eux-mêmes et à s’amender. Du fait de la bonté et de l’affabilité, la charité reste vivante et féconde dans le cœur humain. Car le cœur qui est plein de bonté, ressemble à une lampe emplie d’une huile de choix : l’huile de la bonté, en effet, éclaire par de bons exemples le pécheur égaré, elle sauve et guérit ceux qui ont le cœur meurtri, qui cèdent à la tristesse ou à l’irritation, par des paroles, des actes qui consolent. Elle enflamme et illumine du feu de la charité ceux qui s’adonnent à la vertu, et il n’est de défaveur ou de mauvais procédé qui soit capable d’y porter atteinte.

De la bonté vient la compassion, une certaine disposition à souffrir en commun avec tous les hommes. Car nul ne peut souffrir avec tous les hommes s’il ne possède la bonté. Cette compassion, c’est un mouvement intime du cœur qui s’apitoie sur les nécessités de tous les hommes, corporelles ou spirituelles. La compassion incite l’homme à pâtir et à souffrir avec le Christ dans sa passion, en considérant les causes de ses tourments, leur mode, et sa résignation, son amour, ses plaies, sa délicatesse, ses douleurs, sa honte et sa noblesse, sa détresse, les opprobres, l’abjection, la couronne dérisoire, les clous, sa bonté, son supplice et sa mort dans la patience. Ces tourments inouïs, multiples, du Christ notre Sauveur et notre Époux, incitent à la compassion l’homme bon, l’invitent à s’apitoyer sur le Christ. La compassion amène l’homme à faire retour sur lui-même et à considérer ses fautes et ses défaillances dans la pratique de la vertu et la (212) recherche de la gloire de Dieu, sa tiédeur, sa nonchalance, toutes les variétés de ses manquements, les pertes de temps, l’insuffisance actuelle de ses progrès en vertu et en perfection. Et cela fait que l’homme se prend lui-même en pitié selon une juste compassion. En outre la compassion fait ouvrir les yeux sur les errements et égarements des hommes, leur oubli de Dieu et de leur béatitude éternelle, leur ingratitude pour tout le bien que Dieu a fait et tous les tourments qu’Il a soufferts pour eux; et puis qu’ils soient si étrangers à la vertu, qu’ils l’ignorent et s’abstiennent de la pratiquer, si habiles au contraire et si malins en toute perversité et injustice, si exacts à supputer tes gains et les pertes dans l’ordre des choses terrestres, si négligents et si insouciants à l’endroit de Dieu, des choses de l’éternité et de leur béatitude éternelle : ces considérations amènent l’homme bon à une grande compassion en lui donnant le souci du bonheur éternel de tous les hommes. On doit aussi considérer avec miséricorde les nécessités corporelles de son prochain et les multiples souffrances de la nature. À considérer comment les hommes doivent supporter ta faim et la soif, le froid, la nudité, la maladie, la pauvreté, le mépris, les diverses formes d’oppression auxquelles sont assujettis les pauvres, la tristesse causée par la perte de parents, d’amis, ou par celle des biens, de l’honneur, du repos, les afflictions sans nombre qui pèsent sur la nature humaine, l’homme bon est ému de compassion et il accepte de souffrir avec tous les hommes. Mais sa plus grande souffrance, c’est de voir les hommes manquer de patience et perdre ainsi leur salaire, souvent même mériter l’enfer. Telle est l’œuvre de la compassion et de la miséricorde. Cette œuvre de la compassion et d’une charité commune vient à bout du troisième péché capital et le chasse, à savoir l’envie ou la haine. La compassion est en effet une meurtrissure du cœur qui fait aimer en commun tous les hommes et qui ne peut guérir tant qu’il subsiste quelque souffrance chez un être humain, or c’est à elle seulement, de préférence à toutes les vertus, que Dieu a prescrit de gémir et de souffrir. C’est pourquoi le Christ a dit : «Bienheureux sont les affligés, car ils seront consolés.» Et ce sera quand ils récolteront dans la joie ce qu’ils sèment par la pitié et la compassion.

De cette miséricorde vient la libéralité. Car nul ne peut être libéral, dans l’ordre surnaturel, s’acquittant fidèlement et avec inclination de ses devoirs envers tous, sans être enclin à la compassion; encore qu’on puisse secourir, et même libéralement, certaines personnes par pure faveur, sans charité et sans générosité surnaturelles. La libéralité c’est un large débordement du cœur quand la charité ou la miséricorde l’émeuvent. Quand on considère avec compassion les souffrances du Christ dans sa passion, il en résulte un mouvement de générosité qui incite à rendre au Christ louanges, grâces, honneur et gloire, à cause de ses tourments et de sa charité, ainsi qu’une allègre et humble soumission de corps et d’âme, dans le temps et dans l’éternité. Quand on fait retour sur soi-même avec compassion, et qu’on en vient à se prendre en pitié, considérant le bien que Dieu vous a fait et ses propres manquements, on ne peut que s’abandonner à la libéralité de Dieu, à sa grâce, à sa fidélité, s’en remettant à Lui, avec la volonté entière et libre de Le servir à jamais. L’homme libéral qui considère les errements et égarements des hommes, leur injustice, demande et implore de Dieu avec une profonde confiance, qu’Il laisse se répandre ses dons divins et use de (214) libéralités envers tous les hommes, afin qu’ils Le connaissent et se tournent vers la vérité. Cet homme libéral considère aussi avec compassion les besoins. l, matériels de tous les hommes : il sert, il donne, il prête, il console chacun selon ses besoins, selon ses propres moyens aussi, et avec une juste discrétion. Par cette libéralité-là on se livre à la pratique des sept œuvres de miséricorde, les riches au moyen de leurs services et de leurs biens, les pauvres de leur bonne volonté, avec une juste propension à en faire autant s’ils le pouvaient. C’est ainsi qu’on pratique à la perfection la vertu de libéralité. Quand la libéralité devient une disposition foncière, toutes les vertus s’en trouvent multipliées et toutes les puissances de l’âme ornées; car l’homme libéral a toujours l’esprit allègre, le cœur libre de soucis, il déborde de désirs et se dévoue communément à tous les hommes en des œuvres vertueuses. Celui qui est libéral, en effet, et qui ne s’attache pas aux choses de la terre, si pauvre qu’il soit, il ressemble à Dieu, car il ne vit en lui-même, il ne sent, que pour se répandre et donner. Et c’est ainsi qu’il chasse le quatrième péché capital, l’avarice ou cupidité. De ces hommes-là le Christ a dit : Bienheureux sont les miséricordieux, car ils trouveront eux-mêmes miséricorde22, le jour où ils entendront cette voix; «Venez les bénis de mon Père, prenez possession du royaume qui vous est préparé, à cause de votre miséricorde, depuis le commencement du monde23»

De cette libéralité naît un zèle surnaturel, une application à toutes les vertus et à tout ce qui est convenable. Nul ne peut éprouver ce zèle sans se montrer libéral et diligent. C’est une impulsion intérieure et pressante à pratiquer toutes les vertus et à ressembler au Christ et à ses saints. Animé par ce zèle on désire appliquer à la gloire et à la louange de Dieu son cœur et son esprit, son âme et son corps, avec tout ce qu’on est, tout ce qu’on a, tout ce qu’on peut obtenir. Ce zèle incite l’homme à veiller avec sa raison et sa discrétion, et à pratiquer la vertu, en son corps et en son âme, selon la justice. Par ce zèle surnaturel, toutes les puissances de l’âme s’ouvrent à l’action de Dieu et se disposent à pratiquer toutes les vertus. La conscience se réjouit et la grâce de Dieu s’accroît; la pratique de la vertu devient plaisante et allègre, les œuvres extérieures en reçoivent leur ornement. Celui qui obtient de Dieu ce zèle vivant, en lui se trouve chassé le cinquième péché capital, à savoir la paresse spirituelle et la répugnance à pratiquer les vertus indispensables, Parfois aussi ce zèle vivant chasse la lourdeur et la paresse de la nature corporelle. De ces hommes zélés, le Christ a dit : «Bienheureux ceux qui ont faim et soif de justice, car ils seront rassasiés24», à savoir quand se manifestera à eux la gloire de Dieu, remplissant chacun à la mesure de sa charité et de sa justice.

De ce zèle vient la modération et sobriété intérieure et extérieure. Car nul ne peut garder une juste mesure dans l’ordre de la sobriété, s’il ne s’applique avec un zèle particulier à se maintenir corps et âme dans la justice. La sobriété préserve les puissances supérieures et les puissances (216) animales de la démesure et de toute sorte d’excès. La sobriété ne cherche ni à goûter ni à connaître les choses qui ne sont pas permises. La nature incompréhensible de Dieu dépasse toutes les créatures au ciel et sur la terre. Car tout ce que la créature comprend est de l’ordre de la créature. Dieu est au-dessus de toutes les créatures, il est extérieur et intérieur a toutes les créatures. Tout entendement créé est trop étroit pour Le comprendre. Mais pour que la créature conçoive Dieu, Le comprenne et Le goûte, il faut qu’elle soit attirée au-dessus d’elle-même en Dieu, de manière à comprendre Dieu par Dieu. Qui voudrait alors savoir ce qu’est Dieu et pousser en ce sens son étude ferait là chose non permise : il y perdrait le sens. Ainsi, voyez-vous, toute lumière créée se montre défaillante quand il s’agit de savoir ce qu’est Dieu. La quiddité de Dieu25 dépasse toutes les créatures. Mais qu’Il soit, la nature, les Écritures, toutes les créatures l’attestent. Les articles de foi, on doit y croire et ne pas chercher à savoir, vu que c’est chose impossible tant que nous sommes ici-bas. C’est là une manière de sobriété. La doctrine cachée et subtile des Écritures que le Saint-Esprit a inspirées, on ne doit l’expliquer et entendre en un sens qui ne s’accorde pas à la vie du Christ et de ses saints. La nature, l’Écriture, toutes les créatures, l’homme doit les considérer et en faire son profit, sans aller plus loin : c’est là ce qu’on peut appeler la sobriété de l’esprit.

L’homme doit observer la sobriété dans ses sens, il doit, par la raison, dominer les puissances animales, en sorte que le plaisir bestial ne donne lieu à des débordements au sujet de la bonne chère et de la boisson; il convient au contraire que l’homme prenne aliments et boissons comme le malade ses potions : à cause de la nécessité où il est de garder ses forces et de les employer au service de Dieu. L’homme doit garder la mesure, avec la manière qui convient, dans ses propos et ses œuvres, dans le silence et la conversation, dans la nourriture et la boisson, dans ce qu’il fait et dans ce qu’il laisse, selon la coutume de la sainte Église et l’exemple des saints.

Par la mesure et la sobriété de l’esprit au-dedans, l’homme conserve la fermeté et solidité de sa foi, la netteté de l’entendement, le calme de la raison qui permet de comprendre la vérité, la docilité à la volonté de Dieu pour pratiquer toutes les vertus, la paix du cœur et la sérénité de la conscience : par là il possède une paix stable avec Dieu et avec lui-même. Par la mesure et la sobriété des sens corporels au-dehors l’homme conserve souvent la santé et tranquillité de sa nature charnelle, l’honnêteté de ses rapports avec autrui et l’honorabilité de son nom. Et ainsi il a la paix en lui-même et avec son prochain, car il attire et contente tous les hommes de bonne volonté par la modération et la sobriété. Il chasse le sixième péché capital, à savoir l’intempérance, gourmandise et gloutonnerie. De ce genre d’hommes le Christ a dit : «Bienheureux sont les pacifiques, car ils seront appelés enfants de Dieu26»; ils ressemblent en effet au Fils qui a établi la paix chez toutes les créatures qui en ont le désir : à ceux qui par la modération et la sobriété font régner la paix, Il donnera leur part de l’héritage de son Père qu’ils doivent posséder avec Lui dans l’éternité.

De cette sobriété vient la pureté de l’âme et du coirps. Car nul ne peut être parfaitement pur, en son corps et en son âme, sans garder la sobriété du corps et celle de l’âme. La pureté consiste à n’adhérer à aucune créature par une inclination sensible, mais à Dieu seul. Car on doit tirer profit de toutes les créatures, mais jouir de Dieu seulement27. La pureté de l’esprit fait adhérer l’homme à Dieu au-dessus de l’intelligence, au-dessus du sentiment et au-dessus de tous les dons que Dieu peut répandre dans l’âme. Car tout ce que la créature reçoit dans son intelligence et dans son sentiment, elle s’y prête passivement et ne cherche qu’en Dieu son repos. On ne doit pas s’approcher du Sacrement de l’autel par goût, ni par désir, ni par plaisir, ni pour y chercher la paix, le contentement, la douceur, ni rien si ce n’est la gloire de Dieu et le progrès dans toutes les vertus. En cela consiste la pureté de l’esprit.

La pureté du cœur consiste, en toute tentation charnelle ou mouvement de la nature, à se tourner vers Dieu, en gardant sa volonté libre, avec une assurance nouvelle, sans hésitation, avec une confiance nouvelle et le ferme propos de demeurer toujours davantage avec Dieu. Car donner son consentement au péché ou à la délectation que la nature charnelle désire comme une bête, c’est là se séparer de Dieu.

La pureté du corps consiste à s’abstenir et se garder d’œuvres impures, de quelque espèce qu’elles soient, quand la conscience témoigne et met en garde contre l’impudicité et le danger d’enfreindre le commandement de Dieu, d’offenser son honneur et sa volonté. Par ces trois sortes de pureté est vaincu et chasse le septième péché capital, lequel consiste à se détourner en esprit de Dieu pour chercher hors de Lui sa jouissance en quelque chose de créé, à se livrer aux œuvres impudiques de la chair en dehors de ce que permet la sainte Église, à laisser le cœur placer en quelque créature que ce soit ses appétits de jouissance selon la chair. Il n’est pas question toutefois des mouvements rapides d’attachement ou de désir dont nul ne peut se garder.

Or il vous faut savoir que la pureté d’esprit conserve l’homme dans une certaine ressemblance de Dieu, libre de tout souci du côté des créatures, penchant vers Dieu et uni à Lui. La pureté du corps est comparable à la blancheur du lis et à la candeur des anges; quand elle résiste à la tentation, elle évoque la pourpre des roses et la noblesse des martyrs; quand elle s’inspire de l’amour de Dieu et du soin de sa gloire, elle atteint la perfection et ressemble aux grandes fleurs de soleil, car c’est là un des plus grands ornements de la nature. La pureté du cœur renouvelle et accroît la grâce de Dieu. La pureté du cœur suscite le propos, la pratique, la sauvegarde de toutes les vertus. Elle protège et défend les sens des atteintes du dehors; elle dompte et enchaîne les instincts bestiaux au-dedans; elle fait l’ornement de toute la vie intérieure; elle est pour le cœur une clôture qui le ferme aux choses de la terre et à toute duperie, l’ouvrant par contre aux choses du ciel et à toute vérité. C’est pour cela que le Christ a dit : «Bienheureux sont ceux qui sont purs de cœur, parce qu’ils verront Dieu. » Dans cette vision consiste pour nous la joie éternelle, c’est là tout notre salaire et l’accès à notre béatitude. Aussi l’homme doit-il être sobre et garder la mesure en toutes choses, évitant toutes les démarches et toutes les occasions dont la pureté de l’âme ou celle du corps pourrait recevoir quelque souillure.

Or si nous voulons acquérir ces vertus et chasser les vices qui leur sont contraires, il nous faut (220) posséder la justice, il nous faut la pratiquer et la conserver jusqu’à la mort dans la pureté du cœur. Car nous avons trois puissants adversaires qui nous tentent et nous attaquent en tout temps et en tous lieux et de maintes manières. Si nous faisons la paix avec l’un ou l’autre de ces trois ennemis, le suivant docilement ensuite, nous sommes vaincus, car ils sont toujours d’accord dans tous les dérèglements. Ces trois adversaires ce sont : l’ennemi infernal, le monde et notre propre chair, laquelle nous serre de plus près et se montre souvent plus rusée et plus nuisible que les autres. Nos convoitises bestiales sont en effet les armes avec lesquelles nos ennemis combattent contre nous. Le désœuvrement et le manque d’empressement pour la vertu et pour la gloire de Dieu, sont la cause et l’occasion du combat; toutefois la faiblesse de la nature, la négligence à se tenir sur ses gardes et l’ignorance de la vérité, c’est l’épée dont nos ennemis quelquefois nous blessent, voire même nous vainquent. Pour cette raison nous devons faire en nous-mêmes le partage nécessaire, nous devons nous diviser en nous-mêmes et la partie la plus basse de nous-mêmes, qui tient de la bête, qui nous est contraire à l’endroit de la vertu, qui veut se séparer de Dieu, nous devons la détester, la poursuivre et la tourmenter par la pénitence et par l’austérité de la vie, de sorte qu’elle demeure toujours réduite à l’obéissance et soumise à la raison, et que la justice, avec la pureté du cœur gardent la haute main dans toutes les œuvres de vertu. Et toutes les souffrances, tribulations et persécutions que Dieu a décrétées sur nous et qui nous viennent de tous ceux qui sont contraires à la vertu, nous devons les supporter de bon gré pour la gloire de Dieu, pour l’honneur de la vertu, pour obtenir la justice et posséder la pureté du cœur. Car le Christ a dit : «Bienheureux sont ceux qui souffrent persécution pour la justice, car le royaume des cieux est à eux.» En effet, garder la justice dans la vertu et les œuvres de vertu, c’est posséder un denier dont le poids contre-balance le royaume de Dieu et qui permet d’acquérir la vie éternelle.

Par toutes ces vertus l’homme effectue sa sortie vers Dieu, vers lui-même et vers son prochain, par l’honnêteté des mœurs, la vertu et la justice.

Qui veut acquérir ces vertus et les garder, a le devoir d’orner son âme, de la tenir en son pouvoir et de la gouverner comme un royaume. Le libre arbitre est dans l’âme le roi, étant libre par nature et plus libre encore par grâce. Il doit ceindre une couronne qui a nom charité. Cette couronne et ce royaume, on les tient, on les possède, on les gouverne et on les garde de par l’Empereur qui est le Seigneur et maître, le Roi des rois. Ce roi, le libre arbitre, doit résider en la ville la plus haute du royjume, à savoir la puissance appétitive de l’âme29. Il doit porter pour ornement et pour vêtement une robe bipartite : la partie droite avec le don divin qui est dit de force, afin qu’il soit fort et puissant pour venir à bout de tout obstacle et avoir sa conversation dans les cieux, au palais de l’Empereur souverain, inclinant avec amour sa tête couronnée devant le souverain Roi, dans son empressement à le servir : c’est là l’œuvre propre de la charité; par là on reçoit la couronne, on en fait l’ornement, on garde le royaume et on le possède dans l’éternité. Le côté gauche de la robe doit être une vertu (222) cardinale qui a nom force morale. Par elle le libre arbitre, ce roi, doit vaincre toute immoralité, accomplir toute vertu et tenir jusqu’à la mort le royaume en sa puissance. Ce roi doit choisir des conseillers sur ses terres, les plus sages du pays. Ces fonctions reviennent à deux divines vertus qui sont Science et Discrétion, éclairées par la lumière de la grâce de Dieu. Celles-ci doivent habiter tout près du roi dans un palais nommé la puissance rationnelle de l’âme. Et elles doivent porter pour vêtement et ornement une vertu morale qui a nom tempérance, en sorte que toujours le roi fasse et laisse faire toutes choses à bon escient. Par la Science, on doit purifier la conscience de toutes fautes et l’orner de toutes vertus; par la Discrétion on doit apprendre à donner et à prendre, à intervenir et à s’abstenir, à se taire et à parler, à jeûner et à manger, à écouter et à répondre, à faire toutes choses avec Science et Discrétion, prenant pour vêtement une vertu morale appelée tempérance ou modération.

Ce roi, le libre arbitre, doit aussi établir dans son royaume un juge, et ce doit être la Justice. C’est une vertu divine pour autant qu’elle procède de la charité, et c’est aussi la plus haute vertu morale. Ce juge doit résider dans le cœur, au centre même du royaume, en la puissance irascible. Il doit avoir pour ornement une vertu morale appelée prudence, car la Justice ne peut arriver à sa perfection sans la prudence. Ce juge, la Justice, doit parcourir le royaume avec la puissance et l’autorité du roi, avec la sagesse de ses bons conseillers et sa prudence propre. Et il lui appartient de mettre en place et de déposer, de juger et de condamner, de mettre à mort ou de laisser en vie, d’amputer, d’aveugler ou de rendre la vue, d’élever et d’abaisser et de disposer toutes choses selon le droit, de fustiger, de châtier et de détruire tout désordre moral.

Les petites gens de ce royaume, c’est-à-dire toutes les puissances de l’âme, doivent être établis sur le fonds de l’humilité et de la crainte de Dieu, soumis à Dieu et à toutes les vertus, chaque puissance selon ce qui lui appartient.

Celui qui de cette façon possède le royaume de son âme, le garde et le gouverne a effectué par la charité et toutes les vertus sa sortie vers Dieu, vers lui-même et vers son prochain. C’est là le troisième des quatre principaux points.

Quand l’homme est devenu voyant par la grâce de Dieu, qu’il a la conscience pure, qu’il a observé les trois avènements du Christ notre Époux et qu’il a effectué sa sortie par la vertu, alors s’ensuit la rencontre de l’Époux, et c’est là le quatrième point et le dernier. En cette rencontre gît toute notre félicité, elle est le commencement et la fin de toutes les vérités, et sans cette rencontre aucun acte de vertu ne se fait jamais.

Qui veut donc rencontrer le Christ comme son Époux bien-aimé, et posséder en Lui et avec Lui la vie éternelle, doit dès ce temps rencontrer le Christ en trois moments ou trois manières. Le premier point est l’obligation d’avoir Dieu en vue en toutes choses par lesquelles on doit mériter la vie éternelle. Le second point est, ce faisant, de ne rien se proposer de poursuivre ou d’aimer au-dessus de Dieu ou à l’égal de Dieu. Le troisième point est de se reposer en Dieu, avec toute son application, au-dessus de toutes les créatures, au-dessus de tous les dons divins, au-dessus de toutes les œuvres de vertu et au-dessus de toutes les impressions sensibles que Dieu peut répandre dans l’âme et dans le corps. (224)

Maintenant, entendez bien. Qui veut diriger son intention à poursuivre Dieu, doit avoir Dieu présent sous une raison divine, c’est-à-dire n’avoir en vue que Dieu seul, qui est le Seigneur du ciel et de la terre et de toutes les créatures, qui est mort pour lui et qui peut et veut donner l’éternelle béatitude. De quelque manière ou sous quelque nom qu’il se représente Dieu comme Seigneur de toutes les créatures, il est toujours dans le bon chemin. Qu’il considère l’une ou l’autre des trois Personnes dans le fond et la puissance de la nature divine, il est dans le bon chemin. Qu’il considère en Dieu le Conservateur, le Sauveur, le Créateur, le Maître qui commande, la Béatitude, la Puissance, la Sagesse, la Vérité, la Bonté, tout cela sous l’aspect d’infini qui convient à la nature divine, il est dans le bon chemin. Bien qu’ils soient nombreux tous les noms que nous attribuons à Dieu, la nature de Dieu est simple unité, nulle créature ne saurait la nommer. Mais du fait de son incompréhensible noblesse et majesté, nous Lui donnons tous ces noms, parce que nous ne pouvons ni Le nommer ni L’exprimer tout à fait 30. Telle est la manière par laquelle nous pouvons connaître Dieu pour nous Le rendre présent dans notre intention. Car poursuivre Dieu en intention c’est voir Dieu en esprit. Cette intention implique aussi un amour, une charité. Connaître Dieu ou Le voir sans amour, ne procure ni goût, ni aide, ni progrès. Aussi l’homme doit-il toujours amoureusement tourner vers Dieu son inclination, dans toutes ses œuvres, s’il L’aime et Le poursuit par-dessus toutes choses. C’est là rencontrer Dieu par l’intention et l’amour. Si le pécheur veut se convertir de ses péchés par une pénitence convenable, il lui faut rencontrer Dieu par le repentir, en se tournant librement vers Lui, avec l’intention sincère de servir Dieu toujours et de ne plus commettre le péché. Alors il reçoit dans cette rencontre de la miséricorde divine une confiance assurée en la béatitude éternelle et le pardon de ses péchés. Il reçoit en outre le fondement de toutes les vertus : la foi, l’espérance et la charité, la bonne volonté de pratiquer toutes les vertus. Pour progresser à la lumière de la foi, ounsidérant tous les travaux du Christ, tout ce qu’Il a souffert, tout ce qu’Il a fait pour nous, tout ce qu’Il nous a promis et tout ce qu’Il doit nous faire au jour du jugement et dans l’éternité, il convient, si on veut tirer profit de ces considérations pour son bonheur éternel, de se préparer à une seconde renountre du Christ en se Le rendant présent par des louanges, des Actions de grâces, avec la révérence qui convient, en évoquant tous ses dons, tout ce qu’Il a fait et tout ce qu’Il doit faire dans l’éternité. La foi alors s’affermit et une impulsion plus profonde et plus forte incite à toutes les vertus. Et pour avancer alors dans les œuvres de vertu, il faut encore rencontrer le Christ par l’anéantissement de soi-même, de manière à ne jamais se chercher et à n’obéir à aucun motif étranger, mais à accomplir tous ses ouvrages avec discrétion, ayant Dieu en vue en toutes choses, sa louange et sa gloire, et persévérant ainsi jusqu’à la mort. Alors la raison s’illumine, la charité s’accroît, la dévotion augmente avec un empressement plus grand pour toutes les vertus. (226)

On doit avoir Dieu en vue dans toute œuvre bonne; dans les œuvres mauvaises, on ne saurait le faire. Il faut se garder de poursuivre une double fin par l’intention, c’est-à-dire d’avoir Dieu en vue et quelque chose en outre; mais tout ce qu’on poursuit à côté doit être mis au-dessous de Dieu, ne pas Lui être contraire, mais se subordonner à sa gloire, comme un secours et un adjuvant pour arriver plus vite à Dieu : alors on est dans le bon chemin.

On doit aussi chercher à se reposer sur Celui et en Celui vers qui se porte et l’intention et l’amour, plus que sur tous les messagers qu’Il envoie et qui sont ses dons. L’âme doit reposer en Dieu de préférence à toutes les parures et tous les présents qu’elle peut elle-même envoyer par ses messagers. Les messagers de l’âme ce sont l’intention, l’amour et le désir; ceux-ci vont porter à Dieu toutes les bonnes actions et toutes les pratiques vertueuses. Au-dessus de tout cela l’âme doit se reposer en son Bien-aimé, au-delà de toute diversité.

Telle est la manière et le mode par lesquels nous devons rencontrer le Christ dans toute notre vie et dans toutes nos œuvres et dans toutes nos vertus, avec une intention sincère, afin de pouvoir Le rencontrer à l’heure de notre mort dans la lumière de gloire. Ce mode et cette manière, tels qu’ils vous ont été exposés, s’appellent la vie active. Celle-ci est nécessaire à tous les hommes, tout au moins ne doivent-ils pas vivre à l’encontre d’aucune vertu, encore qu’ils n’aient pas toutes les vertus à ce degré de perfection. Vivre à l’encontre de la vertu, c’est en effet vivre dans le péché, selon que le Christ a dit : «Qui n’est pas avec moi, est contre moi31» Celui qui n’est pas humble, est orgueilleux, celui qui est orgueilleux et non pas humble, n’appartient pas à Dieu. Et il en va de même pour tous les péchés et toutes les vertus : on doit toujours posséder la vertu et être en état de grâce, ou bien alors son contraire et vivre dans le péché. Que chacun s’examine lui-même et vive comme il est montré ici.

L’homme qui vit de la sorte au degré de perfection ici décrit, s’efforçant de rapporter toute sa vie et toutes ses œuvres à la gloire de Dieu et à sa louange, poursuivant Dieu par l’intention et l’amour au-dessus de toutes choses, est souvent saisi dans son désir de voir, de savoir, de connaître comment est cet Époux, le Christ qui s’est fait homme pour l’amour de lui et a supporté toute peine avec amour jusqu’à la mort; qui a chassé ses péchés et le diable; qui s’est donné en personne, avec sa grâce et les sacrements qu’Il a laissés; qui a promis son royaume et s’est promis Lui-même en récompense éternelle, accordant le soutien du corps, la consolation (228) et suavité intérieures et des dons sans nombre, de toutes les manières qu’exigent nos besoins. Quand cet homme s’arrête à ces considérations il éprouve un désir extrême de voir le Christ son Époux et de Le connaître tel qu’Il est en Lui-même; quand encore il Le connaîtrait dans ses œuvres, cela ne lui semble pas suffisant. Il doit faire alors comme fit Zachée le publicain qui désirait voir Jésus tel qu’Il était. Il doit prendre les devants sur toute la foule, à savoir la multiplicité des créatures, lesquelles nous rendent petits et courts, si bien que nous ne pouvons voir Dieu. Et il doit grimper sur l’arbre de la foi, qui pousse de haut en bis, car il a ses racines dans la divinité. Cet arbre a douze branches, ce sont les douze articles. Les plus basses parlent de l’humanité de Dieu et des points qui touchent notre béatitude, tant pour le corps que pour l’âme. La cime de cet arbre parle de la divinité, de la trinité des personnes et de l’unité de la nature divine. C’est sur cette unité, comme sur la cime de l’arbre, que l’homme doit se tenir, car c’est là que le Christ doit passer avec tous ses dons.

Voici Jésus qui vient, Il voit cet homme et lui parle dans la lumière de la foi : Il lui dit qu’Il est, selon sa divinité, immense et incompréhensible, inaccessible, insondable, et transcendant à toute lumière créée et toute compréhension mesurée. C’est là la plus haute connaissance de Dieu que l’homme peut avoir dans la vie active, à savoir qu’il connaisse à la lumière de la foi que Dieu est incompréhensible et inconnaissable.

Dans cette lumière, le Christ dit, s’adressant au désir de l’homme : «hâte-toi de descendre, car il me faut aujourd’hui demeurer dans ta maison32» Cette prompte descente ne consiste en rien d’autre qu’à se précipiter par le désir et l’amour dans l’abîme de la divinité, où ne peut atteindre nul entendement qui requiert une lumière créée. Mais là où l’intelligence reste à la porte, le désir et l’amour peuvent entrer33. Lorsque l’âme s’incline de la sorte, par «l’amour et l’intention, vers Dieu, au-dessus de tout ce qu’elle peut comprendre, elle trouve par là en Dieu son repos, elle demeure en Dieu et Dieu en elle. Lorsque l’âme s’élève par le désir au-dessus de la diversité des créatures et au-dessus des opérations des sens, et au-dessus de la lumière naturelle, alors elle rencontre le Christ à la lumière de Ia foi. Elle s’en trouve illuminée, et elle connaît que Dieu est inconnaissable et incompréhensible. Lorsque par le désir elle s’incline vers le Dieu incompréhensible, alors elle rencontre le Christ et elle est comblée de ses dons. Lorsqu’elle aime et repose au-dessus de tous les dons, au-dessus d’elle-même et au-dessus de toutes les créatures, alors elle habite en Dieu et Dieu en elle. C’est ainsi que nous devons rencontrer le Christ au sommet de la vie active.

Une fois que vous avez établi comme fondement la justice dans la charité, ainsi que l’humilité, et construit sur cette base une maison, à savoir les vertus dont il est traité ici, et puis que vous avez rencontré le Christ par la foi, par l’intention et par l’amour, alors vous demeurez en Dieu et Dieu demeure en vous, et vous êtes en possession d’une vie active : c’est la première dont nous voulions parler.

DEUXIÈME LIVRE. LA VIE DANS LE DÉSIR DE DIEU

La vierge sage, c’est-à-dire l’âme pure qui s’est détachée des choses de la terre et vit pour Dieu dans la vertu, a pris dans le vase de son cœur l’huile de la charité et des œuvres vertueuses, avec la lampe d’une conscience sans tache. Mais quand le Christ, l’Époux, se fait attendre avec ses dons et son nouvel influx de grâce, l’âme devient somnolente, endormie, indolente. Au milieu de la nuit, c’est-à-dire quand on y pense et compte le moins, un appel spirituel retentit dans l’âme : «Voyez, l’Époux vient, sortez à sa rencontre.»

De cette vision, de cet avènement intérieur du Christ et d’une sortie spirituelle de l’homme à la rencontre du Christ, nous allons maintenant parler, exposer et expliquer ces quatre points, en les rapportant à un exercice intérieur que le désir anime et auquel beaucoup peuvent atteindre par la pratique des vertus morales et le zèle intérieur.

Par les paroles qu’Il prononce ici, le Christ nous enseigne quatre choses. En premier lieu Il veut que notre entendement soit illuminé d’une clarté surnaturelle. C’est ce que nous allons considérer dans ce mot qu’Il prononce : «Voyez,» Ensuite Il montre ce qu’il nous faut voir, c’est-à-dire l’avènement intérieur de notre Époux, la Vérité éternelle. C’est ce que nous entendons par ces mots qu’Il prononce : (232) «L’Époux vient.» En troisième lieu Il nous commande de sortir comme il convient par des exercices intérieurs, et c’est pourquoi Il dit : «Sortez.» Par le quatrième point, Il nous montre la fin et le motif de toute cette œuvre, à savoir la rencontre du Christ, notre Époux, dans l’union de simple jouissance avec la divinité.

Le Christ dit donc d’abord : «Voyez.» Pour atteindre à cette vision surnaturelle par des exercices intérieurs, trois choses sont nécessairement requises. La première est la lumière de la grâce divine sous un mode plus élevé que ce qu’on en peut éprouver dans la vie active et extérieure dépourvue de zèle intime. La seconde est le dépouillement des images étrangères et de tout ce qui peut retenir le cœur, afin de se rendre libre, de se dégager de toute image, de toute préoccupation, de tout souci du côté de toutes les créatures. Le troisième point est une libre conversion de la volonté, toutes les puissances se recueillant celles du corps comme celles de l’âme pour s’affranchir de toute affection déréglée, et refluer au sein de l’unité de Dieu et de l’unité de l’esprit, afin que la créature raisonnable puisse atteindre le sommet de l’unité divine et la posséder surnaturellement. C’est pour cela que Dieu a créé le ciel et la terre et toutes choses, et c’est pour cela qu’Il s’est fait homme, nous laissant sa doctrine et sa vie, et se faisant Lui-même la voie de l’Unité Il est mort, lié par l’amour, Il est monté au ciel et nous a ouvert l’accès à cette même Unité, par laquelle nous pouvons posséder la béatitude éternelle (234)

Or faites bien attention : il est une triple unité qu’on trouve chez tous les hommes, dans l’ordre naturel, et chez les justes en outre dans l’ordre surnaturel.

La première et la plus haute unité est en Dieu. Or toutes les créatures sont suspendues à cette unité, par leur être, leur vie et leur conservation34; et si à cet égard elles viennent à se séparer de Dieu, elles tombent dans le néant et se réduisent à néant. Cette unité nous la possédons essentiellement par nature, que nous soyons bons ou mauvais, et sans notre coopération elle ne peut nous élever ni à la sainteté, ni à la béatitude, Cette unité nous la possédons en nous-mêmes, et pourtant au-dessus de nous-mêmes, car c’est le principe de notre existence et de notre vie, et c’en est le soutien. Il est en nous aussi, de par la nature, une autre union ou unité, c’est l’unité des puissances supérieures, d’où elles tirent leur origine naturelle en exerçant leur activité, et c’est l’unité même de l’esprit parfois appelé mens, C’est la même unité qui est suspendue à Dieu, mais ici nous la considérons dans son activité et là dans son essence35, encore que l’esprit soit tout entier dans chacune selon la totalité de sa substance. Cette unité nous la possédons en nous-mêmes au-dessus de l’activité des sens; c’est d’elle que dérivent la mémoire, l’entendement et la volonté, toutes nos facultés d’activité spirituelle. Dans cette unité l’âme est appelée esprit. La troisième unité qui est en nous de par la nature, ce sont les puissances d’ordre charnel que nous possédons dans l’unité du cœur, principe et origine de la vie de la chair. Cette unité, l’âme la possède dans le corps, dans la vitalité du cœur, et toutes les opérations du corps, spécialement celles des cinq sens, en émanent. Aussi l’âme s’appelle-t-elle âme, parce qu’elle est la forme du corps, qu’elle anime tout notre être de chair, lui donnant la vie et le maintenant en vie. Ces trois unités se trouvent naturellement dans l’homme, constituant une seule vie et un seul royaume. Dans la plus basse, nous sommes assujettis à la sensibilité, à l’animalité; dans l’unité intermédiaire, nous sommes doués de raison et capables de vie spirituelle; dans la troisième nous avons notre soutien essentiel. Et tout cela se trouve naturellement chez tous les hommes.

Or ces trois unités, comme un royaume et une demeure éternelle, on les orne surnaturellement et on les possède par la pratique des vertus morales dans la charité et les exercices de la vie active. Par les exercices intérieurs viennent s’ajouter un ornement supérieur et une prise en possession plus glorieuse de ce royaume, en comparaison de ce qui a lieu dans la vie active. Toutefois l’ornement le plus glorieux et le plus heureux est celui qu’il reçoit dans la vie de contemplation surnaturelle. (236)

La plus humble unité, qui est d’ordre charnel s’orne et se possède par des exercices extérieurs, commandés par des mœurs parfaites, à l’imitation du Christ et de ses saints; il s’agit de porter la croix avec le Christ, de soumettre la nature aux commandements de la sainte Église et aux enseignements des saints, selon qu’elle peut le supporter, et avec discrétion. La seconde unité, qui réside dans l’esprit et qui est toute spirituelle, s’orne et se possède surnaturellement par les trois vertus théologales : foi, espérance et charité, avec l’infusion des grâces et des dons de Dieu, et l’empressement à toutes les vertus selon l’exemple du Christ et de la sainte chrétienté. La troisième unité, et la plus haute est au-dessus de notre entendement et de tout ce que nous pouvons comprendre, et pourtant elle existe essentiellement en nous. Nous la possédons surnaturellement quand dans toutes nos œuvres de vertu nous avons en vue la louange de Dieu et sa gloire, et reposons en Lui au-dessus de, toute intention, au-dessus de nous-mêmes et de toutes choses. C’est là l’unité de laquelle nous sommes issus en tant que créatures, au sein de laquelle nous demeurons essentiellement, et à laquelle, par la charité, un mouvement d’amour nous ramène. Ce sont là les vertus qui ornent ces trois unités dans la vie active.

Nous continuerons maintenant à exposer comment ces trois unités sont susceptibles d’ornements plus relevés et d’une possession plus glorieuse, par des exercices intérieurs, en comparaison de la vie active.

Quand l’homme par la charité et l’élévation de ses vues rapporte toutes ses œuvres et toute sa vie à la gloire de Dieu et à sa louange, et qu’il cherche son repos en Dieu au-dessus de toutes choses, il lui faut humblement, patiemment, dans l’abandon de soi-même, et avec une ferme assurance, attendre de nouvelles richesses et de nouveaux dons, sans s’inquiéter jamais si Dieu les accordera ou ne les accordera pas. Ainsi on se prépare et dispose à recevoir une vie intérieure mue par le désir. Quand la coupe est prête, on y verse une liqueur généreuse. Il n’est de coupe plus noble que l’âme aimante ni de breuvage plus précieux que la grâce de Dieu. C’est ainsi que l’homme doit rapporter à Dieu toutes ses œuvres et toute sa vie, avec une intention simple et élevée, puis reposer au-dessus de toute intention, de lui-même et de toutes choses, dans l’unité sublime où Dieu et l’esprit aimant sont unis sans intermédiaire.

De cette unité où l’esprit est uni à Dieu sans intermédiaire découlent la grâce et tous les dons. C’est du fond de cette même unité, où l’esprit repose au-dessus de lui-même en Dieu, que le Christ, l’éternelle vérité, dit : «Voyez, l’Époux vient, sortez à sa rencontre.»

Le Christ, qui est la lumière de vérité, dit : «Voyez.» Car c’est par Lui que nous devenons voyants : Il est la lumière du Père et sans Lui il n’est aucune lumière, ni au ciel, ni sur la terre. Cette parole du Christ en nous n’est rien d’autre qu’une infusion de sa lumière et de sa grâce. Cette grâce tombe en nous dans l’unité de nos puissances supérieures et de notre esprit, de laquelle procèdent les puissances supérieures en exerçant leur activité dans la pratique de toutes les vertus moyennant la puissance de la grâce, pour faire retour à cette même unité à laquelle les rattache le lien de l’amour. En (238) cette unité résident la puissance, le principe et la fin de toute activité chez la créature, dans l’ordre naturel et surnaturel, dans la mesure où elle s’exerce selon le mode créé, moyennant la grâce, les dons divins et la puissance propre de la créature. Et pour cette raison Dieu impartit sa grâce dans l’unité des puissances supérieures, afin que l’homme pratique toujours la vertu moyennant la puissance, la richesse, l’impulsion de la grâce. Car Il donne sa grâce en vue de l’action, et Il se donne Lui-même au-dessus de toute grâce en vue de la jouissance et du repos. L’unité de notre esprit, c’est notre habitation dans la paix divine et dans les richesses de la charité; la multiplicité des vertus s’y rassemble pour vivre dans la simplicité de l’esprit. Or la grâce de Dieu, qui émane de Dieu, est une motion intérieure, une impulsion du Saint-Esprit qui meut notre esprit du dedans et l’incite à toutes les vertus. Cette grâce émane du dedans, non du dehors, car Dieu nous est plus intérieur que nous ne le sommes à nous-mêmes, et son activité ou la motion qu’Il exerce en nous, naturellement ou surnaturellement, nous est plus proche et plus intime que notre propre activité; c’est pourquoi l’action de Dieu s’exerce en nous du dedans vers le dehors, et celle des créatures du dehors vers le dedans. Et c’est pourquoi la grâce et tous les dons ou inspirations de Dieu, procèdent du dedans, dans l’unité de notre esprit, non du dehors, dans l’imagination, par images sensibles.

Or le Christ prononce spirituellement dans l’homme appliqué à l’entendre, cette parole : «Voyez. »

Trois choses, comme j’ai dit précédemment, rendent l’homme voyant dans les exercices intérieurs. La première c’est l’illumination de la grâce divine. La grâce de Dieu dans l’âme est semblable à la chandelle dans la lanterne ou dans un vase de verre, car elle réchauffe, elle éclaire et pénètre de sa lumière le vase, c’est-à-dire l’homme juste. Et elle se manifeste à l’homme qui la possède au-dedans de lui-même, pour peu qu’il s’observe intérieurement. Elle se manifeste aussi aux autres hommes à travers lui, dans ses vertus et ses bons exemples. L’irradiation de la grâce de Dieu touche et meut promptement du dedans l’homme intérieur, et cette prompte motion est la première chose qui nous rend voyants.

De cette prompte motion par Dieu procède la seconde condition, laquelle vient de l’homme, c’est le recueillement de toutes les puissances, du dedans et du dehors, dans l’unité de l’esprit, sous le lien de l’amour.

Le troisième facteur est la liberté qui permet à l’homme de rentrer en lui-même dégagé de toute image et de tout obstacle, aussi souvent qu’il le veut, pour concentrer ses pensées sur son Dieu. Il importe par conséquent que l’homme soit affranchi de toute considération de plaisir ou de peine, de gain ou de perte, d’élévation ou d’abaissement, de tout souci étranger, de toute joie et de toute crainte, que nulle créature ne le retienne.

Ces trois facteurs rendent l’homme voyant dans les exercices intérieurs. S’ils sont acquis pour vous, vous possédez la base et le principe des exercices intérieurs et de la vie intérieure.

Quand même les yeux seraient clairs et la vue subtile, si l’objet aimable et délectable fait défaut, la claire vue et l’application ne servent de rien ou n’avancent guère. C’est pour cela que le Christ montre aux yeux éclairés de l’intelligence ce qu’ils doivent voir, c’est-à-dire l’avènement intérieur du Christ son Époux.

L’avènement particulier du Christ se présente de trois manières chez les hommes qui s’exercent dévotement à la vie intérieure. Et chacun de ces trois avènements élève l’homme à une existence plus haute et à des exercices plus profonds. Le premier avènement du Christ dans les exercices intérieurs, opère du dedans une motion et impulsion sensible, il attire l’homme avec toutes ses puissances en haut, vers le ciel, et le presse de se tenir en union avec Dieu. Cette impulsion et attraction on la ressent dans le cœur et dans l’unité de toutes les puissances charnelles, en particulier dans la concupiscible. Car cet avènement émeut chez l’homme la partie inférieure et y agit; il faut en effet qu’elle soit purifiée, ornée, enflammée et entraînée vers le dedans. Cette impulsion intérieure de Dieu, prend en même temps qu’elle donne, elle rend à la fois riche et pauvre, bienheureux et malheureux, elle fait espérer et désespérer, elle réchauffe et glace. Les dons et actions qui s’exercent ici en sens contraire, sont ineffables en (242) toute langue. Cet avènement avec les exercices qui s’y rapportent, se divise en quatre modes, les uns plus élevés que les autres, comme nous montrerons par la suite. Et c’est par là qu’est ornée la partie inférieure de l’homme dans la vie intérieure. La seconde manière selon laquelle se présente l’avènement intérieur du Christ, est d’un ordre plus relevé. Il s’y montre plus hautement semblable à ce qu’Il est en Lui-même, Il y accorde des dons plus hauts et des lumières plus vives, Elle s’effectue dans le reflux au sein des puissances supérieures de l’âme, parmi l’abondance des dons divins qui affermissent, illuminent et enrichissent l’esprit de multiples manières. Pour autant que Dieu se répand, Il exige de l’âme qu’elle s’écoule et puis reflue avec toutes ses richesses vers le même fond d’où provient l’épanchement. Et dans cet épanchement Dieu accorde, Il montre des dons merveilleux. Mais Il exige en retour de l’âme qu’elle Lui rende tous ses dons, démultipliés, au-delà de tout ce que la créature peut faire. Cet exercice, ce degré d’existence est plus élevé, il atteint à une plus haute ressemblance avec Dieu que le premier, et c’est par là que les trois puissances supérieures de l’âme reçoivent leur ornement.

La troisième manière, selon laquelle se présente l’avènement intérieur de Notre-Seigneur, consiste en une motion ou une touche intérieure ressentie dans l’unité de l’esprit, au sein de laquelle les puissances supérieures de l’âme ont leur existence, d’où elles émanent, où elles font retour, y demeurant toujours unies par le lien de l’amour, et du fait de l’unité de l’esprit dans l’ordre naturel. Cet avènement porte au degré d’existence le plus haut et le plus profond qui soit dans la vie intérieure. C’est par là que, de maintes façons, l’unité de l’esprit reçoit son ornement.

Or le Christ exige dans chaque avènement une sortie particulière de nous-mêmes, notre vie se conformant à la manière de son avènement. C’est pourquoi il prononce spirituellement cette parole dans notre cœur, lors de chaque avènement : «Sortez par vos exercices et toute votre vie, selon la manière dont ma grâce et mes dons vous y incitent.» Car d’après la manière dont l’esprit de Dieu nous pousse, nous meut, nous attire, exerce en nous son influence, sa touche même, il nous faut sortir et marcher dans la pratique des exercices intérieurs, si nous voulons parvenir à la perfection. Mais si nous résistons à l’esprit de Dieu par les dissonances de notre vie, nous perdons l’impulsion intérieure et fatalement nous restons à court de vertu.

Ce sont là trois avènements du Christ dans les exercices intérieurs. Nous allons maintenant exposer et expliquer chaque avènement en particulier. Mais appliquez votre zèle à y bien faire attention, car celui qui n’a pas éprouvé ces choses-là ne pourra guère comprendre.

Le premier avènement du Christ dans les exercices que le désir inspire, est une motion intérieure et sensible du Saint-Esprit qui nous pousse et incite à toutes les vertus.

Cet avènement nous le comparerons à l’éclat et à la force du soleil qui en un instant, dès qu’il se lève, éclaire le inonde, le pénètre de sa lumière et de sa chaleur. C’est de la même façon que le Christ, soleil de l’éternité, dont la demeure est dans les hautes régions de l’esprit, jette ses rayons, sa clarté, sa lumière; Il illumine et enflamme les plus basses parties dans l’homme, à savoir son cœur de chair et ses puissances sensibles; et ceci se produit en moins d’un instant, car l’œuvre de Dieu est vite faite. Mais celui (244) qui doit en bénéficier, doit être intérieurement par les yeux de l’intelligence, un voyant. Le soleil qui brille sur les hautes terres, au midi de ce monde36, donnant contre les montagnes, produit un été plus précoce, fait mûrir des fruits meilleurs, donne des vins plus forts, et il répand la joie dans le pays. C’est le même soleil qui donne sa lumière dans le bas-pays, à l’extrémité de la terre. La contrée est plus froide, la force de la chaleur est moindre; cependant il y produit nombre de bons fruits, encore qu’on n’y trouve guère de vin. Les hommes qui se tiennent dans la plus basse partie d’eux-mêmes, tout près des sens extérieurs, dès l’instant qu’avec une intention droite ils pratiquent les vertus morales, s’adonnent aux exercices extérieurs, et se montrent dociles à la grâce divine, ils produiront nombre de bons fruits de plus d’une façon. Mais au vin des joies intérieures et des consolations spirituelles, ils ne goûtent guère. L’homme qui veut maintenant sentir l’éclat du soleil intérieur qu’est le Christ lui-même, doit être voyant et établir sa demeure sur les montagnes, dans le haut-pays, dans le recueillement de toutes ses puissances, et en s’élevant de tout son cœur vers Dieu, libre et dégagé de tout souci du côté des joies et des peines, à l’endroit de toutes les créatures. La brille le Christ, soleil de justice, dans la libre élévation du cœur : telles sont les montagnes dont je voulais parler.

Le Christ, Soleil de gloire et Clarté divine, dans son avènement intérieur, éclaire le cœur libre et toutes les puissances de l’âme, Il les pénètre de ses rayons et les enflamme par la vertu de son Esprit. Et c’est là le premier effet de l’avènement intérieur dans l’exercice que le désir commande. De la même manière que le feu, par sa nature et sa vertu, enflamme toute matière prête à s’enflammer, le Christ enflamme les cœurs préparés, libres et élevés, par l’ardeur intime de son avènement intérieur. Et Il dit dans cet avènement : «Sortez par des œuvres conformes au mode de cet avènement.»

De cette ardeur provient l’unité du cœur. Nous ne pouvons en effet parvenir à la véritable unité que si l’Esprit de Dieu allume ses feux dans notre cœur. Car le feu rend un, et semblable à lui-même; et il en va ainsi pour tout ce qu’il peut envelopper et transformer. L’unité consiste à se sentir recueilli intérieurement, avec toutes ses puissances, dans l’unité du cœur. L’unité donne la paix intérieure et le repos du cœur. L’unité du cœur est un lien qui attire ensemble et qui enlace le corps et l’âme, le cœur, les sens et toutes les puissances dans l’unité de l’amour.

De cette unité vient la ferveur intime. Car nul ne peut être fervent s’il n’est en lui-même recueilli et uni. La ferveur intime consiste à se tenir au-dedans de soi-même tourné vers son propre cœur, de manière à comprendre et sentir l’opération de Dieu dans l’âme et son allocution intérieure. La ferveur est un feu d’amour qui se'sent, que l’Esprit de Dieu allume et attise. La ferveur consume, elle pousse et excite l’homme du dedans; et il ne sait d’où cela vient ni ce qui lui arrive.

De la ferveur vient un amour sensible qui pénètre le cœur et la puissance concupiscible de l’âme. Cet amour de désir dont la saveur se fait sentir au cœur, nul ne peut le posséder s’il n’a l’âme fervente. Cette charité, cet amour sensible consiste dans le désir le goût et comme la faim qu’on éprouve à l’endroit de Dieu, vu qu’Il est le Dieu éternel en qui se résument tous les biens. L’amour sensible donne congé à toutes les créatures, par le refus d’en jouir, sinon toutefois de s’en servir. L’amour fervent ressent (246) intérieurement la touche de l’amour éternel qu’il doit cultiver toujours. Il abandonne et méprise facilement toutes choses afin de pouvoir atteindre à ce qu’il désire.

De cet amour sensible vient la dévotion envers Dieu et sa gloire, car nul ne peut en son cœur avoir une dévotion animée de désir que l’homme qui voue à Dieu sa charité et un amour sensible. La dévotion existe quand le jeu de l’amour et de la charité lance vers le ciel sa flamme de désir. La dévotion meut et excite l’homme extérieurement et intérieurement au service de Dieu. La dévotion épanouit le corps et l’âme dans l’honneur et le respect à l’égard de Dieu et de tous les hommes. La dévotion, Dieu la réclame de nous dans tout le culte que nous devons Lui rendre. Elle purifie le corps et l’âme de tout ce qui peut leur être une entrave ou un obstacle. Elle met sur le droit chemin de la béatitude.

De cet.te dévotion fervente procède l’Action de grâces. Car nul ne peut rendre à Dieu louanges et grâces aussi bien que l’homme dévot. Il est juste que nous rendions à Dieu grâces et louanges, car Il nous a appelés à l’existence, de créatures raisonnables, et selon ses dispositions, le ciel, la terre, les anges, sont ordonnés à notre service; à cause de nos péchés, Il s’est fait homme; Il nous a donné son enseignement, sa vie et ses exemples; Il nous a servis sous une humble forme, et pour nous Il souffrit une mort ignominieuse; son royaume éternel, ainsi que le don de Lui-même, c’est là ce qu’Il a promis pour nous récompenser et encore nous servir. Et Il nous a épargnés dans nos péchés, prêt encore à pardonner, comme Il a pardonné. Il a répandu sa grâce et son amour dans nos âmes. Il veut demeurer en nous et avec nous pour l’éternité. Tout au long de notre vie Il veut nous visiter dans ses augustes sacrements, comme Il nous a déjà visités, en vue de pourvoir à tous nos besoins. Il nous a laissé son corps pour nourriture et son sang pour breuvage, au gré de l’appétit, du désir de chacun. Il nous a mis sous les yeux et la nature et l’Écriture, ainsi que toutes les créatures, comme miroir et exemplaire, afin que nous considérions et apprenions la façon de faire tourner toutes nos œuvres en actes de vertu. C’est Lui qui nous confère la santé, la force, la puissance, parfois aussi la maladie, pour notre utilité; qui suscite en nous la paix et la tranquillité intérieures comme les nécessités extérieures. Nous Lui devons de porter le nom de Chrétiens et d’êtres nés Chrétiens. Voilà de quoi Il nous faut rendre grâces à Dieu ici-bas, afin de le faire là-haut éternellement.

Nous devons aussi louer Dieu par tout ce que nous pouvons faire. Louer Dieu, c’est, de la part de l’homme, rendre gloire à la Toute-puissance divine, l’honorer et révérer par toute sa vie. Louer Dieu, c’est une tâche sans fin, car c’est notre béatitude même, et c’est à juste titre que nous Le louerons dans l’éternité. La ferveur des louanges et Actions de grâce engendre une double souffrance dans le cœur, une double peine sensible. On éprouve une première douleur de ne pas suffire à rendre à Dieu grâces, louanges, gloire, tout le culte qui Lui est dû. On en éprouve une autre à ne pas progresser autant qu’on le désire dans la charité, les vertus, la fidélité, la perfection des mœurs, de manière à se rendre digne de rendre à Dieu louanges et grâces et de Le servir comme il convient, C’est là une autre peine, et toutes deux sont les racines et le fruit, le principe et la fin de toutes les vertus intérieures. La douleur intérieure, les tourments qu’on éprouve de ses défaillances dans la vertu et dans la louange de Dieu, constituent l’œuvre suprême de ce premier mode des exercices intérieurs, ils en sont l’achèvement.

LA COMPARAISON AVEC L’EAU QUI BOUT.

Or faites attention à une comparaison qui montre ce que (248) doivent être ces exercices. Quand le feu naturel par sa chaleur et sa vertu a porté l’eau ou tout autre liquide à l’ébullition il exerce son action suprême; l’eau bouillonne et retombe vers le fond, puis elle est chassée de nouveau en l’air pour le même effet, lequel tient à la vertu du feu : de sorte que le feu continue à chasser l’eau et que l’eau demeure en ébullition. Il en va de même de l’opération de ce feu intérieur qu’est le Saint-Esprit : Il pousse, Il excite, Il stimule le cœur et toutes les puissances de l’âme, les portant à l’ébullition, c’est-à-dire à rendre à Dieu grâces et louanges de la façon dont j’ai parlé auparavant. Ensuite on retombe sur le même fond où l’Esprit de Dieu est là qui brûle : de sorte que le feu d’amour demeure ardent et que le cœur de l’homme persévère dans ses louanges et Actions de grâces, en paroles et en œuvres, tout en se maintenant dans l’humilité; de sorte qu’on fait grand cas de ce qu’on devrait faire et ferait volontiers, et peu de cas de ce qu’on pratique, lorsque vient l’été et que le soleil s’élève, il tire l’humidité de la terre à travers les racines et le tronc même de l’arbre jusque dans les rameaux; et c’est de là que viennent feuilles, fleurs et fruits38. De la même façon, quand le Christ, Soleil éternel, se lève et monte dans notre cœur, y faisant naître l’été dans la parure des vertus, Il donne sa lumière et sa chaleur à nos désirs et Il détourne le cœur de toute la multiplicité des choses de la terre, faisant régner l’unité et la ferveur; Il fait croître le cœur, Il y fait pousser les feuilles de l’amour fervent et les fleurs de la dévotion et du désir, Il lui fait porter les fruits de l’Action de grâces et de la louange dans l’humilité et la douleur qui naissent d’un sentiment continuel d’insuffisance.

Ici prend fin le premier mode des exercices intérieurs, parmi les quatre principaux qui font l’ornement de la partie inférieure chez l’homme.

Or puisque nous comparons ces quatre modes de l’avènement du Christ à la lumière et à la puissance du soleil, nous pouvons trouver encore telle vertu et telle opération du soleil qui hâte fort les fruits et les multiplie.

Quand le soleil monte très haut et entre dans le signe des Gémeaux, c’est-à-dire du couple formé par deux êtres de même nature, à savoir au milieu de mai, à ce moment le soleil exerce une puissance redoublée sur les arbres, les plantes, et tout ce qui pousse sur la terre. Si les planètes qui régissent la nature se présentent alors selon l’ordre que requiert la saison, le soleil répand ses rayons sur la terre et attire l’humidité dans l’air. De là vient la rosée et la pluie, et les fruits croissent et deviennent très nombreux. D’une manière semblable quand ce clair Soleil qu’est le Christ s’élève dans notre cœur au-dessus de toutes choses et que les exigences de la nature charnelle qui sont contraires à l’esprit, sont bien dominées et réglées avec discrétion, tandis que les vertus sont alors acquises de la manière exposée dans le mode précédent, et que par l’ardeur de la charité tout le goût et tout le repos que l’on peut trouver dans la vertu sont rapportés à Dieu en offrande d’actions de grâces et de louanges, il s’ensuit parfois une douce pluie de nouvelles consolations intérieures, une rosée céleste de suavité divine. Cela fait croître et redoubler les vertus, quand tout se passe comme il convient.

Il s’agit là d’une nouvelle opération particulière du Christ lors de son nouvel avènement dans le cœur aimant, et l’homme s’en trouve élevé à un mode supérieur à celui où il se tenait auparavant. Parmi cette suavité se fait entendre une parole du Christ : «Sortez selon le mode de cet avènement.» De cette même suavité vient la délectation du cœur et de toutes les puissances charnelles, de sorte que l’homme se croit enserré du dedans par l’étreinte divine de l’amour. Cette délectation et cette consolation comptent davantage, pour l’âme comme pour le corps, elles leur sont plus savoureuses que tout ce que le monde entier pourrait donner de plaisir, même en supposant qu’on pût être seul à en jouir. Parmi cette délectation Dieu se laisse descendre dans le cœur par le moyen de ses dons, avec tant de consolations savoureuses et de joies, que le cœur déborde intérieurement. À cette occasion on constate combien sont misérables ceux qui se tiennent en dehors de l’amour. Ce bonheur fait que le cœur se répand sans qu’on puisse le retenir, vu l’abondance des joies intérieures.

De cette félicité vient l’ivresse spirituelle. L’ivresse spirituelle consiste à recevoir une surabondance de bonheur et de délectations sensibles qui excèdent ce que le cœur de l’homme ou son appétit peuvent désirer et contenir. Les effets de l’ivresse spirituelle sont chez l’homme multiples et étranges. Les uns, elle les fait chanter et louer Dieu de l’abondance du plaisir. À d’autres elle fait verser de grosses larmes à cause du bonheur que le cœur éprouve. Il en est chez lesquels elle provoque une telle impatience dans tous leurs membres, qu’ils ne peuvent s’empêcher de courir, de sauter, de danser. Il en est que cette ivresse excite si fort qu’ils ne peuvent s’empêcher de battre des mains comme pour applaudir. Il en est qui crient à pleine voix et manifestent la surabondance qu’ils ressentent intérieurement. Il en est qui ne peuvent que garder le silence, pour fondre de bonheur dans tous leurs sens. Il semble parfois que le monde entier ressent ce qu’on éprouve soi-même, d’autres fois que personne ne goûte la saveur de ce qui vous émeut. Souvent il vous paraîtra qu’on ne peut ni ne doit perdre ce bonheur; quelquefois on s’étonnera de ce que tous les hommes ne deviennent pas divins, Il arrive qu’on s’imagine que Dieu vont appartient tout entier à vous seul, et qu’Il n’est à personne autant qu’à vous.

D’autres fois on se demande avec étonnement ce que cette félicité peut être, ou bien d’où elle vient, voire même ce qui vous arrive, C’est là, du point de vue de la sensibilité charnelle, la vie la plus heureuse, à laquelle quelques-uns peuvent atteindre sur terre. Quelquefois le bonheur est si grand qu’on s’imagine que le cœur va se rompre parmi cette multiplicité de dons et d’opérations merveilleuses, L’homme doit donc honorer et louer d’un cœur humble le Seigneur qui peut faire tout ceIa, il doit Lui rendre grâces avec une dévotion fervente de ce qu’Il veut bien le faire; et toujours il doit considérer en son cœur, et dire par la bouche en toute sincérité : «Seigneur, je ne suis pas digne de cela, mais j’ai grand besoin de votre bonté infinie et de votre soutien.» Avec ces humbles dispositions, il pourra croître et progresser en de plus hautes vertus. Or cet avènement, selon le mode ici décrit, est accordé à des hommes ainsi disposés dès leurs débuts, quand ils se détournent du monde, c’est-à-dire quand ils opèrent une conversion totale et renoncent à toutes les consolations du monde afin d’être tout à Dieu et de ne vivre que pour Lui bien qu’ils soient encore fragiles et qu’ils aient besoin de lait et de douceurs, non de fortes nourritures39, de grandes tentations et du sentiment d’être (252) délaissés de Dieu. À cette époque la gelée blanche et le brouillard gênent souvent ceux qui en sont à cet état, car ils sont au beau milieu du mois de mai dans le cours de leur vie intérieure. La gelée blanche, c’est la volonté ou l’illusion d’être quelque chose, c’est le cas que l’on fait de soi-même ou la conviction qu’on a mérité les consolations et qu’on en est digne. C’est là une gelée blanche qui est capable de détruire les fleurs et les fruits de toutes les vertus. Le brouillard c’est le désir de se reposer sur les consolations et suavités intérieures : l’atmosphère de la raison s’en trouve assombrie, et les puissances sur le point de se déployer, de fleurir et de porter des fruits semblent se rétracter. Aussi en vient-on à perdre la connaissance de la vérité. On pourra toutefois garder à l’occasion de trompeuses douceurs : c’est l’ennemi qui les donne, quand il finit par vous égarer.

DE LA COMPARAISON AVEC L’ABEILLE. Je vais vous proposer une modeste comparaison afin que vous ne vous égariez pas, mais que vous sachiez vous gouverner dans cet état. Or il vous faut observer l’abeille et imiter sa sagesse. Elle vit en union avec l’assemblée de ses pareilles, et elle sort, non pas sous la tempête, mais quand le temps est calme et serein et que le soleil donne, se posant sur toutes les fleurs dans lesquelles se trouve quelque suave nectar. Elle ne prend son repos sur aucune fleur ni sur rien qui la délecte par sa beauté ou suavité; mais elle butine le miel et la cire, c’est-à-dire la douceur et la matière dont s’alimente la claire flamme; ensuite elle revient à l’unité de l’essaim rassemblé, afin de devenir féconde et de tirer parti de son butin. Le cœur épanoui où resplendit le Christ, soleil de l’éternité, croît sous ses rayons, fleurit et se répand, avec toutes les puissances intérieures, en joie et en douceurs. Or l’homme doit imiter les façons de l’abeille, il doit voler par l’observation, la raison, la discrétion, sur tous les dons et sur toutes les douceurs qu’il lui a jamais été donné de goûter, et sur tous les biens que Dieu a jamais faits, et avec le dard de la charité et du discernement intérieur, il doit faire l’épreuve de toute la diversité des consolations et des biens, sans se reposer sur aucune fleur, à savoir en aucun don; mais, tout chargé d’actions de grâces et de louanges, il doit reprendre son essor vers l’unité au sein de laquelle il veut prendre avec Dieu son repos et sa demeure pour l’éternité.

C’est là le second mode des exercices intérieurs qui ornent la partie inférieure chez l’homme de multiples façons.

Quand au ciel le soleil arrive au point le plus haut où il puisse s’élever, à savoir quand il entre dans le signe du Cancer, il ne peut en effet monter plus haut et ensuite il commence à redescendre, alors la chaleur est la plus forte de toute l’année, le soleil attire l’humidité, la terre se dessèche et les fruits atteignent leur plus complète maturité. De la même manière quand le Christ, Soleil divin, s’élève au point le plus haut de notre cœur, c’est à-dire au-dessus de tous les dons, consolations et douceurs que nous pouvons recevoir de Lui, de sorte que nous ne nous reposons sur aucun goût que Dieu peut répandre en notre âme, si fort soit-il, parce que nous sommes maîtres de nous-mêmes, mais que toujours nous faisons retour, comme il a été dit (254) auparavant, par d’humbles louanges et de ferventes Actions de grâces, vers le même fond, d’où découlent tous les dons selon le besoin des créatures et leur dignité : alors le Christ a atteint le point le plus élevé de notre cœur et veut attirer à Lui toutes choses, c’est-à-dire toutes les puissances. Quand il n’est de goûts ni de consolations capables de triompher du cœur aimant ou de l’entraver, mais que celui-ci veut dépasser tous les dons et consolations afin de trouver Celui qu’il aime, alors commence le troisième mode des exercices intérieurs par lesquels l’homme s’élève et s’orne selon son affectivité, en la partie la pIus basse de lui-même.

La première opération du Christ, le début même de ce mode, c’est l’attraction que Dieu exerce sur le cœur, sur les désirs, sur toutes les puissances de l’âme; Il les attire en haut vers le ciel, Il leur commande de s’unir à Lui, et au fond du cœur Il dit spirituellement : «Sortez hors de vous-mêmes, pour venir à moi, de la même manière dont je vous attire et vous appelle». Cette attraction, cet appel, je ne puis guère l’exposer à des hommes grossiers et insensibles. Toutefois il s’agit là d’une sollicitation et intimation intérieures qui pressent le cœur de se porter à sa plus haute unité. Cette pression intérieure est pour le cœur aimant plus suave que tout ce qu’il a pu goûter auparavant, car c’est à partir de ce point que commencent un mode nouveau et des exercices plus élevés.

Ici le cœur s’épanouit d’aise et de désir, toutes les veines se dilatent et toutes les puissances de l’âme se tiennent prêtes dans leur désir de satisfaire aux exigences de Dieu, de l’union avec Lui. Cette intimation est une irradiation du Christ, Soleil éternel, et elle produit dans le cœur une joie si délectable, elle l’épanouit si largement, qu’il est difficile de le fermer ensuite.

L’homme en garde intérieurement une blessure au cœur et ressent la navrure d’amour. Être blessé d’amour, c’est la sensation la plus suave et le tourment le plus cuisant qu’on puisse supporter. Être blessé d’amour est un signe certain de guérison future. Cette blessure spirituelle vous remplit d’aise et vous fait mal en même temps. Le Christ, Soleil véritable, se mire et reflète dans le cœur blessé qui demeure ouvert, et de nouveau Il appelle à l’union. Cela renouvelle la blessure et toutes les meurtrissures.

Cet appel intérieur, cette intimation, l’empressement de la créature à se lever et à s’offrir avec tous les moyens en son pouvoir, encore qu’elle ne puisse atteindre et obtenir l’unité, tout cela produit une langueur spirituelle, de sorte que le fond le plus intime du cœur, à la source même de la vie, est blessé d’amour, et qu’on est incapable d’obtenir ce qu’on désire par-dessus tout, alors qu’il vous faut demeurer toujours où il ne vous convient pas : de cette double cause provient la langueur. Ici le Christ s’est élevé au point culminant de l’esprit et darde ses rayons divins dans l’avidité du désir, au vif du cœur affamé; et ils brûlent, ces rayons, ils dessèchent et absorbent toute l’humidité, c’est-à-dire les puissances et énergies naturelles. L’avidité du cœur ouvert et l’irradiation des rayons divins produisent un tourment incessant.

Lorsqu’on ne peut atteindre Dieu, ni prendre sur soi de se passer de Lui, de ces deux choses résulte chez quelques-uns un transport d’impatience, au-dehors et au-dedans. Tant que l’homme éprouve ce transport il ne place son bien dans aucune créature, en aucune il ne trouve son repos ni quelque agrément, au ciel ou sur la terre. Il arrive en ce transport qu’on perçoive des paroles sublimes et profitables suggérées, prononcées intérieurement, quelque enseignement particulier, quelque doctrine de (256) sagesse. Dans ce transport intérieur on est prêt à endurer tout ce qu’on peut souffrir, afin de pouvoir obtenir ce qu’on aime. Le transport d’amour, c’est une impatience intérieure qui entend difficilement raison, tant qu’on n’obtient pas ce qu’on aime. Le transport intérieur dévore le cœur de l’homme et lui boit son sang. Ici l’ardeur du sentiment intérieur est la plus forte qu’il soit donné de connaître dans une vie d’homme; la nature charnelle de l’homme en éprouve une meurtrissure secrète, elle s’en trouve épuisée, sans labeur extérieur. Cependant le fruit de la vertu arrive à maturité, avec une précocité plus grande que dans aucun des modes auparavant décrits.

À cette saison de l’année, le soleil visible entre dans le signe du Lion, lequel a un naturel violent, du fait qu’il est le maître parmi tous les animaux. De la même façon quand l’homme entre dans cet état, le Christ, le clair Soleil, se trouve dans le signe du Lion. C’est que les rayons de sa chaleur sont alors si ardents que l’homme dans son transport sent bouillir le sang de son cœur. Et ce mode impétueux, une fois qu’il domine, l’emporte sur tous les autres, et les exclut même, car il tend à l’effacement de tout mode, c’est-à-dire de toute manière. Dans cet emportement, on se prend parfois à désirer, à souhaiter impatiemment d’être délivré de la prison du corps, pour s’unir à Celui qu’on aime. On lève alors les yeux de l’âme pour contempler le palais des cieux, plein de gloire et de joie, avec au dedans le Bien-aimé qui porte la couronne, et se répand en ses saints dans l’abondance de ses largesses, tandis que soi-même on est réduit à s’en passer. D’aucuns ne peuvent alors empêcher de vraies larmes de couler, il naît en eux un grand désir. Ensuite on abaisse le regard pour considérer la terre d’exil où l’on est emprisonné et d’où il n’est pas possible de fuir : alors s’échappent des larmes d’accablement et de détresse. Ces larmes naturelles apaisent l’âme et la rafraîchissent; elles sont profitables à la nature charnelle, lui conservant force et énergie, et l’aidant à supporter jusqu’au bout ses transports. Il est profitable, dans cet état d’impétuosité, de s’adonner à des considérations multiples, de pratiquer des exercices comportant certains modes, de manière à garder ses forces et à vivre longtemps dans la vertu.

De ces transports et de cette impatience, certains sont parfois tirés, élevés en esprit au-dessus des sens; et ils perçoivent par des paroles qui leur sont adressées, par des images ou figures sensibles qui leur sont montrées, quelque vérité qu’il leur est nécessaire de connaître, à eux-mêmes ou à d’autres hommes, ou bien l’annonce de choses à venir. C’est là ce qui s’appelle révélations ou visions. Lorsqu’il s’agit d’images sensibles, elles sont reçues dans, l’imagination; elles peuvent être l’œuvre d’un ange, lequel agit chez l’homme moyennant la puissance de Dieu42. Lorsqu’il s’agit d’une vérité d’ordre intelligible ou de quelque figure spirituelle dans lesquelles Dieu se montre insondable, elles sont reçues par l’entendement; elles se laissent d’ailleurs formuler en paroles, dans la mesure où les mots peuvent les exprimer43.

Parfois l’homme peut être élevé au-dessus de lui-même et au-dessus de l’esprit, sans être cependant absolument tiré hors de lui-même, et plongé dans un bien incompréhensible qu’il ne saurait exprimer ou décrire d’une manière adéquate à ce qu’il a vu ou entendu; car voir et entendre n’est qu’une seule (258) et même chose dans cette opération toute simple, cette simple vision. Et nul autre que Dieu seul ne peut provoquer chez l’homme cette opération, sans intermédiaire, sans la coopération de quelque créature. C’est là ce qui s’appelle le ravissement, par où il faut entendre que l’homme est enlevé à lui-même, emporté au-dessus de lui-même44.

Parfois Dieu donne à certains de brèves lueurs dans l’esprit, quelque chose comme les éclairs dans le ciel. C’est ainsi qu’apparaît une courte lueur d’une singulière clarté, laquelle jaillit du sein de la toute simple nudité45. En un instant l’esprit est alors élevé au-dessus de lui-même, et aussitôt la lumière s’évanouit et l’homme revient à soi. Dieu exerce Lui-même cette action, et c’est là chose très noble, car ceux qui la subissent en deviennent souvent des hommes éclairés.

Ces hommes qui vivent dans le transport d’amour se comportent parfois d’une autre manière; il arrive en effet que brille en eux une certaine lumière que Dieu produit par intermédiaire. Dans cette lumière le cœur, ainsi que la puissance concupiscible s’élèvent vers la lumière. Or dans la rencontre de la lumière le désir et l’assouvissement sont tels que le cœur ne les peut supporter et qu’il éclate de joie et s’exprime par la voix : c’est là ce qui s’appelle jubiler et cette jubilation est une joie qu’on ne saurait rendre par des mots. On ne saurait d’ailleurs contenir pareille émotion; si l’on veut se porter vers la lumière, le cœur haut et large ouvert, alors la voix échappe à toute contrainte aussi longtemps que durent cet exercice et ce mode. Tels hommes intérieurs reçoivent parfois en songe par l’intermédiaire de leur ange ou bien d’autres anges, maints enseignements au sujet de choses qu’il leur est nécessaire de connaître.

Il se trouve aussi tels hommes qui ont fréquemment des inspirations, à qui sont suggérées intérieurement certaines paroles ou pensées, tout en demeurant assujettis aux sens extérieurs; ils font des rêves merveilleux, mais ils ne savent rien du transport d’amour; car ils se répandent en soins multiples et ignorent la blessure d’amour : ces songes peuvent être l’effet de la nature, ou bien être produits par le démon, ou aussi par de bons anges. Aussi peut-on y prendre garde, pour autant qu’ils s’accordent avec la Sainte Écriture et la vérité, et non pas davantage; si l’on veut en faire plus grand cas, on se laisse facilement tromper46.

OBSTACLES. Je voudrais maintenant vous montrer les obstacles auxquels se heurtent les hommes qui marchent dans un tel transport et les dommages qu’ils encourent. À cette époque de l’année, comme nous l’avons dit, le soleil entre dans le signe du Lion, et c’est la saison la plus malsaine de toutes, encore qu’elle soit profitable; alors en effet commence la canicule laquelle apporte bien des maux. Il arrive dans cette période que la chaleur soit si anormale et si forte que dans certains pays les plantes et les arbres sèchent sur pied et que dans certaines eaux il se trouve des poissons qui languissent et meurent, comme aussi sur la terre il se trouve des hommes qui dépérissent et meurent. Et la cause de ces maux n’est pas seulement le soleil, car il en serait de même dans tous les pays en général, dans toutes les eaux et pour tous les hommes : mais quelquefois la cause doit être cherchée dans quelque désordre ou quelque perturbation survenue dans la matière soumise à l’action du soleil. D’une manière semblable quand l’homme entre dans cet état d’impatience, il tombe dans une véritable canicule. Et l’éclat des rayons divins est si ardent et si brûlant, tombant de là-haut, le cœur aimant, déjà blessé, s’enflamme si bien du dedans quand s’allument à ce point l’ardeur de ses affections et l’impatience du désir, que l’on cesse de se contenir, pour verser dans l’agitation, tout comme une femme en travail d’enfant qui ne peut voir le terme de ses souffrances. Si l’on veut alors regarder sans cesse dans son propre cœur blessé et vers Celui qu’on aime, la douleur ne fait que s’accroître. Le mal va augmentant jusqu’à ce qu’on se dessèche en sa nature de chair, à l’instar de l’arbre dans les pays chauds; on meurt ainsi dans le transport d’amour et on va au ciel sans purgatoire. Sans doute il a une belle mort celui qui meurt d’amour, mais tant que l’arbre peut porter de bons fruits, mieux vaut ne pas le laisser périr. Quelquefois Dieu se répand avec grande suavité dans le cœur ainsi transporté. Le cœur nage alors dans la félicité comme le poisson dans l’eau, et le fond le plus intime du cœur brûle d’ardeur et de charité du fait qu’il nage avec délices dans les dons de Dieu et qu’il éprouve une bienheureuse impatience dans la ferveur de son amour. Demeurer longtemps dans cet état ravage la nature de chair. Tous ceux qui sont sujets à ces transports doivent se consumer dans cet état; mais ils ne meurent pas tous s’ils savent bien s’y gouverner.

Je voudrais encore vous mettre en garde contre une chose qui peut causer de grands dommages. Parfois en ce temps chaud tombe une sorte de rosée de miel : elle est d’une fausse douceur et tache le fruit, ou même le gâte complètement; elle tombe volontiers au milieu du jour, par un clair soleil, en grosses gouttes qu’il est difficile de distinguer de la pluie. De la même façon, il se trouve des hommes qui peuvent être privés de leurs sens extérieurs au moyen d’une certaine lumière que le démon produit; et cette lumière vous environne et vous enveloppe et il peut se faire que différentes images vous y soient montrées, mensonges et vérité, ou bien qu’on y perçoive des paroles, prononcées de maintes façons. Ces choses-là sont perçues et accueillies avec satisfaction. C’est en ce point que tombent parfois des gouttes de miel d’une douceur trompeuse, parmi lesquelles on se complaît. Celui qui veut en faire grand cas, elles lui viennent en abondance : c’est ainsi que l’homme contracte facilement des souillures. Car si l’on veut tenir pour vraies des choses étrangères à la vérité parce qu’elles vous ont été montrées ou annoncées, on tombe dans l’erreur et on est frustré du fruit de la vertu. Mais ceux qui ont gravi les chemins précédemment décrits fussent-ils tentés par un tel esprit et une telle lumière, ils n’en subiraient aucun dommage.

DE LA COMPARAISON DES FOURMIS.

Je vais donner une brève comparaison pour ceux qui vivent dans de tels transports, pour qu’ils se comportent noblement et convenablement dans cet état et parviennent à de plus hautes vertus. Il existe un petit insecte qu’on appelle la fourmi. Elle est forte et sage et a la vie dure. Elle se tient volontiers dans la compagnie de ses semblables, en terrain chaud et sec. Elle travaille l’été et amasse de la nourriture et du grain pour l’hiver, fendant chacun des grains en deux de peur qu’ils ne se gâtent et ne se perdent, et en vue de s’en servir quand on ne trouve plus rien à ramasser (262). Elle évite les chemins inconnus, mais toutes suivent le même chemin. Et quand elle atteint le temps voulu, elle est capable de voler. Les hommes en cet état doivent faire de même : ils doivent être forts dans l’attente de l’avènement du Christ : sages à l’endroit des visions et inspirations provoquées par le démon. Ils ne doivent pas choisir de mourir, mais de rechercher toujours la louange de Dieu et d’acquérir pour eux-mêmes de nouvelles vertus. Ils doivent demeurer dans le recueillement de leur cœur et de toutes leurs puissances, et suivre l’appel et l’attraction de l’unité divine. Ils doivent habiter un pays chaud et sec, c’est-à-dire parmi la violence des transports d’amour et de grandes impatiences; ils doivent travailler durant l’été de ce temps et amasser des fruits de vertu pour l’éternité, sans manquer de les fendre en deux : la première part, c’est qu’ils doivent désirer toujours la haute unité de jouissance, l’autre, c’est qu’ils doivent se dominer eux-mêmes par la raison, autant qu’il leur est possible, et attendre le terme que Dieu a fixé : ainsi le fruit de la vertu se garde pour l’éternité. Ils ne doivent non plus s’engager sur des voies étrangères ou suivre des modes particuliers, mais marcher sur le chemin de l’amour, à travers toutes les tempêtes, vers le but où l’amour les conduit. Et quand on sait attendre le terme, en persévérant dans toutes les vertus, on devient capable de contempler et de voler dans les secrets de Dieu.

Nous allons maintenant continuer en parlant d’un quatrième mode d’avènement du Christ qui élève l’homme et le conduit à la perfection par des exercices intérieurs, dans ce qui concerne sa partie inférieure. Or ayant comparé l’avènement intérieur sous ses différents modes à l’éclat du soleil et à sa puissance, selon la progression de l’année, nous continuerons à parler d’autres modes et d’autres opérations du soleil, en suivant le cours des saisons.

Le soleil dans le signe de la Vierge. Quand le soleil commence fort à descendre, du faîte de sa course au point le plus bas, il entre dans un signe qui est dit de la Vierge parce que cette saison, à l’instar d’une pucelle, ne porte pas de fruits. C’est à cette époque que la glorieuse Vierge Marie, Mère du Christ, est montée au ciel, pleine de joies et riche de toutes les vertus. C’est à cette époque que les chaleurs commencent à diminuer et que viennent à maturité des fruits qui se conservent et qu’on peut employer et consommer longtemps après, tels que les grains et le raisin et d’autres fruits durables, lesquels ont attendu la saison où l’on a coutume de les recueillir en vue d’une longue année. Ensuite sur ces mêmes grains on a coutume de prélever la semence, pour qu’ils se multiplient au bénéfice de l’homme, A cette époque se consomme et s’achève tout l’ouvrage que le soleil accomplit durant l’année entière. De la même façon quand le Soleil de gloire, le Christ, après être monté au point le plus élevé du cœur humain comme je l’ai enseigné dans le troisième mode, commence ensuite à descendre, à retirer l’éclat de ses rayons divins et à quitter l’homme la chaleur et l’impatience de l’amour commencent à diminuer.

Le Christ se cache. Que le Christ se cache ainsi et retire l’éclat intérieur de sa lumière et de sa chaleur, c’est la première opération et un nouvel avènement selon ce mode. Alors le Christ dit en esprit au-dedans de l’homme : «Sortez selon le mode que maintenant je vous montre.»

Alors l’homme sort et se trouve pauvre, misérable, délaissé. Ici toute tempête, tout transport et toute impatience d’amour s’apaisent; l’été brûlant se transforme en automne et toute opulence en grande pauvreté. Aussi l’homme commence-t-il à se (264) lamenter, s’apitoyant sur lui-même : où sont parties la chaleur de l’amour, la ferveur, les louanges et Action de grâce dont l’âme se délectait; les consolations intérieures, la joie intérieure, la suavité sensible, comment voit-il lui échapper tout cela; les violents transports d’amour, et tous les dons qu’il a jamais ressentis, comment a-t-il pu les voir s’évanouir?

Aussi est-il maintenant comme un homme qui aurait tout désappris et perdu sa nourriture et le fruit de son travail. Il arrive souvent que la nature s’alarme de telles pertes. Parfois ces pauvres gens se voient ravir leurs biens terrestres, leurs amis et leurs proches; toutes les créatures les délaissent; ce qu’ils ont acquis de sainteté est méconnu et méprisé; toute leur vie et toutes leurs œuvres sont tournées en imperfections. Ils sont un objet de dédain et de rebut pour tout leur entourage. Il arrive qu’ils tombent dans la maladie et différents maux. Certains sont en proie à des tentations d’ordre charnel ou spirituel, ce qui dépasse tout.

De cette détresse résulte la crainte de la chute et du même coup un demi-doute. C’est là le point extrême où l’on puisse s’arrêter sans verser dans le désespoir. Dans cet état on recherche volontiers des hommes de bien, on se plaint auprès d’eux, on leur montre sa misère, on demande le secours et les prières de la sainte Église et des saints, comme de tous les justes.

Dans cet état il faut constater avec un cœur humble, qu’on n’a par soi-même rien qu’indigence; et il faut redire, en toute patience et résignation, les paroles du saint homme Job : «Dieu a donné, Dieu a repris; il a été fait selon qu’il a plu au Seigneur, que le nom du Seigneur soit béni47». Il faut se renoncer soi-même en toutes choses, disant et pensant du fond du cœur : «Seigneur, je veux aussi volontiers être pauvre de tout ce qui m’a été ravi, que riche; Seigneur, qu’il en soit selon votre volonté et votre gloire. Seigneur, ce n’est pas ma volonté selon la naturel, mais votre volonté et ma volonté selon l’esprit qui doivent s’accomplir, Seigneur, car je vous appartiens en propre et je veux aller aussi volontiers en enfer qu’au ciel, si c’est pour votre louange. Seigneur, faites de moi ce qui, par toutes les vertus, peut servir à votre gloire.» Et de toute déréliction l’homme doit se faire une joie intérieure, se remettre entre les mains de Dieu et se réjouir de pouvoir souffrir pour la gloire de Dieu. S’il se comporte bien dans cet état, il ne goûtera jamais joie plus profonde; car rien n’est plus délectable pour qui aime Dieu que de sentir qu’il appartient en propre à son Bien-aimé. S’il a gravi comme il convient le chemin de la vertu jusqu’à acquérir ces dispositions, même s’il n’a pas connu tous les modes précédemment décrits, il peut s’en trouver dispensé, dès l’instant qu’il sent en lui-même la base de toute vertu, à savoir l’humble obéissance quand il faut agir et une patiente résignation quand vient l’heure de souffrir. Avec ces deux choses-là ce mode s’exerce dans une absolue sécurité.

À cette époque de l’année le soleil entre au firmament dans le signe de la Balance, car le jour et la nuit sont alors d’égale durée et le soleil fait part égale à la lumière et aux ténèbres. De la même façon, le Christ est, pour l’homme résigné, dans la Balance. Qu’il envoie douceurs ou amertume, ténèbres ou lumière, quoi qu’il impose dans le plateau, l’homme rétablit l’équilibre. Toutes les choses lui sont indifférentes, hormis le péché qui doit être totalement exclu.

Quand ces hommes résignés sont ainsi privés de toute consolation et qu’ils s’estiment dépourvus de toute vertu et délaissés de Dieu comme de toutes les créatures, s’ils savent bien tout recueillir, la saison (266) est venue où toutes sortes de fruits, grains et raisins, achèvent de mûrir à point, il n’y a pas à s’y tromper. Tout ce que le corps peut endurer, de quelque façon que ce soit, on doit volontiers l’offrir à Dieu, librement, sans contradiction de la volonté supérieure. Toutes les vertus extérieures ou intérieures qu’on a pu jamais pratiquer avec entrain dans l’ardeur de l’amour, on doit maintenant, selon ce qu’on en sait et pour autant qu’on peut, les pratiquer à grand labeur et de bon cœur, et les offrir à Dieu : ainsi jamais elles n’eurent tant de prix au regard de Dieu; jamais elles n’eurent non plus tant de noblesse ni tant de beauté. De toutes les consolations que Dieu a jamais accordées, on doit volontiers se passer et rester détaché de tout, s’il y va de la gloire de Dieu. C’est cela la récolte des grains et de toutes sortes de fruits arrivés à maturité, sur lesquels il nous faudra vivre dans l’éternité et qui feront devant Dieu notre richesse, C’est ainsi que les vertus arrivent à la perfection et la désolation produit un vin éternel. De ces hommes, de leur vie, de leur patience, tous ceux qui les connaissent et les approchent s’inspirent pour s’amender et s’instruire, C’est ainsi que le grain de leurs vertus se sème et se multiplie pour le profit de tous les hommes de bien.

Tel est le quatrième mode qui orne l’homme selon ses puissances charnelles et selon la partie inférieure de lui-même, et le conduit à la perfection par des exercices intérieurs. Non pas toutefois qu’il ne puisse croître encore, sans aucun relâche, et atteindre la perfection : mais du fait que ces hommes-là sont assujettis à de rudes épreuves, tribulations, tentations et combats, de la part de Dieu, de toutes les créatures, comme aussi d’eux-mêmes, pour cette raison la vertu de résignation est pour eux une perfection d’une grandeur singulière, quoique l’abandon et le renoncement à toute volonté propre pour se soumettre à la volonté divine, soient absolument nécessaires à tous ceux qui veulent être comptés parmi les élus.

Comme à cette époque de l’année se produit l’équinoxe, le soleil baisse encore et la température se refroidit. Aussi se trouve-t-il des hommes sans précaution qui se chargent d’humeurs mauvaises, lesquelles s’accumulent dans l’estomac et provoquent des indispositions et toutes sortes de maladies; elles font perdre l’appétit et le goût de toute bonne nourriture; il arrive qu’elles conduisent d’aucuns à la mort. Du fait de ces humeurs mauvaises, certains dépérissent, se chargent d’eau et de ce fait s’épuisent lentement; quelques-uns même en meurent. Ces humeurs profuses engendrent de graves affections et des fièvres; beaucoup s’en trouvent épuisés et parfois meurent. De la même façon tous les hommes qui sont de bonne volonté ou bien qui ont jamais goûté aux choses de Dieu, lorsqu’ils viennent ensuite à déchoir et à s’éloigner de Dieu et de la vérité, ils dépérissent au point de vue des progrès véritables, parfois ils meurent à la vertu ou de la mort éternelle, par suite de l’une de ces maladies, voire de toutes à la fois. Or spécialement dans cette déréliction l’homme a besoin de grandes forces, il lui faut s’exercer selon le mode précédemment décrit : de la sorte il ne tombe pas dans l’erreur.

Or l’homme qui manque de sagesse et se gouverne mal, tombe facilement dans cette maladie; la température en effet s’est en lui refroidie. Pour cette raison la nature devient paresseuse à l’endroit de la vertu et des œuvres bonnes; elle désire les aises et les satisfactions du corps, quelquefois sans discernement et au-delà de toute nécessité. D’aucuns accueilleraient volontiers les consolations divines, si elles leur pouvaient venir sans qu’il leur en coûtât, sans effort de leur part; d’autres cherchent un soulagement auprès des créatures, d’où s’ensuit fréquemment grand dommage. Il en est qui se croient (268) malades, affaiblis, épuisés et ils tiennent pour nécessaire tout ce qu’ils peuvent se procurer ou tout ce qu’ils peuvent accorder à leur corps en fait de repos et de commodités. Quand l’homme se penche ainsi pour rechercher sans discernement les choses du corps, les aises du corps, ce sont là toutes sortes d’humeurs mauvaises qui s’accumulent dans l’estomac, c’est-à-dire le cœur humain et ôtent le goût et l’appétit de toute bonne nourriture, c’est-à-dire de toute vertu.

Quand l’homme tombe ainsi dans certaines indispositions et dans le refroidissement, il se gonfle parfois d’eau. Il s’agit ici de l’inclination à posséder des biens terrestres. Plus ces hommes reçoivent, plus ils convoitent, du fait qu’ils se gonflent d’eau. Leur corps, c’est-à-dire leur appétit et leur faim, devient énorme, et la soit ne diminue pas. Cependant la face de la conscience et du discernement s’amenuise et amincit; ils opposent en effet quelque obstacle et intermédiaire aux influences de la grâce divine. S’il arrive que chez eux l’eau des cupidités terrestres s’accumule près du cœur, c’est-à-dire s’ils y prennent leur repos par un attachement de jouissance, ils sont incapables de marcher en pratiquant des œuvres de charité, du fait de leur faiblesse. Le souffle intérieur, la respiration, sont court, c’est-à-dire que la grâce de Dieu et la charité intérieure leur manquent. Aussi ne peuvent-ils se débarrasser de l’eau des richesses terrestres; le cœur en est comme enserré et il arrive souvent qu’ils dépérissent jusqu’à la mort éternelle. Toutefois ceux chez lesquels l’eau des choses terrestres s’accumule loin au-dessous du cœur, de telle sorte qu’ils disposent en maîtres de leurs biens et qu’ils sont en état de s’en défaire s’il est nécessaire, bien que languissant dans une inclination déréglée, ils sont cependant susceptibles de guérison.

Il est quatre sortes de fièvres dans lesquelles tombent quelquefois ces hommes gonflés d’humeurs mauvaises, c’est-à-dire de penchants déréglés pour les aises du corps et des consolations particulières qu’ils cherchent auprès des créatures. La première est dite quotidienne : c’est la multiplicité des affections du cœur. Ces hommes-là veulent en effet être renseignés sur toutes choses et dire leur mot sur toutes choses, ils veulent tout reprendre et tout corriger : quant à eux-mêmes, ils s’oublient souvent. Nombreux sont les soucis étrangers dont ils se préoccupent; souvent il leur faut entendre ce qu’ils ne voudraient pas entendre; la moindre occasion suffit à les troubler. Multiples sont leurs tourments : tantôt une chose, tantôt une autre; tantôt ici, tantôt là : c’est comme le vent qui saute, C’est là une fièvre quotidienne, car leurs soins les préoccupent, les accaparent, les dispersent du matin au soir et parfois la nuit même, qu’ils dorment ou qu’ils veillent. Quoique cet état n’exclue pas la grâce de Dieu et n’entraîne pas le péché mortel, il empêche pourtant la ferveur et les exercices intérieurs, il ôte le goût de Dieu et de toutes les vertus, et c’est un éternel dommage.

L’autre fièvre survient un jour sur deux, elle se nomme l’inconstance. Bien qu’elle se fasse attendre plus longtemps, elle est souvent plus inquiétante. Cette fièvre se présente sous deux formes : l’une vient d’une chaleur excessive, l’autre du froid. Celle qui vient d’une chaleur immodérée, certains hommes justes peuvent l’avoir. Car lorsqu’ils ressentent l’attouchement de Dieu, ou quand ils l’ont ressenti et sont ensuite délaissés par Dieu, il peut arriver qu’ils tombent dans l’inconstance, de sorte qu’ils choisissent un jour une manière et le lendemain une autre, et il en va longtemps ainsi. En de certains moments ils se tairont, en d’autres ils parleront; tantôt ils veulent entrer dans un ordre, tantôt dans un autre; parfois ils donneraient tous leurs biens (270) pour l’amour de Dieu, d’autres fois ils préfèrent les garder; il leur arrivera de vouloir voir du pays, ensuite de s’enfermer dans un ermitage; ils se prendront à recevoir souvent la communion, puis peu après ils n’en feront guère de cas; certains jours ils réciteront de très longues prières et peu de temps après ils préféreront garder un très long silence. Tout cela n’est que manie du changement et inconstance qui embarrassent l’homme, l’empêche de comprendre la vérité profonde, lui ôte la base et les exercices de toute vie fervente. Comprenez maintenant d’où vient cette inconstance chez des hommes justes. Quand l’homme applique son intention et son activité intérieure plutôt à la vertu et aux modes extérieurs qu’à Dieu et à l’union divine : quoiqu’il demeure dans la grâce de Dieu, car c’est bien Dieu qu’il recherche dans la vertu, sa vie est cependant inconstante, car il ne se sent pas reposer en Dieu au-dessus de toute vertu. Et pour cette raison il possède Celui dont il ne sait rien. Car Celui qu’il cherche dans les vertus et selon des modes multiples, il Le possède en lui-même, au-dessus de toute intention, de toute vertu et de tous les modes. Aussi doit-il, pour venir à bout de cette inconstance, apprendre à reposer, au-dessus de toute vertu, en Dieu et dans la très haute unité divine. De l’autre fièvre d’inconstance, celle qui vient du froid, souffrent tous ceux qui recherchent Dieu et se proposent en même temps de chercher et viser quelque chose d’une manière déréglée, Cette fièvre vient du froid, car l’ardeur de la charité est bien faible quand des considérations étrangères provoquent et suscitent les œuvres de vertu. Ces gens-là ont le cœur inconstant, car, en tout ce qu’ils font, la nature recherche secrètement sa part, souvent d’ailleurs à son insu, car ils se connaissent mal. De telles personnes choisissent tantôt un mode, tantôt un autre, pour y renoncer tout aussitôt. Un jour ils voudront se confesser à un tel et lui demander conseil au sujet de toute leur vie, le lendemain ils s’adresseront à un autre. En toute occasion ils veulent prendre conseil, et rarement faire ce qui leur est conseillé, on peut les blâmer ou leur faire affront, ils sont prêts à trouver des excuses. De belles paroles, ils en disent beaucoup, mais on n’en tire que peu de chose. Souvent ils aimeraient tirer gloire de leur vertu, mais à peu de frais quant aux œuvres. Ils désirent que leurs vertus soient publiées et c’est pour cela qu’elles sont vaines et qu’elles n’ont de saveur ni pour Dieu ni pour eux-mêmes. Ils voudraient en remontrer aux autres, et ils ne se laissent instruire ou reprendre qu’à contrecœur. Une complaisance naturelle pour eux-mêmes et un orgueil secret les rendent inconstants. Ces gens-là vont jusqu’au bord de l’enfer : il suffit d’un faux pas pour qu’ils y tombent.

De cette fièvre d’inconstance naît chez d’aucuns la fièvre quarte, laquelle vous rend étranger à Dieu et à soi-même, à la vérité et à toute vertu. Par là l’homme tombe dans un tel égarement qu’il ne sait pas où il en est ni ce qu’il devrait faire, Cette maladie est plus inquiétante qu’aucune des autres.

De cet égarement on tombe parfois dans une fièvre qui est dite double-quarte, et qui consiste dans la négligence. Alors la fièvre quarte est doublée, et il n’y a plus guère de chances de guérir, car on devient insouciant et négligent de tout ce qui est nécessaire pour la vie éternelle. Ainsi on peut tomber dans le péché tout comme ceux qui n’ont jamais rien su de Dieu. Si cela peut arriver à ceux qui se gouvernent mal dans ce mode du délaissement, combien doivent être sur leurs gardes ceux qui n’ont jamais rien su de Dieu ni de la vie intérieure, ni de ce goût intérieur que connaissent les justes dans leurs exercices.

IL EST MONTRÉ PAR UN EXEMPLE COMMENT NOUS TROUVONS DANS LE CHRIST CES QUATRE MODES PORTÉS A LEUR PERFECTION

Nous devons marcher dans la lumière, afin de ne pas nous égarer, et considérer le Christ qui nous a enseigné ces quatre modes et frayé la voie. Le Christ, ce clair soleil, est monté au ciel de la très haute Trinité se levant à l’aurore de sa glorieuse Mère la Vierge Marie, laquelle fut et demeure l’aurore et le commencement du jour de toute grâce dans lequel nous devons goûter d’éternelles joies. Or remarquez-le bien, le Christ possédait et possède encore assurément le premier mode, étant le Fils unique, uni à la divinité. En Lui étaient, sont encore rassemblées et réunies toutes les vertus qui furent et qui seront jamais pratiquées, ainsi que toutes les créatures qui ont accompli ou qui accompliront des œuvres de vertu. Il fut ainsi, le Fils unique du Père, uni à la nature humaine. Il possédait la ferveur, car Il apporta sur la terre le feu qui a enflammé tous les saints et tous les justes, et Il portait une affection sensible et toute sa foi à son Père et à tous ceux qui doivent jouir de Lui éternellement. Sa dévotion, l’amour dont s’exaltait son cœur, se répandirent toute sa vie devant son Père en désirs brûlants pour subvenir aux nécessités de tous les hommes; et toutes ses œuvres, extérieures, et intérieures, ainsi que toutes ses paroles ne furent que louanges et grâces à la gloire de son Père, C’est là le premier mode.

Cet aimable Soleil, le Christ, brillait d’un éclat plus vif et plus ardent, car Il détenait et détient toujours la plénitude de toutes les grâces et de tous les dons. C’est pour cela que le Christ se répandit, avec tout son cœur, toutes ses façons, toutes ses démarches, tous ses services, en bonté et douceur, en humilité et libéralité, Il était si gracieux et si aimable que son attitude et tout son être attiraient tous les hommes de bon naturel. Il était le lis immaculé et la fleur des champs qui s’offre communément à tous, où les hommes justes puisent le miel d’éternelle douceur et d’éternelle consolation. De tous les dons qui furent jamais impartis à son humanittrois ruisseaux

é, le Christ, selon sa nature humaine, remerciait et louait son Père éternel, qui est le Père de tous les dons et de tous les bienfaits, et Il se reposait, selon les puissances supérieures de son âme, au-dessus de tous les dons, au sein de la très haute unité divine, d’où tous les dons découlent. C’est ainsi qu’Il possédait le deuxième mode.

Le Christ, Soleil glorieux, brilla plus haut encore, d’un éclat plus vif et plus ardent, car durant toute sa vie ses puissances corporelles, sa sensibilité, son cœur, ses sens, furent appelés et sollicités par le Père de s’élever à cette hauteur de gloire et de félicité dont Il goûte maintenant, selon les puissances inférieures, la jouissance sensible; d’ailleurs il y était enclin Lui-même par toutes ses affections, naturelles et surnaturelles. Cependant Il voulut attendre en cet exil le temps que le Père avait prévu et ordonné de toute éternité. C’est ainsi qu’Il possédait le troisième mode. Quand vint le temps opportun où le Christ voulut emporter et rassembler dans son royaume éternel les fruits de toutes les vertus qui furent ou qui devaient être jamais pratiquées, alors le Soleil éternel commença à descendre. Le Christ s’abaissa en effet et livra sa vie charnelle entre les mains de ses ennemis, et Il fut ignoré et abandonné par ses amis dans une telle détresse. Sa nature fut privée de toute consolation extérieure et intérieure, elle fut accablée de misères, de tourments, d’opprobres, Chargée d’un lourd fardeau, la rançon de tous les Péchés qu’Il devait payer selon la justice. Il porta cette charge avec une humble patience. Et dans cette déréliction Il accomplit de hauts faits d’amour : à ce prix Il obtint de racheter notre droit à l’héritage éternel. C’est ainsi qu’Il fut orné dans la partie inférieure de sa noble humanité, car Il y a supporté tout ce labeur pour nos péchés. C’est pour cela qu’Il est appelé le Sauveur du monde, qu’Il possède la clarté et la gloire, qu’Il a été exalté pour siéger à la droite du Père et régner dans sa puissance. Et toute créature plie le genou, au ciel, sur la terre et aux enfers, devant son Nom Très-Haut dans l’étemité.

Comment le premier avènement prépare le second. L’homme qui vit dans la pratique des vertus morales en obéissant comme il convient aux commandements de Dieu, et qui s’exerce en outre dans les vertus intérieures selon le mode et l’instigation du Saint-Esprit, en suivant comme il convient son attraction et ses inspirations, sans se chercher soi-même dans le temps ni dans l’éternité, prêt à tenir la balance égale en supportant avec toute la patience convenable l’obscurité, l’accablement et toutes sortes de misères, à rendre grâces à Dieu de toutes choses, et à s’offrir soi-même avec un humble abandon : cet homme-là a reçu le Christ dans son premier avènement selon le mode des exercices intérieurs. Par sa vie intérieure, il est sorti et s’est acquis pour ornement la richesse par des vertus et des dons, l’ardeur d’un cœur vivant et l’unité de la sensibilité selon la chair.

Une fois que l’homme est bien purifié, pacifié et rentré en lui-même selon sa partie inférieure, il est en état d’être éclairé intérieurement quand Dieu juge que le temps est venu et qu’Il en donne l’ordre. Il peut fort bien aussi recevoir cette illumination au début de sa conversion, pourvu qu’il se livre entièrement à la volonté de Dieu, et renonce à toute considération d’intérêt personnel : car tout est là. Mais il lui faut ensuite gravir les voies et les modes qui ont été précédemment exposés, aussi bien dans sa vie extérieure que dans sa vie intérieure, ce qui devrait lui être plus facile qu’à un autre qui commence tout en bas son ascension : il a reçu en effet plus de lumières que les autres hommes.

Nous poursuivrons en parlant du second mode de l’avènement du Christ dans les exercices intérieurs, par où l’homme reçoit ornement, clarté et richesse dans les puissances supérieures de l’âme. Cet avènement nous le comparerons à une source vive, avec trois ruisseaux. La source d’où s’écoulent ces ruisseaux, c’est la plénitude de la grâce divine dans l’unité de notre esprit. La grâce y demeure essentiellement, selon qu’elle y a son siège, aussi est-elle comparable à une fontaine débordante; elle s’y exerce en acte selon qu’elle se répand par des ruisseaux dans chacune des puissances de l’âme à la demande de leurs besoins. Ces ruisseaux ce sont les manières particulières dont Dieu influe et agit sur les puissances supérieures, où par le moyen de la grâce son action s’exerce de maintes façons.

Le premier ruisseau de la grâce divine que Dieu fait couler dans cet avènement, c’est une pure simplicité qui brille dans l’esprit à l’exclusion de toute distinction. Ce ruisseau prend son origine à la source qui jaillit dans l’unité de l’esprit, il coule vers le bas et irrigue toutes les puissances de l’âme, les plus hautes comme les inférieures, et les élève au-dessus de toute multiplicité qui les occupe encore; il produit dans l’homme la simplicité, il lui montre et lui procure un lien intérieur dans l’unité de son esprit. C’est ainsi que l’homme est élevé selon la mémoire et délivré de toute suggestion étrangère et de son instabilité. Or le Christ dans cette lumière presse de sortir, selon le mode de cette lumière et de cet avènement.

Ainsi l’homme sort, et constate que, moyennant cette simple lumière répandue en lui, il se trouve ordonné, apaisé, pénétré et fixé dans l’unité de son esprit et de sa mémoire. Ici l’homme est élevé et établi dans un état nouveau, il rentre en lui-même et dispose sa mémoire au dépouillement total, au-dessus de toute intrusion d’images sensibles et au-dessus de toute multiplicité. Ici l’homme possède essentiellement et surnaturellement l’unité de son esprit et s’y installe comme en sa demeure propre, et dans l’héritage qui de toute éternité lui revient en personne. Toujours il garde une inclination naturelle et surnaturelle vers cette même unité, laquelle doit avoir à son tour, moyennant les dons de Dieu et la simplicité de l’intention, une éternelle inclination d’amour vers cette très haute unité où le Père et le Fils, dans le lien de l’Esprit saint, sont unis avec tous les saints. Le premier ruisseau, qui appelle à l’unité, ne saurait aller au-delà.

Par le moyen de la charité intérieure, de l’inclination amoureuse, et aussi de la fidélité divine, jaillit le second ruisseau de la plénitude de la grâce dans l’unité de l’esprit, et c’est là une clarté spirituelle qui se répand dans l’entendement et l’illumine, avec appréhension de notions distinctes, de diverses manières. Car cette lumière fait voir et donne en vérité des notions distinctes en toutes les vertus. Mais tout cela n’est pas en notre pouvoir. En effet quoique nous possédions toujours cette lumière dans notre âme, Dieu fait qu’elle se tait ou qu’elle parle, Il peut la montrer ou la cacher, la donner et l’enlever, selon le moment et selon le lieu, puisque cette lumière est à Lui : Et c’est pour cela qu’il opère dans cette lumière comme Il veut, quand Il veut, pour qui il veut et ce qu’il veut. Les hommes qui la reçoivent n’ont pas absolument besoin que quelque révélation leur soit faite ou qu’ils soient attirés au-dessus des sens et au-dessus de toute sensibilité, car leur vie, leur habitation, leur conversation, leur être même est dans l’esprit, au-dessus des sens et de toute sensibilité; et c’est là que Dieu leur montre ce qu’Il veut et ce dont ils ont besoin, eux-mêmes ou d’autres hommes. Cependant Dieu pourrait, s’Il le voulait, priver ces hommes de leurs sens extérieurs et leur montrer intérieurement quelque image inconnue ou des choses à venir, d’une manière ou d’une autre. Or le Christ veut qu’on sorte et marche dans cette lumière, selon le mode de cette lumière.

Or cet homme illuminé doit ensuite sortir et considérer son état et sa vie intérieure et extérieure, se demandant s’il porte la ressemblance parfaite du Christ selon son humanité et aussi selon la divinité. Car nous avons été créés à l’image et à la ressemblance de Dieu. Et il doit lever ses yeux illuminés, pour s’attacher à la vérité intelligible par la raison éclairée, puis considérer et contempler, selon le mode des créatures (1), la très haute nature de Dieu et les propriétés infinies qui sont en Dieu. Car à une nature infinie conviennent des vertus et des œuvres infinies.

(1) À ce degré qui est celui du désir, l’âme continue d’observer, de considérer, de raisonner sur des images ou des notions distinctes. Ce n’est que dans la vie contemplative, telle que l’entend Ruysbroeck, qu’elle accède à la contemplation selon le mode divin.

La très haute nature de la divinité est considérée et contemplée du point de vue de son unité et de sa simplicité, de sa hauteur inaccessible et de sa profondeur abyssale; de sa largeur incompréhensible et de sa longueur sans fin; on y découvre un silence obscur et un désert farouche; tous les saints y trouvent leur repos pour l’éternité; jouissant d’elle-même, elle est pour l’éternité la jouissance commune de tous les saints (1). Et l’on pourrait encore considérer bien des merveilles dans cette mer sans fond de la Divinité. Nous devons sans doute nous servir d’images sensibles, vu la grossièreté de nos sens, pour les exprimer, mais ce qu’en vérité on peut considérer et contempler, c’est un bien sans fond et sans mode. Toutefois quand il faut l’exprimer pour autrui, on lui prête des modes et des ressemblances, selon les lumières données à celui qui l’exprime et le présente. L’homme ainsi illuminé doit aussi considérer et contempler ce qui s’approprie au Père dans la Divinité, comment Il est la Force et la Toute-Puissance, le Créateur, le Conservateur, le Moteur, le Commencement et la Fin : de toutes les créatures la Cause et le Principe. C’est là ce que les ruisseaux de la grâce montrent à la raison illuminée dans la clarté. Ils montrent aussi ce qui s’approprie au Verbe éternel; la Sagesse et la Vérité insondables, l’Exemplaire et la Vie de toutes les créatures; la Règle éternelle et qui ne varie pas; un Regard qui fixe et pénètre toutes choses à découvert; la Lumière qui inonde et illumine tous les saints au ciel et sur la terre selon leur dignité. Or comme ce ruisseau de lumière fait distinguer des modes multiples, il montre aussi à la raison éclairée ce qui s’approprie au Saint-Esprit : la Charité et Libéralité incompréhensibles, la Miséricorde et Bénignité, la Fidélité et la Bienveillance sans fin, une inconcevable Grandeur, une Richesse débordante, une Bonté sans fond qui se répand à travers tous les esprits célestes pour leur félicité, une Flamme ardente qui consume toutes choses et les réduit à l’unité, une Source jaillissante riche de toutes les saveurs pour répondre au désir de chacun; la Préparation et l’Introduction de tous les saints dans leur béatitude éternelle; l’Embrassement et l’Envahissement des âmes par le Père, le Fils et tous les saints dans l’unité de jouissance.

Tout cela est considéré et contemplé sans division et sans partage dans la nature simple de la Divinité. Et pourtant ces propriétés, à la manière dont elles conviennent aux trois Personnes, s’offrent à notre considération, selon de multiples distinctions; car puissance, bonté, libéralité, vérité, entre tous ces attributs il exister de notre point de vue, de grandes différences. Cependant ils existent dans l’unité et l’indivis au sein de la très haute nature de Dieu. De plus les relations qui constituent les propriétés des trois Personnes, subsistent éternellement distinctes; car le seul nom de Père engendre une distinction. Or le Père engendre sans cesse son Fils, et Lui-même n’est pas engendré. Le Fils est engendré et Il ne peut engendrer, Ainsi le Père a toujours un Fils, de toute Éternité, et le Fils un Père : et ce sont là les relations du Père au Fils et du Fils au Père. Ensuite le Père et le Fils spirent un Esprit (2), à savoir la

(1) Les mystiques allemands ont si nettement opposé la divinité à Dieu que certains historiens leur ont prêté la doctrine d’un devenir divin, étrangère à leur position volontairement orthodoxe. Selon Eckhart Dieu agit, la divinité n’agit pas (Ed. Pf., p. 181). Eckhart se réfère au texte connu de l’épître aux Éphésiens, III, 18, pour évoquer en termes semblables la hauteur, la largeur, la longueur, la profondeur du mystère divin.

(2) Sur ces points de doctrine, Ruisbroeck use de vocables identiques à ceux dont se servait Eckhart.µµ

volonté ou l’amour communs à tous deux. Et cet Esprit n’engendre pas, et Il n’est pas engendré, Il doit seulement, jaillissant de l’Un et de l’Autre, être éternellement spiré. Ces trois Personnes ne sont qu’un seul Dieu et un seul esprit. Et tous les attributs avec les œuvres qui en émanent, appartiennent en commun à toutes les Personnes, car Elles agissent par la vertu de leur nature simple.

La richesse inconcevable, la majesté, la communauté généreuse et débordante de la nature divine, attirent l’homme et le jettent dans l’admiration. Il admire particulièrement la communauté de Dieu et son penchant à se répandre sur toutes choses : il voit en effet que l’Essence incompréhensible est la jouissance commune de Dieu et de tous les saints. Et il voit les Personnes divines se répandre communément pour agir dans la grâce et dans la gloire, dans la nature et au-dessus de la nature, en tous temps et en tous lieux, chez les saints et chez les simples mortels, au ciel et sur la terre, en toutes les créatures, raisonnables ou dépourvues de raison, voire même matérielles, selon la dignité, les besoins et la capacité de chacune. Et il voit comment le ciel et la terre, le soleil et la lune et les quatre éléments avec toutes les créatures et le cours des astres ont été créés pour tous en commun. Dieu appartient communément à tous avec tous ses dons. Les anges appartiennent communément à tous. L’âme se répand communément dans toutes ses puissances, dans tout le corps et dans tous les membres; elle est tout entière en chaque membre, car on ne peut la diviser, sinon par une vue de la raison. Les puissances supérieures et les inférieures, l’esprit'et l’âme se disting.uent en effet pour la raison, tout en ne faisant qu’un selon la nature. Ainsi Dieu appartient totalement à chacun en particulier, et pourtant Il se donne en commun à toutes les créatures; car c’est par Lui que toutes choses existent, c’est en Lui et à Lui que sont suspendus le ciel et la terre et toute la nature.

Quand l’homme considère ainsi l’étonnante richesse et la majesté de la nature divine, ainsi que la diversité des dons que Dieu répand et offre à ses créatures, il sent grandir en lui l’admiration d’une richesse aussi diverse, d’une telle majesté, de la fidélité sans bornes qu’Il garde à ses créatures. Il en résulte dans l’esprit une singulière joie intérieure et une haute confiance en Dieu. Et cette joie intérieure embrasse et pénètre toutes les puissances de l’âme ainsi que l’unité de l’esprit.

Moyennant cette joie, l’abondance de la grâce et la fidélité divine, jaillit et s’écoule le troisième ruisseau dans cette même unité de l’esprit. Ce ruisseau enflamme la volonté à l’instar du feu, il dévore et consume toutes choses, les réduisant à l’unité, puis inonde et envahit toutes les puissances de l’âme, leur conférant l’abondance de ses dons et vue singulière noblesse; il produit enfin dans la volonté un amour spirituel et subtil qui exclut tout effort (1). Or le Christ dit intérieurement dans l’esprit moyennant ce ruisseau brûlant : «Sortez par les exercices conformes au mode de ces dons et de cet avènement,»

Moyennant le premier ruisseau, qui consiste en une lumière simple, la mémoire est élevée au-dessus des suggestions des sens, placée et établie dans l’unité de l’esprit. Moyennant le second ruisseau, qui consiste en une clarté infuse, l’entendement et la raison sont illuminés pour connaître différents modes de vertus, différents exercices et le sens caché des Écritures d’une façon distincte. Moyennant le troisième ruisseau, qui consiste en une chaleur diffusée dans l’esprit, la volonté supérieure est enflammée d’un amour silencieux et dotée de dons abondants. C’est ainsi qu’on devient un homme d’esprit illuminé. Car la grâce de Dieu se présente comme une source dans l’unité de l’esprit, et les ruisseaux qui en découlent produisent dans les puissances un débordement de toutes les vertus. Or la source de la grâce commande toujours un reflux vers le même fond d’où le flot s’échappe.

L’homme, une fois affermi dans le lien de l’amour, doit établir son séjour dans l’unité de son esprit; et il doit sortir avec sa raison illuminée et une charité débordante, au ciel et sur la terre, puis considérer toutes choses avec un clair discernement, et enrichir toutes choses avec une juste libéralité et selon l’abondance des dons de Dieu.

Ces hommes illuminés sont sollicités et inclinés à sortir de quatre façons. La première les porte vers Dieu et vers tous les saints. La seconde vers les pécheurs et tous les hommes pervertis. La troisième vers le purgatoire. Et la quatrième vers eux-m.êmes et tous les justes.

Or entendez bien, l’homme doit sortir et considérer Dieu dans sa gloire avec tous les saints; il doit contempler comment Dieu se répand avec abondance et libéralité, dans l’éclat de sa gloire, se donnant Lui-même parmi d’inconcevables délices au bénéfice de tous les saints, selon le désir de chaque esprit. Puis comment ils refluent eux-mêmes avec tout ce qu’ils ont reçu et tout ce qu’ils peuvent faire au sein de cette même Unité surabondante d’où provient toute félicité. Dieu, en se répandant ainsi, réclame toujours un mouvement de retour, car Dieu est une mer qui a son flot montant et son reflux : sans cesse Il se répand sur tous ceux qu’Il aime, selon les besoins et la dignité de chacun. Puis Il reflue, ramenant tous ceux qu’au ciel et sur la terre Il a comblés de ses dons, avec tout ce qu’ils possèdent et tout ce qu’ils peuvent faire. Il en est auxquels Il demande plus qu’ils ne peuvent donner; car Il se montre Lui-même si riche et si libéral, si infiniment bon, qu’en se découvrant ainsi Il exige l’amour et la gloire dus à sa dignité. Dieu veut en effet être aimé de nous selon sa noblesse; sur ce point tous les esprits se montrent défaillants et c’est ainsi que l’amour devient sans mode et sans manière, du fait qu’ils ne savent pas comment donner et produire ce qui leur est demandé, l’amour de tout esprit étant mesuré. Pour cette raison l’amour reprend toujours depuis le commencement, pour que Dieu soit aimé selon qu’Il l’exige et qu’eux-mêmes le désirent.

À cette fin tous les esprits se rassemblent sans cesse et font une flamme brûlante d’amour, de manière à accomplir cette œuvre que Dieu soit aimé selon sa grandeur. La raison montre clairement que c’est là chose impossible aux créatures. Mais l’amour veut toujours achever l’œuvre de l’amour, ou bien se fondre et consumer, s’anéantir dans sa défaillance. Et cependant Dieu n’est pas encore aimé de toutes les créatures selon qu’Il en est digne. C’est pour la raison illuminée une grande joie, une grande félicité, que son Amour et son Dieu soit si haut et si riche, Qu’Il défie par sa grandeur toutes les puissances créées et qu’Il ne soit aimé de personne selon sa dignité, si ce n’est de Lui-même. Cet homme comblé et illuminé donne à son tour à tous les chœurs et esprits, à chacun en particulier selon sa dignité, ce qu’il a reçu des largesses de Dieu, selon la générosité de son propre fond, lequel est éclairé et inondé de merveilles. Il va, s’adressant à tous les chœurs, toutes les hiérarchies, tous les êtres, considérant comment Dieu habite en eux selon la noblesse de chacun. Cet homme illuminé se transporte rapidement en esprit parmi toutes les phalanges célestes, riche et débordant de charité, rendant toute l’armée des cieux riche et débordante d’une nouvelle gloire; et tout cela émane des richesses débordantes de la trinité et de l’unité de la nature divine, Telle est la première sortie, celle qui se porte vers Dieu et ses saints.

Cet homme doit parfois descendre vers les pécheurs avec une grande compassion, avec générosité et miséricorde, et les présenter à Dieu avec une dévotion fervente et d’ardentes prières; il doit rappeler à Dieu tout le bien qu’Il est, qu’Il peut faire, qu’Il nous a fait et promis, tout comme s’Il l’avait oublié. Car Il veut être prié, et la charité veut avoir tout ce qu’elle désire; pourtant elle ne veut pas être exigeante et opiniâtre, mais elle s’en remet de toutes choses à la bonté surabondante et à la libéralité de Dieu. Dieu en effet aime sans mesure. C’est en cela que celui qui aime trouve le contentement suprême. Or comme cet homme nourrit un amour commun, il demande dans ses prières que Dieu laisse se répandre son amour et sa miséricorde sur les païens, sur les Juifs, sur tous les infidèles, afin qu’Il soit aimé, connu et loué dans le royaume des cieux et que notre gloire, notre joie, notre paix aillent s’accroissant jusqu’aux extrémités de la terre. Telle est la seconde sortie, celle qui se porte vers les pécheurs.

Parfois l’homme doit contempler ses amis dans le purgatoire, et considérer leur misère, leur attente et leur lourde peine. Alors il doit prier et invoquer la clémence, la miséricorde et la libéralité de Dieu, montrant leur bonne volonté et leur grande détresse, ainsi que ce qu’ils attendent de la bonté débordante de Dieu. Il doit faire valoir qu’ils sont morts dans la charité et que toute leur confiance est placée dans sa Passion et dans sa clémence. Or entendez bien, il pourrait parfois se faire que cet homme illuminé soit porté par l’esprit de Dieu à prier spécialement à une intention, pour un pécheur, pour une âme, ou en vue de quelque intérêt spirituel, de telle sorte que cet homme constate à certaines preuves que ce soit là l’œuvre du Saint-Esprit, et non pas obstination ou entêtement, ni suggestion de la nature. Ainsi on est parfois pris d’une telle ferveur et tellement embrasé dans sa prière qu’on reçoit en esprit une réponse, faisant connaître que la prière est exaucée, et sur ce même signe l’impulsion àe l’esprit et la prière elle-même s’arrêtent.

Enfin l’homme doit en venir à lui-même et à tous les hommes de bonne volonté, goûter et considérer l’union et la concorde qu’ils possèdent dans la charité; il doit demander à Dieu dans ses prières qu’Il laisse se répandre ses dons ordinaires, pour qu’ils demeurent stables dans son amour et dans sa gloire éternelle. Cet homme illuminé doit instruire et enseigner, reprendre et servir, avec fidélité et discrétion, tous les hommes; il porte à tous en effet un amour commun. Pour cette raison il est un médiateur entre Dieu et tous les hommes. Ensuite il doit opérer une conversion totale vers le dedans, en union avec tous les saints et tous les justes, et posséder en paix l’unité de son esprit ainsi que la très haute unité de Dieu au sein de laquelle tous les esprits reposent. C’est là une vie véritablement spirituelle, car tous les modes et toutes les vertus, intérieurs et extérieurs, ainsi que les puissances supérieures de l’âme y trouvent leur ornement surnaturel, selon une juste convenance.

Comment reconnaître ceux qui s’offusquent de l’amour commun. Il est une sorte d’hommes qui sont fort subtils en paroles et habiles à démontrer des choses élevées, quoiqu’ils n’aient aucune part au mode de l’illumination et à l’amour commun joint à la libéralité. Pour que ces hommes-là apprennent à se connaître eux-mêmes et soient aussi connus des autres, je voudrais vous les présenter à trois points de vue. Au premier point ils pourront se connaître eux-mêmes. Aux deux autres tout homme intelligent pourra les connaître. Pour ce qui est du premier point, alors que l’homme illuminé est simple, stable, et détaché de toute considération particulière, moyennant la lumière divine, ils sont eux divers, instables, abondent en recherches et considérations multiples; ils ne connaissent la saveur d’aucune unité intérieure, ni celle du repos de l’esprit qu’aucune image ne trouble. C’est en cela qu’ils pourront se reconnaître eux-mêmes. Le second point est le suivant : alors que l’homme illuminé possède une sagesse que Dieu lui infuse, dans laquelle il connaît la vérité distinctement et sans effort, cet homme-là est sujet à des suggestions subtiles sur lesquelles il échafaude ses imaginations, ses conceptions et considérations ingénieuses. Mais il n’a pas une certaine richesse foncière et manque de largeur dans l’exposé de ses doctrines; ses enseignements sont multiples, encombrés d’étrangetés, subtils, propres à troubler les hommes intérieurs, à les embarrasser et inquiéter. Ils n’enseignent pas en effet à se conduire sur le chemin de l’unité, ils apprennent seulement à abonder en considérations ingénieuses dans la diversité. Ces gens-là sont obstinés à défendre leurs doctrines et leurs opinions, bien qu’une autre opinion soit aussi bonne que la leur. Et ils se gardent de pratiquer toutes les vertus, voire même de s’en préoccuper. Leur orgueil spirituel se manifeste dans tout leur être. C’est là le second point. Et voici le troisième : alors que l’homme illuminé et aimant se répand pour le bien commun, en œuvres que la charité inspire, au ciel et sur la terre, comme il a été dit, cet homme-là est particulier en toutes choses. Il s’imagine qu’il est le plus sage et le meilleur. Il veut qu’on fasse grand cas de lui-même et de ses doctrines. Tout ce qu’il n’enseigne pas ou ne conseille pas, tous ceux qui n’imitent pas ses manières et ne se règlent pas sur lui, lui semblent assurément dans l’erreur. Il est large et même laxe quand la nécessité le presse, et de petites défaillances ne pèsent pas lourd pour lui. Cet homme n’est ni juste, ni humble, ni généreux, ni secourable pour les pauvres, ni fervent, ni zélé, ni sensible à l’amour divin; il ne sait rien de Dieu ni de lui-même quand il s’agit de pratiquer la vertu comme il convient. C’est là le troisième point.

Voilà ce que vous devez considérer, professer, éviter en vous-mêmes et chez tous les hommes quand vous le constatez. Mais n’allez pas préjuger de telles choses chez personne, si vous ne pouvez en découvrir les effets, car ce serait pour vous une grave souillure qui vous empêcherait de connaître la vérité divine.

L’exemple du Christ. Pour posséder ce mode commun et le désirer au-dessus de tous les modes dont nous avons parlé, puisqu’il est le plus élevé, nous prendrons le Christ comme exemple, car Il s’est donné sans réserve pour tous en commun, Il le fait encore et le fera éternellement, En effet c’est pour tous en commun qu’Il a été envoyé sur la terre, au bénéfice de tous les hommes qui consentent à le tourner vers Lui. Sans doute Il dit Lui-même qu’Il n’a été envoyé que pour les brebis perdues de la maison d’Israël et personne d’autre. Or les Juifs ont méprisé l’Évangile et les païens entrèrent et le reçurent, et c’est ainsi qu’Israël tout entier a été sauvé, à savoir tous ceux qui ont été élus de toute éternité.

Or considérez comment le Christ s’est donné Luimême en commun, avec une fidélité sans reproche. Sa prière, fervente et sublime, se répandait devant son Père, au bénéfice commun de tous ceux qui veulent être sauvés. Le Christ se donnait à tous en commun, par son amour, ses enseignements, ses reproches, quand Il consolait avec douceur, quand Il donnait avec libéralité, quand Il pardonnait avec bonté et miséricorde. Son âme et son corps, sa vie et sa mort, tous ses services furent offerts pour tous en commun et le sont encore. Ses sacrements et ses dons sont un bien commun. Le Christ n’a jamais pris quelque nourriture, ni rien pour satisfaire aux besoins de son corps, sans penser à l’utilité commune de tous les hommes qui doivent être sauvés jusqu’au dernier jour. Le Christ ne possédait rien en propre, rien à Lui; mais tout en commun : son corps et son âme, sa Mère et ses disciples, son manteau et sa tunique. S’Il mangeait et buvait, c’était pour notre utilité : Il a vécu et Il est mort pour notre utilité. Ses tourments, ses souffrances, toute sa détresse lui appartenaient en propre, étaient un bien à Lui : mais le bénéfice et l’utilité qui en reviennent, constituent un patrimoine commun, comme la gloire de ses mérites demeure pour l’éternité un bien commun.

Or le Christ nous a légué sur la terre son trésor et ses rentes, à savoir les sept sacrements et le bien extérieur de la sainte Église qu’il a acquis par sa mort et qui devrait constituer un bien commun. Et ses serviteurs qui vivent sur ce patrimoine devraient se donner à tous en commun. Tous ceux qui vivent d’aumônes, et qui sont dans l’étit ecclésiastique devraient être communs, au moins par leurs prières, les gens d’Église et tous ceux qui vivent dans les cloîtres et les ermitages. Au commencement de la sainte Église et de notre foi, papes, évêques et prêtres appartenaient à tous en commun, convertissant le peuple, jetant les fondations de la sainte Église et de notre foi, qu’ils scellaient par leur mort, et de leur sang. C’étaient des hommes simples et sans détour, ils possédaient une paix stable dans l’unité de l’esprit, et ils étaient illuminés par la sagesse divine, riches et débordants en toute fidélité et charité, envers Dieu et tous les hommes. Mais maintenant c’est tout le contraire. Car ceux qui possèdent aujourd’hui l’héritage et les rentes, remis à leurs devanciers par amour et pour leur sainteté, sont foncièrement inconstants, agités et dispersés. Ils se tournent en effet entièrement au-dehors, vers le monde, et ne vont pas au fond des affaires et des choses qu’ils ont entre les mains. C’est pour cela qu’ils prient des lèvres, sans que leur cœur goûte la teneur de leurs prières, à savoir les merveilles secrètes qui se cachent dans l’Écriture, dans les sacrements et dans leurs offices : cela ils ne le sentent pas. Aussi sont-ils grossiers et lourds, fermés aux lumières de la vérité divine. Ils ne se privent pas de rechercher bons repas et beuveries, ils ne font pas de façons pour se donner leurs aises, et plût à Dieu qu’ils fussent purs en leur corps. Aussi longtemps qu’ils mèneront cette vie, ils ne seront jamais des hommes éclairés. Et autant les anciens étaient larges et débordants de charité, ne gardant rien pour eux, autant eux se montrent parfois rapaces et cupides, si bien qu’il n’est rien qui leur échappe. Tout cela ne ressemble en lien à l’attitude des saints et à leur manière de tout mettre en commun, telle que nous l’avons exposée, c’en est même le contraire. Je parle ici de ce qui se passe généralement; que chacun s’examine lui-même, s’édifie et se corrige lui-même, s’il se trouve que besoin lui en est. S’il n’en a nul besoin, qu’il trouve sa joie, son repos, sa paix dans Sa bonne conscience, servant et louant Dieu et se rendant utile à lui-même et à tous les hommes pour la gloire de Dieu.

Voulant tout spécialement vanter et exalter ce mode commun, je découvre encore un singulier joyau que le Christ a légué dans la sainte Église au bénéfice de tous les justes en commun. Au repas du soir précédant la grande fête de Pâques où le Christ devait passer de cet exil vers son Père, ayant mangé l’agneau pascal avec ses disciples et accompli l’ancienne loi, à la fin de ce repas et de cette fête, il voulut leur servir un Dessert qui avait fait longtemps l’objet de son désir; par là Il voulait mettre fin à l’ancienne loi et inaugurer la nouvelle. Il prit du pain dans ses mains très dignes et adorables et consacra son propre corps, puis son saint sang; ensuite Il les donna à ses disciples en commun, et les livra en commun à tous les justes pour leur utilité éternelle. Ce don, ce Dessert, est la réjouissance et l’ornement de toutes les grandes fêtes et de tous les festins, au ciel et sur la terre.

En ce don le Christ se donne Lui-même de trois manières. Il nous donne sa chair et son sang et la vie de son corps, glorifiés dans l’abondance des joies et des douceurs. Il nous donne son esprit, avec ses puissances supérieures, pleines de gloire et de dons, de vérité et de justice. Et Il nous donne sa propre personnalité avec sa divine clarté, laquelle élève son esprit et tous les esprits illuminés à la haute unité de jouissance.

Or le Christ veut que nous évoquions sa mémoire toutes les fois que nous devons consacrer, offrir et recevoir son corps. Mais considérez bien comment nous devons le faire en mémoire de Lui. Nous devons considérer et contempler comment le Christ se penche vers nous, avec une affection amoureuse, avec grand désir, avec toute la faim qu’Il ressent en sa nature de chair, et pour laisser son cœur se répandre dans notre propre nature de chair, Car Il nous donne ce qu’Il a reçu de notre humanité, à savoir son corps, son sang, et sa nature charnelle, Nous devons aussi considérer et contempler ce corps précieux martyrisé, transpercé, meurtri par amour et par fidélité pour nous. Tel est notre ornement et notre aliment selon la partie inférieure de notre humanité, la glorieuse humanité du Christ. Il nous donne aussi, par le don sublime du Sacrement, son esprit plein de gloire, de riches dons et vertus, d’ineffables prodiges de charité et de noblesse. C’est là ce qui fait notre aliment et notre ornement, ce qui nous illumine dans l’unité de notre esprit et dans nos puissances supérieures, par l’inhabitation du Christ avec toutes ses richesses. Enfin Il nous donne dans le Sacrement de l’autel sa haute personnalité dans une incompréhensible lumière. C’est là ce qui nous unit et nous transporte jusqu’auprès du Père. Et le Père accueille son fils d’adoption avec son Fils par nature. Ainsi nous parvenons à notre héritage, la Divinité elle-même, dans l’éternelle félicité.

Quand l’homme s’est remémoré toutes ces choses et qu’il les a considérées comme il convient, il doit rencontrer le Christ selon chacun des modes par lesquels le Christ vient à Lui. Il convient qu’il s’élève, afin de rencontrer le Christ avec son cœur, son désir, son amour sensible, Dar toutes ses puissances avec l’ardeur de sa faim. Car c’est ainsi que le Christ s’est reçu Lui-même. Et cette faim ne saurait être trop grande, car notre nature reçoit sa nature, à savoir l’humanité du Christ, glorifiée, pleine de Joie et de majesté. C’est pourquoi je veux que l’homme en cette rencontre fonde et s’écoule en lui-même, de désir, de joie et de félicité. En effet il reçoit Celui qui est le plus beau, le plus gracieux, le plus aimable entre tous les enfants des hommes, et il s’unit à lui. Dans cette attente de tous nos désirs, dans cette fringale, l’homme se voir souvent accorder de grandes faveurs, bien des choses mystérieuses, des merveilles cachées lui sont révélées à découvert, du fait des richesses de la bonté divine. Quand en recevant le corps précieux du Christ, on se remémore le martyre et toutes les souffrances qu’il a endurées, on tombe parfois dans une dévotion si tendre, dans une telle compassion sensible, qu’on voudrait se faire clouer avec le Christ sur la croix et qu’on brûle de verser tout le sang de son cœur pour l’honneur du Christ. Alors on s’enfonce dans les plaies du Christ notre Sauveur, et dans son cœur ouvert. Dans cet exercice on se voit souvent accorder de grandes révélations et d’insignes faveurs. Cet amour sensible, mêlé de compassion, l’application intense de l’imagination à considérer avec ferveur les plaies du Christ, peuvent aller si loin qu’on croirait ressentir les plaies, les meurtrissures du Christ eu son cœur et dans tous ses membres. Si quelqu’un est disposé à recevoir effectivement les stigmates des plaies de Notre-Seigneur de quelque façon, c’est bien dans ces sentiments-là. C’est ainsi que nous répondrons à ce que le Christ attend de nous selon la partie inférieure de son humanité. Nous devons aussi nous tenir dans l’unité de notre esprit et nous répandre avec une charité débordante au ciel et sur la terre, tout en gardant un clair discernement. De la sorte nous portons l’image du Christ selon l’Esprit, et Lui donnons satisfaction. Nous devons encore, moyennant la personnalité du Christ, nous dépasser nous-mêmes ainsi que la nature créée du Christ, avec une intention simple, dans la jouissance de l’amour, et nous reposer au sein de notre Héritage, à savoir l’Essence divine, pour l’éternité.

C’est là ce que le Christ veut toujours nous donner selon l’esprit, toutes les fois que nous nous livrons à un tel exercice, en nous préparant à L’accueillir en nous. Il veut que nous Le recevions dans le sacrement et en esprit, comme il est convenable, équitable et raisonnable. Même si on n’éprouve pas de tels sentiments et de tels désirs, pourvu qu’on recherche la louange de Dieu et sa gloire, ainsi que son propre avancement et son bonheur personnel, on peut s’approcher librement de la table du Seigneur, à condition d’avoir la conscience nette de tout péché mortel.

La très haute unité superessentielle de la nature divine, au sein de laquelle le Père et le Fils possèdent leur nature en l’unité du Saint-Esprit, au-delà de ce que toutes nos puissances peuvent entendre et saisir dans l’essence nue de notre esprit, règne dans le silence des hautes régions, où Dieu échappe à toute créature éclairée seulement par une lumière créée. Cette haute unité de la divine nature est toutefois vivante et féconde. C’est en effet du sein de cette même unité que le Verbe éternel est engendré par le Père, sans aucune cesse; et par cette génération le Père connaît le Fils et toutes choses dans le Fils. Et le Fils connaît le Père et toutes choses dans le Père, car ils ne sont qu’une seule et simple nature. De cette mutuelle contemplation du Père et du Fils, dans la clarté de la lumière éternelle, émane une complaisance éternelle, un amour infini, et c’est le Saint-Esprit. Et par le Saint-Esprit et l’Éternelle Sagesse, Dieu se penche sur chaque créature nettement distinguée, l’enrichit de ses dons, l’enflamme de son amour, chacune selon sa noblesse et selon l’état où elle a été établie par manière d’élection, du fait de ses vertus et de l’éternelle providence divine. C’est là le principe du mouvement qui anime tous les bons esprits au ciel et sur la terre, selon la vertu et la justice. Or faites bien attention, je vais vous montrer par une comparaison de quoi il s’agit.

D’une comparaison qui montre comment Dieu possède l’âme et la meut naturellement et surnaturellement. Dieu a créé le ciel supérieur comme une pure et simple clarté, enveloppant et entourant tous les cieux ainsi que tout ce que Dieu a créé de corporel et de matériel. Il constitue en effet l’habitation extérieure et le royaume de Dieu et de ses saints, remplis de gloire et d’éternelles joies, or ce ciel étant fait d’une éternelle clarté, pure de tout mélange, il n’y existe ni temps ni lieu, ni mouvement ni changement, car il est stable et immuable, au-dessus de toutes choses. La sphère la plus proche du ciel empyrée est dite premier mobile. C’est là l’origine de tout mouvement, à partir du ciel supérieur, moyennant la puissance de Dieu. Ce mouvement engendre le cours du firmament et de toutes les planètes, et c’est là pour toutes les créatures le principe de leur vie et de leur croissance, chacune selon son espèce.

Or entendez bien, tout pareillement l’essence de l’âme est le royaume spirituel de Dieu, rempli d’une clarté divine, dépassant toutes nos puissances, si ce n’est selon un mode où elles deviennent simples, ce dont je ne veux rien dire encore. Voyez, au-dessous de l’essence de l’âme, où règne Dieu, se trouve l’unité de notre esprit, comparable au premier mobile, car en cette unité l’esprit est mû d’en haut en vertu de la puissance divine, naturellement et surnaturellement. Et cette motion divine, quand elle est surnaturelle, constitue la cause première et principale de toutes les vertus, or c’est dans cette motion divine que sont donnés à certaines personnes illuminées les sept dons du Saint-Esprit, comparables à sept planètes qui éclairent et fécondent toute la vie de l’homme.

Telle est la manière selon laquelle Dieu possède l’unité essentielle de notre esprit comme son royaume, agit et laisse déborder ses dons dans l’unité qui est le principe de toutes nos puissances, et dans toutes nos puissances elles-mêmes.

Or considérez avec attention comment nous pouvons poursuivre et posséder l’exercice le plus intime de notre esprit à la clarté de la lumière créée. L’homme qui est orné comme il convient par les vertus morales dans la vie extérieure et s’est élevé en noblesse par des exercices intimes, jusqu’à jouir de la paix divine, possède l’unité de son esprit, illuminé par une sagesse surnaturelle, laissant généreusement déborder sa charité au ciel et sur la terre; il remonte et reflue, rendant gloire à Dieu avec révérence, vers le même fond, au sein de la haute unité de Dieu, d’où vient toute effusion; car chaque créature, selon qu’elle a reçu de Dieu des dons plus ou moins élevés, est plus ou moins disposée à remonter par l’amour et à se porter avec ferveur vers son origine. Car Dieu, par tous ses dons, nous presse de revenir en Lui, tandis que par la charité et la vertu, par notre ressemblance divine, s’affirme notre volonté de faire retour en Lui.

Moyennant l’inclination amoureuse de Dieu et son action intime au plus intime de notre esprit, moyennant d’autre part notre amour brûlant et l’immersion totale de toutes nos puissances en cette même unité où Dieu demeure, se produit le troisième avènement du Christ dans les exercices intimes. Et c’est une touche intérieure, une motion du Christ dans sa clarté divine au plus intime de notre esprit. Le second avènement dont nous avons parlé, nous l’avons comparé à une source vive à trois ruisseaux. Cet avènement, nous le comparerons à la veine d’eau dans la source, car de tels ruisseaux n’existent pas sans la source ni la source sans une veine d’eau vive. C’est d’une façon semblable que la grâce de Dieu se répand en ruisseaux dans les puissances supérieures, enflammant l’homme et l’incitant à toutes les vertus. Et elle se trouve dans l’unité de notre esprit comme une source; elle jaillit au sein de cette même unité où elle prend naissance, comme une veine d’eau vive jaillissant du fond des richesses divines qui bouillonne de vie et où ne peuvent manquer jamais ni la fidélité ni la grâce. Telle est la touche dont je veux parler. Et cette touche, la créature la subit passivement, car alors s’accomplit l’union des puissances supérieures dans l’unité de l’esprit, au-dessus de la multiplicité de toutes les vertus. En l’occurrence nul autre n’agit que Dieu seul, par une libre initiative de sa bonté, laquelle est la cause de toutes nos vertus et de toute notre félicité. Dans l’unité de l’esprit où jaillit cette veine, on se tient au-dessus de toute opération et de tout raisonnement, sans toutefois que la raison s’efface, car la raison illuminée, et particulièrement la puissance aimante, ressentent la touche, mais la raison ne peut comprendre ni saisir quelque mode ou manière, le comment et l’origine de cet attouchement. Car c’est là une opération divine, la source d’où proviennent toutes les grâces et tous les dons, le dernier intermédiaire entre Dieu et la créature. Et au-dessus de cette touche dans l’essence de l’esprit où règne le silence, luit une clarté incompréhensible; et c’est la très haute Trinité d’où provient l’attouchement. C’est là que Dieu vit et règne dans l’esprit et l’esprit en Dieu.

Or le Christ moyennant cette touche fait entendre intérieurement dans l’esprit cette parole : «Sortez par des exercices conformes au mode de l’attouchement», car cette touche profonde attire notre esprit et l’incite aux exercices les plus intimes que la créature puisse pratiquer, selon le mode des créatures, s’éclairant d’une lumière créée.

Ici l’esprit s’élève, Dar la puissance aimante, au-dessus de toute opération, dans l’unité où se fait sentir la touche, pareille à une source jaillissante. Et cette touche presse l’entendement de connaître Dieu dans sa clarté, elle attire et presse la puissance aimante à jouir de Dieu sans intermédiaire or c’est là ce que désire l’esprit aimant au-dessus de toute chose, naturellement et surnaturellement.

Par la raison éclairée, l’esprit s’élève dans une intime considération, sa contemplation et ses considérations se tournent vers le tréfonds de lui-même où se fait sentir cette touche vivante. Ici la raison et toute lumière créée refusent d’aller plus avant, car la divine clarté qui luit d’en-haut et provoque cette touche, aveugle Dar sa présence toute vision créée, du fait Qu’elle est infinie. Et tout entendement qui s’éclaire d’une lumière créée se comporte ici comme l’œil de la chauve-souris à la clarté du soleil (1). Néanmoins l’esprit se sent toujours stimulé et pressé à de nouvelles reprises, par Dieu et par lui-même, de scruter cette motion profonde, et de connaître ce qu’est nique et ce qu’est cette touche. Et la raison illuminée recommence toujours à se demander d’où cela vient, à prospecter dans ses profondeurs cette veine de miel. Mais si peu qu’elle en sût le premier jour, elle n’en saura jamais davantage. C’est pourquoi la raison et toute considération reconnaissent : «Je ne sais pas ce que c’est.» La clarté divine qui brille d’en haut, repousse et aveugle tout entendement par sa seule présence. C’est ainsi que Dieu se tient dans sa clarté au-dessus de tous les esprits au ciel et sur la terre. Et ceux qui ont affouillé le fond de leur âme, par la vertu et les exercices intérieurs, jusqu’à la source originelle, c’est-à-dire jusqu’au seuil de la vie éternelle, ceux-là sont capables de ressentir la touche. Ici la clarté de Dieu resplendit d’un tel éclat, que la raison et tout entendement refusent de pousser plus avant, ils doivent se résigner à la passivité et céder à cette incompréhensible et divine lumière.

Quant à l’esprit qui sent cela en son fond, quand bien même la raison et l’entendement se montrent défaillants en présence de la clarté divine et restent dehors devant la porte, la puissance aimante s’efforce toutefois d’aller plus loin, car elle se sent pressée, attirée, autant que l’entendement; or elle est aveugle et veut jouir. Cependant la jouissance consiste plutôt à savourer et à sentir qu’à comprendre. C’est pour cela que l’amour veut aller plus avant alors que l’entendement reste dehors.

Alors commence une faim éternelle que rien n’apaisera jamais. C’est une avidité et voracité de la puissance aimante et de l’esprit créé à l’endroit d’un bien incréé. Comme l’esprit veut jouir et qu’il y est pressé et poussé par Dieu, il s’efforce d’y réussir toujours. C’est là le commencement d’une avidité éternelle, d’une aspiration insatiable pour un objet qui se dérobe indéfiniment. Ceux qui l’éprouvent sont les plus malheureux des hommes, car ils sont avides et voraces, ils sont atteints de boulimie. Quoi qu’ils mangent et boivent, ils ne peuvent de cette façon jamais se rassasier : cette faim est en effet éternelle. Un vase créé ne saurait contenir un bien incréé. C’est pourquoi une éternelle fringale se fait sentir et Dieu est comme un flot débordant qui se dérobe toujours, il y a là une grande abondance de mets et de breuvages, dont nul ne connaît la saveur s’il n’y a goûté, toutefois, un seul plat fait défaut; la jouissance offerte à pleine satiété. C’est pour cela que sans cesse la faim se renouvelle, bien que dans cette touche coulent des ruisseaux du miel le plus délectable. L’esprit savoure ce goût délectable, selon toutes les variétés pour lui concevables et imaginables; mais tout cela ne sort pas de l’ordre des modes créés, reste donc au-dessous de Dieu et c’est pour cela que la faim, l’impatience se font éternellement sentir. Quand encore Uieu accorderait à ces hommes-là tous les dons que tous les saints possèdent et tout ce qu’Il peut leur conférer sans toutefois se donner Lui-même, l’appétit dévorant de l’esprit ne s’en trouverait pas rassasié. La touche, la motion intérieure de Dieu, excite en nous la faim et le désir, car l’Esprit de Dieu pourchasse notre esprit. Plus la touche est véhémente, plus la faim, le désir se font sentir. Et c’est là une vie d’amour dans ses manifestations les plus hautes, au-dessus de la raison et de l’entendement; la raison en effet est incapable de rien donner ni enlever à l’amour, du fait que notre amour subit l’attouchement de l’amour divin. Dès lors à mon sens il ne saurait jamais plus être question de se séparer de Dieu. La touche divine en nous, pour autant qu’elle nous est sensible, et aussi l’avidité amoureuse sont l’une et l’autre d’ordre créé et ressortissent à la créature : aussi sont-elles susceptibles de croître en intensité aussi longtemps que nous sommes en vie.

Dans cette tempête d’amour, deux esprits sont en lutte, l’Esprit de Dieu et notre esprit. Dieu, par le Saint-Esprit, s’incline jusqu’en nous et de la sorte nous incite, par son attouchement, à l’amour. Et notre esprit, moyennant l’action divine et la puissance aimante plonge et s’immerge en Dieu, et c’est ainsi que Dieu se laisse toucher. De ce contact mutuel naît la lutte d’amour : au point le plus profond de leur rencontre, au moment le plus intime et le plus décisif de leur visite, chaque esprit est blessé d’amour. Ces deux esprits, à savoir notre esprit et l’esprit de Dieu, deviennent lumineux l’un pour l’autre, et chacun montre à l’autre son visage. Cela incite les esprits à se porter l’un vers l’autre comme des époux, avec l’ardeur de leur amour. Chacun réclame de l’autre tout ce qu’il est, et chacun offre à l’autre et le presse d’accepter ce qu’il est. De là résulte l’effusion d’amour, la touche de Dieu » et ses dons, notre avidité amoureuse et ce que nous Lui donnons en retour, c’est là ce qui entretient la stabilité de l’amour. Ce flux et ce reflux fout déborder la fontaine d’amour. Et ainsi l’attouchement de Dieu et notre avidité amoureuse ne forment qu’un seul et simple amour. L’homme est alors possédé par l’amour, au point d’être obligé de perdre le souvenir de lui-même et de Dieu, et de ne plus rien savoir en dehors de son amour. L’esprit se consume ainsi au feu de l’amour et il plonge en de telles profondeurs sous l’attouchement de Dieu, qu’il se laisse vaincre dans tous ses désirs, réduire à néant dans toutes ses opérations; il cesse d’être actif, devient lui-même amour au-dessus de tout effort d’application, et possède le fond le plus intime de tout son être créé, au-delà de toute vertu, là où toutes les opérations de sa nature créée ont leur commencement et leur fin. Tel est l’amour en lui-même, base et principe de toutes les vertus.

Or notre esprit, et cet amour lui-même sont vivants et féconds en vertus. C’est pourquoi les puissances ne peuvent demeurer dans l’unité de l’esprit. L’incompréhensible clarté de Dieu et son amour infini se tiennent au-dessus de l’esprit et exercent leur attouchement sur la puissance aimante. Alors l’esprit retombe dans son activité, avec une ardeur plus haute et plus fervente que jamais auparavant. Et plus il est fervent et noble, plus il est prompt à se dégager de toute activité pour se réduire à néant dans l’amour; ensuite il retombe dans une nouvelle activité, Or c’est là une vie céleste. Toujours l’esprit avide s’imagine qu’il dévore Dieu et L’absorbe, mais sous la touche divine, c’est lui-même qui continue de se laisser absorber : il tombe dans l’incapacité d’exercer aucune de ses activités, devenant lui-même amour au-dessus de toute activité. Car dans l’unité de l’esprit se fait l’union des puissances supérieures. La grâce et l’amour y résident essentiellement, au-dessus de toute activité : là se trouve en effet l’origine de la charité et de toutes les vertus. Il se fait là une effusion éternelle dans la Charité et les autres vertus, ainsi qu’un éternel retour commandé par une faim intime, le désir de goûter Dieu, enfin un éternel séjour dans la simplicité de l’amour.

Or tout cela s’effectue selon le mode créé et au-dessous de Dieu. Tels sont les exercices les plus intimes qu’on puisse pratiquer à la clarté d’une lumière créée, au Ciel et sur la terre. Au-dessus il n’existe plus que la vie dans la contemplation de Dieu, sous une lumière divine et selon le mode divin, dans cet exercice on ne saurait errer ou se laisser tromper; il commence ici-bas dans la grâce et doit durer éternellement dans la gloire.


Je vous ai donc montré jusqu’ici comment l’homme affranchi et élevé, moyennant la grâce de Dieu, devient voyant dans les exercices intérieurs, Et c’est le premier point que nous considérons, avec ce que le Christ demande et exige de nous quand Il dit : «Voyez.» Pour ce qui est du deuxième et du troisième point, quand Il dit : «L’époux vient, sortez», je vous ai exposé trois manières selon lesquelles s’effectue l’avènement intérieur du Christ, le premier avènement comportant quatre modes; je vous ai enseigné ensuite comment nous devons sortir par des exercices, selon les différents modes dont Dieu nous enflamme intérieurement, nous instruit et nous meut, en son avènement. Il convient maintenant de considérer le quatrième et dernier point, à savoir la rencontre du Christ notre époux. Car toute notre contemplation intérieure et spirituelle, dans la grâce ou dans la gloire, et toutes les sorties que nous pouvons effectuer dans la pratique des vertus, par quelque exercice que ce soit, tout cela ne tend qu’à une rencontre et une union avec le Christ notre Époux, car Il est notre Repos éternel, la Fin et le Salaire de tous nos labeurs.

Vous savez bien que toute rencontre consiste dans le rapprochement de deux personnes venant de lieux différents, opposés et séparés l’un de l’autre. Or le Christ vient de Là-Haut, comme un Seigneur, un Bienfaiteur libéral et tout-puissant. Quant à nous, nous venons d’en bas comme pauvres valets, ne pouvant rien par nous-mêmes, ayant besoin de tout. Le Christ vient en nous de l’intérieur vers l’extérieur, et nous venons à Lui de l’extérieur vers l’intérieur. C’est pour cette raison que doit se faire ici une rencontre spirituelle.

Cet avènement, cette rencontre du Christ avec nous, s’effectue de deux manières, à savoir avec intermédiaire et sans intermédiaire.

Or soyez attentifs à bien entendre ces considérations. L’unité de notre esprit peut être envisagée de deux manières, selon l’essence et selon l’acte. Vous devez savoir que l’esprit, selon son existence essentielle, reçoit le Christ en son avènement, simplement selon la nature, sans intermédiaire et sans interruption. Car l’essence et la vie que nous avons en Dieu dans notre Image éternelle, que nous avons que nous sommes en nous-mêmes selon notre existence essentielle, excluent tout intermédiaire comme toute séparation. C’est pourquoi l’esprit, en sa partie la plus intime et la plus élevée, reçoit selon la simple nature, l’impression de son Image éternelle et de la Clarté divine, sans aucune cesse; il est pour l’éternité une demeure de Dieu, que Dieu possède en y résidant éternellement, qu’Il visite sans cesse, renouvelant son avènement, l’illuminant toujours de nouvelles lumières dans le rayonnement de la génération éternelle. Car partout où Il vient, on peut dire qu’Il est, et partout où Il est, Il ne cesse de venir; mais là oit Il ne fut jamais, Il ne viendra jamais, car il n’est en Lui ni accident, ni variation; ce en quoi Il habite, demeure en Lui, car Il ne saurait sortir de Lui-même.

Pour cette raison l’esprit possède Dieu essentiellement, selon la simple nature, et Dieu possède l’esprit, du fait qu’il vit en Dieu et Dieu en lui. Et il est capable, eu sa partie la plus haute, de recevoir sans intermédiaire la clarté de Dieu et tout ce que Dieu peut apporter. Du fait de la clarté de son Image éternelle, qui brille essentiellement et personnellement en lui, l’esprit se sent défaillir en lui-même, selon les plus élevées de ses forces vives, il s’immerge dans l’Essence divine, au sein de laquelle il possède d’une façon permanente sa félicité éternelle ensuite il se répand de nouveau au dehors avec toutes les créatures, du fait de la génération éternelle du Fils; il est établi dans son être créé par la libre volonté de la sainte Trinité. Alors il porte la ressemblance de cette image du Très-Haut, à la fois un et trine, d’après laquelle il est fait, or selon son être créé, il reçoit passivement l’impression de son Image éternelle, sans aucune cesse, à la façon d’un miroir sans tache où l’image reflétée se conserverait toujours, et chaque fois que le regard s’y porte, c’est pour la connaissance, le principe d’un renouvellement perpétuel, à la lumière de nouvelles clartés. Cette unité essentielle de notre esprit avec Dieu ne subsiste pas par elle-même, mais elle demeure en Dieu, elle émane de Dieu, elle dépend de Dieu et elle revient à Dieu comme à son principe éternel; elle ne se sépare pas de Dieu, elle ne saurait jamais en être séparée quand elle se présente de cette manière. Or cette unité existe en nous, selon notre simple nature. Et si la créature se séparait de Dieu, elle tomberait dans le pur néant. Cette unité est d’autre part au-dessus du temps et de l’espace, et toujours elle demeure agissante, sans relâche, à la manière de Dieu; toutefois elle reçoit passivement l’impression de son Image éternelle, pour autant qu’elle porte la ressemblance divine, tout en étant par elle-même simple créature.

Telle est la noblesse que nous possédons par nature dans l’unité essentielle de notre esprit, où se fait naturellement son union à Dieu. Cela ne nous rend ni saints ni bienheureux, car tous les hommes, bons ou mauvais, possèdent pareille chose en eux; mais c’est là sans doute le principe de toute sainteté et de toute béatitude. Voilà en quoi consiste la rencontre et l’union de notre esprit avec Dieu selon la simple nature.

Or faites bien attention au sens de mes paroles, car si vous comprenez bien ce que je vais vous dire, et ce que je vous ai dit jusqu’ici, vous devrez comprendre toute la vérité divine, que quelque créature que ce soit pourrait vous enseigner, et aller même bien au-delà.

D’une autre manière, notre esprit se présente en acte dans cette même unité, et subsiste en lui-même comme en son être créé personnel : c’est là le fond originel des puissances supérieures. Et c’est là le commencement et la fin de toute activité créée, s’exerçant selon le mode créé, aussi bien dans l’ordre de la nature que dans l’ordre surnaturel. Toutefois l’unité n’agit pas en tant qu’elle est unité, mais toutes les puissances de l’âme, de quelque manière qu’elles agissent, tiennent toute leur efficacité et toute leur vigueur de leur fond originel, c’est-à-dire de l’unité de l’esprit, là où l’esprit subsiste en son être personnel.

En cette unité l’esprit doit garder toujours la ressemblance divine, moyennant la grâce et les vertus, ou bien alors la perdre par suite du péché mortel. Car si l’homme est fait à la ressemblance de Dieu, il est disposé à recevoir sa grâce, laquelle est en effet une lumière déiforme qui nous pénètre de ses rayons et produit en nous la ressemblance divine : sans cette lumière qui produit en nous la ressemblance divine, nous ne pouvons parvenir à l’union dans l’ordre surnaturel. Alors même que nous ne pouvons perdre l’image imprimée en nous ni l’union naturelle avec Dieu, s’il arrive que nous perdions la ressemblance, c’est-à-dire la Grâce divine, nous sommes voués à la damnation.

Pour cette raison, toutes les fois que Dieu trouve en nous quelque disposition à recevoir sa grâce, de par sa bonté gratuite Il veut nous rendre vivants et semblables à Lui moyennant ses dons. C’est ce qui a lieu toutes les fois que nous nous tournons vers Lui de tout notre vouloir. Au même instant en effet, le Christ vient vers nous, en nous, avec intermédiaire et sans intermédiaire, c’est-à-dire par ses dons et au-dessus de tous les dons. Et nous venons aussi à Lui et en Lui, avec intermédiaire et sans intermédiaire, c’est-à-dire par la vertu et au-dessus de toutes les vertus. Et Il imprime son image et sa ressemblance en nous, c’est-à-dire Lui-même et ses dons; Il nous délivre de nos péchés et nous rend libres et semblables à Lui-même.

Or dans cette même opération par laquelle Dieu nous délivre de nos péchés, et nous rend semblables à Lui et libres dans la charité, l’esprit se sent défaillir en Lui-même et s’immerge dans l’amour de simple jouissance. Alors s’accomplit une rencontre et une union qui est sans intermédiaire, et surnaturelle, en laquelle consiste notre suprême félicité.

S’il est naturel à Dieu de donner par amour et par bonté gratuite, pour nous et de notre point de vue, ses dons sont accidentels et d’ordre surnaturel. Nous étions en effet auparavant étrangers et dissemblables, et nous obtenons ensuite la ressemblance et l’unité avec Dieu.

Cette rencontre et cette unité que l’esprit aimant obtient et possède sans intermédiaire, elle doit s’effectuer dans une étreinte essentielle, dont le secret est impénétrable à tout notre entendement, si ce n’est dans cette appréhension essentielle par un acte simple de l’intelligence. Dans cette unité de jouissance, nous devons toujours avoir notre repos, au-dessus de nous-mêmes et au-dessus de toutes choses. C’est de cette unité qu’émanent tous les dons, naturels et surnaturels; cependant l’esprit aimant trouve son repos dans cette unité au-dessus de tous les dons. Et ici il n’y a rien que Dieu et l’esprit uni sans intermédiaire à Dieu. Dans cette unité nous sommes reçus par le Saint-Esprit et nous recevons le Saint-Esprit et le Père et le Fils et la nature divine tout à la fois, car on ne saurait diviser Dieu. Et l’esprit dans son inclination à la jouissance, cherchant le repos en Dieu au-dessus de toute ressemblance, atteint et possède surnaturellement, en son être essentiel, tout ce qu’il y a jamais reçu dans l’ordre naturel.

C’est là ce que tous les justes possèdent. Mais comment cela se fait, c’est ce qui leur reste caché toute leur vie, à moins qu’ils ne soient intérieurs et détachés de toutes les créatures.

Au même instant où l’homme se détourne du péché, il est accueilli par Dieu dans l’unité essentielle de lui-même, au sommet de son esprit, afin qu’il trouve en Dieu son repos, maintenant et à jamais. Et il reçoit la grâce de Dieu et sa ressemblance dans le fond originel de ses puissances, de sorte qu’il puisse croître toujours et grandir en de nouvelles vertus. Aussi longtemps que subsiste la ressemblance dans la charité et la vertu, l’unité demeure dans le repos, et on ne saurait la perdre, si ce n’est par le péché mortel.

Or toute sainteté et toute béatitude consistent en ce que l’esprit, du fait de sa ressemblance divine, et par le moyen de la grâce ou celui de la gloire, est introduit dans le repos au sein de l’unité essentielle. Car la grâce de Dieu est le chemin qu’il nous faut toujours suivre, si nous voulons parvenir à l’essence pure et nue où Dieu se donne sans intermédiaire dans toute sa richesse. C’est pour cela que les pécheurs et les esprits damnés sont plongés dans les ténèbres : la grâce de Dieu qui devait les éclairer, les instruire et les conduire à l’unité de jouissance, leur fait défaut. Cependant l’être essentiel de l’esprit est si noble, que les réprouvés ne peuvent pas vouloir être réduits à néant; le péché toutefois interpose un tel obstacle entre les puissances et l’essence où Dieu vit, de telles ténèbres, une telle dissemblance, que l’esprit ne peut parvenir à l’union en sa propre essence, laquelle, sans le Péché, serait son domaine propre et son repos éternel : Car celui qui vit sans péché, vit dans la ressemblance de Dieu et dans la grâce, et Dieu est son propre domaine. Aussi avons-nous besoin de la grâce qui chasse le péché, prépare la voie, et féconde toute notre vie.

C’est pour cela que le Christ vient toujours en nous par intermédiaire, c’est-à-dire par ses grâces et la diversité de ses dons. Et nous aussi nous allons à Lui par des intermédiaires, à savoir par la vertu et différents exercices. Et à mesure que les dons qu’il accorde sont plus intimes, que la motion qu’il exerce est plus subtile, notre esprit se livre à des exercices plus profonds et plus savoureux, comme il vous a été exposé à propos de tous les modes précédemment décrits. Et c’est là une chose qui se renouvelle toujours. Car Dieu accorde des dons toujours nouveaux, et notre esprit revient toujours à l’unité intérieure, selon la manière dont Dieu le sollicite et le comble de ses dons; et dans cette rencontre il reçoit des dons nouveaux qui sont toujours plus élevés. C’est ainsi qu’on grandit sans cesse, en vue d’atteindre à une vie plus haute.

Or cette rencontre actuelle se fait toujours par intermédiaire. Car les dons de Dieu et nos propres vertus, ainsi que toute l’activité de notre esprit constituent cet intermédiaire. Et cet intermédiaire est nécessaire chez tous les hommes et pour tous les esprits, car sans l’intermédiaire de la grâce de Dieu et de la conversion amoureuse librement effectuée, nul ne saurait être sauvé.

Or Dieu regarde la demeure, le lieu de repos, qu’Il s’est fait en nous et avec nous, à savoir l’unité et la ressemblance. Cette unité Il veut toujours la visiter, sans aucune cesse, à chaque avènement nouveau qui résulte de sa génération sublime et par l’effusion débordante de son amour infini, car il veut vivre parmi les délices dans l’esprit aimant, il veut aussi visiter et combler de ses dons la ressemblance de notre esprit, afin que nous devenions plus ressemblants encore et plus rayonnants de vertus.

Le Christ veut toutefois que nous établissions dans l’unité essentielle de notre esprit notre demeure et notre perpétuel séjour, riches par Lui au-dessus de toute activité de la créature et au-dessus de toute vertu, et que nous demeurions actuellement en cette même unité, riches et débordants de vertus et de dons célestes. Il veut que nous visitions l’unité et la ressemblance, sans aucune cesse, en chacune des œuvres que nous exécutons. Car en chaque instant nouveau Dieu naît en nous, et de cette nativité sublime procède le Saint-Esprit avec tous ses dons. Or nous devons rencontrer les dons de Dieu en nous conformant à sa ressemblance, et cette nativité sublime en nous tenant dans l’unité.

Or entendez bien comment nous devons rencontrer Dieu en chacune de nos œuvres, croître en Lui devenant plus ressemblant et posséder d’une manière plus noble l’unité de simple jouissance.

Toute œuvre bonne, si infime soit-elle, qui est rapportée à Dieu avec amour, une intention élevée et simple, mérite un surcroît de ressemblance et de vie éternelle en Dieu. L’intention simple amène les puissances dispersées à se rassembler dans l’unité de l’esprit et assujettit l’esprit à Dieu. L’intention simple est le principe et la fin et l’ornement de toute vertu. L’intention simple rend à Dieu louanges et gloire, elle Lui fait hommage de toute vertu; elle se dépasse elle-même, elle pénètre les cieux et toutes choses, et découvre Dieu dans le fond simple d’elle-même. L’intention est simple quand elle n’a en vue que Dieu et toutes choses par rapport à Dieu. L’intention simple chasse toute feinte et duplicité, et il convient de la garder et pratiquer dans toutes ses œuvres, par-dessus toute chose. Car elle vous tient en présence de Dieu, donnant la clarté à l’entendement, le zèle à la vertu, elle délivre de toute crainte inopportune, tant ici-bas qu’au jour du jugement, L’intention simple, c’est cet œil simple dont parle le Christ, qui garde le corps, c’est-à-dire toute l’activité et toute la vie de l’homme, dans la lumière et la pureté à l’endroit du péché, L’intention simple, c’est l’inclination intérieure de l’esprit, laquelle se règle sur la lumière et sur l’amour. C’est la base de toute spiritualité. Elle inclut en elle-même la foi, l’espérance et la charité, car elle met sa confiance en Dieu et Lui garde sa foi. Elle foule aux pieds la nature. Elle procure la paix et chasse de l’esprit tout murmure; elle conserve toutes les vertus bien vivantes et donne la paix, l’espérance, l’assurance en Dieu, aussi bien ici-bas qu’au jour du jugement.

Ainsi nous devons habiter dans l’unité de notre esprit, avec la grâce et la ressemblance divine, et toujours rencontrer Dieu par l’intermédiaire des vertus, Lui offrant toutes nos vertus et toute notre vie et toutes nos œuvres avec une intention simple : ainsi nous Lui deviendrons chaque instant plus ressemblant, en chacune de nos œuvres. Par le fond de l’intention simple, nous nous dépassons nous-mêmes et rencontrons Dieu sans intermédiaire et reposons avec Lui au fond de la simplicité : c’est là que nous possédons l’Héritage qui nous est préparé de toute éternité.

La vie de tous les esprits et leur activité vertueuse consistent dans la ressemblance divine jointe à la simplicité d’intention; et tout leur repos suprême consiste dans la simplicité au-dessus de toute ressemblance. Cependant chaque esprit peut surpasser un autre en vertu et ressemblance, et chacun possède en lui-même son essence propre selon sa noblesse. Dieu suffit à chacun en particulier, et chacun cherche Dieu au fond de l’esprit selon la mesure de son amour, tant ici-bas que dans l’éternité.

Or considérez l’ordre et la gradation de toutes vertus et de toute sainteté, ainsi que la façon dont nous devons rencontrer Dieu dans la ressemblance afin de pouvoir reposer avec Lui dans l’unité.

I. Quand l’homme vit dans la crainte de Dieu, pratiquant les vertus morales et les exercices extérieurs, se montrant obéissant et soumis à la sainte Église et aux commandements de Dieu, empressé à faire le bien avec une intention simple, alors il porte la ressemblance divine du fait de sa fidélité et de l’accord de sa volonté avec la volonté divine, qu’il s’agisse d’agir ou de s’abstenir; et il repose en Dieu au-dessus de toute ressemblance. Car moyennant la fidélité et la simplicité d’intention, l’homme accomplit la volonté de Dieu, plus ou moins, selon le degré de sa ressemblance; et moyennant la charité il repose en son Bien-aimé au-dessus de la ressemblance.

II. Et s’il s’exerce bien en ce qu’il a reçu de Dieu, alors Dieu lui donne l’esprit de piété et de générosité. Ainsi il devient large de cœur, doux et miséricordieux, il atteint un plus haut degré de vie et de ressemblance. Et il sent qu’il repose davantage en Dieu, qu’il acquiert plus de largeur et de profondeur qu’auparavant dans la vertu; la ressemblance et le repos ont pour lui d’autant plus de saveur qu’il devient plus ressemblant.

III. S’il s’exerce bien sur ce point avec zèle et simplicité d’intention, luttant contre tout ce qui est contraire à la vertu, il obtient le troisième don à savoir la science et le discernement : ainsi devient-il raisonnable, il sait ce qu’il doit faire et laisser faire, quand il doit donner et quand il doit prendre; Moyennant la simplicité d’intention et la charité divine, cet homme-là repose en Dieu au-dessus deb lui-même dans l’unité. Il se possède lui-même dans sa ressemblance divine, et pratique toutes ses œuvres avec une plus grande délectation. Il fait preuve en effet d’obéissance et de soumission envers le Père, de raison et de discernement à l’endroit du Fils, de libéralité et de piété au regard du Saint-Esprit. Et ainsi il porte la ressemblance de la Trinité sainte. Et il repose en Dieu par la charité et la simplicité de son intention. C’est en cela que consiste toute la vie active.

Ainsi l’homme doit s’exercer avec beaucoup de zèle et suivre son intention simple avec discernement. Il doit se garder de tout ce qui est contraire à la vertu et se tenir toujours prosterné aux pieds du Christ, dans une attitude de soumission et d’humilité : ainsi il croît chaque instant en vertu et en ressemblance. Et s’il se comporte ainsi il ne peut s’égarer, Cependant il demeure toujours de cette manière dans la vie active, du fait que l’homme s’applique et s’exerce à des choses qui occupent le cœur et à des œuvres multiples, plutôt qu’à la recherche de ce qui est la cause et le pourquoi de toute activité. De même s’il s’attache davantage par ses exercices aux pratiques sacramentelles, aux signes et aux usages extérieurs, plutôt qu’à ce qui en est la cause, à la vérité signifiée, il reste toujours un homme extérieur, faisant toutefois son salut par ses bonnes œuvres, accomplies avec une intention simple.

Pour cette raison, si l’homme veut s’approcher de Dieu et s’élever dans ses exercices et dans toute sa vie, il doit trouver l’entrée qui le conduira des œuvres à leur pourquoi, des signes à la vérité. Ainsi il deviendra maître de ses œuvres et connaîtra la vérité, il entrera dans la vie intérieure.

IV. Et Dieu lui accorde alors le quatrième don, à savoir l’esprit de force. Il peut ainsi dominer joies et peines, profits et pertes, espoirs et soucis relatifs aux choses terrestres, toutes sortes d’obstacles et toute multiplicité. De la sorte l’homme devient libre et détaché de toutes les créatures.

Quand l’homme cesse de s’embarrasser d’images, il est maître de lui-même; il devient facilement, sans effort, uni et intérieur et il se tourne librement et sans obstacle vers Dieu par une dévotion fervente, des désirs élevés, avec louanges et grâces, dans la simplicité de son intention. Il trouve une nouvelle saveur dans toutes ses œuvres et dans toute sa vie, intérieure et extérieure, car il se tient devant le trône de la sainte Trinité, et souvent il reçoit de Dieu douceurs et consolations intérieures. Celui en effet qui sert à cette table avec louanges et grâces et révérence intérieure, boit souvent du vin et goûte aux reliefs et aux miettes qui tombent de la table du Seigneur, et toujours il a la paix intérieure du fait de la simplicité de son intention.

S’il se trouve qu’il veuille rester ferme devant Dieu, rendant louanges et grâces et gardant son intention élevée, l’esprit de force redouble en lui. Il ne se laisse pas glisser en lui-même dans les affections charnelles et le désir des douceurs et consolations, d’aucun des dons de Dieu, du repos ou de la paix du cœur, mais tous les dons et consolations il veut les dépasser afin de trouver Celui qu’il aime.

Aussi est-il fort celui qui délaisse et domine lesattachements du cœur et les choses de la terre. Et il est doublement fort relui qui dépasse et surmonte toute consolation et tous les dons célestes. Par là l’homme s’élève au-dessus de toutes les créatures et se possède lui-même dans sa puissance et sa liberté, moyennant le don de force spirituelle.

V. Lors donc que l’homme ne se laisse dominer ou empêcher par aucune créature de demeurer ferme dans la simplicité et l’élévation de son intention, dans la louange de Dieu, la recherche et la poursuite de Dieu au-dessus de tous ses dons, moyennant cette force, alors Dieu lui act'orde le cinquième don, à savoir le don de conseil.

Par ce don le Père attire l’homme intérieurement et l’appelle à sa droite avec les élus au sein de son unité. Et le Fils lui dit en esprit « Suis-moi auprès de mon Père : une seule chose est nécessaire. » Et le Saint-Esprit fait ouvrir le cœur et l’embrase d’un amour brûlant, d’où provient une vie impétueuse et une impatience intérieure. Car celui qui écoute ce conseil, il est pris dans une tempête d’amour et il ne trouve son contentement en rien si ce n’est en Dieu seul. C’est pourquoi il se détache de lui-même et de toutes choses, en de pouvoir trouver Celui en qui il vit, en qui toutes choses se ramènent à l’unité. lei l’homme doit chercher Dieu avec une intention simple, se dominer lui-même par la raison, renoncer à toute volonté propre et attendre librement l’unité qu’il désire, jusqu’au jour où Dieu voudra bien l’accorder. L’esprit de conseil exerce ainsi une dou­ble action en lui ; car il est grand et il suit l’ordre et le conseil de Dieu, celui qui se détache de lui-même et de toutes choses, disant avec un amour insatiable, impétueux et brûlant : « Que votre règne arrive. »

Mais il est plus grand encore et plus empressé à suivre le conseil divin, celui qui renonce à sa volonté propre ou la surmonte dans l’amour et dit à Dieu avec soumission et révérence : « Que votre volonté soit faite en toutes choses et non la mienne. »

Lorsque le Christ notre Seigneur vit s’approcher l’heure de sa Passion, Il dit cette même parole à son Père, s’anéantissant Lui-même avec humilité. Et ce fut pour Lui la parole la plus satisfaisante et la plus honorable, pour nous la plus profitable, pour le Père la plus aimable, pour le diable la plus infamante que le Christ eût jamais prononcée. C’est en effet par le renoncement à sa volonté selon son humanité que nous sommes tous sauvés. Ainsi le vouloir divin devient pour l’homme aimant et humble la plus haute joie et le plaisir suprême selon sa sensibilité spirituelle, dût-il même aller en enfer, ce qui est impossible. Ici la nature est réduite au plus bas et Dieu exalté au plus haut. Et l’homme est capable de tous les dons de Dieu, car il s’est renié lui-même, il a renoncé à sa volonté propre et donné le tout pour le tout ; c’est pourquoi il ne demande et ne veut rien que ce que Dieu veut donner. La volonté de Dieu, c’est toute sa joie. Or celui qui s’abandonne ainsi par amour est le — plus libre des hommes, il vit sans souci, car Dieu ne peut perdre ce qui est sien. Mais faites bien attention, quoique Dieu connaisse tous les cœurs, Il ne manque pas pour autant de visi­ter et d’éprouver un tel homme, pour l’amener à montrer s’il peut librement se renoncer lui-méme, se rendant ainsi capable de plus hautes clartés, disposé à mener une vie qui tourne à la gloire de Dieu et à sa propre utilité. C’est pour cela que Dieu le fait parfois passer du côté droit au côté gauche, du ciel à l’enfer, de la plénitude de la félicité à une grande détresse ; il peut sembler qu’il est délaissé et dédai gné par Dieu et par toutes les créatures. S’il a auparavant renoncé à lui-même et à sa volonté propre avec amour et joie, de manière à ne chercher rien pour soi, mais la volonté adorable de Dieu, il lui est facile de s’oublier lui-même dans les afflictions et la détresse, de manière encore à ne chercher rien pour soi, mais toujours la gloire de Dieu. Celui qui a la volonté de faire de grandes choses, a la volonté de souffrir de grands tourments, mais souffrir et endurer avec abandon est plus noble, a plus de valeur au regard de Dieu, procure à notre esprit plus de satisfaction, que d’accomplir de grandes œuvres avec le même abandon, ce qui est en effet plus contraire à notre nature. Aussi l’esprit est-il élevé plus haut et la nature réduite plus bas par de lourdes afflictions que par de grandes œuvres, à égalité d’amour.

Si l’homme demeure dans cet abandon, sans autre choix, comme quelqu’un qui ne voudrait et ne saurait rien d’autre, il possède doublement l’esprit de conseil, car il a satisfait à la volonté et au conseil de Dieu par ce qu’il fait comme par ce qu’il souffre, par l’abandon de lui-même et Dar son obéissance soumise. La nature reçoit alors son ornement suprême et l’homme est capable d’être illuminé selon l’esprit.

VI. C’est pour cela que Dieu accorde alors le sixième don, à savoir l’esprit d’intelligence.

Ce don nous l’avons précédemment comparé à une source avec trois ruisseaux. Car il établit notre esprit dans l’unité, il révèle la vérité et il produit un amour qui se donne largement à la communauté. Ce don est comparable aussi à la lumière du soleil, car le soleil par son éclat emplit l’air d’une simple clarté, il éclaire toute forme et fait paraître la distinction de toutes les couleurs : et par là il fait connaître sa propre puissance, et sa chaleur se répand en commun sur le monde entier pour l’utilité et la fécondité de tous les êtres.

De la même façon, la première irradiation du don d’intelligence produit dans l’esprit la simplicité, et cette simplicité est pénétrée des rayons d’une singulière clarté, tout comme l’air, dans le ciel, de la lumière du soleil. Car la grâce de Dieu, qui est la base de tous les dons, habite essentiellement comme une lumière simple notre intellect possible. Et moyennant cette lumière simple notre esprit est stabilisé, simplifié, illuminé, plein de grâces et de dons divins, ici il porte la ressemblance de Dieu par le moyen de la grâce et de l’amour divin.

Et du fait qu’il porte la ressemblance divine, que son intention et son amour se tournent vers Dieu avec simplicité, au-dessus de tous les dons, il ne se tient pour satisfait ni par la ressemblance ni par une telle lumière créée : il a en effet une inclination fondamentale, à la fois naturelle et surnaturelle, qui le porte vers l’Essence infinie d’où il est issu. Or l’unité de l’Essence divine exerce une attraction éternelle sur tout ce qui porte sa ressemblance pour l’amener à son unité. C’est pourquoi l’esprit s’évanouit à lui-même dans la jouissance, et il s’écoule en Dieu comme en son éternel repos. Car la grâce de Dieu se comporte vis-à-vis de Dieu comme la lumière vis-à-vis du soleil, et c’est l’intermédiaire et la voie qui nous conduit à Lui; aussi brille-t-elle en nous d’une clarté simple, et elle nous imprime une marque divine, c’est-à-dire la ressemblance de Dieu. Dr cette ressemblance s’évanouit chaque instant à elle-même, pour mourir en Dieu et devenir un avec Dieu, rester et demeurer dans l’unité; car la charité nous fait agir en union avec Dieu, elle nous fait rester et habiter dans l’unité. Néanmoins nous gardons éternellement la ressemblance dans la lumière de grâce et aussi dans celle de gloire, où nous nous possédons nous-mêmes, quant à notre activité, dans la charité et la vertu. Et nous gardons l’unité avec Dieu au-dessus de toute notre activité dans la nudité de notre esprit, plongés dans la lumière divine où nous possédons Dieu au-dessus de toute vertu, dans le repos. Car dans la ressemblance la charité doit éternellement être active, et dans l’amour de jouissance l’unité avec Dieu doit toujours trouver le repos. Et c’est là s’adonner à l’amour.

Car en un même temps, en un même instant, l’amour agit et se repose en son bien-aimé, les deux choses se renforçant mutuellement. Car plus l’amour est haut, plus profond est le repos; et plus le repos est profond, plus l’amour est fervent : une chose en effet est impliquée dans l’autre, et celui qui n’aime pas ne trouve pas le repos, comme celui qui n’a pas de repos ne connaît pas l’amour. Cependant il semble parfois au juste qu’il ne trouve en Dieu ni l’amour ni le repos : ce sentiment vient de l’amour; en effet, désirant aimer plus qu’il n’en est capable, il éprouve un sentiment d’insuffisance. Dr dans cette opération il goûte à la fois l’amour et le repos, car nul ne peut comprendre comment on aime dans l’action et trouve le repos dans la jouissance, si ce n’est l’homme abandonné, détaché et éclairé.

Néanmoins tout amant est un avec Dieu, et plongé dans le repos, il porte en même temps la ressemblance divine dans l’activité que l’amour commande; car Dieu dans sa très haute nature dont nous portons la ressemblance, se tient quant à la jouissance dans un éternel repos selon son unité essentielle, et quant à l’activité dans une opération éternelle selon la Trinité : l’un est le complément de l’autre, car le repos réside dans l’unité, et l’activité dans la Trinité, l’un et l’autre subsistant dans l’éternité. Aussi est-il nécessaire d’aimer pour savourer le goût de Dieu, et qui veut aimer est capable de goûter. Mais si l’on se contente d’autres choses, on est incapable de goûter ce qu’est Dieu. C’est pourquoi nous devons nous posséder nous-mêmes avec simplicité dans la vertu et la ressemblance, et posséder Dieu au-dessus de nous-mêmes, moyennant l’amour, dans le repos et l’unité. C’est là le premier point dans la manière dont l’homme «commun» acquiert la stabilité.

Quand l’air est illuminé par la clarté du soleil, alors se manifeste la beauté et la richesse du monde entier, les yeux de l’homme sont éclairés et il prend plaisir à distinguer la multiplicité des couleurs. De la même façon quand nous sommes simples en nous-mêmes et que notre intellect possible est éclairé et illuminé par l’esprit d’intelligence, nous pouvons connaître les attributs sublimes qui sont en Dieu, causes de toutes les œuvres qui émanent de Dieu. Bien que tous les hommes puissent comprendre ces œuvres, et Dieu au moyen de ses œuvres, nul ne peut cependant comprendre les attributs d’où les œuvres de Dieu découlent, avoir une intelligence savoureuse et adéquate de ce qu’ils sont en leur fond, si ce n’est moyennant ce don. Il nous apprend en effet à considérer et connaître notre propre noblesse. Il nous rend aptes à discerner dans la pratique des vertus et dans tous nos exercices, comment nous devons vivre sans nous égarer, selon la vérité éternelle. Et celui qu’Il éclaire, il peut marcher selon l’esprit, et par sa raison illuminée observer et comprendre toutes choses comme il convient, au ciel et sur la terre. Aussi dirige-t-il ses pas dans les cieux, considérant et contemplant avec tous les saints la noblesse de son Amani : sa hauteur incompréhensible et son insondable profondeur, sa longueur et sa largeur, sa sagesse et sa vérité, sa bonté et son ineffable libéralité, tous les autres attributs semblables, infiniment dignes d’amour, qui sont en Dieu, notre Amant, innombrables et infinis dans sa nature sublime, puisque Lui-même ne s’en distingue pas.

Alors l’homme illuminé baisse les yeux pour faire retour sur lui-même et sur toutes les créatures; il considère comment Dieu les a toutes créées par un effet de sa bonté gratuite et enrichies de ses dons dans la nature, de multiples façons; comment Il veut les doter et enrichir au-dessus de la nature en se donnant Lui-même, pourvu qu’elles aient la volonté et le désir de rechercher pareille faveur. Toutes ces considérations de la raison; par voie de distinctions multiples, sur les richesses de Dieu, font la joie de notre esprit, dès l’instant que moyennant l’amour divin nous sommes morts à nous-mêmes en Dieu, que nous vivons et marchons selon l’esprit et goûtons la saveur des choses qui sont éternelles.

Ce don d’intelligence nous montre l’unité que nous avons et possédons en Dieu par l’amour fruitif qui nous ravit à nous-mêmes, ainsi que la ressemblance divine que nous portons en nous-mêmes moyennant la charité et la vertu. Il nous donne lumière et clarté pour que nous puissions y marcher selon l’esprit, avec discernement, contempler Dieu et le connaître à travers des figures spirituelles, nous considérer et nous connaître nous-mêmes ainsi que toutes choses selon le mode et la mesure de la lumière, selon la volonté de Dieu et la noblesse de notre entendement. C’est là le second point relatif à la manière dont l’homme commun devient illuminé.

Selon la mesure dont l’air est illuminé par la clarté du soleil, la chaleur est plus ou moins grande et répand plus ou moins communément la fertilité. Lorsque notre raison et notre entendement sont ainsi éclairés pour connaître distinctement la vérité divine, alors la volonté, c’est-à-dire la puissance aimante, s’échauffe jusqu’à s’écouler largement dans sa fidélité et son amour pour la communauté des êtres et des choses; car ce don suscite en nous un amour large et commun, moyennant la connaissance de la vérité que nous obtenons dans le rayonnement de sa lumière.

Les hommes les plus simples, ce sont les plus tranquilles, ceux qui sont le mieux en paix avec eux-mêmes; et ils sont profondément immergés en Dieu, ils ont l’intelligence éminemment claire, déploient leur activité dans les œuvres bonnes les plus diverses, et laissent déborder leur amour dans l’intérêt le plus largement commun. Ils rencontrent moins d’obstacles que d’autres, parce qu’ils portent davantage la ressemblance divine. Dieu est en effet simplicité dans son essence, clarté dans son intelligence; amour commun et débordant dans son activité. Et plus nous ressemblons à Dieu à ce triple point de vue, plus nous Lui sommes unis. C’est pourquoi nous devons rester simples en notre fond, considérer toutes choses à la lumière de la raison éclairée, et imprégner toutes choses d’un amour commun. De la même façon le soleil au ciel demeure en lui-même ce qu’il est, simple et immuable, bien que sa clarté et. sa chaleur se répandent communément sur le monde entier.

Or entendez bien comment nous devons marcher selon la raison éclairée, dans l’amour commun. Le Père est le principe de la Divinité tout entière selon l’essence et selon les personnes. Aussi devons-nous nous prosterner en esprit avec humilité et révérence devant la majesté du Père; c’est ainsi que nous possédons l’humilité qui est la base de toutes les vertus. Nous devons adorer avec ferveur la puissance du Père, c’est-à-dire lui rendre honneur et gloire, c’est ainsi que nous serons élevés en esprit, car dans Sa toute-puissance il tire toutes choses du néant et les maintient dans l’existence. Nous devons rendre louanges et grâces à la fidélité et à l’amour de Dieu, et les servir éternellement, car nous leur devons d’avoir été délivrés des chaînes de l’ennemi et de la mort éternelle; c’est ainsi que nous devenons libres. Nous devons représenter à la sagesse de Dieu l’aveuglement et l’ignorance de la nature humaine et les déplorer, demander que tous les hommes soient éclairés et obtiennent la connaissance de la vérité; c’est ainsi que Dieu sera connu par eux et honoré. Nous devons implorer la miséricorde de Dieu pour les pécheurs, afin qu’ils se convertissent et progressent dans la vertu; c’est ainsi que Dieu sera par eux désiré et aimé. Nous devons donner largement à tous ceux qui sont dans le besoin, puisant dans les richesses de la bonté divine, afin que tous soient comblés et refluent vers Dieu; c’est ainsi que tous ils posséderont Dieu. Nous devons offrir au Père avec honneur et révérence tout ce que le Christ, dans son humanité,. a fait pour le servir avec amour : ainsi toutes nos prières seront exaucées. Nous devons aussi offrir au Père dans le Christ Jésus l’empressement fervent des anges et des saints et de tous les justes, ainsi nous nous unissons à eux tous dans la gloire de Dieu. En outre nous présenterons an Père le service de la sainte Église, et le sacrifice auguste offert par tous les prêtres, ainsi que tout ce que nous pouvons comprendre et pratiquer «au nom du Christ, afin de rencontrer Dieu par l’intermédiaire du Christ, de Lui ressembler par l’amour commun, et de dépasser par la simplicité toute ressemblance, nous unissant à Lui dans l’unité essentielle. Toujours nous devons rester dans l’unité avec Dieu, nous répandre éternellement avec Dieu et tous les saints dans l’amour commun, revenir toujours au sein de l’unité par les louanges et Actions de grâces, et par l’amour fruitif nous évanouir à nous-mêmes dans un repos essentiel. Telle est la vie la plus riche que je connaisse, et c’est par là que nous possédons le don d’intelligence.

VII. Or entendez bien, l’unité de jouissance qui est en Dieu, se présente dans le mouvement qui nous y ramène, comme une ténèbre où tout mode s’abolit, comme une pure incompréhensibilité. Moyennant l’amour et la simplicité d’intention, l’esprit fait retour en son sein, activement par l’offrande de toutes ses vertus, et fruitivement par l’offrande de lui-même au-dessus de toutes les vertus.

De cette considération amoureuse résulte le septième don, à savoir l’esprit de sagesse savoureuse : il pénètre la simplicité de notre esprit, notre âme et notre corps de sagesse et de goût spirituel. C’est une touche ou motion divine dans l’unité de notre esprit, fondement et origine de toutes les grâces, de tous les dons, de toutes les vertus. Et dans cet attouchement divin, chacun goûte la saveur de ses exercices et de toute sa vie, selon la véhémence de cette touche et la mesure de son amour. Or cette motion divine est l’intermédiaire la plus intime entre Dieu et nous, entre le repos et l’action, entre les modes déterminés et l’indétermination pure, entre le temps et l’éternité.

Cette brûlure spirituelle, Dieu la produit en nous, de prime abord, avant aucun don, quoiqu’à vrai dire nous n’en ayons connaissance et n’en fassions l’expérience savoureuse qu’en tout dernier lieu. Car lorsque nous avons cherché Dieu avec amour dans tous nos exercices, jusqu’au fond le plus intime de notre âme, alors nous éprouvons l’irruption de toutes les grâces et de tous les dons divins. Cet attouchement nous le sentons dans l’unité de nos puissances supérieures, au-dessus de la raison, mais non en dehors d’elle, car nous percevons une touche qui nous meut.

Toutefois si nous voulons savoir ce que c’est ou d’où cela vient, notre raison se montre défaillante, comme toute considération d’ordre créé. Car l’air peut être éclairé par la lumière du soleil, nos yeux peuvent être subtils et sains; si nous voulons suivre les rayons qui apportent la clarté et considérer le disque du soleil, les yeux cessent d’être en état de faire leur œuvre, ils se contentent de recevoir passivement la lumière des rayons. De la même façon le reflet de la lumière incompréhensible est si intense, tel qu’il se présente à l’unité de nos puissances supérieures, que toute opération d’ordre créé, procédant par distinction, se trouve nécessairement défaillante.

Ici notre activité doit se résoudre à subir passivement l’action de Dieu en nous et c’est là l’origine de tous les dons. Car si nous étions capables de saisir Dieu par notre seule appréhension, Il se donnerait Lui-même à nous sans intermédiaire; cela nous est impossible, car nous sommes trop étroits et trop infimes pour le saisir. C’est pourquoi Il verse en nous ses dons selon la mesure de notre capacité et selon la noblesse de nos exercices.

L’unité féconde de Dieu se tient en effet au-dessus de l’unité de nos puissances et nous sollicite toujours à porter la ressemblance divine dans l’amour et la vertu. Aussi nous sentons-nous à chaque instant incités par une touche nouvelle à nous rénover davantage et à devenir plus ressemblants à Dieu dans la vertu. Du fait de cette touche qui se renouvelle, l’esprit est saisi de faim et de soif : il veut épuiser la saveur de cet abîme sans fond, dans la tempête de l’amour le parcourir de bout en bout, pour pouvoir se rassasier. Il en résulte, sous l’empire de cette faim, un acharnement éternel à passer outre à une insuffisance éternelle; car tous les esprits qui aiment tendent vers Dieu leurs efforts et leurs désirs, chacun selon le degré de sa noblesse, et selon l’attouchement divin qui se fait sentir en lui. Et pourtant Dieu demeure éternellement insaisissable au gré de nos désirs et des initiatives de notre activité. C’est pour cela qu’il subsiste en nous une faim éternelle et l’éternel désir de rentrer avec tous les saints dans l’unité.

Or dans la rencontre de Dieu, la clarté et la chaleur sont si intenses et si démesurées, que tout esprit se montre inapte à poursuivre ses opérations, fond et s’évanouit dans l’amour qu’il ressent en son unité. Il doit alors subir passivement l’action de Dieu en lui en tant que pure et simple créature, de sorte que notre esprit, avec la grâce de Dieu et toutes nos vertus, se réduit à n’être plus qu’un amour sensible, dans l’inaction; notre esprit est en effet arrivé au terme de son activité et il n’est plus lui-même qu’amour. Ici il est devenu simple, apte à recevoir tous les dons et capable de pratiquer toutes les vertus.

En ce fond de l’amour ressenti jaillit la veine d’eau vive, c’est-à-dire l’illumination ou l’action intérieure de Dieu, qui à chaque instant nous meut, nous stimule, nous attire et nous amène à nous répandre en nouvelles œuvres de vertu.

Ainsi je vous ai montré le fond et le mode de toutes les vertus.

Or entendez bien, l’illumination de Dieu, sans mesure et d’une clarté incompréhensible, cause de tous les dons et de toutes les vertus, cette lumière incompréhensible, transforme l’inclination fruitive de notre esprit et l’imprègne d’une même clarté incompréhensible dans laquelle tout mode s’efface. Et dans cette lumière l’esprit s’évanouit à lui-même dans un repos de pure jouissance, car ce repos est sans mode et sans fond, et on ne peut le connaître que par lui-même, c’est-à-dire en s’y livrant. Si nous pouvions en effet le connaître et le comprendre, il se prêterait à quelque mode et quelque mesure : ainsi il ne saurait nous satisfaire, ce ne serait plus la quiétude, mais une perpétuelle inquiétude. C’est pourquoi la simple inclination amoureuse de notre esprit, en cette évanescence, produit en nous un amour fruitif, lequel est insondable.

Or l’abîme de Dieu appelle l’abîme, à savoir tous ceux qui sont unis à l’esprit de Dieu par l’amour de fruition. Cet appel, c’est l’inondation d’une clarté essentielle. Et cette clarté essentielle, nous enveloppant d’un amour insondable, nous amène à nous perdre nous-mêmes et à nous écouler dans la ténèbre farouche de la Divinité. Et ainsi unis, sans intermédiaire ne faisant qu’un avec l’esprit de Dieu, nous sommes à même de rencontrer Dieu avec l’aide de Dieu, et de posséder avec Lui et en Lui d’une manière durable notre éternelle félicité.

Cette vie très intime s’exerce de trois manières.

Parfois l’homme intérieur rentre en lui-même, d’une manière simple, selon l’inclination fruitive, au-dessus de toute activité et de toute vertu, par un simple regard plongeant dans l’amour de fruition. C’est ici qu’il rencontre Dieu sans intermédiaire. De l’unité divine rayonne en lui une simple lumière, et ce que cette lumière lui révèle n’est que ténèbre, nudité, néant. De cette ténèbre il est comme enveloppé : tout mode pour lui s’abolit, comme s’il versait dans l’égarement. Dans cette nudité il perd la faculté de considérer distinctement les choses et se laisse transformer et imprégner de la toute simple clarté. Dans le néant il se sent défaillir en toutes ses œuvres, car l’activité de l’amour infini de Dieu l’emporte sur la sienne.

Or, par l’inclination fruitive de son esprit, il triomphe de Dieu et ne fait plus qu’un esprit avec Lui. Par cette union dans l’esprit de Dieu, il lui est donné de goûter une saveur délectable, il possède l’essence divine. Abîmé en lui-même dans son existence essentielle, il est comblé d’une félicité infinie, des richesses mêmes de Dieu. Et de ces richesses se répand dans l’unité des puissances supérieures la plénitude enveloppante de l’amour ressenti. De cette plénitude de l’amour ressenti se répand dans le cœur et dans les puissances charnelles un goût sensible et pénétrant. Du fait de ce flot débordant l’homme devient immobile intérieurement, impuissant en lui-même et dans toutes ses œuvres et il ne sait et ne sent rien d’autre au fond le plus intime de son être, dans son âme et dans son corps, qu’une clarté singulière avec un bien-être sensible et un goût pénétrant.

C’est là le premier mode, lequel implique une complète disponibilité. Il détourne l’homme en effet de toute préoccupation à l’endroit des choses et l’élève au-dessus de toute activité et de toute vertu, il l’unit à Dieu et assure la stabilité des exercices les plus intimes qu’on puisse pratiquer. Aussi chaque fois que l’homme juste s’embarrasse de quelque préoccupation ou de quelque pratique vertueuse pour s’arrêter à des images, au lieu de rentrer en lui-même comme il le désire, il se heurte dans ce mode à un obstacle. Ce mode consiste en effet à s’élever, au-dessus de toutes choses à une entière disponibilité. Voilà ce qu’il y avait à dire sur la première manière des exercices les plus intimes.

Il arrive parfois que cet homme intérieur se tourne vers Dieu par le désir et par l’action, en vue de rendre à Dieu honneur et gloire, de s’offrir lui-même, avec tout ce qu’il peut faire, et de se consumer dans l’amour de Dieu : ici il rencontre Dieu par intermédiaire. Cet intermédiaire c’est le don de sagesse savoureuse qui est la base et l’origine de toute vertu, incitant et animant tout homme juste à la vertu selon la mesure de son amour; quant à l’homme intérieur, il le touche et l’embrase parfois d’un amour tel que tous les dons de Dieu, tout ce que Dieu peut donner en dehors de Lui-même, lui semble trop peu et ne saurait lui suffire, ne faisant au contraire qu’accroître son impatience : il possède en effet la faculté de percevoir ou de sentir au fond de son âme, où toutes les vertus ont leur principe et leur fin, où par tous ses vœux il fait offrande à Dieu de toute vertu, où l’amour enfin demeure vivant. Pour cette raison la faim, la soif d’amour deviennent si grandes qu’à tout instant il s’abandonne, renonçant à toute activité qui se trouve défaillante, s’anéantissant dans l’amour. Il a faim et soif dans son désir de connaître le goût de Dieu. Chaque fois que brille en lui le regard de Dieu, il se sent saisi par Dieu et c’est alors seulement que se renouvelle la touche d’amour. De la sorte, quoique vivant il meurt et quoique mourant il revient à la vie. Et c’est ainsi que la faim et la soif d’amour se renouvellent en lui à chaque instant, attisant son désir.

C’est là le second mode : il est de l’ordre du désir, lorsque l’amour s’appuie sur la ressemblance et aspire de tous ses vœux à l’union avec Dieu.

Ce mode est pour nous d’un plus grand profit et d’un plus grand honneur que le premier, car il est la cause du premier. Personne en effet ne peut parvenir au repos qui se situe au-dessus de toute activité, s’il n’a aimé auparavant et en désir et en action. C’est pourquoi la grâce de Dieu et notre amour actif doivent précéder et suivre, c’est-à-dire qu’il faut s’y exercer avant et après. Car sans les œuvres d’amour nous ne pouvons ni mériter ni atteindre Dieu, non plus que conserver ce que nous avons acquis par les œuvres d’amour. Aussi nul ne doit-il se croire quitte de toute activité tant qu’il reste maître de lui-même et en état de se livrer aux œuvres de l’amour. Ainsi quand l’homme juste s’attarde tant soit peu à quelque don divin ou quelque créature, il rencontre un empêchement dans cet exercice de la vie la plus intime; cet exercice consiste en effet dans une faim que rien ne peut rassasier si ce n’est Dieu.

De ces deux modes résulte le troisième, à savoir une vie intérieure selon la justice. Or entendez bien, Dieu vient sans cesse en nous avec intermédiaire ou sans intermédiaire, il nous presse de jouir et d’agir, et de telle sorte qu’une attitude ne soit pas empêchée par l’autre, mais plutôt renforcée toujours. C’est pourquoi l’homme intérieur possède sa vie selon ces deux modes, à savoir le repos et l’action.

Or en chacun d’eux, il est tout entier et sans partage, car il est tout entier en Dieu où il repose dans la jouissance, et il est tout entier en lui-même où il aime dans l’action. Et à tout instant il lui vient de Dieu l’exhortation, l’intimation de renouveler une attitude et l’autre, le repos et l’action. Et la justice que l’esprit observe veut payer à tout instant ce que Dieu réclame d’elle. C’est pourquoi à chaque regard que Dieu fait luire en lui, l’esprit rentre en lui-même, agissant et jouissant; ainsi il se renouvelle en toute vertu et s’immerge plus profondément dans le repos de jouissance. Or Dieu par un même effet de sa largesse, se donne Lui-même « avec tous ses dons, et l’esprit, chaque fois qu’il se recueille, se donne lui-même avec tous ses dons, et l’esprit, chaque fois qu’il se recueille, se donne lui-même avec toutes ses œuvres.

Mais moyennant la lumière simple que Dieu fait luire au-dedans, l’inclination à la jouissance et l’écoulement amoureux, l’esprit accède à l’union divine, et sans cesse il se trouve transporté dans le repos. Moyennant les dons d’intelligence et de sagesse savoureuse, il subit une touche qui l’incite à l’action, et à tout instant il est illuminé et embrasé d’amour. Et il lui est montré, d’une façon toute spirituelle, et représenté tout ce qu’un homme peut désirer. Il éprouve une faim et une soif à la vue d’un aliment dont se nourrissent les anges et d’un breuvage tout céleste. Il peine fort par amour, car il aperçoit son repos; il est pèlerin et il aperçoit le pays; il combat par amour pour remporter la victoire, car déjà il voit sa couronne. La consolation, la paix, la joie, avec la beauté et la richesse, tout ce qui peut rendre heureux, est montré, apparaît en Dieu sans mesure à la raison éclairée, sous des figures spirituelles. À cette vue et sous la touche divine, l’amour demeure actif. Un homme juste de cette espèce a organisé en son esprit une vie véritable qui consiste et dans le repos et dans l’action, propre à durer éternellement; toutefois au terme de la vie présente, elle sera transformée, portée à un état plus haut.

C’est ainsi que l’homme vit selon la justice : il va vers Dieu avec un amour fervent, par une activité qui est éternelle, et en Dieu, par l’inclination à la jouissance, il entre dans un éternel repos; et il demeure en Dieu, encore qu’il sorte pour se porter vers toutes les créatures, avec un amour commun, dans la vertu et la justice.

Or c’est là le sommet de la vie intérieure. Tous ceux qui ne trouvent pas en un seul et même exercice et le repos et l’action ne sont pas parvenus à cette justice. Le juste ainsi disposé, quand il se recueille en Dieu, ne saurait trouver d’obstacles, car il se recueille intérieurement et par la jouissance et par l’action. Mais l’homme est semblable à un miroir double, reflétant des images sur ses deux faces. En sa partie supérieure, il reçoit en effet Dieu avec tous ses dons, et en sa partie inférieure il reçoit des sens les images corporelles. Or il peut se recueillir en Dieu quand il veut et pratiquer la justice sans empêchement. L’homme toutefois est changeant en cette vie et pour cette raison il arrive souvent qu’il se tourne vers le dehors et s’exerce selon les sens, sans nécessité et sans en recevoir l’ordre de la raison éclairée; c’est ainsi qu’il tombe dans les fautes quotidiennes. Mais toutes les fautes quotidiennes sont sans le recueillement amoureux de l’homme juste, comme une goutte d’eau dans une fournaise ardente.

Ici je termine ce qui concerne la vie intérieure.

Il se trouve des hommes qui paraissent bons et mènent pourtant une vie contraire à ces trois modes et à toutes les vertus. Que chacun donc s’examine et s’éprouve lui-même. Tout homme qui n’est pas attiré ni éclairé par Dieu, ne ressent pas la touche d’amour et n’a ni la dévotion active qui se nourrit de désirs ni l’inclination simple et amoureuse qui porte vers le repos dans la jouissance. Pour cette raison il ne peut accéder à l’union avec Dieu. Car tous ceux qui vivent sans amour surnaturel se replient sur eux-mêmes et cherchent le repos en des choses étrangères. Toutes les créatures inclinent en effet à chercher le repos et c’est pour cela que les bons comme les mauvais cherchent à se reposer de tant de façons diverses.

Or faites bien attention, une fois que 1'homme est parvenu à se dépouiller et abstraire de toute image à l’endroit des sens, qu’il s’est dégagé de toute activité à l’endroit des puissances supérieures, du seul fait de la nature il parvient au repos. Et ce repos tous les hommes peuvent le trouver et le posséder en eux-mêmes du seul fait de la nature, sans la grâce de Dieu, dès l’instant qu’ils peuvent se dégager de toute image et de toute activité. Mais l’homme aimant ne saurait trouver ici le repos, car la charité et la motion intime de la grâce divine n’en sont pas apaisées. C’est pourquoi l’homme intérieur ne peut durer longtemps dans le repos naturel qu’il trouve en lui-même.

Or considérez de quelle manière on se livre à ce repos naturel. Il suffit de rester tranquillement sur sa chaise sans s’adonner à aucun exercice, intérieur ou extérieur, libre de toute occupation, de manière à trouver le repos sans que rien empêche d’y demeurer. Mais le repos pratiqué de cette façon n’est pas chose permise, car il engendre chez l’homme l’aveuglement dans l’ignorance, il le fait s’affaisser en lui-même dans l’inaction. Or ce repos n est autre chose qu’un désœuvrement dans lequel on tombe en sombrant dans l’oubli de soi-même, de Dieu et de toutes choses par manière d’acte unique. Ce repos est contraire au repos surnaturel qu’on possède en Dieu, lequel consiste en effet à s’écouler amoureusement avec un simple regard dans l’incompréhensible Clarté. Ce repos en Dieu, qu’il faut chercher toujours activement, par de fervents désirs, qu’on trouve dans l’inclination à la suprême jouissance, qu’on possède éternellement dans l’écoulement d’amour, et une fois qu’on le possède, qui doit néanmoins être cherché toujours, il dépasse par son élévation le repos de la nature, d’aussi haut que Dieu est élevé au-dessus de toutes les créatures.

Aussi se trompent-ils tous ceux qui pensent s’évanouir à eux-mêmes en s’enfonçant dans un repos purement naturel, sans chercher Dieu par le désir ni le trouver par l’amour de fruition. Le repos qu’ils possèdent consiste à se sentir délivré de soi-même, ce à quoi ils sont portés par la nature et l’habitude. Or dans ce repos naturel, on ne peut trouver Dieu. Il conduit seulement à un état de loisir auquel juifs et païens peuvent accéder, ainsi que tous les hommes, si mauvais soient-ils, pourvu qu’ils vivent dans leurs péchés sans remords de conscience, et soient à même de se dégager de toute image et de toute activité.

Dans cet état de loisir, le repos est agréable et profond. Ce repos n’est pas en soi un péché, car tous les hommes y sont portés par nature, dès qu’ils peuvent se dégager de toute occupation. Mais dès l’instant qu’on veut le pratiquer et le posséder sans faire œuvre de vertu, on tombe dans l’orgueil spirituel et dans un contentement de soi-même dont on, guérit difficilement. On s’imagine volontiers qu’on possède ou qu’on est ce à quoi on ne parvient jamais.

Quand l’homme possède ainsi ce repos dans l’affranchissement de toute préoccupation et tient pour un obstacle toute application amoureuse, il reste replié sur lui-même pour demeurer en repos et mène une vie contraire au premier mode qui permet d’accéder à l’union avec Dieu. C’est le principe de tous les égarements de l’esprit.

Or considérez la comparaison suivante : Les anges qui se sont tournés vers Dieu amoureusement et fruitivement, avec tout ce qu’ils avaient reçu de Lui, trouvèrent la félicité et le repos éternel. Mais ceux qui se sont repliés sur eux-mêmes et cherchèrent le repos en se complaisant en eux-mêmes, dans une lumière seulement naturelle, pour eux le repos fut bref et la licence vite ôtée : ils furent frappés d’aveuglement et séparés de la Lumière éternelle, ils tombèrent dans les ténèbres et dans des tourments éternels.

Telle est la première erreur contraire, dans laquelle on donne en cherchant le repos dans une fausse oisiveté.


Or entendez bien, quand l’homme veut posséder quelque repos dans l’oisiveté, sans avoir pour Dieu une dévotion fervente et affamée, il est prêt à donner dans toutes les erreurs. Car il s’est détourné de Dieu pour se porter vers lui-même avec un amour naturel, il cherche et désire consolations et suavités et toute délectation. Il ressemble ainsi à un marchand : dans toutes ses œuvres en effet, il se replie sur lui-même, cherchant et poursuivant son repos et son bénéfice plus que la gloire de Dieu. Cet homme qui vit ainsi dans un amour purement naturel s’enferme dans son esprit propre, sans parvenir à aucun détachement.

D’aucuns mènent une rude vie, se livrant à la pratique de pénitences, pour se faire connaître et avoir un renom de grande sainteté, pour mériter aussi grande récompense. Car tout amour naturel se complaît en lui-même et aime recevoir la gloire dans le temps et une grande récompense dans l’éternité.

Il s’en trouve d’autres qui ont de nombreuses préférences, demandant et désirant bien des choses extraordinaires de la part de Dieu : il arrive souvent qu’ils soient trompés. Ils voient quelquefois leur arriver, du fait de l’ennemi, les choses qu’ils désirent; alors ils en rapportent l’effet à leur sainteté et s’imaginent qu’ils sont dignes de toutes ces faveurs. Car ils sont orgueilleux, sans recevoir de Dieu quelque motion ou illumination : c’est pour cette raison qu’ils s’enferment en eux-mêmes. Une petite consolation est pour eux un grand sujet de joie, car ils ne savent pas ce qui leur fait défaut. Ils sont portés tout à la fois, quant à leurs appétits, à goûter les joies intérieures et à connaître les délectations spirituelles qui tiennent à la seule nature. C’est là ce qui se nomme luxure spirituelle, car c’est une inclination désordonnée, commandée par un amour naturel, qui fait toujours retour sur lui-même et cherche en toutes choses sa propre satisfaction. Ces hommes sont aussi toujours orgueilleux et opiniâtres au point de vue spirituel et pour cette raison leur désir et leur appétit se portent parfois si vivement sur les choses qu’ils s’efforcent d’obtenir de Dieu, qu’ils sont trompés et que quelques-uns tombent dans la possession du démon.

Ces hommes mènent une vie en tout point contraire à la charité et au recueillement amoureux dans lequel l’homme s’offre lui-même avec tout ce qu’il peut faire pour l’honneur et l’amour de Dieu et dans lequel on ne saurait se contenter de goûter aucune satisfaction, si ce n’est un bien incompréhensible qui ne peut être que Dieu. La charité est en effet un lien d’amour qui nous transporte et dans lequel nous nous renonçons nous-mêmes et nous unissons à Dieu et Dieu à nous. Mais l’amour naturel fait retour sur lui-même et sur ses propres plaisirs, il demeure toujours seul. Cependant l’amour naturel ressemble autant à la charité dans les œuvres extérieures qu’un cheveu à un autre sur une même tête. Mais leur intention est dissemblable. Car l’homme juste cherche, poursuit et désire toujours d’un cœur haut la gloire de Dieu. Au contraire dans l’amour naturel l’homme ne recherche toujours que lui-même et son profit.

Lors donc que l’amour naturel l’emporte sur la charité en s’y opposant, l’homme tombe dans quatre péchés, à savoir : l’orgueil, la cupidité, la gourmandise et la luxure dans l’ordre spirituel. C’est ainsi qu’Adam tomba au paradis et toute la nature humaine avec lui. Car il s’aima lui-même d’un amour naturel et d’une façon déréglée; c’est pourquoi il se détourna de Dieu et, dans son orgueil, méprisa le commandement divin. Il désira la science et la sagesse avec cupidité, il chercha à goûter le plaisir avec gourmandise, et ensuite il fut incité à la luxure. Par contre Marie fut un vivant paradis. Elle trouva la grâce qu’Adam avait perdue et bien davantage encore, car elle est Mère de l’amour. Elle se tourna vers Dieu activement par la charité, elle reçut et conçut le Christ avec humilité, et elle l’offrit au Père ainsi que toutes ses souffrances avec générosité. Or elle ne goûta jamais ni consolation ni la douceur de quelque don avec gourmandise. Et toute sa vie s’écoula dans la pureté. Celui qui la suit surmonte tous les obstacles à la vertu et parvient au royaume où elle règne avec son Fils dans l’éternité.

Lors donc que l’homme possède le repos naturel en se dégageant de toute occupation, et dans toute son activité se recherche lui-même et reste obstinément attaché à son esprit propre, il ne peut s’unir à Dieu, car il vit en dehors de la charité et de la ressemblance divine. Ici commence le troisième obstacle qui est le plus nuisible de tous, et c’est une vie contraire à la justice, pleine d’erreurs spirituelles et de toutes perversités. 0 r prenez soin de bien faire attention de manière à m’entendre. Ces hommes-là sont, à ce qu’il leur semble, de grands contemplatifs, et ils s’imaginent être les plus saints qui soient en vie. Cependant ils vivent en opposition et dissemblance avec Dieu, tous les saints et tous les justes. Or notez bien cette remarque de manière à pouvoir les reconnaître à la fois dans leurs paroles et dans leurs œuvres.

Du fait du repos naturel qu’ils sentent et possèdent en eux-mêmes dans leur désœuvrement, ils se tiennent pour libres, unis à Dieu sans intermédiaire, élevés au-dessus de toutes les pratiques de la sainte Église, au-dessus des commandements de Dieu, au-dessus de la loi, au-dessus de toutes les œuvres vertueuses auxquelles on puisse s’adonner de quelque façon. Il leur semble en effet que cet affranchissement est chose si grande, qu’on ne y faire obstacle par aucune œuvre si bonne soit-elle : un tel affranchissement est en effet plus noble que toute vertu. Aussi se tiennent-ils dans une passivité, sans se livrer à une œuvre quelconque, ni en haut ni en bas, tout comme l’outil qui de lui-même reste inactif et dans l’attente du moment où son maître voudra travailler. S’ils se livraient à quelque travail, Dieu en serait gêné dans son action. C’est pourquoi ils sont affranchis de toute vertu, tellement affranchis qu’ils se gardent de vouloir louer Dieu ou Lui rendre grâces; ils n’ont ni connaissance, ni amour, ni volonté, ni prière, ni désir. Car tout ce qu’ils pourraient demander ou désirer, à ce qu’il leur semble, ils le possèdent déjà. Et c’est ainsi qu’ils sont pauvres d’esprit, car ils sont sans volonté, ils se sont détachés de tout et vivent sans se réserver en propre quelque préférence, car il leur semble qu’ils sont dégagés de toutes choses, qu’ils se sont élevés au-dessus de toutes choses, et qu’ils possèdent ce en vue de quoi toutes les pratiques de la sainte Église sont ordonnées et instituées. Et, à ce qu’ils disent, personne ne peut rien leur donner, ni rien leur prendre, fût-ce Dieu Lui-même; car dans leur imagination ils ont dépassé toutes les pratiques et toutes vertus. Ils sont parvenus à un état de pure disponibilité et sont devenus quittes de toutes les vertus. Pour y atteindre il faut se donner plus de peine, disent-ils, pour être quitte de la vertu dans une totale disponibilité, que pour acquérir la vertu.

C’est pourquoi ils veulent être libres et n’obéir à personne, ni au pape, ni à l’évêque, ni au curé. Quoi qu’ils manifestent au dehors en apparence, ils ne sont intérieurement soumis à personne, ni par leur volonté, ni par leurs œuvres, car ils sont affranchis de tout cela dans la mesure où la sainte Église en fait l’objet de quelque prescription. Aussi disent-ils : aussi longtemps que l’homme poursuit la vertu et qu’il désire faire l’adorable volonté de Dieu, c’est encore un homme imparfait. Car il est encore en quête de vertus et ne sait rien de cette pauvreté spirituelle ni de cette disponibilité. Toutefois dans leur imagination ils sont élevés au-dessus de tous les chœurs des saints et des anges, et au-dessus de toute récompense qu’on puisse mériter de quelque façon. Aussi disent-ils qu’ils ne sauraient jamais croître en vertu, ni mériter une plus grande récompense, non plus que commettre jamais aucun péché.

Or ils prétendent qu’ils vivent sans volonté et qu’ils ont abandonné à Dieu leur esprit dans le repos et la disponibilité totale, qu’ils ne font qu’un avec Dieu et qu’ils sont réduits à néant en eux-mêmes. Aussi, quelles que soient les convoitises de la nature charnelle, ils peuvent faire librement tout ce qu’elle désire, parce qu’ils sont parvenus à un état d’innocence et qu’aucune loi n’a été portée pour eux. Pour cette raison si la nature a sujet de se porter vers une chose ou une autre dont elle a envie, de crainte que la disponibilité de l’esprit en subisse quelque empêchement ou entrave, ils donnent satisfaction à la nature selon ses convoitises, afin que la disponibilité de l’esprit demeure sans obstacle. Dès lors ils ne font aucun cas des jeûnes, des fêtes, ni d’aucun commandement, ou ne les observent tant soit peu qu’à cause des gens; ils vivent en effet sans se faire en quoi que ce soit le moindre scrupule de conscience.

J’espère que de ces hommes-là on n’en trouve pas beaucoup, mais ceux qui sont de cette sorte sont les plus mauvais et les plus nuisibles qui existent et il est difficile qu’ils puissent jamais se convertir. Parfois même ils sont possédés du démon, et alors ils sont si rusés qu’on a bien du mal, par le raisonnement, à en venir à bout. Mais en ayant recours à l’Écriture sainte, à l’enseignement du Christ et aux dogmes de notre foi, on finit bien par constater qu’ils sont dans l’erreur.

On trouve encore une autre sorte d’hommes pervers, qui sont en opposition avec les précédents sur quelques points. Ceux-ci considèrent également qu’ils sont affranchis de toute action et qu’ils ne sont rien d’autre qu’un instrument dont Dieu se sert pour faire ce qu’Il veut et comme Il veut. C’est pourquoi ils disent qu’ils sont dans une pure passivité, sans aucune activité, et que les œuvres que Dieu opère par eux sont plus nobles et de plus de mérite que celui auquel peut parvenir tout autre qui fait lui-même ses œuvres dans la grâce de Dieu. Ainsi disent-ils qu’ils se contentent de subir l’action divine, qu’ils ne font rien par eux-mêmes, mais que Dieu opère toutes leurs œuvres. Ils disent aussi qu’ils ne peuvent faire aucun péché, parce que c’est Dieu qui fait leurs œuvres et qu’ils sont affranchis de tout : tout ce que Dieu veut se fait par eux et il n’en va pas autrement. Ces hommes-là se sont abandonnés intérieurement, renonçant à toute activité, s’établissant dans une totale disponibilité, et ils vivent sans préférence d’aucune sorte. Ils ont une manière abandonnée et humble, et peuvent fort bien subir et souffrir tout ce qui leur arrive d’une âme égale, car il leur semble qu’ils sont un instrument par lequel Dieu agit à sa guise. À bien des égards et en bien des œuvres, ils se comportent d’une manière qui ressemble à celle des justes; en d’autres occurrences ils font tout le contraire des hommes de bien, car toutes les choses vers lesquelles ils se sentent portés intérieurement, qu’elles soient licites ou illicites, ils tiennent qu’elles viennent toutes du Saint-Esprit. C’est sur ce point et sur d’autres semblables qu’ils se trompent. Car l’Esprit de Dieu ne saurait vouloir, conseiller ou opérer chez personne des choses contraires à l’enseignement du Christ et de l’Église.

Ces hommes-là il est difficile de les reconnaître, à moins d’être éclairé et d’avoir le discernement des esprits et de la vérité divine. Certains sont en effet subtils, et fort capables de se déguiser en affectant des opinions contraires; or ils sont si opiniâtres et s’enferment si bien dans leur esprit propre, qu’ils mourraient plutôt que de céder sur quelque point auquel ils se sont arrêtés. Car ils se tiennent eux-mêmes pour les plus saints et les plus éclairés qui existent. Ils s’opposent aux précédents en ce qu’ils disent qu’ils peuvent croître et mériter, alors que les précédents considèrent qu’ils ne peuvent plus acquérir de mérites, car ils se possèdent eux-mêmes dans l’unité et la disponibilité, et dans cet état on ne saurait s’élever plus haut puisqu’on ne s’y livre plus à aucun exercice.

Tous ils sont des hommes pervers et les plus mauvais qui existent : il faut les fuir comme les démons de l’enfer. Mais si vous avez bien compris la doctrine que je vous ai exposée en détail, il vous sera aisé de constater qu’ils sont dans l’erreur, car ils mènent une vie contraire à Dieu et à la justice, en opposition avec celle de tous les saints. Or tous ils sont des précurseurs de l’Antéchrist, qui lui préparent la voie en vue de ruiner la foi. Ils veulent en effet être libres, sans obéir aux commandements de Dieu et sans pratiquer la vertu, ils veulent être affranchis de tout et unis à Dieu sans amour et sans charité. Ils veulent être des contemplatifs sans fixer sur Dieu le regard de l’amour. Ils veulent être les plus saints des hommes, sans se livrer aux œuvres de la sainteté. Ils disent qu’ils se reposent en Celui qu’ils n’aiment pas. Ils dirent qu’ils sont élevés en Celui vers qui ne se tournent ni leur volonté ni leur désir. Ils disent qu’ils sont affranchis de toute vertu et de toute dévotion, de manière à ne pas faire obstacle à Dieu dans son action. Ils confessent bien que Dieu est le Créateur et le Seigneur de toutes les créatures, pourtant ils ne veulent Lui adresser ni louanges ni Actions de grâces.

Tout en affirmant que sa puissance et sa richesse n’ont pas de bornes, ils soutiennent qu’Il ne peut rien leur donner ni rien leur prendre, comme ils ne peuvent d’ailleurs ni croître ni mériter. Certains sont d’une opinion contraire et disent qu’ils peuvent mériter une plus grande récompense que d’autres hommes, car c’est Dieu qui opère leurs œuvres et dans leur état de disponibilité ils subissent passivement l’action divine, se regardant eux-mêmes comme mus par Dieu. Et, à ce qu’ils disent, c’est en cela que consiste le plus haut mérite.

Tout cela n’est qu’un amas d’erreurs et d’impossibilités, car l’activité de Dieu en Lui-même est éternelle et immuable : son activité se termine en effet à Lui-même et à rien d’autre que Lui. Et dans cette activité il ne saurait y avoir place pour la croissance ou le mérite d’aucune créature, puisqu’ici il n’y a rien que Dieu, qui ne peut ni s’élever ni s’abaisser. Pour ce qui est des créatures, elles ont leur activité propre moyennant la puissance de Dieu, dans la nature et dans la grâce, et aussi dans la gloire. Et tandis que toutes les activités se terminent ici-bas dans la grâce, elles durent éternellement dans la gloire. Or s’il était possible — mais c’est une chose qui ne peut être — que la créature s’anéantît au point de vue de son activité, de manière à devenir aussi disponible qu’elle l’était avant d’exister, c’est-à-dire de manière à ne faire qu’un avec Dieu à tout égard comme c’était le cas alors, elle ne pourrait pas davantage mériter qu’elle ne le pouvait alors; et d’ailleurs elle ne serait pas plus sainte ni bienheureuse que ne l’est une pierre ou un morceau de bois, car sans activité propre, sans l’amour et la connaissance de Dieu, nous ne pouvons atteindre à la béatitude; Dieu toutefois serait bienheureux comme Il l’est de toute éternité et cela ne nous donnerait rien de plus.

Aussi n’est-ce rien que duperie tout ce qu’ils nomment disponibilité. Car ils veulent déguiser toutes leurs malices et toutes leurs perversités, les exalter comme plus nobles et plus hautes que quelque vertu; les pires malices ils les enveloppent de subtilités, de manière à les faire passer pour tout ce qu’il y a de mieux. Ces hommes-là sont en opposition avec Dieu et tous ses saints. Par contre on peut les comparer aux esprits damnés qui sont en enfer, car les esprits damnés sont sans amour et sans connaissance et ils sont quittes de toutes louanges et Actions de grâces, comme de toute dévotion amoureuse; c’est même la raison de ce qu’ils demeurent éternellement damnés. À ces hommes-là il ne manque d’ailleurs plus que le temps qu’ils ont à vivre tombe dans l’éternité, et qu’alors la justice se manifeste dans ses œuvres.

Mais le Christ, Fils de Dieu, qui est dans son humanité le Régulateur et le Chef de tous les hommes de bien, leur montrant comment ils doivent vivre, fut et demeure à jamais avec tous ses membres, c’est-à-dire avec tous les saints, remplis d’amour et de désir, de louanges et d’Actions de grâces à l’adresse de son Père céleste. Et cependant son âme était, elle est encore unie à l’essence divine et bienheureuse en son sein. Mais à cette prétendue disponibilité Il ne songea jamais à parvenir et n’y parviendra jamais, car son âme glorieuse et tous ceux qui arrivent à la béatitude, gardent éternellement une dévotion qui se manifeste dans l’amour, tout comme ceux que tourmentent la faim et la soif, et qui après avoir goûté la saveur de Dieu, ne peuvent jamais s’en rassasier. Cependant cette même âme du Christ jouit de Dieu, et tous les saints aussi, au-delà de tout désir, là où il n’y a plus rien que l’un, à savoir la béatitude éternelle de Dieu et de tous ses élus.

Ainsi jouir et agir, telle est la félicité du Christ et de tous ses saints; telle est aussi la vie de tous les justes, chacun à la mesure de son amour. Et c’est là une justice qui ne passera jamais. Aussi devons-nous nous orner extérieurement et intérieurement de vertus et de mœurs bonnes, comme ont fait les saints. Et nous devons nous présenter sous le regard de Dieu amoureusement, humblement avec toutes nos œuvres : ainsi nous rencontrerons Dieu par l’intermédiaire de tous ses dons, puis nous éprouverons la touche de l’amour sensible et nous serons remplis d’un dévouement commun. De la sorte nous connaîtrons le débordement et le reflux d’une juste charité, nous serons établis et confirmés dans la simplicité et la paix, dans la ressemblance avec Dieu. Moyennant cette ressemblance, l’amour de simple jouissance et la clarté divine, nous nous écoulons nous-mêmes dans l’unité et rencontrons Dieu avec l’aide de Dieu, sans intermédiaire, dans le repos et la jouissance. Et c’est ainsi qu’éternellement nous demeurerons en Dieu, débordant toujours au-dehors et rentrant sans cesse au-dedans. C’est par là que nous possédons véritablement la vie intérieure dans toute sa perfection. Pour que cela nous arrive, veuille Dieu nous aider. Amen.

TROISIÈME LIVRE. LA VIE DANS LA CONTEMPLATION DE DIEU.

Celui qui aime Dieu d’un amour fervent et Le possède dans le repos de jouissance, comme il se possède lui-même dans un amour actif et diligent, menant une vie vertueuse selon la justice, moyennant ces trois choses et la révélation secrète de Dieu, l’homme intérieur en un mot, parvient à une vie adonnée à la contemplation divine. Il est certain que cet amant, homme intérieur et juste, Dieu l’a librement élu pour l’élever à une contemplation superessentielle dans la lumière divine et selon un mode divin. Cette contemplation nous établit dans un état de pureté et de netteté qui dépasse tout notre entendement, car il s’agit d’un, ornement particulier, d’une couronne céleste, et en outre d’une récompense éternelle de toutes nos vertus et de toute notre vie. Nul n’y peut parvenir par son industrie ou par sa subtilité, non plus que par aucun exercice, c’est seulement celui que Dieu veut unir à son esprit et transfigurer par le don de Lui-même, qui peut accéder à la contemplation divine et nul autre.

La nature cachée de Dieu contemple et aime éternellement d’une manière active selon les personnes, et toujours elle jouit dans l’embrassement des personnes selon l’unité de l’essence. Dans cet embrassement qui s’accomplit dans l’unité essentielle de Dieu, tous les esprits intérieurs ne font qu’un avec Dieu en qui ils s’écoulent amoureusement, ils sont cette même unité qu’est l’Essence Elle-même, en Elle-même, selon le mode de la béatitude. Or dans cette unité sublime de la nature divine, le Père céleste est la source et le principe de toute activité qui s’accomplit au ciel et sur la terre. Et Il dit dans le mystère où notre esprit s’abîme : «Voyez, l’Époux vient, sortez à sa rencontre.» Ce sont ces paroles que nous allons maintenant expliquer et élucider, du point de vue d’une contemplation superessentielle qui est la base de toute sainteté et de toute vie à laquelle on puisse accéder.

À cette contemplation divine il en est fort peu qui puissent parvenir, du fait d’une incapacité ou d’une inaptitude qui tient à eux-mêmes, comme aussi à cause du mystère où se cache la lumière dans laquelle on contemple. C’est pourquoi personne ne comprendra vraiment à fond ces explications par les seules ressources de quelques connaissances acquises ou les subtilités de réflexions personnelles. Car toutes les paroles, tout ce qu’il est possible d’apprendre et de comprendre à la manière des créatures, demeure hors de propos, loin en deçà de la vérité dont je veux parler. Mais celui qui est uni à Dieu et éclairé dans cette vérité, est en mesure de comprendre la vérité par elle-même. Car comprendre et entendre Dieu au-dessus de toutes les figures, tel qu’II est en Lui-même, c’est être dieu de par Dieu, sans intermédiaire ou quelque différence capable de s’interposer comme obstacle. Aussi je demande de quiconque ne comprend pas cela et ne le ressent pas dans l’unité fruitive de son esprit, qu’il ne s’en scandalise pas et laisse les choses être ce qu’elles sont. Car ce que je vais dire est vrai, et le Christ, la Vérité éternelle, l’a dit Lui-même dans ses enseignenvents à plusieurs reprises pour autant du moins que nous sommes capables de le découvrir et mettre en lumière. Pour cette raison celui qui veut comprendre doit être mort à lui-même et vivre en Dieu, il doit tourner son visage vers la Lumière éternelle, tout au fond de son esprit où la vérité éternelle se révèle sans intermédiaire,

Or le Père céleste veut que nous soyons des voyants, car Il est le Père des lumières. C’est pourquoi Il prononce de toute éternité, sans cesse et sans intermédiaire, dans le mystère de notre esprit, une Parole unique et insondable, à l’exclusion de toute autre. Et dans cette Parole Il s’exprime lui-même et toutes choses et ce qu’Il dit par cette Parole, c’est uniquement : «Voyez.» Et c’est ainsi que s’effectue la procession et génération du Fils, la Lumière éternelle, dans laquelle on connaît, on voit toute félicité.

Pour que l’esprit contemple Dieu avec l’aide de Dieu, sans intermédiaire, dans cette lumière divine, l’homme doit nécessairement satisfaire à trois conditions. En premier lieu il doit être bien ordonné extérieurement dans la pratique de toutes les vertus, intérieurement ne buter contre aucun obstacle, et ainsi être aussi dégagé de toute activité extérieure que s’il n’en exerçait aucune. Car s’il se préoccupe intérieurement de telle ou telle œuvre de vertu, son esprit est envahi d’images, et aussi longtemps que durent ses préoccupations, il est incapable de contempler. En second lieu il doit adhérer à Dieu intérieurement, y appliquant son intention et son amour, comme enflammé d’une ardeur qui ne peut jamais s’éteindre. Dès l’instant qu’il sent en lui-même de telles dispositions, il est capable de contempler. En troisième lieu il doit se perdre lui-même dans l’indétermination sans modes, dans une ténèbre où tous les hommes adonnés à la contemplation s’égarent dans la jouissance, sans pouvoir jamais plus se retrouver eux-mêmes selon le mode des créatures.

Dans les profondeurs insondables de cette ténèbre où l’esprit aimant est mort à lui-même, commencent la révélation de Dieu et la vie éternelle. Car au sein de cette ténèbre s’engendre et luit une Lumière incompréhensible, à savoir le Fils de Dieu, dans laquelle on contemple la vie éternelle. Et c’est dans cette lumière qu’on devient voyant. Cette lumière divine est donnée à l’esprit dans la simplicité de son être, où il reçoit la clarté qu’est Dieu Lui-même, au-dessus de tous les dons et de toute activité créée, dans le vide qui s’ouvre dans un esprit dégagé de tout, et où lui-même se perd moyennant l’amour de fruition, et reçoit sans intermédiaire la clarté divine. Il devient sans cesse cette même clarté qu’il reçoit.

Voyez, cette clarté secrète dans laquelle où contemple tout ce qu’on désire, une fois que l’esprit s’est détaché de tout, elle est si grande que l’amant qui commencent la révélation de Dieu et la vie éternelle où il se repose, rien qu’une lumière incompréhensible. Dans la simple nudité qui s’étend à toutes choses il a le sentiment de se trouver lui-même cette lumière à l’aide de laquelle il voit, et rien d’autre.

Tel est donc le premier point où il est montré comment on devient un voyant dans la lumière divine. Heureux sont les yeux qui voient de cette façon-là, car ils possèdent la vie éternelle.

Une fois que nous sommes ainsi devenus voyants, nous pouvons contempler avec joie l’avènement éternel de notre Époux. C’est là le second point dont nous allons maintenant parler.

Quel est donc l’avènement de notre Époux qui puisse être éternel? C’est une génération nouvelle, une illumination nouvelle qui s’accomplit sans cesse. En effet le fond d’où jaillit la clarté et qui est cette clarté même, est plein de vie et de fécondité. Aussi la révélation de la lumière éternelle se renouvelle-t-elle sans cesse dans le secret de l’esprit. Voyez, toutes les opérations d’ordre créé et toutes les pratiques de vertu doivent ici se résorber, car ici Dieu s’engendre Lui-même en la plus noble cime de l’esprit. Et il n’y a de place ici pour rien d’autre qu’une éternelle contemplation où l’on fixe la Lumière à l’aide de la Lumière et dans la Lumière. Et l’avènement de l’Époux est si prompt qu’à vrai dire Il est toujours là, demeurant avec ses richesses infinies, et qu’Il est toujours en train de venir, personnellement, sans cesse ni relâche, d’une venue nouvelle parmi d’aussi nouvelles clartés, tout comme s’Il n’était jamais venu auparavant. Car son avènement tient, hors du temps, dans un instant éternel qu’on saisit toujours avec un nouveau plaisir et de nouvelles joies.

Voyez, les délectations et les joies que cet Époux apporte en son avènement, sont infinies, immenses, car c’est Lui-même. Aussi les yeux de l’esprit, par lesquels il contemple et fixe son Époux, sont-ils si largement ouverts qu’ils ne peuvent jamais plus se fermer. La contemplation de l’esprit qui plonge son regard dans la révélation secrète de Dieu dure en effet pour l’éternité, et pour saisir l’Époux dans son avènement il s’ouvre si largement, que l’esprit devient lui-même l’Immensité qu’il appréhende.

C’est ainsi que Dieu avec l’aide de Dieu peut être saisi et vu, ce en quoi consiste toute notre béatitude.

Tel est le second point, où il est montré comment nous recevons sans cesse notre Époux dans son avènement éternel, en notre esprit.

Or l’Esprit de Dieu prononce dans l’écoulement secret de notre esprit, cette parole : «Sortez pour vous adonner à une contemplation et une jouissance éternelle selon un mode divin.»

Toutes les richesses qui sont en Dieu par nature, nous les possédons par l’amour en Dieu, et Dieu les possède en nous par l’Amour infini qui est le Saint-Esprit. Car dans l’Amour on goûte la saveur de tout ce qu’on peut souhaiter. C’est pourquoi du fait de cet Amour nous sommes morts à nous-mêmes, sortis hors de nous-mêmes en nous écoulant amoureusement dans un gouffre où tout mode s’évanouit, au sein de la ténèbre. Alors dans l’embrassement de la Trinité sainte l’esprit demeure pour l’éternité dans l’unité superessentielle, dans le repos et la jouissance. Et c’est dans cette même unité, selon qu’elle est féconde, que le Père est dans le Fils, et le Fils dans le Père, et toutes les créatures en eux. Cela dépasse la distinction des personnes, car ici les notions de paternité, de filiation sont de simples acceptions de la raison, dans la fécondité vivante de la nature.

C’est ici l’origine et le principe d’une sortie éternelle, d’une activité éternelle sans commencement. Car c’est ici un Commencement sans commencement, selon que le Père tout-puissant se saisit Lui-même parfaitement dans le fond de sa fécondité, le Fils, Verbe éternel du Père, sort en constituant une autre personne dans la divinité. Et du fait de cette génération éternelle, toutes les créatures sortent éternellement, avant d’être créées dans le temps. Ainsi Dieu les contemple et les connaît en Lui-même, non pas distinctes cependant à tous égards, car tout ce qui est en Dieu est Dieu.

Cette sortie éternelle, cette vie éternelle que nous avons en Dieu éternellement et qui nous constitue dans ce que nous sommes, en dehors de nous-mêmes, c’est le principe de notre être créé dans le temps. Et notre être créé est suspendu au sein de l’Être éternel et ne fait qu’un avec Lui selon son existence essentielle. Cet être éternel, cette vie éternelle que nous avons et que nous sommes dans l’éternelle Sagesse de Dieu, s’identifie à Dieu, car elle subsiste éternellement, sans distinction, dans l’essence divine, et moyennant la génération du Verbe elle déborde éternellement pour constituer une entité différente, avec distinction selon la raison éternelle. Moyennant ces deux considérations, il est si semblable à Dieu que Dieu se reconnaît et se reflète sans cesse dans cette ressemblance, quant à l’essence et quant aux personnes. Car quoiqu’il y ait ici distinction et différence selon la raison, cette ressemblance ne fait pourtant qu’un avec l’image même de la sainte Trinité, la Sagesse divine dans laquelle Dieu se contemple Lui-même ainsi que toutes choses dans un instant éternel où rien ne précède et rien ne Suit. D’un simple regard Il se contemple Lui-même ainsi que toutes choses : et c’est là l’Image de Dieu, la ressemblance de Dieu, en même temps que notre propre image et notre ressemblance; ici en effet Dieu se reflète avec toutes choses. Dans cette Image divine toutes les créatures ont une vie éternelle en dehors d’elles-mêmes, comme dans leur exemplaire éternel. C’est à cette image et à cette ressemblance que nous a faite la sainte Trinité.

Aussi Dieu veut-Il que nous sortions de nous-mêmes dans cette Lumière divine, que nous poursuivions surnaturellement l’Image qui est notre propre vie et que nous la possédions avec Lui, par l’action et la jouissance, dans l’éternelle béatitude. Car nous en venons à découvrir que le sein du Père est notre propre fond et notre origine, c’est là que notre vie et notre être ont leur principe. Et de notre propre fond, c’est-à-dire du Père, et de tout ce qui vit en Lui, jaillit l’éclat d’une clarté éternelle, à savoir la génération du Fils. Or dans cette clarté, c’est-à-dire dans le Fils, le Père se révèle à Lui-même et tout ce qui vit en Lui. Car tout ce qu’Il est et tout ce qu’Il a, Il le donne au Fils, excepté la qualité de paternité qui Lui reste à Lui-même. C’est pourquoi tout ce qui vit dans le Père, encore caché dans l’unité, vit aussi dans le Fils et se manifeste en s’écoulant au-dehors. De la sorte le fond simple de notre image éternelle demeure dans les ténèbres, échappant à tout mode. Mais la clarté immense qui en jaillit, révèle et manifeste le mystère de Dieu selon certains modes. Tous les hommes qui sont élevés au-dessus de leur condition de créatures à une vie contemplative ne font qu’un avec cette divine clarté, ils sont cette clarté même. Ils voient, ils sentent, ils découvrent, moyennant cette lumière divine, qu’ils sont eux-mêmes ce même fond simple, selon ce qu’il y a chez eux d’incréé, d’où cette clarté jaillit sans mesure selon un mode divin, tandis que selon la simplicité de l’essence elle demeure éternellement au sein de l’unité où elle échappe à tout mode comme à toute diversité.

Pour cette raison les hommes intérieurs qui s’adonnent à la contemplation, doivent sortir, selon le mode de cette contemplation, au-dessus de la raison et au-dessus de toute distinction, au-dessus même de leur être créé, plongeant éternellement du regard, au sein de l’unité, moyennant la Lumière qui s’y engendre : ils sont ainsi transformés au point de ne plus faire qu’un avec cette même Lumière qu’ils voient et grâce à laquelle ils voient. C’est ainsi que les hommes adonnés à la contemplation poursuivent leur image éternelle, sur le modèle de laquelle ils sont faits, et qu’ils contemplent Dieu et toutes choses, sans distinction, d’un simple regard dans la divine clarté. C’est ici la forme de contemplation la plus noble et la plus utile à laquelle on puisse parvenir en cette vie. Dans cette contemplation l’homme reste en effet parfaitement maître de soi et libre, il est capable de croître, quant à l’élévation de sa vie, chaque fois qu’amoureusement il rentre au sein de l’unité au-dessus de tout ce qu’on peut comprendre. Car il reste libre et maître de lui dans sa vie intérieure et dans la pratique des vertus. Le regard qu’il plonge dans la lumière divine le tient au-dessus de tout exercice intérieur, au-dessus de toute vertu et au-dessus de tout mérite, car c’est la couronne et la récompense à laquelle nous aspirons et qu’alors nous avons et possédons de quelque façon : la vie contemplative c’est en effet une vie céleste. Si nous étions délivrés du présent exil, nous serions plus capables selon notre être créé, de recevoir la clarté, et la gloire de Dieu pourrait mieux nous pénétrer de ses rayons, d’une manière plus noble, et à tous égards.

Tel est le mode au-dessus de tous les modes, selon lequel on sort pour s’adonner à la contemplation divine et plonger du regard dans l’éternité; c’est ainsi qu’en parvient à se transformer au sein de la divine clarté.

Cette sortie de l’homme adonné à la contemplation se fait aussi selon l’amour. Car moyennant l’amour de fruition il dépasse son être créé pour découvrir et goûter la félicité que Dieu est en lui-même et qu’Il verse sans cesse dans le secret de l’esprit, où l’homme s’assimile à la noblesse de Dieu.

Quand l’homme intérieur adonné à la contemplation a poursuivi ainsi son image éternelle, et dans cette pureté, moyennant le Fils, possède le sein du Père, il est illuminé par la vérité divine. Il reçoit la génération éternelle, renouvelée à chaque instant, et il sort, selon le mode de la Lumière, pour se livrer à la contemplation divine. Ici commence le quatrième et dernier point, à savoir une rencontre amoureuse qui, au-dessus de tout, fait notre félicité.

Vous devez savoir que le Père céleste, comme un fond vivant, se tourne, avec tout ce qui vit en Lui, activement vers son Fils comme vers sa propre Sagesse éternelle; et cette même Sagesse et tout ce qui vit en Elle, fait retour activement vers le Père, vers ce même fond d’où Elle vient. Et de cette rencontre résulte la troisième personne entre et le Fils, à savoir le Saint-Esprit, leur Amour mutuel, qui ne fait qu’un avec eux dans une même nature. Et cet Amour embrasse et pénètre activement et fruitivement le Père et le Fils et tout ce qui vit en eux avec tant de largesse et d’allégresse que là-dessus toute créature est réduite à garder éternellement le silence. Car le prodige incompréhensible qui gît en cet amour, dépasse éternellement l’entendement des créatures. Mais quand on comprend, quand on savoure cette merveille sans étonnement, alors l’esprit s’est élevé au-dessus de lui-même et ne fait qu’un avec l’Esprit de Dieu, il savoure et il voit, comme Dieu, sans mesure, la richesse que Dieu est en Lui-même dans l’unité du fond vivant où Il se possède selon ce qu’il y a chez Lui d’incréé.

Or cette rencontre exaltante, selon le mode divin, se renouvelle sans cesse en nous activement. Car le Père se donne dans le Fils, et le Fils dans le Père en une complaisance éternelle et un amoureux embrassement. Et cela se renouvelle à tout instant dans le lien de l’Amour. De la même façon en effet que le Père sans cesse ni relâche contemple à nouveau toutes choses dans la génération du Fils, de même toutes choses deviennent pour le Père et pour le Fils, à nouveau objets d’amour dans la procession du Saint-Esprit.

Telle est la rencontre active du Père et du Fils dans laquelle, moyennant le Saint-Esprit, nous recevons l’embrassement de l’Amour éternel. Or cette rencontre active et cet embrassement amoureux sont en leur fond d’ordre fruitif, échappant à toute détermination modale. Car l’abîme sans mode qu’est Dieu est si ténébreux, si indéterminé, qu’il renferme en soi tous les modes divins, les opérations et les propriétés des personnes : l’unité essentielle les embrasse parmi toutes ses richesses; c’est là le principe de jouissances divines en cet abîme de l’Etre sans nom. L’esprit trépasse ici dans la jouissance, il s’écoule pour se jeter dans la nudité où tous les noms divins, tous les modes, les idées ou raisons vivantes qui se reflètent dans le miroir de la Vérité divine, tombent sans exception dans la Simplicité sans nom, dans l’indétermination où nulle raison n’a prise. Or dans ce gouffre sans fond de la Simplicité sont incluses toutes choses dans la béatitude fruitive, le fond y échappe toutefois, sauf dans l’Unité essentielle. À cet endroit les personnes doivent se résorber, ainsi que tout ce qui vit en Dieu, car il n’y a ici qu’un éternel repos dans l’embrassement exultant où tout s’écoule dans l’amour. Et cela se passe dans l’Essence sans mode où, au-dessus de toutes choses, les esprits intérieurs ont élu leur séjour. C’est là que règne un ténébreux silence au sein duquel vont se perdre tous les amants.

Si toutefois par la pratique des vertus, nous pouvions atteindre ce degré de préparation, il nous faudrait bientôt quitter notre corps comme un vêtement, et nous laisser emporter par les vagues furieuses de cet océan; jamais créature ne pourrait nous ramener.

Pour posséder dans la jouissance l’Unité essentielle, contempler clairement l’unité dans la Trinité, demandons à l’amour divin qu’il nous l’accorde : il ne rebute aucun mendiant.

AMEN. AMEN.





TABLE

Table des matières

MYSTIQUES CHRÉTIENS DU MOYEN ÂGE 3

Douzième au Quatorzième siècle 3

Présentation 5

GUILLAUME de Saint-Thierry 7

Présentation de Guillaume (~1085-1148) 7

Notes du traducteur 11

Lettre d’or aux frères du Mont-Dieu 13

Deux ‘blocs’ retenus : Chapitres V de la Première partie soit § 169 à § 186 , puis la fin du chapitre III de la Deuxième partie, soit § 249 à § 300 dernier de la Lettre. 13

Chapitre V Directives pour la prière 13

Chapitre III L’Homme spirituel ou le parfait 17

I Du règne de la pensée à celui de l’amour (commencement du spirituel) 17

II De clarté en clarté ou la contemplation divine (progrès du spirituel) 21

FRANÇOIS D’ASSISE 29

LA VIE DE FRANÇOIS 30

DES SOURCES 31

Sources infra soulignées. Pages p. de l’éd. « Huitième centenaire ». 31

« Pages » de François 33

LOUANGES DE DIEU 33

CANTIQUE DE FRÈRE SOLEIL 34

EXPOSITION DU « NOTRE PÈRE » 35

LA VRAIE JOIE 36

Du Commencement de l’Ordre 39

PROLOGUE 39

CHAPITRE I COMMENT LE BIENHEUREUX FRANÇOIS COMMENÇA À SERVIR DIEU 39

CHAPITRE II DES DEUX PREMIERS FRÈRES QUI SUIVIRENT LE BIENHEUREUX FRANÇOIS 43

CHAPITRE III DU PREMIER LIEU OÙ ILS DEMEURÈRENT ET DE LA PERSÉCUTION QU’ILS SUBIRENT DE LEURS PARENTS 44

CHAPITRE IV COMMENT IL EXHORTA SES FRÈRES ET LES ENVOYA PAR LE MONDE 47

CHAPITRE V DES PERSÉCUTIONS QU’ENDURÈRENT LES FRÈRES EN ALLANT PAR LE MONDE 48

CHAPITRE VI DE LA CONDUITE DES FRÈRES ET DE L’AFFECTION QU’ILS AVAIENT L’UN POUR L’AUTRE 51

CHAPITRE VII COMMENT ILS ALLÈRENT À ROME OÙ LE SEIGNEUR PAPE LEUR CONCÉDA UNE RÈGLE ET LA PRÉDICATION  53

CHAPITRE VIII COMMENT IL ORDONNA QU’ON TIENNE CHAPITRE ET DES POINTS QU’ON TRAITAIT EN CHAPITRE 56

CHAPITRE IX QUAND LES MINISTRES 4 FURENT ENVOYÉS PAR TOUTES LES PROVINCES DU MONDE 58

CHAPITRE X QUAND LES CARDINAUX DEVENUS BIENVEILLANTS ENVERS LES FRÈRES SE MIRENT À PRENDRE SOIN D’EUX ET À LEUR PRÊTER ASSISTANCE 59

CHAPITRE XI COMMENT L’ÉGLISE LES PROTÉGEA DES MAINS DE LEURS PERSÉCUTEURS 60

CHAPITRE XII DU TRÉPAS DU BIENHEUREUX FRANÇOIS, DE SES MIRACLES ET DE SA CANONISATION 62

Compilation d’Assise 65

[Prédiction que le corps de François sera honoré après sa mort]  65

[Transfert de François à la Portioncule et bénédiction de la cité d’Assise] 65

[À l’annonce de sa mort prochaine, François ajoute au Cantique de frère Soleil la strophe sur la mort] 66

[Dernière visite de « frère Jacqueline »] 67

[L’humilité et la pauvreté, fondements de la religion des Frères mineurs 5] 69

[Humilité de François devant l’évêque de Terni ; il rapporte à Dieu tout le mérite de sa sainteté] 69

[Par humilité, François renonce à gouverner les Frères mineurs ; il demande un gardien au ministre général] 71

[Bénédiction de frère Bernard ; sainteté et mort de frère Bernard]  72

[François prédit à sœur Claire qu’elle le reverra avant de mourir ; transport de sa dépouille mortelle à Saint-Damien] 73

[Des alouettes survolent la maison où gît François ; l’alouette, modèle du bon religieux] 75

[Mendier plus de nourriture que ce qui est nécessaire vole les autres pauvres 1] 76

[Le Christ promet de pourvoir aux besoins des frères s’ils demeurent fidèles à la pauvreté] 76

[Le Christ répond aux ministres qui veulent faire adoucir la Règle] 76

[Au « chapitre des nattes », François répond au cardinal Hugolin en refusant les règles religieuses existantes] 77

CHAPITRE CVIII LA SOUMISSION QU’IL VOULAIT QUE LES FRÈRES AIENT ENVERS LES CLERCS ET POUR QUELLE RAISON 78

[François refuse tout privilège pour les Frères mineurs] 78

[Les trois plaintes du Christ à frère Léon  79

[François bénit les frères qui l’entourent ; paraliturgie de la Cène] 79

[Vingt-sept paragraphes empruntés à la Vita secunda [2C] de Thomas de Celano] 80

CHAPITRE LIII UN MANTEAU DONNÉ À UNE PETITE VIEILLE À CELANO 84

CHAPITRE LIV UN AUTRE PAUVRE À QUI IL DONNA UN AUTRE MANTEAU 84

CHAPITRE LV IL FIT DE MÊME ENVERS UN AUTRE PAUVRE 85

CHAPITRE LVI COMMENT IL DONNA UN MANTEAU À QUELQU’UN POUR QU’IL NE HAÏSSE PAS SON SEIGNEUR 85

CHAPITRE LVII COMMENT IL DONNA À UN PAUVRE LA POCHE D’UNE TUNIQUE 86

CHAPITRE LXIX LA PAROLE PROPHÉTIQUE QU’IL EXPLIQUA SUR LES PRIÈRES D’UN FRÈRE PRÊCHEUR 86

CHAPITRE XC TRANSPORTÉ DE JOIE, LE SAINT CHANTAIT EN FRANÇAIS 88

CHAPITRE CIV COMMENT IL RÉSIGNA SA PRÉLATURE EN CHAPITRE ET UNE PRIÈRE 88

CHAPITRE CV COMMENT IL RÉSIGNA SES COMPAGNONS 89

CHAPITRE CXV EXEMPLE D’UN BON FRÈRE ET LA COUTUME DES ANCIENS FRÈRES 89

CHAPITRE CXXXIX COMMENT ON DOIT ÊTRE AVEC SES COMPAGNONS 90

CHAPITRE CXLI CE QUE LE SAINT RÉPONDIT À UNE QUESTION SUR LES MINISTRES 91

CHAPITRE CXXXIII SA COMPASSION POUR LES MALADES 92

CHAPITRE CXLVII COMMENT IL VOULAIT QU’ILS SE METTENT À L’ÉCOLE ET COMMENT IL APPARUT À UN COMPAGNON QUI S’APPLIQUAIT À LA PRÉDICATION 93

CHAPITRE CXX COMMENT AU TRAVAIL IL AVAIT EN HAINE LES OISIFS 94

CHAPITRE CIX SON HUMILITÉ ENVERS SAINT DOMINIQUE ET VICE VERSA ET LEUR CHARITÉ MUTUELLE 94

[Reprise de la Compilation d’Assise :] 96

[François restaure un frère qui « meurt de faim » ; rigueur de la vie des premiers frères et attention de François aux autres] 96

[François convainc ses premiers frères d’aller demander l’aumône] 97

[François refuse que les frères se soucient du lendemain] 98

[François emmène un frère malade manger du raisin] 99

[Sanction d’une indiscrétion de l’évêque d’Assise] 99

[François délivre un frère de suggestions diaboliques] 100

[Acquisition par les frères de l’église de la Portioncule ; la Portioncule, modèle et exemple des lieux de la religion mineure] 100

[François s’oppose à ce qu’on construise « en dur » à la Portioncule] 104

[François ne veut pas d’une cellule qui a été appelée sienne] 106

[François explique comment doivent être édifiés les lieux des frères ; les frères doivent respecter et vénérer le clergé] 107

[François, au plus mal, bénit les frères et dicte le Testament de Sienne] 109

[Souci de François que les églises soient propres] 110

[François accueille dans la religion frère Jean le Simple] 110

[François refuse un postulant qui avait distribué ses biens à sa parenté] 112

[François surmonte une longue et grave tentation de l’esprit] 112

[François s’impose comme pénitence de manger dans l’écuelle d’un lépreux] 113

[Dans l’église de Bovara, François est attaqué par des démons ; vision de frère Pacifique dans cette même église] 114

[François est réconforté par le son d’une cithare dans la maison de Tabald, à Rieti] 115

[Restauration miraculeuse de la vigne du prêtre de Saint-Fabien] 117

[Le Seigneur pourvoit à un repas où les frères avaient invité le médecin soignant les yeux de François] 118

[François prédit la conversion du mari d’une dame de Lisciano] 118

[François refuse d’admettre un jeune noble dans la religion mineure] 120

[François, très malade, désire manger du brochet et le Seigneur lui en procure] 121

[François connaît les pensées d’un frère qui récrimine] 121

[François connaît à distance le désir d’un frère venu demander sa bénédiction] 122

[François donne une leçon de pauvreté aux frères de Greccio ; une visite du cardinal Hugolin à la Portioncule ; éloge des habitants de Greccio] 122

[François prédit la sédition qui va ravager Pérouse à des chevaliers qui perturbent sa prédication] 125

[François prie pour un abbé, qui en ressent immédiatement le bienfait] 127

[L’amour du Christ fait se détourner François de ses propres souffrances] 127

[Un homme spirituel rencontre François pleurant sur la passion du Christ] 128

[Réponse de François à un frère qui l’invite à se faire lire les Écritures] 128

[François confesse en public avoir mangé gras durant une maladie] 129

[François se refuse à toute hypocrisie dans le vêtement et la nourriture] 130

[François confesse sa vanité après avoir donné son manteau à une vieille femme] 131

[Le cardinal Hugolin et frère Élie enjoignent à François de faire soigner ses yeux ; à Saint-Damien, il compose le Cantique de frère Soleil] 131

[François ajoute au Cantique de frère Soleil une strophe sur le pardon et amène l’évêque et le podestat d’Assise à faire la paix] 134

[François compose l’Écoutez, pauvrettes pour la consolation de Claire et de ses sœurs] 136

[François se fait soigner les yeux à Fonte Colombo ; la courtoisie de frère Feu envers lui ; sa révérence envers frère Feu] 137

[François refuse de combattre un feu qui consume sa cellule et de conserver une peau qu’il a soustraite au feu] 139

[Amour et révérence de François pour toutes les créatures] 139

[À Rieti, François donne son manteau à une femme souffrant d’une maladie des yeux] 140

[Facilité et détachement avec lesquels François offrait sa tunique] 141

[François découd une pièce d’étoffe de sa tunique pour la donner à un pauvre] 142

[À Rivo Torto, François demande au troisième frère de donner son manteau à un pauvre] 143

[À la Portioncule. François fait donner le Nouveau Testament avec lequel prient les frères à la pauvre mère de deux frères] 143

[Du bétail est guéri par de l’eau ayant lavé les mains et les pieds de François] 144

[À Rieti, un signe de croix tracé par François guérit le clerc Gédéon] 145

[François enseigne à des chevaliers d’Assise à demander l’aumône ; il prise tant la pratique de l’aumône pour l’amour de Dieu qu’il refuse d’y renoncer lorsqu’il est invité] 146

[Invité chez le cardinal Hugolin, François va quêter son repas ; il chasse un « frère Mouche » de Rivo Torto) 147

[François honore un frère qui revient joyeux de l’aumône] 149

[À l’approche de la mort, François manifeste une grande joie ; rappel d’une vision de frère Élie à Foligno] 150

[Ayant confirmation qu’il va bientôt mourir, François s’écrie : « Bienvenue, ma sœur Mort ! »] 151

[François expose sa volonté à frère Richer ; le sens de l’appellation « Frères mineurs » ; les frères délaissent les préceptes de pauvreté que François a inscrits dans la Règle] 151

[L’opposition des ministres à François concernant la possession des livres et la pratique de la pauvreté] 153

[Un novice qui désirait avoir un psautier ; la science et les livres ne doivent pas faire perdre la prière ni l’humilité] 154

[Suite du récit du novice qui désirait avoir un psautier] 156

[Fin du récit du novice qui désirait avoir un psautier] 157

[François explique à un frère pourquoi il a cessé de s’opposer aux abus ; sa résolution de témoigner par l’exemple ; sa volonté que les maisons des frères soient pauvres et humbles ; l’opposition des frères et sa crainte du scandale] 158

[À la Portioncule, François édicte un règlement contre les paroles oiseuses] 160

[François décide de partir pour la France ; sa dévotion à l’eucharistie ; il envoie Sylvestre chasser les démons d’Arezzo ; le cardinal Hugolin l’arrête à Florence] 161

[François explique qu’il ne serait pas un frère mineur s’il n’acceptait pas joyeusement d’être rejeté par les frères] 164

[François est consolé par le chant d’une cigale qu’il a apprivoisée] 165

[François endure le froid afin d’être un modèle et un exemple pour les frères] 166

[Le Christ est le véritable fondateur de la religion mineure ; la tâche de François est de donner l’exemple aux frères] 166

[La honte éprouvée par François lorsqu’il rencontrait plus pauvre que lui] 168

[François corrige un frère qui a dit du mal d’un pauvre] 168

[La stratégie employée par François pour convertir des brigands] 169

[François dévoile l’imposture d’un frère qui passait pour saint] 170

[Alors qu’il est l’hôte d’un cardinal, François est battu par des démons] 172

[François effectue un carême de quarante jours sur le mont Alverne] 174

[À Greccio, François est tourmenté par le diable caché dans un coussin de plumes ; sa volonté de prier dignement l’office divin] 175

[François descend de cheval sous la pluie pour dire l’office ; les besoins du corps ne doivent pas entraver la prière ni les bonnes œuvres ; les frères doivent toujours montrer un visage joyeux] 177

[Fin CA, début du ms. Little :] 178

[Prière devant le Crucifié de Saint-Damien 1] 178

[Un frère voulait secrètement avoir la tunique de François 2] 179

[Un frère voulait avoir un écrit de la main de François 3] 179

[Comment François se dévêtit et s’assit nu par terre devant ses compagnons 3] 180

[Du persil qu’il envoya chercher de nuit dans le jardin 1] 180

[Comment un frère qui avait fait scandale contre son frère sortit de la religion 4] 182

[Un frère désirait voir le bienheureux François et prendre son conseil 1] 182

HADEWIJCH 185

Béguines et Moniales 185

Un nouveau mode de vie 185

Deux Hadewijch 187

Lettres spirituelles 191

Avertissement 191

Lettre I Vivre dans la clarté de Dieu 191

Lettre II S’en remettre de toute chose à l’amour 193

Lettre III L’amour du prochain atteint le Cœur de Dieu 196

Lettre IV Les égarements de la raison 197

Lettre V Consolation 199

Lettre VI L’amour vrai est sans souci de retour. Imitation du Christ 201

Lettre VII L’amour ne se se rend qu’à l’amour 207

Lettre VIII La double crainte 208

Lettre IX L’union parfaite 210

Lettre X Valeurs des Vertus 210

Lettre XI Qui aime Dieu comme je l’aime ? 212

Lettre XII Le précepte suprême 213

Lettre XIII L’amour est inapaisable 217

Lettre XIV Comme on sert sagement l’Amour 218

Lettre XV Les règles du pèlerinage 220

Lettre XVI Aimer Dieu de son propre amour 222

Lettre XVII Agir avec les Personnes et reposer dans l’Unité 224

Lettre XVIII La nature de l’âme et son repos divin 226

Lettre XIX La guérison de l’homme 230

Lettre XX Les douze heures mystérieuses 232

Lettre XXI Comment l’Amour se gagne et se possède 235

Lettre XXII Les paradoxes de la nature divine 236

Lettre XXIII C’est en étant vrai qu’on imite Dieu 244

Lettre XXIV Dieu seul suffit 244

Lettre XXV L’Amour est tout 247

Lettre XXVI La plus belle œuvre 248

Lettre XXVII Raisons d’être humble 248

Lettre XXVIII Fruition de la Trinité dans l’Unité 249

Lettre XXIX Ne souffrir que de l’Amour 254

Lettre XXX L’appel réciproque de l’Amour 256

Lettre XXXI Toute-puissance de l’abandon 261

MARGUERITE PORETE 265

Marguerite Porete et l’Inquisition 265

Le miroir des âmes simples 269

(Chapitres 51 à 118) 269

Chapitre 51. Comment cette âme est semblable à la divinité 269

Chapitre 52. Comment Amour fait l’éloge de cette âme, et comment elle demeure dans l’abondance et les richesses de l’amour divin 270

Chapitre 53. Comment Raison demande explication de ce qui est dit plus haut 271

Chapitre 54. Raison demande de combien de morts il faut que l’âme meure avant que l’on comprenne ce livre 271

Chapitre 55. Comment Amour répond aux questions de Raison 272

Chapitre 56. Comment les Vertus se plaignent d’Amour qui leur porte si peu d’honneur 273

Chapitre 57. De ceux qui sont en l’état des égarés, et comment ils sont esclaves et marchands. 273

Chapitre 58. Comment les âmes anéanties sont au cinquième état avec leur Bien-Aimé 275

Chapitre 59. De quoi vécut cette âme ; comment et quand elle est sans elle-même 276

Chapitre 60. Comment il faut mourir de trois morts avant de venir à la vie libre et anéantie 276

Chapitre 61. Où Amour parle des sept états de l’âme 278

Chapitre 62. De ceux qui sont morts au péché mortel et nés à la vie de grâce 279

Chapitre 63. Comment Amour traite de vilains ceux à qui il suffit d’être sauvés 280

Chapitre 64. Où l’on parle des âmes mortes à la vie selon l’esprit 280

Chapitre 65. Où l’on parle de ceux qui siègent sur la haute montagne, au-dessus des vents 281

Chapitre 66. Comment l’âme se réjouit d’avoir pris congé de Raison et des autres Vertus 281

Chapitre 67. Où l’on parle du pays où cette âme demeure, et de la Trinité 282

Chapitre 68. Comment cette âme est unie à la Trinité par opération divine, et comment elle traite d’ânes ceux qui vivent du conseil de Raison 283

Chapitre 69. Où l’âme dit que l’exercice des Vertus n’est qu’inquiétude et travail 283

Chapitre 70. Comment cette âme est ce qu’elle est par la grâce de Dieu. 285

Chapitre 71. Comment cette âme n’œuvre plus pour Dieu, ni pour elle-même, ni pour son prochain. 285

Chapitre 72. Où l’on parle de la distance qui sépare le pays de ceux qui ont péri ou se sont égarés, du pays de liberté ; pourquoi l’âme conserve sa volonté 286

Chapitre 73. Comment il faut que l’esprit meure pour perdre sa volonté 287

Chapitre 74. Pourquoi Amour appelle cette âme par un nom aussi humble que celui d’« âme » 288

Chapitre 75. Comment l’âme illuminée fait comprendre les choses susdites par l’exemple de la transfiguration de Jésus-Christ 288

Chapitre 76. Où l’on montre qu’à l’exemple de la Madeleine et des saints, l’âme n’éprouve aucune confusion pour ses péchés. 289

Chapitre 77. Où l’âme demande si Dieu a mis une fin et un terme aux dons de sa bonté. 290

Chapitre 78. Comment ceux qui n’ont pas obéi aux enseignements de perfection demeurent encombrés d’eux-mêmes jusqu’à la mort 292

Chapitre 79. Comment l’âme libre conseille de ne point s’opposer à ce que demande le bon esprit. 293

Chapitre 80. Comment l’âme chante et déchante 294

Chapitre 82. Comment cette âme est libre 296

Chapitre 83. Comment cette âme reçoit le nom de la transformation en laquelle Amour l’a transformée. 297

Chapitre 84. Comment l’âme libre par ses quatre quartiers accède à la souveraineté et vit librement de vie divine. 297

Chapitre 85. Comment cette âme est libre, plus que libre, parfaitement libre 299

Chapitre 86. Comment Raison est émerveillée de ce qui est dit de cette âme 299

Chapitre 87. Comment cette âme est souveraine des Vertus et fille de Divinité 301

Chapitre 88. Comment Amour demande ce que Raison demanderait si elle était en vie, à savoir, qui est la mère de Raison et des autres Vertus 301

Chapitre 89. Comment cette âme a tout donné dans la liberté de sa noblesse 303

Chapitre 90. Comment on peut venir à la perfection en faisant le contraire de son vouloir 304

Chapitre 91. Comment la volonté de ces âmes est la volonté d’Amour ; quelle en est la raison 304

Chapitre 92. Comment l’âme se désencombre de Dieu, d’elle-même et de son prochain 305

Chapitre 93. Où l’on parle de la paix de la vie divine 306

Chapitre 94. Du langage de la vie divine 306

Chapitre 95. Comment le pays des égarés est éloigné du pays de ceux qui sont anéantis 307

Chapitre 96. Où l’âme parle à la Trinité 308

Chapitre 97. Comment le paradis n’est pas autre chose que de voir Dieu 309

Chapitre 98. Raison demande ce que font ceux dont l’état est au-dessus de leurs pensées 310

Chapitre 99. Comment les gens qui sont en cet état sont en souveraineté sur toutes choses 310

Chapitre 100. Comment il y a une grande différence entre les anges 311

Chapitre 101. Comment cette âme ne veut rien faire, si bien que rien ne lui manque, pas plus qu’à son bien-aimé. 312

Chapitre 102. Où Entendement-de-l’âme-anéantie montre combien il est pitoyable que la malice l’emporte sur la bonté 313

Chapitre 103. Où l’on montre ce que veut dire que le juste tombe sept fois par jour 313

Chapitre 104. Où l’âme dit comment Dieu lui a donné sa volonté libre. 314

Chapitre 105. Ce que veut dire que le juste tombe sept fois par jour 315

Chapitre 106. Comment l’âme déclare l’ensemble de ses demandes. 315

Chapitre 107. Où commencent les demandes de l’âme 316

Chapitre 108. Une belle considération pour éviter le péché 317

Chapitre 109. Comment l’âme s’étonne de ne pouvoir suffisamment satisfaire pour ses fautes 318

Chapitre 110. Comment l’art, en la créature, est une habileté subtile, qui est en la substance de l’âme. 319

Chapitre 111. De la différence entre l’onction de paix et la guerre que fait le reproche ou remords de conscience 320

Chapitre 112. De la bonté éternelle qui est amour éternel 321

Chapitre 113. Que penser à la passion de Jésus-Christ fait avoir victoire sur nous-mêmes 321

Chapitre 114. Si la créature humaine peut demeurer en vie tout en étant sans elle-même 322

Chapitre 115. Où l’on parle de la substance éternelle ; comment Amour engendre la Trinité en l’âme 322

Chapitre 116. Comment l’âme se réjouit de l’épreuve de son prochain 323

Chapitre 117. Comment cette âme montre qu’elle est l’exemple du salut de toute créature 323

Chapitre 118. Des sept états de l’âme dévote, que l’on appelle aussi « êtres » 326

TAULER 331

Une période troublée - Tauler (~1300-1361) 331

Dix sermons 337

5 Troisième sermon pour l’Épiphanie 337

8 Sermon pour le premier vendredi de Carême 340

9 Sermon pour le deuxième dimanche de Carême1 347

24 Sermon de préparation à la Pentecôte 353

25 Premier sermon pour la Pentecôte 359

40 Premier sermon pour le cinquième dimanche après la Trinité 365

41 Deuxième sermon pour le cinquième dimanche après la Trinité 373

51 Premier sermon pour le treizième dimanche après la Trinité 380

62 Sermon pour le quinzième dimanche après la Trinité 386

83 Sermon pour le troisième dimanche de l’Avent 391

RUUSBROEC 399

Jan van Ruusbroec (1293-1381) 399

Un siècle de troubles 399

La vie et les œuvres 400

Noces spirituelles 407

PRÉFACE 407

LIVRE PREMIER. LA VIE ACTIVE 408

DEUXIÈME LIVRE. LA VIE DANS LE DÉSIR DE DIEU 434

LA COMPARAISON AVEC L’EAU QUI BOUT. 443

DE LA COMPARAISON DES FOURMIS. 451

IL EST MONTRÉ PAR UN EXEMPLE COMMENT NOUS TROUVONS DANS LE CHRIST CES QUATRE MODES PORTÉS A LEUR PERFECTION 458

TROISIÈME LIVRE. LA VIE DANS LA CONTEMPLATION DE DIEU. 505

TABLE 513

Fin 523





Fin

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1 D.Tronc, Expériences mystiques en Occident I Des Origines à la Renaissance, « Guillaume de Saint-Thierry ». Révisé ici.

2 Dom Guy Oury, L’héritage de saint Benoît, Initiation aux auteurs spiritueles de l’Ordre, Solesmes, 1988, 38-39.

3 Dom Guy Oury, L’héritage de Saint-Benoît, introduction aux auteurs spirituels de l’Ordre, Solesmes, 1988 ; dom Jean Leclercq, L’amour des lettres et le désir de Dieu, initiation aux auteurs monastiques du Moyen Âge, Cerf, 1957.

4 Lettre aux frères du Mont-Dieu, SC 223, § 1, 145.

5 J. Déchanet, Guillaume de Saint-Thierry, Beauchesne, Paris, 1978, 137 & 132.

6 P. Verdeyen, La théologie mystique de Guillaume de Saint-Thierry, FAC, Paris, 1990, 14.

7 Lettre aux frères du Mont-Dieu, op.cit., 381.

8 Miroir de la foi, 390d.

9 Exposé sur le Cantique, SC 82, 166.

10 Guillaume de Saint-Thierry, La contemplation de Dieu, SC 61 bis, 113.

11 Guillaume de Saint-Thierry, Miroir de la foi, SC 301, 394a. Cité par Déchanet dans ses notes à la Lettre aux frères du Mont-Dieu, op. cit., 410-411.

12 Avec toutefois des différences : « Mon âme a été créée dans ton amour ; je ne connais donc ni le ciel ni l’enfer. Si tu me brûles et me réduis en cendres, on ne trouvera pas en moi un autre être que Toi. Je Te connais, mais je ne connais ni la religion, ni l’infidélité » (Attar, Le langage des oiseaux, trad. Garcin de Tassy, 1843, chap. XXXVI, 169).

13 Jean Déchanet, LETTRE AUX FRÈRES DU MONT-DIEU (Lettre d’or), op.cit. infra, 387 à 414.

14 Exposé sur le Cantique, Sources Chrétiennes n°82, Cerf, 1998. - Le meilleur des nombreux exposés.

15 GUILLAUME DE SAINT-THIERRY

LETTRE AUX FRÈRES DU MONT-DIEU (Lettre d’or)

INTRODUCTION, TEXTE CRITIQUE, TRADUCTION ET NOTES PAR Jean DÉCHANET, o.s. b.

LES ÉDITIONS DU CERF, 1975

16 Ajout du traducteur

17Outre cette édition française, je suggère l’intérêt d’acquérir les « Fonti Francescane » en « édizione tascabile » (ce qui n’est guère possible pour le Totum français en deux forts volumes  intransportables comportant de nombreux textes d’intérêt intérieur secondaire ; 100€. Le « FF » livre de nombreux textes italiens allant de François (Cantico di Frate Sole) aux « Fioretti » (omises dans le Totum au profit des « Actes »). Le FF est une « bible de voyage » de 2363 pages ; 30€. Son italien est facile - il suffit de lire à mi-voix - et il reste assez proche du latin des sources.

18 François d’Assise vu par ses disciples, Un choix de sources à l’usage de Dominique Tronc et d’Amis, Reprenant des textes [et notes] de l’édition « du VIIIe centenaire », H.C., 668 p. En version allégée 510 pages. Recommandé pour les notes denses et précises qui remplaceront une immense littérature de qualité variable. Recommandé pour Les Actes du bienheureux François et de ses Compagnons [autour de chacun j’ai regroupé les épisodes], pages 405-628. François n’est pas le seul exemple à imiter !

19On identifie cet auteur au «frère Jean, compagnon du vénérable père frère Gilles, qui a tenu nombre de ces informations du même saint frère Gilles et de frère Bernard de sainte mémoire, premier compagnon du bienheureux François.»

20Le «mercator» n’est pas un simple boutiquier, mais un marchand pratiquant le commerce à grande échelle.

21La «rusticitas» désigne les manières des rustres par opposition aux manières courtoises.

22Dans la bouche des trouvères et troubadours qui parcouraient l’Italie au temps de la jeunesse de François, l’expression «gentil comte» était devenue le surnom du comte Gauthier de Brienne : la magnificence de sa cour et ses exploits guerriers en Pouille (1201-1205), à la tête des milices d’Innocent III, en avaient fait le type même du «gentil» chevalier. Comme aux croisés, le pape lui avait octroyé le privilège de pouvoir arborer la croix sur ses armes.

23L’écuyer et le cheval sont deux attributs indispensables du chevalier.

24Ce dialogue, apport inédit d’AP, joue sur les deux acceptions de «dominus» : le seigneur dans le système vassalique et Dieu.

25Certainement Gui Ier, évêque d’Assise, auquel, entre 1208 et 1212, succède Gui II qui reste évêque jusqu’à sa mort en 1228.

26Bernard de Quintavalle, qui mourut entre 1241 et août 1246. Il est enterré près de la tombe de François dans la basilique d’Assise.

27Il pourrait s’agir de Pierre de Cattaneo, juriste, qui accompagna François en Orient et fut brièvement son vicaire de 1220 à sa mort, qui advint à la Portioncule, le 10 mars 1221, d’après l’épitaphe inscrite dans l’église même. Il est enterré près de la tombe de François dans la basilique d’Assise.

28Saint-Nicolas sur la place de la cité d’Assise.

29sortes biblicae, soit une triple ouverture au hasard de la Bible, censée livrer la volonté divine.

30Selon la tradition, Sylvestre mourut à Assise, le 4 mars 1240, ce qui donne un indice sur le terminus post quem de la rédaction d’AP. Il est enterré près de la tombe de François dans la basilique d’Assise.

31La «Porziuncola», ou «petite portion», sans doute du fait de la petitesse de l’édifice ou de son terrain. Cette minuscule église, aussi appelée Sainte-Marie-des-Anges, est attestée en 1045, mais le bâtiment restauré par François date du xe siècle. L’église dépendait des Bénédictins du mont Subasio.

32Frère Gilles fut reçu en la fête de saint Georges, c’est-à-dire le 23 avril, peu après frère Bernard et deux ans après la conversion de François. Il est mort le 22 avril 1262.

33François, qui a été frotté de culture courtoise dans la compagnie des jeunes chevaliers d’Assise, use du français, langue littéraire des milieux laïques, pour exprimer sa joie et chanter les louanges de Dieu.

34 Appel de note à retrouver dans l’édition source. Des appels et références de pages etc. restent à retirer…

35Livrée complète dans François d’Assise et ses disciples, op.cit., v. longue 157-404.

36Ces titres-résumés utiles sont ajoutés par l’éditeur du «Totum».

37LP : Légende de Pérouse, suivi du n° correspondant dans LP.

38 Je n’ai pas supprimé les appels de notes érudites - omises dans la présente reprise (car elles sont moins essentielles que celles de la source précédente – la seule qui livre des renseignements portant sur la première moitié de vie de François).

39 [note DT] Témoignage parallèle sur Bernard en fin du présent florilège.

40 Le TITRE EN CAPITALES et le premier § sont empruntés à Thomas de Celano.

41 [DT] Parallèle aux témoignages sur fr.Léon livrés en fin du florilège.

42 [DT] Paragraphes listés à retrouver pour les notes dans Edition du VIIIe centenaire, « Thomas de Celano, mémorial (2C) », 1459 sv. - Notre choix parmi les 27 paragraphes commence en 2C [§] 56, 1540.

43 Ce TITRE et les suivants EN CAPITALES sont repris de Thomas de Celano.

44 [DT] On complétera par Celano (2C) par exemple «CHAPITRE L SUR UNE VISION QUI SE RAPPORTE À LA PAUVRETÉ SOUS LA MÉTAPHORE D’UNE DAME», page 1567 : «… bien que d’une beauté remarquable, la dame était couverte d’un manteau sale. Se levant au matin, le bienheureux père raconte sa vision au saint homme frère Pacifique… ».



45Donné supra dans «pages» de François.

46 DS 12.715.

47 DS 13.725 (P. Verdeyen, art. « Ruusbroec et ses disciples »).

48DS 12. 719 sq. (P. Verdeyen, art. « Les béguines »)

49L’Amour et la Dilection, La vie de Christine de Stommeln suivie de Lettre de Pierre et de Christine (1267-1289), 2005, William Blake and Co, diffusion Les Belles Lettres., 21. – À nos yeux le poème intitulé «  Les vertus de Christine de Stommeln ou l’enrichissement de la nature par la grâce » qui ouvre cette « idylle mystique », cité ici très partiellement, n’est autre que le compte-rendu d’un vrai rapport entre disciple et maître spirituel.

50« C’est là que nous recevons la douce Vie vivante que la Vie donne à la vivante vie. On l’appelle Source vive, parce qu’elle nourrit et garde en l’homme l’âme vivante. »

51J.-B. P[orion], Hadewijch d’Anvers, Seuil, 1954, 78-79 [l’introduction, qui couvre cinquante pages denses, et les notes sont très précieuses], réédition 1994. – Autres œuvres d’Hadewijch : Lettres spirituelles / Béatrice de Nazareth, Sept degrés d’amour, trad. J.B. P[orion], « Ad Solem », Genève, 1972 ; Les Visions, trad. G. Epiney-Burgard, Ad Solem, 2008 ; The complete works, [Lettres, Poèmes, Visions] by mother Columba Hart, o.s.b. , « Classic of Western Spirituality », Paulist Press, New-York, 1980.

52Ibid., 117.

53Hadewijch Lettres spirituellesop. cit., 170 - Nous ne pouvons tout citer des Lettres XVIII « La nature de l’âme et son repos divin »  & XX, « Les douze heures mystérieuses »  [les degrés de l’Amour].

54Ibid., 120-121.

55Ses poèmes sont traduits dans : J.-B. P[orion], Hadewijch d’Anvers, op.cit., 116-182, comme venant d’une “plume différente” (Introduction, 45) .

56 DS 12.721.

57Ibid., 170-171.

58Ibid., 182.

59Hadewijch, The complete works, op. cit., pages 4-5. : « …Hadewijch’s authority among the Beguines met with opposition ... she was threatened with an accusation of teaching quietism ... was evicted ... It may perhaps be conjectured that … she offered her services to a leprosarium or hospital for the poor… »

60Hadewijch, LETTRES SPIRITUELLES, Traduction du moyen néerlandais par Fr. J.-B. M. P., Claude Martingay, Genève, 1972 — Réédition hors commerce, 2017. S’adresser au webmaster de www.cheminsmystiques.com




61 Marguerite Porete, Le miroir des âmes simples et anéanties, trad. M. Huot de Longchamp, Albin Michel, 1984. Nous venons de reprendre des éléments biographiques donnés dans sa vivante introduction. - L’édition critique du Miroir de Marguerite Porete (-1310) en vieux français a été livrée sous la rubrique du «  libre esprit  » par Romana Guarnieri, Il movimento del Libero Spirito, Edizioni di storia e letteratura, Roma, 1965. - Cette érudite définit - une seule fois - cet esprit libre comme  « doctrine quiétiste de la conformité à la volonté divine »,  ce qui ne trouble pas !

62 Le lecteur sera aidé par les “indications scéniques” et les “Quelques points de repère…” donnés en fin d’introduction par M. Huot de Longchamp, op. cit., 32-35.

63 Ibid., 55 et 64 (pour les commentaires II à IV), 68.

64 Ibid., page 95. Cette image rappelle l’image marine utilisée avant par Syméon le Nouveau Théologien (-1022), ou après par Jean-Évangéliste de Bois-le-duc  (-1635) qui évoquera «  la nacre de perle de la mer salée… » . On pourrait constituer deux anthologies de comparaisons naturelles : l’une avec la mer, l’autre avec la montagne.

65Ibid., 116.

66Ibid., 200.

67Hadewijch d’Anvers, op.cit., note de J.-B. P[orion], 185.

68Le Miroir des âmes simples et anéanties et qui seulement demeurent en vouloir et désir d’amour, Introduction, traduction et notes Max Huot de Longchamp, Albin Michel.

69Sur Merswin, v. DS 10.1056/8. Sur tout le milieu, v. L. Cognet, Introduction..., chap. V, « Le mysticisme germanique médiéval » ; B. Gorceix, Amis de Dieu en Allemagne au siècle de Maître Eckhart, Paris, 1984.

70 DS 15.61/71, dont les citations précédentes.

71Tauler, Sermons, trad. E. Hugueny – G. Théry – M.A.L. Corin, Cerf, Paris, rééd. 1991, 36.

72Ibid., 61.

73Le Vijñana Bhairava, traduit et commenté par L. Silburn, De Boccard, Paris, 1959, « Introduction », pages 15-16. Bhairava désigne, dans le Sivaisme du Cachemire médiéval, le Dieu suprême, Conscience encore indifférenciée.

74Tauler, Sermons, op. cit., 16-17 pour les deux dernières citations.

75Ibid., 212-213.

76Ibid., 323-325.

77Ibid., 442.

78Ibid., 334.

79Ibid., 654-655.

80Ibid., 181-182.

81Tauler, Sermons, trad. E. Hugueny – G. Théry – M.A.L. Corin, Cerf, Paris, rééd. 1991. - Sermons N° 5 8 9 24 25 40 41 51 62 83.

82A. Wautier d’Aygaliers, Ruysbroeck l’Admirable, Cahors 1909, 1923, 105-108. L’approche “sociale” et des options affirmées portant sur la spiritualité de Ruusbroec ont nui à la réputation de cet ouvrage attachant. – Les luttes sociales se produisent aussi ailleurs, en Italie par exemple, à Lyon, etc., d’où notre récit assez long visant à ne pas perdre de vue le dur vécu social où prennent place la majorité de nos témoins d’un vécu intérieur qui pourrait paraître se produire dans quelque retraite « éthérée ». Que l’on songe aux mémoires d’époque de Philippe de Commynes, son récit d’une tuerie de la piétaille à laquelle il assista ; celui de la traque de misérables gens dans les forêts d’Ardenne par les gens d’armes (Livre II, chap. XIII)…

83M. de Barante, Histoire des ducs de Bourgogne de la maison de Valois, 1364-1477, Paris, 12 vol., 1837-1838.

84Paul Verdeyen, Ruusbroec l’Admirable, Cerf, Paris, 1990, 7 ; v. aussi : DS 8.659/97, art. « Jean Ruusbroec » d’A. Ampe ; L. Cognet, Introduction aux mystiques Rhéno-flamands, Desclée, 1968, chap. VI « Ruusbroec » ; v. surtout les introductions à la grande édition critique en dix volumes des Œuvres de Ruusbroec (Corpus Christianorum, Brepols).  Nous reviendrons bientôt sur cette édition dans une note qui la décrit.

85D. Jean Rusbroch ou de Ruysbroeck, Vie et Gestes suivis de son livre très parfait des Sept degrés de l’amour, [par Hello], Paris, Chamonal, 1909, 1-68.

86Verdeyen, Ruusbroec l’Admirable, op. cit.,13.

87Vie et Gestes…, op. cit., chap. IV, 12-13.

88 DS 2.466, art. « chanoines réguliers ».

89Verdeyen, Ruusbroec l’Admirable, op.cit., 34.

90Ibid., 38.

91 DS 12.724/5 (art. “Ruusbroec”, P. Verdeyen).

92Verdeyen, Ruusbroec l’Admirable, op. cit., 42.

93Vie et Gestes…, op. cit., 47.

94Ou Miroir de la vie éternelle.

95Édition critique dans le Corpus Christianorum, Continuatio Mediaevalis, volumes CI à CX, Brepols, 1989 sq. , où le texte critique brabançon, l’anglais, le latin et les variantes sont donnés en parallèle ; traduction récente par le bénédictin dom André Louf : Jan van Ruusbroec, Écrits, Bellefontaine, 1993 sq. ; traductions anciennes de Wisques (puis d’Oosterhout) : Œuvres de Ruysbroeck l’Admirable, Bruxelles, Vromant, 1915-1938 ; belles introduction et traduction par Bizet : Ruysbroeck, Œuvres choisies, Aubier, 1946.

96Voici les titres en quatre langues des œuvres suivant l'ordre de composition indiqué par Verdeyen, ce qui s’avère utile pour entreprendre une lecture suivie des douze pièces du corpus lorsque l’on fait presque nécessairement appel à plusieurs éditions (celle de référence du Corpus Christianorum , outre son coût, ne fournissant pas de traduction française) :

1. Royaume des amants - Dat rijcke der ghelieven - The realm of Lovers - Regnum Deum amantium,

2. Les Noces spirituelles - Die geestelike brulocht - The spiritual espousals - De ornatu spiritalium nuptiarum,

3. La Pierre brillante - Vanden blinkenden steen - The sparkling stone - De calculo…,

4. Les quatre tentations - Vanden vier becoringhen - The four temptations - De quatuor…,

5. De la foi chrétienne - Vanden kerstenen ghelove - The Christian faith - De fide et iudicio,

6. Le livre du Tabernacle spirituel - Van den geesteliken tabernakel - The Spiritual Tabernacle - In tabernaculum foederis commentaria,

7. [ici débutent les écrits achevés ou composés entre 1346 et 1361 à Groenendael :] Première lettre (à soeur Marguerite) - Brieven - Letters – Epistolae,

8. Les sept clôtures - Vanden seven sloten - The seven enclosures - De septem custodiis,

9. Le Miroir de la vie éternelle - Een spieghel der eeuwigher salicheit - A Mirror of Eternal Blessedness - Speculum aeternae salutis,

10. [peu avant 1359 :] Les sept degrés de l'échelle d'amour spirituelle - Van seven trappen - The seven rungs - De septem amoris gradibus,

11. Livre de la plus haute vérité - Boecsken der Verclaringhe - Little book of Enlightment - Samuel sive apologia,

12. Les Douze Béguines - Vanden XII beghinen - The twelve Beguines - De vera contemplatione.


97J. Orcibal, « Vers le vrai Ruysbroeck » (1976), Études d’histoire et de littérature religieuses, Paris, 1997, pages 835-845.

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