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Copyright 2020 Dominique Tronc

Madame Guyon IV Correspondance I








MADAME GUYON

IV


CORRESPONDANCE I

MADAME GUYON DIRIGÉE

PUIS

DIRECTRICE DE FÉNELON





édition critique par Dominique Tronc







Opus « Madame Guyon »

Quinze ouvrages

Madame Guyon Oeuvres mystiques choisies

I Vie par elle-même I & II. – Témoignages de jeunesse.
II Explication choisies des Écritures.

III Oeuvres mystiques (Opuscules spirituels choisis).

IV Correspondance I. Madame Guyon dirigée par Bertot puis Directrice de Fénelon.

V Correspondance II. Autres directions - Lettres jusqu’à la fin juillet 1694.


VI Les Justifications. Clés 1 à 44.

VII Les Justifications. Clés 45 à 67 - Pères de l’Église.


VIII Vie par elle-même III. – Prisons – Compléments – pièces de procès.


IX Correspondance III. Du procès d’Issy aux prisons.
X Correspondance IV. Chemins mystiques.

XI Années d’épreuves Emprisonnements et interrogatoires – Décennie à Blois.
XII Discours Chrétiens et Spirituels sur divers sujets qui regardent la vie intérieure.

Éléments biographiques, Témoignages, Etudes.

Indexes et Tables.

Avertissement


Ce tome quatrième « Madame Guyon dirigée puis directrice de Fénelon » reprend Correspondance Tome I Directions spirituelles, 1-585, en le complétant par Correspondance Tome III, Chemins mystiques, 15-67.

Il rend compte de directionsmystiques :

De Bertot à Guyon en se limitant aux pièces d’attributions certaines1. Attribution probable de nombreuses lettres omises. Voir les réponses de Bertot à « dix demandes » avancées qui proviendraient de Guyon2. Elles couvrent cent-vingt pages !

De Guyon à Fénelon en se limitant aux deux tomes retrouvés. Deux tomes de correspondance sans titre classés dans les Anonymes ont échappés aux recherches de nos prédécesseurs3.

S’y ajoute des lettres de Maur de l’Enfant-Jésus adressées à Madame Guyon.

Apprécier l’oeuvre intégrale du maître de Madame Guyon : Monsieur Bertot Directeur mystique I Opuscules et Lettres, II Lettres et Compléments aux Retraites, III Retraite et Amis, 2019 ; et Maur de l’Enfant-Jésus, Ecrits de la maturité 1664-1689, coll. « Sources mystiques », Toulouse, Editions du Carmel, 2007, 5-36 pour une présentation de ce grand carme4, 37-64 pour ‘Lettres à Jeanne-Marie Guyon, jeune femme mariée’ reprises ici.

Apprécier la direction spirituelle assurée pa le disciple Fénelon : Fénelon mystique, Un Florilège établi par Dominique Tronc, Lulu, 20165.




INTRODUCTION

La Correspondance de Madame Guyon.


Les lettres de Madame Guyon confirment et complètent la connaissance biographique apportée par la Vie par elle-même6. Elles situent leur auteur comme la représentante par excellence du christianisme intérieur de la seconde moitié du Grand Siècle. Elles expliquent des comportements inattendus, telle la fidélité de son disciple Fénelon, qui ne la renia jamais.

Madame Guyon (1648-1717) fut formée spirituellement par Monsieur Bertot (1620-1681), un ecclésiastique lui-même formé par le laïc Jean de Bernières (1602-1659), qui animait un groupe de prière, l’Ermitage, à Caen. Elle prit la succession de Jacques Bertot, animant le cercle qui s’était formé autour de lui en liaison avec le couvent des bénédictines de Montmartre. Elle dirigea ses membres, dont les ducs de Chevreuse et de Beauvillier ainsi que Fénelon.

Ceux-ci lui demandèrent aussi des avis pratiques sur la conduite à tenir lorsque la chasse aux mystiques de la fin du siècle dégénéra en l’affrontement public connu sous le nom de « Querelle du Quiétisme ». Querelle est d’ailleurs un terme qui rend mal compte des épreuves subies par les perdants, dont cinq années d’isolement total à la Bastille en ce qui concerne Madame Guyon : ses amis proches ne savaient pas en 1700 si elle vivait encore ! Mais elle survécut et reprit une correspondance qui devint abondante et européenne dans les toutes dernières années de sa vie à Blois.

On ne la prend pas en défaut sur les événements, sinon sur quelques précisions de dates. Plus profondément, cette correspondance apporte le matériau expérimental nécessaire à toute étude sérieuse des thèmes mystiques sur lesquels portent les affrontements. Louis Cognet, auteur du Crépuscule des mystiques ou les éditeurs de la Correspondance de Fénelon y recourent constamment, rétablissant le déroulement historique de la « querelle », mais sans en souligner l’exemplarité spirituelle.

On est très surpris de l’absence de toute édition critique pour un pareil creuset d’études, alors que le nom de l’écrivain est si célèbre : la moitié de la Correspondance de Madame Guyon, active et passive, est restée inédite jusqu’à maintenant ! Pour l’époque de la « vie publique », où ce manque se fait particulièrement sentir, on trouve certaines lettres et des soumissions7 éparpillées dans les correspondances de Bossuet, de Tronson et de Fénelon. Mais les témoignages plus intimes et plus riches humainement autant que spirituellement, portant sur l’approfondissement de la direction de Fénelon en 1690, puis transmis par son « tuteur », le duc de Chevreuse, enfin par la « petite duchesse » de Mortemart, avant l’interruption brutale de 1698 due à l’isolement renforcé de Madame Guyon, restèrent sous forme manuscrite de copies faites par les fidèles ou d’autographes. Ces derniers sont très difficiles à déchiffrer : parfois le papier manquait et Madame Guyon en utilisait les plus petites parties dans tous les sens ; sa vue était de toute façon médiocre, effets de l’enfermement et d’une variole contractée dans la jeunesse.

L’autre moitié des lettres, postérieure à la période des prisons, fut publiée au XVIIIe siècle par deux pasteurs protestants, Pierre Poiret et Jean-Philippe Dutoit, pour l’édification des membres des cercles guyoniens. En effet le très grand intérêt de cette correspondance, au-delà d’une spontanéité à laquelle nous sommes devenus sensibles aujourd’hui, consiste en ce qu’elle offre un témoignage unique sur la vie mystique vécue et mise à l’épreuve dans les tribulations. La part consacrée aux « affaires » d’intérêt devenu aujourd’hui bien secondaire, est réduite, ce qui n’est pas toujours le cas des correspondances de personnages fondateurs, par exemple de Thérèse d’Avila, ou occupant des fonctions notables dans la société, tel Fénelon. La primauté reste ainsi à la description des états intimes, d’intérêt permanent. L’auteur, qui n’a aucun but littéraire, n’élabore en rien son récit, mais simplement témoigne d’une vie intérieure intense, caractérisée par une entière disponibilité à la grâce.

Ce témoignage personnel s’inscrit dans des séries suivies de directions spirituelles : Madame Guyon, dirigée par Bertot, devient la « Dame directrice8 » de Fénelon, de Chevreuse, du marquis de Fénelon, du baron de Metternich, de Poiret et de Holmfeld, de fidèles écossais et suisses. Ces séries se suivent souvent dans le temps, ce qui permet de ne pas trop compromettre l’ordre chronologique lorsque nous choisissons de regrouper les lettres par destinataires, comme dans ce premier volume.

La chance nous est donnée de pouvoir présenter d’assez nombreuses lettres reçues par Madame Guyon, alors que la correspondance passive a disparu pour la plupart des spirituels du siècle, qui furent mis en valeur au détriment de leurs correspondants.

Mais de plus, cas unique à notre connaissance, nous disposons ici de plusieurs séries de correspondances actives et passives au cours d’une longue vie. L’ensemble constitue un témoignage unique sur les deux volets de toute vie intérieure achevée : formation reçue puis transmise. Madame Guyon a moins de trente-trois ans lorsqu’elle est dirigée par Maur de l’Enfant-Jésus et surtout par Bertot, elle devient à quarante et un ans la directrice de Fénelon, à soixante-six ans elle dirige le marquis neveu de Fénelon et des disciples étrangers : Poiret et ses amis, Metternich, des Ecossais, des Suisses.

Ces séries montrent comment un appel est transmis par des sensibilités différentes, celle de l’abrupt Monsieur Bertot, celle de la lyrique Madame Guyon. Mais le message mystique reste remarquablement identique : la grâce divine est toujours et partout active. Le rédacteur de la notice « Bertot » dans le Dictionnaire de Spiritualité avait noté leur ressemblance et suggérait une intervention de sa dirigée dont on entendrait même la voix dans Le Directeur Mystique9. Pour notre part nous avons difficilement dissocié Bertot de son prédécesseur Bernières.

Présentons brièvement les contenus des trois volumes, de dimensions comparables, constituant la Correspondance active et passive de Madame Guyon ; elle est augmentée de quelques témoignages directs échangés entre tiers et de ses actes de soumission ou de protestation.

Le premier volume I Directions spirituelles regroupe les lettres relatives aux directions dont les destinataires sont connus. Il présente la jeune Madame Guyon guidée principalement par Bertot, mais aussi par Maur de l’Enfant-Jésus. Puis il regroupe quelques lettres adressées à sa famille et de rares témoignages externes. Il couvre ensuite le début de la période parisienne par sa direction spirituelle de Fénelon : Madame Guyon a quarante et un ans lorsqu’elle revient de ses voyages et a atteint une certaine maturité intérieure. Cette direction couvre l’année 1690 qui n’avait pas été publiée10. Suivent les directions du marquis de Fénelon, puis de disciples étrangers, datant de la fin de la vie de Madame Guyon. La fin de ce volume I regroupe donc des directions qui, d’un point de vue chronologique, devaient appartenir au volume III, mais il nous a paru préférable de regrouper l’ensemble des lettres de directions dont les destinataires sont connus : le volume I présente tour à tour ceux-ci.

Le volume intermédiaire II Combats 1691-1698 concerne l’histoire de la « querelle ». La grande majorité des lettres étant datée, l’ordre chronologique a pu être respecté. Par contre les correspondants sont mélangés, ce qui ne présente guère d’inconvénient car on sort ici du cadre de directions pour lesquelles une perception continue du dialogue instauré est indispensable. Cette intense mais courte période couvre environ sept années et fournit les très nombreuses lettres transmises par le duc de Chevreuse, puis par la « petite duchesse » de Mortemart, qui jouent le rôle d’intermédiaire. On ne peut pas parler au sens propre de directions de Chevreuse ou de la « petite duchesse », encore que des avis personnels soient souvent mêlés aux relations événementielles. Figurent aussi les correspondances avec Tronson, Bossuet, etc. Celle avec le P. Lacombe a été extraite de l’ensemble chronologique et inclut quelques lettres plus anciennes (en effet on n’a pas voulu fragmenter la série) ; ces lettres proviennent majoritairement de Lacombe et n’interfèrent pas directement avec notre connaissance des faits biographiques, dans la mesure où ce dernier était déjà hors de combat. Le volume débute par un aperçu de la querelle sous la forme d’un texte remarquable du marquis de Fénelon. Il omet l’affrontement intellectuel entre Fénelon et Bossuet, si bien retracé par ailleurs11.

Le dernier volume III Mystique regroupe l’ensemble des lettres non datées et sans destinataires identifiés. Poiret, le premier éditeur de la majorité des lettres de ce dernier volume, fut un disciple éclairé et estimé de Madame Guyon. Nous suivons son ordre. Il respecte approximativement la division tripartite traditionnelle selon les dominantes purgative, illuminative et unitive, qui fut utilisée pour l’édition au XVIIe siècle de la correspondance de Bernières, père spirituel de Bertot. Notre édition est suivie d’une étude qui met en relief quelques thèmes de la mystique guyonienne. Elle se termine par des aides à la recherche afférents à l’ensemble des trois volumes.

Malgré sa relative abondance, cette correspondance s’avère fragmentaire puisqu’elle comporte deux périodes courtes séparées par le silence des prisons. La très grande majorité des lettres ne couvrent finalement que le septième de la durée de vie de leur auteur.



Brève chronologie de la vie et de l’œuvre.



Cette brève chronologie12 met en relief les influences reçues et exercées (noms propres en capitales) ainsi que les textes qui nous sont parvenus (ils sont indiqués en italiques ; entre guillemets figurent les noms des sections de cette édition de la Correspondance).

On distingue cinq périodes : jeunesse et vie provinciale, voyages en Savoie et Piémont, période parisienne de la notoriété et des combats, enfermements, retraite à Blois.



I


1648-1681

Jeunesse et vie provinciale.


1648 : le 13 avril naissance à Montargis de Jeanne-Marie Bouvier de La Mothe.

Éveil affectif et culturel de la petite fille auprès d’une de ses deux demi-sœurs religieuses.


1664 : mariage à seize ans avec Jacques Guyon Du Chesnoy, beaucoup plus âgé.


1667 : rencontre du franciscain Archange Enguerrand et naissance de sa vie mystique.


21 septembre 1671 : Rencontre de Jacques Bertot, disciple de Bernières.


1674 : décès de sa mère spirituelle Geneviève Granger, supérieure du couvent de bénédictines de Montargis, qui lui fut un soutien constant au travers des difficultés familiales. Nuit intérieure qui durera en s’approfondissant durant près de sept années.


1676 : cinquième enfant ; décès de son mari.


1680 : fin de la nuit intérieure et transformation.


1681 : décès de son directeur Jacques Bertot, confesseur au couvent des bénédictines de Montmartre après avoir été celui des bénédictines de Caen. Enguerrand, Granger et Bertot faisaient partie de la « famille » mystique issu du cercle normand animé par le franciscain régulier Jean Chrysostome de Saint-Lô et illustré par Bernières, Renty et d’autres.

De cette première période subsistent les correspondances de directions reçues de Bertot et de Maur de l’Enfant-Jésus, disciple de Jean de Saint-Samson. Elles sont éditées dans Correspondance, I Directions, sous le titre : « Madame Guyon, dirigée, 1671-1681. » 



II

1681-1686
Voyages et apostolat.



1681 : après avoir pris conseil auprès de spirituels, dont le fils de Marie de l’Incarnation (du Canada), elle part s’occuper en juillet des « Nouvelles Catholiques » à Gex, près de Genève.


Le caractère ambigu de cet apostolat, dont le but était de convertir de jeunes protestantes, lui fera refuser un supériorat. Elle vivra alors plusieurs années dans le royaume de Savoie-Piémont (Thonon, Turin, Verceil) et en Savoie française (Grenoble), exerçant à l’état laïque avec succès une activité apostolique auprès de tous, incluant des religieux.


1682 : communications intérieures à Thonon avec son confesseur, le père Lacombe.

La Vie par elle-même : première rédaction ordonnée par ce dernier. Torrents.


1684 : Activités apostoliques à Turin, où elle a la faveur de l’évêque Ripa, ainsi qu’à Grenoble.

Moyen Court et très facile de faire oraison. 

Explications de l’Ancien et du Nouveau Testament.


La correspondance de cette seconde période est perdue à l’exception des quelques lettres éditées dans ce volume I Directions comme « Lettres et témoignages 1681-1688 »et du début de la correspondance avec le père Lacombe éditée en fin du volume II Combats sous le titre de « Relations avec le P. Lacombe ».


III
1686-1696
Vie publique et combats.  



1686 : retour à Paris.


1688 : courte période de captivité.

Vie par elle-même : suite de la rédaction.

Sa sortie au bout de huit mois est suivie de son activité à la cour par suite de la faveur de Madame de Maintenon et à Saint-Cyr, alors dirigée par sa cousine Marie-Françoise-Silvine Le Maistre de la Maisonfort.

Correspondance avec Fénelon (1688-1690 ; la suite est perdue à l’exception de quelques pièces dont une lettre de 1710 comportant questions et réponses). Elle est éditée dans ce volume I Directions sous le titre : « La direction de Fénelon ».

Correspondances avec le duc de Chevreuse et la « petite duchesse » de Mortemart, qui sont les intermédiaires avec le cercle quiétiste ; avec Bossuet, Tronson, etc. Ces correspondances forment la plus grande partie du volume II Combats ; il suit l’ordre chronologique (destinataires mélangés).


1694 : La perte de la faveur de Madame de Maintenon est rendue publique.

Justifications. 

Examens doctrinaux d’Issy.


1695 : signature par Bossuet, Tronson, Noailles et Fénelon des 34 articles d’Issy, condamnation des écrits de Mme Guyon. Elle est arrêtée le 27 décembre (arbitraire permis par le système des lettres de cachet) et menée à Vincennes.

IV
1696-1703
Enfermements.


1696 : début de la longue période « des prisons », qui durera sept années et demi, dont plus de quatre en isolement (en 1700 ses amis la croiront morte).

La Vie par elle-même : reprise, rapidement interrompue.


Elle est successivement interrogée à Vincennes, enfermée à Vaugirard, puis à partir du 4 juin 1698 à la Bastille.

Fin de la correspondance avec la « petite duchesse » de Mortemart.

On ne peut lui extorquer les dépositions compromettantes demandées par Madame de Maintenon et Bossuet.



V
1703-1717
Retraite et apostolat à Blois.



1703 : elle sort le 24 mars - sous condition - de la Bastille pour se rendre avec son fils Armand-Jacques au château de Diziers à Saint-Martin de Suèvres près de Blois.


1705 : achat d’une maison à Blois, dont l’Évêque Berthier est ami de Fénelon.


1709 : Fin de la rédaction de la Vie et du Récit des prisons.


Activité apostolique auprès de disciples français (cercle fidèle des ducs et duchesses de Chevreuse et de Beauvillier, de Fénelon et du marquis son neveu, etc.) et étrangers (allemands, suisses, hollandais, écossais).

Quelques-uns peuvent venir la voir et d’autres entretiennent une abondante Correspondance. Les lettres dont on connaît les destinataires, Fénelon et le marquis de Fénelon, Poiret et Homfeld, Metternich, Ramsay, disciples suisses et écossais, figurent au volume I Directions, sous diverses sections : « Autres directions et relations après 1703. » La grande masse des lettres sans dates ni destinataires forme le volume III Mystique selon une présentation thématique.


1717 : décès paisible le 9 juin.



Description des sources utilisées.


L’approche des sources de la Correspondance est grandement facilitée depuis que leur liste a été établie par monsieur I. Noye sous le titre : « État documentaire des manuscrits des œuvres et des lettres de Madame Guyon », à l’occasion des Rencontres autour de la Vie et l’œuvre de Madame Guyon13. En ce qui concerne le fonds « Guyon » propre aux A.S.-S.14, qui inclut la grande majorité des manuscrits, cette présentation donne une vue synthétique de ses quelques huit cents pièces15 en les regroupant par destinataires16.

Les sources17 de la correspondance guyonienne peuvent être distribuées en quatre sous-ensembles : Lettres publiées de Madame Guyon, Directeur mystique de Monsieur Bertot, manuscrits sous forme de « livres de lettres », autographes et copies de lettres séparées. Nous décrivons brièvement ces sous-ensembles en suivant souvent l’État documentaire… d’I. Noye.

1° Aux quatre tomes de Lettres publiés par Poiret18 en 1717 fut adjoint un cinquième tome lors de leur réédition par Dutoit19 en 1767, présentant une partie de la « Correspondance secrète » avec Fénelon. Dates et données personnelles sont effacées et les manuscrits sont perdus. Heureusement un Indice fourni par Dutoit en conclusion de son édition situe quelques destinataires. Ce premier sous-ensemble fut longtemps la seule partie connue des lettres, sinon reconnue20. Il constitue la source d’une moitié du présent volume (I Directions) ainsi que de la quasi-totalité du troisième volume (III Mystique). Il s’agit des deux éditions suivantes :

a) Lettres chrétiennes et spirituelles sur divers sujets qui regardent la vie intérieure, ou l’esprit du vrai christianisme, [Pierre Poiret], Cologne [Amsterdam], J. de La Pierre, 4 tomes, 1717-1718.

Il n’y a ni classement chronologique ni nom d’auteurs. Les références personnelles ont été soigneusement retirées, ce que l’on constate en comparant les lettres imprimées à celles dont on a conservé l’autographe ou une copie fidèle. Les originaux ont été perdus lors de la dispersion de la bibliothèque Poiret. Les rares comparaisons possibles montrent cependant une grande fidélité en ce qui concerne les textes conservés pour leur intérêt spirituel. Le tome IV comporte, outre trois parties de lettres de Madame Guyon, une « Quatrième partie contenant quelques [16] discours chrétiens et spirituels » p. 402-509, suivie d’une « Lettre d’une païsane, sur l’anéantissement du Moi de l’âme et le pur amour » p. 510-522, enfin de la « Table des matières principales ».

b) Lettres chrétiennes et spirituelles sur divers sujets qui regardent la vie intérieure, ou l’esprit du vrai christianisme. Nouvelle éd. enrichie de la correspondance secrète de M. de Fénelon avec l’auteur. [Jean-Philippe Dutoit], Londres [Lyon], 1767-1768, 5 vol.

Cette seconde et dernière édition est très fidèle à celle de Poiret (au point d’en respecter la pagination), mais plus complète, parce qu’elle n’a plus à tenir compte du caractère brûlant d’événements trop récents.

Tome I : « Avertissement sur cette seconde édition » [par Dutoit] p. I-XVIII. « Avertissement qui était à la tête de l’Édition de Hollande, sous le nom de Cologne » [par Poiret] p. XIX-XXVIII. Table des lettres [classées en trois parties par thèmes spirituels allant de : « (1) Règles et avis généraux », à : « (20) Dieu seul »] p. XXIX-XLIII. Lettres I à CCXL p. 1-694. - Tome II : Lettres I à CC p.1-614, Table [lettres classées en trois parties] p. 615-623. - Tome III : Table [lettres classées en trois parties] p. III-IX. Lettres I à CLVI p. 1-694. - Tome IV : « Préface sur ce quatrième volume » p. III-VIII. Table [lettres classées en trois parties] p. IX-XVI. Lettres I à CXVI p. 1-403. - Tome V : « Anecdotes et réflexions » [par Dutoit] I-CLX. Première partie contenant quelques Discours chrétiens et spirituels, p. 1-188. Ils sont introduits par la note : « Ces discours dans l’édition de Hollande faisaient la clôture du quatrième volume… » puis suivis de la lettre de la « simple paysanne » précédant les lettres adressées à Fénelon. On trouve ensuite les apports nouveaux, soit : Correspondance de l’auteur avec Fénelon, p. 189-559. Table p. 560-567. « Table [alphabétique] des matières », p. 568-627. « Indice des noms de quelques-uns de ceux à qui les lettres … sont adressées », p. 628-63 Ce tome V donne ainsi la « correspondance secrète » avec Fénelon et comporte des renvois à des compléments distribués dans les volumes précédents, Dutoit s’étant abstenu d’effectuer tout regroupement qui aurait modifié les quatre volumes reproduits de l’édition Poiret.

Nous avons pris pour base cette édition. En outre notre exemplaire comporte parfois de soigneuses corrections « provenant d’un manuscrit de la bibliothèque de M. Pétillet » qui fut un disciple de Dutoit, libraire à Lausanne. Elles s’accordent avec des sources manuscrites préservées aux A. S.-S.


Le Directeur Mystique en 4 tomes, préparé par Madame Guyon en hommage à son maître Jacques Bertot21, fut publié tardivement par les amis de Poiret en 1726. Il contient une grande partie de la correspondance reçue par Madame Guyon de Bertot et de Maur de l’Enfant-Jésus - outre 21 lettres qui lui sont nommément attribuées22. Il est malheureusement très difficile de dissocier les lettres destinées à Madame Guyon de celles destinées probablement à la duchesse de Charost ou à des religieuses, compte tenu de l’effacement systématique des dates et des données personnelles. Nous avons opté pour la plus sévère circonspection, ne retenant que les lettres pour lesquelles nous avons un quasi-certitude d’attribution. Nous détaillons ci-dessous le contenu de ces volumes :

Le directeur Mistique [sic] ou les Œuvres spirituelles de M. Bertot, ami intime de feu Mr de Bernières & directeur de Mad. Guyon..., Poiret, 4 vol., (respectivement de 453, 430, 526, 368 pages), 1726. Il en existe une réédition partielle23.

Le tome I est composé de 12 traités : (1.) p. 1. « Conduite de Dieu sur les âmes » […]24 (12.) p. 292-453. « Éclaircissements sur l’oraison et la Vie intérieure. » - Le tome II est composé de lettres de Bertot et d’une addition : p.1. Lettres 1 à 70, p. 43 « Addition: conseils d’une grande servante... Marie des Valées [sic]. » - Le tome III est composé de lettres de Bertot : p.1. Lettres 1 à 70, p. 526. « Additions 1 à 4 » - Le tome IV est composé de lettres de Bertot, Maur de l’Enfant-Jésus et Madame Guyon : p.1. Lettres 1 à 81, p.265. Lettres 1 à 21 de P. Maur, p.310-368. Lettres 1 à 21 de Madame Guyon.

3° Nous abordons ici la partie manuscrite très partiellement exploitée à l’occasion de la publication d’autres correspondances, dont en premier lieu celle de Bossuet. Elle ne se retrouve que très exceptionnellement dans les imprimés précédents25.

Les originaux, souvent autographes, étaient fréquemment recopiés en vue d’en rendre facile la consultation (les personnages assumant une fonction notable avaient souvent à leur service un secrétaire tenant à jour des « livres de lettres ») ou dans le cas des disciples de Madame Guyon afin d’en permettre entre eux la circulation (fait attesté pour les Ecossais).

Quatre « Livres de lettres » se détachent ainsi de la masse manuscrite : trois sont conservés aux A.S.-S., respectivement de Dupuy, de La Pialière, du marquis de Fénelon ; ils reprennent une partie des autographes et des copies du même fonds des A.S.-S. tout en apportant de nombreuses lettres nouvelles. La comparaison ainsi rendue possible montre que ces copies sont très fidèles. Le quatrième livre, conservé à la B.N.F., fournit une suite aux lettres de direction adressées à Fénelon qui sont connues. Nous donnons maintenant quelques précisions sur ces livres en suivant cette fois l’ordre chronologique de leur contenu épistolaire :

La copie par Isaac Du Puy26, A.S.-S. ms. 2055 « lettres au duc de Chevreuse », 229 ff., 22,4 cm., appartint au duc de Chevreuse, puis finalement à Mme de Giac, veuve Chaulnes. Ce long ms. couvre la période de juillet 1693 à janvier 1698. Il s’arrête abruptement, probablement amputé des dernières pages.

La copie par Durand de la Pialière27, A.S.-S. ms. 2173, va jusqu’à mai 1698. Isaac Du Puy l’a eue entre les mains, car il y a apporté quelques corrections, a développé des abréviations pour les noms propres et placé à la fin une page d’index portant sur les abréviations et les pseudonymes.

I. Noye a découvert28 le complément de la correspondance avec Fénelon (ms. B.N.F., Nouv. acq. fr. 11010) : cela fait suite à ce qui est connu depuis le XVIIIe s. et présente de ce fait un intérêt majeur dû à l’approfondissement spirituel. Il s’agit d’un petit volume de 9 cm x 13 cm, relié peau, intitulé sur le dos, en doré, « lettre spirituelle », sans autre indication. En tête, le verso de la page de garde porte la signature « Carbon », et, d’une autre main, en tête du f° 1, « de la bibliothèque des théatins ». En règle générale, ce manuscrit n’a ni parenthèses ni références de citations, ni passages à la ligne, ni soulignement. De la main d’Isaac Dupuy, auquel nous devons donc beaucoup pour la préservation des lettres de Madame Guyon, il donne copie de 70 lettres formant un « dialogue » spirituel. Les 20 lettres de Fénelon ont été éditées dans le vol II, en 1972, de la Correspondance de Fénelon. Les 50 lettres de Madame Guyon, qui s’apparentent parfois à de petits traités spirituels, seront une découverte pour notre lecteur. D’après un inventaire ancien, les théatins auraient eu quatre volumes dont le premier servit à Poiret et Dutoit et dont le second vient d’être décrit. La découverte - majeure - d’une suite à la direction de Fénelon constituée par les deux derniers n’est donc pas à exclure pour le futur29 !

La copie du marquis de Fénelon, ms. 2176, 195 pages, reprend la correspondance qui lui fut adressée surtout à partir de 1714, à la fin de la vie de Madame Guyon. Figurent aussi dans ce manuscrit un échange choisi de lettres avec des étrangers et même quelques chansons.

4° L’imposant fonds manuscrit des A.S.-S. comporte de très nombreux autographes ou des lettres dictées par Madame Guyon à un secrétaire (tel que le chevalier Ramsay), ainsi que des copies.

Les autographes, lettres ou billets, ont été récemment regroupés, montés sur onglets et reliés en volumes. Il s’agit essentiellement de la collection des lettres adressées au duc de Chevreuse ou à la « petite duchesse » de Mortemart, de la période « des combats » à Paris couvrant les années 1693 à 1698 (A.S.-S. ms. 2172 & 2174), et des lettres plus tardives adressées aux disciples ou reçues de ces derniers : marquis de Fénelon, comte de Metternich, etc., lors de la période d’enseignement à Blois couvrant (hormis quelques lettres de 1711) les années 1714 à 1717 (A.S.-S. ms.2177 à 2179). Ainsi la grande majorité de la correspondance couvre deux périodes brèves – au total dix années.

Les lettres du premier groupe, qui forment l’essentiel de notre second volume, sont rarement datées par Madame Guyon, mais le sont souvent par Chevreuse, qui notait le jour où il recevait les lettres, parfois en ignorant le délai de la livraison, d’où beaucoup d’approximations : « Reçue le 26 déc. 93 ; écrite un ou deux jours plus tôt », ou : « Je crois cette lettre entre celles du 11e et du 14e juillet 1693 ».

Les lettres du second groupe sont moins nombreuses. Elles sont reprises dans les « Directions » de la fin de notre premier volume. Leur datation exacte pose des problèmes souvent insurmontables.

Il existe une liste informatisée du fonds A.S.-S. « Guyon »30.

5° Enfin des lettres diverses sont éparses dans d’autres sources, aux A.S.-S., à la B.N.F., aux Archives nationales, à la bibliothèque de Lausanne, en Écosse.

En France :

(1) dossiers « Bossuet », à la B.N.F., soit 9 lettres, dont 8 autographes, absentes de la Correspondance de Bossuet d’Urbain & Levesque (UL) - dans un recueil de Ledieu, son secrétaire, conservé à Saint-Sulpice (ms. 2059), - dans la publication de Phélipeaux, Relation... (lettre de Mme Guyon à l’évêque de Genève d’Arenthon d’Alex et à Mme de Maintenon ; v. UL, t. VI, appendice),

(2) dossiers « Guyon » : dans sa Vie par elle-même, où elle reproduit d’assez nombreuses lettres, outre celles qui sont rassemblées à la fin de cette autobiographie,

(3) dossier du P. Léonard de Sainte-Catherine, aux Arch. Nat. L22, no.15 : 5 lettres de Mme Guyon (v. UL, t. VI...) au P. de la Motte et à ses deux fils.

(4) dossier « Fénelon », une lettre autographe constituant un petit traité de vie intérieure, relevé par I. Noye en octobre 2001.

On n’a pas conservé, semble-t-il, de dossiers Noailles, Godet-Desmarets, dom Le Masson, abbé Boileau...

À l’étranger :

(1) lettres à ses disciples écossais, qui furent conservées par Lord Deskford à Cullen House, Banffshire, Écosse. Actuellement dispersées, elles furent publiées par Henderson, Mystics of the North East, Aberdeen, 1934,

(2) lettres à des disciples suisses, dont 3 copies de lettres à Lausanne (Dorigny).

À partir des sous-ensembles de sources que nous venons de décrire brièvement, de nombreuses lettres ou témoignages furent imprimés au cours du dernier siècle. Ces éditions apportent des compléments - apparat critique, lettres entre tiers, autres pièces - que notre édition ne peut reprendre. Quelques publications importantes doivent donc être citées. Nous suivons l’ordre chronologique de leur apparition31 :

[1904] Bertrand L., Correspondance de M. Louis Tronson, tome troisième, livre cinquième : les « lettres relatives au quiétisme », p. 451-690, incluent de nombreuses lettres échangées entre Tronson et Mme Guyon et soulignent l’attitude ambiguë de Tronson si on les compare aux lettres échangées avec des tiers.

[1907] Masson M., Fénelon et Mme Guyon, Paris. Cet érudit originaire de Lausanne (qui, jusqu’à 1830 environ, abrita un cercle guyonien) publie ici la correspondance avec Fénelon reprise du tome V de Dutoit avec des adjonctions à partir des tomes précédents. Il omet certains passages spirituels jugés trop longs. L’apparat critique précis et utile par ses nombreux rapprochements avec des textes de Fénelon - il fallait prouver l’authenticité de cette « correspondance secrète » mise en doute au XIXe siècle par des éditeurs trop soucieux de protéger la mémoire de ce dernier - fut souvent repris par Orcibal dans la Correspondance de Fénelon.

[1909-1925] Levesque publie dans la Correspondance de Bossuet en 15 volumes, outre des lettres de Mme Guyon à Bossuet qui suivent l’ordre chronologique de la série principale (lettres no. 921, 933, 938, 986 etc.), divers appendices consacrés à Mme Guyon. On se reportera en particulier au tome VI, appendice III, section I Lettres écrites par Mme Guyon, p. 531-565 - tome VII, appendice III, section II Témoignages concernant Mme Guyon, p. 485-505 - tome VII, appendice III, section III32 Actes de soumission de Mme Guyon et attestations à elle données par Bossuet, p. 505-52 & section IV Protestation de Mme Guyon, p. 521-524.

[1910-1913] Griselle E. édite dans sa Revue Fénelon : « Madame Guyon, directrice de conscience, quelques lettres inédites », lettres extraites d’un recueil de la main du marquis de Fénelon, suivies des cinquante premières lettres adressées au duc de Chevreuse ou exceptionnellement au duc de Beauvillier.

[1982] Le travail de Masson [1907] est fautivement réédité, sans apparat critique, mais les passages spirituels omis par l’érudit furent toutefois rétablis, sous le titre : Madame Guyon et Fénelon, la correspondance secrète, Paris, Dervy.

[1972 et ss.] Fénelon, Correspondance, établie par Jean Orcibal ; puis par Jean Orcibal, Jacques Le Brun & Irénée Noye, Paris, Klincksieck, puis Genève, Droz. Le tome I porte sur la famille et les débuts de Fénelon, voir Orcibal, Correspondance de Fénelon, Tome I, Fénelon, sa famille et ses débuts, Paris, Klincksieck, 1972 ; le tome II contient les lettres 1 à 300, dont la majorité de celles qui furent adressées à Madame Guyon (mais omet les nombreuses lettres de cette dernière) ; le tome III contient les notes correspondant aux lettres précédentes ; les tomes suivants adoptent la même alternance entre texte édité et apparat (et contiennent un complément de lettres adressées à Madame Guyon). L’ensemble forme une irremplaçable source d’informations sur le milieu guyonien et son influence.

Quelques mots enfin sur la façon d’écrire de Madame Guyon peuvent contribuer à l’appréciation de cette correspondance envisagée et sentie par le lecteur comme un dialogue exemplaire sur l’intériorité. Ces lettres soutiennent une relation plus profonde mais ne s’y substituent pas.

Madame Guyon écrit très rapidement, sans majuscules ni paragraphes, d’une écriture liée souvent illisible à première vue. Sans recherche littéraire, elle entre directement dans le vif du sujet comme le montrent les débuts ou incipit des lettres qui se révèlent pratiquement tous différents. Elle s’arrête le plus souvent parce qu’elle est limitée par la fin du feuillet disponible : cela suspend la conversation écrite. L’effort nécessaire pour apprécier ces « messages » est récompensé par leur spontanéité et leur vigueur, expressions d’une vitalité que nourrit l’énergie profonde de la grâce. Il existe une similitude entre la vitalité et la spontanéité que traduisent les lettres de Madame Guyon et celles de Thérèse d’Avila33.

Au fil de la lecture se détache parfois un petit traité spirituel. Toujours jailli sans souci de composition ni contrainte, sans autocensure, la célèbre « écriture automatique » n’est que désir de ne pas interférer par des repentirs avec la liberté intérieure. Les Correspondances du Grand Siècle sont irremplaçables parce qu’elles sont les lieux secrets de liberté au sein d’une contrainte sociale généralisée.

Elles n’ont guère d’équivalent de nos jours parce que l’écriture n’est plus le seul moyen de communication à distance. Les plaintes de Thérèse d’Avila achevant de nuit ses lettres, ou celles de Marie de l’Incarnation du Canada devant répondre au flot des missives entre l’arrivée des bateaux au printemps et leur départ en automne, témoignent d’un monde presque disparu. La relation verbale et le courrier électronique tendent à se substituer au message écrit ; bientôt nous serons délivrés de tout clavier. Cette évolution vers le fugace fait plus que justifier, elle prescrit d’éditer ou de rééditer les traces fixées par l’écriture d’une « même chose mystérieuse ». Ce travail de remémoration et de communication d’une expérience intérieure vécue par plusieurs personnes risque d’être négligé davantage dans les temps qui viennent ; et pourtant une telle relation écrite sait donner la preuve par invariance de la réalité d’un vécu intérieur dont les similitudes transcendent les distinctions propres aux représentations religieuses.



Avertissement.


Nous avons cherché à faciliter l’accès à une correspondance qui intéresse les mystiques comme les érudits, tout en respectant les sources. Nous avons modernisé l’orthographe et introduit ou revu la ponctuation : cette dernière est absente des manuscrits et trop abondante dans les éditions. L’introduction de paragraphes est souvent nécessaire. Parfois nous avons ajouté, placés entre crochets dans le texte, un ou quelques mots éclairant un sens voilé par les lourdeurs et les incorrections de style propres à l’époque où vivait Bertot, ou propres à l’écriture voulue sans repentir de Madame Guyon34.

Nous avons unifié l’orthographe des noms propres, ce qui suppose parfois un choix arbitraire, tel Lacombe pour La Combe. Ils sont rétablis en leur entier dans le texte chaque fois que cela s’avère possible, ce qui est parfois signalé à l’aide de crochets lorsque l’attribution n’est pas évidente. En vue d’alléger la lecture, des initiales récurrentes sont transcrites uniformément en entier sans crochets : ainsi M. en monsieur, J.C. en Jésus-Christ, p. m. en petit Maître, P L C en Père Lacombe…

Nous indiquons le plus souvent la pagination ou le folio de la source entre crochets, ce qui facilite le recours aux sources, lequel deviendra progressivement facilité par la mise en réseau prévisible de reproductions des manuscrits35.

Notre apparat critique est tributaire des travaux d’Urbain et Levesque, éditeurs de la Correspondance de Bossuet, de Maurice Masson et de Jean Orcibal (un des éditeurs de la Correspondance de Fénelon).

Le titre de chaque pièce (lettre ou parfois document complémentaire tel que protestation, soumission…), mentionne son numéro, l’auteur ou le destinataire autre que Madame Guyon (ou les deux dans les cas rares d’un document échangé entre tiers, tel qu’un témoignage de première main sur Madame Guyon), ainsi que la date. Un très bref résumé d’une ligne italique, constituant en quelque sorte une « signature », reprend souvent quelques mots jugés significatifs du texte, et sera repris en table des matières. Suit le texte principal, édité en corps différents selon qu’il s’agit d’une correspondance active ou passive. Sources, variantes et notes sont données en corps réduit à la fin de chaque pièce.


Nous utilisons parfois les abréviations suivantes lorsque les références se répètent :

DM(volume).(numéro de lettre)= Le directeur Mystique ou les Œuvres spirituelles de M. Bertot, ami intime de feu Mr de Bernières & directeur de Mad. Guyon [...], Poiret, 1726, 4 vol. - Exemple : DM 3.06 réfère à la sixième lettre du troisième volume.

Dutoit ou D(volume).(numéro de lettre) = Lettres chrétiennes et spirituelles sur divers sujets qui regardent la vie intérieure, ou l’esprit du vrai christianisme. Nouvelle éd. enrichie de la correspondance secrète de Mr de Fénelon avec l’auteur, [Par Jean-Philippe Dutoit], Londres [Lyon], 1767-1768, 5 vol. - Exemple : Dutoit, vol II, lettre 26 ou D2.26 réfère à la vingt-sixième lettre du second volume des Lettres chrétiennes [...].

Fénelon (1828) = Correspondance de Fénelon, Archevêque de Cambrai, publiée pour la première fois sur les manuscrits originaux et la plupart inédits, Paris, Ferra jeune & A. Le Clere et Cie, 1828, 11 vol. [Cette édition, dite « de Versailles », dont les vol. 7 à 11 constituent la « Section VI. Correspondance sur l’affaire du Quiétisme », comporte 669 lettres, dont de très nombreuses entre tiers, dont Madame Guyon, Lacombe, etc. Elle est reprise telle quelle, avec ses notes inchangées, au vol. IX de l’édition de 1851-1852 par Gosselin qui s’avère moins fiable.]

Fénelon (Gosselin) = Fénelon, Œuvres complètes, Paris, J. Leroux et Jouby, et Gaume et Cie, 1851-1852, 10 vol. (édition donnée par M. Gosselin).

Fénelon (Orcibal) = Correspondance de Fénelon, établie par Jean Orcibal ; puis Jean Orcibal, Jacques Le Brun & Irénée Noye ; Paris, Klincksieck, 1972 et ss. ; puis Genève, Droz. [Au-delà des sources manuscrites, deux correspondances se révèlent donc finalement utiles : lorsque Fénelon (Orcibal) omet certaines pièces entre tiers se rapportant à Madame Guyon, on peut en effet consulter Fénelon (1828).]

Fénelon (Le Brun) = Fénelon, Œuvres, Bibl. de la Pléiade, Édition présentée, établie et annotée par J. Le Brun, Paris, Gallimard, vol. I (1983) & vol. II (1997).

Henderson (M.N.E.) = Henderson, Mystics of the North East, Aberdeen, Spalding club, 1934.

Masson ou [M] = Masson (Maurice), Fénelon et Mme Guyon. Documents nouveaux et inédits, Paris, Hachette, 1907.

Orcibal ou [O] = Fénelon (Orcibal). Il s’agit le plus souvent de l’apparat critique du tome III relatif aux lettres du tome II de la Correspondance de Fénelon couvrant les années 1670 à 1695.

Poiret Explic. = des traductions données par Poiret de citations bibliques dans les Explications du Nouveau et de l’Ancien Testament par Madame Guyon (20 vol.).

UL = Urbain & Levesque, Correspondance de Bossuet, Paris, 1909-1925, 15 vol.

Vie(partie).(chapitre).(paragraphe) = Jeanne-Marie Guyon, La Vie par elle-même et autres écrits biographiques,[…], Honoré Champion, Coll. « Sources Classiques », Paris, 2001 - Exemple : Vie 3.9.10 réfère au dixième paragraphe du neuvième chapitre de la troisième partie (sur les cinq parties des écrits biographiques : « jeunesse », « voyages », « Paris », « prisons », « compléments biographiques »).




Cinq séries de lettres de directions spirituelles


Ce volume commence en 1671 et couvre la décennie dont la correspondance, surtout passive, témoigne de la formation spirituelle de Madame Guyon par le prêtre Jacques Bertot, mort en 1681, et par le carme Maur de l’Enfant-Jésus36. Elle est du plus grand intérêt parce qu’elle permet de comparer l’enseignement mystique que Madame Guyon reçut et celui, très semblable, qu’elle donnera.

C’est le seul cas à notre connaissance où les traces écrites intimes d’un mystique dans ses relations avec autrui nous sont parvenues « dans les deux sens », passif puis actif, mettant au jour toute une dynamique intérieure animée par la grâce. En outre la qualité propre des deux directeurs se révèle par leurs lettres, derrière un style parfois abrupt.

Le début de la période parisienne - Madame Guyon a quarante et un ans lorsqu’elle revient de ses voyages et connaît donc la pleine maturité - s’illustre par la direction de Fénelon en 1689-1690, ici augmentée de la première édition des lettres de Madame Guyon de 1690, comme de la restitution du dialogue traduit par la lettre en deux colonnes de mai 1710, l’une où figurent les questions de Fénelon, l’autre réservée aux réponses de Madame Guyon.

§§

Suivent les séries de lettres de direction postérieures à 1703, date de la sortie de la Bastille. Elles seront éditées en « Correspondance II «Autres directions ... »

Elles furent adressées au marquis de Fénelon et bien préservées par ce disciple aimé qui les copia dans son livre de lettres ; il conserva de nombreux autographes que l’on retrouve aux A.S.-S. Enfin on reproduit des séries adressées à des disciples étrangers (les proches n’avaient pas besoin de lettres). À part le cas du dialogue avec Metternich, abondant car bien conservé, nous les regroupons souvent géographiquement : on sait que ces lettres circulaient au sein des petits groupes entourant Poiret37, en Écosse38, à Lausanne39, ce qui justifie de les considérer comme des séries. Elles datent surtout des années 1714-1717, qui furent actives pour la vieille dame de Blois, malgré l’usure physique. Elles traduisent la douceur de cet automne de la vie40.

Nous présentons tour à tour au début de chaque section les correspondants.

Une correspondance de 467 lettres se répartit en cinq sections (les numéros de l’édition Champion seront repris) :

1. Madame Guyon dirigée 1671-1681 : 61 lettres (n° 1 à 61) dont : Maur de l’Enfant-Jésus 21 et Monsieur Bertot 40,

2. Lettres et témoignages 1681-1688 : 22 lettres (n° 62 à 83),

3. Direction de Fénelon : 231 lettres (n°84 à 314) dont : 136 pour l’année 1689, 74 pour l’année 1690, 3 après 1703, 18 poèmes,

4. Direction du Marquis de Fénelon après 1703 : 69 lettres (n° 315 à 383),

5. Directions étrangères (des « Trans ») après 1703 : 84 lettres (n° 384 à 467) dont : Poiret-Homfeld 13, Metternich 39, Ecossais 24, Suisses 8.

64% des lettres sont écrites par Madame Guyon, 32% lui sont adressées, 4% sont des témoignages ou des lettres échangées entre tiers.

En attendant une « table générale des lettres », indiquant leur contenu en reprenant le résumé bref donné en italiques en tête de chacune d’entre elles, qui est prévue en fin du volume III de cette correspondance de Madame Guyon, indiquons certaines lettres remarquables, ouvrant à des thèmes très divers, dont ceux de la direction spirituelle et de la transmission mystique. La liste suivante suit leur ordre d’édition dans ce premier volume :

Lettre 61 (de Bertot) sur « l’état d’anéantissement parfait en nudité entière où l’âme est et vit en Dieu ».Lettre 124 sur la mort de la volonté. Lettre 157 sur la prière du silence et l’union. Lettre 263 sur la bonne ambition spirituelle. Lettre 271 sur l’union en Dieu. Lettre 276 et 283 sur la transmission. Lettre 289 sur la paternité spirituelle de Fénelon enté en Madame Guyon. Lettre 292 témoignant d’une grande tendresse. Lettre 385 sur le sentiment ressenti à la mort de Fénelon. Lettre 397 sur divers sujets dont la condition du mariage. Lettre 401 évoquant l’exposition au divin soleil. Lettre 420 sur les états et les conditions de vie. Lettre 426 sur deux manières de présence de Dieu. Lettres 430 et 431 (de Metternich) sur la nécessité d’avoir un directeur et sur la liberté protestante. Lettre 434 sur l’emploi divin du néant. Lettre 438 sur la concentration dans le cœur et contre l’abstraction. Lettre 445 qui donne un programme simple de spiritualité guyonienne.



Direction spirituelle et transmission mystique

.(En collaboration avec Murielle Tronc.)


Les lettres de Madame Guyon sont un témoignage exceptionnel sur le rôle de la « prière des saints » dans la progression spirituelle. Cette expérience n’est pas nouvelle : elle est attestée dans le monde entier, chez les pères du désert Barsanuphe et Jean de Gaza, chez les orthodoxes comme Séraphin de Sarov, chez les soufis, en Orient, mais elle est restée voilée chez les catholiques.

Ce thème apparaît de façon très discrète chez le père spirituel de Madame Guyon, M. Bertot : pour lui comme ce le sera pour elle, la « conversation » silencieuse est supérieure à tout enseignement oral :

Je vous parlerai toujours très peu : je crois que le temps de vous parler est passé, et celui de vous entretenir en paix et en silence est arrivé41.

Il lui révèle qu’il porte ses amis dans sa prière et que, lorsqu’il rentre en oraison, il les emmène avec lui dans l’Unité divine :

Je vous en dis infiniment davantage intérieurement et en présence de Dieu : si vous êtes attentive, vous l’entendrez (…) Demeurons ainsi, j’y veux demeurer avec vous et je vais commencer aujourd’hui à la sainte messe. Je suis sûr que, si je suis une fois élevé à l’autel, c’est-à-dire que si j’entre dans cette unité divine, je vous attirerai, vous et bien d’autres qui ne font qu’attendre. Et tous ensemble, n’étant qu’un en sentiment, en pensée, en amour, en conduite et en disposition, nous tomberons heureusement en Dieu seul, unis à Son Unité, ou plutôt n’étant qu’une unité en Lui seul, par Lui et pour Lui42.

On sait aussi que la jeune Madame Guyon allait tous les jours au monastère de Montargis rendre visite à la mère Granger, dont la présence mettait en paix profonde tous les visiteurs43.

Madame Guyon a abordé très franchement le sujet de la transmission mystique avec ses intimes, tout en leur recommandant une grande discrétion et en prenant des précautions pour sauvegarder le secret de leur correspondance, ce qu’elle n’avait pu faire pour sa Vie : ces lettres qui témoignent de leur expérience commune n’étaient pas destinées à être publiées, ce qui explique leur franchise absolue ou les épanchements qu’elles contiennent.

La transmission de la grâce est la base même de sa direction spirituelle : elle insiste sur son rôle central, conseillant de quitter tout autre appui rituel ou sacramentel, puisque la grâce seule suffit. Ceci constitue un objet de scandale à son époque comme pour nos contemporains peu habitués à de si nettes affirmations d’une réalité hors de l’expérience commune. Madame Guyon l’a explorée sans guide puisque son père spirituel, Jacques Bertot, était mort avant qu’elle ne prenne conscience de son rôle de mère spirituelle.

Elle affirme l’existence d’une transmission de la grâce d’une personne à une autre dans un cœur à cœur silencieux qui existe aussi bien dans la proximité que dans la distance :

C’est comme un regard de complaisance non distinct de Dieu, qui produit grâce et écoulement dans ces âmes44 

Ne vous étonnez pas de la joie et de la paix que vous goûtâtes l’autre jour avec moi. C’est une opération de Dieu, aussi bien que les autres que vous expérimentâtes. Vous en aviez besoin. […] Il n’est pas nécessaire que N. s’unisse à moi en distinction. Il suffit qu’il ne soit point opposé, et qu’il se laisse aller à ce je ne sais quoi qu’il doit goûter, pour que mon âme ait toute liberté de se communiquer à la sienne. […] C’est la communion des saints45.

J’ai été éveillée longtemps avant quatre heures avec une douce et suave occupation de vous en Dieu. Il me semble que l’on ne peut être unie plus intimement selon l’état présent, que mon âme [ne] l’est à la vôtre46

Ils se parlent plus du cœur que de la bouche ; et l’éloignement des lieux n’empêche point cette conversation intérieure. Dieu unit ordinairement deux ou trois personnes (…) dans une si grande unité qu’ils se trouvent perdus en Dieu, (…) l’esprit demeurant aussi dégagé et aussi vide d’image que s’il n’y en avait point. (…) Dieu fait aussi des unions de filiation, liant certaines âmes à d’autres comme à leurs parents de grâce47.

Cette communication est indissociable de la direction spirituelle puisqu’elle en constitue la pratique même. Madame Guyon se voit comme « un aimant qui les attire pour les perdre en Dieu48. » Le lien avec la personne n’a rien de naturel, est voulu par Dieu et le guide n’y est pour rien :

Ce mouvement qui paraît vie et l’est en effet, n’est pas un mouvement vivant par la nature, mais un mouvement que Dieu, devenu le principe de l’âme, opère. Il est plus puissant, plus fort, et plus efficace que ceux de la nature. Il vient du fond où réside cette vie divine, et non des sens qui n’ont nulle part à ces choses. […] Comme de moi je n’ai nulle activité pour le prochain, s’Il ne me réveillait pas incessamment pour vous, je vous oublierais comme tout le reste. C’est Lui qui […] me donne un réveil pour les personnes qu’Il veut que j’aide et ce réveil est accompagné d’une tendresse foncière, qui est comme le véhicule qui pousse et fait agir une chose inanimée49.

[C’] est une inclination du centre que Dieu incline comme il Lui plaît en Lui selon qu’Il penche Lui-même […] sans que l’on puisse là-dessus se donner aucun mouvement50.

A cause de leur union en Dieu, le père spirituel connaît son disciple de l’intérieur :

Celles [les âmes] qui me sont données, comme la vôtre, Dieu, en me les appliquant très intimement, me fait connaître ce qui leur est propre et le dessein qu’Il a sur elles51.

Outre le goût général et continuel que j’ai de votre âme, où je ne trouve ni entre-deux ni milieu, et une certaine pénétration par laquelle il me semble que j’atteins de l’un à l’autre bout, Dieu me donne une connaissance du particulier de votre état, de votre disposition et ce qui en fait le fond et l’essentiel52.

Pendant le chemin qu’il a lui-même parcouru, la volonté personnelle du guide a disparu, il ne projette plus rien sur le disciple :

Le directeur éclairé de l’esprit de Dieu a peu à faire, il n’a qu’à détruire les obstacles, empêcher que l’on ne s’arrête et montrer la route de l’intérieur et la fidélité aux plus simples mouvements de la grâce, car ce n’est pas le directeur qui fait faire le chemin et donne des lois, du moins celui qui ne se cherche point soi-même. Il conduit droit à Dieu…53

Les mêmes dispositions où Dieu l’a mise [l’âme] pour Sa propre gloire, de désintéressement consommé et de souplesse infinie, elle l’a pour le bien du prochain54.

Ce que confirmait le Dr. Keith après sa mort :

Notre mère, en communiquant l’esprit de l’onction à ses enfants, les détachait du canal et ne souffrait point qu’on s’attachât à l’instrument55.

Cependant le directeur est à reconnaître comme signe de Dieu. Sa parole est là pour « avertir » : même combattue, elle s’accordera avec la substance de l’âme et fera son travail en profondeur56 : « Mes paroles sont pour vous esprit et vie57. »

Les défauts même qui restent de sa personnalité humaine sont une épreuve adaptée à chacun. Elle déclare avec humour à Fénelon :

Dieu m’a choisie telle que je suis pour vous, afin de détruire par ma folie votre sagesse, non en ne me faisant rien, mais en me supportant telle que je suis58.

Ses mouvements spontanés proviennent de la grâce, il lui est insupportable de les contrecarrer : elle ne le peut pas et Fénelon y perdrait si elle le faisait59.

Si elle transmet la grâce, elle porte aussi les épreuves et les angoisses du dirigé au prix de souffrances dont elle se plaint parfois :

Hier matin étant à la messe prête à communier très serrée à Dieu, tout à coup votre âme me fut présente et l’on la serrait à la mienne, cela en réalité intime, en foi nue, sans distinction ni objet […] Celui qui le faisait en moi […] me chargea des croix et des humiliations que vous auriez dû porter afin que j’en busse jusqu’à la lie60.

Nous ne portons les langueurs et les peines que de ceux qu’Il nous donne pour véritables enfants61.

Le directeur mystique étant uni à Dieu comme une goutte d’eau à la mer, il est participant de la paternité divine. La communication de la grâce au niveau humain se fonde sur la circulation de la grâce entre les Personnes divines car le père spirituel transmet le Verbe :

Le flux et reflux de communication [...] nous fait participer en quelque manière au commerce ineffable de la Trinité62.

Dès lors, ose-t-elle dire, l’efficacité qu’elle a sur les âmes est celle même de Dieu63, puisque Dieu Se sert d’elle comme d’un canal. Elle écrit dans une admirable lettre rédigée peu avant sa mort au baron de Metternich :

Dieu Se sert des instruments les plus méprisables pour faire Son ouvrage. Il est digne d’un tel Ouvrier d’opérer sur le néant et par le néant. Que dis-je ? Il n’emploie que le néant pour faire ce qu’Il fait. Je ne suis rien et moins que rien. Je ne sais ce qu’Il fait en moi ni par moi : il ne reste aucune trace. Il ôte et Il donne, je Le laisse faire. S’Il le veut, je puis tout en Lui, s’Il me laisse, je suis un néant vide, un canal sans eau. Chacun trouve par ce canal selon sa foi, afin que rien ne soit attribué à la créature64.

De même M. Bertot lui écrivait-il :

Je veux bien satisfaire à toutes vos obligations et payer ce que vous devez à Dieu : j’ai de quoi fournir abondamment pour vous et beaucoup d’autres. J’ai en moi un trésor caché : c’est un fond inépuisable qui n’est autre que mon néant65.

Fait exceptionnel, nous avons ici le témoignage que la possibilité de transmettre la grâce s’est transmise sur trois générations. Si les lignées de pères spirituels sont bien connues en Orient, elles sont beaucoup plus cachées dans le christianisme. C’est cependant cette réalité qu’elle affirme avec simplicité à propos de M. Bertot qui l’a guidée autrefois :

M. B[ertot] en mourant m’ayant laissé son esprit directeur pour ses enfants, ceux qui sont égarés aussi bien que ceux qui sont restés fidèles n’auront la communication de cet esprit que par moi66.

Lorsqu’elle croit mourir, elle lègue sa mission à Fénelon :

Je vous fais l’héritier universel de ce que Dieu m’a confié67.

On sait que Fénelon mourra avant elle, mais on voit clairement dans leur correspondance qu'il remplissait le même rôle que Madame Guyon auprès de son propre entourage68.

La mort ne peut dissoudre l’union entre un père spirituel et ses enfants : leur lien est indissoluble car en Dieu ils auront le même lieu69. Madame Guyon rassure Fénelon en lui disant qu’il pourra faire appel à elle, même morte :

Je suis cependant certaine que je ne mourrai point à quelque extrémité que je puisse aller, si je vous suis encore utile ; et si je ne vous la suis plus sur terre, j’ai cette confiance que si vous voulez bien rester uni à mon cœur, vous me trouverez toujours en Dieu et dans votre besoin70.

Après la mort de Fénelon, elle incite ses amis à penser à lui afin d’y puiser de l’aide71, et elle déclare pour elle-même :

Mon cœur le trouve dans le centre commun. Il répand sur moi un rayon de cette paix céleste dont il jouit, quand je m’y unis en simplicité et sans détour. Il m’est un canal de grâce72.

Madame Guyon s’émerveillait souvent de la réalité de la direction spirituelle et de l’union totale qu’elle ressentait avec ses disciples. Nous laisserons la parole à Metternich, qui la remerciait en ces termes, sachant combien leur expérience était incompréhensible à ceux qui ne la partageaient pas :

Un directeur expérimenté peut beaucoup. Je crois qu’il est presque impossible de faire ce passage sans une telle aide, car il renverse toute la raison, toute idée qu’on aurait et que tout le monde a de la spiritualité. Si l’on en parle, personne ne l’entend pos[sible], et si l’on en voulait parler clair à quiconque n’est pas dans ce cas, il en serait extrêmement scandalisé. Il faut donc souffrir et se laisser juger, ma très chère mère73.









MADAME GUYON DIRIGÉE,1671-1681.


La correspondance couvrant la jeunesse de Madame Guyon précède ses voyages en Savoie et en Piémont. Elle aurait totalement disparu si elle-même n’avait rassemblé des textes en mémoire de son père spirituel, Jacques Bertot, sous le titre Le Directeur mystique74, en s’appuyant bien naturellement en premier lieu sur les nombreuses lettres qu’il lui avait adressées.

La dirigée a bénéficié du soutien direct de la mère Geneviève Granger, supérieure du couvent des Ursulines de Montargis et elle-même liée à Bertot, puis de la direction écrite de celui-ci, qui demeurait éloigné et résidait à Paris quand il ne visitait pas des monastères en Normandie ; elle a brièvement rencontré Archange Enguerrand, qui se rattache, par Jean Aumont, à la source commune du milieu de l’Ermitage de Jean de Bernières et du Père Chrysostome de Saint-Lô.

L’influence de Maur de l’Enfant-Jésus, qui vivait dans un ermitage du sud-ouest de la France, est attestée par la présence de vingt et une de ses lettres dans Le Directeur mystique. Son rattachement à Jean de Saint-Samson peut expliquer pourquoi Madame Guyon cite ce dernier si souvent dans ses Justifications, ne pouvant par contre reprendre Bernières, condamné75.

Nous avons présenté ces diverses influences du milieu normand de l’Ermitage sur la jeune Madame Guyon dans notre préface à l’édition critique de la Vie par elle-même.

La section présente est constituée d’une correspondance passive, éparse dans les trois derniers volumes du Directeur Mystique. Les preuves formelles permettant de les attribuer à coup sûr sont quelques rares indices qui ont échappé au « nettoyage » visant à enlever tout caractère personnel à des textes publiés en vue de la seule édification intérieure des disciples guyoniens. Entre deux extrêmes, réduire ces lettres aux très rares exemplaires qui ont conservé, inclus dans le fil de l’écrit, un trait biographique précis pouvant être attribué à Madame Guyon avec une absolue certitude, ou présenter de larges suites sur la base de leur continuité stylistique et de sens profond par rapport à ces exceptions, nous avons choisi un compromis qui ne garantit pas contre toute erreur, Bertot ayant dirigé d’autres laïques appartenant au même milieu social76. Sans doute avons-nous laissé de côté un nombre de lettres supérieur à celui des lettres retenues. Ces dernières suffisent cependant à reconstituer une direction qui reflète fidèlement l’ensemble très vaste, couvrant les trois-quarts du Directeur mystique. Les thèmes abordés sont d’ailleurs classiques, mais présentés de façon très directe et sans compromis : rien que Dieu et tout à Dieu !



L’influence du P. Maur de l’Enfant-Jésus.

La fin du quatrième volume du Directeur comporte 21 lettres du Père Maur de l’Enfant-Jésus. Elles se placent plutôt au début de l’évolution de Madame Guyon et ouvrent donc cette section.

Ces 21 lettres forment le début de la seconde partie du volume IV du Directeur mystique, pages 265 à 309, sous le titre « Seconde partie, / contenant / Quelques Lettres Spirituelles du R. P. Maur de l’enfant Jésus et de Madame Guyon, / qui n’ont point encore vu le jour. / Première section ou / Lettres du R. P. Maur de l’enfant Jésus, Religieux Carme / [Ces lettres sont écrites à une même personne et dans le même ordre] ».

Elles sont localisées entre 11 lettres très probablement adressées par Bertot à Madame Guyon et 21 lettres (en fait 22 si l’on intègre la « lettre » qui leur apporte une conclusion) qui lui sont nommément attribuées ; le nombre 21 est probablement symbolique, ce qui implique un choix préalable fait dans une correspondance plus large.

Nous avons relevé chez Maur quelques indices précis ayant échappé au nettoyage éditorial. La première lettre fait référence à « une personne mariée qui a grande famille… » ; la seconde lettre précise une localisation loin du sud-ouest où résidait Maur : « mais il faut qu’on paie le port à Paris » ; la lettre 8 revient sur la condition évoquée déjà dans la première lettre : « Il faut que vous portiez le poids et les croix d’une femme mariée et mère de famille » ; la lettre 10 indique un voyage de Maur et une certaine familiarité : « Je vous demandais des nouvelles de toute la famille. Celle que vous m’avez écrite, me donne bien de la joie, voyant que Notre Seigneur verse ses bénédictions sur vous tous. Je ne puis vous dire rien de bien particulier jusqu’à ce que je sache ce qui s’est passé en vous depuis mon départ. » ; la fin de la lettre 19 reprend : « Acquittez-vous tout le mieux que vous pourrez de vos obligations de mère de famille. »

Le carme Maur de l’Enfant-Jésus (1617 ou 1618 - 1690)77 fut un disciple privilégié du maître spirituel de la Réforme de Touraine, Jean de Saint-Samson, ce qui explique la place prioritaire que ce dernier occupera dans le choix de textes mystiques qui constitue les Justifications rassemblées en 1695 par Madame Guyon. Maur vécut dans la région de Bordeaux, mais fit de nombreux voyages malgré un profond désir de solitude. Recherché comme directeur spirituel, il prit place au sein d’un réseau spirituel qui couvre Loudun, Rennes et Paris. Il décrit une dynamique de la transformation de l’âme :

Il faut renoncer à ses propres opérations, c’est-à-dire à l’amour propre qui « prétend se donner soi-même par là sa propre perfection. » À mesure que l’homme renonce à sa propre activité, Dieu commence à agir en lui comme premier principe. Tel est l’abandon total, même de l’opération consciente de s’abandonner78

Vient la nuit, et l’âme se démet de toute opposition à Dieu. C’est alors :

l’entière consommation. À ce niveau, c’est « l’opération divine » qui fait agir l’homme, non pas qu’il y ait suppression de l’activité humaine, mais il n’y a plus dualité d’action. … cet état de consommation semble être appelé aussi par Maur un état de résurrection, dans lequel  « Dieu S’unissant à l’âme non plus par sa vertu mais par Lui-même, prend possession de toutes ses puissances79.

On retrouvera cette résurrection, accomplissement de la vie mystique, possible dès ici-bas, active mystiquement sous le nom « d’état apostolique », dans les Torrents, les Discours et les lettres de Madame Guyon.

La voie mystique présentée par Maur de l’Enfant-Jésus est sévère. Elle consiste à faire passer l’homme de son établissement, où règne sa volonté propre, au règne de Dieu en lui. Un dépouillement rigoureux est incontournable, mais il est possible d’aider ce travail de la grâce divine par un seul moyen : en s’y abandonnant complètement. La perte de tout repère ou « vide » sera finalement rempli de Dieu. Maur est un praticien des âmes qui se soucie peu de méthode. Ses constats sont radicaux :

Il lui semble que […] tout ce qu’elle a vu et éprouvé autrefois de la part de Dieu, sont des illusions80.

Il encourage celui qui en éprouve la dure réalité au cours de son « voyage vers Dieu ». Au départ :

chacun fait son petit établissement spirituel selon lequel on veut passer la vie, les uns en oraison, les autres en beaucoup d’austérités, d’autres en bonnes œuvres extérieures, mais il faut mourir et tout abandonner81

Comment ? Il n’existe aucune méthode :

Il ne faut point chercher ni passiveté, ni repos, ni aucun de tous les états et manières dont il est parlé dans les livres. Il ne faut que se laisser dans l’abîme de la volonté de Dieu82.

À défaut de méthode, dont l’application renforcerait notre volonté propre, on peut quand même orienter la fine pointe de l’être :

regardez Sa volonté en toutes choses, tâchant que la vôtre passe tellement en celle de Dieu qu’elle devienne comme une même chose avec elle83

De fait,

la créature raisonnable ne saurait rentrer parfaitement en Dieu, qui est son centre et le principe d’où elle est sortie, qu’elle ne se perde totalement à elle-même84.

S’en suivent pertes douloureuses, chemin ardu, mise à l’épreuve :

C’est ce qu’Il a commencé à faire, vous jetant dans ce désert intérieur dans lequel vous dites qu’Il vous a mise. Il faudra y entrer plus avant et le traverser, si vous voulez atteindre à la jouissance du Bien souverain qui vous a touché le cœur dès votre enfance. N’y pensez pas trouver de route, ni des sentiers où vous puissiez avoir quelque assurance de votre voie85.

Lorsque la nuit intérieure atteint sa dirigée,

Dieu […] la dépouille si entièrement de toutes les lumières et de tous les bons désirs qu’elle avait pour cela, et la réduit dans un tel état de sécheresse et d’obscurité, et même d’impuissance de s’aider elle-même en quoi que ce soit, qu’il lui semble que tout est perdu pour elle, et que tout ce qu’elle a vu et éprouvé autrefois de la part de Dieu, sont des illusions86.

Un tel dépouillement est nécessaire car :

pour se dénuder si nuement et se perdre dans un si profond abîme, il faut que l’opération de Dieu absorbe celle de la créature87. […] Il faut se perdre et s’abandonner totalement à l’opération divine, qui exécute son dessein en nous sans que nous sachions comment, sinon que nous souffrons et que notre esprit semble se diviser de l’âme, et que nous sommes pénétrés jusqu’à la moelle des os88.

Quoi qu’il en soit, « marchez devant vous quoique vous ne sachiez où vous êtes89 ! »

Ce qui conduit à une perte de tout repère :

l’on ne voit plus ni perte, ni abandon, ni dépouillement, ni ravissement, ni extase, ni présent, ni éternité, mais la créature expérimente que tout est Dieu90. […] L’abandon et le néant ne nous paraissaient plus, lorsque nous y sommes consommés et abîmés. Nous y vivons et demeurons comme nous voyons les poissons vivre et se mouvoir en l’eau91.

Alors le vide peut être rempli :

Il est devenu le principe et la cause principale de tous ses mouvements, de ses actions92. […] Dieu par Sa grâce Se faisant un autre nous-mêmes, gouverne tout l’intérieur : c’est pourquoi Il détruit et anéantit ce nous-mêmes93.

Ce qui permet à Maur de conclure :

Hé bien ! Ne vous accrochez donc plus à rien94 !



Monsieur Bertot, directeur mystique.

L’essentiel de la vie de Jacques Bertot (1620-1681) est résumé, longtemps après sa mort, dans l’Avertissement placé en tête du premier volume des œuvres rassemblées par Madame Guyon sous le titre, à première vue étrange, mais à la réflexion très juste de Directeur Mystique :

Monsieur Bertot ... natif de Coutances... grand ami de ... Jean de Bernières ... s’appliqua à diriger les âmes dans plusieurs communautés de religieuses ... [à diriger] plusieurs personnes ... engagées dans des charges importantes tant à la Cour qu’à la guerre ... Il continua cet exercice jusqu’au temps que la Providence l’attacha à la direction des religieuses bénédictines de l’abbaye de Montmartre proche [de] Paris, où il est resté dans cet emploi environ douze ans jusqu’à sa mort ... [au] commencement de mars 1681 après une longue maladie de langueur. ... [Il fut] enterré dans l’église de Montmartre au côté droit en entrant. Les personnes ... ont toujours conservé un si grand respect ... [qu’elles] allaient souvent à son tombeau pour y offrir leurs prières. 


Catherine de Bar (1614 - 1698), qui, devenue la mère du Saint-Sacrement, fut appréciée par Madame Guyon au monastère de la rue Cassette, témoigne de son rayonnement spirituel95 :

Monsieur Bertot sait mon mal ... s’il vous donne quelques pensées, écrivez-le moi confidemment. 

M. Bertot est ici, qui vous salue de grande affection ... je ressens d’une singulière manière la présence efficace de Jésus-Christ Notre Seigneur.

Il animait un cercle au-delà des murs de l’abbaye de Montmartre :

où se rassemblaient des disciples, parmi lesquels on admirait l’assiduité avec laquelle M. de Noailles, depuis maréchal de France, et la duchesse de Charost, mère du gouverneur de Louis XIV, s’y rendaient … MM. de Chevreuse et de Beauvilliers fréquentaient aussi cette école 96.

On retrouve la duchesse de Charost auprès de la toute jeune Madame Guyon, puis plus tard les ducs et duchesses de Chevreuse et de Beauvilliers. Enfin Saint-Simon le désigne comme :

le chef du petit troupeau qui s’y assemblait et qu’il dirigeait97.

Bertot apparaît donc comme le « passeur » entre le cercle mystique normand animé par Bernières (ainsi que par le franciscain Chrysostome de Saint-Lô) et le cercle parisien dont la direction sera reprise par Madame Guyon98. Il se place directement au début de la vie mystique de foi nue :

Vous avez vécu jusqu’ici en enfant avec bien des ferveurs et lumières.  :

: Mangez incessamment de ce pain en vous laissant dévorer aux providences, qui vous seront toujours heureuses pourvu que vous soyez fidèle à les souffrir et à tout perdre99

Il faut maintenant se soumettre à :

la divine Providence comme un morceau de bois en celle d’un sculpteur pour être taillée et sculptée selon son bon plaisir. Il faut bien savoir que cela s’exécute assurément par l’état de votre vocation ; les ouvriers qui doivent travailler à faire cette statue sont monsieur votre mari, votre mère, vos enfants, votre ménage. Ainsi votre âme deviendra de plus en plus lumineuse, non pas par des lumières particulières qui feront élancement en vous, mais bien par une pureté générale, comme vous voyez qu’un cristal étant sali et plein de boue, à mesure qu’on l’essuie, on le clarifie et on lui donne son lustre . Et cette pureté se traduit par le repos, la petitesse et l’abandon dans les rencontres, au lieu que, quand l’âme vit en elle-même et en ses désirs, elle est toujours agitée100.

Pour pouvoir s’abandonner ainsi au divin sculpteur, il est utile de :

savoir que tout ce qui est de plus naturel dans la vie de l’homme peut être relevé très éminemment dans la jouissance de Dieu, et qu’ainsi une âme qui peu à peu, par la fidélité et par l’oraison, s’approprie à l’usage de la foi, peut rendre surnaturel tout ce qu’il y a de plus naturel en sa vie […] La chose devient très facile à peu près comme nous voyons que nos yeux corporels étant capables de la lumière du soleil, nous voyons et nous découvrons sans peine la beauté des objets101.

En clair il s’agit de découvrir l’action de la divine Providence en tout, sans séparer le surnaturel et la vie concrète. Rude et direct, parce qu’il est profondément optimiste quant au terme s’il est recherché vigoureusement, Bertot affirme sans détour l’efficience d’une transmission de la grâce et assure du terme :

Pourvu que vous soyez fidèle, je ne vous manquerai pas au besoin pour vous aider à vous approcher de Dieu promptement102.

Madame Guyon succède à ses directeurs.

Vingt et une lettres, nommément attribuées à Madame Guyon, achèvent avec autorité le Directeur mystique, ce qui la place comme le successeur de M. Bertot103.

Nous n’avons pas les lettres de la jeune Madame Guyon adressées à ses directeurs, mais le premier volume du Directeur mystique présente des opuscules de Bertot avant ses lettres (qui constituent la plus grande part des trois volumes suivants). Certains opuscules traduisent une relation avec Madame Guyon qui a dû constituer primitivement une correspondance ou du moins un dialogue oral appartenant encore à sa jeunesse spirituelle. Voici quelques extraits de ces opuscules :

[284] Avis sur l’état d’une âme qui commence à se perdre en Dieu par la foi nue104.

M. Bertot m’a dit que, si je suis fidèle, j’irai très loin, que j’en ai la vocation et les qualités nécessaires. Il dit que le dénuement doit aller si loin, et que je dois me tellement perdre en Dieu par le centre, qu’en effet mon intérieur soit si absolument perdu qu’une goutte d’eau ne le soit pas plus quand elle est dans la mer. Et que, quand cela sera, je ne trouverai plus d’intérieur quel qu’il puisse être, ni selon les sens ni selon la raison et les puissances, sans pouvoir avoir rien sans exception sur quoi m’appuyer : en sorte que je ne posséderai plus ni paix ni calme, et ne verrai que passions, inutilités et perte entière de temps sans pouvoir seulement me recueillir ; et que mon âme par son propre poids tombera dans ce néant comme une pierre tombe dans son centre.

Sur ce que je lui ai dit que j’étais dans un grand dénuement et que je ne voyais point d’intérieur en moi, il m’a fait connaître que cela n’était pas au point que je crois, puisqu’il y a des moments que je suis convaincue que j’en ai et que Dieu est le principe de mes actions, enfin que je possède mon esprit, mais qu’en ce temps je ne le posséderai plus. [...]

[289] M. B[ertot] assure que Dieu m’a fait de plus grandes grâces dans ma petite retraite de janvier 1676 qu’Il ne m’avait encore fait, qu’Il a dessein de me communiquer très abondamment le don d’oraison, et que je serai très passive [...] C’est pourquoi il veut que je sois bien réjouie, et tienne mon âme libre et gaie, ne la laissant jamais abattre. Il dit qu’une des choses que j’ai le plus à craindre, est la tristesse et la mélancolie ; parce que j’y ai du penchant à cause de mon tempérament, qu’aussitôt que je m’en apercevrai, je dois passivement me remettre dans ma lumière générale...

[408] Question : Cette lumière de foi [...] ne me paraît pas lumière, [...] car il me semble que durant tout le temps que les sens et les puissances se simplifient et se perdent je ne sais où, [...][j’éprouve] obscurités, sécheresses et pauvretés [...] Réponse : Il est vrai que tout ce que vous me dites paraît ainsi. Mais [...] il ne faut pas croire ce qu’en croient ces pauvres sens et ces pauvres puissances. [...] Ils n’expérimentent qu’un défaut de lumière, qu’une vraie disette et un manque de tout ; et ainsi ils sont contraints malgré eux de cesser et de mourir à leur opération. Il ne faut pas les croire, mais marcher sur la foi des âmes éclairées qui vous aident et certifient. [...][409] Pour lors ils vous diront [...] qu’ils défaillent heureusement, sans à la fin jamais plus se retrouver en leur manière propre, mais bien en la manière de Dieu et en Dieu, dont ils sont capables par l’excès de la lumière de la foi qui les fait disparaître.[…]

[411] …Les sens et les puissances étant fort simplifiés et perdus en leur opération, on n’aperçoit qu’une simplicité obscure et très sèche, qui ne marque aucune opération ? […] Je dis plus, un temps considérable même se passe, […] sans que l’on aperçoive et voie aucune opération […] Étant désunies de leur premier principe, en agissant elles le faisaient sans union perceptible : les sens ayant leurs sentiments à part, les passions, les appétits, la mémoire, l’entendement et aussi la volonté, ayant leur action propre. Quand, par la perte d’elles-mêmes, elles sont heureusement réunies à leur premier principe, alors elles retrouvent leur opération, mais dans une union admirable. C’est une harmonie que la seule expérience peut faire connaître, [...][413] capable des vertus et des merveilles de Dieu [...] dans une vaste et pleine fécondité.

[414] Je vous prie de me dire s’il arrive des extases et des visions à telles âmes ? [...] Cette grande et générale extase de tout elles-mêmes les élève au-dessus de la faiblesse des extases particulières. Pour ce qui est des visions, elles n’en ont presque jamais […] Cette lumière est comme infiniment supérieure à toutes celles des visions, quelque sublimes qu’elles puissent être.

[414] Dites-moi encore si la perte et le recoulement des sens et des puissances est long […] ? […][415] L’entendement commence le premier, [...] ensuite la volonté suit, et en dernier lieu la mémoire. La foi, au lieu d’occuper et de remplir l’entendement, le met en vide et dans une vaste et très pure lumière, qui ne peut occuper ni être occupée de rien. La volonté suit ensuite par une secrète foi amoureuse [...] dans une vastitude [...] dénuant et perdant la volonté, la faisant sans amour, sans désirs, sans inclination à quoi que ce soit [...] [418] Une si grande augmentation de la foi en pureté et nue lumière […] abîme et perd aussi la mémoire ; mais cela est une grande peine : [...] ne pouvant comprendre comment on peut vivre dans la terre parmi les créatures sans se ressouvenir des affaires et des nécessités, non plus que sans idées saintes du côté de Dieu, [l’âme] se défend, [...] mais enfin après bien du temps […] elle est mise comme dans une région sereine où tout lui est donné sans vue, sans ressouvenir et sans soin. Aussi, c’est un grand repos, [...] possession sans recherche.

[430] Comment il faut garder ses sens et tout l’intérieur et l’extérieur pour vivre en pureté ? […][442] C’est une tromperie [...] de croire que les âmes les plus passives [...] soient fainéantes. [...] Tout au contraire, un degré de plus grande élévation est aussi un degré de plus grande purification. [...] Dieu étant Lui-même un abîme dont jamais aucune créature ne peut trouver le fond.





I Lettres du P. Maur de l’Enfant-Jésus.

[1re] Du P. Maur. fin 1670 ?

Traverser le désert intérieur, demeurer en repos105.

Madame, la conduite que vous mandez que Notre Seigneur a tenue sur votre âme depuis vos premières années, fait voir les grandes [266] miséricordes dont il a usé en votre endroit. Vous ne devez pas être en peine de votre état, puisqu’il est comme vous me dites. Mais comme il demande une grande fidélité et un grand dépouillement de toutes choses pour correspondre aux desseins de Dieu, il faut préparer votre âme à soutenir des choses encore plus rudes que celles qui se sont passées. Cela ne se fait pas néanmoins tout d’un coup, car la divine Majesté qui accommode Sa conduite à notre faiblesse, nous fortifie peu à peu par Sa grâce, avant que de nous mettre dans des épreuves qui nous écraseraient par leur poids, au lieu de nous conduire par une douce et volontaire mort de nous-mêmes à la vie ressuscitée en Jésus-Christ.

C’est ce qu’Il a commencé à faire, vous jetant dans ce désert intérieur dans lequel vous dites qu’Il vous a mise. Il faudra y entrer plus avant et le traverser, si vous voulez atteindre à la jouissance du Bien souverain qui vous a touché le cœur dès votre enfance. N’y pensez pas trouver de route, ni des sentiers où vous puissiez avoir quelque assurance de votre voie. Ce sera seulement dans votre perte où vous trouverez votre assurance. Et parce qu’il vous faut trouver Dieu au-delà de tout ce que l’esprit humain peut concevoir ou penser, il vous faudra quitter toutes les façons et les moyens humains et naturels dont on se sert pour l’ordinaire pour arriver à ce que l’on désire, parce que tous les efforts de la créature ne sauraient atteindre à Dieu que d’une distance fort éloignée. Mais pour se dénuder si nuement et se perdre dans un si profond abîme, il faut que l’opération de Dieu absorbe celle de la créature et que la créature, succombant sous la force et la vertu divine, se laisse [267] transporter comme dans une autre région, où l’on ne voit plus ni perte, ni abandon, ni dépouillement, ni ravissement, ni extase, ni présent, ni éternité, mais la créature expérimente que tout est Dieu. En cet état elle ne se voit ni ne se sent plus, ni aucune autre chose qui ne soit pas Dieu.

Peut-être que je m’avance trop, et que je ne regarde pas que je parle à une personne mariée qui a grande famille et engagée dans le monde par la nécessité de son état. Je n’y saurais que faire et je ne fais que répondre à ce que vous m’écrivez, afin que, si vous êtes comme vous dites, vous continuiez à accomplir les desseins de Dieu sur vous. Je ne vous dis rien de vos obligations extérieures ni de la manière ou de l’esprit dans lequel vous les devez faire, parce que vous ne m’en dites rien: c’est, à ce que je crois, parce que rien ne vous y donne de la peine. Dieu en soit loué !

Pour la retraite que vous désirez faire, je vous conseille de prendre le temps pour cela. Si vous le trouvez, vous n’avez besoin de personne pour vous y aider. Il n’est pas aussi nécessaire de vous servir des méthodes dont on use ordinairement. Tâchez seulement d’oublier tout et de vous mettre en la présence divine, sans vous en former d’autre idée sinon que Dieu vous est intimement présent et comme une même chose avec vous. Et après, laissez cela même que vous vous formez, et demeurez en repos en Dieu, soit qu’Il vous fasse goûter Sa bonté, soit qu’Il vous laisse en sécheresse et dans l’impuissance de rien faire. Car tout vous doit être égal; et Dieu est au-dessus de tout cela, qui Se fait quelquefois comme sentir en la pointe de l’esprit, et d’une façon qu’on [268] ne peut expliquer, tant elle est subtile et digne de Dieu. De quelque manière que ce soit, il n’importe, pourvu que vous ne mettiez pas d’empêchement de votre part à ce que Dieu fasse en vous toutes Ses opérations comme Il les fait dans le ciel. Il faudrait être bien morte pour cela, et bien ressuscitée avec Jésus-Christ, pour mener une telle vie. Prenez garde surtout à ne pas faire des efforts qui puissent nuire à votre santé, ni vous incommoder la tête, car si Dieu ne fait Lui-même Son ouvrage en nous, tout ce que nous faisons est comme rien.

Si vous m’écrivez une autre fois par cette même voie, peut-être vous me donnerez plus d’éclaircissement de votre état présent et je pourrai vous donner des lumières plus convenables. Je vous ai parlé selon que Dieu vous a conduite jusqu’ici. Je vois que Sa Majesté fait tout ce qu’il Lui plaît en tous les états et en toutes les conditions. J’admire ce que vous me dites et en loue Dieu, quoique vous ayez encore un très grand chemin à faire.

Ne vous étonnez pas de vos imperfections : Dieu vous en délivrera quand Il le verra à propos pour votre bien. Ne vous plaignez pas aussi de ce que Notre Seigneur met votre famille dans les croix, puisque c’est pour Se la conserver : ce qui est hors de là est sujet à la corruption. La croix est un champ d’immortalité. Tout le monde n’y est pas admis. Je prierai Dieu pour toute votre famille. Je suis votre frère Maur. [269]

Dans cette première lettre : « …votre famille dans les croix … Je prierai Dieu pour toute votre famille. », fait peut-être allusion à l’épreuve des varioles (octobre 1670). Madame Guyon aurait ainsi tenté de trouver un appui auprès de Maur de l’Enfant-Jésus avant la rencontre décisive avec Bertot datée du 21 septembre 1671. Sinon l’allusion au « désert intérieur » placerait cette lettre plus tardivement, par exemple après la mort de le Mère Granger en octobre 1674, lorsque Madame Guyon eut l’impression que Monsieur Bertot ne la comprenait plus.

À la fin de la dixième lettre, on lira : « Je vous demandais des nouvelles de toute la famille. Celle que vous m’avez écrite, me donne bien de la joie, voyant que Notre Seigneur verse ses bénédictions sur vous tous. » Cela indiquerait un mari encore en bonne santé (il meurt en juillet 1676).

Nous situons donc le début de cette correspondance au plus tôt en 1670 et sa fin au plus tard en 1675. D’autres indices relevés dans les lettres suivantes nous font échelonner quelques dates plausibles favorisant plutôt l’option tardive.

[2e] Du P. Maur. 1673 ?

Tandis que chacun fait son petit établissement spirituel, il faut s’abandonner et mourir à soi-même.

Madame, je vous aiderai de bon cœur en tout ce que je pourrai. Je ne refuse pas aussi d’aider les personnes que vous me dites qui veulent aller à Dieu ; mais il faut qu’on paie le port [des lettres] à Paris, car je suis un pauvre religieux qui n’a point d’argent.

Je vois par votre lettre que votre extérieur va bien et j’approuve fort que vous vous récréez avec votre famille : cela fait beaucoup de bons effets.

Pour votre oraison, encore que, si le cœur est bien à Dieu, tous les temps lui soient égaux et qu’il ne fasse point de différence de celui de l’oraison et celui des autres occupations, je vous dirai cependant qu’il faut en prendre tous les jours quelque peu pour s’appliquer plus particulièrement à cela. Ce n’est pas qu’il soit nécessaire de prendre des sujets particuliers pour s’occuper, mais c’est pour rappeler l’esprit des occupations des sens et de l’imagination, dans lesquelles on est contraint de se laisser aller dans les actions extérieures que l’obligation et la condition de l’état veulent qu’on fasse, et pour remettre l’esprit dans son repos, dans lequel, oubliant toutes choses et se purgeant de toutes les idées des créatures et de tout ce que l’on a fait, dit et entendu, il s’abîme et se perd en Dieu, qui [270] est son centre et son bien infini. Mais d’autant qu’on ne peut pas sitôt anéantir toutes ces espèces, et trouver ce repos dans l’unité des puissances, il faut peu à peu le faire, et tout doucement, sans se bander la tête. Si votre imagination est trop vive ou que vous ne puissiez pas faire autre chose, ne sentant rien du côté de Dieu, soyez aussi contente que si vous aviez reçu bien des lumières et toutes les grâces sensibles que vous sauriez désirer. Je ne dis pas que vous preniez beaucoup de temps pour votre oraison, mais ce qu’il en faut pour vous plonger en Dieu par un anéantissement tant de vous-même que de tout autre chose.

Vous dites bien que Dieu vous a mise dans le chemin de la croix pour éloigner le monde de vous, et vous de toutes les créatures. Hélas! Où seriez-vous à présent si toutes choses étaient allées du train qu’elles avaient commencé ? Vous le verrez un jour. Suivez donc cette voie avec fidélité, et vous dégagez de toutes les créatures, excepté de celles que Dieu vous oblige d’aimer pour l’amour de Lui. C’est ce qu’Il demande de vous, et que vous ne Lui avez pas encore assez donné.

Vous dites bien que vous ne vous êtes pas encore donnée totalement à Dieu, si ce n’est de désir et de bonne volonté. Mais Il veut la réalité et l’effet, et que vous parveniez en un état où vous ne voyiez plus rien pour vous sur la terre, et que vous ne preniez plus intérêt à rien, sinon à ce que Dieu soit tout et vive uniquement en vous. C’est beaucoup demander à une personne séculière, étant engagée dans le monde ; mais ce n’est point trop pour une âme chrétienne à qui Dieu a fait tant de grâces, et qu’Il a retirée [271] de l’abîme de la vanité pour l’écrire au nombre de Ses amis.

Ne vous arrêtez point aux austérités corporelles, puisque Dieu vous prive de la santé nécessaire pour cela. Mais au lieu de ces austérités, Il demande que vous soyez fidèle à mourir dans toutes les occasions qui se présenteront dans lesquelles la nature sentira de la contrariété. Ne prenez jamais rien comme venant des créatures. Recevez tout de la main de Dieu, et regardez Sa volonté en toutes choses, tâchant que la vôtre passe tellement en celle de Dieu qu’elle devienne comme une même chose avec elle. Cette divine volonté est partout, excepté dans le péché.

N’ayez pas peur de la mort ; vous n’êtes pas prête pour cela. Mais quand il plairait à Dieu de vous retirer, abandonnez-vous à Sa miséricorde, et ne vous souciez que d’aimer en mourant. Je vous avoue qu’il faut être plus morte que vous n’êtes à présent pour ne plus réfléchir ni sur la vie ni sur la mort. Vous avez bonne volonté . Dieu vous a attachée, et non pas encore clouée à la croix. Vous avez mortifié quelque chose ; mais à dire vrai vous êtes encore quasi toute à vous-même, et il est nécessaire d’être morte pour passer en Dieu.

C’est là le passage qui arrête quasi toutes les âmes dévotes car lorsqu’il faut entrer dans les pertes universelles et passer par des chemins inconnus, ni hommes ni femmes n’y peuvent presque entrer ; car personne ne veut se perdre à soi-même : chacun fait son petit établissement spirituel selon lequel on veut passer la vie, les uns en oraison, les autres en beaucoup d’austérités, les autres en bonnes œuvres extérieures. Mais il [272] faut mourir et tout abandonner. Mon Dieu, qu’il s’en trouve peu !

Je vous dis tout ceci pour vous persuader de vous avancer et de ne mettre pas votre perfection dans les hautes choses et élévations d’esprit, mais dans une parfaite mort à vous-même et dans un total abandon entre les mains de Dieu pour disposer de votre vie, de votre honneur, de votre santé et de vos biens comme il Lui plaira. Que vous ayez le temps de faire oraison ou que vous ne l’ayez pas, pourvu que votre cœur soit tout à Dieu en tout et partout, c’est assez.

Vous verrez, en lisant mon livre, où il faut venir pour arriver à Dieu. La mort et l’abandon ne sont pas votre fin, mais il faut passer par là pour y arriver. Je crois qu’en voilà assez pour cette fois.

Lettre de 1673 ? En juillet, Madame Guyon fait un pèlerinage avec son mari à Alise Sainte-Reine près de Semur-en-Auxois.

[3e] Du P. Maur. 1673 ?

L’état de néant et d’extrême abandon et pauvreté est le fondement sur lequel Dieu a dessein d’établir votre perfection.

Vous dites que vous êtes toujours dans le néant, et que vous y retournez aussitôt s’il vous arrive d’en sortir. Je suis bien aise que vous m’ayez donné occasion de vous parler sur ce sujet, qui est un des plus importants de la vie spirituelle.

Il est vrai que Dieu nous avait tirés du néant par Son amour et par Sa grâce, par laquelle nous étions et nous vivions en Lui ; mais depuis que [273] nous en sommes sortis par le péché, nous sommes retournés dans le chaos du néant, non pas de celui de notre être naturel, mais de notre être surnaturel. En sorte que nous n’avons été plus rien à Dieu ni en Dieu selon cet être surnaturel et de grâce, mais nous avons pris dans la région du péché un être tout opposé à Dieu, dans lequel nous avons vécu tout à nous-mêmes, n’ayant d’autre principe de notre vie que notre amour propre qui a tellement pénétré tout notre être naturel qu’il est devenu tout tourné au mal, et toujours porté à ne chercher que soi-même en toutes choses ; et ce venin s’est glissé si avant qu’il est arrivé jusqu’au centre de notre âme, comme nous l’avons si souvent éprouvé.

Voilà l’état dans lequel Dieu nous a trouvés, lorsque par Sa grâce et miséricorde Il nous a appelés à Lui. Nous étions dans l’incapacité de nous élever vers Lui, qui est notre unique bien. Il a été nécessaire qu’Il nous ait donné Ses grâces et Ses lumières pour nous faire traverser ces régions de mort et de ténèbres dans lesquelles nous étions éloignés et écartés. Il a fallu donner beaucoup de combats, et souffrir les horribles répugnances que la nature corrompue a ressenties en se dépouillant de ce qu’elle avait de plus cher. Et après que Dieu nous a tirés de ces ténèbres et misères pour nous mettre dans une région de lumières par le moyen desquelles nous avons vu quelque étincelle des beautés de sa Majesté, et connu que c’est pour Dieu seul que nous sommes et que nous devons vivre, Il nous a fait faire des résolutions de retourner à Lui tout à fait, et au prix de tout ce que nous sommes et de tout ce que nous avons, pour nous remettre en Son entière et absolue conduite, ne prenant [274] plus de règle en toutes choses que Sa seule volonté.

Voilà par où il a fallu commencer le voyage vers Dieu, lequel ne finira point que dans la pleine jouissance véritable et réelle de Dieu, de la manière qu’on la peut avoir en ce monde. Mais pour arriver à cette jouissance, il faut que l’homme perde cet être de propriété duquel il s’est revêtu dans l’état et la vie du péché, et qu’il soit revêtu de l’être de la grâce, qui le fasse vivre et opérer selon Dieu seulement, et non plus pour ses propres intérêts.

Or afin que l’être de propriété et de péché soit détruit, il est nécessaire que la créature soit réduite au néant de tout ce qu’elle avait de propre sans rien excepter. Et d’autant que cela a une étendue presque infinie à laquelle nous ne pourrions jamais atteindre, Sa divine Majesté qui nous attire à Lui, et qui veut nous donner toutes les dispositions nécessaires pour y arriver, nous fait entrer et nous présente mille occasions de mourir à nous-mêmes pour détruire cet être de péché et d’amour propre.

Ceci nous doit arrêter un peu, afin que je vous dise un secret des plus importants de la vie spirituelle sur lequel on ne s’avise guère de réfléchir, qui est que, depuis qu’une âme s’est abandonnée à Dieu et à Sa conduite, tout ce qui se fait désormais en elle et à l’entour d’elle, au-dehors et au-dedans, soit par Dieu soit par les créatures, soit bien soit mal, tout cela est tellement ordonné par la volonté de Dieu, à dessein de réduire cette âme dans l’état où Il la veut, que de s’en détourner et ne se pas accommoder à soutenir tous ces effets de la divine conduite, c’est empêcher Dieu d’accomplir en nous Ses desseins. Et faute de s’y rendre fidèle, nous voyons un [275] très grand nombre de personnes, fort excellentes d’ailleurs, qui rôdent le reste de leur vie sans avancer davantage, encore qu’elles voient par expérience qu’il y a encore fort à faire.

C’est ce point-là que je vous donne pour réponse à la vôtre, afin que vous vous rendiez si soumise à tout ce que Dieu fera en tout et par tout ce qui vous regarde, que n’y prenant et n’y voyant que Sa seule volonté, la vôtre se fasse tout aussitôt une avec celle de Dieu. Laissez-vous mener partout où il Lui plaira, en peines, en tentations, en chagrins, par les impuissances à s’élever à Dieu, dans les vues de votre perte, dans les craintes de la mort, enfin dans la dernière misère de vous voir et de vous sentir toute seule comme un néant et comme s’il n’y avait rien au monde pour vous , c’est à tout cela qu’il faut vous résoudre, si vous voulez être en état d’approcher et de vous unir à Dieu. Et cet état de néant et d’extrême abandon et pauvreté n’est que le fondement sur lequel Dieu a dessein d’établir votre perfection : c’est pourquoi Il le purge et le purifie par tant de manières. Car sachez qu’il y a encore une espèce de purgatoire à traverser, où les âmes sont purgées de toutes les affections terrestres et élevées aux inclinations des choses célestes. Et cet état de privation est divers dans les âmes selon qu’il plaît à Dieu, mais il n’y en a aucune qui arrive à l’union parfaite de Dieu qui n’y ait passé selon ce qu’il a plu à Dieu. C’est pour cela que tout ce qui fait mourir la nature est très bon et très utile.

Lorsque l’âme est purgée des restes du péché, Dieu S’établit une demeure en elle, et Se [276] fait dans son fond comme une même chose avec elle par le moyen de la grâce, en sorte qu’Il est devenu le principe et la cause principale de tous ses mouvements, de ses actions et de sa vie. Et après Il l’élève encore au-dessus d’elle-même dans une véritable jouissance de Sa divine présence réelle qu’elle expérimente et qu’elle goûte, quoiqu’avec beaucoup de différence de la béatitude.

Quand vous serez là, je vous dirai ce qui vous arrivera et ce qu’il vous faudra faire. Servez-vous de tout ceci comme vous pourrez. Les vrais morts et les vrais abandons ne se font et ne se passent bien qu’en solitude : c’est Dieu qui les opère dans l’âme lorsqu’elle est seule à seul avec Lui. Rien n’est si difficile à soutenir à la créature que l’immensité divine : ce poids lui est insupportable. Adieu.

[4e] Du P. Maur. 1674 ?

Ce ne sont pas nos efforts mais Sa divine opération qui nous fait atteindre à Dieu.

Vous dites que Dieu ne vous laisse point sans croix : c’est parce qu’Il ne veut vous donner de quoi vous appuyer, jusqu’à ce que vous soyez arrivée au bout du chemin qu’Il veut que vous fassiez pour Le posséder parfaitement. Sa divine Majesté opère merveilleusement en nos âmes par les souffrances. Si nous savions bien nous y soumettre et Le suivre par où Il nous conduit, nous nous trouverions infailliblement au terme qu’Il nous a désigné, sans que nous nous en soyons presque aperçus. Cette amertume que [277] la nature trouve dans les souffrances, la fait retirer avec ses inclinations aux choses créées, et la purifie des impuretés qu’elle a contractées par leur commerce. Je ne vous dis pas ceci pour vous persuader d’aimer tout ce qui vous fera souffrir. Je crois que vous savez bien que c’est par là qu’il faut passer pour mourir à soi-même et pour arriver à Dieu : ce qui se fait d’autant mieux que les croix sont plus sensibles et plus pesantes.

Il n’y a qu’à les porter lorsque Dieu les a mises sur nos épaules; car leur poids opère sur nous par lui-même, sans autre application ni effort de notre part que la soumission à la volonté et aux ordres de Dieu. C’est cette simple soumission qui, nous unissant à la volonté divine, fait que Dieu opère secrètement en nous et qu’Il fait Son ouvrage, pendant que la nature corrompue est forcée de se purifier sous ce divin pressoir et de se vider de ses inclinations qu’elle avait vers les créatures. C’est pourquoi l’on doit se rendre attentif dans ce temps précieux pour n’en perdre pas un moment s’il est possible. Il n’y a autre chose à faire pour cela qu’à soutenir ce poids en paix et en repos, tant qu’il plaira à Dieu. Car ce ne sont pas nos propres efforts qui nous font atteindre à Dieu : il faut que ce soit Sa divine opération qui nous y fasse entrer. Et pour nous disposer et nous rendre capables d’un si grand bien, Il nous purifie par ces morts, ces abandons et ces croix, dans lesquelles Il crucifie et fait mourir en nous le vieil Adam, qui est notre amour propre, l’ennemi de Dieu et de Jésus-Christ, qui ne peut être le Maître ni régner en nos âmes, pendant que Son ennemi y aura sa demeure.

Ce n’est donc pas tant par notre industrie [278] et par nos opérations que nous devons parvenir à la perfection à laquelle Il nous destine, selon la mesure des grâces qu’Il nous a données et nous donne continuellement pour cela, que par une fidèle correspondance à suivre les divines opérations, en nous laissant aller à ce que Dieu fait en nous, soit par la rigueur des souffrances, soit par l’attrait de la douceur de Ses grâces, qui nous élèvent, lorsqu’il Lui plaît, au-dessus de toutes choses et de nous-mêmes, pour nous faire goûter dans la plénitude du repos inconcevable, la grandeur des richesses de la gloire qu’Il a préparée pour ceux qui se consommeront totalement pour Son divin amour.

En toutes ces deux manières, l’action de la créature est plus à soutenir Dieu et tâcher de ne point mettre d’obstacles à Ses desseins et à Sa divine opération, qu’à s’efforcer pour se mêler d’avancer par soi l’ouvrage de Dieu en elle ; et son occupation ne doit proprement s’étendre en ce temps-là qu’à recevoir vitalement et comme avec appétit les impressions de Dieu, sans chercher ni vouloir savoir où elle mèneront, et à quoi s’aboutira tout ce négoce. Car ici l’âme ne doit plus regarder rien pour soi, ni avancement, ni perfection, ni aucun autre intérêt, mais seulement celui de Dieu, qui veut anéantir tout ce qui lui est propre pour S’introduire Lui-même et Se faire un avec elle afin de lui servir de premier principe de sa vie et de ses actions.

Vous faites bien de vivre à chaque moment de ce qui se fait et passe, faisant que votre volonté veuille cela, parce que celle de Dieu le veut aussi. Il ne faut pas d’autre occupation. Et c’est n’être pas seulement passive, car cette [279] union actuelle, et comme vivante, de votre volonté à celle de Dieu dans tout ce qui se passe par Son ordre, est une action, ou, si vous voulez, une vie qui nous fait vivre sans cesse unis à Dieu. Il n’est pas besoin de faire autre chose ni d’autres actes.

Il ne se faut pas former une idée du néant dans lequel il faut entrer, parce que tout ce que nous pouvons avoir en objet par notre pensée, soit de Dieu, soit de l’abandon, soit du néant, n’est point une chose qui puisse faire notre bonheur; puisque ce n’est qu’un effet de notre pensée, et Dieu est encore au-delà de tout ce que nous pouvons penser. L’abandon et le néant ne nous paraissent plus, lorsque nous y sommes consommés et abîmés : nous y vivons et demeurons comme nous voyons les poissons vivre et se mouvoir en l’eau, sans l’aller chercher hors du lieu où ils sont.

Lorsque les tentations et les passions nous tirent de ce repos et de cette mort, pour nous rappeler au-dehors et pour rallumer le feu de nos inclinations naturelles et corrompues, il ne faut point s’enfuir pour chercher à se cacher dans le repos et dans cette paix de l’âme qui tenait toute l’humanité en bon ordre. Il faut soutenir, dans la pauvreté et stérilité de votre âme, les combats que les racines de corruption et de péché qui ne sont pas encore mortes vous présentent. Il ne faut pas aussi vous amuser à les combattre par violence, mais, les soutenant comme des effets de la volonté de Dieu, empêcher que votre volonté ne se laisse aller à ce qu’elles demandent de vous, parce que Dieu veut que Sa grâce surmonte le péché en son propre trône, et qu’elle le chasse du fond de l’âme qui en était [280] infectée et empoisonnée. Ce qui se fait lorsqu’on soutient, par la vertu de cette même grâce et par une généreuse fidélité, ces attaques qui semblent vouloir tout renverser en un seul moment ce qu’on a jamais eu de bon. Il n’y a qu’à souffrir et soutenir toutes ces attaques et tous ces troubles sans s’y laisser aller.

[5e] Du P. Maur. 1674 ?

Sur l’indifférence surnaturelle.

Vous n’avez qu’à travailler à détruire le principe qui vous fait faire des fautes. Il faut que l’indifférence que vous dites que vous avez pour toutes choses vienne de ce que tout ne vous est rien, et qu’il n’y a que Dieu qui vous est toutes choses, auquel et duquel vous devez vivre par dessus tout. Car la simple indifférence de la seule raison naturelle est comme plusieurs philosophes l’ont eue : ce n’est pas assez pour une âme chrétienne, qui doit agir et vivre par des principes surnaturels. Laissez anéantir en vous-même toute l’activité naturelle, afin de passer par le moyen de la foi [dans la vraie passiveté]. Mais soyez ferme, et vous arriverez où est la vraie lumière.

Ne vous ennuyez1 pas. Le chemin est aussi long qu’il plaît à Dieu et que nous sommes fidèles à marcher et avancer toujours, nonobstant les doutes et les craintes que le démon et la nature nous présentent pour nous épouvanter, sous prétexte de craindre de se perdre, de s’abuser et de se tromper. Il faut traverser tout ce qui arrive de plus fâcheux en ce temps-là, peines, [281] tribulations, tentations, et toutes autres choses fâcheuses, et avancer toujours sans s’arrêter à quoi que ce soit. Il faut que tout vous soit bon : doux et amer, vert et sec. Vous ne devez chercher qu’à vous perdre en Dieu ; et tout vous y aidera, excepté l’amour propre, qui ne sait ce que c’est de se perdre.

1Ne vous faites pas de souci. Le verbe ennuyer a eu le sens fort de « causer des tourments ». (Rey).

[6e] Du P. Maur. 1674 ?

Travaillez pendant que vous avez le temps de le faire. Si vous saviez combien le chemin est long pour trouver Dieu comme Il veut se donner à nous, vous ne vous amuseriez pas. Qui peut se perdre soi-même a trouvé le vrai et droit chemin. Mais la pratique en est si difficile à la nature qu’elle ne peut souffrir que nous y entrions ; et néanmoins grands et petits y passent pour arriver à Dieu. Tâchez de vous écouler au travers des petites peines que Dieu vous enverra en les soutenant amoureusement et fortement.

[7e] Du P. Maur. 1674 ?

Il ne faut faire autre chose durant la maladie que de soutenir en paix et repos le poids que Dieu fait sentir et supporter, sans vouloir ni hausser ni abaisser rien de ce qu’on souffre en l’offrant à Dieu ou en s’humiliant. C’est assez qu’on accepte Sa volonté ; et c’est à Lui à en [282] faire l’application et à en tirer le fruit qu’Il veut, qui est d’anéantir les propres lumières et efforts de la créature, et Se rendre le maître de sa conduite, sans qu’elle sache où Il la mène, ni à quoi Il veut terminer cette affaire. C’est assez, encore un coup, qu’elle aille avec Lui, et qu’elle Le suive chargée de son fardeau et de sa croix. En voilà assez pour une malade.

[8e] Du P. Maur. 1674 ?

Je suis bien aise, ma très chère fille, que vous ayez fait amitié avec N. Faites ce que vous me dites que vous êtes résolue de faire, car il se faut donner à Dieu tout à fait, et sans aucune réserve, conservant toujours à un chacun ce qui lui est dû, car si vous vouliez vivre en religieuse, vous vous tireriez de la volonté de Dieu. Il faut que vous portiez le poids et les croix d’une femme mariée et mère de famille, tenant votre cœur dégagé, pour être toujours libre pour le donner à Dieu dans tous les emplois que votre obligation demandera de vous, hors desquels vous pouvez et devez le laisser écouler en Dieu de toute son étendue et de toute sa force, oubliant tout le créé pour vous abîmer dans l’infini Objet qui est le Bien souverain où toutes les créatures raisonnables se doivent perdre, pour n’être plus à soi-même, mais pour devenir une même chose avec cette mer immense de tous biens. [283]

[9e] Du P. Maur. 1674 ?

Quand voulez-vous travailler à vous mettre dans la disposition que Dieu veut pour Se donner totalement à vous ? Jusque ici, vous avez roulé dans les bons désirs et dans quelques pratiques de mort ; mais vous n’êtes pas encore entrée dans la perte totale de vous-mêmes, où il n’y a plus rien de la créature, et où Dieu règne purement après des agonies qu’Il a fait supporter à l’âme, qui sont inconcevables à ceux qui ne les ont pas éprouvées.

Mais comme Sa Majesté a mis une mesure à toutes Ses grâces, et qu’Il destine un chacun au degré de sainteté conforme à la mesure de Sa grâce, chacun doit travailler à remplir Son dessein et à se conformer à cette mesure de sainteté qu’Il nous a destinée. Il y aura de quoi contenter tout le monde, puisque tous Le posséderont parfaitement et autant qu’ils le voudront.

[10e] Du P. Maur. 1674 ?

Demande de nouvelles, et encouragement à répondre à Dieu qui nous attire.

Je vous ai écrit depuis peu. Je vous demandais des nouvelles de toute la famille. Celle que vous m’avez écrite me donne bien de la joie, voyant que Notre Seigneur verse Ses bénédictions sur vous tous. Je ne puis vous dire rien de bien particulier jusqu’à ce que je sache ce qui s’est passé en vous depuis mon départ1.

[284] Il est vrai que nous avons toujours tant à travailler, pour passer par la mort et par l’anéantissement de nous-mêmes à la vraie vie et au tout de Dieu, qu’on a toujours grand sujet d’en parler, et d’exciter les âmes que Dieu attire à Soi à entrer et s’avancer dans ces chemins de mort où la nature ne voit goutte, parce qu’il faut contrarier tous ses sens et se dépouiller de tout ce qui leur est agréable.

Si l’on pouvait bientôt traverser cette mort et cet anéantissement de toutes choses, Dieu qui nous attire sans cesse à Lui, ne manquerait pas de Se communiquer à l’âme et de la remplir de tout Soi-même. Mais c’est un abîme si profond que notre amour propre nous a causé, qu’il n’a presque point de fond. Il est vrai que le poids des croix que Dieu envoie dans la vie à ceux qu’Il veut sanctifier, les fait merveilleusement avancer dans l’expérience de leur propre néant et détruit cet amour de nous-mêmes qui nous éloigne de Dieu.

Travaillez avec la grâce à ne prendre rien hors de Dieu, si ce ne sont les souffrances et les humiliations ; et encore, il faut les recevoir et les porter en Dieu. Il ne doit y avoir rien hors de Dieu, qui nous doive attirer ni émouvoir. C’est assez que nous supportions tout ce qui arrive, s’il est fâcheux avec patience; s’il est agréable en le rapportant à Dieu, sans s’y arrêter.

1Madame Guyon rencontra peut-être Maur à la suite d’un voyage de celui-ci, dont on sait qu’il vivait en retraite dans le sud-ouest de la France.

[11e] Du P. Maur. 1674 ?

Pas d’efforts propres, mais se laisser anéantir. Dieu nous déiformera.

Je voudrais bien, chère fille, vous apprendre pendant que je suis en vie, les détours qui empêchent les âmes que Dieu attire à Lui, et qui font qu’elles n’y arrivent que fort tard, et quelquefois point du tout, au moins selon le degré de perfection que Sa divine Majesté leur avait destinée.

Un des plus grands qui se rencontrent, c’est que les personnes dévotes qui ont lu plusieurs livres spirituels et mystiques, voudraient entrer par leurs propres efforts dans les états fort hauts et relevés qu’elles ont trouvés dans ces livres. Et comme leur état n’est pas encore d’une si haute portée, et que c’est une maxime véritable que nous ne pouvons agir qu’autant que nous sommes en vertu et puissance intérieure, de là vient que ces personnes font des efforts inutiles et languissent toute leur vie, sans s’avancer vers ce qu’ils désirent de tout leur cœur. C’est une des causes qui fait que plusieurs âmes se dégoûtent et quittent tout, s’imaginant que la vie spirituelle n’est pas ce qu’elles avaient cru.

Ce malheur vient de ce qu’elles ne savent pas que Dieu veut qu’après que nous nous sommes servis de nos propres efforts et de toutes nos puissances pour nous retirer de l’esclavage du péché par l’acquisition des vertus, et que ces mêmes puissances étant épuisées à force de s’écouler [286] en Dieu par l’activité de leur amour, Dieu, dis-je, veut qu’elles cessent cette façon d’agir pour entrer par les obscurités de la foi dans un abandon universel de tout elles-mêmes et de tout ce qui les regarde. Et pour les y mieux faire entrer, Il retire Son concours sensible et laisse l’entendement et la volonté comme à sec et sans pouvoir se mouvoir ni de côté ni d’autre; et comme si tout ce qui s’est passé en ces âmes était un songe, elles demeurent à elles-mêmes sans savoir que devenir. Mais si elles savent bien faire usage de cette disposition, c’est ici où elles doivent se préparer pour recevoir un jour les trésors du ciel.

Il faut donc qu’elles veuillent cela même et qu’elles se laissent sous ce pressoir de la volonté et opération de Dieu, qui les veut purifier jusque au fond et en tirer toutes les racines de l’amour propre. Et au lieu de vouloir s’efforcer pour s’élever au-dessus de soi et de tout ce qui se passe en elles, [ce] qui est assez souvent fort fâcheux parce que la nature corrompue se réveille, elles doivent se laisser anéantir, et porter avec foi et vigueur tout ce poids qui semble être tout péché. Car l’âme ne ressent ici que sa propre misère, qui l’accable comme un poids de dessous lequel il lui semble qu’elle ne pourra jamais sortir. Aussi faut-il que ce soit Dieu qui l’en retire, pour Se faire goûter à Sa créature d’une manière plus excellente qu’elle n’avait jamais éprouvée. Cela dure tant qu’il plaît à Dieu et quelquefois assez longtemps. Mais il faudra y être replongée plusieurs fois, et plusieurs fois d’autant plus excellemment relevée que le fond de l’âme aura été plus purifié.

Il faut remarquer que, quoique ce soit [287] Dieu qui fait ceci comme premier principe et agent principal, Il le fait néanmoins toujours conjointement avec l’âme qui s’abandonne à l’action de Dieu et agit par elle. On ne doit donc se mouvoir que par ce principe, ni vouloir autre chose que ce qu’il fait en nous. Car Dieu par Sa grâce Se faisant un autre nous-mêmes, gouverne tout l’intérieur : c’est pourquoi Il détruit et anéantit ce nous-mêmes pour y mettre Sa grâce, qui fait de notre être naturel purifié un être surnaturel et déiforme, selon lequel Dieu vit en nous et nous ne vivons qu’en Lui et par Lui. En voilà assez pour cette fois.

[12e] Du P. Maur. 1674 ?

Ce n’est point à la créature de vouloir choisir son chemin.

Vous voulez, chère fille, que je vous donne une règle générale que vous puissiez suivre toujours, tant pour la messe que pour la sainte communion. Vous ne me dites pas quelle difficulté vous y avez. Mais si ce n’est que pour satisfaire au précepte de l’Église, vous y satisfaites en allant à l’église à intention d’entendre la messe et assistant réellement lorsqu’on la dit, encore que vous vous occupiez de Dieu, sans avoir autrement votre esprit occupé aux cérémonies ni à tout ce qui s’y fait ; et pour les distractions et divagations qui y peuvent venir, cela n’empêche pas que vous ne vous acquittiez de votre obligation, surtout si vous ne les admettez pas volontairement.

Pour la sainte communion, il n’est pas nécessaire de changer votre façon ordinaire de vous occuper avec Dieu, parce qu’Il est de même partout. [288] C’est l’amour qui est la vraie disposition pour le recevoir. Aimez-Le selon que le pouvoir vous est donné de pouvoir aimer, et ne vous mettez pas en peine de faire d’autres actes, ni d’autres préparations.

Pour ce que vous dites que vous avez de la peine à trouver la volonté de Dieu dans les troubles que la nature excite au-dedans de vous-même, qui semblent porter tout au péché, sachez que, quoique Dieu ne veuille pas le péché et qu’Il n’y porte point, Il souffre et permet et veut que la créature qu’Il veut purifier, pâtisse non seulement dans l’esprit, en l’élevant par Son divin esprit et par Sa grâce jusqu’à sa parfaite jouissance, mais aussi dans la chair et dans toute la partie animale jusque au plus bas étage de l’humanité, en lui faisant part de la vertu de Jésus-Christ crucifié. Marquez ceci : Il retire de cette créature Son concours et Ses grâces sensibles ; Il l’abandonne, ce semble, à toute la corruption de la nature, et permet qu’elle ressente et qu’elle porte toutes les faiblesses, les misères et les bassesses auxquelles le péché l’a réduite, et veut que dans cet état et ces dispositions elle détruise et surmonte par la vertu de Jésus-Christ le péché dans le péché même, je veux dire dans toutes les attaques du péché, dans lesquelles on doute si on a péché. C’est assez que la volonté supérieure ne se soit pas déterminée à vouloir toutes les abominations que l’imagination fournit, quoiqu’il semble que toute l’animalité ne goûte et ne veuille autre chose.

C’est donc Dieu qui veut triompher par la fidélité de la créature et par la grâce qu’Il lui donne à soutenir ces peines infernales de Son ennemi, [289] le péché, qui était le prince de ce petit monde, et qui en sera chassé entièrement si on soutient fidèlement en s’abandonnant à Dieu, qui ne permettra jamais que le péché prévale, si on se confie en Sa divine Majesté.

Ce n’est point à la créature de vouloir choisir son chemin : c’est à Dieu à la conduire par où il Lui plaira, pour la faire arriver au terme qu’Il lui a destiné. Il ne faut point chercher ni passiveté, ni repos, ni aucun de tous les états et manières dont il est parlé dans les livres. Il ne faut que se laisser dans l’abîme de la volonté de Dieu, qu’Il nous manifeste par ce qui se passe en nous et hors de nous , car excepté le péché, la volonté de Dieu est partout. Qu’Il mette en repos, en passiveté, au néant : tout cela n’est point encore Dieu, et il faut le trouver au-dessus de tout cela. Et tant que nous pourrons nous former une idée de notre voie et de notre manière de nous tenir avec Dieu, nous ne sommes pas encore bien perdus à nous-mêmes. Ceci est beaucoup dire à une personne qui a beaucoup peur de se perdre , mais puisque Dieu vous y mène par la croix, ne vous souciez que de marcher par là, sans voir où cela s’aboutira.

Il n’y a rien de plus dangereux que de vouloir se faire son chemin, et c’est néanmoins ce qui est assez ordinaire dans la vie spirituelle. On se veut mettre dans des états qu’on a vus dans des livres ou des écrits, et Dieu veut mener par ailleurs. Je vous ai dit que nous ne saurions avoir une plus assurée connaissance de la voie de Dieu sur nous et de Sa divine volonté, que ce qui se passe en nous et à l’entour de nous, sans que nous l’ayons fait ni recherché, [290] et par conséquent il faut vouloir et s’accommoder à tout cela. Les imperfections même dans lesquelles on tombe, servent à nous faire ressentir la peine du péché. Ce n’est pas qu’on ne doive faire mourir en nous la cause de ces imperfections et vaincre dans l’occasion, mais lorsqu’elles sont commises, il faut supporter la peine qu’on en ressent au-dedans et s’en confesser à la première occasion.

Vous voudriez savoir si Dieu vous aime ou non. Ce n’est pas ce que doit chercher une personne abandonnée à Dieu, non pas même à l’heure de sa mort. Si vous vous confiez en Dieu, laissez-Le faire : votre affaire est de L’aimer et de mourir à tout.

[13e] Du P. Maur. 1674 ?

Dans les angoisses intérieures se laisser aller où Dieu nous conduit.

Vous devriez bien, chère fille, vous appuyer plutôt sur la fidélité de Jésus-Christ que sur la parole des hommes, pour vous assurer de la bonté de votre voie, qui sera toujours très certaine tant que vous vous tiendrez attachée au Principe et à l’Auteur de notre salut, en faisant avec humilité tout ce que vous pourrez pour Le suivre par tous les chemins difficiles qu’Il vous présentera pour vous conduire au Calvaire, où il faudra mourir avec Lui sur la Croix. Je ne puis vous rien dire de plus certain, ni vous donner une marque plus assurée de Son affection que les croix et les peines qu’Il vous envoie.

Et quoiqu’il y ait parmi ces peines des choses [291] qui semblent vous porter à ce qui déplaît à Dieu, néanmoins si vous les soutenez comme des effets de Sa volonté, laissant ce qui Lui pourrait déplaire, et retenant votre volonté en sorte qu’elle ne descende pas vers le péché, tout cela vous servira à vous sanctifier et à purifier votre âme des choses qui sont contraires à Dieu, qui veut que nous triomphions par sa grâce du péché dans ce qui nous porte au péché.

Pour tout le reste qui ne semble avoir d’autre effet que d’affliger l’âme, et qui la tient dessous la presse dans une oppression et douleur presque inexplicable, il ne faut que soutenir ce poids le mieux que vous pourrez. Portez ce chagrin et cette tristesse avec force et patience : c’est la main de Dieu, qui est d’autant plus proche de vous que cela vous est sensible. Mais aussi il n’y a rien qui pénètre si bien le fond de l’âme et qui le prépare si dignement, que ces angoisses intérieures, de quelque part qu’elles viennent. C’est bien en ce temps qu’il faut être passif, sans faire autre chose que soutenir, vouloir et suivre, en se laissant aller où Dieu nous conduit par cela, encore que nous ne sachions pas où c’est. Mais il faut se perdre et s’abandonner totalement à l’opération divine qui exécute son dessein en nous sans que nous sachions comment, sinon que nous souffrons et que notre esprit semble se diviser de l’âme, et que nous sommes pénétrés jusqu’à la moelle des os. Il ne faut rien faire pour nous tirer de cette presse; il faut rendre l’âme à Dieu et faire mourir dans ce gibet le vieil homme avec son amour propre. Cela dure quelquefois assez longtemps, mais non pas toujours dans de si grandes agonies. [292]

Il n’y a autre chose à faire durant tout ce temps. Tout cela est votre oraison, votre pratique, vos exercices et le reste. Vous pouvez et devez faire vos pratiques extérieures accoutumées, comme s’il ne se passait rien en vous. Vous pouvez aussi vous soulager pour ce qui regarde le corps, plus qu’en un autre temps. Je ne manquerai pas de prier Dieu qu’il vous fasse une âme d’oraison, et qu’Il vous aide à porter votre fardeau.

[14e] Du P. Maur. 1674 ?

État passif du dépouillement.

Je vous mandais dans ma dernière lettre, chère fille, qu’il y a un grand nombre de personnes qui travaillent à la vie spirituelle et qui ne parviennent point à l’intime et réelle union avec Dieu, parce qu’ils s’y veulent introduire par leur propre industrie et leurs propres efforts ; au lieu qu’ayant épuisé tous ces mêmes efforts pour s’écouler vers Dieu, et sentant qu’ils ne peuvent avancer davantage d’eux-mêmes, ils devraient se contenter de leur impuissance et soutenir la privation que Dieu leur fait de Son concours sensible, afin de les réduire à s’abandonner à Lui par la foi, et à demeurer dans les ténèbres et dans l’impuissance d’agir ni de se mouvoir. Mais faisant le contraire, ils se tournent de tous côtés pour se tirer de cette [293] presse où ils se trouvent, et ne font rien que s’enfoncer davantage dans l’obscurité et la peine.

Ceux de qui je veux parler aujourd’hui, sont tout à fait opposés à ceux-ci qui, ayant lu dans les livres spirituels qu’il faut anéantir toute l’activité de la créature et que ce soit Dieu qui fasse tout en elle, se jettent d’eux-mêmes dans un certain état qu’on peut appeler d’oisiveté, où ils disent qu’ils anéantissent toutes choses, et demeurent là sans rien faire, croyant arriver à Dieu par ce moyen. Ils se persuadent que ce repos vaut mieux que tous les efforts qu’on puisse faire. Parce que, disent-ils, la créature ne pouvant atteindre Dieu réellement par son opération, il faut qu’elle attende en cette disposition d’anéantissement qu’Il l’élève par Son opération à un état plus haut et [parce] qu’il n’y a rien de meilleur pour elle que de se tenir ainsi anéantie devant Dieu, puisque après le néant il n’y a plus rien à faire pour elle. C’est en ce point où s’arrête la plus grande partie de ceux qui croient être plus avancés dans la vie mystique.

C’est un manquement irréparable de se mettre soi-même en cet état qui ne doit venir que de l’épuisement de toutes les puissances de l’âme à force de s’écouler en Dieu tant par la vue de tous les divins mystères que par l’acquisition des vertus, et enfin par l’exercice de l’amour, qui l’ayant fait surpasser toutes les raisons et considérations qu’elle pourrait avoir pour se donner à Lui, l’a réduite dans une simplicité et unité si grande qu’il semble qu’elle ne peut plus passer outre et qu’elle ne voit plus rien que Lui vers qui elle puisse tendre. Mais ne pouvant rien faire davantage, elle est contrainte de [294] succomber devant la face divine, qui la cache du voile de la foi, et la réduisant dans une impuissance d’agir et de s’élever vers Dieu par ses propres efforts ordinaires, la laisse à soi-même et permet que, dans une pauvreté de toutes les lumières et secours spirituels, ses ennemis viennent fondre sur elle pour achever de l’accabler par des peines si horribles et des tentations si étranges que, se croyant perdue, elle se sent attaquée de désespoir. Elle n’a pas même la force ni le courage de se tourner à Dieu, qui la laisse ainsi en proie à ses ennemis ; la nature corrompue, qui semblait être morte, se réveille et lui fait éprouver des combats bien plus furieux que ceux qu’elle a soutenus dans le commencement de sa conversion. Elle ne voit plus rien, ni en haut ni en bas, sur quoi elle puisse s’appuyer ; et toutes les autres peines qu’il faut qu’elle souffre, sont si grandes et en si grand nombre qu’il faudrait un livre pour les expliquer.

Il n’y a guère d’âmes qui arrivent à la souveraine et dernière union avec Dieu qui ne passent par ce purgatoire, qui est plus long et plus affreux selon que Dieu veut élever davantage les âmes dans la jouissance qu’Il leur veut donner de Soi-même dans cette vie. Ce purgatoire et ces peines sont données à ces âmes pour purifier leur fond de la corruption du péché, et pour les rendre capable d’une vie toute divine qui leur est donnée par la grâce, qui les trouvant ainsi purifiées les pénètre dans la suite du temps dans une plénitude entière, en leur donnant un être surnaturel par lequel elles opèrent d’une manière digne de Dieu.

C’est pourquoi les directeurs de ces personnes qui sont ainsi traitées de Dieu doivent [295] bien prendre garde de ne les tirer de leur voie ni de ces peines, ni elles de s’en vouloir retirer en agissant et se servant de leur propre industrie pour reprendre leur activité première, ni leur simple tendance vers Dieu. Car toute leur affaire est au fond d’elles-mêmes, où Dieu opère secrètement par tout ce qu’elles ressentent de plus fâcheux dans la partie inférieure où elles sont pour lors toutes réduites, ne leur restant que leur simple bonne volonté, et qui même ne se sent pas quelquefois. Mais il n’importe : il n’y a rien à faire pour elles, quoi que ce soit qui se passe en elles, sinon de soutenir tout ce poids de la main de Dieu qui les tient sous ce pressoir, pour en faire sortir ce soi-même qui est l’amour propre, que le péché a si profondément enraciné en elles qu’il n’y a que Dieu qui l’en puisse arracher. C’est ce qu’Il fait en les jetant dans ces états de misères où elles croient être perdues.

Il y a bien de la différence entre les peines passagères qui arrivent ordinairement aux âmes dévotes en toutes sortes d’états, et entrea celles-ci qui vont jusqu’à la moelle des os ou jusqu’à la substance de l’âme, s’il est permis de parler ainsi. Les autres sont pour peu de temps. Celles-ci durent quelquefois plusieurs années, et même sont réitérées assez ordinairement, parce qu’il se trouve peu de personnes qui puisse les soutenir ou assez longtemps ou assez fortement pour pénétrer toute l’âme et la purifier entièrement. Outre qu’elles peuvent toujours recevoir de nouveaux degrés de purification, selon lesquels la grâce s’étend aussi de plus en plus en elles, et les rend capables de jouir plus parfaitement de Dieu, parce que leurs opérations par lesquelles elles jouissent de Lui sont d’autant [296] plus nobles et plus étendues que leur être surnaturel et divin s’est amplifié par la grâce, les opérations devant suivre la grandeur de l’Être d’où elles sortent et du Principe qui les produit.

Vous pouvez juger de ce que je viens de vous dire que ce n’est pas aux âmes à se jeter elles-mêmes dans ces états passifs, mais il faut attendre que Dieu les y mette, et qu’aussi il ne faut pas s’en tirer lorsqu’Il y a mis, mais s’abandonner à Sa conduite et demeurer dans ce dépouillement de toutes choses et dans cette pauvreté spirituelle autant qu’il plaira à Dieu et de la manière qu’Il voudra, se laissant abîmer dans son néant, duquel Il retire lorsque Sa divine Majesté le juge à propos.

Je sais bien que ceci n’est pas suffisant pour satisfaire des âmes qui seraient dans ces états pénibles, où elles auraient besoin presque continuellement d’être soutenues par des personnes expérimentées. Néanmoins si elles se veulent bien persuader qu’il ne faut que se perdre et s’abandonner et se laisser abîmer aveuglément par les divines opérations, sans regarder ce qui en arrivera ni où on les mène, elles se pourraient passer de tout. Il est vrai qu’il faut beaucoup de foi et de force pour soutenir toujours et pour outrepasser une infinité de doutes et de craintes qui se présentent. Les divers[es] rencontre[s] de la vie où il faut mourir aident beaucoup, conduisant à cette disposition si on est fidèle à les supporter dans la conformité à la volonté de Dieu, laquelle doit être notre règle en toutes choses, soit pour agir soit pour pâtir.

Je vous écris ces choses afin que, si je meurs devant1 vous, vous ayez au moins cela qui pourra vous servir. Je pourrai avec le temps vous parler plus au long de cet état de purification entière dans laquelle le vieil Adam est mis à mort et par laquelle on passe à une vie meilleure et fondée en Jésus-Christ, auquel nous sommes faits semblables par Sa grâce, et notre nature humaine est toute renouvelée et réformée, en telle sorte que c’est Lui qui vit et opère en nous, et non plus ce nous-mêmes de propriété et d’amour propre, qui nous a fait vivre si longtemps sous l’esclavage du péché, duquel nous avons été délivrés par Jésus-Christ. Je prie bien Dieu pour vous.

aentre : ajout inutile.

1avant.

[15e] Du P. Maur. 1674 ?

Se laisser perdre dans notre désert.

Si Notre Seigneur ne vous tenait sur la croix, comment voudriez-vous qu’Il consommât Sa rédemption en votre âme et en votre corps ? Il a rempli par Sa mort les obligations dont Il s’était chargé pour la rédemption de tout le genre humain. Mais pour le salut et rachat d’un chacun de nous, il est nécessaire qu’Il nous fasse participants de Sa Croix et qu’Il nous y fasse mourir, afin que nous Lui soyons semblables et qu’Il nous fasse aussi ressusciter avec Lui, en nous faisant participants de Sa vie divine. Ne vous étonnez donc pas de voir qu’Il vous attache si souvent à la croix : c’est parce qu’Il veut que vous y mourriez bientôt afin de vous donner cette divine vie qu’Il vous a préparée. Les croix qui vous approchent le plus de la mort sont les meilleures pour vous. La nature y souffre à la vérité de furieuses [298] agonies, mais il faut passer par là, et toutes ces peines cessent après la mort.

C’est encore où vous mène ce désert où vous êtes, dans lequel vous ne recevez ni goût ni vie de quoi que ce soit qui se présente à vous. Il ne faut pas même que vous en cherchiez, mais il faut vous laisser anéantir avec les actes de votre propre vie, sans vous mouvoir ni tourner de côté ou d’autre pour vous appuyer. Laissez-vous perdre et abîmer, jusqu’à ce qu’il ne vous reste plus rien de vous que le seul être naturel qui ne soit soutenu que de la grâce sans la sentir, et d’une foi toute nue, par la force de laquelle vous souteniez tout ce poids de la main de Dieu autant et aussi longtemps qu’il plaira à Sa divine Majesté. C’est sous cette pesanteur de la grandeur infinie de Dieu qu’il faut que la créature rentre comme dans son néant, et qu’elle rende tout et se purifie de tout ce qu’elle a pris pour elle-même par son amour propre et sur quoi elle s’est appuyée en laissant et oubliant Dieu, son premier et unique principe qui seul la peut faire subsister par Sa grâce et par Sa vertu.

Laissez-vous donc conduire par ces profonds abîmes où toute la nature est aveugle et où il n’y a que Dieu qui y puisse mener. C’est ce qu’Il nous a conseillé lorsqu’Il nous a ordonné de prendre nos croix et de Le suivre1. C’est pour cela qu’Il retire les lumières qu’Il avait accoutumé de donner, pour faire entrer dans les morts qu’Il préparait. Mais lorqu’il faut soutenir une mort totale à toutes choses, Il ôte tout, et lumière et vue et désir. Il faut que tout cesse, et que la créature se rende toute elle-même à Dieu dans son amertume, qui lui semble infinie parce qu’il n’y a rien que d’amer. C’est à cela que [299] vous disposent ces attaques que Dieu vous envoie. Vous seriez heureuse si elles vous pouvaient enfoncer si profondément que vous ne vinssiez jamais à vous-même et que tout fût perdu pour vous, car vous retrouveriez cent fois autant et plus en Dieu que ce que vous auriez perdu. Attendez ce que Dieu fera et vous perdez sans cesse, ne vous arrêtant point à chicaner avec Dieu sur votre conscience. Abandonnez-Lui tout et Le laissez faire.

1Matt. 10, 38 ; Matt. 16, 24 ; Marc 8, 34 ; Luc 14, 27.

[16e] Du P. Maur. 1674 ?

S’abandonner entre les bras de Dieu.

Je vois que la croix vous pèse beaucoup sur les épaules, et que vous voudriez vous en soulager en voyant ce que vous faites et où vous marchez. Mais ne voyez-vous pas que, Dieu vous conduisant comme Il fait, vous ne devez pas vous mettre en peine du chemin, puisque vous ne savez pas où Il vous veut mener ? Vos actes, votre application et tout ce que vous devez faire, c’est de demeurer dans votre abandon, dans votre obscurité, et marcher par où Dieu vous conduira. Suivez seulement, et soutenez ce qui se passe en vous-même et ce qui se fait au-dehors de vous qui vous touche. Et prenez tout cela, soit doux ou amer, comme des opérations de Dieu, qui veut purifier le fond de votre âme et le préparer pour sa demeure actuelle et réelle et pour y servir de principe d’une vie surnaturelle et déiforme qu’Il veut vous donner. Vous ne pouvez empêcher une infinité de pensées [300] de toute façon, qui viennent plutôt de la sécheresse et du vide de la nature où elle se trouve en cette grande privation qu’elle a de toutes choses et de Dieu même, que de quelques objets où le cœur soit attaché. Ainsi il faut laisser voltiger tout cela comme des mouches qui passent et ne s’y pas arrêter.

Ne vous inquiétez pas pour vos confessions. Quand vous ne sentez rien sur votre conscience, vous pouvez sans difficulté vous approcher de la Sainte Table. Si l’on vous a permis autrefois de le faire tous les jours, faites-le. Si vous ne le faisiez pas si souvent, faites-le quatre fois la semaine. Ne vous étonnez pas de vous voir si pauvre et si chétive devant Dieu. Supportez votre misère avec humilité et patience, et Dieu vous fera autre quand il Lui plaira.

Si vous pouvez vous abandonner si parfaitement à Dieu que vous ne veuillez plus prendre soin de vous-même, ni de ce que vous êtes devant Lui, mais Le laisser faire tant pour le présent que pour l’éternité, tous les retours sur vous-même s’évanouiront et vous demeurerez en repos dans les mains de Dieu comme un enfant entre les bras de sa nourrice. Ne vous mettez donc plus en peine de votre état. Il est bon : soutenez-le seulement en regardant la volonté de Dieu qui l’opère. Mourez à tout le dehors autant que vous pourrez, et ne cherchez point à être autre que vous êtes que quand Dieu le fera. Il n’y a rien autre chose présentement à faire pour vous.

Pour ce qui est de la disposition qu’il faut que vous ayez à l’heure de la mort, c’est celle qu’il faut que vous ayez présentement, qui est de demeurer et de vous laisser entre les bras de Dieu sans vous mettre en peine de ce qu’Il voudra faire. [301] Ne retournez plus à la recherche de ce qui s’est passé en votre vie, et si vous vous en êtes bien confessée ou non. Il faut tout abandonner et demeurer seulement unie à Dieu en paix et en repos après avoir reçu les saints sacrements de l’Église. Si l’on vous fait faire des actes en vous exhortant, faites-les avec humilité, et si l’on vous importunait trop, priez humblement que l’on vous donne un peu de repos pour vous occuper avec Dieu. Voilà tout ce que vous avez à faire quand la mort arriverait présentement. Ce que vous avez lu touchant les croix qui purifient les fautes que l’on fait, est vrai. Ne vous mettez pas en peine du degré où vous êtes, Dieu sera votre tout et Sa main sera votre degré : appuyez-vous y seulement. Je Le prie bien pour vous.

[17e] Du P. Maur. 1675 ?

L’abandon entre les mains de Notre Seigneur, seul appui.

Notre Seigneur S’est donc servi de ces sottises du monde, pour vous faire goûter le bien qu’Il vous a fait de vous retirer de ses vanités, pour vous tenir dans les prisons obscures de Son amour, où il fait meilleur pour l’esprit que dans tous les palais des Grands de la terre, quoique la nature y souffre beaucoup ! Si Dieu trouvait des âmes assez fortes et assez fidèles pour soutenir les rigueurs de Son amour, Il les rendrait bientôt parfaites et purifiées des ordures du péché. Mais il faut qu’Il S’accommode à nos faiblesses et qu’Il mêle Ses amertumes de douceurs pour nous mener à la fin qu’Il nous a destinée.

Recevez tout ce qu’il Lui plaira de vous donner et demeurez dans toutes les dispositions [302] où Il vous mettra, toujours soumise à Sa conduite, acceptant tout ce qu’Il fera en vous, de bon cœur, sans vouloir savoir si cela vous est bon ou non. Car votre abandon entre Ses mains doit être votre seul appui dans lequel vous devez vivre de foi et laisser passer toutes choses en vous et hors de vous comme n’y prenant plus d’intérêt, non pas même à votre propre perfection que vous devez laisser ménager à Dieu. Vous n’avez donc qu’à soutenir tout ce qu’Il fera en vous, en suivant Sa divine volonté qui est que vous acceptiez sans cesse toutes choses comme elles se passent et comme des effets de cette divine volonté, qui opère votre perfection par des choses qui semblent n’être rien. Tâchez d’entrer en ces pratiques et vous vous en trouverez bien.

Vous voulez savoir quel temps il fait dans notre ermitage. Il n’y fait ni chaud ni froid : tout y est égal comme en paradis. Jugez par là si je dois m’y bien porter.

[18e] Du P. Maur. 1675 ?

Mais vous, que devenez-vous ? Que faites-vous ? Les croix commencent-elles à vous rassasier ? Il n’est pas temps. S’il faut aller avec Jésus-Christ à Son Père éternel, il faut délaisser tout et être délaissée de tout à son exemple. La nature frémit de passer par des chemins si terribles, mais c’est pour être unie à Dieu et pour en jouir réellement dès cette vie d’une manière inconcevable. Pourquoi est-ce donc qu’on ne s’abandonnerait pas à une totale abnégation de [303] toutes choses et de soi-même pour posséder ce bien inestimable ?

Allez donc sans regarder si c’est sur les épines et dans de la boue que vous marchez. Pourvu que vous vous tiriez des chemins et que vous passiez par dessus tout, c’est assez. Je ne vous en dirai pas davantage pour cette fois.

[19e] Du P. Maur. 1675 ?

Laisser détruire puis édifier le tabernacle de Dieu.

Ne vous étonnez pas lorsque vous sentirez des tempêtes dans votre intérieur et que votre imagination excitera du bruit dans toute l’animalité, sur laquelle elle exerce un empire absolu, qui durera jusqu’à ce que la grâce et votre fidélité l’ait réduite sous l’empire de la justice et de la raison. Mais tous ces efforts et tous ces mouvements de rébellion qu’elle excite ne sont criminels devant Dieu qu’autant que la volonté y descend pour y prendre une complaisance libre et volontaire, car tant que nous tenons bon sans nous y laisser emporter, ces combats sont toujours avantageux pour nous, et il est nécessaire que les âmes que Dieu a choisies pour être tout à Lui soient éprouvées et purifiées par toutes sortes de voies, surtout celles qu’Il a destinées pour être unies à Lui et être Ses amies particulières. Il faut que la nature humaine soit crucifiée en chaque personne que Dieu veut préparer pour n’en faire qu’une même chose avec Soi. Et pour cela on la fait passer par toutes les épreuves du bien et du mal, par les tentations qui portent à rechercher tout ce qui serait [304] doux et agréable, et par les humiliations et les peines qui la pénètrent jusqu’au fond de l’âme et lui font rendre tout ce qu’elle pourrait avoir pris de plaisirs, par une amertume et une douleur de cœur qui ne s’explique qu’à ceux qui la ressentent.

Et si l’on demande ce qu’il faut faire et quels remèdes à tant de maux si contraires, il n’y en a point de meilleur ni de plus assuré que de se laisser abîmer et noyer en ces amertumes, où il faut mourir au plaisir que la nature se propose et qu’elle voudrait, et vivre de douleurs qu’elle fait ressentir dans les agonies qu’elle souffre par toutes les peines et les abandons qu’il faut traverser pour arriver au pays de la paix et du repos, que personne ne pourra plus ravir à l’âme qui sera assez heureuse et assez courageuse pour soutenir jusqu’à la fin et en marchant toujours dans son abandon et dans sa perte, sans vouloir savoir où elle est, ni où elle va, se contentant de s’être jetée avec confiance entre les bras de Dieu et de ne se soucier plus de soi-même.

Voilà ce que vous devez faire en tout ce qui vous peut arriver de plus fâcheux, tant à l’extérieur qu’à l’intérieur. Allez toujours par les chemins que Dieu vous présente, ne vous conduisant plus que par Sa sainte volonté, qui vous est déclarée tant par ce qui se passe en vous-même que par les divers accidents extérieurs qui vous arrivent et aux personnes auxquelles vous prenez intérêt. Tout vous doit être un dans cette volonté de Dieu, et le bien et le mal, quand il n’y a pas de péché. Car c’est par ce moyen d’anéantissement de tout le créé que Jésus-Christ Se forme dans la créature qu’Il a rachetée par Son sang.

C’est un ouvrage si grand et si précieux, et [305] nous retranchons si peu de nous-mêmes pour en venir à bout, que ce n’est pas merveille qu’il soit si long à faire. Car il faut premièrement détruire tout ce qui est en nous de contraire à Dieu, qui est l’amour propre qui nous a pénétrés jusqu’aux os, puis édifier la demeure et le tabernacle de Dieu, qui doit être notre âme et notre corps et toute notre humanité, que Jésus-Christ doit et veut réformer à la façon de la Sienne, et s’y unir par Sa grâce comme Il était uni à Son humanité par Sa nature divine. Voilà à quoi vous devez aspirer. Jugez donc si toutes ces croix que vous me mandez que Notre Seigneur vous a envoyées, vous doivent être chères puisqu’elles vous conduisent à ce bien. Avalez tout ce qu’Il vous présentera de semblable et en vivez : c’est votre partage, laissez anéantir tout le reste. Acquittez-vous tout le mieux que vous pourrez de vos obligations de mère de famille, et allez votre train par la voie par laquelle Dieu vous conduira.

[20e] Du P. Maur. 1675 ?

Traverser le désert.

Il est vrai que la créature raisonnable ne saurait rentrer parfaitement en Dieu, qui est son centre et le principe d’où elle est sortie, qu’elle ne se perde totalement à elle-même et qu’elle n’ait détruit toute la propriété qu’elle a acquise en se retirant de la conduite de Dieu pour s’abandonner à la recherche et à l’amour des créatures par sa propre volonté. Et comme ce retour vers Dieu est si difficile et si [306] éloigné, et cette vie de péché et de dérèglement est si profondément enracinée dans nos âmes que nous ne savons presque plus par où nous y prendre pour le bien faire, il faut que la miséricorde de Dieu y mette la main, autrement nous n’en viendrions jamais à bout.

Il est vrai qu’il faut donner de si grands coups pour nous redresser, que la douleur que nous en ressentons semble nous porter à la mort, tant elle est violente. Car bien que nous soyons parfaitement persuadés qu’il faut souffrir et mourir à soi-même pour retrouver la vie divine que nous avons perdue par le péché, Dieu cependant, qui ne demande de l’âme sinon qu’elle le veuille bien, la voyant en cette disposition, la dépouille si entièrement de toutes les lumières et de tous les bons désirs qu’elle avait pour cela, et la réduit dans un tel état de sécheresse et d’obscurité et même d’impuissance de s’aider elle-même en quoi que ce soit, qu’il lui semble que tout est perdu pour elle et que tout ce qu’elle a vu et éprouvé autrefois de la part de Dieu sont des illusions.

Mais cette pénétrante douleur qui la vient attaquer au milieu de ce pitoyable état, brise son cœur d’une telle force qu’elle ne voit plus de jour pour en revenir jamais. C’est en ce point que se fait et passe le véritable abandon, par lequel la créature sort comme hors d’elle-même pour se perdre totalement en Dieu, qu’elle ne voit et ne connaît plus que comme un abîme sans fond et sans rive, dans lequel elle est jetée par une main invisible qui l’arrache de soi-même par l’excès de la douleur qu’elle éprouve, pour la précipiter et la perdre dans cet abîme.

Ce n’est pas merveille que rien ne la puisse [307] consoler en cet état, puisqu’elle est tirée au-dessus de ses puissances et de tout ce qui lui pourrait être représenté pour sa consolation. Aussi n’y a-t-il rien à faire pour une âme en cet état, que de se laisser abîmer par le poids de la main qui pèse sur elle et qui l’enfonce dans cette perte. Ce n’est plus à la créature à vouloir savoir ce que Dieu prétend faire d’elle : c’est assez qu’Il le sache et qu’elle se laisse aller à son amoureuse conduite, encore qu’elle ne voie pas même quelquefois que c’est Dieu qui opère ces choses en elle, particulièrement si cet état est accompagné de tentations et de révoltes de la nature, qui ne représentent à l’âme que l’image du péché, en lui en faisant ressentir les effets, qui ne sont cependant que des effets de nature parce que le consentement ni la volonté n’y est pas. Il faut demeurer fort et ferme en sa perte et abandonner tout à Dieu, avalant toutes ses misères en les soutenant comme ce qui nous est donné pour nous réduire à rien et nous faire éprouver notre propre néant. Il n’y a rien de plus cruel à la nature, ni de plus utile à l’âme qui sait vivre de foi et demeurer abandonnée et perdue entre les mains de Dieu. Aussi est-ce par ce moyen qu’Il veut nous rétablir dans la jouissance, et nous redonner la vie de grâce et de sainteté que nous avons perdue dans le règne de l’amour propre et de la nature corrompue.

Aimez donc cette vie et vous estimez heureuse lorsque Dieu vous en fait goûter quelque chose. Ne vous étonnez et ne vous arrêtez à rien de tout ce qui se passe dans la partie animale. Traversez toujours votre chemin et [votre] désert. Marchez devant vous quoique vous ne sachiez où vous êtes. C’est assez que vous sachiez que [308] vous vous perdez et que Dieu vous recouvrera. Il aura soin de tout, si vous Lui confiez totalement toutes choses. Il vous aime, puisqu’Il vous tient avec Lui dans la croix.

[21e] Du P. Maur. 1675 ?

Ne s’accrocher à rien sinon à Dieu.

Vous êtes un peu plus à votre aise, chère fille, que vous n’étiez les autres fois que vous m’écriviez. J’en loue Dieu, vous faites bien de ne courir pas après les croix et de vous contenter seulement de celles que Notre Seigneur vous envoie. C’est Lui qui en est le véritable dispensateur et qui les a faites selon qu’Il a jugé que chacun en avait besoin selon son état et condition et selon la mesure de la grâce qu’Il lui voulait donner. C’est donc à nous à Le laisser faire cette distribution qu’il Lui plaira, et Le suivre partout où Il voudra nous conduire.

Si l’on pouvait se bien accommoder à ne vouloir plus se mêler de soi-même, mais en laisser tout le soin à Dieu, l’on ferait bientôt de grands progrès. Mais parce que l’on veut voir ce que l’on fait et où l’on va, c’est cela qui fait qu’on ne peut entrer dans cette perte par laquelle il faut passer pour entrer en Dieu et qu’on roule la vie dans ses opérations propriétaires, qui semblent ne tendre qu’à Dieu ; et en effet elles n’ont point d’autre objet. Mais parce qu’il faut que la créature meure à tout ce qui est d’elle-même pour entrer en Dieu, tant qu’elle [309] se servira de ses propres efforts, elle ne jouira pas de ce bonheur.

Vous ne faites donc pas bien lorsque vous faites des actes pour vous assurer de votre voie. Car pour ce qui est de la peine que vous avez à n’avoir point de goût ni de sentiment sur nos mystères, elle est mal fondée, puisque ce sont des mystères de foi qui sont au-dessus de tous les goûts et sensibilités. Et Dieu ne vous les donne pas afin que vous vous éleviez à l’Auteur de ces mêmes mystères, qui nous les a laissés comme des marques de Son amour par lesquelles nous devons nous élever à Lui. Mais lorsque nous y sommes arrivés par Sa grâce, nous trouvons en Lui tout, et ce qui est dans ces sacrés mystères infiniment mieux.

Il n’est donc pas nécessaire, lorsque nous possédons la fin, de nous servir des moyens pour nous y faire arriver. Ils peuvent quelquefois servir pour nous y entretenir, et quoique l’on n’y sente pas grand goût, c’est parce que l’on a tout dans la fin qu’on possède. Les saints sacrements sont toujours nécessaires, parce que Dieu y est réellement, ou Sa grâce, par laquelle nous sommes plus profondément unis à Lui.

Ne jugez jamais de la vérité de l’état de votre âme par le goût et le sentiment, mais par la vérité et fidélité à suivre en tout, et par goût ou non-goût, la volonté de Dieu, qui vous est manifestée par tout ce qui se passe en vous et hors de vous, et qui vous regarde. Hé bien ! Ne vous accrochez donc plus à rien, et mettez votre salut dans l’abandon entre les mains de Dieu, et ne pensez qu’à L’aimer et à bien mourir à vous-même : tant que vous ne voudrez que ce que Dieu veut et ce qu’Il fait et permet en vous, vous irez bien. Mais faites-le donc sans réfléchir sur vous-même.




II. Lettres de Monsieur Bertot

1. De J. Bertot. 1672.

Lettre-traité de la vie intérieure. L’âme jouit de Dieu sans moyen : chaque moment lui est Dieu.

Notre Seigneur m’a donné une si forte pensée de vous écrire qu’il m’a fallu y succomber, afin de vous dire la certitude que Sa [429] bonté m’a donnée de votre état intérieur et de ce que vous devez faire pour y être constamment fidèle.

Je suis très certain que Dieu est dans votre âme et que l’état qu’elle a est de Lui. Vous devez en être très assurée et, par cette certitude, vous tenir ferme, nonobstant les incertitudes, les obscurités, les divagations de vos puissances, et généralement tout ce qui peut vous arriver qui vous pourrait donner lieu de douter et ainsi vous solliciter à retourner aux actes, aux pensées et autres aides, qui sont de saison dans les commencements quand l’âme va à Dieu et qu’elle n’y est pas encore arrivée.

Votre âme commençant d’être en Dieu, elle y sera et subsistera en obscurité, en croix, en bouleversements continuels et en une infinité de vicissitudes que vous expérimenterez que Dieu amène avec Lui, afin que l’âme par ce moyen se déprenant d’elle-même peu à peu, se perde et se laisse en la main de Dieu, qui lui est inconnue. [430]

L’âme allant à Lui, et faisant par conséquent usage de ses puissances, s’en approche et s’avance vers Lui par le moyen de ses intentions saintes, de ses actes et du reste, qui sert à élever ses puissances et les tenir attachées à Lui par un million de retours et autres exercices, que l’âme pratique utilement et saintement et sans quoi elle serait vagabondea et oisive. Mais dès aussitôt que l’âme commence d’entrer en Dieu, cet usage des puissances par les moyens susdits commence de cesser. Et l’âme n’a qu’à se laisser, non par actes mais par état, qu’à s’abandonner, non formellement et en produisant un abandon, mais en se laissant en Dieu où l’on est, c’est-à-dire se laissant à la croix, à la peine, et généralement à tout ce qui lui arrive de moment en moment, et qui pour lors lui est et devient Dieu. Il suffit qu’elle se laisse et qu’elle souffre telles choses, et tout cela lui devient Dieu assurément, sans intentions, sans actes ni autres choses, sinon se laisser perdre, [431] souffrir et agir comme l’on est, de moment en moment. Et en poursuivant de cette manière, l’âme trouve à la suite que tout est si bien fait que rien de mieux ne se peut ni n’a pu être pour son bien et pour la gloire de Dieu en elle.

Comme mon âme voit clairement la vérité de ce que je vous dis, qui est générale à toutes les âmes qui sont assez heureuses que d’être à Dieu, je vous pourrais dire une raison de ce procédé, qui assurément convaincrait toutes personnes savantes ou autres gens d’esprit, mais cela se ferait présentement hors de raison. Il vous suffit que je vous dise en simplicité la vérité de l’état que votre âme porte et aussi de ce que vous y devez faire simplement, sans quoi vous n’iriez pas droit et feriez de grands circuits, ne faisant peut-être pas en plusieurs années ce que vous pouvez faire en un jour en vous laissant simplement et en abandon dévorer, perdre et à la suite, consommer au moment des croix, des providences et généralement de tout ce que Dieu [432] ordonne, quel qu’il soit et en quelque manière qu’il vous arrive, ce qui alors vous est Dieu, vous y laissant et abandonnant de moment à moment. D’où découlera la prudence et la sagesse pour faire tout ce qu’il sera bon de faire autant que vous vous laisserez posséder par cet heureux moment, lequel vous sera autant avantageux que les croix et les peines vous seront dévorantes, pénibles et vous perdant. Cela sera votre oraison, votre préparation à la sainte communion, votre action de grâce, et votre présence de Dieu durant le jour.

Quand l’âme est dans les puissances, si élevée qu’elle soit, il faut qu’elle ait un emploi d’actes et des objets de présence de Dieu, un objet à l’oraison, et le reste qui est de l’état de puissance. Mais, comme je vous l’ai dit, quand, par dénuement et simplicité, l’âme tombe en Dieu, elle devient sans objet, et ce qu’elle a à faire et à souffrir de moment en moment lui devient Dieu et véritablement lui est Dieu. Heureuse une âme qui est appelée [433] de Sa Majesté pour cette grâce ! Car elle trouve le moyen de jouir de Dieu sans moyen, par où Dieu peu à peu lui devient toutes choses, et toutes choses lui deviennent Dieu. Si bien que dans la vérité, si elle est fidèle, le paradis commence dès la terre : non un paradis de gloire, mais un réel et véritable, puisque l’âme a Dieu et jouit de Dieu véritablement, mais en croix, en perte, en nudité et en obscurité de foi, ce qui est l’avantage de la vie présente, d’autant que de cette manière Dieu est en l’âme un moyen sans moyen, à chaque moment, qui donne et est Dieu sans fin ni mesure. Et ainsi sans être autrement dans le paradis, l’âme jouit de Dieu d’une manière si facile et si avantageuse pour son augmentation et son accroissement qu’il n’y a rien en la vie qui ne lui soit et ne lui puisse être Dieu, quoique il ne paraisse à l’âme et aux personnes qui conversent avec elle que [434] croix, souffrances et une vie assez commune, à la réserve qu’elle est pleinement contente et satisfaite de chaque moment de sa vie en tout ce qu’elle a à faire ou à souffrir.

Si je pouvais vous exprimer comment tout est Dieu à une telle âme arrivée à ce degré de simplicité et de nudité, et comment par conséquent l’âme pour tout exercice et moyen n’en doit avoir que de se laisser et se perdre, non par acte, mais ayant, faisant et souffrant seulement de moment en moment tout ce qu’elle a à faire et à souffrir, et que de cette manière Dieu est et vit en elle et par elle, cela vous surprendrait. Il y aurait infiniment à dire sur ceci, mais il suffit que je vous dise ce peu, afin que vous vous ajustiez à ce que Dieu demande de vous et qu’Il vous présente. Et si votre âme est fidèle aux pertes, aux croix, et généralement à être, à faire et à souffrir ce que vous aurez de moment en moment, vous trouverez la vérité de ce que je vous dis et infiniment davantage. Car tout cela étant Dieu, comme en vérité il [435] l’est à une telle âme, il y a une suite de providences surprenantes comme, Dieu aidant, je pourrai vous le dire à la suite.

Je prie Notre Seigneur de vous donner Sa lumière pour comprendre dans Sa vérité ce que je vous dis, car la raison purement humaine ou bien éclairée d’une lumière des puissances seulement, ne peut entrer ni pénétrer ce mystère. Dieu seul peut le révéler et assurément c’est une révélation divine qui n’est pas pour tout le monde. Quoique les croix, les souffrances et les providences pénibles de la vie soient saintes et sanctifient les âmes qui en font saintement usage, elles ne sont et ne deviennent pas Dieu sinon aux âmes qui, par dénuement et perte de leurs puissances en foi, sont devenues simples et nues et ainsi commencent de trouver Dieu non dans l’éternité de gloire, mais dans le moment où elles sont, ce qui est un commencement d’éternité à telles âmes. Et cela est si vrai que je crois que jamais aucune âme n’a [436] trouvé Dieu par la perte de soi, qu’au moment qu’elle a commencé de Le trouver, elle ne L’ait trouvé par le moment présent de ce qu’elle a à faire ou souffrir, tout ce qui est dans son état et condition lui devenant Dieu véritablement en réelle et véritable jouissance, sans fin ni mesure.

[Comme] Jésus-Christ, étant sur la terre quoique Dieu, était crucifié, peiné, et le reste qu’Il a porté, aussi une telle âme jouit de Dieu et a Dieu en croix et souffrances. Je dis plus : toutes les âmes n’étant pas en tout semblables, elles n’ont pas toutes des croix et des souffrances. Il y en a dont la vie est assez commune. Cela n’importe : ayant Dieu, le moment de ce qu’elles ont à faire ou à souffrir, ou, pour mieux dire, leur moment, leur est Dieu véritablement, quel qu’il soit, car nous ne devons jamais ajouter ni ôter à l’ordre de Dieu, tel ordre étant ce qui nous est Dieu. Je le dis encore une fois que, si les âmes savaient cet avantage, elles ne cesseraient [437] d’être fidèles, car assurément, étant arrivées à tel degré de trouver Dieu, pour lors la vie présente leur devient infiniment heureuse, car tout leur devient Dieu.

Soyez donc fidèle, et que chaque moment vous soit infiniment précieux pour en faire usage comme je vous l’ai dit : ce qui est infiniment à considérer, car retourner aux puissances, pour peu que ce soit dans cet usage, est une perte sans remède et par conséquent infiniment de conséquence. Remarquez bien que, quand je vous dis que le moment de ce que vous avez à faire et à souffrir devient Dieu et est Dieu à une telle âme qui en fait l’usage susdit, j’entends que tout ce qu’elle a à faire ou à laisser, quelque petit et naturel qu’il soit, comme le travail, la conversation, le boire, le manger, le dormir et le reste d’une vie sagement raisonnable, est Dieu à telle âme et qu’elle doit être et faire ces choses dans les mêmes dispositions sans dispositions, car c’est par état. Vous m’entendez. Et toute âme de ce degré m’entendra assurément. Et comme [438] vous ne faites que commencer, dans plusieurs années vous m’entendrez, Dieu aidant, tout autrement, car telles expressions qui paraissent du grec et de l’arabe sans la lumière divine, quand on y est, paraissent et deviennent si manifestes que le soleil n’est pas si évident ni si clair que ces choses le deviennent aux âmes. On a de la peine et les choses ne sont pénibles que durant le temps que les âmes sont en elles-mêmes. Il est vrai que dans ce temps-là on fait les choses à force de bras et que l’on gagne son pain à la sueur de son visage ! Mais quand on sort de soi et que l’on commence de trouver Dieu, tout devient si aisé si facile et si clair que l’on goûte par expérience la vérité de ces paroles : Mon joug est léger1.

Je dis cela pour exprimer que ce qui est au commencement obscur, devient facile, quoique en croix, pertes et morts continuelles, telles choses étant le bonheur et la béatitude de la vie présente selon le degré que la divine volonté les donne et les [439] ordonne car, comme j’ai dit, il n’y a que le point et le moment de l’ordre de Dieu qui fasse la vérité et l’excellence de cet état. Or plus la divine volonté donne de croix et autres choses pénibles, plus aussi Dieu est donné excellemment. Mais cette excellence n’est pas dans le choix de l’âme, c’est assez qu’elle soit contente du moment de l’ordre de Dieu, en la manière que les bienheureux le sont dans l’éternité, où un saint bien moindre en gloire est pleinement content de ce qu’il a, sans avoir aucun désir de la sainteté des autres. Ainsi en est-il des âmes qui sont heureusement en Dieu dès cette vie. Elles y sont et y subsistent par l’ordre de Dieu, et c’est assez pour être contentes.

Mais ce divin ordre est infiniment différent, et c’est ce qui cause la distinction et la différence des âmes en Dieu en cette vie. Car ce divin ordre donnant des croix, des souffrances et autres choses pénibles à une âme en un degré plus relevé qu’à une autre personne qui est par ordre de Dieu dans une vie plus [440] douce, elle est aussi plus en Dieu que l’autre, et participe plus excellemment à Sa divine Majesté, mais le choix d’avoir plus de croix ou d’être d’une sorte ou d’une autre ne dépend aucunement que du divin ordre. Car pour peu que l’on y change, soit en augmentant ou en diminuant, ce n’est plus ordre de Dieu : ainsi ce n’est plus Dieu à une telle âme mais bien chose sainte et vertueuse. Et ainsi il faut conclure qu’il n’y a purement que le divin moment de l’ordre de Dieu sur l’âme, quel qu’il soit, qui lui soit Dieu : tout le reste, si saint qu’il puisse être, est vertu ou sainte pratique, mais non essentiel.

De là vous voyez la conséquence d’être fidèle en tout pour non seulement ne point perdre un moment de l’ordre de Dieu sur l’âme, quel qu’il soit, mais aussi pour s’y perdre et s’y abandonner sans réserve, car pour peu que l’on rabaisse ce divin ordre, on déchoit autant de Dieu que l’on y est infidèle.

Tout ceci, qui paraît, je m’assure, difficile à comprendre aux [441] âmes qui ne sont point éclairées de la divine lumière, est cependant si facile que le soleil n’est pas plus clair ni facile à voir à nos yeux corporels que ceci est facile à voir aux âmes éclairées de la foi en ce degré d’avoir commencé à trouver Dieu. Que cette divine lumière de foi en commencement de sagesse éclaire l’âme d’une pauvre paysanne, elle la rendra capable de voir et d’entendre de telle manière ce divin mystère (si caché aux sages du monde, quoique éclairés de la doctrine de l’école) qu’elle verra ces choses plus clairement que nos yeux ne voient les objets par le moyen de la clarté du soleil, qui nous est si naturelle et par laquelle nous voyons très facilement et agréablement. Mais en vérité, c’est encore ici tout autre chose, non seulement par la beauté que la divine lumière découvre en Dieu, mais encore par la manière facile, aisée et naturelle, s’il faut ainsi parler, avec laquelle elle donne Dieu, et en Dieu toutes choses. Car la lumière [442] du soleil est bien un moyen par lequel notre œil voit autant que sa capacité s’en sert, mais non en donnant la capacité même, et de plus elle n’a ni ne fait voir ce qu’il découvre par sa clarté, que hors de lui, dans l’objet que vous regardez . Mais pour ce qui est de la lumière essentielle, lumière de foi en commencement de sagesse, non seulement elle fait voir les choses en vérité, mais encore elle est elle-même la capacité même, nous la communiquant et nous la donnant : si bien que l’âme qui en est honorée, voit autant que sa lumière est forte et pure, et non autrement, sa lumière lui donnant et lui étant sa capacité, dans laquelle elle voit et jouit de ce que cette divine lumière, qui lui est Dieu, lui découvre volontairement, non en objets et objectivement, mais en Dieu, où toutes choses ont vie et font la vie.

Dans le commencement que cette divine lumière éclaire et lorsque l’âme par conséquent commence à voir de cette façon, elle est [443] fort surprise, n’étant pas son ordinaire manière de voir. Et elle ne croit rien voir car ceci est ténèbres à l’égard de l’âme. Mais quand elle est fidèle à mourir à soi et à sortir de soi en se quittant soi-même, pour lors elle voit et entend peu à peu ce secret qui ne se peut jamais voir ni découvrir que quand on est hors de soi et qu’autant que l’on tombe dans le rien de soi.

C’est ce qui fait que cette manière d’être et de voir n’est jamais propre à notre vue ni à notre propre être, mais qu’elle est très facile quand nous perdons tout notre propre pour être vivifiés et éclairés par un principe vivifiant, qui est cette lumière de foi en sagesse divine. Et ceci est cause que l’âme qui commence à goûter et jouir de cette admirable lumière hors de soi, n’a pas de cesse que peu à peu elle n’en soit absolument sortie. C’est pourquoi afin de lui correspondre, elle tâche peu à peu et sans relâche de se simplifier et de se dénuer de tout ce qui lui est propre, soit en actes, [444] intentions, pratiques et autres choses, afin de s’ajuster de son mieux à cette divine lumière, qui lui devient toutes choses en toutes les choses qui lui arrivent et qui lui sont vraiment Dieu, dans Lequel elle trouve tout par une correspondance qui lui donne la vie, et qui lui est vie : si bien que non seulement tout ce qu’elle a à souffrir et ce qui lui arrive lui est Dieu, et par conséquent vie et toutes choses en Dieu, mais tout ce qu’elle a à faire dans son état, soit petit ou grand, soit travail ou prières, tout lui est et devient Dieu d’une manière qui la vivifie admirablement. Si elle prie même vocalement, soit en disant les prières d’obligation comme les prêtres le saint Office, soit comme les séculiers [en disant] les prières de dévotion, sans s’appliquer à des intentions ou autres dispositions, toutes telles prières lui sont et deviennent vraiment Dieu. Tout de même quand elle est en oraison, elle est en Dieu, et Dieu lui devient son oraison même, quoique très souvent il ne lui paraisse que des obscurités et des distractions dans les sens. [445]

Ce divin ouvrage se fait et est seulement dans le centre de l’âme ; parfois aussi il en peut rejaillir dans les puissances. Mais il faut être arrivé dans un degré d’une très éminente communication pour que ce qui rejaillit dans les puissances lui soit Dieu. À la suite, cela est, même ce qui en rejaillit dans les sens, mais il faut être encore plus avancé. C’est pourquoi dans le degré dont nous parlons, ce mystère et cette grâce ne se passent et ne s’opèrent que dans le centre de l’âme où est Dieu et où Il opère en Lui-même, car cette partie de l’âme a cette capacité d’être et de se perdre en Dieu sans qu’aucune créature y puisse entrer. C’est là où se font les grands ouvrages, et c’est là où l’âme a la capacité d’être et de devenir tout ce que Dieu veut. C’est là où elle cesse d’être elle-même, perdant son propre2, étant et vivant en Dieu, quoique son être ne se perde jamais réellement, mais bien par une désappropriation qui, la faisant tomber dans le néant, la fait être en Dieu véritablement. [446]

Ce que je viens de dire des prières est aussi véritable généralement des actions, et cela jusqu’à la moindre de celles qui sont de l’état et de la condition de cette heureuse créature tombée dans le néant d’elle-même. Ce qui est cause que telles créatures sont et deviennent infiniment fidèles à la moindre action ou circonstance d’action que Dieu veut d’elles dans l’état où Dieu les a mises, sans s’amuser à voir et regarder telles actions en elles-mêmes pour en faire la distinction par leur excellence propre, telles actions en telles âmes ne prenant leur excellence que du principe d’où elles viennent. Et comme ces âmes sortent d’elles-mêmes par la mort de leur propre, Dieu en devient vraiment le principe, et ainsi l’excellence et la grandeur, si bien que la moindre [action] leur est Dieu même. Un pauvre artisan travaillant à sa boutique et honoré de cette grâce a aussi bien Dieu, et chaque petite chose qu’il fait dans son travail lui est autant (ou davantage) Dieu que l’action la plus grande [447] et la plus éminente d’un autre état, pourvu que le principe soit plus excellent, c’est-à-dire qu’il soit plus hors de soi-même et plus perdu en Dieu. Car c’est de ce principe, et du plus et du moins en ce principe, que la grandeur des actions des différentes personnes de ce degré de grâce et de lumière de foi essentielle, prend la différence et non des choses en elles-mêmes. Ce qui trompe quantité d’âmes, lesquelles ne sachant ce secret mesurent toutes choses selon la grandeur et la sainteté qu’elles ont en elles-mêmes, et ainsi ne travaillant pas à mourir à soi pour trouver ce divin principe, elles demeurent toujours à chercher d’autant plus avidement les choses que plus elles leur semblent grandes et saintes en elles-mêmes.

Ce fut de là que Dieu voulut tirer un saint homme sur la fin de sa vie, comme il est rapporté dans la Vie des Pères3, lequel étant consommé dans les austérités et grandes pratiques, et ne voyant que leur grandeur et leur sainteté [448] dans laquelle il avait vieilli, Dieu lui révéla un jour qu’il allât dans une ville qu’Il lui nomma, et qu’il y trouverait trois pauvres filles, lesquelles étaient dans une sainteté sans comparaison plus excellente et plus relevée que la sienne, et qu’enfin elles étaient selon Son cœur. Ce pauvre homme fut extrêmement touché, et étant très pénétré du désir de plaire à Dieu, il crut aussitôt qu’il trouverait des personnes d’une austérité, d’une pénitence et d’une mortification infiniment au-dessus de la sienne, ce qui l’humilia et le réjouit au même temps : l’humilia, voyant qu’il avait fait toute sa vie ce qu’il avait pu pour se faire souffrir pour Dieu et que cependant il n’avait pu encore trouver le moyen de se faire souffrir et de se mortifier autant que Dieu désirait ; le réjouit, d’autant que, ne sachant rien de plus saint ni de plus relevé que ce qu’il avait pratiqué jusques là, il l’apprendrait de la bouche même de Dieu, puisque Sa Majesté divine le renvoyait à l’école de ces saintes filles. Il [449] alla donc en grande hâte en cette ville. Il demanda où demeuraient ces saintes filles, mais comme elles étaient fort inconnues, vivant à petit bruit et très inconnûment, il eut bien de la peine à les découvrir. Enfin il les chercha tant qu’il les trouva. Les ayant trouvées, il s’informa d’elles quels étaient leurs exercices et leur façon de vivre. Elles lui dirent tout simplement et sans façon que, pour leurs exercices, elles priaient Dieu une fois le jour et ainsi le laissaient à la volonté divine pour faire tout ce qu’elles avaient à faire par l’ordre de cette divine volonté. Que pour ce qui était des emplois de leur vie, Dieu les ayant fait naître pauvres, elles n’avaient de quoi vivre sinon en le gagnant, et qu’ainsi l’ordre de Dieu étant qu’elles travaillassent pour vivre, [qu’]elles filaient tout le jour afin de gagner à vivre et que de cette manière elles passaient leurs vies. Ce saint homme, après avoir entendu tout ce discours, fut fort étonné, ne trouvant nullement ce qu’il pensait et ne sachant pourquoi Dieu [450] l’avait envoyé à des âmes si communes et si peu relevées, et comment ce que Dieu lui avait révélé se trouverait vrai, [à] savoir que ces trois filles étaient plus relevées et plus saintes que lui, et que vraiment elles étaient selon le cœur de Dieu. Le voilà fort embarrassé si la révélation était vraie, n’en voyant nulle marque. Cependant il disait : « C’a été vraiment et assurément Notre Seigneur qui m’a parlé. Comment comprendre ce mystère ? » Il les interroge encore plus et elles, sans y entendre finesse, lui répètent tout simplement et humblement ce qu’elles faisaient sans même qu’elles l’entendissent elle-mêmes, sinon que leur cœur était pleinement content et dans le repos de leur centre, d’autant qu’il y a plusieurs âmes simples lesquelles jouissent de ce trésor sans savoir son prix, parce que cela ne leur est pas nécessaire quand on n’est pas appelé à aider aux autres. Ce bon homme est encore plus embarrassé que la première fois car, comme j’ai dit, c’est un mystère que [451] Dieu doit donner avant qu’on puisse comprendre. Enfin, Dieu lui fait voir que ces pauvres filles étaient vraiment pleines de Dieu par la mort d’elles-mêmes, et qu’ainsi elles faisaient seulement ce que Dieu demandait d’elles dans l’état où Il les appelait, mourant véritablement à tout, ne vivant que par l’ordre de Dieu, qui leur était marqué par la divine Providence de leur condition.

Etant éclairé de cela, il vit que vraiment le principe de leur vie et de leur opérer était Dieu, perdues qu’elles étaient dans le bon plaisir divin, qui les voulait telles et non autrement, et de cette manière ayant perdu tout mouvement et tout désir dans l’ordre divin, et ce divin ordre leur étant devenu toutes choses. Ce saint homme, étant éclairé de ce divin secret, fut fort étonné, et il découvrit qu’il voyait la sainteté des choses, mais non Dieu en ces choses, ce qui était cause que son cœur foisonnait en désirs et qu’il n’avait pas plus tôt fait une austérité ou une sainte [452] pratique qu’il était dans l’impatience d’en avoir une autre, et que de cette manière son âme était infiniment multipliée dans les bonnes et saintes choses, la sainteté éminente devant cependant se trouver dans l’unité parfaite en repos véritable. Une lumière donne jour à une autre lumière, et il remarqua (ce qu’il n’avait jamais vu) que son âme était extrêmement multipliée et agissante, et que celles de ces simples et pauvres filles étaient dans un calme et une unité admirable. Ce qu’il ne pouvait voir au commencement que comme fort commun, (le regardant en soi-même) ses yeux étant ouverts, il le voit si divin qu’il ne s’en peut contenter, et il serait bien demeuré toute sa vie à admirer l’intérieur très petit, mais infiniment grand, de ces âmes divinement éclairées. Cette source divine l’enivra et le charma tellement qu’enfin étant contraint de s’en retourner en sa solitude pour faire comme elles en son état, il les quitta en frappant sa poitrine. « Hélas, disait-il, ma vie [453] s’est passée parmi les saintes créatures, et voilà qu’aujourd’hui j’ai trouvé Dieu et le secret de Le trouver de plus en plus jusqu’à ce que Sa divine Majesté me fasse mourir corporellement ! J’ai présentement le moyen de Le trouver, mourant à moi spirituellement. C’est donc vous, chère mort, qui serez le principe de mon bonheur et qui serez l’emploi de ma vie. Je ferai ce que Dieu voudra de moi dans ma solitude, mais sans atttache, ni empressement. Je ne le ferai pas comme mon principal, mais comme l’accessoire, qui sera une suite de la mort à moi-même, vivant plus de l’ordre de Dieu sur moi que je n’ai fait jusqu’ici, car j’ai toujours vécu de ces saintes choses, bien plus que de Dieu en ces saintes choses. » Ce saint homme, charmé de ce bonheur, rentre tout de nouveau, comme l’on dit, dans le ventre de sa mère, se rendant vraiment simple et se simplifiant peu à peu, afin que, sortant insensiblement de soi, il trouvât Dieu, le vrai centre de son cœur, et la fin et le repos de tous [454] ses désirs. Ce qu’il fit avec tant de plaisir, ou plutôt avec tant de cœur, qu’il allait et voguait admirablement dans l’océan de la Divinité, tout d’une autre manière qu’il ne faisait par l’effort de ses bras, comme l’on voit en jetant les yeux sur de petites nacelles qui sont conduites et animées par des avirons et ces grands vaisseaux qui ont le vent en poupe et à leur aise : les unes font très peu de chemin et très difficilement, et les autres en font beaucoup sans presque aucun travail et même sans y penser.

Ce saint homme n’a pas été le seul éclairé divinement et instruit de cette manière. L’histoire nous en fait voir encore quantité d’autres, mais ceci peut suffire et servir pour faire voir la lumière et l’esprit qui n’est pas découvert dans de telles histoires, rien n’y étant décrit que le matériel entendu de diverses personnes selon la lumière et le degré où elles sont et qui approche plus ou moins de telle grâce.

Nous lisons dans les Chroniques de quelque ordre d’un religieux [455] qui était fort simple et d’une inclination fort candide, que sans y penser et sans aucune réflexion, il faisait à tout moment des miracles. Tout ce qui le touchait en faisait autant, ce qui mit fort en peine son supérieur (mais non lui car il n’y pensait et n’y réfléchissait pas), d’autant que ce supérieur remarquait bien que ce religieux était fort simple, fort obéissant et fidèle à faire ce qui était de son obligation, mais que pour le reste, il était dans un très grand repos et sans rien d’extraordinaire, de telle manière que, ne paraissant que comme un homme du commun à ce supérieur, celui-ci ne savait que juger de ce qui pouvait être la cause de telle grâce. Dans cette peine il va trouver le religieux et lui commanda par la sainte obéissance de lui dire ce qu’il faisait pour être la cause de tels miracles continuels. Il lui répondit tout simplement qu’il n’en savait rien non plus que lui, mais que dans la vérité il ne s’y amusait pas, que c’était à Dieu à faire ce qu’Il voulait et qu’il n’y [456] prenait nulle part. Que pour lui, il faisait en tout, autant qu’il avait de lumière, la divine volonté, et que ce divin plaisir était tout son plaisir et rien autre chose dans la terre. Que c’était cela même qui était la cause pourquoi il était fait comme ses frères, et qu’il ne faisait rien autre chose qu’eux. Enfin ce supérieur par la grâce de sa charge fut éclairé, et il vit clairement que ce n’était pas en la grandeur ou en la différence des choses qu’il faisait que consistait cette grâce de miracles continuels, mais qu’assurément cette âme était perdue à elle-même et par là perdue en Dieu, ne vivant et ne subsistant que par ce bon plaisir divin. Et qu’ainsi c’était ce fond et ce principe qui étai[en]t la source de cet extraordinaire, et non un extraordinaire d’actions et de souffrances. Ce qui fut cause qu’il le confirma dans son même degré. « Demeurez, lui dit-il, en Dieu tel que vous êtes. Vous n’en savez rien, il n’importe. Et ne faites que ce que vous reconnaîtrez [457] par le mouvement paisible de votre âme qui s’accordera admirablement avec l’ordre de Dieu dans votre condition. Cet inconnu habitant [en vous] et opérant ce que vous faites est le principe seul de tous ces miracles. C’est assez, vivez sans réflexion, car ces choses n’étant pas votre ouvrage, vous n’avez que faire d’y penser : c’est à Dieu qui les fait d’en avoir soin. » Ce bon religieux, sans autre réflexion, continua d’être, de souffrir et de faire ce que Dieu voulait de lui au moment, et par là Dieu était en lui et faisait par lui toutes ces merveilles.

En d’autres, Dieu y est, y vit et y opère, mais cela dans une obscurité et une incertitude assez ordinaire, sinon que ce Dieu caché, mais vivant en l’âme, en laisse sortir quelquefois certains éclairs qui marquent Sa grandeur et Sa divine présence. Ces éclairs ne sont pas pourtant l’essentiel de l’état, mais bien des choses qui suivent assurément tel état, spécialement quand la Providence ne donne pas des directeurs dans le sublime de [458] cet état. Car quand elle en donne, les certitudes sont moindres et moins fréquentes, le don du directeur étant un très grand don qui a la source de sa grâce dans le divin mystère de la vie soumise de Jésus-Christ à Nazareth : Et il leur était soumis4.

Ces sortes de gens vivant et jouissant de Dieu en Dieu, de Dieu en toutes choses et de toutes choses en Dieu, sont fort inconnus. Leurs exercices, comme j’ai dit, étant fort simples et pour l’ordinaire n’étant que ce que Dieu demande dans leur état, Dieu S’en réserve la connaissance et le plaisir, de même que Dieu est leur seul plaisir, et ils ne trouvent guère de plaisir ni dans les choses créées ni dans les saintes pratiques. Toute leur inclination est de n’être plus ou le néant, afin que Dieu soit, vive et ensuite agisse par eux à Son éternel plaisir. Cela fait qu’ils sont très inconnus et, à moins que Dieu ne S’en serve pour en certifier [459] d’autres, Il les laisse dans leur néant, aussi bien à leur égard qu’à celui des autres. Il n’en va pas de même des âmes saintes dans les puissances et dont la sainteté est éclatante. Elles ont plusieurs choses saintes et belles qui touchent et animent le commun, et elles sont pour l’ordinaire en vénération, car le dessein de Dieu est qu’elles soient honorées dans l’Église et qu’elles servent à L’y faire honorer par les autres. Mais pour celles-ci, qui vivent et qui habitent dans l’inconnu de Dieu, Dieu Se les réserve pour Lui, et l’éternité sera leur jour et leur règne. Et voilà la cause pourquoi une infinité de saints et de saintes dont la vie a été admirable et prodigieuse de cette manière [cachée] seront, dans le temps présent, dans un oubli absolu et qu’ils n’éclateront que dans l’éternité seule.

De plus (comme je vous l’ai dit et comme il est vrai) ces âmes-là sont déjà ainsi dans le moment de l’éternité, car le moment de l’ordre de Dieu sur elles leur est Dieu et ainsi leur est éternité. C’est pourquoi [460] très assurément, quand elles y sont beaucoup avancées, elles sont dans le moment éternel dès cette vie, et par conséquent elles sont du règne éternel et non du présent, qui est dans une vicissitude continuelle. Au lieu que ces âmes, étant et vivant du moment et par le moment qui est Dieu, elles sont et font toujours la même chose, quoique, par l’ordre de leur vocation, il paraisse qu’elles en fassent et en souffrent tant et de si différentes. Enfin c’est ce moment qui réunit tout et qui fait tout trouver sans le chercher (ce qui n’est pas de la manière présente5). Et ainsi ces âmes ne sont et ne vivent pas du temps, bien que dans la vérité elles soient dans le temps, et toutes semblables aux autres, étant fort affables, communes et accortes avec les personnes qu’elles fréquentent, n’ayant rien de particulier qui les distingue. Mais leur moment n’est pas du temps, comme j’ai dit. [461]

Que tout ceci ne vous étonne pas. Il suffit que vous mouriez comme vous pourrez à vous-même, que vous souffriez et soyez comme Dieu vous fera être, et vous verrez que toutes ces choses, sans savoir comment, viendront en votre âme et qu’elle les trouvera en Dieu à mesure qu’elle mourra et sortira de soi. Il n’y a qu’à se laisser peu à peu dénuer et ensuite se laisser être le jouet de la Sagesse divine, soutenant toutes ces choses en soi. Et assurément votre vous-même se perdant, vous trouverez Dieu, toutes choses vous deviendront Dieu et ainsi tout ce que je vous viens de dire se fera en vous.

Recevez toutes les divines lumières qui éclatent et émanent de cette Source, lesquelles seront pour vous faire voir ce qu’il y aura à corriger et rectifier en vous soit au-dehors ou au-dedans. Et l’exécution de cela doit être en la même manière susdite, c’est-à-dire en perte de votre propre et non par effort de vous-même. [462]

Voilà sans y penser un long discours, et beaucoup sur l’état où Dieu vous appelle et où vous ne serez pas sitôt arrivée. Allez, allez, à la bonne heure ! Et soyez forte et constante, car je crois que ce que je vous dis est très vrai et que vous en verrez la vérité si vous êtes fidèle. Ne vous étonnez pas si vous trouvez ici plusieurs choses que vous ne compreniez pas entièrement. Ayez patience et, peu à peu, la lumière divine et essentielle vous éclairera, et par l’expérience en la mort de vous-même vous verrez et découvrirez ce que vous ne pouvez encore comprendre.

§§§b

[460] Il me vient en pensée de vous avertir qu’il est très rare de voir des personnes de grande qualité et spécialement de votre sexe faire progrès en cette grâce. Vous en trouvez plusieurs qui en ont des commencements et où ce don commence, mais peu où il s’avance, encore moins où il se perfectionne. Pour moi, dans cette expérience, j’admire un saint Louis ou une sainte Elisabeth, qui assurément l’ont eu en grande perfection, mais aussi les considérant de près, vous voyez qu’ils se sont très parfaitement précautionnés contre les obstacles que les personnes de qualité ont en cette grâce.

Je remarque donc que les personnes de qualité, pour l’ordinaire sont extrêmement propriétaires de leur volonté, et c’est leur arracher l’âme du corps que de les toucher en cette partie. Elles ont cela dès leur jeune âge et l’ont fomenté et augmenté incessamment, toutes les personnes qui les approchent ne faisant autre chose que de les flatter en cela. Et de plus, ayant par leur état l’autorité de commander et de ne jamais obéir, c’est ce qui fait qu’il est si rare de trouver en elles cette petitesse et nudité d’esprit qui réside spécialement et radicalement en la volonté et qui cependant est essentielle à cette grâce.

D’ailleurs vous remarquerez en elles une [461] humeur et une inclination tellement gluante et courbée vers la créature que si la grâce par violence les a tirées d’une attache, celle-là ne commence pas plus tôt à diminuer qu’une autre recommence sans qu’elles s’en aperçoivent. Et cela, selon ma pensée, parce que leur qualité les a insensiblement tellement pétries en la créature qu’elles ne peuvent subsister qu’en ces suppôts dont elles reçoivent aveuglément les mouvements et de telle manière que la raison en est même offusquée, si bien que quand elles pensent être délivrées d’un piège (qu’elles ne découvrent que quand leur nature commence à s’en saouler) aussitôt elles commencent à être conduites et entraînées par un autre. Ce malheur est épouvantable et sans remède car il prévient la raison et il faut un miracle de grâce pour remédier à ce désordre, à moins de quoi il subsiste jusques à la fin de la vie et cela sans que ces âmes s’en aperçoivent, sinon dans le déclin de telles liaisons et jamais dans le commencement ni dans le progrès.

L’amusement de leur vie dans les créatures par la nécessité de leur condition leur est encore un grand obstacle car elles passent toujours du nécessaire à l’inutile et de l’inutile insensiblement à une perte et profusion grande à moins d’un grand courage pour s’expédier6 avec raison éclairée afin de passer de la créature au Créateur. Enfin elles ont un amour de soi si extrême, ou pour la fainéantise d’esprit, ou pour être louée, ou pour être quelque chose dans l’esprit des autres, que c’est un miracle surprenant qu’elles puissent passer dans le rien qui donne Dieu et par lequel l’âme en jouit. Ce qui fait qu’elles sont toujours à soi-même [462] un objet qu’elles couvent du cœur et des yeux et auquel il ne faut toucher qu’avec respect et délicatesse.

J’ai pris garde avec plaisir que saint Louis et sainte Elisabeth que j’ai étudiés avec plus d’application, ont été très exempts de ces défauts, Dieu ayant pris plaisir de les exercer impitoyablement en cela. Vous en pouvez voir facilement le détail dans les actes de leurs vies, et assurément vous conviendrez de la vérité de ce que je vous dis par précaution afin que vous ne vous regardiez pas par vos yeux propres, mais par l’aide de ceux de Jésus-Christ qui pénètrent plus avant et avec vérité mais pour les nôtres c’est toujours (à moins d’un miracle) avec un amour secret pour soi-même.

Les personnes de médiocre condition ont quelque chose de ce que je viens de dire mais non si foncièrement et avec un si profond et délicat amour de soi comme les personnes de qualité. C’est ce qui est cause qu’elles sont plus ajustées et arrivent plus tôt à cette grâce, à moins que les personnes de qualité ne fassent de très grands efforts et n’emportent de très grandes victoires sur soi, ce qui est encore très difficile à cause de l’humeur changeante et variable qui leur est fort ordinaire.

Pour les pauvres, ils ont un avantage admirable : ils sont déjà faits aux coups et quand la grâce devient forte elle les trouve déjà tellement appropriés à Jésus-Christ à cause de leur humilité, pauvreté, soumission et le reste, qu’il n’y a qu’à faire voile. C’est comme un vaisseau déjà équipé et qui n’attend que le vent en poupe pour cingler en pleine mer.

Voyez et revoyez ceci, et cela ne vous nuira [463] pas, mais au contraire vous servira infiniment et vous précautionnera contre des choses que vous ne remarqueriez peut-être que bien tard.

Je crois encore qu’il ne sera pas hors de propos que vous fassiez quelques réflexions sur certains défauts assez communs aux personnes de votre condition, souvent sans qu’elles le veuillent et y fassent réflexion : elles sont toujours quelque chose dans leurs idées et vous ne sauriez croire combien il est difficile d’effacer cette fausse idée d’une femme de qualité, si bien que c’est toujours un empêchement essentiel au néant par lequel l’âme est perdue en Dieu et par lequel elle en jouit. On juge toujours faussement, se conduisant par ce que les sens voient, qui sont trompeurs ; et comme les personnes de qualité sont distinguées des autres, aussi, insensiblement, suivent-elles la tromperie de leurs sens au lieu de se servir de la foi, qui est la lumière véritable et qui juge au vrai des choses. Si elles consultaient la foi, elles verraient que les pauvres, par leur grande ressemblance à Jésus-Christ (en qui est la complaisance du Père éternel), sont plus dans son agrément, et de cette manière plus dans l’estime de Dieu que les riches, ce qui fait qu’ils sont plutôt quelque chose que les personnes de qualité. C’est la cause pourquoi Dieu traite avec respect un pauvre, je ne dis pas un pauvre seulement de corps, mais qui est aussi pauvre de cœur dans sa pauvreté corporelle, car de cette manière il est humble et a une infinité de suites que la pauvreté de Jésus-Christ mène avec soi dans un vrai pauvre.

De plus, quand les femmes désirent quelque chose, pour l’ordinaire elles y vont tête [464] baissée, sans aucune réflexion raisonnable ni aucune modération par le conseil et vont ainsi tant que la terre les porte, ce qui est cause d’un million de défauts. Tout au contraire, quand quelque chose les incommode, c’est une fourmillière de réflexions qui les embarrassent et leur entortillent l’esprit si bien qu’elles sont raisonnables sans raison quand il ne le faut pas, ayant pour lors besoin de la vraie simplicité chrétienne qui les soutienne en repos vers Dieu, et elles sont déraisonnables quand il faut qu’elles soient raisonnables. Car dans tous les desseins il faut toujours suivre un bon conseil afin de modérer le feu, la vivacité et la précipitation de l’esprit du sexe.

Vous voyez comment je vous parle simplement, mais en vérité le désir que j’ai que vous fassiez grand fruit du don que Dieu vous a donné me fait passer les bornes d’une prudence purement humaine, sachant la difficulté que l’on a à se démettre de tous ces défauts, nonobstant toutes les précautions et lumières de conseil.

Quoique ma méthode ne soit pas de faire des citations, renvoyant plutôt à la lecture des livres sans les copier, je n’ai pu cependant en finissant cette longue lettre m’empêcher de vous faire faire une réflexion sur une chose très particulière. C’est une déclaration que la très digne mère de Chantal fait de son intérieur à son très saint père, saint François de Sales. C’est donc une âme fort éclairée et expérimentée dans les voies de Dieu qui écrit à un saint très éclairé et expérimenté, non seulement selon le sentiment des sages mais encore du Saint-Esprit, la Sainte Église l’ayant déclaré saint et sa doctrine très sainte. [465]

Cette déclaration est telle :

« Mon très cher père, je ne sens plus cet abandon et cette douce confiance, et je ne peux plus faire aucun acte ; cependant il me semble que mes dispositions présentes sont plus solides et plus fermes que jamais. Mon esprit se trouve en une très simple unité quant à sa partie supérieure. Il ne s’unit pas, parce qu’aussitôt qu’il veut faire un acte d’union, ce qu’il tente trop souvent, il y sent de la difficulté et connaît clairement qu’il n’est pas nécessaire de s’unir mais de demeurer uni. Mon âme ne veut autre chose que cette union pour lui servir d’exercice du matin, de la sainte messe, de préparation à la communion et d’action de grâces. »

Prenez garde à chaque parole, cette déclaration étant très forte et disant en peu de mots tout ce que j’ai dit avec un plus long discours - c’est la même chose plus développée. Car vous devez remarquer que cette unité a des degrés à l’infini et de cette sorte, quoique l’âme y soit arrivée, elle y va et quelquefois y court sans y trouver ni fond ni rive. Cette unité a un commencement mais jamais de fin. Elle se consomme seulement en l’Eternité. Et heureuse l’âme qui peut dès cette vie vivre en unité, mais encore plus heureuse celle qui se perd et enfin très heureuse celle qui est perdue sans plus se trouver soi-même ! Il est vrai qu’afin que cela soit en tout point, il faut que les croix, les pertes et les précipices [466] soient et deviennent la nourriture de telle âme. 16727.

- Mme Guyon, Lettres chrétiennes et spirituelles, Nouvelle édition [par J.-Ph. Dutoit-Mambrini], Londres [Lyon], 1768, t. IV, Lettre « d’un grand serviteur de Dieu » qui suit la Lettre CXXI que nous abrégeons par D 4.121, adressée au baron de Metternich. – Le Directeur mystique, vol. III, lettre 67, pages 438 ss. que nous abrégeons par DM 3.67 (438).

Nous reproduisons la lettre en suivant le texte donné par la Correspondance de Madame Guyon par Poiret en 1716 qui constitue la première édition, reproduite très fidèlement par Dutoit. Dans cette lettre, Mme Guyon donne la précieuse indication suivante soulignant la filiation spirituelle : « Je vous envoie une lettre d’un grand serviteur de Dieu qui est mort il y a plusieurs années. Il était ami de monsieur de Bernières et il a été mon Directeur dans ma jeunesse. » Elle est précédée par le titre-annonce suivant : « Lettre d’un grand [b] Serviteur de Dieu, dont il a été fait mention dans la précédente, sur la même matière, et de l’état où l’on trouve que Dieu est toutes choses en tout. » Ce titre est accompagné de la note suivante de Poiret :  « [b] C’était un saint gentilhomme nommé Monsieur Bertot, dont on a plusieurs autres lettres qui n’ont pas encore été rendues publiques. »

Nous y ajoutons la suite qui ne faisait pas partie de l’envoi au baron de Metternich - cette suite fut adressé à Madame Guyon comme convenant aux personnes « spécialement de votre sexe », v. son début - qui figure dans le DM, III, toujours sous la « Lettre 67 », à partir du § 22 (sic : on saute du § « 2 …comprendre » au § « 22. Il me vient… » ; nous ne reproduisons pas ici les numéros de paragraphes). Elle est séparée nettement de ce qui précède par une marque interlinéaire §§§ reprise ici.

aserait (inutile, add.) vagabonde DM

bmarque interlinéaire entre la lettre et sa suite du DM.

1Matthieu, 11, 30 : « Car mon joug est doux, et mon fardeau est léger. » (Amelote).

2Au sens de propriété.

3Sans doute les Vies des saints Pères des déserts, traduites par Arnauld d’Andilly (1647-1653), souvent rééditées.

4Luc, 2, 51 : « Il s’en retourna néanmoins avec eux à Nazareth : et il leur était soumis, et sa mère conservait toutes ces choses dans son cœur. » (Amelote).

5« Ce qui, hors de cet état, n’est pas une manière de conduite ordinaire. » (note de Poiret).

6Au sens de travailler à l’exécution [du détachement des créatures] avec rapidité.

7La jeune Madame Guyon a vingt-quatre ans. Cette lettre suppose une grande expérience de la vie intérieure et l’on devine le problème posé par ses écrits à venir (elle aura plus de trente-six ans lorsqu’elle écrira les Torrents) qui traitent de la vie mystique sans s’étendre sur quelque transition préparatoire.

2. De J. Bertot. Avant octobre 1674.

Je serais bien confus d’être si longtemps sans vous répondre, si Notre Seigneur n’était par Sa bonté ma caution. En vérité Il me détourne tellement des créatures que j’oublie tout, volontiers et de bon cœur. Ce m’est une corvée étrange que de me mettre la main à la plume, tout zèle et toute affection pour aider aux autres m’est ôtée, il ne me reste que le mouvement extérieur : mon âme est comme un instrument dont on joue ou, si vous voulez, comme un luth qui ne dit ni ne peut dire mot que par le mouvement de Celui qui l’anime. Cette disposition d’oubli me possède tellement, peut-être par paresse, qu’il est vrai que je pense à peu de chose, ce qui fait que je suis fort consolé qu’il se trouve des serviteurs de Dieu pour aider aux autres afin que je demeure dans ma chère solitude en silence et en repos. Ne vous étonnez donc pas que je sois si longtemps à répondre à vos lettres.

Pour commencer de le faire, je vous dirai que le Bon Dieu vous ayant donné le désir d’être toute à Lui, vous n’y arriverez que par les sécheresses, les pauvretés et la perte de toute chose : cela est bientôt dit mais non pas sitôt exécuté ! Cependant il faut mettre la main à l’œuvre et aller par où Dieu vous conduit de moment en moment et vous verrez par [27] expérience qu’Il ne manquera de vous donner des sécheresses. Quand cela sera, supportez-les, car par là on arrive à ce que Dieu veut de l’âme. Vous verrez aussi que selon votre fidélité Dieu ne manquera jamais à vous donner des occasions à vous perdre à vous-même, aux créatures, et même à ce qui vous paraîtra être de Dieu à quoi vous pourriez vous arrêter et qui pourrait vous empêcher d’avancer davantage vers Lui.

Ne vous étonnez donc pas si vous vous voyez fort obscure, incertaine et sans avoir rien de Dieu qui vous console et qui vous donne des marques qu’Il vous aime et que vous L’aimez. Tout cela doit être reçu et non désiré et, si l’âme n’a rien et qu’il paraisse absolument qu’elle sert Dieu à ses dépens et sans consolation, tant mieux, car cela est plus avantageux pour rencontrer plus promptement Dieu. Il faut faire avec fidélité ce que Sa bonté désire de vous, soit pour votre oraison, soit pour la présence de Dieu dans le jour et la pratique des vertus dans l’état où Il vous a mise. Tout cela se doit pratiquer et exécuter sans rien attendre, soit lumières ou goûts ; et de cette manière, un jour vaudra mieux qu’une année où l’on nourrit la nature par la lumière et les goûts que l’on se procure adroitement.

J’ai bien de la consolation de ce que vous avez changé de conduite pour votre ménage et pour monsieur votre mari. On se trompe très souvent sur ce sujet par une fausse ferveur et l’on ne fait point usage d’un moyen de mort qui est infiniment précieux. Vous savez ce que je vous ai dit sur cet article. Je dis de plus que la divine Providence vous ayant liée à un ménage [28] et à un mari, désire que vous vous serviez de telles providences pour mourir souvent à vos saints projets et à vos dévotions, car agir de cette manière, c’est quitter une chose sainte pour le Dieu de la sainteté. Et, en vérité, quand les providences de notre état quelles qu’elles soient sont bien ménagées, c’est le chemin raccourci et c’est trouver Dieu par Dieu même. Il est vrai qu’il n’y a rien de plus commun, il n’y a cependant rien de plus caché. C’est le mystère de Jésus-Christ et que Jésus-Christ seul peut révéler. Et voilà pourquoi un Dieu Sauveur des hommes est et devient un pauvre enfant, ensuite un pauvre garçon selon l’état et la condition dans laquelle la divine Sagesse l’avait mis, Le faisant naître fils de la sainte Vierge et de saint Joseph en apparence. Ô qu’il y a de profondeur en cette conduite ! Et jamais une âme n’arrive à un état surnaturel et à la divine source d’eau vive que par la fidèle pratique de son état et condition, ce qui insensiblement surnaturalise tout en elle et rend tout ce qu’elle fait comme une eau qui coule d‘un rocher.

L’âme ne peut comprendre comment une vie si stérile de ferveurs et si dépourvue de grandes actions et avec une dureté qui tient de l’insensibilité de rocher peut donner une eau si claire et cristalline. Cependant jamais les choses ne seront autrement, soit dans le monde ou dans la religion, puisque ce qui n’est pas de cette manière, soit dans l’un ou l’autre état, nourrit secrètement la propre volonté, la suffisance et l’orgueil, et ainsi tarit peu à peu la grâce, quoiqu’il paraisse que l’on soit animé de ferveur et de zèle ; et tout au contraire, la mort causée et opérée par le mystère caché de notre [29] condition, en nous étranglant cruellement et impitoyablement par la perte de tout ce que nous voulons et désirons, nous insinue la grâce et nous fait participants d’une secrète vie divine que l’âme ne peut presque jamais découvrir en elle, Dieu par Sa bonté suspendant toujours la lumière afin que la mort et la croix cruelles fassent mieux ce que Dieu désire.

Ne vous étonnez pas si je vous parle de cette manière. Vous avez vécu jusqu’ici en enfant avec bien des ferveurs et lumières.  :

: Mangez incessamment de ce pain en vous laissant dévorer aux providences qui vous seront toujours heureuses pourvu que vous soyez fidèle à les souffrir et à tout perdre. Lisez et relisez souvent ceci car c’est le fondement de ce que Dieu demande de vous. Et puisque Dieu vous donne le mouvement de vous servir de moi et qu’Il veut que je vous aide, je le ferai tant que votre âme travaillera sur le fondement que je vous donne, car à moins de cette fidélité et de ce courage mon âme ne pourrait avoir de lumière pour vous parler et assister.

Sur ce que vous me dites en votre dernière lettre :

(1) Vous devez observer que si le Bon Dieu vous donne des lumières ou des instincts sur les mystères du Temps1, vous pouvez vous y appliquer par simple vue et recevoir de Sa bonté ce qu’il Lui plaira de vous donner ; et si votre âme n’a aucun désir de cette application il ne faut que continuer votre simple occupation.

(2) Continuez votre oraison quoique obscure et insipide. Dieu n’est pas selon nos lumières et ne peut tomber sous nos sens.

(3) Conservez doucement ce je ne sais quoi [30] qui est imperceptible et que l’on ne sait comment nommer, que vous expérimentez dans le fond de votre âme ; c’est assez qu’elle soit abandonnée et paisible sans savoir ce que c’est.

(4) Quand vous êtes tombée dans quelque infidélité, ne vous arrêtez pas à la discerner et à à y réfléchir par scrupule mais souffrez la peine qu’elle vous cause, [ce] que vous dites fort bien être un feu dévorant qui ne doit cesser que le défaut ne soit purifié et remédié.

(5) Pour la douceur et la patience, elles doivent être sans bornes et sans mesures. Souffrez tout ce que la divine Providence vous envoie avec fidélité. Pour le manger vous avez assez de prudence et ne vous mortifiez pas trop en vous en privant car vous en avez besoin.

(6) Pour les pénitences, la meilleure que vous puissiez faire est de les quitter ; mais au lieu de cela, ayez une grande exactitude à tout ce que je viens de vous dire : le temps des autre pénitences est encore bien loin.

(7) Soyez fort silencieuse mais néanmoins selon votre état, c’est-à-dire autant que la bonne conduite vous le marque, en observant ce que vous devez à un mari, à vos enfants et à tout votre ménage, ce qui est un devoir indispensable.

(8) Ce que vous me dites est très vrai que vous êtes bien éloignée du but : prenant bon courage en mourant à vous, vous y arriverez mais non sans peine et grand travail. Pourvu que vous soyez fidèle, je ne vous manquerai pas au besoin pour vous aider à vous approcher de Dieu promptement.

(9) Vous expérimenterez très assurément que plus vous travaillerez de cette manière, [31] plus vous vous simplifierez et demeurerez doucement et facilement auprès de Dieu durant le jour quoique dans l’obscurité : au lieu de vous nuire, cela vous y servira. Perdez autant que vous le pourrez toutes les réflexions en vous abandonnant à Dieu.

(10) Quand vous avez fait des fautes et que vous y avez remédié de la manière que je vous ai expliquée ci-dessus, ne vous mettez point en peine si vous les oubliez, et au contraire oubliez-les par retour simple à Dieu sans faire multiplicité d’actes.

Je suis tout à vous en Notre Seigneur.

- DM 2.06. Cette lettre précède certainement la mort de son mari datée de juillet 1676 : « J’ai bien de la consolation de ce que vous avez changé de conduite pour votre ménage et pour monsieur votre mari… » Elle précède probablement la mort de la mère Granger datée d’octobre 1674 si l’on admet que l’ordre d’édition respecte la chronogie : une lettre qui suit fait allusion à l’aide intérieure apportée par cette dernière.

On sait par la Vie que le quotidien de la jeune Madame Guyon ne fut pas facile. Le « décalogue » final qui associe heureusement rigueur, précision et encouragement implicite semble indiquer que cette lettre se situe au début de la conduite par Monsieur Bertot, lorsque la dirigée, ayant déjà franchi une période de découverte savoureuse, rencontre les premières difficultés, surtout extérieures (« nuit des sens »), et a besoin de s’appuyer sur une règle de conduite.

1Temps liturgique.

3. De J. Bertot. Avant octobre 1674.

Il faut que vous preniez courage : ne vous étonnez pas si vous êtes si bouleversée et que vous perdiez votre route. Ayez patience, et pour toute assurance en cet état et au milieu de vos obscurités et insensibilités, soutenez-vous seulement par l’abandon et par la fidélité à exécuter ce que l’on vous marque d’extérieur. C’est bien marcher que d’aller par un chemin que l’on ne connaît pas et même d’aller sans s’en apercevoir. Tout le mal est que la nature est toute encline à réfléchir : on ne croit pas pouvoir être en assurance si l’on ne s’y voit et que l’on ne s’y sente.

La vraie dévotion est de mourir à sa volonté et conduite propre par l’état que la divine Providence nous a choisi, nous laissant entre les mains de la divine Providence comme un morceau de bois en celle d’un sculpteur pour être taillée et sculptée selon son bon plaisir. Il faut bien savoir que cela s’exécute assurément par l’état de votre vocation : les ouvriers qui doivent travailler à faire cette statue sont monsieur votre mari, votre mère, vos enfants, votre ménage. .Et assurément si vos yeux [120] s’ouvrent à la divine lumière, vous verrez que cet ouvrage est admirable.

Ceci est un secret que la seule lumière divine découvre et il est difficile de l’entendre à moins de participer à cette divine lumière de foi. Les autres connaîtront et goûteront la dévotion en priant Dieu et en faisant des œuvres de piété. Cela est bon aux âmes qui n’ont pas de part à la lumière de foi ou à la lumière divine. Mais pour celles qui l’ont, elles s’appliquent à leur état et par là elles font et opèrent la mort comme chose absolument nécessaire pour donner lieu à l’argumentation et à l’accroissement de cette lumière, laquelle étant encore petite est incertaine et fort obscure, de manière qu’il faut marcher par elle et par ce que l’on nous dit, sur la foi d’autrui. Mais si vous êtes fidèle et qu’elle s’augmente beaucoup, vous verrez vous-même ce que je dis et vous estimerez le bonheur que vous possédez, puisque par là vous pouvez être formée et taillée par la bizarrerie, par la peine, la contrariété et ce qui arrive de moment en moment en votre état, qui pourra opérer un travail autant relevé que votre foi sera grande par la fidélité à en faire usage.

Je vous le dis encore une fois : il n’y a que la vérité divine de la foi qui découvre ce secret et qui puisse attacher et fixer l’âme dans ce divin et admirable travail. Ne vous étonnez point si vous n’y êtes pas si tôt maîtresse ; vous ferez bien des essais avant que de réussir, mais cela étant, vous trouverez votre âme préparée admirablement pour la foi qui vous donnera peu à peu la présence de Dieu et l’oraison.

[121] Ne laissez pas de prendre votre temps d’oraison de la manière que nous l’avons arrêté. Allez généreusement au travers des obscurités, peines et incertitudes, soit à l’oraison ou hors l’oraison ; et quoique vous croyiez n’y rien faire ou vous tromper, poursuivez sans vous inquiéter.

Vos passions ni vos inclinations ne sont pas mortes, il s’en faut bien : c’est pourquoi vous tomberez et retomberez, mais par là vous apprendrez à vous connaître et à vous combattre utilement. Quand les passions se réveillent fortement, ne vous embarrassez point à examiner si vous y avez offensé Dieu ou non : si la chose vous est claire faites-là, si vous en êtes incertaine ne vous accoutumez pas à examiner et à tant réfléchir. Allez bonnement avec Dieu et ne pensez pas à ce qui vous fait de la peine, l’abandonnant à Dieu afin de devenir généreuse et résolue.

Ayez soin de vos enfants et domestiques et quand ils ont failli corrigez-les ; quoiqu’il vous paraisse quelquefois un peu d’émotion, ne vous en mettez pas en peine, faites-le toujours avec charité et douceur mais aussi avec force quand il est nécessaire. Soyez fort complaisante à monsieur votre mari, lui faisant voir que vous avez plus de joie d’être avec lui et de lui obéir que de toutes les autres choses que vous pourriez faire. Cependant quand vous jugerez que les choses ne lui désagréeront pas, vous pouvez les lui représenter quand il y a nécessité.

- DM 2.25 (119).

4. De J. Bertot. Avant octobre 1674 ?

Dans tous les avis et dans toutes les pratiques il faut un milieu, à moins que l’expérience ne fasse voir autre chose. C’est pourquoi quand je vous ai dit que vous deviez dire vos raisons à monsieur votre mari, j’entends suavement, humblement, et dès que vous croyez que l’effet ne réussit pas, cessez aussitôt humblement et adroitement. Les [mot omis] purement humains sont déraisonnables, et il est bien difficile de s’assujettir à leur humeur à moins que de prendre par grâce toutes figures : la prudence chrétienne vous doit instruire en cette rencontre.

Pour ce qui est de cette créature servante, vous ferez mieux de ne prendre à tâche de la corriger : souffrez et vous en servez pour mourir à vous-même, et si elle en devient à la suite trop insolente, vous pourrez lui dire quelques mots de correction1, mais rarement et avec grande prudence. Il vaut mieux véritablement mépriser ces boutefeux que s’amuser à les contredire, cela les humilie davantage. La paix dans votre mariage est l’ordre de Dieu préférable à tout : votre mari désire cela.

Souffrez avec abandon, quoique sans abandon qui vous satisfasse, les sécheresses et les [123] rebuts qui vous arrivent. Convainquez-vous bien une bonne fois que les sécheresses, les rebuts de Dieu, les défauts expérimentés et une infinité de choses qui suivront infailliblement cela - [à] savoir : des défauts plus fréquents, des divagations, les passions plus faciles à s’émouvoir, l’insensibilité plus ordinaire et le reste qui met l’âme dans un procédé naturel dans lequel il faut faire tout à force de bras sans agrément ni de Dieu ni de soi-même, au contraire en perdant tout2 - que tout cela, dis-je, étant soutenu humblement et en confiance, c’est-à-dire en faisant ce que l’on doit faire et en souffrant ce que l’on a à souffrir sans se mettre en peine que Dieu le regarde et qu’il soit bien, étant fait de notre mieux, est très fructueux et à la suite très utile. On peut par là sortir de soi et de ses défauts et par conséquent arriver à Dieu, plus en un mois que, par les douceurs, les assurances des vertus, du goût et de l’agrément de Dieu, en plusieurs. Cependant cela est très peu connu. C’est ce qui est cause que l’on en fait peu de fruit et que l’on demeure toujours autour de soi. Ne vous pardonnez rien durant ce temps car c’est pour lorsque Dieu laboure en votre terre pour en recueillir à la suite les fruits des vertus et autant devez-vous être fidèle pour travailler à les avoir, quoique sans effet à ce qu’il paraît.

Pour ce qui est de la confession, en ce temps brouillé et renversé, il faut seulement y dire ce que vous voyez de plus clair, et le reste d’inconnu et de brouillé ne laisse pas d’y être remédié. Il faut vous habituer à une grande netteté et liberté en ce divin sacrement : deux ou trois choses [124] principales, c’est assez ; pour le reste il suffit d’en être humilié.

Habituez-vous autant que vous pourrez aux vigilances nécessaires dans votre état : tels ressouvenirs sont de l’ordre de Dieu et ne gâtent jamais rien en quelque état que l’âme soit, mais quand par un vrai oubli on a laissé quelque chose, il ne faut pas s’en inquiéter mais en être humilié.

Ne vous étonnez pas que, plus vous voulez vous donner à Dieu, plus vous travaillez pour cet effet efficacement et avec courage, plus aussi vous expérimenterez votre corruption de votre côté. C’est un signe que la lumière s’augmente qui vous découvre ce qui était déjà et que vous ne voyiez pas, ce qui vous le rend sensible, ces choses étant insensibles de soi : c’est la lumière de Dieu qui secrètement les découvre. Ce n’est pas que vous soyez ni plus colère, ni plus prompte, ni généralement ce que vous expérimentez présentement. Autrefois vous y étiez et vous vous laissiez emporter sans le voir ni le discerner, mais présentement que vous voulez un peu travailler de la bonne manière, vous le voyez et vous le sentez davantage. Et plus vous travaillerez à la destruction de vos défauts, plus aussi la lumière de Dieu s’augmentera et vous découvrirez encore davantage et sentirez plus puissamment et avec plus d’incommodité et d’inquiétude vos défauts, la corruption de votre naturel et de tout vous-même. Et cette lumière et découverte de vos défauts avec sentiments véritables ne cessera d’augmenter, si vous êtes fidèle autant que la lumière s’augmentera, jusqu’à ce [125] que la pureté de votre âme soit suffisamment augmentée pour que cette lumière ne vous soit plus si pénible. La lumière du soleil qui donne dans un œil malade lui fait voir avec peine les objets : cette peine ne vient pas de la lumière mais du mal de l’œil. Ainsi en est-il de la lumière de Dieu : elle est toujours et en tous temps suave quant à soi, mais comme elle trouve au commencement une âme impure tournée vers soi, pleine d’elle-même et remplie d’une infinité d’autres maux que la lumière rencontre, cela la rend pénible à l’âme. Mais quand l’âme par un courage généreux ne se laisse pas abattre, mais plutôt s’encourage pour combattre tous les défauts qu’elle découvre de jour en jour, elle vient peu à peu à bout de son impureté et ainsi guérit ce mal et cette peine en remédiant à ses défauts et en tendant à la pureté et à la rectitude de la lumière divine.

Voyez par tout ce discours que ce n’est pas une chose nouvelle que vous découvriez vos défauts, car ils étaient. Et tout ce que vous avez à faire, c’est d’être bien reconnaissante de la lumière de Dieu et de mettre la main à l’œuvre afin de vous en défaire peu à peu et de les corriger, mais avec une longue patience et longanimité et non avec précipitation comme la nature voudrait. Car au fait de voir et de découvrir ses défauts, la nature se voyant imparfaite crève, et par fougue elle voudrait venir à bout tout d’un coup de ce qui l’incommode et des défauts qu’elle découvre ; et quand l’âme se laisse conduire par ce sentiment naturel, pour l’ordinaire le découragement suit et à la suite l’on voit le mauvais état des instincts de la nature [126] qui a mal usé de la grâce. Au contraire, ce qui est de Dieu et de grâce est patient et longanime3, insinuant à l’âme qui se gouverne par son moyen les sentiments d’humiliation et d’humilité pour avoir patience dans sa pauvreté et misère, pour travailler ainsi peu à peu mais avec courage et sans relâche à ruiner le rocher de notre propre corruption.

Ce que vous me dites de votre humeur contrariante est une chose très vraie en vous à laquelle vous devez beaucoup travailler afin d’acquérir une humeur vraiment complaisante et agréable, ce qui sera fort difficile car il faut saper la nature dans son fondement et par grâce devenir autre que l’on n’est. Cependant une telle humeur contrariante commet sans y penser quantité de défauts et n’arrive jamais à la perfection que Jésus-Christ demande d’un cœur, d’autant qu’il y a une impureté perpétuelle avec le prochain par la différence des inclinations. La promptitude de votre naturel est la cause de ce premier défaut, laquelle il faut tâcher de rectifier par une douceur et une patience grandes. Mais combien la nature pâtira-t-elle en elle-même avant que cela soit ! Cependant vous devez vous observer par une longue et grande fidélité sur vos actions, vos paroles et vos desseins, afin de vous posséder en tranquillité, et de cette manière rectifier peu à peu cette promptitude et calmer ce torrent qui assurément est cause de quantité d’imprudences et de défauts, et qui met à la suite un empêchement trop grand à l’opération divine. Par là vous remédierez à quantité de paroles inutiles et qui sont [127] précipitées, quoique non des mensonges, d’autant que mentir c’est dire contre son sentiment.

De plus vous empêcherez beaucoup de productions de l’amour propre qui s’exhale merveilleusement et avec plaisir par ces sortes de promptitudes qui insensiblement salissent l’âme et encore plus dangereusement moins l’on s’aperçoit pour l’ordinaire des méchantes productions du naturel, lequel n’étant pas rectifié avec la lumière divine comme il faut dans le commencement se mêle malheureusement et demeure avec la même lumière. Et de cela se fait un mélange qui est un monstre fâcheux qui à la suite a des productions en l’âme très malignes et très opposées à Jésus, ce qui était facile au commencement à déraciner et à extirper par la grâce et par la lumière de Dieu, d’autant qu’elle découvrait tels défauts. Mais, ne l’ayant pas fait en son temps et ce naturel avec ses effets étant demeuré comme caché sous la grâce et la lumière (outre qu’il en diminue beaucoup), à la suite il a sa production et se découvre ; et comme souvent ce n’est pas un péché qui soit grief4, il demeure avec la grâce et la lumière, et ainsi se fait un mélange que, sans un miracle, l’on ne peut jamais extirper et détruire quand l’âme est beaucoup avancée et que la lumière est beaucoup [ac]crue, par la raison qu’en ce temps on prend souvent les mouvements de la nature pour ceux de la grâce et les qualifie ordinairement ainsi.

Le seul remède que je trouve quand ce malheur est arrivé est que Dieu donne à une âme déjà avancée beaucoup dans la lumière de Dieu - et qui n’a pas combattu son naturel et [128] ses défauts au commencement qu’il était temps - une personne d’une lumière beaucoup plus avancée, qui lui découvre ses défauts et les inclinations naturelles mélangées avec la grâce. Sans quoi l’âme même ne le fera jamais par la raison des inclinations qu’elle a pour elle-même. Le degré de lumière de Dieu l’a même augmentée encore plus subtilement, si bien que les recherches propres d’une âme éclairée sont plus fines et plus délicates sur soi sans comparaison que d’une autre non éclairée. Et ainsi, vous voyez la difficulté qu’une âme qui n’a pas combattu son naturel et ses inclinations dans le temps qu’elle avait la lumière pour cet effet, rencontre à [par] la suite.

Pour moi, j’ai vu qu’il est comme impossible qu’une âme qui est déjà avancée dans la lumière puisse revenir sur ses pas par la même lumière pour s’en servir à faire ce qu’elle aurait fait dans le commencement et rectifier ainsi par un état supérieur les défauts de l’inférieur. C’est en quelque façon obliger un homme d’un âge déjà avancé de rentrer dans le ventre de sa mère pour y devenir enfant. Cependant il se peut, quand une âme devient assez petite et assez souple pour devenir enfant afin de voir et de travailler par la lumière d’autrui - car c’est ce seul moyen que je vois pour pouvoir faire voir distinctement les défauts du naturel et des inclinations mélangées avec la lumière et la grâce, non combattues et détruites dans le commencement.

Quelqu’un me pourrait dire que, s’il y a beaucoup de lumière et d’oraison, telle grâce doit découvrir ces défauts. Je réponds que non, et que ce qu’elle découvre est seulement une [129] inquiétude générale avec une peine sujette à tomber et retomber, mais non une vue distincte avec une facilité pour s’appliquer aux défauts du naturel et des inclinations, ce qui était facile au commencement. Cela cause un million de maux pour l’intérieur, qu’il n’est pas nécessaire de dire présentement. Tout ce que je vous ai dit ici a été seulement pour vous faire voir la conséquence infinie de travailler et faire usage de la lumière en son commencement, découvrant et éclairant l’âme pour se connaître et par conséquent pour travailler à soi-même afin de se rectifier et s’ajuster sur les inclinations de Jésus.

Remarquez qu’au fait de la lumière qui fait voir les défauts pour les combattre en son commencement, plus elle est poursuivie et plus l’âme est fidèle, plus aussi découvre-t-elle de défauts, ce qui doit encourager, car plus on se connaît, plus on se doit haïr et travailler à se défaire de soi. Les âmes qui ne savent pas ce procédé de la lumière insensiblement se découragent, voyant que plus elles travaillent moins elles font, à ce qu’il leur paraît, et ainsi elles retournent en arrière. Ne faites point de cette manière. Travaillez fortement et augmentez votre désir et votre travail, plus vous vous voyez et vous découvrez imparfaite : portez-en l’abjection et aimez que les autres voient votre misère et convainquez-vous bien que, plus vous vous verrez pauvre et imparfaite, travaillant à vous en défaire, plus Dieu s’approchera de vous. Et quoique souvent le sentiment de Son éloignement vous fasse peine, Son éloignement est Son approche, pourvu qu’avec patience [130] et humilité, vous travailliez pour vous purifier.

Dans ce temps que la lumière travaille à nous purifier et que l’âme y correspond de sa part de son mieux, la présence de Dieu n’est pas facile et suave. Il suffit à l’âme d’avoir quelques amoureux retours qui marquent à Notre Seigneur ses désirs, car l’occupation à laquelle Dieu l’applique dans son état et condition lui est dans l’ordre de Dieu Sa présence. Ainsi il faut s’y perfectionner et s’y appliquer, et elle prouvera par la suite que la pureté intérieure, ayant élevé l’âme, la rendra capable de la présence de Dieu en agissant et en exécutant Son ordre, et qu’elle lui sera facile dans le même ordre,- ce qui n’était pas au commencement-, l’ordre de Dieu pour lors étant Sa présence.

Quand on ne sait pas bien le procédé de la grâce, on est souvent étonné des fougues de la nature que l’on combat, jusque-là même que beaucoup prennent pour les instincts du diable ce qui n’est cependant très souvent que l’effet d’une nature opprimée, mal contente, qui n’a pas son compte soit en soi, soit vers Dieu. Tout ce qu’il y a à faire c’est d’avoir patience et de la combattre avec générosité, toutes ces sortes de productions étant une manifestation de ce qu’elle est et ainsi une découverte de ce qu’il y a à combattre. Ce qui étant fait comme il faut, l’âme trouve à la suite que, quoiqu’elle crût n’avoir point de présence de Dieu en ce temps et en être tout au contraire indigne, Dieu étant fâché contre elle, elle voit que la destruction de la nature et de ses inclinations par la pureté qu’elle acquerra en combattant et en souffrant, lui devient un beau calme. Et ainsi elle trouve [131] et découvre ce qu’elle ne pouvait au commencement, quelque effort qu’elle se fît, qu’envisager seulement en passant.

Enfin il ne faut pas se tromper : chaque chose a son commencement, son progrès et sa fin, et faire une confusion de ces trois degrés c’est tout gâter. Le commencement de la perfection, c’est la destruction véritable de soi-même et de ses inclinations : c’est pourquoi toutes les lumières et les grâces qui sont données en cet état sont pour cela uniquement, et qui voudrait y mélanger les autres degrés y perdrait tout. Travaillez donc et remplissez la grâce de ce premier degré, mettant les fondements avec générosité comme il faut, et vous verrez et expérimenterez que l’ayant fait de la bonne manière, et avec ordre, les autres degrés suivront ; et si cela n’était, vous ne verriez jamais d’ordre mais toujours une confusion pénible et ennuyeuse.

Vous devez avoir pour un principe général qui vous doit infiniment servir jusqu’à la fin de votre vie, de vous défier incessamment de vos sentiments, de vos vues et inclinations, d’autant qu’il y a dans la créature un amour propre si secret et une telle délicatesse pour soi-même qu’il est inconcevable, à moins d’une grande lumière de Dieu, et impossible de pouvoir exprimer jusqu’à quel point qu’il faut être pour en être à couvert. Jugez donc comment on doit être au commencement que l’on travaille et combien il faut s’éloigner des sentiments d’estime et d’inclination pour soi, et avoir pour suspectes toutes les inclinations que l’on a et où il y a quelque regard de soi et de ce qui nous regarde ; et encore plus au fait des choses de Dieu [132] quand l’âme commence d’être plus avancée qu’au commencement où elle est tout entièrement dans les sens et dans le péché. Car si l’on n’y prend garde et que l’on n’ait un combat très rigoureux et généreux contre son amour propre pour se haïr et ne se rien pardonner, cet amour propre se spiritualise et se nourrit aussi bien des choses de Dieu, comme dans les sens des choses du monde ; et ainsi, n’y prenant suffisamment garde, secrètement il s’accroît, se dilate et s’augmente, avec cette différence seulement qu’il se cache plus finement et se couvre plus adroitement des prétextes et des inclinations saintes. Mais plus il est caché et raffiné, plus il est intime, ce qui fait que sans y penser, faute de s’être assez bien connu et combattu au commencement, on a nourri dans son sein un ennemi qui, quoique déguisé sous l’apparence de quelque piété, est plus orgueilleux, plus amoureux de soi, plus suffisant et plus méprisant les autres qu’il n’était dans le commencement ouvertement. À découvert, dans le sensible, on avait peur de lui, car il était habillé en loup dévorant, mais ensuite il se travestit en avançant dans les pratiques de la piété et les exercices de dévotion, si on ne le poursuit à outrance, le découvrant tel qu’il est, quoique déguisé.

Je vous dis tout ceci afin de ne plus jamais plus le redire, et pour vous avertir une bonne fois qu’au fait de vous persécuter et de mourir à vous-même vous ne devez ni consulter ni suivre vos inclinations, mais les lumières que la Providence vous donnera par autrui, car tout dépend de la véritable haine et ensuite de la destruction de vous-même. Toutes [133] ces vérités bien conçues, vous n’avez qu’à travailler d’ici à un très long temps selon elles et vous servir de la consolation et de l’aide de la bonne mère5 que vous avez auprès de vous. Il faut beaucoup faire et peu dire ; mais à cause de la faiblesse, cette bonne mère vous servira beaucoup pour vous consoler.

- DM 2.26 (122).

1L’allusion à la « créature servante » à supporter - tout en donnant des explications ou « raisons à monsieur votre mari » correspond à plusieurs passages rapportés dans son autobiographie : Vie 1.7 - Vie 1.12.1 : « Comme elle vit que je ne lui résistais plus […] elle prit de là occasion de me maltraiter davantage ; et si je lui demandais pardon des offenses qu’elle m’avait faites, elle s’élevait, disant qu’elle savait bien qu’elle avait raison. Son arrogance devint si forte que je n’aurais pas voulu traiter un valet, même le moindre, comme elle me traitait. » - Vie 1.16.1 (ce dernier passage peut être postérieur à la rencontre « depuis peu » avec Bertot qui est rapportée en Vie 1.19.1) : « Cette fille donc connaissait mon attrait pour le Saint-sacrement, où, lorsque je le pouvais librement, je passais plusieurs heures à genoux. Elle s’avisa d’épier tous les jours qu’elle croyait que je communiais : elle le venait dire à ma belle-mère et à mon mari, à qui il n’en fallait pas davantage pour les mettre en colère contre moi. C’étaient des réprimandes qui duraient toute une journée. »

2Nous mettons en incise l’énumération de cette très longue phrase.

3Longanime : patient avec indulgence, magnanime (Rey).

4Grief : douloureux, motif de plainte (Rey).

5Geneviève Granger, supérieure du couvent voisin, où se rendait souvent la jeune Madame Guyon. Elle joua un rôle caché peut-être comparable à celui de Bertot dont elle était la dirigée – mais aussi, il faut le souligner, l’aînée de vingt ans (on sait combien il est difficile d’introduire une « hiérarchie » autre qu’apparente dans les relations spirituelles : voir par ex. la mère de Chantal et François de Sales). Sur cette sainte religieuse voir notre présentation en introduction à la Vie.

5. À J. Bertot. Avant octobre 1674 ?

Je ne puis vous dire à quel point s’augmentent ma joie et ma satisfaction d’être au Bon Dieu et comme je suis résolue de ne me point épargner ; je me trouve si bien d’avoir été un peu plus fidèle que cela m’encourage à mieux faire et à vouloir mourir en tout. Je ne laisse point parmi ces bons desseins d’y manquer souvent dans des occasions, mais elles ne sont pas si fréquentes qu’à l’ordinaire.

Je goûte fort l’ordre de Dieu et j’ai un plaisir d’être auprès de N.1, quoique naturellement tout m’y répugne. Il m’est arrivé une fois ou deux, parce que je m’y trouvais fort recueillie, de me retirer pour m’en aller faire oraison croyant aller faire merveilles et j’expérimentais tout le contraire : c’était une inquiétude et une dissipation qui me peinai[en]t beaucoup et je ne pouvais pas être là en repos voyant que ce n’était pas l’ordre de Dieu2. Je me trouve un grand penchant à le suivre lorsqu’il me sera connu.

Pour mon oraison, j’y ai grande inclination et ordinairement beaucoup de facilité ; quelquefois aussi j’y demeure sans pouvoir [149] penser à Dieu, y étant fort distraite. Je ne m’en inquiète point, je n’y fais pas de réflexion aux distractions et je ne les combats pas, quoique ce soit de méchantes choses : je tâche de demeurer devant Dieu comme un aveugle attendant qu’Il veuille m’éclairer, d’autres fois comme un pauvre exposant mes misères, et ainsi du reste qui me vient dans l’esprit, songeant seulement qu’Il me regarde et que cela doit me suffire. La communion, ce me semble, me met dans le calme, car quelquefois, d’avant que de m’en approcher, je me sens toute en trouble, et dans le moment la paix revient et j’y expérimente plus de force. Je vous prie d’être bien persuadé de l’attachement que j’ai pour vous et combien Dieu m’y lie.

1son mari malade.

2V. Vie 1.16.7 : « Mon mari regardait à sa montre si j’étais plus d’une demi-heure à prier et, lorsque je la passais, il en avait de la peine. Je lui disais quelquefois : « Donnez-moi une heure pour me divertir, je l’emploierai à ce que je voudrai », mais il ne voulait pas me la donner pour prier, quoiqu’il me l’eût bien donnée pour me divertir […] je retombais souvent dans la misère de vouloir prier et de prendre du temps pour cela, ce qui n’était pas agréable à mon mari. Il est vrai que ces fautes furent plus fréquentes au commencement : dans la suite je priais Dieu dans sa ruelle [partie de la chambre à coucher] et je ne sortais plus. »

6. De J. Bertot. Avant octobre 1674 ?

J’ai bien de la joie de vous voir expérimenter les fruits de votre grâce et de la fidélité que vous avez à mourir. Croyez que vous ne faites encore que goûter un peu sur les lèvres : que sera-ce quand cette mort ira au cœur et ensuite au plus intime ? Cela ne se peut exprimer, car il est très certain que Dieu a mélangé dans la mort et dans les croix de nos (150) états le paradis qui un jour, Dieu aidant, nous glorifiera.

Quoi ! le croiriez-vous que la croix et la mort de soi en son état et par les providences qui l’accompagnent communiquent et donnent en substance en cette vie ce que la gloire étale dans l’autre vie ! C’est pourquoi une âme fidèle reçoit en chaque mort un goût de foi qui est vraiment amer aux sens mais qui est divin au cœur ; et à mesure que l’âme est plus fidèle, la croix et la mort aussi augmentent et ainsi le goût divin devient plus grand. Si bien que tout ce que l’on en dit et tout ce que l’on en peut dire n’est rien étant comparé à l’expérience, et les âmes qui se veulent contenter d’en entendre seulement parler (pour divinement que ce puisse être) ont bien, par la pureté et l’effet de la grâce qui est dans l’expression, un grand goût et une solide joie, mais en vérité ce n’est rien étant comparé à l’expérience. Gustate et videte1: goûtez et voyez, c’est-à-dire : expérimentez et vous comprendrez. Demeurez bien ferme, au nom de Dieu, au point que vous en expérimentez, afin que ce peu vous dise incessamment au cœur : « Courage, mourez et vous goûterez. »

Ne vous étonnez pas de faire bien des fautes et même quantité. Observez-vous et revenez après vos chutes à la source, c’est-à-dire à ce que Dieu demande de vous. Et remarquez bien ce que vous me dites que l’ordre divin en votre état est fort contraire à vos inclinations naturelles. Je dis plus : vous trouverez toujours que vous désirerez incessamment tout autre [151] chose selon votre inclination. Et vous me faites grand plaisir me disant que vous goûtez extrêmement cet ordre divin et que vous commencez à découvrir sa beauté si cachée à l’esprit humain. Car de dire que la soumission et la subordination à un mari et tout le reste d’une condition soit à une âme éclairée divinement un ordre si divin, il faut l’expérience pour le croire ; cependant cela est vrai. C’est pourquoi vous trouverez toujours, lorsque l’ordre divin demandera quelque chose de vous, que vous trouverez plus Dieu en son exécution qu’à faire oraison ou à vous employer dans les plus divins exercices, car l’un vous sera Dieu et l’autre ne vous peut être tout au plus qu’une sainte et vertueuse pratique.

Vous me demandez pourquoi cela ? je vous réponds que c’est d’autant que ce qui est d’ordre divin sur nous en notre état, et quelque petit qu’il soit, est réglé de Dieu, et ainsi Il en est le principe et par conséquent cela nous est Dieu. Mais dans toutes les bonnes choses où nous nous portons par une bonne et sainte intention, Dieu n’en est pas toujours le principe et ainsi, tout au plus, la sainte intention avec laquelle nous travaillons ne peut rendre ce que nous faisons que vertueux et saint.

C’est pour cet effet que votre âme étant occupée au service ou à la récréation de N.2 par ordre divin expérimente en ce temps tant de récollection. Voulant donc, pour goûter encore davantage cette disposition, aller faire oraison et quitter votre emploi vous trouvez du vide en votre oraison et vous ne pouvez trouver ce que vous aviez durant cet emploi. Cela est très vrai et vous l’expérimenterez toujours et [152] même de plus en plus, et plus votre âme sera avec pureté dans ce divin ordre, car vous trouverez qu’il mettra la récollection et le repos dans le fond de votre âme et qu’au partir de là votre esprit sera très disposé pour l’oraison.

Soyez, je vous prie, fidèle à conserver ces expériences comme étant d’infinie conséquence pour votre intérieur, car trouvant une fois cette source d’eau vive dans l’ordre de Dieu, vous pourrez en boire incessamment, n’y ayant rien de plus commun et de plus proche de nous que ce divin ordre. Tout ce que vous me mandez de votre oraison et de la manière de vous y comporter et de rejeter les tentations et les distractions est très bien et dans le degré de votre grâce. Ce que vous dites de la sainte communion est aussi fort bien. Continuez, au nom de Dieu, et ayez humblement patience.

En vérité vous avez bien peu souffert et patienté à la porte de la bonté divine sans qu’elle vous ait enfin ouvert : vous devez avoir infiniment de la reconnaissance pour une Majesté si infinie qui vous regarde si amoureusement et avec une bonté si bienfaisante pour votre chère âme. Mourez donc un million de fois et vous humiliez et soyez petite comme un atome. Où est le temps que vous vous mutiniez ? Voyez, au nom de Dieu, le secours de Sa Majesté et comme Il vous a cherchée et vous a regardée sans que vous pensassiez à Lui, et que Son cœur tout plein d’amour n’a que des desseins d’amour sur vous ! Que vous êtes heureuse non seulement de le savoir mais de savoir où est la source pour y boire à l’aise et sans vous en rassasier ! Si vous avez de la [153] bonté pour moi je vous assure que j’ai pour votre âme tout ce que vous pouvez désirer3.

- DM 2.28.

1Ps., 33, 8 : « Goûtez et voyez combien le Seigneur est doux : heureux est l’homme qui espère en lui. » (Sacy).

2Monsieur Guyon.

3v. Lettre de Bertot ci-dessous, DM 4.75 : « …si j’entre dans cette unité divine, je vous attirerai, vous et bien d’autres qui ne font qu’attendre ; et tous ensemble n’étant qu’un en sentiment, en pensée, en amour, en conduite et en disposition, nous tomberons heureusement en Dieu seul, unis à Son unité, ou plutôt n’étant qu’une unité en Lui seul, par Lui et pour Lui. Adieu en Dieu. »

7. À J. Bertot. Avant octobre 1674.

Quoique je sache que vous êtes assez occupé, et que vous ayez peu de temps à nous répondre, cela ne me peut empêcher de vous écrire; et comme vous voulez qu’on agisse simplement et suivant ses besoins, c’est ce qui fait que je suis bien aise de vous dire mes dispositions.

Depuis dix ou douze jours M. N. a eu la goutte1. J’ai cru qu’il était de l’ordre de Dieu de ne le pas quitter et de lui rendre tous les petits services que je pourrais. J’y suis demeurée, mais avec une telle paix et satisfaction que je n’en ai expérimentées de même. Quoique tous ces ajustements me soient insupportables, je ne puis désirer autre chose et j’y suis tellement contente que je ne me trouve pas ailleurs de même. Car quand je le quitte pour des moments pour faire quelques lectures ou prières, c’est avec inquiétude de ce que je n’y vois pas l’ordre de Dieu aussi manifeste que quand je suis auprès de M. N. J’ai trouvé pendant ces temps-là plus de force à embrasser les petites occasions de mort qui se sont présentées, et il me semble que je suis attentive pour y être fidèle. Tout cela assurément me porte à Dieu et je suis en récollection durant le jour quoique [154] je fasse de mon mieux pour divertir mon mari.

Je suis à mon oraison assez en paix, peu de chose m’y occupe. Depuis quelques jours mon sujet se perd assez souvent et quoique j’y veuille toujours revenir doucement, comme vous me l’avez ordonné, je demeure sans rien avoir que j’apercoive: mais pourtant il y a quelque chose dans le fond de mon âme qui m’occupe et qui me fortifie. Je ne sais si je dis comme il faut, mais vous suppléerez à mon ignorance. J’en fais sans manquer quatre heures, à moins qu’il ne m’arrive quelque providence qui m’en détourne. J’en ferais encore autant sans peine si j’en avais le loisir, en sentant toujours le désir dans mon âme.

La bonne mère [Granger] m’aide infiniment. Je suis bien heureuse qu’elle souffre que je lui conte mes misères: tout ce qu’elle me dit va bien avant dans mon cœur et j’ai fort envie d’en profiter.

- DM 2.29 p. 153. Question précédant la lettre 29 et la mort de la mère Granger, qui eut lieu le 5 octobre 1674.

1Vie 1.22.1 : « Comme mon mari approchait de sa fin, son mal devint sans relâche. Il ne sortait pas plus tôt d’une maladie qu’il rentrait dans une autre. La goutte, la fièvre, la gravelle se succédaient sans cesse les unes aux autres… »

8. De J. Bertot. Avant octobre 1674.

Réponse à la lettre de Madame Guyon.

Vous avez très bien fait de m’écrire et vous pouvez être sûre, madame, que j’ai une [155] joie extrême de vous pouvoir être utile en quelque chose. J’en ai reçu une que je ne vous puis exprimer, remarquant en votre lettre non seulement l’accroissement de la lumière divine en votre âme, mais encore ses grandes démarches. Car vous ne pouvez être plus certaine par aucune chose de la vérité de cette divine lumière en votre âme que par cette paix et joie à vous contenter de l’ordre de Dieu dans le service que vous rendez à monsieur. Remarquez donc que non seulement tout ce service est ordre de Dieu sur vous, mais encore tout ce que ce divin ordre opère en votre âme. Autrefois vous auriez désiré un million de choses et auriez été chagrinée en ce bas emploi. Mais l’Esprit de Dieu vous employant par sa divine lumière en cela, vous y fait trouver Dieu qui vous met dans le repos et qui vous y fera trouver une plénitude où vous trouverez toutes choses, quoique vos sens et souvent votre raison n’y trouvent rien que petitesse et bassesse, ce qui humilie beaucoup l’âme et souvent même la peut faire descendre de sa lumière divine si elle n’est pas fort constante à se soutenir en cette fidélité.

C’est pourquoi soyez donc certaine que cette providence pour monsieur vous marque infailliblement l’ordre de Dieu pour votre emploi. Et de plus, voyant cet effet de grâce en vous par la joie et le repos, tâchez de vous soutenir afin d’être constante et fidèle, non seulement en cette rencontre mais encore dans toutes les autres qui vous seront marquées par la même Providence. Et vous verrez par votre expérience non seulement que la paix et le repos s’accroîtront toujours, mais encore que votre âme [156] deviendra de plus en plus lumineuse, non pas par des lumières particulières qui feront élancement en vous, mais bien par une pureté générale qui ennoblira et purifiera votre âme, comme vous voyez qu’un cristal, étant sali et plein de boue, à mesure qu’on l’essuie on le clarifie et on lui donne son lustre ; et cette pureté est beaucoup remarquée par le repos, la petitesse et l’abandon où se trouve l’âme dans les rencontres qui lui arrivent. Au lieu que, quand l’âme vit en elle-même et en ses désirs, elle est toujours agitée, et les choses ne se trouvent jamais comme il faut. Tout au contraire elle en est toujours contrariée et par conséquent émue, ce qui la brouille et la rend ténébreuse. Ainsi elle ne saurait se trouver en bonne situation pour être en lumière et pour être comme elle voudrait, ce qui met toujours en elle un certain mécontentement, qui non seulement la rend non satisfaite de toutes choses qui lui arrivent mais encore d’elle-même. Et de cette manière elle porte toujours les créatures sur ses épaules, et soi-même aussi, pour en être crucifiée incessamment sans aucun fruit mais plutôt tout lui causant un déplaisir continuel, sans grâce, au lieu que l’âme s’ajustant à l’ordre divin en son état trouve insensiblement tout le contraire, comme vous voyez et devez bien remarquer par ce qui se passe en votre âme.

Courage donc, et vous trouverez que ce que vous jugiez qui vous devait être un empêchement vous sera un moyen très divin ! Soyez donc fidèle, au nom de Dieu, à aimer et faire tout ce que vous pourrez pour vous servir humblement et suavement de ce que Dieu vous met entre les mains en votre condition. Regardez [157] M. N. comme donné de Dieu à votre âme pour lui être un principe de beaucoup de grâces par les rencontres qu’il vous causera de quelque manière que tout vienne, et ainsi étant malade, servez Jésus-Christ en sa personne. Quand son humeur vous causera de la peine et qu’il vous en donnera par un million de manières et de rencontres que la Providence diversifiera admirablement pour votre bien, voyez-y et y goûtez Jésus-Christ couvert de peines et défiguré par sa croix. Et sachez que, si l’on pouvait trouver l’entrée de cette divine Sagesse de Jésus-Christ, l’on rencontrerait un torrent d’eau vive qui donnerait la vie en infinies manières quoique toutes semblables, étant en Jésus-Christ.

Je ne puis vous exprimer ma joie remarquant que vous commencez de goûter les effets de cette eau vive et que, comme vous dites fort bien, ce qui vous aurait donné la mort et qui vous aurait été insupportable vous est présentement délicieux et que non seulement vous y trouvez la vie mais une souveraine consolation. Ce qui est la cause que vous ne trouvez pas dans vos lectures et dans vos autres exercices intérieurs ce goût divin que vous rencontrez dans cette captivité petite et humble à servir et à obéir à Mr N., ne pouvant pas voir si sûrement l’ordre divin en ces exercices que dans ces providences humiliantes. Vous trouverez toujours que dans l’usage de cela il y aura pour vous plus de force et plus de lumière pour mourir que dans toute autre chose, quelque sainte et grande qu’elle puisse être. C’est pourquoi vous trouverez que ce que vous faites pour le divertir et pour le [158] soulager ne vous causera pas des distractions : au contraire cela vous recueillera et vous ouvrira la porte pour trouver Dieu, autant même que ces choses vous donneront de peine.

Tout ce procédé de grâce dépend de la fidélité que vous aurez à mourir par toutes ces rencontres de providence, ce qui non seulement purifiera votre âme mais aussi vous simplifiera en vous retirant du multiplié1 et en vous appropriant pour voir votre sujet et pour en jouir en simplicité. C’est pourquoi faites doucement ce que vous pourrez pour vous comporter comme je vous ai déjà dit, en vous simplifiant mais en vous soutenant en votre sujet. Et votre sujet s’échappant de votre esprit après ces humbles et douces diligences, pour lors soutenez-vous simplement, alors vous trouverez, quoique vos sens aient peu de multiplicité, que votre fond aura un je ne sais quoi, c’est-à-dire une nourriture en votre sujet par la foi simple qui l’occupe, qui vous fera bien voir qu’encore que vous n’ayez pas bien du distinct, vous ne laisserez pas cependant d’être très occupée intérieurement.

Vous faites bien d’être fort fidèle aux quatre heures d’oraison que vous faites, mais quand la Providence vous en dérobera, pour lors laissez-vous heureusement surprendre à cette aimable larronne qui ne vous dérobe jamais rien que pour vous donner au centuple. Et ce que vous me dites marque très assurément que l’Esprit de Dieu y est, savoir que quand vous quittez l’oraison après ces quatre heures, vous seriez encore toute prête pour en faire davantage, car assurément l’Esprit de Dieu affame et altère toujours, mais très agréablement et sans [159] inquiétude lorsqu’on ne peut en faire davantage. Vous ne m’avez jamais mieux exprimé votre intérieur ni mieux dit ce qui s’y passe, soyez-en certaine : c’est pourquoi je renvoie votre lettre avec celle-ci afin qu’en gardant l’une et l’autre elles vous servent, d’autant que cela vous sera utile pour toute votre vie.

L’Esprit de Dieu est dans nos âmes et y fructifie comme nous voyons que les plantes viennent dans nos jardins : elles croissent toujours par le dedans et par leurs racines ; et ces racines s’augmentant peu à peu et fructifiant, les arbres croissent toujours et dans la suite produisent les fleurs et les fruits, sans changer, quoique qu’il [sic] y ait toujours et incessamment du changement. Ainsi il est bon de savoir que notre intérieur est un vrai arbre de vie qui doit toujours croître, et, quoiqu’il nous paraîsse différent selon les divers temps, que cependant dans la vérité c’est le même qui dans ces divers temps prend ses augmentations. Je ne vous ai jamais tant aimée que je le fais, car il est très vrai que votre intérieur change infiniment. Soyez, au nom de Dieu, bien petite et bien humble, car j’espère que tout ce que je vous ai dit arrivera. Et en vérité j’en vois et en remarque de beaux commencements de grâce qui vous doivent infiniment consoler. Prenez donc courage et cultivez avec plaisir ce petit et agréable arbre que la main du Très-Haut a planté.

- DM 2.29.

1multiplié et non multiple. Idée dynamique.

9. De J. Bertot. 1674 ? 

Je me réjouis que votre voyage se soit bien passé et que vous soyez de retour. Je vous assure que la solitude fait respirer tout un autre air que le monde. L’air du monde non seulement est infecté en plusieurs manières mais encore il n’a nul agrément, comparé à celui de la solitude où l’on goûte en vérité le printemps et une sérénité qui contient le goût de Dieu. Dieu seul est le printemps de la solitude et c’est là qu’on le goûte.

Il est vrai qu’avant que cela soit et que l’âme ait le calme, le désembarrassement et le reste que Dieu communique en solitude, il faut peiner et travailler, la nature se vidant d’un million de choses qui empêchent l’âme de goûter à loisir cet air doux et agréable d’une solitude calme et tranquille qui à la suite lui est vraiment Dieu : car qui fait cette solitude si [313] belle, si sereine, si douce et si agréable, sinon Dieu, qui se donnant à l’âme et l’âme L’ayant trouvé elle le goûte et en jouit comme nous jouissons de l’air agréable du printemps, de la beauté des fleurs, de leur odeur plaisante et de tout le reste.

En vérité les créatures, et le soi-même encore plus, sont un vrai hiver à l’âme qui y habite, et quand l’âme trouve Dieu, elle trouve le printemps en toute manière par la solitude et l’éloignement du créé en repos et cessation de tout. Je vous avoue qu’un je ne sais quoi me fait soupirer, avec patience et sans désir, après l’entier dégagement de la manière que Dieu le voudra. Je l’espère par le règlement de toutes choses qui sont, Dieu merci ! en Sa main, et si je me vois une fois en ce printemps de la solitude, qui que ce soit ne me raccrochera, avec l’aide de Dieu…

Je vous avoue que les choses de la terre, les dignités et les grands biens sont une pauvre affaire. N. avec tous ses biens est peut-être bien empêché. Les biens modérés ne sont bons en cette vie que pour être des murs afin que les créatures ne viennent pas inquiéter les personnes solitaires que Dieu n’appelle pas au grand don de pauvreté. Mais en vérité il faut que cela soit bien modéré puisque, quand il y en a plus qu’il ne faut, cela fait toujours un autre tracas et embarras. Heureuses les âmes qui ont le don de la pauvreté absolue, car par là elles ont l’entière solitude sans aucune crainte. Mais c’est une chose que j’admire de loin, me contentant de ma petite grâce et de ma petite solitude. Car selon ce don de pauvreté la solitude est grande. Pauvreté de biens, d’amis, [314] de créatures : voilà la grande solitude, à laquelle je ne prends part que selon le don de Dieu à mon âme.

Je prie Dieu de vous y donner part et de vous faire bien entendre le grand bruit des créatures, du soi-même et généralement du créé. Mais cela ne sera que goûtant la sérénité, le repos et le plaisir de cette agréable solitude. Comme j’en parle, l’une découvre l’autre et sans y penser. On se trouve entrant en cette solitude comme une personne qui serait dans le milieu de Paris les yeux fermés et les oreilles bouchées, qui, en ouvrant les uns et les autres, est fort surprise du tumulte et de l’embarras qui se découvre. « Eh ! mon Dieu ! dit l’âme, où étais-je ? je ne voyais ni entendais cet effroyable chaos, mais retrouvant mes yeux et mes oreilles par le don de la solitude en Dieu, je vois tout autre chose. Cependant un doux contentement, une tranquillité admirable, un éloignement du créé et généralement une satisfaction par une jouissance de toutes choses ayant perdu toutes choses, me fait goûter le printemps dans la solitude. »

Voilà quelque petit crayon de ce que la divine lumière en cette solitude donne peu à peu à chacun selon sa capacité et ainsi en n’étant rien elle est toutes choses et en ôtant tout elle donne tout. Et c’est pour cet effet que Jésus-Christ dans tous les états de sa vie a toujours été solitaire et a opéré tous Ses mystères en solitude. Prenez-y garde, ce serait un détail agréable à voir ; mais vous le pouvez facilement observer dans chaque mystère. Je prie Notre Seigneur qu’il vous donne une sainte année.

DM 2.58, que l’on peut relier aux épisodes décrits dans Vie 1.20.3-4 (Petit voyage. Péril en carrosse. Pèlerinage à Sainte-Reine, juillet 1673) et Vie 1.20.10 (La légèreté de son frère risque de ruiner son mari, novembre 1674).

10. De J. Bertot. Avant juillet 1676 ?

Il faut être bien convaincu que toute âme qui est appelée au don de soi et qui, par fidélité, doit consommer cette grande miséricorde ne le fera jamais que par la mort et autant qu’elle aura à mourir. Dieu n’opère dans notre âme aucun changement que par amour, et cet amour est le feu qui doit consumer et nos imperfections et nous-mêmes. Or cet amour a une opération en croix et par les croix : ainsi jusqu’à la fin, l’amour ne cessant point, la mort sera toujours et ira toujours croissant. C’est pourquoi, comme l’amour dans le fond de notre cœur et de notre âme ne dit jamais : « c’est assez », aussi la mort ne cesse jamais mais va plutôt toujours augmentant, de même que nous voyons que le feu s’augmente toujours par son opération même et qu’un petit feu devient un grand incendie en consumant et changeant son sujet.

Or ces morts sont différentes selon le degré où l’âme en est : car comme l’amour est la cause de la mort, aussi la mort a ses différents degrés comme l’amour les a. Au commencement les morts sont palpables et sensibles. Dans la suite que ces morts s’avancent, peu à peu les morts deviennent davantage dans l’esprit, et ainsi plus déraisonnables, c’est-à-dire que les morts nous sont causées par un million de [161] choses, soit par le dedans de nous, soit par le dehors, où la raison ne trouve point où s’appuyer, de manière qu’elle perd sa route. Au commencement que la mort touche les sens, on règle facilement, quoique avec peine, ses fidélités pour les occasions de mourir, mais à la suite que les morts deviennent plus fréquentes et qu’elles touchent la raison et l’esprit, insensiblement, elles font perdre les lumières qui aident à se conduire. Et l’esprit et la raison perdant fond par les morts et dans les morts, n’ont plus d’autre conduite et d’autres moyens pour se conduire que les morts mêmes et les occasions de mourir, qui sont si fréquentes en ce temps-là que tout ce qui est au-dedans et au-dehors devient occasion de mourir par une sagesse divine, qui sait tellement se servir de tout et qui sait si bien ajuster et si bien ordonner naturellement tout le dedans et le dehors de nous-mêmes, c’est-à-dire tout ce qui est de providence sur nous tant intérieurement qu’extérieurement, qu’en tout nous y trouvons des précipices pour mourir.

Au commencement de ce degré, Dieu ne commence que par quelque occasion particulière comme celle que vous me marquez, mais dans la suite que l’âme est beaucoup fidèle et qu’elle fait grand usage de morts, tout devient occasion de mort et l’âme s’en voit tellement affligée que, si Dieu ne la soutenait fortement, comme Il fait, elle aurait un million d’occasions de tristesses. Car elle ne voit que des occasions de mourir, tout se changeant (par un secret qu’elle ne peut jamais comprendre) en mort, et dans la suite même tout devient tellement mort et providence de mort sur elle qu’elle n’a [162] aucune consolation et aucun appui qu’en mourant et se laissant mourir. De dire les petites tristesses de la nature, les incertitudes des sens et de l’esprit, les égarements continuels de l’âme, cela ne se peut au commencement ni même un long temps. Car comme Dieu a dessein non seulement de purifier les sens mais même l’esprit, il faut qu’Il détruise la propre conduite de l’âme, et pour cet effet Il ajuste par sa Sagesse les occasions de mourir, afin de nous retirer de ce qu’il y a de plus délicat en nous, comme est l’assurance de notre perfection, de notre salut, et ainsi afin de pouvoir trouver quelque appui en quelque effet divin en nous.

Dieu donc, pour détruire tout cela et ainsi pour nous perdre plus profondément en Lui, nous fait mourir et nous donne les occasions de mourir par nos propres misères, par nos propres faiblesses et par un million de choses qui sont prises de nous-mêmes, dont Dieu se sert sans que nous puissions jamais nous ajuster et à en faire usage qu’en mourant et en nous perdant. De même aussi de toutes les choses extérieures : Dieu les tourne et les ajuste de manière que nous avons beau faire pour nous précautionner et ajuster raisonnablement notre conduite, les occasions de morts seront toujours présentes malgré nous par toutes les choses qui nous arrivent par notre état auxquelles nous sommes de toute nécessité obligés de vaquer, ce qui assurément est un effet de Sagesse divine sur nous et comme le feu du purgatoire, lequel est invisible et va s’attachant au-dedans et au-dehors de nous. Aussi Dieu par Sa divine Sagesse conduit l’âme à l’obscur, et insensiblement par l’obscurité de la foi la fait ainsi tomber comme [163] dans un précipice où elle ne voit goutte pour se conduire et où par conséquent elle ne trouve que mort.

De dire tout le détail, cela est impossible : il suffit que l’âme sache que la foi commençant peu à peu dans une âme, la conduit imperceptiblement à la mort et que la foi augmentant, la mort augmente, et que pour toute conduite et aide, quand l’âme s’aperçoit que sa raison perd fond dans ces croix et dans ces morts, elle doit se tenir ferme à mourir, sans en voir le moyen ni découvrir la fin de sa mort. Et pourvu qu’elle se laisse mourir avec fidélité ou que même, paraissant être infidèle à la mort même, elle tâche encore de mourir par cela même et ainsi de mourir à l’infini par toutes les occasions de mort, elle trouvera que la mort sera son appui sans appui, car qui dit mourir ne dit pas fond ou assurance, mais bien perte sans ressource. Et ainsi par diverses morts on apprend sans apprendre perceptiblement que la mort est le tout, et que mourir est le bien et le tout qui nous fait trouver un bonheur qu’on ne peut exprimer mais qu’en vérité l’âme goûte.

Où il faut savoir que la raison du procédé de la Sagesse divine sur Jésus-Christ, et par conséquent sur les âmes qu’Il destine pour Lui, de les conduire par la mort et de les faire vivre de mort est que, comme Dieu n’est rien de ce que nos sens et notre esprit peuvent comprendre et que même Il est infiniment au-dessus, Dieu voulant Se donner à une âme il faut qu’Il S’y donne et qu’insensiblement Il S’y écoule par le moyen de la mort : autrement il serait impossible que l’on pût jamais arriver à autre chose qu’à ce que les sens et l’esprit comprendraient, [164] conservant toujours quelque chose de conforme à la nature pour les nourrir et pour les soutenir. Et voilà même la raison pourquoi la Sagesse dans la mort et par la mort se sert de ce qui est en nous et hors de nous plus propre à égarer et mettre hors de conduite notre raison : autrement elle irait toujours par ce qu’elle connaîtrait et qu’elle trouverait de plus avantageux, et ainsi elle ne se laisserait jamais conduire à Dieu qui veut être pleinement le maître de nous-mêmes et qui jamais ne prend plaisir d’étaler Ses miséricordes et Ses grâces que dans une âme où Il peut régner pleinement et à Son gré. D’où vient qu’autant qu’une âme s’aperçoit qu’elle n’est pas pleinement aveugle et soumise en toute manière à Dieu, prenant son seul plaisir dans Son inclination ou dans ce qu’Il désire, quoiqu’elle n’y comprenne rien, elle ne pourrait jamais aborder en terre ferme, d’autant qu’il n’y a que le seul plaisir divin et par conséquent l’ajustement à son ordre qui puisse affermir et assurer l’âme.

C’est ce que l’on a vu en Adam : Dieu attache Son règne entier et la confirmation de Sa grâce à une chose si petite comme de s’abstenir de manger d’une pomme afin qu’Adam captivant son jugement et tout soi-même en cette obéissance, Dieu fût pleinement le maître de tout lui-même. Car de considérer le précepte en soi, il n’est de rien : il le faut seulement envisager dans la soumission totale et la dépendance souveraine que Dieu voulut qu’Adam eût de Lui, afin de faire subsister Ses dons très magnifiques en son âme et même Sa pleine autorité sur toutes les créatures. Il y a dans l’Ecriture Sainte quantité d’exemples [165] semblables pour nous faire comprendre cette vérité, et il est très vrai que nous ne venons jamais et n’arriverons aucunement à la pleine liberté de nous-mêmes que par l’entière soumission à la conduite de Dieu, ce qui ne se peut exécuter que par la suite des morts tant intérieures qu’extérieures que la Sagesse ordonne sur nous.

Mais la nature a des difficultés infinies à mourir, soutenant toujours ses droits, tantôt se tenant à une chose, tantôt à une autre, comme nous voyons qu’un homme se noyant s’attache à tout ce qu’il peut pour conserver sa vie ; et ainsi l’âme dans les morts, selon le degré où elle en est, a ses arrêts et ses soutiens. Et je ne m’étonne point que vous ayez tant de peine à perdre ce calme et cette paix qui certifient votre âme, d’autant qu’il faudra qu’elle soit bien dans un avancement plus grand qu’elle n’est pour se laisser aller au long et au large par les morts sans avoir d’autres appuis ni certitude que la mort. Et cependant il faut tant et tant mourir qu’on en vienne là ; autrement on n’arrivera jamais à Dieu même. Car comme il est impossible que la foi fasse aucune démarche dans notre cœur qu’autant que la mort le prépare, aussi il est impossible que l’on vienne à approcher Dieu que par la pointe cruelle des occasions qui nous font mourir. Et toutes les personnes qui n’ont point l’âme assez généreuse pour vraiment mourir par toutes les occasions que je viens de dire ne doivent point s’attendre au bonheur de trouver Dieu et de vivre en Lui en cette vie.

La science même de la mort est en quelque manière l’unique nécessaire, puisqu’il est vrai que Dieu y attache le moyen d’arriver en cette [166] vie à notre bien et même d’en jouir : ainsi il faut tâcher non seulement de se confirmer pour porter avec fidélité les morts, mais même faire tout son possible pour ajuster doucement et humblement sa correspondance selon le degré de ces mêmes morts. Ainsi il est d’importance que vous soyez fidèle passivement à vous laisser en croix autant que Dieu le voudra, tâchant peu à peu de vous y conserver par la foi nue qui vous certifie de ce bonheur. Il ne faut pas rejeter les petites consolations et certitudes que Dieu vous donne pour vous faire demeurer en croix et en mort, mais quand Dieu vous les ôte et qu’Il vous laisse en nudité pure, laissez-vous y autant qu’Il voudra, quoique vous n’aperceviez nul bien de ces croix : il suffit seulement que vous mouriez et qu’elles vous fassent mourir, c’est-à-dire qu’elles vous crucifient, et vous verrez dans la suite que leur effet sera [d’autant] plus solide et plus véritable que moins il aura été perceptible et compréhensible à votre raison.

C’est pourquoi l’âme est sollicitée selon les démarches qu’elle fait d’accompagner la mort qu’elle a à souffrir intérieurement et extérieurement de sa correspondance selon son degré d’oraison. Car quand elle commence à se simplifier, elle doit être plus simple en ses morts, et quand sa simplicité augmente, de même elle doit agir à l’égard de ces morts selon le degré de simplicité ou de passivité où elle en est. Et si dans le degré de simplicité, les morts sont difficiles à porter à cause que l’âme y demeure en simplicité, dans les degrés de passivité c’est encore tout autre chose, d’autant que pour lors, l’âme étant beaucoup destituée de son soutien et [167] de sa correspondance, elle y est aussi plus au pouvoir de la mort pour la traiter au gré de Dieu, sans que l’âme puisse s’aider d’autre manière que passivement souffrant les croix et se laissant dévorer à la mort passivement, comme elle agit dans l’oraison passivement. Ce que l’âme peut avoir pour la certifier, c’est de se consoler de fois à autre un peu dans la lumière de la foi, laquelle ne s’éclipse jamais pour les occasions de mourir, pourvu que l’âme soit fidèle à vouloir mourir et à faire même ce qu’elle peut. Et quand par faiblesse l’âme tombe et qu’elle se voit accablée de quantité de défauts, si elle est fidèle à se servir de la pointe de mort et de crucifiement que toutes ces choses contiennent (quoiqu’elles viennent de notre mauvais cru), elles ne laissent pas de nous donner le moyen de mourir ; et la foi, très obscure dans ces occasions-là, et si vous voulez même très obscurcie, ne laisse pas de demeurer cependant foi et lumière divine, qui se sert de toutes ces misères pour nous faire pénétrer encore plus avant dans nous-mêmes et nous faire mourir plus hautement et plus profondément.

Où il faut remarquer que les choses extérieures en la main de la foi sont merveilleuses pour nous faire mourir. Mais c’est encore tout autre chose de nos pauvretés, de nos misères et de nos péchés, en la main de cette divine lumière allant bien plus profondément, furetant et cherchant notre propre vie et notre propre soutien jusque dans le fond de nous-mêmes pour y porter le glaive de mort ; et l’âme qui est assez heureuse de soutenir la foi en ces occasions reçoit un bien et un [168] avantage de la mort qui ne se peut concevoir.

C’est pourquoi il suffit de se laisser comme on peut et de suivre de son mieux les occasions de mourir en se soutenant en foi sans foi même, d’autant que tout le perceptible de la foi qui peut demeurer dans nos sens s’évanouit, et l’âme déchéant de cette manière de tout soutien devient bien plus en état, si elle est fidèle, de se laisser aller au gré de Dieu, comme nous voyons qu’une pierre n’étant arrêtée de rien roule par son propre poids dans un abîme d’eau sans jamais y pouvoir trouver la fin. Et la marque même que l’âme qui est avancée en passivité peut avoir pour assurance qu’elle est bien dans ces morts et dans ce que je viens de dire est qu’elle ne trouve point de fond ni d’appui en rien, c’est-à-dire qu’elle n’a d’assurance ni par ses morts ni par sa lumière, ni enfin rien qui la puisse appuyer.

Et supposé que l’âme ait la fidélité suffisante pour se perdre beaucoup par ses morts, quoiqu’elle ne voie ni ne puisse voir le moyen comment les vertus divines naîtront en elles, cependant cela sera, d’autant qu’il est certain que c’est par cet unique moyen que Dieu laboure la terre qui les doit produire ; et comme Dieu seul est la racine et le fond de telles vertus, aussi est-il impossible qu’elles viennent jamais dans une âme que par la mort et autant qu’elle meurt. Si bien que dans la suite que l’âme meurt beaucoup à soi, insensiblement et sans que l’âme puisse jamais apprendre le moyen, elle trouve que de sa pourriture et de ses cendres naissent les vertus, conformément aux morts qui l’ont pénétrée et dévorée. Ainsi l’âme peut [169] juger des vertus divines qui l’ennobliront dans la suite par toutes ces occasions de mort et de mourir qui lui sont ordinaires. C’est pourquoi laissez-vous mourir autant que vous pouvez, et même, que la vue du défaut des vertus vous y aide, et vous verrez que ce que je vous dis est vrai.

Ces principes généraux vous instruiront en particulier de ce que vous devez faire, sans que j’aie besoin de vous tout particulariser. Ce que vous me dites de votre domestique est ce qu’il vous faut pour vous humilier et vous faire souffrir : bien de telles occasions vous seront utiles et j’espère que la bonté de Dieu vous en fournira assez en toute manière. Ce que vous avez fait ensuite est bien et de la manière qu’il faut pour purifier les fautes qu’on y peut avoir commises.

Il est de grande conséquence, dans le degré où vous êtes, de soulager votre âme autant que vous pourrez en la tenant gaie : autrement, sans s’en apercevoir, elle serait toujours en réflexion sur certaines peines qui causent les morts, et, par là et en voulant trop mourir à soi selon son gré, on ne mourrait pas. N’ayez donc pas de crainte que votre travail vous nuise : c’est un petit soulagement des sens de l’ordre de Dieu, et ne vous étonnez pas des espèces qu’il vous cause. Laissez-les doucement évanouir en les remettant en foi.

DM 2.30 ; avant la mort du mari, si l’on admet que l’édition suit l’ordre chronologique. Indice d’attribution :  allusion à la fille, domestique insolente.

11. De J. Bertot. Avant juillet 1676.

Je ne manquerai pas, Dieu aidant, d’aller à Notre-Dame de la Délivrance et de faire la neuvaine que je commencerai la veille de Noël. Je vous prie de dire à N. que le mal1 a cela, tout de même que les croix, qu’il contient en soi l’oraison et les applications à Dieu, qu’il les faut faire seulement selon que l’on voit que le mal le requiert pour ne pas s’intéresser, que l’ordre de Dieu demande seulement en ce temps l’abandon, la paix et le silence pour souffrir en ces dispositions avec quelques retours amoureux, non par acte, mais par abandon et par état : ce qui retranche insensiblement la corruption de la nature, qui flue aussi bien en [305] ce temps-là qu’en un autre, spécialement quand l’âme ne se tourne pas vers Dieu selon son biais et selon le dessein de Dieu sur elle. Il faut donc retrancher prudemment tout ce que l’on peut voir qui pourrait incommoder, car la foi supplée à tout et contient toutes les opérations extérieures et fait que l’âme étant dans sa disposition privée soit d’oraison soit de communion, les retrouve éminemment en ce qu’elle souffre ou fait par ordre divin, qui est souvent plus efficace non seulement pour produire la grâce mais pour détruire les défauts, par la raison qu’étant dans le divin ordre chaque chose manifeste les défauts qui sont en l’âme par la pratique et expérience. Je ne sais si vous m’entendrez et elle aussi2.

Je vous ai tant parlé de la petitesse et comment vous la devez pratiquer qu’à moins d’une lumière actuelle pour cet effet précisément je ne puis vous en dire davantage. Peut-être le divin enfant m’en donnera-t-il quelque chose à Noël. Mais lisez et relisez mes lettres et vous y trouverez plus que vous ne croyez, la divine lumière y ayant été car la divine lumière qu’elle contient tout et dit tout selon la disposition des yeux qui la voient, et en vérité elle a tant été pour vous et pour N.2 que j’en suis étonné.

Sachez que jamais vous ne trouverez rien que dans l’Enfance et que là vous trouverez tout : ce sera votre trésor. Cette Enfance dit simplicité, joie en docilité d’un enfant, si bien que, pour que cela soit et que cette divine lumière qui vous est propre soit avec étendue selon l’ordre divin, il faut que la nature meure à tant de choses : précipitations etc. et enfin [306] que vous tâchiez de vivre toujours en esprit. Rien ne vous fera entrer dans cette divine lumière d’enfance qui vous est propre que la foi qui retranche l’usage des sens élevant l’âme en esprit. C’est dans cet esprit de petitesse que vous pouvez trouver seulement la solidité et la confiance. Au contraire, cela n’étant pas, votre esprit est toujours comme un oiseau sur la branche en avidité et en recherche. Enfin, sachez que tout de même qu’un enfant ne peut jamais trouver que son malheur dans sa propre volonté, sa volonté n’étant pas accompagnée de sagesse, jamais aussi vous ne trouverez rien en votre propre volonté, et au contraire par la divine conduite vous trouverez la divine Sagesse dans la soumission aveugle à la volonté d’autrui. Remarquez cela pour toujours.

Il faut non seulement que vous preniez garde par la lumière divine aux choses qui accompagnent l’état d’Enfance de Jésus-Christ, comme la pauvreté, l’abjection et le reste, mais [aussi] à ce qui le constituait qui était cette petitesse d’un enfant, ce manque de volonté et de conduite et tout le reste qui constitue l’enfance, car c’est en cela qu’est le fond de la lumière et Sagesse divine, sans quoi vous n’aurez jamais l’état d’Enfance en vérité. Ceci est fort et il y aurait infiniment à dire étant d’une lumière très grande. Appliquez-vous à chaque parole, non pour en prendre l’écorce mais pour en puiser avec l’âme de la divine lumière le fond et l’essence, car c’est en cela que consiste l’Enfance divine pour vous ; et si vous pouviez perdre heureusement votre volonté pour une autre que Dieu vous a choisie, [307] vous trouveriez par là la divine Sagesse et vous ne le ferez jamais autrement.

Par là, la divine Sagesse vous donnera la pauvreté, l’abjection et le reste de ce qui accompagne l’Enfance ; et jamais rien de cela ne vous viendra qui soit effet de la divine Sagesse que par perte de volonté, de conduite, et en vous laissant conduire par autrui comme un enfant. Autant que cela arrivera, autant vous entrerez dans votre grâce ; cela manquant rien ne viendra, et cela est si vrai qu’au cas que vous soyez fidèle et que vous quittiez le passé pour entrer dans cette grâce, Dieu ne manquera pas jusqu’au dernier moment de votre vie de vous donner un homme qui par son ordre aura effet de grâce sur vous, et quand cela ne sera pas ce sera une marque que vous ne serez pas fidèle à votre grâce. Quand Jésus enfant ou plutôt quand l’état de l’Enfance de Jésus eut cessé, Saint Joseph est mort. Sans y penser, en écrivant, la lumière est venue abondamment.

Prenez, au nom de Dieu, garde à votre grâce et aux renouvellements intérieurs qui la marquent car ils sont vrais comme je vous l’ai mandé. Faites application forte à ce qui constitue essentiellement votre état et par où vous doit par conséquent venir la lumière et la grâce qui sera la mère qui engendrera le reste, je veux dire les accompagnements de la Sainte Enfance. Vous n’aurez d’oraison que par là, et tout le reste vous y sera communiqué. Omnia bona mihi venerunt pariter cum illa, et innumerabilis [b]onestas per manus illius3.

- DM 2.56.L’attribution est incertaine, v. note 2.

1Allusion possible au mal du mari, atteint de la goutte.

2Une personne accompagnant Madame Guyon ?

3Sag., 7, 11 : « Tous les biens me sont venus avec elle, et j’ai reçu de ses mains des richesses innombrables. » (Sacy).

12. De J. Bertot. 22 mars 1677.

Découvrir la divine Providence en tout.

Il est de la dernière conséquence de reconnaître beaucoup Dieu et la conduite de Sa divine Providence dans tout ce qui nous arrive, non seulement par le ministère des hommes mais encore par les saisons et les incommodités naturelles qui surviennent comme cela est beaucoup naturel et ordinaire. L’on y est presque toujours surpris et l’âme par conséquent s’y laisse insensiblement conduire naturellement, mais quand elle est fidèle à réserver sa vue surnaturelle en foi pour y découvrir Dieu et Son divin ordre, elle L’y trouve aussi purement et même souvent plus que dans les autres natures de croix et de peines qui surviennent et où Dieu y paraît plus clairement, où il faut remarquer que plus les choses qui nous peinent, nous renversent et nous crucifient, sont naturelles et qu’ainsi Dieu y est plus caché et inconnu, plus Dieu s’y trouve quand, par la foi, l’âme meurt assez à soi pour outrepasser tout ce naturel et cet inconnu afin d’y rencontrer cette divine et adorable Providence à laquelle rien n’échappe et qui est le principe général de tout ce qui est et de tout ce qui arrive dans la terre, de manière [f. 1 v°] qu’autant que l’âme envisage tout cela en foi et que par ce moyen elle en surnaturalise l’emploi et généralement tout ce qu’elle souffre, par telles occasions elle y trouve Dieu très hautement.

Donc l’on peut tirer une consolation très avantageuse pour une âme amoureuse de Dieu, [à] savoir que tout ce qui est de plus naturel dans la vie de l’homme peut être relevé très éminemment dans la jouissance de Dieu et qu’ainsi une âme qui peu à peu par la fidélité et par l’oraison s’approprie à l’usage de la foi, peut rendre surnaturel tout ce qu’il y a de plus naturel en sa vie, non seulement pour les souffrances et ce qui nous fait souffrir mais généralement pour tout ce qui peut être l’occupation et l’emploi de la vie.

De là on peut voir la perte que font les âmes peu éclairées de la foi et qui ont peu d’usage de son exercice par l’intérieur, d’autant qu’il y a infiniment des temps vides en leur vie à cause que n’ayant pas en elles le moyen de trouver Dieu en toutes choses, tout ce qu’elles peuvent faire au plus c’est de pouvoir Le reconnaître dans les plus grandes croix et afflictions qui leur arrivent, demeurant [f. 2 r°] comme toutes naturelles dans tout le reste, car tout de bon il n’y a que la foi et les yeux éclairés en foi divine qui puissent découvrir et pénétrer Dieu dans tous les moments de la vie, si naturel comme esta tout ce qui nous arrive de moment en moment, soit par les saisons, les mauvaises rencontres, les embarras de la vie, le boire et le manger, et le reste qui fait tout l’emploi de chaque jour.

De prime abord cette lumière de la foi demande de l’application et beaucoup de fidélité pour y découvrir Dieu par la Providence et par la conduite, mais à la suite, peu à peu, par telles fidélités, les yeux s’ouvrent comme si naturellement que la chose devient très facile à peu près comme nous voyons que nos yeux corporels étant capables de la lumière du soleil, nous voyons et nous découvrons sans peine la beauté des objets et nous discernons facilement leur mérite1. Vous faites très bien d’être fidèle autant que vous le pouvez à votre oraison et quand la Providence vous fournit des embarras qui semblent nous en ôter la commodité, ne vous embarrassez pas : tâchez plutôt d’ajuster votre correspondance et l’emploi de votre esprit [f. 2 v°] selon que vous voyez que vous le pouvez, car étant à cheval ou au milieu des distractions de votre emploi, vouloir faire votre oraison aussi tranquillement que si vous étiez dans une profonde solitude, c’est hors l’ordre de Dieu. Quand vous faites donc votre oraison dans ces temps, ou souffrez patiemment les distractions qui vous y viennent, ou contentez-vous de vous tenir doucement en la présence de Dieu par une inclination amoureuse et paisible et pour lors cela suppléera aux lumières et à l’occupation intérieure que vous pourriez avoir étant plus à vous.

Vous faites très bien de continuer vos dévotions autant que vous le pouvez, car vous en tirerez toujours et beaucoup de fruit et beaucoup de consolation, Dieu prenant plaisir dans ces temps de remplir les fidélités aux autres occasions où il y a à mourir. Continuez aussi à vous conduire comme nous l’avons dit, étant mieux et plus utile pour l’intérieur et pour la gloire de Dieu d’avoir un peu de faute et de force dans votre emploi que dessus languissant de faiblesse, ce qui vous embarrasserait beaucoup.

- Pièce 7248 du ms. 2174 des Archives Saint-Sulpice, référence que nous abrégeons par A.S.-S. 7248. Il s’agit de la copie par Isaac Dupuy de la seule lettre que nous possédions de Bertot datée et adressée nommément à Mme Guyon.

asont ms.

1anacoluthe.

13. De J. Bertot. Avant 1678 ?

Je vous aurais écrit pour vous consoler et pour vous dire deux ou trois mots de la disposition où vous deviez être selon votre grâce dans votre mal : vous m’avez prévenu, [ce] dont je vous remercie et dont j’ai bien de la consolation.

Pour répondre à la vôtre, je vous dirai que pour l’ordinaire le grand effet de grâce que Dieu prétend en donnant des maladies aux personnes qui sont amoureuses de la sainte oraison et qu’il destine pour l’union en simplicité de foi est de les dénuer par là peu à peu et de leur ôter un million d’appuis que la nature ne quitterait jamais. Souvent même quand les âmes sont fortes, Dieu se plaît en cet état de les mettre en telle déréliction et tout ensemble de laisser leur pauvre nature comme des chevaux échappés sans être domptés ni arrêtés par rien, car, comme en ce temps le corps étant affaibli il ne leur reste nulle correspondance ni force, ainsi sont-elles du côté de Dieu et de leur part aussi dénuées de toutes choses aperçues, oubliant tout à la réserve des douleurs qui les pressent et d’un million d’instincts naturels qui les tourmentent.

Quand les âmes ne savent pas le secret divin et qu’elles regardent naturellement leur mal, attribuant seulement cet affaiblissement et cette pauvreté intérieure au mal qui naturellement [309] affaiblissant le corps diminue la vigueur de l’esprit, elles se tourmentent et souvent elles se font du mal et, bien plus, elles perdent tout le dessein de Dieu par telle maladie, ne faisant ni l’un ni l’autre, c’est-à-dire ne correspondant pas à Dieu par leur activité car elles ne le peuvent, et ne faisant pas usage du mal, se contentant de la bonne intention qui le souffre par pénitence ou autre motif au lieu de s’unir au dessein de Dieu qui dénue, fait perdre et prive de tout, non seulement des précédents exercices mais encore de toute correspondance. Si bien que, si l’âme fait application, la maladie est une merveilleuse grâce pour dénuer et faire tout perdre afin de conduire et traîner l’âme insensiblement et sans s’en apercevoir dans l’abîme de Dieu, pourvu que dans le mal la pointe du cœur soit seulement vers Dieu en abandon : je le veux, je suis à vous, faites comme il vous plaira. C’est donc l’abandon unique, en repos et paix, perdant tout soin de ce que l’on est ou de ce que l’on devient, qui est la grande correspondance au dessein de Dieu dans les maladies des âmes où la foi a bien commencé. Car les âmes qui ne sont pas là doivent prendre leurs motifs et s’aider de la vigilance pour la pratique de la vertu. Et ici le repos et l’abandon fait pratiquer toute vertu dans le mal quand l’âme est fidèle selon que je dis.

N’avez-vous jamais pris garde, sur le bord de quelque rivière, comment elle entraîne à son gré par son mouvement propre quelque morceau de bois qui flotte dans l’eau : il ne fait rien et il fait tout car il se laisse aller au gré [310] de l’eau qui le porte insensiblement jusqu’au plus profond de la mer1. Voilà l’exemple d’une âme qui correspond en simple abandon au vouloir divin dans le mal, lequel supplée et contient pour lors tout exercice, de telle manière que souvent même on les perd ; mais encore toutes les lumières, tous les goûts, et tout ce que l’on savait des voies de Dieu s’efface, devenant dénué de tout.

Quand l’âme a été bien fidèle de cette manière, les forces revenant peu à peu en l’esprit, et l’esprit se dépêtrant de la faiblesse comme d’un bourbier où il était abîmé, s’il n’y prend garde il devient fort actif et ainsi il se trouble. Mais il y faut prendre garde et continuer doucement son simple abandon en repos et en nudité trouvant là toute la simple et sainte multiplicité des divins mystères de Jésus-Christ par les saintes fêtes jusqu’à ce que le corps et l’esprit soient entièrement fortifiés et capables d’agir. Et vous remarquerez que, comme la main de Dieu par la maladie vous a dénuée et fait trouver tout en votre simple repos et abandon perdu, l’activité revenant par la main de Dieu, sans précipitation de votre part, vous retrouverez la sainte et féconde multiplicité des divins mystères avec bien de la grâce.

Il faudrait du temps pour vous parler de tout cela. Seulement je vous prie de vous faire souvent lire et relire ceci et vous y trouverez votre affaire. Ceci est fondé sur un grand et infaillible principe de la foi qu’il n’y a rien de naturel pour les âmes qui sont assez heureuses de vivre en foi, et qu’encore que les choses arrivent naturellement, tout est divin et [311] conduit par l’infiniment sage Providence. Si bien qu’il ne faut jamais rien regarder naturellement mais tout divinement, soit les maladies ou le reste qui nous arrive, tout étant pour la perfection de l’état où nous sommes, spécialement les âmes étant dans quelque simplicité de foi par vocation. D’où vient que quand une âme qui a déjà quelque commencement de cette grâce serait tellement avancée en âge que la vieillesse commencerait à l’affaiblir je ne doute point que cette faiblesse aussi bien que la maladie ne contribuât à la simplifier davantage, quoiqu’elle soit une cause naturelle, mais qui devient divine par le commencement de cette grâce surnaturelle et divine de simplicité ou de foi.

Vous dites fort bien que dans ce repos et dans cet abandon où l’âme perd tout soit du côté de Dieu ou d’elle-même, à la réserve de son nu abandon, elle a une délicatesse de conscience plus grande qu’auparavant quoiqu’elle ait moins et qu’elle fasse moins. Cela vient de ce qu’elle est plus purement et plus nuement sans son secours abandonnée à Dieu, et ainsi Dieu est son sensible, y ayant moins de naturel. Cela est certain, et c’est le moyen le plus solide et le plus infaillible pour connaître quand la privation, le dénuement et la simplicité sont de Dieu ou par une paresse naturelle. Car s’ils sont de Dieu, le sentiment devient délicat à cause que Dieu y devient le sensible de l’âme, qui ne peut rien faire de mal sans Le bien sentir ; et au contraire, s’ils ne sont pas de Dieu, mais par une intervention de l’âme, l’âme devient hébétée et aveuglée à ses défauts, à cause que, bien qu’il paraisse à l’âme qu’elle ne fait rien [312], cette paresse est multipliée secrètement et éloigne par conséquent de Dieu.

Prenez courage, demeurez comme Dieu vous met ; et à mesure que vos forces reviendront, reprenez simplement et en abandon vos petits exercices selon que votre cœur s’y trouvera porté et que l’ouverture par la lumière divine vous en sera donnée. Voilà une grande lettre que je prie Notre Seigneur de vous faire comprendre, car elle est d’infinie conséquence. Je suis à vous de tout mon cœur.

- DM 2.57 ; attribution incertaine.

1les Torrents développeront ce thème.

14. De J. Bertot. Avant 1678 ?

J’ai de la consolation que vous vous portez mieux. Tâchez de vous appliquer à ce que je vous écris, car c’est votre affaire et vous devez agir comme je vous le mande. Toutes ces pauvretés que vous me dites et que vous me direz encore sont une aide pour vous perdre et vous laisser en plus grande perte. Il faut y faire de votre mieux en tâchant avec abandon de vous corriger, mais quand la vue et même l’expérience de ces misères vous accable, il faut vous relever, non par force mais vous calmant et vous abandonnant. Si vous pouviez une fois bien comprendre cette leçon, vous seriez heureuse car vous remédieriez à vos défauts et vous arriveriez au même temps où Dieu vous veut qui est la mort de vous-même.

La corruption n’est-elle pas le principe d’une autre génération ? Ne voyez-vous pas qu’il faut qu’un oignon de tulipe pourrisse avant qu’il produise ? Comment se vider de la plénitude, de l’estime de soi, de la suffisance, de l’orgueil et de la promptitude qu’en voyant et expérimentant ce fumier ? Mais le malheur est quand l’âme ne se sert pas de ces vues et expériences en paix et abandon pour s’en défaire en cessant ou défaillant et non en opérant. Vous ne cesserez jamais de voir et d’expérimenter ces pauvretés jusqu’à ce que vous preniez ce procédé comme il faut et qu’ainsi [316] vous deveniez petite par ces vues comme une fourmi, non en vous décourageant mais en vous unissant à Jésus-Christ qui prend plaisir d’être dans un cœur et d’en prendre possession quand il est vraiment humilié.

Travaillez donc doucement et simplement comme je vous ai dit et écrit tant de fois1, faisant oraison et étant fidèle à chaque moment, et laissez travailler Notre Seigneur chez vous par vos pauvretés et par le fond de corruption qui se découvrira encore bien plus. C’est une chose admirable que ces vues étant dans un cœur humilié et doucement tranquille par l’ordre de Dieu, l’on trouve dans cette pauvreté et dans ce bourbier Jésus-Christ, et qu’au contraire se forçant par une secrète suffisance qui fait que l’on se veut remplir de vertus, pensant que ce soit un remplissement secret de Jésus-Christ, l’on s’éloigne de Lui.

Heureuse l’âme qui pourrit et pourrit encore un million de fois, car, pourrissant en paix et en abandon, elle germe à la suite ! Mais le tout est de faire ce que Dieu vous laisse à faire en cet état et de souffrir ce qu’Il veut faire Lui-même. Il veut, comme je vous viens de dire, que vous fassiez de moment en moment ce qu’il y a à faire et Il veut que vous souffriez en abandon ce que vous ferez.

Je prie Notre Seigneur qu’Il vous donne lumière car voilà le fond de votre conduite. Si vous aviez entendu le secret de Jésus-Christ incarné, vous auriez marché à grands pas et peut-être ne l’auriez-vous pas pu, votre nature étant trop forte dans son commencement. Je crois de plus que ce défaut passé vous servira encore infiniment pour pourrir, le portant avec [317] la même disposition que les pauvretés journalières. Soyez pour le passé et pour le présent en abandon paisible, faisant ce que vous avez à faire et à la suite, Dieu aidant, le grain étant pourri il germera, et ce que je vous pourrais dire arrivera ; mais ce ne sera jamais que vous ne soyez pourrie ! Vous m’entendez, car je ne parle point de la pourriture corporelle.

Lisez et relisez ceci, et sachez que jamais vous ne le mettrez en pratique de manière que votre esprit en soit content ; quand cela sera votre pourriture sera achevée et elle commencera à germer. Je ne sais si vous comprendrez ce dernier.

- DM 2.59 .

1Allusions à la nature volonta ire voire impérieuse de la jeune femme.

15. De J. Bertot. Avant 1678 ?

On ne saurait assez se convaincre combien il est de conséquence de s’ajuster aux providences de Dieu, et quoiqu’elles semblent nous empêcher et même souvent détruire nos desseins pour Dieu, il n’importe, pourvu qu’on s’y tienne avec une entière et nue fidélité. Un très long temps Dieu prend plaisir de faire passer et repasser les lumières pour convaincre l’âme et l’établir dans ce principe et dans cette vérité, mais quand il est suffisamment établi en l’âme, Dieu pour le purifier davantage efface toutes ces vérités, et soutient en nudité l’âme par ce principe même.

De vous pouvoir exprimer ce qu’Il produit [318] dans une âme vraiment nue et fidèle à mourir à tout et à tout intérêt, tant humain que divin, pour subsister uniquement dans l’ordre divin sans en découvrir aucune excellence ni où il conduit, ni où il prétend, cela ne se peut. Car il est vrai que ce que Dieu opère dans une âme vraiment nue de toutes choses subsistant de moment en moment par ce que Dieu fait en elle, est si grand qu’il donne de l’étonnement à l’âme qui en a l’expérience. Car comme Dieu par Sa pure opération ne peut dire que Lui-même, aussi l’âme mourant à toutes choses et à elle-même et recevant seulement ce que Dieu lui donne ou ce qu’elle a, soit intérieur soit extérieur, a la seule opération de Dieu. Et ainsi, quoiqu’elle voit souvent qu’elle ne fasse pas grande chose et qu’il lui paraisse aussi que Dieu ne lui fait rien, mais seulement qu’elle est occupée comme naturellement des choses qui lui arrivent et qui sont ordinaires dans son état et condition, au milieu de tout cela et en tout cela en mourant à soi pour y trouver seulement l’opération de Dieu, elle l’y trouve sans y rien trouver de différent. Et c’est cela proprement qui, la faisant mourir à un million de choses, travaille magnifiquement et fait vraiment l’ouvrage d’un Dieu et qui est vraiment à la suite de Dieu en elle quand Il l’a purifiée de tout ce qu’il y avait de contraire. Car il est certain que si nous savions bien nous laisser entièrement et nous abandonner entièrement à tout ce que Dieu fait en nous et autour de nous, c’est-à-dire à tout ce qui nous arrive, quelque naturel qu’il puisse être et même quelque détruisant et quelque renversant qu’il soit, nous [319] trouverions qu’il n’y a rien de mieux ni de meilleur pour faire tout ce qu’il faut faire en nous que ce qui nous arrive.

C’est pourquoi il vous est de grande importance d’ajuster votre âme peu à peu à ce procédé. Et cela étant, assurez-vous qu’elle aura souvent des régals intérieurs qui viendront du fond comme ceux que vous me marquez. Et je vous dis plus que je vous puis assurer qu’au degré où vous êtes vous ne devez pas accepter du premier abord la mélancolie et le petit abattement qui vous pourra arriver et qui vous arrive. Mais qu’au contraire pour correspondre à Dieu comme il faut et pour entrer dans Son dessein conformément à Son opération divine, vous devez contribuer à vous donner de petites joies et à réveiller votre cœur en Dieu toujours présent pour être Son aimable demeure. Mais quand vous avez fait doucement et humblement ce que vous avez pu et qu’il vous paraît que Dieu n’y correspond pas mais que vous êtes laissée en quelque tristesse, de quelque lieu qu’elle vous vienne souffrez-la comme opération divine, mais que cependant la pointe de votre cœur ait toujours quelque réveil pour la joie aussitôt qu’elle paraîtra et que Dieu permettra que cette aurore se représente sur votre âme.

Où il faut que vous remarquiez ceci comme de conséquence pour votre âme que la tristesse et l’abattement ne sont pas opération divine sur vous, qu’ayant fait de votre part ce que vous pouvez et devez pour l’outrepasser par la raison que cette mélancolie, cette tristesse et ce petit chagrin étant dans le fond de votre complexion naturelle , vous devez [320] toujours tâcher de vous en défaire afin de la surnaturaliser. Mais ayant par détour de vous-même fait ce que vous avez pu, pour lors Dieu s’en sert comme Il se sert de toute autre chose pour exécuter ce qu’Il prétend en vous. Et vous trouverez qu’agissant de cette manière, tout ce qu’Il fera en vous quelque souffrant et détruisant qu’il soit, vous mènera beaucoup au large n’y ayant que notre nous-même qui nous rétrécisse et nous captive.

Il n’est pas temps de quitter les lectures et autant que vous remarquerez qu’elles sont nourriture à votre âme et qu’elles vous causeront de la joie, continuez car c’est une marque de l’ordre divin. Il ne faut jamais se priver des moyens divins que par surabondance. Ce n’est point en se privant de nourriture que l’on meurt à soi-même en l’état divin mais plutôt par abondance de nourriture. Et ainsi il est d’importance durant que tel effet des lectures subsistera en vous de les continuer ; et par là insensiblement la lumière divine ira toujours s’augmentant, et vous verrez par là quand il faudra même cesser, car qui a suffisamment n’a pas besoin de chercher. Et quand vous apercevez que ce n’est pas seulement nourriture mais qu’il y a trop d’enjouement naturel [321] vous arrivant, ce qui arrive aux hommes trop gloutons, lesquels ne se contentent pas de se nourrir mais prenant de la nourriture par excès, pour lors cessez, afin de digérer ce que vous en avez pris. C’est pourquoi, quand vous avez lu, digérez-le tout doucement et posément à mesure que vous lisez, et quand vous vous apercevez de l’excès, demeurez un peu, car vous ne lisez que pour vous nourrir. Le faisant de cette manière vous verrez que les lectures vous seront très utiles et même que très souvent vous y verrez et y remarquerez ce que secrètement votre âme aura reçu ou cherché en l’oraison, et par ce moyen votre âme non seulement sera au large mais aussi trouvera de la joie dans la voie de Dieu rencontrant très souvent ce que vous avez de plus caché en vous par ce moyen.

- DM 2.6 L’attribution demeure incertaine, à cause du style et de la référence à des « hommes trop gloutons ». Les lectures sont conseillées, même aux mystiques ! Cette lettre, si elle s’adresse à Madame Guyon, correspondrait à la période d’abandon ou d’épreuve décrite en Vie 1.24.3 : « M. Bertot parlait aux âmes qu’il croyait d’une plus grande grâce, et me laissait comme celle où il n’y avait presque rien à faire. […] il me voulut remettre dans les considérations… » Ce dont témoigne - avec la même réserve d’attribution – la lettre suivante.

16. De J. Bertot. Avant 1678 ?

L’âme dont il est question doit être certifiée de plusieurs choses qui lui importent infiniment pour sa conduite et pour la paix imperturbable de son âme, savoir : elle doit être assurée que sa vocation à l’oraison n’est pas depuis son renouvellement mais bien dès le commencement de sa conversion, et du temps qu’elle commença à se donner à Dieu ; et faute d’y être fidèle en la manière de Dieu, [322] elle s’est reculée de sa vocation et a pris un chemin pour l’autre par lequel elle ne pouvait jamais rencontrer le terme de sa vocation, ni arriver où Dieu la voulait. Sa vocation donc dès le commencement, a été de sortir hors de soi-même, pour arriver à Dieu par une soumission et une perte en la Providence : ce qui lui devait fournir incessamment un moyen divin et comme infini de passer en Dieu, qui est le vrai infini, qui doit calmer et rassasier notre âme et toutes ses opérations et désirs. Et au lieu d’aller selon les instincts de cette vocation, par la paix, par la perte, et par où elle n’avait rien, elle a sensibilisé toutes ces choses, se servant de ces instincts et des saints désirs, pour se porter et s’enfoncer dans les choses mêmes ; et au lieu d’en sortir pour aller d’elles à Dieu, elle y est demeurée, se repaissant avidemment d’austérités et d’actes de vertu pratiqués à sa mode. Et ainsi les mouvements de sa vocation ont été pervertis par sa nature empressée et précipitée, tournant à soi, ou plutôt consumant pour soi l’obéissance, la mortification, les actes de vertu et le reste qui était saints de soi à la vérité ; mais par leur mauvais usage ces choses n’ont pas fait fructifier sa vocation.

Quand donc le temps est arrivé que la divine Providence toujours adorable l’a voulu éclairer pour la mettre dans sa voie, elle n’a pas découvert ni vu une chose nouvelle, mais bien une chose qui était il y a longtemps, quoique cachée et encombrée par toutes les bonnes choses qu’elle avait faite jusqu’alors, lesquelles lui paraissant être quelque chose de grand et de saint lui cachaient sa voie, qui ne devait faire autre chose que l’apetisser1, la perdre et [323] la faire sortir de soi, de ses efforts et de tout ce qu’elle pourrait jamais être et avoir. Et ainsi ce sont les bonnes choses mal prises qui l’ont aveuglée et qui lui ont caché Dieu : d’autant que par là s’augmentaient la plénitude de soi, la suffisance, la faim précipitée et un million de fautes, qui loin de calmer son âme, la mettaient incessamment en action pour soi et vers soi, au lieu de la porter à sortir de soi par un oubli véritable et par une paix et un abandon dont la fin serait Dieu trouvé en nue obéissance et joui en nue et très obscure providence, prenant de moment en moment ce que cette divine Providence lui donnerait et ordonnerait d’elle, et n’ayant rien et ne cherchant autre chose ni assurance que la nue obéissance et perte de soi lui communiquerait véritablement et foncièrement, quoiqu’elle n’en eût nulle connaissance.

Pour la pratique donc de tout ceci et pour rectifier tout le passé, il n’y a qu’à se bien convaincre de cette vocation et de ce procédé divin, tâchant surtout de vivre incessamment en paix et en abandon total, ne s’appuyant jamais sur rien qu’elle ait et dont son âme soit en possession mais bien sur l’étendue infinie de sa soumission à l’ordre divin qui lui fournira toujours, sans rien avoir en soi, ce dont elle aura besoin, la divine Providence marchant de pas égal avec cet ordre divin par la soumission, pour lui être toutes choses en toutes choses, pourvu que s’oubliant, elle demeure en la main de la divine Providence. Et ainsi peu à peu elle verra que n’ayant rien elle aura tout, et par ce moyen elle passera insensiblement et imperceptiblement du créé à l’incréé, du fini à l’infini. Car il faut remarquer que tout ce qui est [324] de Dieu, aussitôt qu’il est reçu en nous, quelque relevé qu’il soit, devient limité et fini, et qu’afin qu’il demeure dans son excellence et grandeur il faut qu’il demeure et qu’il soit toujours hors de nous.

Ainsi Dieu voulant conduire une âme par la dépendance il faut qu’elle demeure nûment et pauvrement en elle. J’en dis autant de la divine Providence ; et par là, se tenant ferme en cette pure soumission et en cette dépendance totale de la divine Providence, n’ayant pour soi que la perte et l’abandon, elle aura tout d’autant qu’elle aura et trouvera Dieu même. Mais le malheur est que l’on juge et que l’on veut toujours voir cette dépendance, non en elle, mais en quelque chose qui soit en nous. J’en dis autant de la Providence, laquelle doit être poursuivie de moment en moment pour faire et souffrir ce qu’elle donne et ordonne sans s’amuser à remarquer où elle va ou ce qu’elle donne. Il suffit que l’âme la suive en paix et en abandon, faisant ou ne faisant pas ce qu’elle marque. Et ainsi quoique l’âme croie n’avoir rien ou peu qui la contente, qu’elle se perde ou demeure en repos et elle verra que sa nue obéissance la fera aller et courir sans jamais s’arrêter et enfin lui fera trouver Dieu où elle trouvera tout ce qu’elle peut désirer.

Voilà la raison pourquoi ne remédiant pas à vos défauts, ne pratiquant pas les vertus et ne courant pas à Dieu de cette manière, vous n’avez pas rempli votre vocation ni marché selon elle : et ainsi au lieu d’aller, vous vous êtes garottés les pieds et les mains; au lieu de trouver Dieu, vous vous êtes enfuie de lui [325] et au lieu d’avoir la paix et la jouissance conformément à votre vocation, vous avez eu la précipitation et des désirs anxieux pour compagnie, sans avoir rencontré nulle plénitude. N’allez donc plus cette route, marchez à l’aveugle en sécheresse et pauvreté de votre esprit; et vous verrez que Dieu viendra, ou plutôt que votre âme courra pour être en Dieu autant qu’elle sera en paix et en nue perte, soutenue sans soutien qui soit en vous, par l’unique soumission et par la perte, et par la divine Providence, sa chère compagne, qui ne manqueront jamais de vous tenir la main et de vous donner toutes choses en leur manière. Mais ne vous attendez ni aux lumières ni aux goûts : elles vous traiteraient trop mal et diminueraient votre grâce. Contentez-vous de ces divines princesses qui ont en soi toute la beauté et l’excellence qu’un cœur peut désirer, sans qu’elles fassent montre de ce qui peut sortir d’elles en vous, qui est toujours infiniment moindre qu’elles-mêmes quoiqu’il nous paraisse beau et admirable. Il vous suffit de les suivre et vous aurez tout, en vous perdant par elles.

Arrêtez-vous et vous fixez donc à n’avoir et à n’être rien que ce que l’obéissance et la soumission vous fera être ; et pour tout soyez en paix et en abandon, vous perdant sans ressource en cette divine conduite, laquelle vous suffira en l’oraison et hors l’oraison pour être continuellement en pleine lumière. La dépendance et par conséquent la mort de vous-même en soumission vous sera une lumière et une source continuelle de lumière, laquelle selon votre fidélité sera en tout féconde, jusque [326] là qu’enfin, à force de vous quitter et de mourir peu à peu à vous-même, c’est-à-dire à vos inclinations, passions et recherches, l’âme tombant dans un vrai calme elle viendra en la vraie et nue lumière comme une personne dans une rase campagne que nul objet n’arrête, et ainsi en ne voyant rien elle voit tout, car ce rien est le tout de l’âme.

Par là vous voyez que ce qui remplit l’âme d’objets sont les passions et les inclinations, et que les objets sont ce qui termine l’âme. Otez votre vous-même : vous ôtez les objets et vous donnez de cette manière la paix à votre cœur , le réduisant en simplicité et unité en la vraie lumière. Otez enfin la créature et vous trouverez Dieu assurément. C’est ce qui fait que les âmes qui, avec le don de Dieu, entreprennent cet ouvrage tout de bon et en simplicité, n’ont pas besoin de tant de choses ni de tant de pratiques ; plus même elles approchent, plus leur affaire s’avance, plus deviennent-elles calmes, simples et nues, jusque là qu’enfin tout leur devient lumière, non aperçue et manifeste aux sens, mais certaine et véritable à l’esprit, marchant en assurance sans rien voir, et voyant tout par la dépendance et la soumission, n’ayant rien et cependant ayant toutes choses par ce même moyen. Ce qui est cause que s’habituant peu à peu à ce dénuement et à ne rien réserver pour leur assurance, elles marchent incessamment en lumière selon ce que j’ai déjà dit, comme une personne qui serait dans une rase campagne où aucun objet ne terminerait sa vue : elle ne verrait rien mais cependant elle serait dans une bien plus ample et étendue lumière. Ainsi en est-il d’une âme, laquelle [327] se laisse peu à peu dénuer pour n’être ni subsister et n’avoir que ce qu’elle a de la divine Providence en pure dépendance et soumission, par lequel moyen Dieu lui donne toutes choses sans que rien lui manque ni qu’elle fasse réserve ni magasin de quoi que ce soit. Et ainsi elle est acheminée au pur dénuement en lumière nue de foi, laquelle plus elle est nue et sans rien communiquer, plus elle est féconde et remplie ; et si elle communique et manifeste quelque chose c’est toujours pour corriger l’âme de quelque défaut qui est en elle ou pour lui découvrir quelque vertu qui lui manque ; et l’âme doit se servir de ces lumières pour son bien, mais en marchant toujours vers Dieu.

Il est à remarquer qu’il n’y a que les seuls défauts et l’infidélité qui arrêtent l’âme. Car de la part de Dieu, Il va et court toujours dès qu’Il a donné le don, et ainsi Il n’est jamais arrêté en sa course selon le dessein éternel de la divine Sagesse  ; mais c’est l’âme qui s’arrête et c’est son grand malheur qu’il faudrait tâcher d’éviter par une constante fidélité et par la pureté, la mort et la séparation de ses inclinations. Pour finir cet éclaircissement, vous devez savoir que dès que l’âme a le don, tout dépend de sa pratique et que, tant que l’âme est pure et vide de soi-même, jamais le Soleil éternel ne manque de Se communiquer. Ainsi tout consiste à s’ajuster à cette manière de communication par la nudité, et tout cela selon l’ordre divin communiqué par la dépendance selon que je vous ai dit tant de fois, outre ce que j’en dis en cet écrit.

- DM 2.61. L’attribution demeure incertaine compte tenu du ton particulier de cette lettre. Madame Guyon f ait allusion à des difficultés avec Monsieur Bertot (Vie 1.24.3). La conduite rigoureuse dont témoigne cette lettre est typique non seulement de Bertot mais aussi du « bon franciscain » Archange Enguerrand (comme en témoigne ses lettres de direction à des religieuses) qui appartient au même réseau mystique.

1Rendre plus petit. V. glossaire.

17. À J. Bertot. Avant 1678 ?

Il y a déjà plusieurs jours que je suis pressée de vous écrire la disposition où je me trouve. Je vous prie d’avoir la bonté d’y répondre un peu au long puisque de là dépend toute la certitude de ma vocation.

Mon âme tend continuellement au repos, à la solitude et au silence et en même temps je suis dans une activité continuelle, mon esprit me fournissant toujours de nouvelles lumières sur ce que j’ai à faire dans ma famille et ici, ce qui entretient mes sens dans une vivacité perpétuelle plus grande que je ne puis dire. Il est vrai que ce qui fait que je n’y résiste pas et même que je trouve un goût que je ne puis expliquer à tout ce que je fais, c’est l’assurance que vous m’avez donnée que tout cela est l’ordre de Dieu : je le crois même connaître en ce sens que cette activité ne laisse pas d’être en unité et, pour l’ordinaire, sans aucun trouble.

Cependant je ne laisse pas d’en avoir de l’inquiétude parce que j’expérimente deux choses si contraires, savoir un état de repos et une activité sans bornes. Je vous prie donc [380] de me dire si cela doit être comme cela. Car, quoique je voie bien que ces lumières et ce repos viennent de Dieu, je ne laisse pas en même temps de craindre beaucoup parce qu’Il distribue ses dons bien différemment et que j’ai tout lieu de croire que Son dessein n’est pas de me faire aller bien loin, puisqu’Il me donne un tempérament si vif et si actif qu’à peine puis-je gagner sur moi de demeurer une heure dans mon cabinet en oraison actuelle tant mon imagination me fournit de choses à faire.

J’avoue à ma confusion que j’ai une peine incroyable à m’assujettir à ce seul point non plus qu’à aucune prière vocale. Je ne voudrais faire d’oraison que quand le mouvement m’en vient et quitter quand il passe, sans regarder au temps, au reste travailler en silence quand je le puis, et me retirer dans mon cabinet dans tous les petits moments où j’en ai la liberté.

Cette humeur libertine me fait croire ou que je me trompe ou que je recule. Il m’a passé aussi très souvent dans l’esprit que vous êtes convaincu que je n’irai pas loin, puisque vous me dites en partant que si je faisais autant d’oraison que les autres je me perdrais. Vous ajoutâtes encore que si un jour mes affaires et mes croix diminuaient, il me faudrait régler quelques pratiques de visites ou d’assemblée(s) pour les pauvres afin d’occuper mes sens.

Après toutes ces réflexions il m’en vient encore une à ajouter : c’est que je ne me corrige presque point et que j’ai tant de défauts que je ne me puis quelquefois [381] supporter moi-même. Je voudrais bien me faire quelque punition ou me prescrire quelque aumône chaque fois que je tombe dans mon défaut principal afin de voir si je ne m’en déferais pas plus tôt. Mandez-moi votre avis sans me flatter, et si je dois tout de bon prétendre où mon cœur aspire plus que jamais, c’est-à-dire à la véritable destruction de moi-même et trouver véritablement Dieu par le néant.

Voilà tout ce que j’ai lumière de vous dire à présent. J’ajoute à ce que j’ai écrit que je vois bien que j’aurai encore grand besoin d’être aidée et que si l’on me laissait, je reculerais bientôt, quoique j’ai plus envie, dans le fond, de bien faire que jamais. Je m’aperçois bien que je ne suis encore guère avant en pleine mer et que la terre n’est pas loin, pour me servir de ces comparaisons. J’ai cru quelquefois en être loin mais j’y retournerais présentement sans m’en apercevoir d’abord si Dieu n’avait pitié de moi. Je ne me perds pas assez selon toute l’étendue que Dieu demande de moi : insensiblement je veux être quelque chose tout au moins à mes yeux. À l’oraison je ne puis m’empêcher de vouloir dire quelque mot pour témoigner mon amour à Dieu, le désir que j’ai d’être fidèle, de Le vouloir prier qu’Il ne me laisse point reculer, enfin plusieurs petits mouvements de la volonté qui, quoique délicats, ne laissent pas ce me semble de venir de mon activité propre et marquer que je veux toujours tenir à quelque chose quand ce ne serait qu’à un filet. Et cependant je ne souhaite que le néant, et il semblait par [382] mes lettres passées que j’en approchais davantage les autres années. Vous voyez que je suis encore beaucoup en moi-même et je n’y voudrais plus être. Je sais que ce n’est pas l’ouvrage d’un jour et je ne m’ennuie pas, mais ce que je souhaite est de ne pas m’égarer.

Etant aujourd’hui à nos Bénédictines1 en oraison, ce que je viens d’écrire m’est venu si fortement à l’esprit que, ayant vu sur la table une écritoire, je l’ai écrit tout à genoux. J’espère que si je demeure dans la suite en solitude comme je suis en comparaison des autres années, je me remettrai dans le bon chemin et j’aurai d’autres lumières. Je suis si peinée que je ne puis dire autre chose.

- DM 2.68.

1Le couvent de Montargis dont la mère Granger fut supérieure.

18. De J. Bertot en réponse. 1678 ?

Ne vous étonnez pas de cette inclination que vous appelez libertine pour faire oraison seulement quand vous en avez l’instinct et pour vous laisser ensuite aller selon la nécessité des affaires pour y donner ordre. Cela en vous n’est pas sans conduite de Dieu. C’est pourquoi vous ne devez pas absolument la forcer mais vous y ajuster doucement afin que l’Esprit de Dieu soit le principe aussi de [383] votre temps d’oraison comme de votre action ; et lorsque vous voyez que l’un ou l’autre prédomine trop, rajustez-le doucement jusqu’à ce qu’enfin ce que je vous viens de dire soit en pratique en vous. Et quoique je vous aie dit autrefois que vous aviez besoin de soins et d’affaires pour occuper vos sens, ce n’est pas une marque que vous ne soyez appelée à une grande oraison. C’est tout le contraire, comme vous le pouvez voir par tout ce que je vous ai dit. Mais comme vos sens sont fort agiles et actifs, vous devez être assurée que demeurant fort fidèle en la main de Dieu, Il ne manquera jamais de les occuper.

Pour ce qui est des défauts, en l’état où est votre âme présentement, vous devez être fort exacte pour vous en défaire, mais avec beaucoup d’humilité et de patience, pour ne pas vous étonner de vos rechutes, mais plutôt vous animer à un combat tout nouveau. La peine et la vue que vous en avez est fort bonne et une suite de l’intérieur. Mais comme ce rocher ne se mine que par la patience, toutes les pratiques que vous pourriez vous donner par vous-même ne vous seraient pas utiles. S’observer en vrai esprit d’humiliation est plus nécessaire que tout le reste ; et assurément, quand l’âme l’observe et est exacte, insensiblement elle en vient à bout et par ce moyen elle acquiert un grand fond de patience et d’humilité.

Selon ma pensée vous devez prétendre incessamment non seulement où votre cœur aspire selon l’intérieur et l’oraison, mais encore au degré de pureté et de perfection qu’il voudrait bien obtenir. Ce sont des instincts [384] inséparables de l’Esprit de Dieu qui au lieu de diminuer vont toujours en augmentant, jusqu’à ce qu’on trouve enfin la jouissance de ces désirs : ce que la sécheresse, la pauvreté, l’insensibilité ne peuvent jamais effacer dans le plus intime de l’âme, car, quoique souvent on ne s’en aperçoive pas par les sens à cause de ces sécheresses, cependant cela y est si bien gravé par l’Esprit de Dieu qui pénètre l’âme que plus elle travaille et plus elle est fidèle incessamment, plus cela augmente et se doit augmenter.

Comme tout dépend de la subordination et de la dépendance à Dieu et que ce n’est point dans ce qui est et dans ce qui paraît de plus grand à nos yeux et aux yeux des autres que consiste[nt] la perfection et la pureté de l’oraison, il est de grande conséquence de prendre bien les choses selon la vérité. Car le néant n’est pas de n’avoir rien et de ne tendre à rien, mais de n’être rien et de ne tendre à rien que par le mouvement et selon que l’Esprit de Dieu nous conduit et nous l’ordonne. C’est pourquoi un très long temps que nous faisons un peu notre néant nous-mêmes, nous aidons à notre esprit et à nos sens à n’être rien et à n’avoir rien. Mais à la suite que Dieu devient davantage le maître et notre premier principe, le vrai néant est d’avoir purement ce que Dieu nous fait avoir. Quand donc à l’oraison notre âme a quelque inclination de laisser aller quelques paroles amoureuses vers Dieu ou qu’elle est inclinée à quelque vue, sentant bien que ce n’est pas par soi-même ou par inquiétude à cause de la douce inclination, il faut la laisser aller doucement et se laisser conduire à l’Esprit [385] de Dieu. Quand au contraire l’instinct intérieur est de n’être rien et de n’avoir rien, il faut doucement patienter quoique les sens pétillent pour prendre quelque chose et pour se soulager.

Où il faut remarquer qu’avant que l’âme ait cette liberté de pouvoir s’ajuster justement à l’Esprit de Dieu pour prendre le véritable et l’essentiel néant, un très long temps elle tend par ordre de Dieu au néant, c’est-à-dire à n’être rien et à ne faire rien par choix. Quand je dis qu’elle tend à n’avoir rien et à n’être rien, ce n’est pas à dire qu’elle n’ait rien et qu’elle ne fasse rien, car elle serait inutile, mais bien de se contenter de la pauvreté et du rien que Dieu veut qu’elle ait, qui lui cache sous ce rien bien des richesses qu’elle ne connaît pas ; et par ce moyen elle arrange un million de choses dans son esprit multiplié en désirs inutiles. Et voilà le premier degré du néant qui a une étendue presque infinie quoique un peu dans le choix de l’âme à cause que Dieu n’est pas pleinement le maître et le premier principe jusqu’à ce que ce premier degré de néant soit parfait.

Mais à la suite que l’âme est devenue en quelque façon une table rase et bien polie entre les mains de Dieu, ou bien si vous voulez une autre comparaison, une boule parfaitement ronde qui n’a aucune inclination d’un côté plus que de l’autre, pour lors l’Esprit de Dieu commence à devenir le principe de tout en l’âme, et ainsi le néant commence à n’être pas seulement ce qui n’est rien, mais à être tout ce dont Dieu est le principe. Ce qui a été cause que les âmes les plus actives comme un [386] saint François Xavier et autres personnes vraiment apostoliques, quoique infiniment multipliées non seulement dans les productions de leur esprit, mais encore dans la diversité des opérations de leurs sens pour tout ce qu’ils avaient à faire soit pour eux soit pour la conversion des autres, étaient et opéraient tout dans le néant, Dieu étant vraiment le principe : c’est pourquoi non seulement ils faisaient infiniment des affaires et des ouvrages sublimes en la conversion des âmes et en tout ce qu’ils avaient à faire, mais encore ces mêmes choses étaient très relevées devant Dieu.

De ceci vous pouvez tirer une instruction et juger comment vous devez tendre au néant, tantôt d’une manière, tantôt d’une autre, car il est certain que la Sagesse divine ne nous conduit pas toujours d’une même sorte et que, pour consommer en nous Son dessein éternel, S’ajustant à notre faiblesse, Elle agit un temps d’une manière, un autre d’une autre. Et ainsi l’âme par conduite de Dieu tend tantôt au néant premier, quelquefois aussi elle est mise dans l’opération du second, et de cette façon, par diverses allées et venues, ce divin néant où Dieu fait tous Ses beaux ouvrages se perfectionne en l’âme.

Et il faut remarquer que, afin que Dieu la fasse courir à plus grands pas, Il lui donne des occasions de tout perdre intérieurement, tantôt d’une manière, tantôt d’une autre ; et par là elle a des occasions de se perdre, de s’abandonner et de se délaisser entre les mains de Dieu qui sont les moyens pour tomber peu à peu dans le néant. Car qui ne sait se passer de tout et se pouvoir appuyer sur Dieu seul, ne [387] peut tendre au néant comme il faut. Et voilà pourquoi Dieu par une providence toute particulière donne en toute manière, soit intérieurement soit extérieurement, des moyens et des occasions de s’abandonner et de se perdre, ce qui doit être beaucoup précieux, le néant en dépendant.

- DM 2.69.

19. De J. Bertot en réponse à six questions1. 1678 ?

I. Les sens peuvent-ils être féconds en manière divine avant que d’être morts et anéantis entièrement ? Les miens ne le sont pas, assurément, puisque leur activité est souvent pleine de défauts. La vivacité qu’ils ont ne vient-elle pas plutôt de leur activité première et imparfaite qui est commune à tous ceux qui ont de la vivacité et qui sont agissants ? [388]


REPONSE :

Les sens ne sont vivifiés que fort tard et il faut par nécessité que le centre et les puissances le soient premièrement, par la raison que la vie du centre et des puissances est la source d’où émane leur vie.

Cette vie du sens consiste en une plénitude de jouissance des états de Jésus-Christ. Et, comme ce divin Sauveur a paru visible, corporel et sensible à nos sens, aussi les sens, qui ne sont capables que des images, reçoivent-ils par elles, en cette vie qui les vivifie, capacité d’être remplis de ces images divines qui sont un don et une grâce très spéciale à l’âme. Car, comme Jésus-Christ est la plénitude des miséricordes du Père Eternel sur nous, ainsi la jouissance de Jésus-Christ dans les sens et par les sens est le comble de ses communications en cette vie.

Cette sorte de communication sensible en images divines de Jésus-Christ est très différente des images premières que nos sens prennent et reçoivent pour considérer Jésus-Christ et s’entretenir de Jésus-Christ soit dans la méditation ou bien dans les autres degrés d’oraison, même dans celui de contemplation.

Peu d’âmes arrivent ici en cette vie, ceci étant un don très relevé et un effet d’union à Dieu très sublime dont Dieu honore les âmes [389] qui ont été fidèles à parcourir les degrés d’oraison en mourant véritablement à elles-mêmes pour vivre de Jésus-Christ. Car pour parler avec grande sincérité, quoique l’on puisse dire que Jésus-Christ vit dans les âmes où la vie divine commence à être dans le centre d’elles-mêmes et aussi dans leurs puissances, cependant cela n’est point encore ce que l’on doit appeler véritablement la vie de Jésus-Christ, parce c’est en ce seul degré où les sens sont vivifiés en images divines de Jésus-Christ que l’âme est assez heureuse de recevoir la conformité divine de Jésus-Christ. Et la raison est d’autant que ce divin Sauveur non seulement a été Dieu mais Dieu-Homme ; et par conséquent, afin de jouir de Sa conformité, il faut arriver au degré qui nous donne le moyen de l’avoir sensiblement et d’être capable des lumières sensibles de Son humanité sacrée.

Il faut remarquer ici une chose de grande conséquence : que ces images divines que les sens reçoivent pour leur donner la conformité de Jésus-Christ, ne sont en aucune manière visions ni choses qui paraissent extraordinaires. C’est une élévation de la capacité des sens par principe de grâce, par laquelle les sens voient comme ordinairement et naturellement tout ce qui touche les mystères de Jésus-Christ. Et ainsi cela paraît fort ordinaire quoiqu’il soit très extraordinaire, tant en son principe qu’en la profondité des lumières que l’âme a pour découvrir les merveilles de Jésus-Christ et pour y voir tant de raison, tant de Sagesse et tant de plénitude d’amour pour les créatures, qu’il paraît à l’âme qui en est honorée que [390] tous les degrés de grâce qui ont précédé ne sont point dans la plénitude d’amour que celle-ci communique.

C’est vraiment là où l’on commence à découvrir le grand don du Père Eternel fait à la terre en lui donnant Jésus-Christ. C’est là où l’âme a un si facile accès à jouir de Dieu que, comme nous voyons qu’il n’y a rien de si facile à découvrir et dont nous pouvons jouir plus à l’aise que ce que nos sens peuvent apercevoir, ainsi cette faculté de jouir de Jésus-Christ par les sens est si facile et si aisée que l’âme en est plus surprise que d’aucun autre don qui a précédé. Et toute cette merveille vient à l’âme par le grand et infini don que Dieu a fait à la terre en lui donnant un Jésus-Christ, ce qui fait remarquer à l’âme la grande différence qu’il y a entre le don de Dieu dans la Justice originelle et dans l’Ancien Testament d’avec celui de la grâce chrétienne dans le Nouveau. Comme le premier était le don de Dieu, ce second est le don de Jésus-Christ Dieu-Homme en surabondance merveilleuse : « Veni ut vitam habeant, et abundantius habeant2 ». C’est vraiment dans ce degré des sens revivifiés que l’on commence à comprendre cette abondance par le don de l’Humanité Sacrée.
On pourrait ici dire beaucoup de choses sur cela, mais il n’est pas temps. J’ai voulu seulement en dire ce peu afin de faire voir un échantillon de l’emploi de la vie des sens.

Or pour arriver à cette vie, il est impossible que cela se fasse ni s’opère que par la [391] mort. Et, comme cette grâce de la vie des sens est un si grand don, il est certain aussi que la mort qui doit précéder est très longue, et commence même dès les premiers degrés d’oraison. Je viens de dire que peu d’âmes arrivent à cette vie des sens, je dis aussi que peu d’âmes y sont disposées par les morts qui sont préalables et nécessaires pour cette vie. Et comme il est certain que cette vie des sens est un dessein spécial de Dieu sur les âmes, aussi Dieu dispose-t-Il et donne-t-Il des sens qui soient vifs, actifs, forts et soutenus d’un bon esprit naturel, mais spécialement fort judicieux. Et comme ces sortes de sens sont vifs et actifs, ils ont des croix pour mourir fort violentes et pénétrantes de manière qu’il faut bien de la force pour soutenir leur opération en les faisant mourir. Nous avons parlé en beaucoup d’endroits de ces sortes de morts, et il faut remarquer que l’amplitude et la profondeur de cette mort des sens est autant étendue que la vie divine le doit être. C’est pourquoi, s’il était nécessaire d’en parler, il faudrait pour le moins un temps aussi long et une lumière divine presque aussi profonde que pour parler de la vie divine des sens revivifiés.

Il ne faut donc pas s’étonner si au degré où vous êtes, vous ne sentez que la vivacité de vos sens qui vous peinent, de la sécheresse et un million d’autres petites croix qui vous pénètrent de toutes parts : c’est ce qu’il vous faut présentement et c’est le moyen divin par lequel Dieu Se communique en votre degré. Car, comme si vous étiez assez heureuse d’arriver par la suite à la vie divine des sens, [392] cette vie communiquerait grâce et serait le canal par lequel les lumières et la participation de Jésus-Christ vous seraient données, la mort et les croix de vos sens qui la causent doivent être présentement le canal et le moyen des dons de Dieu et de Ses miséricordes.

Ainsi il est certain que l’âme étant fidèle, il n’y a point de moment que la moindre contrariété, la moindre peine et le reste que le naturel et la vivacité des sens vous peu[ven]t causer ne puissent être un moyen de grâce, l’étant de mort. Toute la difficulté est que l’on veut toujours vivre avant que de mourir et que l’on ne peut comprendre que la mort soit une vie (quand je dis la mort, c’est-à-dire la peine que l’on a à mourir, et tout ce qui nous cause la mort) ; cependant il est certain que ces moments sont infiniment précieux et qu’ils renferment le don de Dieu, non seulement pour le donner au moment, mais pour le conserver pour les états futurs, si l’âme est fidèle.

N’est-il pas vrai que qui aurait considéré les pensées et l’agitation des saints Apôtres au temps de la mort de Jésus-Christ et tout ce qui s’opérait en l’Église ou en la personne de ce divin Sauveur, aurait vu des gens non seulement tout écrasés et en perplexité à l’égard de ce qui devait arriver, mais bien plus tout doutant et hésitant sur la vérité de ce que Jésus-Christ était et de Ses promesses ? Cependant c’était pour lors le temps de la source du bonheur qui devait suivre. Mais si vous tournez de face la médaille et que vous voyez leurs esprits et leurs cœurs dans la première apparition de Jésus-Christ, vous les trouverez dans un transport de joie et dans des sentiments tout [393] pleins de reconnaissance et de fidélité, étant vraiment humiliés de ce qui était arrivé auparavant.

Si nos yeux étaient dessillés pour découvrir la vérité telle qu’elle est, nous serions surpris de la situation de notre cœur et de notre esprit dans les temps des morts, des peines et des humiliations de ce même esprit et de nos sens et nous verrions que nous n’avons qu’une incrédulité continuelle et un affaiblissement de cœur toujours semblable à celui de ces saints Apôtres. Nous ne parvenons presque jamais à la lumière et à la fidélité constante pour estimer les morts et pour en faire usage. Je sais bien que très souvent cette faute vient de ce que l’on croit que ce sont des choses naturelles et qui viennent par nos défauts. Mais il n’importe, il en faut être humilié et en faire usage comme de choses divines d’autant que tout doit et peut servir à la mort.

II. Puisque l’on ne peut rectifier les puissances ni les sens à moins que de les détruire entièrement, puis-je croire que les lumières qui me viennent sont purement de Dieu, n’ayant point passé par toutes les agonies qui précèdent la mort réelle et véritable ? [394]

REPONSE :

Il ne faut pas attendre que les puissances et les sens soient actuellement morts et rectifiés pour pouvoir espérer d’avoir des lumières et des grâces en ces parties de notre âme. Il est vrai qu’elles ne sont pas si pures. Mais il est toujours constant qu’il y en a et d’aussi pures que leur mort est avancée : ainsi à mesure qu’elles se rectifient, les grâces s’augmentent et deviennent plus pures. Au commencement de la mort, les désirs de mourir commencent à faire naître ces miséricordes, et à mesure que ces désirs se changent en effets, ces lumières augmentent et de cette manière successivement chaque chose se perfectionne.

Les personnes qui ne sont pas suffisamment expérimentées en l’oraison et au discernement de la conduite de Dieu jugent toujours que la grâce et les lumières ne peuvent demeurer avec les défauts et les imperfections. Cela ne se trouve pas tel, car quoiqu’il y ait encore bien des défauts de mort en nous, les lumières ne laissent pas d’y être et la divine Bonté ne manque pas à nous les communiquer afin de nous encourager de plus en plus et nous animer à mourir fidèlement.

Ce n’est pas donc une raison pour dire qu’il n’y a point de grâce ni d’oraison en une âme quand on remarque encore bien des défauts, et l’on ne doit pas juger par là que ce que l’on voit de lumière en cette âme [395] soit faux. Mais quand on voit que ces lumières ne portent pas à mourir peu à peu à soi et n’endorment pas les instincts, c’est bien pour lorsque l’on doit soupçonner quelque chose de mal et travailler peu à peu pour s’animer afin de faire usage de la grâce et de la lumière.

III. (Lettre à l’auteur). De même, ma mémoire ne doit-elle pas se perdre entièrement avant que de devenir si féconde ? Je vous ai ouï dire qu’elle se perdait en un point que dans les affaires on se trouvait fort embarrassé. Et même à présent je suis souvent comme cela dans tout ce que j’entends dire et dans tout ce que je vois qui ne regarde pas mon état présent. Car même pour le passé, je ne retiens rien de toutes les choses que j’ai vues que si confusément que je ne pourrais rapporter aucune particularité. Cela est pénible dans les conversations et attire de l’humiliation. Enfin, elle est très vide de toute idée excepté [396] (comme je vous ai mandé) pour le présent de ce que je puis faire dans mon état. Cependant je ne la crois pas morte pour les raisons ci-dessus. Et, par une route contraire, d’où vient que la vôtre qui est morte il y a longtemps et qui est revivifiée, manque souvent à vous fournir dans les affaires ce qui est nécessaire ? Pardonnez-moi si j’approfondis trop, mais cela m’est venu sans y penser, et c’est pour le bien public.

REPONSE :

Pour ce qui est de la mort de la mémoire de l’entendement et de la volonté, c’est une sorte de mort bien différente de celle dont nous parlons et dont nous avons parlé jusqu’à présent, car la mort des sens et des puissances dont nous parlons est une mort pour les rectifier en vertu et en pureté des pratiques chrétiennes. Mais la mort de ces puissances dont vous me parlez en cette [397] demande se fait par un écoulement de ces puissances en Dieu qui en est le principe, et qui supplée à l’office qu’elles nous rendraient ; et ainsi cette mort est toute autre chose et une suite dont il n’est pas temps de parler présentement.

La mort de la mémoire dont vous voulez parler est une rectification en pureté par laquelle l’âme est purifiée d’un million de ressouvenirs et d’usages de son pouvoir et de sa capacité par elle-même, et comme Dieu veut toujours attirer l’âme de plus en plus à Soi pour la simplifier et pour l’unir, aussi par providence lui retranche-t-Il les ressouvenirs et les soins de diverses choses non absolument nécessaires ; et à mesure que l’âme se laisse conduire à Dieu et qu’elle est fidèle à cette simplicité et à son union, Dieu ne manque pas à lui fournir les choses selon le besoin. Ce n’est pas que Dieu ne permette très souvent, par providence, qu’elle les oublie, mais c’est pour lui donner lieu de mourir, et selon son degré de mort ces oublis ne laissent pas de lui servir, Dieu S’en servant pour son bien.

Il est donc très vrai que cette simplicité et cette union s’avançant, la volonté devenant plus amoureuse et inclinée vers Dieu, la mémoire, comme un papillon, peu à peu se brûle et perd ses ailes et sa capacité d’entendre et de se ressouvenir par ce même amour, c’est-à-dire par son approche plus grande de Dieu. Les degrés de cette perte de mémoire sont très grands et très longs, correspondant à la grâce qui nous fait trouver Dieu. Cette perte ne nous doit point brouiller ni inquiéter, mais aussi nous ne devons pas l’avancer ni la [398] procurer d’autant que nous pourrions nuire aux affaires et à ce qui serait ordre de Dieu sur nous. Il faut en ces rencontres se comporter comme nous avons déjà dit à l’égard de la simplicité.

Mais de juger promptement que ces oublis et ces étourdissements de mémoire sont des morts de la mémoire, et par conséquent des pertes de cette puissance en Dieu où elle se trouve non seulement comme en son origine mais encore plus comme dans sa source très féconde, il ne faut pas le croire facilement. L’entendement et la volonté sont perdus un très long temps bien plus tôt que la mémoire, et la perte de cette puissance est le dernier point que Dieu nous fait trouver en cette vie. Ainsi il est certain que ces manques de mémoire qui viennent même par grâce ne sont pas de vraies pertes mais bien des dispositions et des approches de Dieu qui peu à peu fait éclipser et diminue un peu l’éclat de cette puissance. Les étoiles ne se perdent pas au lever du soleil mais se cachent un peu : ainsi en est-il de la mémoire dans l’approche de la lumière divine. Il faut ménager doucement les choses en cette rencontre et les abandonner beaucoup à la Providence. Car, comme vous me parlez, vous devez faire ce que vous pourrez pour vous souvenir des choses, et si cependant après ce soin vous les oubliez, laissez-les à la divine conduite.

Je dis bien plus : les âmes même plus avancées où cette perte commence à se trouver et dans lesquelles la mémoire récoule en Dieu, ne laissent pas d’avoir ces oublis tout de même. Car en cette vie, quelque perdue [399] que puisse être une puissance, Dieu ne la donne jamais au gré et à la volonté propre de l’âme mais bien à la Sienne, et ainsi ces âmes, même plus avancées en perte de leur mémoire ou de leurs autres puissances, ne les ayant que par dépendance de Dieu, en ont souvent des éclipses. Tout ce qu’elles ont de plus que le commun, outre le bonheur de leur perte, est qu’étant davantage en Dieu par cette même perte, elles ont leur puissances plus vives qu’elles ne les avaient naturellement, et cette vivacité augmente selon la perte plus grande de la puissance. Ce ne serait pas même un bonheur à l’âme en cette perte de jouir de la mémoire ou de quelque autre puissance à son gré sans qu’elles demeurassent en la conduite de la Providence, ce qui leur est un très grand bien par les diverses rencontres de morts que la divine Providence leur cause par les oublis inopinés et par les surprises des autres puissances. Ainsi généralement quand on parle de mort de l’âme et de ses puissances, et de les retrouver, cela ne s’entend jamais et ne doit jamais s’entendre que par disposition amoureuse de la divine Providence et de la conduite divine qui en devient le principe.

Et je ne puis ici me passer de dire un mot de certaines âmes qui se croient si élevées en lumière de Dieu et en Dieu qu’elles ont à leur gré selon leur volonté Ses communications, de manière qu’il n’y a qu’à leur dire une chose pour avoir, aussitôt qu’elles le veulent, lumière et réponse divine. Ces choses ne sont point telles dans la vérité profonde : Dieu est un miroir volontaire, qui fait voir comme il Lui plaît les choses ; et ainsi notre âme [400] approchant de Lui et se perdant par ses puissances en Lui, ne fait pas usage d’elles et de toutes choses comme elle le veut mais bien comme Dieu veut. Si bien qu’il est très véritable que c’est contrarier l’ordre divin, en toutes ces voies d’oraison, de ne pas se soutenir autant que l’on peut dans l’ordinaire, et ensuite s’abandonner à la conduite de Dieu.

IV. (Lettre à l’auteur). Pour cet instinct de pureté intérieure, je l’ai toujours ressenti, mais présentement c’est comme un flambeau qui me fait voir un abîme d’imperfections naturelles dont je ne vois point le fond, et dont sans un miracle je ne crois point pouvoir sortir ; et à présent mes fautes continuelles sont des sottises et des imprudences, ce qui m’attire de bonnes humiliations. Je suis néanmoins tranquille sur cet article après ce que vous m’avez mandé.

REPONSE :

Il est très vrai que plus la lumière divine s’augmente dans une âme et plus elle perd [401] le moyen distinct, devenant plus lumineuse, plus aussi découvre-t-elle ce que l’on est en vérité. Les instincts que Dieu met en nous pour la pureté et pour les vertus nous découvrent bien quelque beauté des vertus, et ainsi nous anime à nous purifier pour les avoir. Mais quand ces instincts deviennent lumière et sont lumineux, ils nous découvrent vraiment ce que nous sommes selon leur degré de lumière, et à mesure que leur lumière augmente, la découverte de notre nous-même et notre impureté foncière se manifeste. C’est même par ce moyen que l’on discerne la pureté véritable et la vérité de telles lumières, ce qui souvent humilie beaucoup et nous fait voir bien des sottises que nous faisions auparavant sans les connaître. Un enfant dont le discernement n’est pas encore assez avancé fait bien des faiblesses et a quantité de manques de jugement sans qu’il les voit et en soit humilié, mais à la suite que la raison s’avance elle lui fait voir les bassesses de sa jeunesse.

V. (Lettre à l’auteur). Je ne puis m’empêcher de parler d’un autre instinct quoiqu’il n’en soit pas parlé dans la lettre, que j’ai ressenti dès le commencement que j’ai été touchée de Dieu, et qui, quoique souvent caché par mes fautes et par les ténèbres et sécheresses, a toujours augmenté : c’est un certain principe de vie, tantôt [402] comme un amour secret et inconnu, tantôt comme une faim insatiable de Dieu, enfin comme une pierre qui tend à son centre, ou plutôt tout cela ensemble, car tout est renfermé dans cette simplicité. Au commencement j’en parlais comme d’une chose que je croyais commune à tous ceux qui voulaient être à Dieu, mais cela n’est pas à ce que je crois. C’est ce que j’ai appelé présence de Dieu. Je n’en ai jamais eu d’autre, et cela plus ou moins : selon les degrés cela est plus ou moins simple.

REPONSE :

Cet instinct et ce penchant de votre âme vers Dieu est un don que Dieu communique à l’âme qu’Il veut approcher de Lui par l’oraison et par les communications de Ses plus particulières grâces ; ce don est plus ou moins fort selon le dessein éternel d’une plus grande ou moindre approche. Ce don qui est proprement un instinct, une pente, un poids, une tendance, une inclination, vient par une véritable touche de Dieu dans le centre et dans les parties de notre âme pour les faire vraiment recouler vers Dieu. Cette touche est un mouvement de notre âme vers son centre. Et [403] tout de même que nous voyons que chaque chose tend à son centre par son inclination - une pierre tend en bas et a toujours son poids qui l’y incline, le feu tend en haut, et ainsi du reste - il en est de même de l’âme touchée de Dieu. Et ce mouvement, ce penchant et cette inclination est lumière, est amour, est tout : par conséquent, est présence de Dieu, est oraison, est toute chose qui se réveille différemment selon la diversité des grâces et des exercices dont l’âme est réveillée.

Cette touche est générale et commune à toutes les âmes appelées spécialement pour recouler3 vers Dieu, leur origine, mais elle est différente en chacune selon le degré du dessein de Dieu. Toutes les âmes ne l’ont pas : les unes ne sont touchées que pour éviter le péché mortel, les autres de plus pour les vertus, les autres un peu plus davantage pour quelques pratiques plus avancées. Mais pour ce qui est de cette touche qui donne le penchant et l’inclination à toute l’âme secrètement et inconnuement pour recouler vers Dieu comme son centre, c’est par une touche de Dieu même qu’elle se réveille en l’âme. Il y a des âmes où ce réveil et cette touche est si forte qu’on la peut comparer à un torrent qui va incessamment se précipitant jusqu’à ce qu’enfin il arrive dans son centre qui est la mer4. Ainsi cette touche est très différente en toutes les âmes qui sont touchées de Dieu, mais il est toujours vrai qu’il faut par nécessité qu’elle survienne avant que l’âme ait le penchant continuel pour y arriver.

Comme c’est une grande grâce, il faut tâcher de la ménager et faire tout ce que l’on [404] peut pour la mettre peu à peu en liberté, et par ce moyen elle entraîne insensiblement l’âme en son origine. Une pierre retenue a bien son poids et sa pesanteur pour tendre à son centre, mais elle n’a pas le mouvement : dégagez-la et lui ôtez les empêchements qui l’arrêtent et vous verrez que selon son poids elle se précipitera sans arrêt jusqu’au lieu où est son véritable repos.

VI. (Lettre à l’auteur). Pour le repos dont j’ai parlé ce qui me le rend un peu suspect, c’est parce qu’il me rend à l’extérieur moins gaie. Car comme je n’ai personne à qui je puisse ouvrir mon cœur , toute ma joie et mon contentement est de me taire. Je ne puis prendre plaisir à ce qui divertit les autres : hors ce qui est de mon devoir, le reste souvent me resserre le cœur et me peine ; je l’ai bien éprouvé depuis peu, n’ayant pas eu la même liberté. Quoique je sois pleinement contente comme je ne vois que des objets tristes, je crains de la [le] devenir. Ayez la bonté de m’expliquer pourquoi vous m’avez dit souvent que vous ne le craignez pas pour moi car j’en ai [405] quelquefois de petites attaques qui font en moi des effets très mauvais qui seraient trop longs à dire.

REPONSE :

Il faut beaucoup estimer le repos intérieur comme la fin où Dieu tend en ses opérations et même comme le moyen de ses grâces plus particulières. Cependant comme, par une sagesse admirable de Sa divine Majesté, Ses dons sont en cette vie mélangés de nos faiblesses et que peu d’âmes arrivent à les recevoir purement sans mélange, il est d’importance de les ménager en y conservant la nature ; autrement les plus grands et les plus purs dons pourraient l’affaiblir à la suite et lui causer du mal. L’oraison qui est le véritable commerce avec Dieu est le plus grand [don] que nous puissions recevoir actuellement. Cependant étant reçu sans conduite, il peut lasser et ainsi non seulement affaiblir la nature mais encore l’oraison même, le sujet se gâtant.

J’en dis autant du repos intérieur : il faut y être fidèle pour soutenir et élever l’âme, mais il est bon de le ménager afin qu’elle ne se laisse pas insensiblement accablée à la fainéantise d’esprit qui peu à peu attire à soi la mélancolie. De quoi il faut extrêmement se donner de garde, comme d’un venin non seulement très pernicieux, mais très présent : c’est pourquoi faites ce que vous pourrez pour vous en sauver. Je vous ai [406] dit autrefois que je ne la craignais pas tant pour vous, parce que vous êtes plus en état de discerner le mal qu’elle vous peut causer, mais en la vérité, si vous n’y prenez garde, ayant tant d’occasions qui vous y peuvent faire tomber, insensiblement vous vous en trouveriez accablée. C’est pourquoi il est de conséquence de la prévenir, et même de la soupçonner en bien des occasions où la nature ne voudrait pas la qualifier de mélancolie, afin que, la découvrant, vous tâchiez de la combattre en toutes manières, tant en l’outrepassant qu’en vous retournant amoureusement vers Dieu pour en faire par ce moyen usage divin d’abandon en Son divin ordre. Un cheveu, ni une feuille ne tombe pas sans mon Père, dit Notre Seigneur4.

Ainsi tout est ordre divin et effet de Sa divine Sagesse pour notre honneur et pour notre conduite. Qu’y a-t-il de plus consolant pour une âme désireuse de lui plaire ?

- D.M. 2.7

1Les questions sont des « lettres à l’auteur [Bertot] », comme indiqué entre parenthèses à partir de la question III.

2Jean, 10, 10 : Je suis venu afin qu’elles aient la vie, et qu’elles l’aient plus abondante.

3Couler de nouveau (Littré, qui cite Bossuet).

4Comparaison qui sera reprise par Madame Guyon : « …elles ont toutes une impatience amoureuse de se purifier, et de prendre les voies et moyens nécessaires pour retourner à leur source et origine, semblables aux rivières, qui, après qu’elles sont sorties de leurs sources, ont une course continuelle pour se précipiter dans la mer. » (Les Torrents, chapitre I.)

5Luc, 21, 18 ; Matthieu, 10, 29-30.

20. De J. Bertot. 1678 ?

Je vous assure, madame, que mon âme vous trouve beaucoup en Dieu, et qu’encore que vous soyez fort éloignée, nous sommes cependant fort proches, n’ayant fait nulle différence de votre présence et de votre absence, départ et éloignement. Les âmes unies de [127] cette manière peuvent être et sont toujours ensemble autant qu’elles demeurent et qu’elles vivent dans l’unique nécessaire : là, elles se servent et se consolent aussi efficacement, pour le moins, que si elles étaient présentes, et la présence corporelle ne fait que suppléer au défaut de notre demeure et perte en Dieu.

Assurez-vous donc, madame, que j’ai et que j’aurai grande joie de vous pouvoir être utile en quelque chose en vous répondant et vous disant en simplicité les petites lumières que Sa Bonté me donnera et que je souhaite vous être fort efficaces. Pour ce qui est de la reconnaissance, il n’en faut point d’autre sinon de se voir et de se trouver en union en Dieu, chacun selon sa manière et son degré ; et là, on se rendra plus que tous les compliments humains ne pourraient nous dire.

C’est la misère présente du monde qui ne fait agir que par les sens et qui tient toute autre manière comme une chose chimérique et non réelle. D’être privé de ses amis et de toutes choses généralement dès que les sens ne les aperçoivent plus, cette manière des sens est l’origine de tant de croix pour les hommes et les rend si misérables dans la vie présente qu’on peut dire sûrement qu’une personne commence d’être malheureuse dès cette vie aussitôt qu’elle naît, et qu’elle ne finit son malheur qu’en mourant, supposé qu’elle soit sauvée. Mais au contraire les âmes qui sont assez heureuses de pouvoir trouver Dieu en soi dès cette vie, commencent leur bonheur dès aussitôt que cette lumière commence, et ce même bonheur va toujours augmentant autant qu’elle leur donne Dieu [128] de plus en plus, jusqu’à ce qu’enfin elles soient en état de pouvoir voir et converser par ce moyen : car assurément l’âme, dans la suite, peut être si bien en Dieu qu’elle y trouve toutes choses et y jouit de tout. Les sens n’ont pas toujours là leur compte, mais, à la suite que la divine lumière qui cause ce bonheur s’augmente, elle les calme et réduit peu à peu à la raison, voyant qu’encore qu’ils ne trouvent pas toujours selon leurs désirs toutes choses, ils ne laissent pas de les avoir plus abondamment sans comparaison que s’ils les avaient par leur moyen. Et ainsi comme Dieu est l’infaillibilité même et le principe de toute fidélité, bonté et amour pour les créatures, ayant le moyen d’en jouir fort facilement, on trouve là sans peine le moyen de se contenter. Il est donc d’importance très grande de mourir peu à peu au procédé des sens, à leurs façons d’agir et à leurs lumières, afin que, se servant de la foi qui nous fait être et demeurer facilement en Dieu et y trouver tout notre nécessaire, nous y trouvions aussi notre joie véritable, et généralement tout ce qui nous manque.

Ceci paraît fort difficile et souvent impossible aux personnes qui n’en ont pas l’expérience et jugent selon les sens, mais en vérité, je ne saurais exprimer combien il [cela] est facile aux âmes qui sont assez heureuses d’avoir le don de la foi et qui ne s’amusent à rien discerner selon les sens, mais bien qui voient tout et jouissent de tout selon la foi. C’est donc là que l’on trouve ses amis et qu’on leur est plus utile qu’en toute autre manière, car en les trouvant on ne laisse pas [129] d’avoir Dieu et de jouir de Lui. Et au contraire, quand on a ses amis et qu’on est occupé par les sens, pour l’ordinaire on est peu en Dieu et on leur est peu utile. Ce n’est pas [le cas lors]qu’ayant trouvé Dieu par la foi, quoique l’on soit avec ses amis et que l’on travaille pour eux avec les sens, on ne laisse pas d’être en Dieu et qu’ainsi ils n’occupent pas mais plutôt renvoient l’âme en Dieu par le petit travail et service qu’on leur rend à cause de la charité qui est exercée.

Il faut bien savoir qu’une âme destinée à arriver en Dieu et à jouir de Dieu en foi de la manière susdite est destinée à la mort et qu’elle peut bien s’attendre incessamment à mourir par toutes choses. Il y a une Sagesse qui accompagne tous les moments de telle âme pour lui faire trouver l’occasion de mourir et des morts en toutes choses : je dis une Sagesse car assurément ce ne sont pas les choses en elles-mêmes qui font mourir au point qu’elles nous causent la mort, mais bien un secret de Sagesse de Dieu qui s’y rencontre et qui nous les approprie si bien que nous trouvons à chaque moment de notre vie que c’est vraiment cela qu’il nous faut pour mourir à nous-mêmes.

Ce n’est donc point pour l’ordinaire les grandes choses qui nous donnent la mort en nous accablant, mais bien un million de petites qui se rencontrent dans notre état et qui semblent fourmiller et naître à l’improviste, si bien que nous ne sommes pas plutôt crucifiés par une qu’une autre succède. Et ainsi il nous paraît (si l’âme est fidèle à sa lumière et à Dieu) que selon que l’âme avance ses démarches, les [130] croix aussi la précèdent et font vraiment le vide que Dieu qui suit ces croix remplit. Car telles croix vont toujours faisant mourir l’esprit et la raison en attaquant un million de petites recherches d’amour propre que nous remarquons bien ensuite à la venue de Dieu, qui faisaient plénitude et qui, par conséquent, l’empêchaient. Tout ce qu’il y a à faire c’est de mourir sans mesure, sans règle, sans ordre. Dans la suite on trouvera que ce procédé de mort par toutes les petites rencontres de notre état et condition faisant beaucoup naître la lumière de Dieu en nous et nous mettant de plus en plus en Dieu, y met ordre et arrange merveilleusement bien ce que nous croyons se gâter et se renverser par les morts et par les croix.

[C’est là] où il faut remarquer que toutes telles croix et morts attaquent toujours puissamment les sens, la raison et par conséquent tout le procédé humain et font par là insensiblement, et comme sans s’en apercevoir, régner magnifiquement la foi au-dessus des sens et de l’esprit. C’est par là que l’âme se dérobe de ses sens, de sa raison et de tout son peuple, je veux dire de ses passions et de ses appétits pour entrer et vivre dans la région de l’esprit ou, pour mieux dire, dans la région de la foi où elle trouve Dieu en vérité et plus facilement que nos yeux ne trouvent le soleil en rase campagne et en plein midi. Mais, ô malheur ! le procédé des sens est si difficilement détruit, et les morts et les croix leur sont si amères qu’incessamment ils attirent l’esprit éclairé de la foi à leur compatir et à s’amuser à ce qui les étourdit.

Soyez donc fidèle, je vous prie, à ne pas laisser passer le moindre moment de ce qui vous arrive par providence parce que chaque moment de mort est infiniment précieux, la vie divine y correspondant. D’abord l’âme est en peine au milieu de ces morts comment elle en usera et comment elle s’en servira. Mais un peu de courage et de patience, et vous trouverez que votre âme s’y ajustera si bien qu’elle y trouvera son bonheur, y trouvant Dieu. N’avez-vous jamais vu travailler à une statue de pierre ou de marbre ? Les premiers coups de ciseau et de marteau qu’on y donne semblent gâter et défigurer cette masse, mais quand à force de coups elle commence ensuite à recevoir quelque figure, pour lors, on remarque avec joie ce que les coups qui suivent font pour former et polir cette statue.

Il est vrai que du premier abord que l’âme entre dans le procédé de la divine Sagesse en mort, ce n’est que comme une confusion, quoique en paix, à laquelle on s’abandonne par une lumière au-dessus de soi, et comme se soumettant à l’ordre de Dieu. Mais à la suite que ces croix et ces morts donnent Dieu, l’âme est [si] surprise du bonheur qui lui vient par ce moyen qu’elle devient paisiblement amoureuse des croix et des morts, d’autant qu’elle remarque par un miracle qu’elle ne comprend pas ni ne peut comprendre que, comme cette statue vient en quelque manière du fond de la pierre, aussi ces morts font rencontrer Dieu ou deviennent Dieu par le fond de l’âme, si bien qu’autant qu’elle meurt autant elle vit et voit pour lors la mort comme source de sa vie. [132] Ce qui fait qu’elle estime infiniment toutes les petites occasions qui lui arrivent, ne pouvant faire aucun choix pour ce qui les concerne et aussi ne pouvant ne les pas recevoir avec un accueil tout plein d’amour quoique souvent insensible. Et ainsi l’âme trouve que tout son bonheur est de se laisser en la main de la Providence pour tout choix, pour toute élection et pour toute sa conduite.

Car les âmes qui sont destinées à mourir de cette manière en foi, doivent tellement mourir à elles-mêmes que dans la suite elles ne voient pas un moment qu’elles doivent choisir pour être d’une manière ou d’une autre, pour être dans un lieu ou dans un autre, pour être d’une façon qu’elles pourraient désirer ou d’une autre. Mais plutôt elles demeureront toujours dans la main de Dieu pour tout et toutes choses leur seront égales. Et au contraire, quand l’âme y a quelque part, il n’en va pas de même. Car toutes choses déchoient autant de leur opération pour donner Dieu à [une] telle âme qu’elles sont dans Son choix et dans Sa volonté.

Oui, mais, me dira-t-on, c’est donc une étrange captivité de n’user et de ne pouvoir user en rien de sa propre volonté ! C’est là au contraire que commence la vraie liberté, et autant que nous sommes en la main de Dieu pour n’avoir que Son unique conduite, autant le cœur se trouve vraiment en liberté.

Si l’âme n’avait expérimenté cet effet admirable de toutes les petites morts et croix de l’état d’une âme en foi, elle ne croirait jamais que telles dispositions pussent arriver à un si sublime état ; cependant il est très vrai et il n’en faut nullement douter. Il est même [133] de grande conséquence d’accommoder peu à peu par la lumière d’autrui les sens et l’esprit à cette divine lumière afin de recevoir de moment en moment toutes les morts et toutes les croix qui arrivent, sans hésiter pour s’en délivrer, en les côtoyant et en se laissant perdre et mourir avant qu’elles le peuvent faire. Car par là, la divine lumière s’augmentera beaucoup et, peu à peu, elle nous fera voir par notre propre fond la vérité que nous découvrons par la lumière d’autrui, de manière qu’à la suite qu’une âme commence de s’avancer en Dieu, elle soupçonne l’accroissement et l’augmentation des démarches de Dieu par les croix et les morts qui lui surviennent, de sorte qu’après plusieurs expériences chaque moment de croix ou de mort lui devient infiniment précieux, ce qui la sollicite à demeurer en pauvreté et perte autant qu’elles sont et subsistent.

Et afin d’expliquer davantage ceci comme une chose fort nécessaire, posons une âme qui soit en Dieu et en lumière divine : une affaire de son état, un embarras, un procès, une faiblesse qu’elle commettra (et ainsi de tout ce qui peut arriver généralement, car je n’excepte rien) y mettant l’abjection et la confusion qu’on peut avoir dans le monde, quelque chose, donc, de pareil lui embarrassera l’esprit, y jettera de l’obscurité et du trouble et un million d’autres effets qui paraissent effacer les traces de Dieu, embourber l’âme en elle-même, la jeter dans les embarras et lui causer un million d’effets tout contraires à ce qu’elle juge lui être nécessaire selon son degré d’oraison. L’âme, désireuse de sa perfection en [134] son commencement, voit tels effets de mort, travaille aussitôt, et même doit travailler pour trouver Dieu et ajuster ce que tels effets ont pu gâter. Mais au degré que j’écris, à telle âme il n’y a qu’à subsister passivement et porter l’effet de la mort en passivité nue tout le temps qu’elle durera, et l’on verra que la pointe de la mort donnera la vie et fera ainsi autant de jour qu’elle a été longue, pénible et renversant tout notre procédé propre et toute notre façon d’agir envers Dieu. Et cette manière dure jusqu’à la fin de la vie, changeant cependant selon le degré de lumière de plus au moins.

Par là, madame, vous voyez combien vous devez priser chaque moment de mort et de croix de quelque part qu’elles viennent et que vous leur devez donner un favorable accueil dans votre âme. Il est vrai, madame, que nous avons un grand voyage à faire et dont on ne voit l’éloignement que lorsque l’on est déjà beaucoup avancé dans le chemin, ce long voyage étant d’aller du fini à l’infini, du créé à l’incréé, de l’impur à la pureté même, et enfin de la créature en Dieu. Or quand l’âme commence déjà à sortir d’elle-même et par conséquent à goûter un peu de l’Être infini qui est infiniment au-dessus de la créature et infiniment éloigné de ce qu’elle peut avoir et de ce qu’elle peut goûter, il se fait en elle un certain désir, un instinct inconnu de tout outrepasser et de ne se pouvoir contenter de rien qu’elle ait. Il semble que l’esprit dit toujours en sa course et en s’avançant : « ce n’est point ce que j’ai que je cherche », et qu’il se fait un certain mouvement, [135] inconnu, d’avancer toujours, que l’on a et que l’on n’a rien, que l’on désire tout et que l’on ne désire rien, et qu’ainsi en vérité l’âme est en tout ce qu’elle a pour l’intérieur et en tout ce qui lui arrive comme un voyageur est pour les hôtelleries : il y passe et il y demeure autant que la nécessité le requiert mais non pas pour s’y arrêter, et ainsi il est toujours en mouvement, quoique en repos. Cette disposition de votre esprit est vraiment une touche de Dieu et une disposition certaine de Son approche, laquelle doit augmenter autant que Dieu S’approchera encore davantage . Et même, les âmes qui sont beaucoup arrivées en Dieu et qui ainsi sont au-dessus d’elles-mêmes , ne jouissent jamais un moment de ce qu’elles ont, ne jouissant jamais de Dieu que par ce qu’elles n’ont pas.

Il faut qu’une âme ait un peu d’expérience pour entendre ceci et pour comprendre l’agilité et la course que Dieu imprime en une âme aussitôt qu’Il l’approche de Lui et la met en Lui. Il suffit que je vous assure que cela doit être tel sans plus nous étendre sur cela qui serait de longue déduction, d’autant que cela est inséparable de Dieu et propre à toutes les âmes qui approchent de Dieu et qui commencent d’être en Lui. Si bien que celles qui sont déjà fort avancées en cet Être infini et par conséquent qui boivent abondamment à la source, et sont jugées heureuses parce qu’elles possèdent abondamment les merveilles qu’on leur communique (soit des perfections de Dieu ou des mystères et enfin de la jouissance de cet Être infini), sont cependant les plus pauvres d’autant que, quoiqu’elles aient abondamment [136], elles n’ont rien en comparaison des âmes moins avancées : car leurs sens et leurs puissances ne peuvent rien retenir et il faut par nécessité que cette source qui découle abondamment en elles recoule dans la même source en les faisant recouler elles-mêmes avec autant de vitesse en la même source que ce qu’elles reçoivent est grand. Et ainsi il ne leur demeure rien qu’une agilité bien plus grande pour outrepasser tout et aller en se reposant après cet Être infini qui les attire.

Vous n’avez donc qu’à vous laisser doucement et suavement aller et faire votre voyage, et autant que vous serez nue et déchargée de tout vous serez plus en état d’avancer. Ne rien avoir de cette manière est beaucoup avoir. Courir de cette manière est vous reposer et jouir pour vous remplir quoique en vous vidant et cela en unité et sans que vous ayez rien à craindre, car pourvu que vous vous laissiez aller et que votre âme se laisse mourir de cette manière en courant après Dieu, elle Le trouvera assurément.

- DM 3.32. L’attribution demeure incertaine.

21. De J. Bertot. 1678.

J’ai bien de la consolation de recevoir de vos nouvelles et d’apprendre par vous-même le désir que vous avez de votre perfection et de travailler tout de bon à la rectification de tout ce qui n’est point selon l’ordre de Dieu en vous. Je vous assure que je [137] désire de tout mon cœur vous pouvoir être utile à cela qui est capital et qu’il n’y a rien que je ne fasse pour vous y aider.

Votre solitude et l’état libre1 dans lequel vous êtes présentement ne vous sera pas une petite aide puisque au contraire c’est un très grand secours d’être toujours attentif sur soi-même pour empêcher ces trop grands épanchements de nature sur les choses où notre inclination se trouve trop naturelle.

Les rencontres qui nous contrarient et auxquelles nous avons peine de nous ajuster en mourant à nous, ne nous dissipent pas tant dans nos conditions et nos états comme celles qui rendent nos inclinations trop pétillantes en nous dissipant et nous faisant trop courber vers les créatures. Usez donc du bon temps que vous avez et l’estimez fort cher afin de retourner plus facilement vers Dieu et de vous animer encore davantage à mourir plus efficacement à vos propres inclinations.

Vous avez observé une chose de grande conséquence que, dans l’état où vous êtes, l’oraison et la solitude, soit intérieure soit extérieure, ne vous sont qu’une aide pour vous approcher de plus en plus de Dieu, mais que les occasions où vous avez à mourir, à vous rabaisser et à vous écraser sont l’essentiel et le plus nécessaire que vous devez cultiver et rechercher de tout votre cœur. L’oraison et la solitude sont bien des moyens que vous devez aimer et que vous devez pratiquer, quoique par ordre et par dépendance à tout ce que Dieu demande de vous en votre condition. Mais pour les occasions de mourir et de vous contrarier incessamment plus selon les vues d’autrui [138] que les vôtres, cela ne vous est pas seulement nécessaire mais indispensablement de conséquence. Sans quoi vous erreriez, toujours vagabonde, désirant Dieu et Le cherchant de tout votre cœur sans jamais Le pouvoir trouver, par la raison que votre inclination naturelle et votre esprit sont toujours alertes pour pouvoir se contenter des choses grandes selon leurs inclinations et selon qu’un certain esprit de suffisance et de grandeur leur donne de mouvement. Et comme vous êtes beaucoup naturelle en toutes choses, votre mort est extrêmement difficile et vous ne devez pas vous étonner de sa longueur ni des difficultés que vous trouvez dans les rencontres. Ainsi il est très certain que cette mort est l’essentiel pour votre intérieur et que vous ménageant doucement le moyen d’oraison et de retraite en mourant à vous, vous devez beaucoup espérer d’arriver et d’approcher de Dieu en gagnant Son cœur et en vous ajustant à Ses inclinations.

Ce que je vous dis est de si grande conséquence qu’il est certain que manquant en ce point vous manquez en tout, et que faisant tout le reste sans faire ceci, vous ne faites rien. Au contraire vous faites bien moins que rien, d’autant qu’étant solitaire et travaillant à l’oraison sans une véritable mort, insensiblement on se croit fort avancé et fort intérieur, et dans la suite on trouve qu’on s’est trompé, remarquant ses fautes et ses défauts d’autant que la source en était cachée sous la magnifique apparence de cette oraison solitaire.

Je ne puis m’empêcher de vous dire un mot en passant de l’étonnement où j’ai été [139] souvent de remarquer plusieurs personnes s’appliquant beaucoup , soit aux bonnes oeuvres, soit à la solitude et à l’oraison, et que cependant je ne remarquais point du tout leur avancement et leurs démarches efficaces vers Dieu : au contraire souvent ces choses les approchaient davantage d’elles-mêmes en leur causant quelque estime, quelque distinction dans le monde, quelque hardiesse et liberté auprès de Dieu, et un million d’autres défauts où l’inclination naturelle prenait secrètement sa vie. Et quand, par providence, venant à découvrir ce secret et la cause de ce désordre, elles remarquaient que tout cela venait du manque de mort et d’usage de chaque chose pour mourir, insensiblement elles se sont aperçues que l’oraison et la solitude qu’elles n’ont pas quittées ont eu un autre effet dans leurs âmes, la mort en vraie humiliation étant la vie qui vivifie l’oraison, la solitude et la retraite. Et de cette manière elles ont fort bien jugé que cette mort devait être leur capital et qu’elles devaient se servir de l’oraison, de la retraite et de la solitude comme de moyens divins pour élever insensiblement l’âme à Dieu en la faisant sortir d’elle-même et de ses inclinations, remarquant très bien que cette mort a des yeux perçants pour pénétrer les moindres atomes des imperfections et pour faire échapper tous les pièges dans lesquels l’âme pourrait tomber sans ce moyen, quoique remplie et ornée de tous les autres moyens qui rencontrent tout leur bonheur en elle et par son moyen.

Cette mort donc se sert de tous ces moyens divins admirablement et il faut l’avoir expérimenté pour le bien savoir comme il est. Et [140] lorsque cette mort de soi-même remarque par une raison éclairée qu’il se faut priver de ces divins moyens à cause des empêchements que notre état nous fournit et ainsi que l’ordre divin nous impose pour lors, [cette mort] étant vraiment une Reine et une Souveraine en nous infiniment riche et abondante, elle supplée à tout et fait que l’oraison et la retraite ne pouvant se pratiquer se trouvent merveilleusement en la mort et par la mort de soi-même. De sorte que l’âme expérimente de jour à jour qu’en mourant fidèlement, non seulement elle trouve tout bien mais encore [qu’]elle élève tous moyens divins et tous les exercices de piété de telle manière qu’il n’y a rien qui ne la fasse approcher de Dieu et qui ne fasse un effet en elle merveilleusement efficace pour sa pureté intérieure, [effet] qui la rend non seulement agréable à Dieu mais aussi beaucoup aimable aux créatures avec lesquelles elle est et avec lesquelles elle doit agir.

Cette vraie mort de soi par toutes les petites rencontres de son état est une vraie fonte où l’on prend toutes les figures, et en vérité je puis dire que par ce moyen divin de mort on peut faire plus en un jour que l’on en fait en plusieurs années. N’avez-vous jamais pris garde que ces ouvriers qui jettent en fonte ont bien plus tôt donné la figure à un crucifix ou à quelque autre image que ne font ceux qui les font par le moyen de la sculpture ? Il me semble que cette comparaison est fort juste pour exprimer la manière dont Dieu forme Jésus-Christ en nous par le moyen de la mort à soi-même. Ce [141] moyen divin est vraiment une fonte par laquelle tout ce qui est en nous de raison propre, de propres jugements, d’inclinations naturelles, de passions, se fond et se liquéfie et étant ainsi ajusté par la solitude et par l’oraison, se forme en un Jésus-Christ. Ne mourez pas à vous-même, [et] vous vous donnerez bien des coups inutiles et qui produiront peu : faites-le [mourir à soi-même]. Il est vrai que si c’est de la bonne manière, vous vous écraserez et un long temps vous serez embarrassée à cause d’une certaine confusion que cette mort cause. Mais prenez courage : cette confusion et ce mélange qui humilie cause désunion de notre cœur d’avec nous-mêmes, et ainsi fait et exécute vraiment cette fonte dont je vous parle, amollissant notre cœur et le rendant vraiment souple entre les mains de Dieu.

Pour ce qui est de votre oraison vous ne devez pas vous étonner de vos sécheresses : au contraire elles vous seront toujours très utiles et nécessaires, supposé que cette mort dont je vous parle soit vraie en vous, car si cela n’était pas, la sécheresse et les divagations vous nuiraient beaucoup. Et au contraire elles vous serviront et vous servent beaucoup en mourant efficacement, et non seulement en vous donnant des moyens de mourir mais encore en vous ajustant pour peu à peu vous tranquilliser davantage. C’est pourquoi ne vous étonnez pas de ces sécheresses ni de ces distractions : soyez seulement fidèle à en faire usage de mort. De plus ne laissez pas de continuer de prendre simplement vos petits sujets et lorsqu’ils vous sont ôtés, patientez et vous possédez un peu, car, quoique [142] vous ne les ayez pas si fort dans l’imagination et dans l’esprit, elles [ils] ne laissent pas d’opérer en votre âme. Et étant trop effacés, revenez doucement par ces mêmes sujets, ou, si vous ne pouvez, remettez-vous un peu en paix en la présence de Dieu. Et y étant recueillie et ainsi votre âme étant plus calme, renvisagez doucement votre même vérité.

Où il faut remarquer qu’au degré où vous êtes, la présence de Dieu et par conséquent la paix et la tranquillité que vous y trouvez, ne vous est pas un moyen mais bien la fin à laquelle vous tendez par la simple vue des sujets et des vérités dont vous vous devez nourrir, selon la lumière et la manière que Dieu vous donnera en l’oraison. Ainsi ce ne serait pas bien faire que tout d’un coup vous vous tinssiez à la fin, quittant vos moyens ; mais vous devez plutôt humblement vous nourrir et tendre à votre fin par l’exercice de ces mêmes moyens, ménagés et exercés doucement, selon la capacité actuelle que vous avez en l’oraison, tantôt plus perceptiblement tantôt moins.

Et quand vous avez ménagé doucement et de votre mieux ces moyens en l’oraison et qu’enfin vous vous voyez si pauvre que vous ne pouvez recouler vers Dieu par ces mêmes moyens, il ne faut pas laisser de le faire par leur privation, d’autant que la sécheresse pour lors vous y renvoie en vous faisant désirer Dieu. Et ainsi vous êtes en repos, en inclination et en désir vers Dieu, ménageant toujours les moyens, comme je vous le viens de dire, qui est proprement l’exercice de l’oraison en votre degré, qui vous fait insensiblement arriver à leur fin, qui [143] est la présence de Dieu. Et sans ce ménagement d’oraison on se tourmente souvent en cet exercice, sans avancer, croyant toujours que le plus grand et le plus beau est le meilleur ! Et cela n’est pas, n’y ayant de vrai et de moyen divin pour faire l’oraison que ce qu’il nous faut dans le degré où nous sommes, où la mort ménage tout merveilleusement bien, sans laquelle il est bien difficile d’aller tant à pas comptés comme il est besoin, spécialement pour les esprits impétueux qui voudraient tout faire sans moyens, et passer à la fin sans milieu, ce qu’il ne faut pas faire si l’on veut beaucoup réussir dans la piété et dans l’oraison.

Lisez et relisez souvent cette lettre, elle vous pourra être utile un très long temps. Je suis à vous sans réserve. 16782.

- DM 3.33.

1Depuis son veuvage.

2Dans l’original.


22. À J. Bertot. Avant avril 1681.

Quand Dieu me donne le mouvement de vous écrire pour vous rendre compte de l’état de mon âme, je le fais : autrement je ne ferais rien qui vaille.

Il me semble pouvoir dire qu’elle fait du progrès au moins en une chose, qui est dans l’assujettissement à l’ordre de Dieu à chaque moment. Ce n’est pas depuis un jour, il y a longtemps que je l’expérimente. Ce qui fait que dans toutes les choses qui arrivent dans mon état et dans toute ma famille je suis inébranlable, mais cela par la fidélité à mourir et à porter mes croix : j’en ai de plusieurs façons. Vous avez su la dernière, qui m’a touchée sensiblement. Je ne puis dire ici les autres ; elles ne sont pas moins humiliantes et renversantes1. Nonobstant cela je suis dans mon fond dans une espèce d’immutabilité qui tient plus de l’éternité que du temps, me laissant mouvoir à Dieu comme Il Lui plaît, pour être dans la croix ou dans les consolations, demeurant seulement passive à la croix présente, et aux vu(es) de celles de l’avenir qui me semblent indubitablement devoir être plus grandes. Hors des petits moments où la pointe de la croix est pressante et accablante, je suis toujours gaie et contente ; il ne serait pas en mon pouvoir de souhaiter plutôt une [431] chose qu’une autre, d’être dans un lieu que dans un autre.

Au milieu de tant de croix et d’occupations différentes, on est en liberté et l’on agit en unité. Cela me fait comprendre quelque chose de la fécondité et multiplicité des opérations de Dieu dans Son unité et Son repos. Car quoique l’âme n’ait aucune action ni aucune vertu en vue que de mourir dans les occasions, elle se trouve toute vertu et toute action. Je n’ai pas ces lumières dans le temps, mais après il en paraît quelquefois quelque chose. Mais pour peu que je veuille agir de moi-même pour suivre mon inclination, quand ce ne serait qu’en une bagatelle, je commence à sentir que je sors de ma nudité et généralité pour tomber dans le distinct, dans la désunion et souvent dans l’inquiétude. Tout cela me fait comprendre pleinement l’importance d’être fidèle aux petits moments puisque dans les moindres choses nous pouvons jouir de Dieu par la foi de cette manière.

Si j’étais toujours fidèle, je sens bien que tous les moments seraient pleins mais il n’est pas possible de comprendre jusqu’où va ma faiblesse pour me défaire du plus petit défaut, qui est toujours cette petite sécheresse pour quelques-uns de mes domestiques dont j’ai peine à supporter les manières. Il semble que je sois réduite dans une entière impuissance, quelque envie que j’aie de m’en défaire, car souvent dans l’instant même que je me relève, je retombe dans tous ces défauts les uns sur les autres que je supporte patiemment. Il se fait un fumier qui [432] sert merveilleusement à me faire pourrir ; je ne laisse pas (comme j’ai dit), nonobstant la peine que je sens dans ces défauts, d’être en repos.

Je fais le bien que la Providence me présente ici comme en passant, sans en faire mon capital. Notre bonne Mère N.2 me donna il y a quatre ou cinq mois la vue de faire faire ici, où le désordre est grand, une Mission ; et comme elle était toute de feu pour cette oeuvre elle ne me donnait point de relâche. Et moi j’étais dans un état tout contraire car, quoique je le souhaitasse aussi, je ne me pouvais résoudre à agir sans que je visse le moment de l’ordre de Dieu, parce que sans cela rien ne réussit et que tous les grands obstacles qui se rencontrent ne viennent souvent que de n’avoir pas pris ce moment. Enfin il est venu, et elle est ici il y a huit jours où elle fait tous les biens que l’on peut souhaiter pour si peu de temps.

Je craignais fort que l’assiduité que je suis obligée d’avoir aux sermons ne me brouillât, en me tirant de ma généralité pour me mettre dans la multiplicité, ou ne me fût à charge, mais jusqu’à cette heure ils me font un effet tout contraire car ils me réjouissent et me nourrissent. C’est une manne qui a toutes sortes de goûts sans me faire sortir de ma situation ordinaire. Je me trouve depuis si pleine que j’en suis surprise sans pouvoir dire de quoi, et néanmoins si affamée et pressée d’outrepasser tout que je cours sans savoir où par tout ce qui se rencontre. [433]

Voilà ce que je puis remarquer : je ne sais s’il est dans la lumière de vérité ou non. Vous en jugerez mieux que moi ; j’espère que vous m’en manderez votre avis sans me flatter. Je ne vous parle point de mon oraison en particulier car je n’en vois point, tout ce que je fais étant mon oraison.

- DM, page 430 : « Lettre à l’auteur ».

1Vie 1.24.1 : « Sitôt que je fus veuve, mes croix, qui semblaient devoir diminuer, augmentèrent. »

2Il s’agit probablement non pas de la mère Granger, morte en 1674, mais de sa belle-mère (« …elle ne me donnait point de relâche »), dont elle reconnaît par ailleurs des qualités : « …elle avait de la vertu et de l’esprit, et ôté certains défauts que des personnes qui ne font pas oraison ne connaissent pas, elle avait des bonnes qualités. » Vie 1.27.1.

23. De J. Bertot en réponse. Avant avril 1681.

J’ai beaucoup de joie, madame, d’apprendre de vos chères nouvelles et l’état de votre santé. Je vous remercie de tout mon cœur . Pour répondre à tout ce que vous me dites, je vous dirai que vous faites très bien de suivre les instincts de votre intérieur pour parler de votre âme, autrement on pourrait brouiller toutes choses, et Dieu nous en parlant par nos nécessités ou par les instincts qu’Il nous donne, Il ne manque pas de nous donner des grâces, suivant Ses manières, de nous ouvrir ou de nous communiquer.

Il est vrai que ce principe divin pour se conduire et pour mourir à soi est admirable et l’on n’a pas besoin d’aller chercher bien loin ni le martyre, ni aussi les maîtres de [434] notre perfection. Laissons-nous en abandon à Dieu de moment en moment et croyons fortement que toutes les providences de notre état, quelles qu’elles soient, sont la voix qui nous parle de Dieu et qui nous marque Son divin ordre. L’âme fidèle à suivre cette conduite trouve la paix promptement et ne manque jamais de trouver Dieu en toutes choses, pourvu qu’elle n’hésite pas à voir Dieu en tout ce qui lui arrive. Et ainsi, mourant incessamment par là et en tout, quand peu à peu l’âme est beaucoup fidèle à cette conduite la Sagesse ne manque pas de lui causer un million de croix afin de la polir et l’affiner davantage. Et de pouvoir deviner par où et en quelles manières elles nous viennent, cela ne se peut : tout ce qu’il y a à faire est de baisser la tête et accepter sans examen la divine conduite, et voir Sa main en tout. Vous avez eu occasion d’adorer la Providence en cette croix humiliante qui vous est arrivée : je crois que (Dieu aidant) ce ne sera rien, car il n’y a pas de raison en tout ce que j’en ai vu. Cela n’empêche pas qu’il n’y ait un mélange fâcheux. Ce ne sera pas l’unique qui vous arrivera : il y en aura incessamment en toutes rencontres, non seulement en votre intérieur mais encore dans votre état et dans l’extérieur qui seront selon votre besoin, car assurément vous avez besoin d’humiliations et aussi de moyens qui vous fasse perdre votre raison et votre suffisance. Ne vous mettez pas en peine de leurs excès : c’est Dieu qui les ordonne. Il suffit pourvu que vous soyez fidèle à mourir selon leur étendue ; et quand cela n’est pas ne vous troublez pas, mais revenez doucement [435] et humblement en vous remettant en votre place. Par ce moyen vous trouverez, sans savoir comment, votre fond car vous trouverez une stabilité admirable.

[C’est là] où vous devez remarquer que le fond de notre âme ne se trouve pas, comme plusieurs personnes le croient, [dans le] savoir par pensée et par des lumières : ce ne sera jamais par là mais bien par les morts et par les renversements. C’est pourquoi plus la Providence en fait rencontrer, tant mieux car, s’égarant et se perdant insensiblement, on se trouve en son fond. Ainsi croyant avoir tout perdu et aussi soi-même, c’est pour lorsque l’on commence à trouver son fond où est la stabilité : hors de là il n’y a jamais que du trouble et de l’inquiétude. Et en vérité cette disposition commence à tenir de l’éternité par l’abandon à la conduite de Dieu, qui nous veut comme Il veut, soit en joie ou en croix, et qui fait voir les croix futures pour s’y abandonner, et de cette manière demande la passivité totale pour être comme Dieu désire. Quand vous vous voyez si bouleversée par la croix et par la vue des croix qu’il vous semble que vous ne vous possédez pas ni que même vous ne le pouvez pas, pour lors laissez-vous et vous perdez en la pointe de la volonté en passivité pure comme vous le pouvez ; et vous verrez qu’en suite [de cette perte], sans savoir comment, tout cela réussit et se calme en perte en son fond.

Toutes ces croix embarrassent sans embarras, comme je dis, étant en cette disposition. J’en dis autant des divers embarras de providence dans notre état. Rendons-nous y selon ce que Dieu demande et nous verrons que tout s’ajustera et qu’insensiblement cette multiplicité crucifiante tombe en unité et fait [436] aussi tomber l’âme en unité où elle agit admirablement, quoique fort embarrassée (à ce qu’il semble). Et par là l’âme comprend merveilleusement comment Dieu étant si multiplié en tout ce qu’Il fait est cependant en Son opération même si un et en unité que c’est là le soutien de tout le monde. L’âme mourant fidèlement à soi et à sa manière d’agir par soi-même, tombe dans cet opérer en unité où elle a tout quoiqu’elle n’ait rien. Et elle fait tout quoiqu’elle fasse peu et, bien qu’il paraisse qu’elle agit en grande multiplicité, cependant elle est en vraie unité. Et pourvu que l’âme ne fasse rien par elle-même, quoiqu’elle fasse, elle ne sort jamais de son unité encore qu’il lui paraisse qu’elle ne fait et n’est occupée que de bagatelles. Et aussi dès qu’elle est dans la bagatelle par elle-même, c’est-à-dire sans anéantissement, au même elle est dans la multiplicité et par conséquent dans le trouble.

Cela demande une grande pureté intérieure et une mort à soi-même extrême, mais ayez courage. Mourez peu à peu à cette sécheresse dont vous me parlez et aussi aux autres défauts, et vous verrez que, mourant et vous dérouillant, vous tomberez sans vous en apercevoir en unité de repos. Et quand il vous paraît que nonobstant votre travail vous ne laissez d’être prévenue de vos défauts, possédez-vous et vous verrez qu’en vérité tout cela sera un fumier qui vous fera pourrir et germer en vie divine, et ainsi tout sera mis en usage par principe divin.

Vous faites très bien de faire le bien extérieur que la Providence vous fournira, sans [437] en faire votre capital mais vous y laissant aller selon la divine Providence qui vous marque l’ordre divin.

Vous avez très bien fait de côtoyer l’Esprit de Dieu et d’observer Ses démarches car sans Sa conduite toute sainte intention est peu de chose, et quoiqu’elle ne déplaise pas à Dieu et que même elle lui soit agréable, sans cette application par l’Esprit et par l’ordre de Dieu, ces choses n’ont pas source de vie pour vivifier l’âme. Et c’est proprement ce que vous expérimentez car, ayant entrepris cette Mission par l’ordre divin, vous expérimentez que la multiplicité qui s’y rencontre cause unité, et que cette unité est multiplicité en vous donnant une faim qui ne se rassasie pas et qui cependant n’est pas famélique, mettant la paix et le repos en vous. Ces sortes d’opérer en toutes rencontres sont très féconds et vous doivent beaucoup éclairer afin de vous instruire et vous convaincre que mourir n’est pas une perte et une oisiveté, mais plutôt une plénitude et une vie qui remplit en vidant.

Prenez courage au nom de Dieu car j’espère que la grâce rendra votre âme féconde et qu’étant fidèle selon le degré de Dieu vous vous trouverez qu’après une grande patience, en souffrant la nudité, la mort et la sécheresse, quasi sans s’en apercevoir tout devient fécond et ensuite la fécondité même. Mourir est donc le tout de cette vie et la foi est la source véritable de cette mort.

J’espère que, Dieu aidant, nous aurons bien de la consolation cet hiver, étant ensemble. Il n’est pas nécessaire en l’état où est votre âme de me marquer en particulier votre [438] état d’oraison : là tout est oraison et votre oraison ; c’est pourquoi je la comprends assez par ce que vous m’avez dit. Continuer son intérieur en ces diverses dispositions comme vous m’avez marqué, est faire oraison selon votre état. Ce n’est pas que dans de certains temps on ne soit plus en repos et en solitude, et ainsi plus à la lumière divine, mais il faut se laisser à Dieu pour être conduite en tout, en l’action ou en l’oraison. Et par ce moyen tout se fait un, où cependant l’Esprit de Dieu, qui aime infiniment le repos et la solitude, tire souvent l’âme, la retirant de l’action pour cet effet et la mettant en oraison pure et en nue solitude, souvent aussi la tenant par un secret de sa Providence en action, où telle action est oraison.

- DM 3.66 : « réponse à la précédente lettre »

24. À J. Bertot. Avant avril 1681.

Ô que mon âme vous est obligée de lui avoir fait trouver et goûter la vie éternelle d’une manière que je cherchais secrètement mais que je n’avais jamais éprouvée ! Il y a quelque chose en moi sans moi, qui entend, qui aime et qui jouit de Dieu dans une vérité et certitude plus évidente que le soleil en plein midi lorsqu’il répand ses rayons de toutes parts, et toutefois si éloigné des sens et si élevé au-dessus de l’esprit et de la volonté qu’ils demeurent l’un et l’autre sans connaissance ni expérience de ce qui s’y fait en Dieu, où l’âme semble être comme perdue et sans action propre dans un secret impénétrable qui ne se découvre que dans le moment de Dieu, je veux dire celui où Il Se donne et S’applique à l’âme en toutes les façons qu’il Lui plaît, l’âme ne faisant distinction et différence de rien, tout étant un ordre ou oeuvre de Dieu, ou Dieu même, parce que tout se confond et renferme tout.

Il me semble que je n’ai point d’intérieur ni d’esprit et je n’en veux point avoir ni connaître. Si l’on m’en voulait entretenir sans l’ordre de Dieu envisagé, ce me serait une souffrance intolérable. Je m’aperçois que ce moment divin auquel vous m’avez [467] dit de m’arrêter, consume et dévore tout ce qui est en moi et hors de moi sans me laisser ou permettre la moindre réflexion sur quoi que ce puisse être hors la prière en la manière qui m’est donnée dans le moment et l’abandon à l’inconnu que j’ignore avec une félicité incomparable. Ce moment divin établit mon fond dans une simplicité et nudité extrêmes, me trouvant dépouillée entièrement du passé, du futur et même du présent puisqu’il s’écoule à chaque moment et que l’on ne fait que pâtir. Ce qui se fait et ce qui le fait n’est rien, si je le veux expliquer ; mais si je m’y veux perdre et abandonner, c’est la vie éternelle qui comble tous mes désirs, et qui m’est toutes choses en ne m’étant rien pour l’intérieur.

Mes sens sont fort vifs et dégagés, prompts et actifs à merveille et si fort à loisir qu’on ne leur donne rien à faire pour le dedans : l’occupation extérieure leur plaît et les divertit en Dieu. Toutefois ils sont fort disposés à regarder indifféremment toutes choses et ne discerner rien que par les règles de modestie et de mortification qu’on leur a autrefois prescrites, qui sont suivies encore dans l’ordre de Dieu. Le cœur est si content de son rien du tout que ses passions et ses désirs semblent morts et ne se réveillent point aux approches des objets les plus sensibles. Il semble qu’on parle, qu’on condamne, qu’on méprise une personne qui est à cent lieues et encore plus loin. Encore en voudrais-je avoir quelque pitié mais non pas de moi qui ne suis plus à plaindre, parce qu’en me montrant mon rien on me [468] donne tout : le cœur et tout le fond s’ouvre pour le recevoir, et Celui qui en a la clef fait cette ouverture car je n’y vois rien. Je suis toute à vous, Dieu vous a assujetti et donné mon âme, commandez-moi tout ce qu’il vous plaira.

Il me semble que je ne doute de rien dans le moment qu’il faut agir : il est tout rempli de lumière, de paix et de force. Je n’en sors que par quelque propriété que je ne connais que lorsque Jésus-Christ me la fait voir : sa lumière et sa guérison est ma liberté, mes liens se rompent en un moment, et mon âme affamée et altérée se rassasie dans le moment qui lui donne Dieu.

Dans les communions je quitte et abandonne la place à Jésus-Christ, mais en pure foi, sans aucune douceur ni attrait sensible, quoiqu’il y en ait une secrète et divine qui est tout ce qui se peut désirer. Je ne fais point du tout l’oraison, seulement je demeure en foi et devant Dieu en Jésus-Christ anéanti et victime dans le sacrement. Ses opérations cachées et invisibles en son Père et dans les âmes me sont montrées, et je m’y perds, m’y voyant comprise ; ou bien je les crois et adore en pure foi parce que je ne vois que cette foi nue dans mon âme.

Les goûts, les expériences, visions d’esprit, images ou espèces que j’ai éprouvées autrefois sont effacées ; et je ne suis pas peu contente de trouver et de recevoir à tous moments Jésus-Christ sans ces moyens. À présent leurs privations, les ténèbres, les sécheresses, les dégoûts, les rebuts, me sont lumières, douceurs, jouissances et [469] possession inséparable de ce divin Tout ; et cependant tout ceci me paraît comme une correction de mes anciennes erreurs et ténèbres, qui me rend petite et simple, attachée seulement à l’ordre de Dieu. Mon âme dans cet ordre goûte et embrasse tout et devient toute naturelle sans ce discernement qui me faisait autrefois tout sindiquer1 [sic] et condamner sous prétexte de perfection. Je vois que Jésus-Christ se donne autant dans les petites choses que dans les grandes et que la perfection est Dieu en toutes choses. Les actions spirituelles et les naturelles en Dieu me semblent une même chose et je me trouve aussi contente à dire le Pater et l’Ave sans goût que de faire une oraison plus tranquille et recueillie en Dieu. Il me semble que la foi fait tout pourvu que je ne me trompe point. Je vous puis dire que vous m’êtes très précieux en Jésus-Christ quoique je sois la plus indigne de vos filles.

- « Lettre à l’auteur » qui précède la réponse ci-dessous (DM 3.68). Cette lettre serait postérieure au 22 juillet 168 Voir Vie 1.28.1 : « Ce fut ce jour heureux de la Madeleine que mon âme fut parfaitement délivrée de toutes ces peines… »

1scindiquer sur qqch (1622) : examiner d’un œil critique. (Rey).

25. De J. Bertot en réponse. Avant avril 1681.

Il est très vrai qu’il y a un lieu en nous qui a un appétit insatiable de Dieu et qui désire incessamment, sans désirer cependant, mais par lui-même, de connaître et d’aimer Dieu, ou plutôt de pouvoir toujours jouir de Dieu. Ce [lieu] secret et inconnu en nous, bien [470] éloigné des actes de notre entendement et de notre volonté, est vraiment un instinct de Dieu dans le centre de nous-mêmes, qui se renouvelle à mesure que notre âme se purifie et que peu à peu, par la lumière divine plus pure, elle est élevée à une opération plus pure, c’est-à-dire plus éloignée de son opération propre. C’est ce qui fait que l’âme appète toujours cela, et ne le saurait avoir qu’en mourant à soi, et non par son opération ; il n’y a que la mort de soi-même qui ait lieu ici et qui puisse aider et contenter. Signasti super nos lumen vultus tui ... etc1.

Il faut donc, quand on sent ces désirs et cette impression de Dieu, tendre passivement à Lui en mourant à soi et en se laissant appetisser2. Et par là, sans savoir le comment, cet instinct et cette inclination se déterrent dans la forêt de nos propres opérations et peu à peu l’on vient à un repos et à une cessation d’opération, en ayant une plus relevée en notre esprit et par là le moment est donné à l’âme que se simplifie non seulement l’esprit, comme je viens de dire, mais encore tout le dehors, pour se contenter de tout ce que Dieu ordonne en l’âme et sur l’âme. Par là aussi peu à peu, en mourant, tout devient un.

Voilà à peu près ce à quoi votre âme doit tendre en l’oraison et hors votre oraison pour vraiment mourir à vous. Je suis accablé d’affaires, ce qui m’empêche de vous répondre en détail : je ne puis vous dire que ces deux ou trois paroles.


- DM 3.68.

1Ps. 4, 7 : « La lumière de votre visage est gravée sur nous. » (Sacy).

2Appetisser : « rendre plus petit » (Furetière).

26. À J. Bertot. Avant avril 1681.

J’ai vu clairement que le rayon divin est Jésus-Christ même, et que ce qui est de Lui, soit intérieur soit extérieur, se trouve par Son moyen, en demeurant dans le rayon même et s’y perdant, qu’il n’est pas besoin de lectures mais seulement de le poursuivre car l’ayant, la lecture ne donne que des images et il ne faut que demeurer en lui sans connaître ni goûter.

J’ai connu que la grâce de l’intérieur est semblable à un pépin, lequel contient en soi l’arbre et les fruits quoiqu’on ne les voie pas. Et comme le pépin est jeté en terre et qu’ainsi il germe et croît, ainsi Dieu donne à l’âme qu’Il appelle à l’anéantissement parfait un je ne sais quoi dans l’intime, lequel est la foi et la Sagesse qui communique peu à peu et en secret toutes choses. Et ce je ne sais quoi très caché contient implicitement tout ce qui est en Jésus-Christ même, lequel croît peu à peu, et si l’âme est vraiment fidèle, Jésus-Christ devient en elle intérieurement et extérieurement tout ce à quoi le dessein éternel a destiné l’âme, sans qu’elle y contribue autre chose que se laisser soi-même et se perdre.

J’ai vu par cette même lumière que je dois tout perdre en Dieu c’est-à-dire par ce je ne sais quoi, et aussi mon salut sans me mettre en peine de mes péchés, ni de quoi que ce soit ; mais bien, demeurant en Dieu et en mon rien, j’ai tout. Je ne me dois non plus mettre en peine de quoi que ce soit de distinct, quelque [125] divin qu’il soit, de Jésus-Christ ou de Dieu : l’intérieur, par cette divine lumière, croît par lui-même et devient Jésus-Christ. Enfin le tout est (selon la lumière de cet état) de me laisser beaucoup perdre par chaque moment de ma vie quel qu’il soit sans ajouter ni diminuer.

- DM 4.32. Cette lettre serait peut-être à placer antérieurement : elle évoque les notes de retraite présentes dans A.S.-S., ms. 2057.

27. De J. Bertot. Avant avril 1681.

Notre Seigneur a fait sûrement connaître à une âme la différence qu’il y a entre la conduite de la foi toute nue et toute pure, et entre l’opération de Dieu dans le perceptible comme en une sainte Thérèse.

Premièrement la foi donne les mêmes choses et dans un degré plus éminent que le perceptible, faisant en l’âme et en son centre toutes les mêmes opérations que le perceptible et le connu que Dieu a donné en la voie d’oraison à plusieurs saints et saintes, mais cela, d’une manière plus pure, plus assurée et plus perdue en foi. Cette divine et amoureuse lumière par son imperceptible, mais très réelle, très efficace et très sublime opération, élève et perd l’âme en Dieu tout d’une autre manière.Cette lumière est terminée en cette âme en lui découvrant que comme l’opération de la foi est imperceptible en l’âme, aussi est-elle purement pour Dieu, n’y ayant que Lui seul qui y ait Son plaisir.

Il n’en va pas de même de l’autre grâce où il y a du perceptible : l’âme y trouve encore son compte en glorifiant Dieu, et en vérité quoiqu’elle y meure à soi-même selon son [126] degré d’union, elle y est en quelque manière toujours vivante tant par ce qu’elle reçoit et dont elle jouit perceptiblement que par l’assurance qu’elle y a de glorifier Dieu et d’être mise en acte perceptible vers Dieu.

Mais en la foi pure et nue qui fait et cause l’union de certaines âmes, tout y est et se trouve sacrifice, Dieu ayant choisi cette très divine lumière de la foi pour faire de Sa créature un éternel et entier sacrifice, la foi mettant son entendement et tout ce qu’elle est dans une soumission et un sacrifice entier. Par ce sacrifice de la foi, Dieu prend pour Soi tous les plaisirs des divines opérations de la foi en l’oraison et en l’union divine, et en jouit pour Soi et non pour la créature. Et ainsi tout ce qui se passe en cette divine foi est connu de Lui seul qui en jouit en un plaisir infini dont Lui seul est capable, d’autant que les opérations de la foi sont si sublimes qu’elles sont capables de faire le plaisir unique de Dieu, sans que la créature en puisse jouir que par quelques miettes qui en découlent de fois à autres, qui sont très peu de chose eu égard à la vérité et à la grandeur de l’opération de la foi, qui est connu de Dieu pour Son unique plaisir ; si bien que ces âmes destinées pour la foi nue sont les objets du plaisir divin, Dieu y prenant Son plaisir et S’y glorifiant sans qu’elles y aient part.

C’est donc ce que j’ai connu par la Bonté divine, à savoir que les âmes destinées à jouir de la foi en oraison et de l’union en foi et par la foi ont et jouissent d’une réalité d’opération de Dieu non seulement aussi grande et aussi efficace et remplie de Dieu et des merveilles divines que les âmes de l’union aperçue, mais qui plus est, bien plus grande et réelle [127] sans comparaison ; mais que cette plénitude et réalité n’est pas pour les âmes en lesquelles elle est par la foi mais pour Dieu et Son unique plaisir et éternelle gloire. Ce sont des âmes sacrifiées à Son seul plaisir éternel sans qu’elles en aient que de faibles certitudes dans les puissances et quelquefois dans leurs sens, toutes ces grandes opérations de la foi nue n’étant que dans le centre et pour le centre où Dieu Se voit et S’aime uniquement, ce qui [s’]écoule assez souvent, la foi étant déjà assez avancée, sur les puissances et sur les sens n’étant que pour aider l’âme à porter le sacrifice très grand et très sublime de la foi nue.

Il suffit donc à l’âme conduite par la foi de se laisser passivement en la lumière et tout se fera. Elle n’a qu’à laisser son âme passive et perdue, et cette divine foi fera tout ce qu’il lui faut et comme il le faut, sans qu’elle ait à s’en entremettre par son opération. C’est un don très sublime où nous ne pouvons rien que de le recevoir très passivement, (quoiqu’il soit toujours en notre pouvoir de faire usage de la foi commune par nos actes, cette foi nous étant toujours donnée aussitôt que nous sommes chrétiens). Mais ce don étant un don sublime pour être approprié à l’union divine et pour en jouir, il n’est donné que passivement, c’est-à-dire que nous n’y pouvons rien si Dieu ne nous le destine et nous le donne et qu’à la suite il ne se purifie par notre pureté et sortie de nous-mêmes, et devienne purement passif, non en passivité de lumière, mais en passivité divine c’est-à-dire qu’il transporte le centre de notre âme en Dieu.

Une telle âme destinée de Dieu pour ce [128] don de foi n’est que pour l’unique plaisir divin et ne s’y doit regarder que de cette manière, à moins que de déchoir incessamment de cette grâce, en l’oraison et hors l’oraison, son plaisir étant incessamment que Dieu Se plaise et jouisse de ce qu’Il fait en la foi et dans le centre de l’âme par la foi. Voilà sa certitude, et en chercher d’autre, c’est se tromper et chercher et demander ce qui n’est pas de ce degré de foi, mais bien du degré de lumière divine aperçue où l’âme s’élève en louange et en amour incessamment par la certitude et la vue des opérations divines aperçues en son oraison et en son union. Mais pour cette âme en foi, pour toutes louanges, amour, etc., elle n’a que le sacrifice d’elle-même qui contient et renferme tout acte, toute louange et qui est tout honneur souverain à Sa divine Majesté, et ceci en pure et très pure passivité, le néant et le vrai néant n’en étant que le vrai résultat.

Heureuse et mille fois heureuse l’âme destinée de Dieu pour la foi ! Elle est sans plaisir, quoiqu’avec [d’]infinies délices non en elle mais en Dieu, non pour elle mais pour Dieu ou, pour mieux l’exprimer, Dieu S’en repaissant et en jouissant comme Il le fait et le connaît en Son plaisir infini sans souvent que l’âme en ait rien selon les puissances et les sentiments, mais cependant ayant tout en foi véritable, - ce qui est l’avoir en grande réalité et vérité si pure qu’à la suite que cette divine lumière devient grande et qu’ainsi elle est beaucoup dans le centre par division des sens et des puissances, elle est à l’âme plus réelle infiniment que tout ce qu’elle peut avoir d’aperçu, quelque sublime qu’il soit et qu’il puisse être. De sorte qu’elle ne [129] voudrait pour rien au monde changer cette manière d’avoir en foi pour l’aperçu, quelque sublime qu’il puisse être, honorant beaucoup les âmes qui sont conduites à l’union divine par la lumière divine aperçue dont elle ne se pourrait cependant aider, tant à cause de sa petitesse, quoiqu’elle paraisse fort grande par les effets, qu’à cause que cette voie n’a pas le goût sublime et divin de Dieu même, dont la foi seule peut faire jouir selon qu’elle devient plus pure et qu’elle est plus nue et plus perdue pour les créatures, c’est-à-dire pour l’aperçu. O goût sublime, puisque vous êtes le goût d’un Dieu même et le manger dont Il Se repaît en telle âme ! Que les sens et les puissances se tiennent en leur manière parmi le créé et que le fond jouisse de Dieu non d’une manière aperçue, mais sacrifiée et perdue, c’est-à-dire en la manière de Dieu. Il suffit donc que l’âme soit en foi et qu’elle y demeure pour faire toutes choses.

Ô beauté de [la] lumière divine, secret de la Sagesse divine, que les yeux qui vous voient et qui en jouissent, ou plutôt qui par vous jouissent de Dieu, sont heureux ! Ils n’ont rien, à ce qu’il leur paraît, et ont tout ; ils ne voient rien et voient tout car ils Vous voient, Vérité Eternelle et Beauté sans pareille. Ils ont en leur divine lumière, sans lumière aperçue, toutes choses, et en Votre unité ils jouissent de tout. Ô ! que voir Dieu de cette manière est jouir éminemment et abondamment de toutes choses, non en particulier seulement mais en unité qui dit tout en général et a tout en particulier ! Car jouir de cette manière en unité est jouir de tout en manière divine. [130] Mais que voir Jésus-Christ Homme-Dieu en cette divine lumière est un bonheur consommé ! C’est le commencement de la foi et la consommation de l’état de la lumière divine. Car Jésus-Christ vu en foi est une vue très éminente en l’union divine et qui ne trouve non plus de fin que Dieu même, étant un Dieu incarné.

Ma lumière finit ici jusqu’à ce qu’elle recommence pour voir en foi divine ce divin objet de la Sagesse, Jésus-Christ Homme-Dieu où elle trouve des trésors que le cœur humain ne peut concevoir et que la seule lumière divine excellente et très éminente et très sublime peut découvrir et dont elle fait jouir en Dieu même.

Ô beauté divine de Jésus-Christ, qu’un homme est heureux de vous voir car il voit son bien et sa béatitude ! Ô que cette vue est différente de tout ce que nous pouvons concevoir ! La foi seule le peut donner à l’âme, et heureuse l’âme qui en jouit car son salut éternel lui est appliqué par Dieu même en Dieu même. Ô, si les hommes savaient ce que c’est que Jésus-Christ, que ne feraient-ils point pour en jouir et pour être si heureux que d’arriver jusqu’à Sa connaissance par la foi qui seule est donnée pour Le voir, Le connaître et en jouir, qui sont trois degrés réservés à la seule nue et divine foi en degré passif.

Il faut donc que je réserve à cette divine lumière l’heureuse connaissance et jouissance de ce divin objet pour en parler et pour en savoir quelque chose ; autrement ce serait parler doctement et non divinement de ce divin objet, Jésus-Christ Homme-Dieu, l’objet de [131] nos cœur s et la béatitude de nos âmes. Je sais que pour voir et connaître Jésus-Christ, il faut que l’âme, par la foi, soit perdue en Dieu d’autant qu’il est impossible de le voir que dans cette manière et par cette manière au degré dont je parle ici. C’est par cette divine lumière, Dieu même et en Dieu même, que l’on voit les merveilles et les mystères admirables d’un Dieu-homme répandant son sang et mourant d’amour et par amour pour les hommes. Et si la foi réserve les merveilles qu’elle opère pour Dieu et pour le plaisir divin de Dieu qui en jouit en l’âme, cela se trouve encore bien plus vrai quand cette divine foi fait trouver Jésus-Christ et jouir de Jésus-Christ. C’est le plaisir unique du Père Eternel, et ainsi Dieu se donnant par la foi dans le centre de l’âme, c’est à la charge que Dieu seul en aura le plaisir. Ce sont les délices de Dieu : Hic est Filius meus dilectus in quo mihi bene complacui1.

Il faut donc laisser la foi faire les merveilles et n’attenter pas à ce divin plaisir, mais le laisser à Dieu seul, et plus cela sera véritable en toutes manières plus la vérité sera en l’âme qui est uniquement pour Dieu en cette foi et par cette divine foi. Ainsi sans y penser, la loi du divin amour est très observée, savoir de rendre ce que l’on a reçu et l’âme y trouve plus de plaisir infiniment par sa foi dans le plaisir divin que dans tous les plaisirs qu’elle pourrait avoir et dont elle pourrait jouir perceptiblement en elle. Elle laisse toutes choses par la foi dans leur grandeur et vérité, et [132] de cette manière seulement, elles sont selon le goût divin, Dieu ne pouvant Se repaître de ce que nous goûtons et dont nous jouissons, cela étant tout rabaissé et sali par notre néant qui rabaisse infiniment toutes choses divines aussitôt qu’il les touche. Son plaisir donc est de les laisser et par sa perte passive les renvoyer en leur origine où Dieu en jouit pour Son plaisir éternel.

Voilà un faible crayon de ce que fait la foi en une âme où elle est en don passif et où, peu à peu, elle croît comme un divin soleil attaché au firmament de notre âme.

- DM 4.33.

1Matthieu, 17, 5 : « Lorsqu’il parlait encore, ils furent subitement couverts d’une nuée lumineuse, d’où il sortit une voix qui dit : Celui-ci est mon Fils bien-aimé en qui je me plais uniquement. Ecoutez-le. » (Amelote).

28. De J. Bertot. Avant avril 1681.

Notre Seigneur m’a fait voir un secret du fond et du centre de l’âme par lequel on voit et découvre si ce qui émane de l’âme vient de ce fond et centre, et cela par la comparaison d’une fontaine qui donne ses eaux sans se diminuer et sans que ces mêmes eaux puissent rentrer en leur source si premièrement elles ne vont se perdre et ne se perdent en la mer et de là reviennent en la source et par la source : cette source se nourrit et se soutient en donnant ses eaux mais elle ne peut se nourrir des mêmes eaux.

Le centre n’est pas vraiment centre en l’âme s’il n’est une source féconde qui ne puisse se tarir ; et ainsi les intérieurs qui ne sont encore arrivés à être vraiment source et à donner les eaux comme les sources les donnent ne doivent [pas] être appelés centre, mais une [133] touche ou lumière qui conduit peu à peu au centre.

Cette eau divine ou ces lumières fécondes qui sortent du centre comme d’une source nourrissent l’âme en émanant de son fond et centre sans y rentrer, mais plutôt l’âme, à mesure qu’elles sortent de la source, les va perdant en Dieu qui est vraiment la vie qui produit cette source divine dans le fond et le centre ; et telles lumières ne peuvent être nourriture à tel fond qu’en les perdant en Dieu à mesure qu’elles coulent de son centre. Et quand il découle des lumières d’une âme dont elle se peut nourrir sans les perdre, c’est signe qu’elles ne sont pas du centre mais des puissances, et par conséquent qu’elles ont des images dont l’âme se peut nourrir par les puissances. Et quand au contraire elles sont du centre et que ce sont lumières de source et de l’eau vive, comme elles n’ont vie qu’en Dieu, aussitôt qu’elles sortent de leur source, il faut qu’elles se perdent en leur source qui est Dieu pour avoir vie et donner vie en l’âme ; ou bien elles ne seront nullement nourriture au fond et au centre de l’âme.

Elles sont vie aux autres âmes qui ne sont pas dans le centre mais qui y vont, à cause qu’elles sortent de la source et qu’il n’y a pas un centre si avancé comme celui d’où elles viennent. Et si l’âme d’où elles viennent voulait se nourrir de telles lumières comme venant de la source, elle ne le pourrait, d’autant qu’étant émanées du fond, elles ne sont (aussitôt qu’elles en sont sorties) plus vie proportionnée au centre, et il faut les perdre en Dieu pour les y purifier et les rendre capables qu’elles [134] coulent par le fond en principe de vie qu’elles auront en Dieu. Ainsi toutes les lumières ne peuvent avoir vie pour le centre qu’autant qu’elles sont en Dieu et émanent de Dieu.

Il n’est pas possible que telles âmes du centre fassent de magasin : leur source est assez féconde pour les nourrir et pourvu que leur fond - et leur centre - se perde et se laisse perdre en pure et nue lumière de foi, il suffit, car leur perte, leur rien et leur nudité est leur fécondité sans mesure, étant par là mises en Dieu où telle foi les perd. Et une âme serait extrêmement heureuse si elle ne se pouvait pas retrouver. Mais, ô malheur ! elle se retrouve incessamment par les créatures et par les faiblesses ! mais aussi elle peut incessamment se perdre, comme nous perdons et retrouvons incessamment la lumière du soleil en clignant les yeux à tout moment par faiblesse et aussitôt les rouvrant tout de nouveau pour jouir de la lumière du soleil.

- DM 4.34.



« Onze dernières lettres de M. Bertot dans le même ordre à une même personne.Avant avril 1681.»

[1ere ] De J. Bertot.

Pour satisfaire à l’inclination de madame votre sœur1 et au désir que vous viviez en paix et mouriez en repos dans le baiser du Seigneur, je vous écris simplement ce qui me vient en l’esprit pour vous obliger d’entrer et de demeurer éternellement dans ce fond de paix et de repos que vous avez tant cherché sans le trouver jusqu’à présent. Ce n’est pas que vous n’en ayez eu souvent des attraits et des sentiments et même il y a eu des moments où vous y êtes assez laissée, mais parce que vous n’êtes pas encore assez abandonnée, il se lève toujours en vous de petites inquiétudes et des appréhensions.

Peut-être que je me trompe, et j’en suis bien aise, car je le veux bien être et je ne vous écris qu’au hasard : je suppose un petit mal pour y donner le remède. Si vous êtes dans la paix parfaite, je n’ai qu’à vous exhorter simplement d’y demeurer, sans jamais vous inquiéter et vous troubler, quoiqu’il vous arrive. Ne pensez pour [238] ce sujet ni à vie ni à mort, mais à Celui seul qui vivifie. Soit que nous vivions, soit que nous mourions, nous sommes au Seigneur2.

La vie et la mort sont tout un. Cette pensée je suis au Seigneur, doit être comme le rayon du soleil qui doit percer toutes vos obscurités, dissiper vos ténèbres et chasser tous les troubles de votre intérieur et vos petits soins extérieurs.

Un enfant dans le sein de sa mère s’inquiète-t-il ? Il suce le lait en paix et en repos, et même il s’endort, dit saint François de Sales3. Et c’est ainsi qu’il vous conseille d’être collé au sein de Dieu.

Un serviteur fidèle dans la maison de son maître s’inquiéterait-il, aurait-il raison de le faire s’il était entré dans son cœur ? Et vous, ma chère sœur, vous êtes dans le cœur de Dieu ; pourquoi donc auriez-vous un mouvement hors de ce cœur ? Ô Dieu, que nous sommes insensés de nous inquiéter, puisque nous sommes infiniment éloignés de tout sujet d’inquiétude !

Vous me dites : «mais j’ai mes péchés ! ». Je vous réponds que vos péchés sont entre les mains de Dieu : Il en a fait ce qu’Il a voulu. Vous devez croire que Sa bonté les a anéantis ; et si pour rendre hommage à sa justice, vous jugez qu’Il vous en réserve de la peine, vous Le devez adorer et demeurer en repos car vous devriez être contente qu’Il satisfasse Sa justice. Mais Il est si bon qu’ayant fait de votre côté votre possible, il faut croire qu’Il règnera sur vous par Son amour, qu’Il y couronnera Ses miséricordes et qu’Il y consommera ses grâces.

On demanda à votre bienheureux père en mourant s’il n’appréhendait rien. Il répondit [239] : « Celui qui a commencé achèvera. » Cette réponse marquait sa confiance, sa paix, son abandon et son repos en Dieu.

Vous êtes à Dieu et Il vous dit comme à sainte Gertrude4 : «ma fille, pense à Moi, et Je penserai à toi ». En vérité, je ne sais pas comment une âme peut être hors de Dieu un moment, faute d’abandon et de paix. Non seulement vous êtes au Seigneur, mais le Seigneur est à vous, et Il est plus vôtre que vous n’êtes Sienne. Si Dieu est à vous, vous avez tout ce qu’Il a et tout ce qu’Il est. Il est le paradis, la gloire, l’éternité, la paix, le repos. Donc le repos, la paix, la gloire, l’éternité est déjà à vous, elle vous appartient, elle est dans votre cœur, dans votre âme, vous en êtes toute pénétrée comme un éponge dans l’eau. Mais ce qui est encore meilleur, c’est que les sens n’en goûtent, n’en sentent et n’en voient rien. Et plus le tout est en fond, et moins il est au-dehors.

Réjouissez-vous donc d’être en cet état. Vous avez la foi qui vous dit : «Dieu est à moi ». Vous n’avez donc qu’à demeurer dans cette foi : Dieu est, et Dieu est mon Dieu. Si un damné pouvait dire : « Dieu est mon Dieu », il deviendrait bienheureux. Ah ma chère sœur, si vous saviez le don de Dieu ! Mais que dis-je ? Vous l’avez tant appris ! Cependant je vous dis simplement : si vous le saviez (car vous ne le savez pas assez), vous seriez toute abîmée, toute absorbée dans ce divin repos, vous seriez toute en Dieu seul. Vous diriez, ou plutôt vous ne diriez rien, sinon cette parole qui sortirait de votre bouche : « Rien, rien, rien, plus rien de créé, plus d’inquiétude ». Et ensuite : « Dieu seul ». Je vous laisse ici, à Dieu en Dieu.

- DM 4.70.

1Le texte est précédé de l’avertissement suivant : « Les onze lettres qui suivent ont été écrites dans le même ordre à une même personne et (apparemment) du même auteur [Bertot] que la 81e ou la dernière ». La première lettre de cette série pose problème : serait-elle adressée à la sœur religieuse âgée qui rejoignit - plus tard, après la mort de Bertot - Madame Guyon (qui serait ici « madame votre sœur ») en Savoie ? v. Vie 2.9.6. : « Comme l’on sut dans le pays que j’étais aux ursulines, que j’avais quitté Gex, et que j’étais fort persécutée, M. de Monpezat, archevêque de Sens, qui avait bien de la bonté pour moi, sachant que ma sœur, qui était ursuline de son diocèse, était obligée d’aller aux eaux pour une espèce de paralysie, il lui donna son obédience pour y aller et pour aller aussi dans le diocèse de Genève demeurer avec moi aux ursulines, ou me ramener avec elle. » On note que la 81e lettre ferait partie des 11 lettres si l’on excluait cette première ou 70e lettre que nous venons de donner, ce qui apparaît compatible avec l’avertissement : « …même auteur que la 81e ou la dernière » - dernière de l’ensemble des lettres du volume ou des « onze lettres qui suivent… » ?

2Rom., 14, 8.

3saint François de Sales, Traité de l’Amour de Dieu, livre VI, chapitre IX : « …Théotime, vous les verriez fermer tout bellement leurs petits yeux et céder petit à petit au sommeil, sans quitter néanmoins le tétin, sur lequel ils ne font nulle action… »

[2e ] De J. Bertot.

[240] Puisque vous voulez bien que je vous nomme ma Fille, que vous l’êtes en effet devant Dieu qui l’a ainsi disposé, vous souffrirez que je vous traite en cette qualité, vous donnant ce que j’estime le plus, qui est un profond silence. Ainsi lorsque vous avez peut-être pensé que je vous oublierais, c’étais pour lorsque je pensais le plus à votre perfection. Mais je vous parlerai toujours très peu : je crois que le temps de vous parler est passé, et que celui de vous entretenir en paix et en silence est arrivé. Demeurez donc paisible, contente devant Dieu ou plutôt en Dieu dans un profond silence. Et pour lors vous entendrez ce Dieu parlant profondément et intimement au fond de votre âme.

Là Dieu ne parlera en vous que comme Il parle en Lui-même, et Il ne vous dira que ce qu’Il Se dit à Soi-même. Il Se dit : « Dieu » ; Dieu le père en Se connaissant dit : « Dieu », et c’est la génération du Verbe ; le père et le Fils, se disant une parole d’amour, en produisent l’Amour qui est Dieu, et c’est la production du Saint-Esprit. Dieu a proféré de toute éternité dans Soi-même : «Dieu, Dieu », et c’est ce Dieu que Dieu veut exprimer et imprimer en vous. Et comme je ne suis que l’écho de Dieu, je ne puis vous répéter autre chose, et dans le temps et dans l’éternité, que : Dieu.

- DM 4.71.

[3e ] De J. Bertot.

[241] Je serais infidèle, ma fille, si je laissais passer cette occasion sans vous assurer que je me souviens autant de vous que vous le désirez et que je[le] dois en la présence de Dieu. Je n’ai pu penser à ces paroles de notre Évangile sans vous en faire part : « Montrez-nous votre Père et il nous suffit1 ». En effet si la vision de Dieu suffit aux Bienheureux, pourquoi la vue que nous avons du même Dieu par la foi ne vous suffira-t-elle pas? Celui-là n’est-il pas bien avare, à qui Dieu ne suffit pas? Il suffit à Lui-même, puisqu’Il est Son trône, Son temple, Sa demeure, Sa gloire et Son tout ; Il suffit aux Anges, aux créatures… Pourquoi donc ne suffira-t-Il pas à un petit cœur comme le vôtre ?

Si vous n’êtes pas contente de Le voir par la foi, si vous désirez quelque chose davantage, vous l’avez en plénitude, puisque non seulement vous voyez Dieu par les yeux de la foi, mais vous Le goûtez par l’oraison dans la paix et dans le repos de votre cœur : vous L’aimez puisque vous désirez de L’aimer, et enfin vous Le possédez et Il vous possède, puisqu’Il est en vous et que vous êtes en Lui. Vous croyez en Dieu : croyez-moi aussi, parce que les paroles que je vous dis ne sont point de moi. Comme le Fils est dans son Père et que le père est dans son Fils, ainsi Dieu est en vous, et vous en Lui. Qui vous empêche [242] donc d’être heureuse au milieu même de toutes les misères du monde, et de commencer votre éternité dans le temps, puisque vous croyez en Dieu, puisque vous Le possédez et qu’Il vous possède ? Les saints dans le ciel, tous ravis de ce qu’ils voient et de ce qu’ils possèdent, s’écrient « Sanctus, sanctus, sanctus2 ». Que pouvons-nous dire autre chose sur la terre, et ensuite demeurer en paix dans un profond silence ? C’est le paradis où je veux être avec vous sur la terre, en attendant que nous soyons entièrement consommés en Dieu dans le ciel.

Dieu et rien, aviez-vous jamais compris ces deux paroles ? Pour moi je n’y ai encore rien compris et encore moins pratiqué. Dieu : en faut-il davantage ? Rien : n’est-ce pas là notre tout, notre fonds, notre moyen, notre voie ? N’est-il pas vrai que c’est dans le silence, la solitude et le repos que l’on comprend ces deux grandes vérités?

Il est venu une bonne âme aujourd’hui qui m’a supplié de lui dire seulement trois paroles pour toute sa vie, et qu’elle ne m’en demandera pas davantage. Ce procédé m’a surpris, et après avoir demeuré un peu paisible et en oraison, je lui ai dit qu’elle écoutât ce que j’allais dire sans le savoir moi-même. Je me suis mis à genoux pour lui dire : « Demeurez en silence, demeurez en solitude, demeurez en paix » ; et aussitôt nous nous sommes séparés sans rien dire davantage. Dieu veuille que ce soit pour l’éternité ! Je vous dis la même chose, et soyez comme l’écho de ma voix pour la répéter à Madame votre Sœur: solitude, silence, paix.

Il me vient ici une pensée, qu’il y a bien [243] de la différence entre la voix du cœur et de la bouche : pour entendre celle-ci, il faut être proche et l’on peut entendre celle-là de loin. Plus la voix de la bouche est haute et élevée, plus on l’entend de loin. Il [en] est tout le contraire de la voix intérieure : plus elle est basse, plus on l’entend. Il faut s’approcher bien de l’autre ; pour l’intérieure, il faut se séparer, s’éloigner de soi-même, et entrer dans la profondeur du néant à l’infini. Remarquez cette belle parole que Dieu dit à l’âme : « Inclinez votre oreille4 ». Les hommes disent : « Levez les oreilles, ouvrez-les », pour dire : écouter. Mais Dieu dit : « Penchez-les, baissez-les, inclinez-les », c’est-à-dire : approfondissez. Vous jugez combien nous nous entendrons quand je serai en solitude et vous aussi.

Je veux bien satisfaire à toutes vos obligations et payer ce que vous devez à Dieu : j’ai de quoi fournir abondamment pour vous et pour beaucoup d’autres. J’ai en moi un trésor caché : c’est un fond inépuisable qui n’est autre que mon néant. C’est là que tout est, c’est là que je trouve de quoi satisfaire à vos obligations. Ce trésor est caché. Car on croit que je suis quelque chose ! C’est qu’on ne me connaît pas. Ce fond est un trésor car c’est toute ma richesse, c’est mon bien et mon héritage, c’est mon tout. Et s’il est dit que là où est le trésor, le cœur y est aussi, je vous assure que mon néant est mon trésor car mon cœur y est et je l’aime tendrement. Il est inépuisable car Dieu en peut tirer tout ce qu’Il veut. Voyez ce qu’Il a tiré du néant en la Création, et jugez ce qu’Il peut faire du nôtre en la sanctification.

[244] Il faut laisser ce néant entre Ses mains : Il en fera tout ce qu’Il voudra. Si bien qu’en laissant ce néant à la volonté de Dieu, je donnerai tout pour vous. Et après cela ne me demandez plus rien. Je donne tout d’un seul coup, et je suis ravi de n’être et de n’avoir plus rien. Je vous soutiendrai que Dieu ne peut épuiser notre néant, comme Il ne peut épuiser Son tout.

- DM 4.72.

1Jean 14, 8-9. Il = cela.

2Apoc. 4, 8.

3Il s’agit cette fois-ci de la sœur religieuse, car la lettre doit être adressée à Madame Guyon : «…je me souviens autant de vous que vous le désirez... »

4Ps. 44, 12 : « Ecoutez, ma fille, ouvrez vos yeux et ayez l’oreille attentive… » (Sacy) ; 45 (44), 11 : « regarde et tends l’oreille… » (TOB), « vois, prête ton oreille… » (Dhorme).

[4e ] De J. Bertot.

[244] J’avais dessein de vous écrire bien des choses touchant l’état et la disposition où vous devez entrer, qui est une fermeté et une confiance inébranlable dans le vide de tout le créé et dans un soutien très pur et très simple en Dieu seul. Vous y entrez assez souvent, et même vous y demeurez assez longtemps. Mais une infinité de choses vous en font sortir : tantôt c’est un empressement pour les choses extérieures, tantôt un ennui de la nature, tantôt une recherche et un détour de l’abandon, quelquefois c’est une crainte. Je vous aurai spécifié cela plus au long, mais la Providence m’envoie du monde qui m’en empêche. Adieu en Dieu. Tout vôtre en Lui seul et pour Lui. Vous serez anathème si vous n’êtes toute en Lui uniquement, infiniment et éternellement !

- DM 4.73.

[5e ] De J. Bertot.

Je vous écris ce mot pour vous dire de demeurer dans une profonde paix, reposant humblement en Dieu. Fuyez toute attention et application d’esprit, tous efforts de la volonté. Sachez que vous n’êtes rien et que vous ne pouvez rien, et ainsi laissez faire Dieu seul. Il n’est point oisif où Il est, et quoiqu’Il ne Se laisse pas sentir, Il ne laisse pas d’opérer en nous des choses infinies. Il y fait tout ce qu’Il a jamais fait et ce qu’Il fera dans toute l’éternité : Il y engendre Son Verbe et produit Son saint Esprit, et je ne doute point qu’Il ne produise en vous des participations de l’Esprit de Dieu. Demeurez donc toute abîmée et absorbée en Dieu, dans Ses divines grandeurs et dans ces opérations intimes de Dieu, en vous reposant en Lui par le fond, et non par contention d’esprit ou par une application trop forte de la volonté. Soyez toute perdue et anéantie. Ne réfléchissez jamais où vous êtes, ni ce que vous faites, ni sur ce que vous entendrez.

Quand une fois on est abandonné à Dieu, il ne faut plus penser à soi car Dieu prend tout.

Ô, que vous seriez heureuse si vous pouviez vous laisser de la sorte et ne plus jamais penser à vous ! Servez un peu la divine Bonté comme s’il n’y avait ni paradis ni enfer. Dieu seul, Dieu seul encore une fois ! Et puis rien de tout le reste. C’est là toute ma science, ma force et tout mon fond. Ne faites rien : laissez-vous, et j’aurai soin de vous. Dieu fera tout, laissez-Le seulement [246] faire. Il opérera divinement en vous, et vous ne pourriez opérer que fort humainement.

Soutenez-vous toujours très simple et très pure dans le point de votre grâce, sans vous en détourner jamais, quoi qu’il arrive. Le point de grâce où Dieu vous veut est un vide de toutes les créatures, qui vous ne doivent être plus rien, et à qui vous n’êtes plus. Tout est mort et anéanti pour vous, et vous devez être morte et anéantie pour toutes choses. Le vide doit être encore de vous-même, car vous ne devez point penser à vous, c’est-à-dire particulièrement à vos misères et à vos impuissances - à moins que ce ne soit en paix et en repos. Souvenez-vous que la vue de vos impuissances et faiblesses seules vous met au désespoir. Vous ne devez donc point voir ces choses qu’en même temps vous ne regardiez Dieu, qui est votre force et votre tout. Oubliez donc toutes choses et ce que vous êtes : souvenez-vous uniquement de Dieu, et alors vous connaîtrez véritablement ce que vous êtes, et avec fruit.

Votre plus grand empêchement pour être toute à Dieu est ce trop de retour et de réflexion sur vous-même. À proportion que vous entrerez dans le vide, vous entrerez dans la conformité aux états de Jésus, sans que vous le connaissiez. Car la voie que Dieu veut tenir sur vous est très cachée : Il l’ordonne de la sorte pour remédier à votre orgueil. Marchez donc dans ce vide avec paix, silence, repos et amour, sans vouloir ni chercher ni voir autre chose que ce vide et repos en Dieu, autant que Sa bonté vous l’accordera.

Dans votre oraison, travaillez toujours à deux choses : la première à vous désoccuper des [247] créatures et de vous-même ; ensuite tâchez de vous occuper de Dieu ou de Jésus au fond de vous-même, ou en Lui-même. Que cette occupation soit douce, sans violence, paisible sans inquiétude, simple et en amour : un regard amoureux et tranquille de Dieu est tout ce que je vous demande. Que si Dieu par une conduite adorable ne vous accorde pas ce regard, pacifiez-vous et demeurez en repos dans votre néant, vous contentant de n’y voir rien, de n’être rien, et de ce que Dieu seul est tout.

Voilà votre attrait : ne le perdez pas ! Car il vous est facile d’en sortir par une recherche et inquiétude qui vous est naturelle. Toute autre vue, quoique sainte, est capable de vous embrouiller. Respectez tout ce qui conduit à Dieu et demeurez dans le petit point où Il vous met.

- DM 4.74.

[6e ] De J. Bertot.

Ne vous étonnez point de vos chutes passées, mais perdez-vous aux pieds de la divine Bonté avec toutes vos infidélités. Il faut que vous demeuriez toute perdue et abîmée en Dieu seul, pour ne plus rien voir, ni en vous ni en aucune chose, mais Dieu seul en toutes les créatures. De même que pendant un beau jour en plein midi on ne voit plus dans le ciel que le soleil, ainsi vous ne devez voir que le soleil de Justice et Sa présence en toutes choses. Vous ne pouvez assez entrer dans le repos et dans la paix intérieure, car c’est la voie pour arriver où Dieu vous appelle avec tant de miséricorde. Je vous dis que c’est la voie, et non pas votre centre [248]: car vous ne devez pas vous y reposer ni y jouir, mais passer doucement plus loin en Dieu et dans le néant : c’est-à-dire qu’il ne faut plus vous arrêter à rien, quoiqu’il faille que vous soyez en repos partout. Sachez que Dieu est le repos essentiel et l’acte très pur en même temps et en toutes choses : au-dedans et au-dehors de Sa divine essence, Il agit toujours, et Se repose toujours. De même vous devez vous reposer sans cesse et agir néanmoins doucement et paisiblement, quoique fortement, pour tendre toujours à Dieu et au néant dans la simplicité et unité. Ce repos ne doit point interrompre cette action, ni l’action votre repos : c’est là dormir et veiller, agir et se reposer ; et c’est ce que Dieu demande de vous.

Je vous en dis infiniment davantage intérieurement et en présence de Dieu : si vous y êtes attentive, vous l’entendrez. Soutenez-vous en Dieu nuement et simplement, seule et une, c’est-à-dire dépouillée de toutes choses, simplement toute telle que vous êtes, seule sans idée, et ramassée dans l’unité d’une seule chose, d’une seule pensée, d’une seule affaire : une à un Dieu, une en Dieu, enfin un Dieu, et après cela plus rien, ni de vous, ni des créatures, mais Dieu seul, Dieu seul en qui tout doit être perdu et abîmé pour le temps et pour l’éternité. N’ayez donc plus d’idées, de pensées, de sentiments de vous-même, non plus que d’une chose qui n’a jamais été et ne sera jamais. Qu’il en soit de même de tout ce qui n’est point Dieu seul.

Demeurons ainsi, j’y veux demeurer avec vous et je vais commencer aujourd’hui à la sainte messe. Je suis sûr que si je suis une fois élevé à l’autel, c’est-à-dire que si j’entre dans cette unité divine [249], je vous attirerai, vous et bien d’autres qui ne font qu’attendre. Et tous ensemble, n’étant qu’un en sentiment, en pensée, en amour, en conduite et en disposition, nous tomberons heureusement en Dieu seul, unis à Son Unité, ou plutôt n’étant qu’une unité en Lui seul, par Lui et pour Lui. Adieu en Dieu.

- DM 4.75.

[7e ] De J. Bertot.

Jésus-Christ vous appelle à la solitude, pour y parler à votre cœur des choses qui surpassent tous les sens : vous n’avez qu’à L’écouter. Conservez-vous bien dans un profond silence ; ne vous laissez toucher d’aucune chose, ni au-dehors ni au-dedans de vous-même, mais vous tenant toujours dans un grand vide de tout, vous trouverez un profond abîme de Dieu, dans lequel vous vous perdrez, sans vous relâcher, sans cesser et sans vous borner.

Dieu est infini et dès le moment que nous entrons en Lui, nous devons nous y approfondir à chaque moment à l’infini, sans nous violenter pourtant, car tout s’opère en paix, en silence, en profondeur ; et par mort et anéantissement total de vous-même et de toutes choses, vous serez simple en Dieu, c’est-à-dire seule à Seul. Pensez que la simplicité de Dieu Le rend solitaire en Lui-même et séparé de tout ce qui n’est point Sa propre essence. Il faut aussi que la simplicité vous sépare de tout ce qui n’est pas le fond intime et profond de vous-même, afin que ce fond touche Dieu et qu’il ne soit qu’unité en Dieu au-delà de toutes les douceurs et sentiments, quoique cela soit bon.

[250] Demeurez pour jamais paisible, tranquille et en silence en Dieu, n’écoutant plus vos raisonnements, ni vos retours, ni aucune créature. La paix extérieure et intérieure est votre attrait, votre grâce et votre perfection. Je crois que naturellement vous y êtes entièrement opposée, mais Dieu fera un coup de Sa miséricorde, si vous Le laissez faire : car pour vous, vous ne devez rien faire et toute votre disposition doit être une connaissance humble, paisible et amoureuse de votre incapacité et de votre misère avec un abandon de tout vous-même à Dieu seul, qui peut tout et fera tout. Tâchez donc de mourir à toute inquiétude, n’attendez rien de vous ni d’aucune créature mais attendez tout de Dieu et en Dieu.

- DM 4.76.

[8e ] De J. Bertot.

J’ai bien conçu la disposition où vous êtes par votre infirmité : je vous dis qu’elle n’est pas à la mort, mais à la gloire de Dieu, qui veut s’établir en vous. Vous avez trop peu d’abandon à la Providence et au bon plaisir de Dieu. Hé, quand il serait vrai que vous dussiez mourir dans le moment que vous lirez cette lettre, faudrait-il vous ébranler et vous inquiéter ? Il suffirait de vous jeter simplement et amoureusement en Dieu, et y demeurer en paix et en repos jusqu’au moment de la mort. Hélas, que nous servent nos inquiétudes, nos désirs et nos recherches ! Après avoir bien couru, bien travaillé, n’en faut-il pas revenir au [251] repos et à la paix, puisque c’est là qu’on trouve tout.

Je vous avoue que pour lors vous voudriez avoir fait pénitence, vous voudriez avoir au moins commencé : je vous assure que celui qui est en Dieu commence, avance et se perfectionne. Quand on est là, on fait tout autant que Dieu veut et ordonne, et l’âme qui se tient fidèle en ce seul point, ne désire point plus de perfection que Dieu ne lui en demande : elle n’aspire point à davantage que ce que Dieu lui donne. Elle est aussi contente de son peu, et même de son rien, que du tout ; elle demeure en paix partout, en repos au milieu de toutes choses. Ainsi elle se laisse conduire doucement et humblement à la Providence, elle se laisse mouvoir, agir, pâtir, vivre et mourir, sans jamais rien vouloir ni désirer que le bon plaisir de Dieu. Elle verrait tout renverser, elle verrait la mort et l’enfer même qu’elle ne s’étonnerait : car étant en Dieu pourquoi s’étonnerait-elle ?

Vivez donc ou mourez, il ne vous importe pas. J’ai lu de M. de Bernières, qu’un jour pensant mourir et voyant qu’il n’avait encore rien fait, il dit : « J’aime mieux que la volonté de Dieu s’accomplisse, elle m’est plus chère que toute la perfection de ma vie ». Entrez un peu dans ces sentiments, et ne vous découragez plus de vos misères et faiblesses. Allons à Dieu à l’infini, Lui donnant tout, ne regardant que notre néant : après cela, que les créatures disent et pensent ce qu’elles voudront.

- DM 4.77.

[9e ] De J. Bertot.

[252] Il faut que je vous dise par écrit ce que je voudrais graver dans le plus profond de votre cœur. Mon Dieu ! Ne trouverons-nous point une âme qui soit à Vous autant que Vous le voulez, en qui Vous Vous reposiez amoureusement, et qui se repose en Vous absolument sans jamais sortir de Vous ? Je voudrais vous dire des choses assez touchantes et profondes pour vous faire mourir à vous-même et à tout le créé : courage, amour et abandon. Si vous saviez la bonté et patience de Dieu, vous ne vous abattriez jamais, mais vous seriez et vivriez toujours hors de vous-même. Je vois si clair le point où Dieu vous tire : vous êtes tout sur le bord, il n’y a plus qu’à vous laisser entrer. Vous voilà sur le bord d’un abîme infini, d’une chose inexplicable : ne branlez pas mais laissez-vous là en Dieu, afin qu’Il vous jette et vous précipite, et qu’Il vous perde à jamais en cet abîme.

Si vous étiez dans un abîme extérieur, vous seriez perdue aux yeux des créatures et peut-être seriez-vous morte : ceci n’est qu’une figure. Tombez donc au plus tôt, Dieu le veut : laissez-vous tomber dans un abîme sans fond, sans lumière, sans bornes. Je dis sans fond, sans lumière, car c’est un abîme de foi et d’amour ; la foi est une nuit, l’amour est aveugle, un abîme sans bornes : car c’est l’infini, c’est l’éternité, l’incompréhensibilité, c’est Dieu et le Rien. Le néant n’est-il pas un abîme ? Ces deux abîmes s’appellent [253] l’un l’autre : Dieu appelle et demande votre anéantissement, et votre néant appelle Dieu. Et plus Dieu est en vous, et plus Il désire que vous ne soyez rien et que vous n’ayez rien, parce qu’Il est Celui qui est.

Il dit en vous : Ego sum1 ; et ainsi vous êtes celui qui n’êtes pas. Dieu au milieu de vous prend plaisir à dire : Ego sum. Et vous qui ne savez pas encore que c’est le plaisir de Dieu, vous vous attristez de n’avoir rien, de ne sentir rien, de ne goûter rien. Ah, que vous êtes encore peu intelligente, que vous avez peu de foi ! Si Dieu est tout, vous n’êtes pas ; si vous n’êtes pas, vous ne pouvez rien avoir ; si vous ne pouvez rien avoir, de quoi vous plaignez-vous de n’avoir rien ? C’est que vous vous imaginez être quelque chose ? Mais quelle folie ! Oseriez-vous dire : Ego sum, je suis ? Je crois que si vous prononciez cette parole, vous tomberiez écrasée de confusion ou d’un coup de la divine Justice.

Il n’y a que Vous, ô mon Dieu, qui êtes ! Je reconnais que je ne suis rien. Quand je ne dirais autre chose en toute ma vie, je dirais assez ; puis je dirais tout ce que je puis dire et tout ce que je puis être.

- DM 4.78.

1Exode 3, 14 : Je suis celui qui suis.

[10e ] De J. Bertot.

Dieu seul est, tout le reste n’est rien : quand sera-ce que vous direz ce mot avec esprit et vérité ? Mais que ne vous tenez-vous [254] là en oraison devant Dieu, cœur à cœur, essence à essence, simple, une à un Dieu, que dis-je ! Dieu à Dieu ? Oui, Dieu en vous doit Se rejoindre, Se revoir, Se concentrer à Lui-même : Dieu en vous comme voie doit tendre à Dieu en Soi-même, comme à Dieu-centre. Deus, Deus meus1, dit le Prophète, Dieu en Lui-même, Dieu en moi-même : Dieu est pour lui, Dieu est pour moi. Concevez le reste ! Goûtez et voyez, aimez et connaissez. Et soyez là toute perdue, toute pénétrée, toute abîmée, toute ravie, toute transformée au-delà des ravissements et des transports, mais ravie en Dieu et de Dieu : qui potest capere capiat2. Si vous ne comprenez pas l’infini, laissez-vous en comprendre ; si vous ne pouvez tout digérer, laissez-vous dévorer. Si le zèle de la maison de Dieu a dévoré un Prophète3, il faut que le zèle de Dieu même vous dévore. Soyez toute absorbée, toute engloutie, toute passée et toute changée en Dieu par l’oraison, la communion et l’amour : ne passez pas un seul jour sans oraison et sans amour.

Faut-il que nous soyons si lâches, si infidèles, si petits, si réservés et si renfermés en nous-mêmes et dans de petits riens ? C’est ainsi que j’appelle vos affaires et vos occupations et toutes les créatures. Hé, n’en sortirez-vous jamais une bonne fois ? Assurément que Dieu a de grandes choses à vous dire, puisqu’Il vous demande tant d’attention. Le voici! Oubliez votre peuple et la maison de votre père : soyez-en [255] aussi loin que le ciel l’est de la terre. Vous devez converser dans le ciel, et l’Apôtre a dit un beau mot: que nous n’avons pas ici de cité permanente. L’avez-vous jamais bien compris ? Nous n’avons point de demeure sur la terre : est-ce à dire que nous en sortirons pour aller au tombeau ? Non, ce n’est pas là toute la profondeur de l’Apôtre, mais il entend que pour nous, il n’y a point de demeure sur la terre, car nous n’y devons pas être un seul moment, mais tout en Dieu.

Ecoutez ce que l’Église souhaite6 en ce temps : Sit nobis in te requies7. Elle ne demande pas d’autre repos ni d’autre demeure qu’en Dieu et qu’entre les bras de son Epoux. Elle lui demande une nuit paisible et tranquille parce qu’il n’y a du repos que dans la foi et dans l’anéantissement : repos en la foi qui nous met en Dieu, repos dans notre néant, qui nous met hors de nous et de l’être créé.Voulez-vous savoir pourquoi vous avez tant de peine à demeurer paisible ? C’est que vous sortez de l’obscurité de la foi, voulant voir, discerner et goûter quelque chose ; et c’est par là aussi que vous sortez de la profondeur de votre néant. Sachez que les choses ne pèsent point dans leur centre, mais y trouvent la paix et le repos. C’est que le centre d’une chose est sa fin. Or quand une chose est arrivée à sa fin, elle n’a plus rien à désirer, ni à chercher. Elle ne saurait aller plus outre car elle sortirait de sa fin. Disons encore que la fin d’une chose est le but où elle tend et pour laquelle elle est. Quand [256] donc elle la possède, elle se repose. Enfin, la béatitude, la fin et le repos sont la même chose.

Dieu seul et le néant sont deux centres. C’est donc uniquement où nous devons tendre et où nous trouverons notre béatitude, repos et parfaite paix. Comment donc pouvoir demeurer un moment hors de Dieu ? Je sais bien que nos emplois nous en distraient souvent : c’est pourquoi je soupire tant après la solitude. Mais après tout, c’est notre infidélité qui nous distrait et, si nous avions du courage, rien ne nous pourrait séparer un moment de notre intimité et de notre unité. Savez-vous ce que j’entends par ce mot : intimité ? Je dis tout ce qu’il y a de plus un, car je ne crois pas que nous devons jamais nous borner ni nous arrêter à quoi que ce soit. C’est pourquoi, afin d’être plus infini, il faut toujours passer au-delà de toute vue, de tout sentiment et de tous dons, car l’âme qui s’arrête à quelque chose, quelque sainte et divine qu’elle puisse être, s’arrête toujours à quelque chose de créé et par conséquent bornée et finie, au lieu que l’infini doit être notre fin.

Ah que pour aller au-delà de tout, il faut bien dire : rien, rien! C’est à force de n’être rien que l’on trouve l’infini puisque l’on trouve Dieu : car je passe au-delà de tout ce que je pense, même de Dieu et de tout ce que les savants en ont dit. Au-delà de tout ce qui est concevable, alors je tombe dans une négation de tout le créé et de tout le créable. Et où suis-je pour lors ? En Dieu. Mais je ne sens, je ne vois rien ? Si vous sentiez et conceviez quelque chose de Dieu, vous seriez dans le créé et non pas dans l’incréé, dans le fini et non pas dans l’infini.

Allons donc au-delà de tout, à force d’être néant et vide de tout ce qui n’est pas Dieu seul. Ne faisons pas même cas des pensées et des beaux sentiments que nous avons de Dieu, parce que tout cela n’est pas Dieu. Tout ce qui est en nous est moins que rien. Il y a bien de la différence entre ce qui est de Dieu et ce qui est Dieu en Dieu. Tout ce qui est en Dieu est Dieu, mais en nous ce qui est de Dieu n’est pas Dieu. Allons donc au-delà de tout ce qui est de Dieu en nous-mêmes, pour entrer en Dieu Lui-même.

- DM 4.79.

1Ps., 21, 2 : Dieu, mon Dieu !

2Matthieu, 19, 12 : Qui pourra le comprendre, le comprenne. Dutoit (D).

3Ps., 68, 10 : « Parce que c’est pour votre gloire que j’ai souffert tant d’opprobres, et que mon visage a été couvert de confusion. » (Sacy).

4Ps., 44, 12 : « Ecoutez ma fille […] ayez l’oreille attentive… » (Sacy).

5Hebr., 13, 14 : « Car nous n’avons pas ici de cité permanente, mais nous cherchons celle qui est à venir. » ( Amelote).

6Dans le cantique : Christe qui lux es et dies. D

7Que notre repos soit en vous [toi]. D

[11e ] De J. Bertot. Avant avril 1681.

Dieu est : je ne Le regarde pas en nous, ni dans le créé, mais dans Lui-même. C’est diminuer Dieu que de Le regarder hors de Lui-même, c’est Le magnifier que de Le contempler au-delà de tout ce qui est et de tout ce qui peut être. Je sais bien que Dieu est partout, mais afin que je sois en repos, c’est-à-dire où Il veut, il faut que je Le vois au-delà de tout le créé et que je demeure en Lui-même : Sit nobis in te requies.

Pourquoi tant de pensées qui roulent les unes après les autres dans votre esprit, comme les flots et les vagues dans la mer, puisqu’il ne faut qu’une pensée ? Cette pensée est celle-ci : Dieu, Dieu. Pourquoi un cœur aussi petit que le vôtre est-il gros de tant de désirs ? Vous cherchez et vous écoutez tout, et vous ne trouvez rien : c’est que vous n’allez pas au fond et au centre qui est Dieu. Sachez que votre appétit, [258] qui est infini, ne peut être contenté que de Dieu : donc vous ne devez point chercher d’autre milieu, d’autre moyen, d’autre fin, que Dieu. Anéantissez donc toutes les vues de votre esprit, toutes les inquiétudes et troubles de votre âme, tous les désirs de votre cœur, toutes les recherches de votre vie, toute l’activité de vos actions, puisqu’il ne faut que Dieu. Ne me dites plus que vous êtes misérable, parce que vous ne devez vous laisser toucher que du bonheur de Dieu.

Contentons-nous donc de cette grande vérité : Dieu est. Les démons la connaissent et la sentent, mais ils ne s’en contentent pas : c’est ce qui fait leur enfer. Les bienheureux connaissent que Dieu est, et ils s’en contentent : c’est ce qui fait leur béatitude, car les saints sont plus heureux de la béatitude de Dieu que de leur propre béatitude. Il ne faut avoir qu’un peu d’amour pour entendre cette vérité. Que les autres croissent en grâce, en sagesse et en vertu ; pour moi, je me contente de mon néant et de ce que Dieu est Dieu.

- DM 4.80.

De J. Bertot. Avant avril 1681.

De l’état d’anéantissement parfait en nudité entière, où l’âme est et vit en Dieu, au-dessus de tout le sensible et perceptible.

Le dernier état d’anéantissement de la vie intérieure est pour l’ordinaire précédé d’une paix et d’un repos de l’âme dans son fond, qui peu à peu se perd et s’anéantit, allanta toujours en diminuant, jusqu’à ce qu’il ne reste plus rien deb sensible et de perceptible de Dieu en [259] elle. Au contraire elle reste et demeurec dans une grande nudité et pauvreté intérieure, n’ayant que la seule foi toute nued, ne sentant plus rien de sensible et de perceptible de Dieu, c’est-à-dire des témoignages sensibles de Sa présence et de Ses divines opérations, et ne jouissant plus de la paix sensible dont elle jouissait auparavant dans son fond ; mais elle porte une disposition quie est très simple, et jouit d’une très grande tranquillitéf et sérénité d’esprit, qui est si grande que l’esprit est devenu comme un ciel serein.

Etg dans cet état il ne paraît plus à l’âme ni hauth ni bas, ne se trouvant aucune distinction ni différence entre le fond et les puissances, tout étant réduit dans l’unité, simplicité et uniformité, et comme une chose sans distinction ni différence aucune. D’oùi vient que quelques uns appellent aussi cet état, état d’unité et de simplicité. Mais dans la dernière consommation de cet état, il ne paraîtj plus dans l’âme ni unité ni simplicité, tout cela étant comme perdu et anéanti. Et bien plus, elle n’a plus de chez soi, c’est-à-dire elle n’a plus d’intérieur, n’étant plusk retirée, ramassée, recueillie et concentréel au-dedans d’elle-même; maism elle est et se trouve au-dehors dans la grande nudité et pauvreté d’espritn dont je viens de parler, comme si elle était dans la nature et dans le vide. D’oùo vient qu’elle ne sait si elle est en Dieu ou en sa nature.

Elle n’est pourtant pas dans la nature ni dans le vide réel, mais elle est en Dieu qui la remplit tout de Lui-même, maisp d’une manière très nue et très simple, et si simple que Sa présence ne lui est ni sensible ni perceptible, ne paraissant [260] rien dans tout son intérieur qu’une capacité très vaste et très étendue.

Dans cet état, l’âme se trouve tellement contente et satisfaite qu’elleq ne souhaite et ne désire rienr plus que ce qu’elle a, parces qu’ayant toujours Dieu et étant toute rempliet et possédée de lui dans son fond, quoiqueu d’une manière très simple et très nue, cela la rend siv contente qu’elle ne peut souhaiter rien davantage. L’âme se trouve comme si elle était dissoute et fondue, ainsi qu’une goutte de neige qui serait fondue dansw la mer, de manière qu’elle se trouve devenue comme une même chose avec Dieu. Dansx cet état il n’y a plus ni sécheresses, ni aridités, ni goût, ni sentiment, ni suavité, ni lumière, ni ténèbres, et enfin ni consolation ni désolation, mais une disposition très simple et très égale.

Ily est à remarquer que quand je dis qu’il n’y a plus de lumière en cet état, j’entends des lumières distinctes dans les puissances. Car l’âme, étant en Dieu, est dans la lumière essentielle, qui est Dieu même, laquellez lumière est très nue, très simple et très pénétrante, et très étendue, voyant et pénétrant toutes choses à fond comme elles sont en elles-mêmes : non d’une manière objective, maisaa d’une manière où il semble que toute l’âme voit, et par une lumière confuse, générale, universelle et indistincte, comme si elle était devenue unab miroir où Dieu Se représente et toutes choses en Lui. L’âmeac se trouve comme dans un grand jour et dans une grande sérénité d’esprit, sans avoir rien de distinct et d’objectif dans les puissances, [261] voyant, dis-je, tout d’un coup et dans un clin d’œil toutes choses en Dieu.

Cet état est appelé état d’anéantissement premièrement parce que toutes les lumières, vues, notions et sentiments distincts des puissances sont anéantis, cessés et comme évanouis, si bien que les puissances restent vides et nues, étant pour l’ordinaire sans aucune vue ni aucun objet distinct. Néanmoins l’imagination ne laisse pas de se trouver souvent dépeinte de quelques espèces qu’elle renvoie à ces autres puissances et qui les traversent de distractions ; mais ces distractions sont si déliées, qu’elles sont presque imperceptibles, et passent et repassent dans la moyenne région, comme des mouches qui passent devant nos yeux, sans qu’on les puisse empêcher de voler.

Secondement cet étatad est aussi appelé état d’anéantissement parce que toutes les opérations sensibles et perceptibles de Dieu sont cessées et comme évanouies. Et même cette paix et ce repos sensible[s] qui restai[en]t en l’âme après toutes les autres opérations sensibles, tout cela, dis-je, est anéanti. L’âme demeure nue et dépouillée de tout cela, sans avoir plus rienae de sensible ni de perceptible de Dieu, se trouvant en cet état toujours dans une grande égalité et dans une disposition égale, soit en l’oraison, soit hors de l’oraison, dans une disposition intérieure très nue sans rien sentir de Dieuaf, si ce n’est dans certains intervalles, mais rarement. D’où vient que la plupart des personnes qui sont dans cet état ne font plus guère d’oraison parce qu’elles ont toujours Dieu et sont toujours en Dieu, étant comme je viens de dire, toujours en même état, dans l’oraison comme [262] hors de l’oraison. Et comme elles sont pour l’ordinaire dans une grande nudité intérieure, cela fait qu’elles pourraient bien s’ennuyer dans l’oraison si le temps était trop long. Mais il faut surmonter toutes les difficultés et y donner un temps suffisant, lorsqu’on est en état de le faire.

Ilag est à remarquer encore que, bien que ces âmes se trouvent pour l’ordinaire dans une égale disposition intérieure, c’est-à-dire toujours égales dans leur fond et toujours dans cette disposition très nue et très simple, il se passe néanmoins de temps en temps de certaines vicissitudes et changements de dispositions en leurs sens, et même leurs puissances se trouvent quelquefois émues et agitées par quelque sujet de peine. Pendant ces vicissitudes et agitations, elles ne laissent pas de demeurer en paix en leur fond, ce qui se doit entendre d’uneah paix nue, simple et solide.

Enfin, en cet état, Dieu est la force, l’appui et le soutien de ces âmes dans ces occasions de souffrances, de peines et de contradictions qui leur arrivent, leur donnant la force et la grâce de les porter en paix et tranquillité, non en les appuyant et soutenant sensiblement comme dans l’état précédent, mais en leur donnant une force secrète et cachée pour soutenir ainsi en paix et tranquillité ces souffrances, peines et contradictions. Ce qui est une marque infaillible que ces âmes sont à Dieu, car si elles n’étaient que dansai la nature, elles n’auraient pas cette force de souffrir. Cependant la nature ne laisse pas de ressentir quelquefois des peines et contradictions, et leurs puissances, surtout l’imagination, ne laisse pas comme je viens de dire [263] de demeurer durant quelque temps dépeintes et agitées de ces peines. Mais Dieu les soutient par une vertu et une force secrète en nudité d’esprit et de foi, si bien qu’elles souffrent et supportent tout avec paix et tranquillité d’esprit. Car quoique leurs puissances et leurs sens soient dépeints de leurs sujets de peine et que cela les émeut et agite, néanmoins elles demeurent en paix dans leur fond sans fond et dans une paix sans paix, c’est-à-dire dans une paix qui n’est plus sensible, mais nue, simple et solide : c’est comme un certain calme repos et tranquillité de toute l’âme.

Enfinaj l’état et la constitution ordinaire[s] de ces âmes est de ne rien voir de distinct dans leurs puissances et de ne rien sentir dans leur intérieur de sensibleak de Dieu, ni de Ses divines perfections, opérations, écoulements, infusions, influences, goûts, suavités ni onctions, et de se trouver dans cette grande nudité d’esprit sans autre appui ni soutien que la foi nue. Mais quoiqu’elles ne voient rien de distinct, elles voient néanmoins toutesal choses en Dieu et, quoiqu’elles ne sentent rien, qu’elles ne goûtent rien, qu’elles ne possèdent rien sensiblement de ces divins écoulements, néanmoins elles ont et possèdent réellement Dieu au-dedans d’elles-mêmesam.

Dans cet état ces âmes vivent toujours à l’abandon et étant abandonnées d’état et de volonté àan la conduite de Dieu sur elles, pour faire d’elles et en elles tout ce qu’il voudra pour le temps et pour l’éternitéao; et bien qu’elles ne soient plus en état d’en faire des actes sensibles, elles ne laissent pas d’être abandonnées, ne désirantap jamais rien que ce que Dieu voudra, ni [264] vie ni mort. Elles ne pensent à rien, ni au passé ni à l’avenir, ni à salut niaq à perfection ni à sainteté, ni à paradis ni à enfer ; et elles ne prévoient rien de ce qu’elles doivent faire et écrire dans les occasions qui ne sont pas arrivées, mais laissent tout cela à l’abandon. Et quand les occasions se présentent d’écrire, de dire ou de faire quelque chose, alors Dieu leur fournit ce qu’elles doivent dire et faire, et d’une manière plus abondante, féconde et parfaite qu’elles n’auraient jamais pu prévoir d’elles-mêmes par leur prudence naturelle.

Enfinar dans cet état ces âmes jouissent d’une grande liberté d’esprit, non seulement pour lire et pour écrire, mais aussi pour parler dansas l’ordre de la volonté de Dieu. Et ces âmes parlent souvent sans réflexion et comme parat un premier mouvement et impulsion qui les y porte et entraîne.

Ces âmes ne laissent pas en cet état si simple et nu de s’acquitter fidèlement des devoirs de leur état, car Dieu qui est le principe de leurs mouvements et actions, ne permet pas qu’elles manquent à rien de leurs obligationsau.

- DM 4.81. Admirable 81e lettre qui conclut la contribution de Bertot aux volumes du Directeur mystique.

Le choix numérique de 81 lettres n’est probablement pas le fait du hasard : 81 = 3 x 3 x 3 x 3 (un tel intérêt numérique est universel, v. les 81 chapitres du livre de La Voie et la Vertu ou Tao Te King). Dans le même esprit suivent pour ce quatrième et dernier tome du DM : 21 lettres de Maur de l’Enfant-Jésus (lettres que nous avons reproduites précédemment), équilibrées par 21 lettres nommément attribuées à Madame Guyon (la finale ou 22e étant une conclusion ajoutée) mais sans dates, que nous reproduirons en ouverture du vol. III de cette Correspondance. Poiret a donc probablement limité son choix dans un ensemble plus vaste qui était à sa disposition (depuis disparu avec sa bibliothèque).

Nous avons reproduit cette lettre en conclusion d’un choix de textes de Madame Guyon à ses disciples : Madame Guyon : De la Vie intérieure, Discours Spirituels…, Phénix, coll. « La Procure », 200 Elle fut publiée sans attribution par J.-L. Goré, La notion d’indifférence chez Fénelon et ses sources, appendice « Sur l’anéantissement », p. 286 à 292, à partir de la pièce 6411 conservée aux A.S.-S. Cette pièce comporte 4 feuillets d’une belle écriture inconnue de copiste. Elle est intitulée « Description du dernier état d’anéantissement de la vie intérieure » et porte une annotation de Gosselin :  « J’ignore de qui est ce fragment… ». Madame Guyon avait donc communiqué à Fénelon une copie de cette lettre de son maître. J.-L. Goré la rapproche des écrits de Bernières, tout en l’attribuant (sous réserve) à Fénelon. Cognet pensait à Madame Guyon, tout en notant une différence de style (Dict. Spir., art. « Guyon », col. 1330). Tout cela souligne le lien qui unit Bernières, Bertot et Madame Guyon.

Prenant DM 4.81 comme leçon, nous donnons ici les nombreuses variantes de la pièce 6411 dénotée «  A.S.-S. » en signalant une omission (probablement une erreur de copie, v. note) mais surtout des ajouts de cette pièce par rapport au texte de DM 4.81. La pièce 6411, plus diluée, est donc très probablement d’une rédaction postérieure.

aet s’évanouit, allant variante A.S.-S. Rappelons que nous encadrons chaque variante de mots présents dans les deux versions, soit ici : « et [variante] allant. »

brien : et lors il ne reste plus rien de A.S.-S.

celle demeure A.S.-S.

dintérieure, et d’esprit avec la seule foi nue A.S.-S.

emais d’une certaine disposition intérieure, qui A.S.-S.

fet d’une grande tranquillité A.S.-S.

gun ciel ou un air serein, et A.S.-S.

hni fond, ni contrée, ni sommet, ni haut A.S.-S.

itrouvant plus aucune distinction, ni différence ; d’où A.S.-S. qui omet le membre de phrase : …entre le fond et les puissances, tout étant réduit dans l’unité, simplicité et uniformité, et comme une chose sans distinction… (probablement par erreur de copie due à la répétition de : distinction ni différence).

jles dernières consommations de cet état, il ne reste ou ne paraît A.S.-S.

kc’est-à-dire qu’elle n’est plus A.S.-S.

lretirée, introvertie, recueillie, ramassée et concentrée A.S.-S.

md’elle-même, et même elle ne sent plus en elle aucune opération divine et distincte ; mais A.S.-S. ajout.

npauvreté intérieure et d’Esprit A.S.-S.

oétait dans le vide, quelquefois se trouvant comme un grand vaste au-dedans d’elle-même ; d’où A.S.-S. ajout.

pDieu ou dans la Nature ; mais elle reconnaît pourtant pour l’ordinaire qu’elle n’est point dans la nature ni dans le vide, mais qu’elle est en Dieu qui remplit tout son intérieur de lui-même par son immensité ; mais A.S.-S.

qperceptible ; mais pourtant qui contente tellement l’âme qu’elle A.S.-S.

rsouhaite rien A.S.-S.

sa ; non pas même le paradis et on lui fait même de la peine de lui en parler, parce A.S.-S. ajout.

tétant toujours remplie A.S.-S.

udans tout son intérieur, quoique A.S.-S.

vla laisse toujours si A.S.-S.

wqui le serait dans A.S.-S.

xmer, ou comme deux cires qui seraient fondues ensemble de manière qu’elle se trouve devenue une même chose avec Dieu sans distinction ni différence. De plus dans A.S.-S. ajout.

yégale. Elle ne sent plus même, ni paix, ni repos, tout cela étant et se trouvant perdu, évanoui et anéanti, à cause qu’elle est comme j’ai déjà dit comme toute fondue en Dieu. / Mais il A.S.-S. ajout.

zessentielle qui procède de Dieu même et qui est Dieu, et laquelle A.S.-S. ajout – dorénavant nous omettons des variantes mineures.

aaobjective et par lumière distincte des puissances, mais A.S.-S. ajout.

abdevenue comme un cristal ou un A.S.-S. ajout.

acDieu étant, elle voit toutes choses en lui, l’âme A.S.-S.

adrepassent aussi dans l’air devant nos yeux et qu’on ne peut pas les empêcher de passer. / 2e cet état A.S.-S.

aeDieu qui ont précédé même la paix et le repos sensible qui étaient dans le fond de l’âme après ces opérations sensibles, sont assez évanouies et comme anéanties. L’âme étant dépouillée de tout cela et restée nue sans avoir plus, comme j’ai déjà dit, rien A.S.-S. ajout.

afDieu, néanmoins reposant dans le repos de Dieu, qui est un repos simple et immuable. Et dans cet état elle se trouve toujours dans une égale disposition intérieure, hors l’oraison comme dans l’oraison, à savoir dans une disposition très nue sans rien sentir en elle de Dieu A.S.-S.

agl’oraison. / 3e La personne la plus consommée que je connaisse être en cet état se sent quelquefois certaines jubilations et allégresses très simples qui la portent à dire Alleluia comme aussi elle sent quelquefois exhalaisons de bonne odeur très simples. Ces âmes n’ont plus d’attrait pour la sainte messe comme dans les précédents états, mais néanmoins elles ont toujours beaucoup d’estime et de vénération pour ce saint sacrifice et ne manquent pas de l’entendre tous les jours quand elles le peuvent. Elles n’ont plus aussi d’attrait pour la sainte communion comme pour les précédents états : mais elles ne laissent pas d’en avoir beaucoup d’estime et de la fréquenter autant de jours que cela leur est permis. / Il A.S.-S. ajout !

ahfond, ce qui ne se doit pas entendre d’une paix sensible mais d’une A.S.-S. ajout.

aiinfaillible qu’ils la font en Dieu car si elles étaient dans A.S.-S.

ajpaix dans le fond qui reste dans l’âme mais qui pourtant ne paraît plus comme distinct des puissances. / Enfin A.S.-S.

akde la présence sensible A.S.-S.

aldistinct, elles voient néanmoins tout puisqu’elles voient toutes A.S.-S.

ampossèdent néanmoins tout puisqu’elles possèdent réellement Dieu au-dedans d’elles-mêmes A.S.-S. ajout.

anl’abandon, s’abandonnant à A.S.-S.

aovoudra dans le temps et dans l’éternité A.S.-S.

apl’éternité, ne désirant A.S.-S. omission !

aqni à l’avenir ni A.S.-S.

arenfer, non pas même à Dieu et elles ne prennent rien de ce qu’elles doivent dire, écrire et faire dans les occasions qui ne sont pas encore arrivées mais laissent aussi tout cela à l’abandon et quant les occasions se présentent de dire, écrire ou faire quelque chose ; alors Dieu leur fournit ce qu’elles doivent dire, écrire ou faire et d’une manière plus abondante, féconde et parfaite qu’elles n’auraient jamais pu prévoir ou faire d’elles-mêmes. Enfin A.S.-S.

asparler et conserver dans A.S.-S. ajout.

atEt il est à remarquer que souvent ces âmes parlent sans réflexion sur ce qu’elles disent et par A.S.-S.

au dernier paragraphe absent. A.S.-S.




LETTRES ET TÉMOIGNAGES 1681-1688



Libérée de la sujétion propre aux femmes mariées, la jeune veuve décida de prendre sa vie en main. Sur toute la période des voyages, de 1681 à 1686, on se reportera d’abord à la seconde partie de la Vie : le témoignage de Madame Guyon constitue pratiquement notre seule source. Il est toutefois conforté chaque fois que des documents le permettent. On consultera les travaux d’Orcibal106.

Madame Guyon posait avec clarté une ambition spirituelle fondée sur l’exemplarité107 :

ces saintes ont été femmes comme moi ; ce qui les a rendues saintes, c’est la fidélité à leur vocation et à suivre leur appel. Je prétends à la même sainteté qu’elles. Je dois donc suivre leurs pas. 

Les résistances classiques du milieu familial furent surmontées. Elle montrait un grand détachement :

je viens de recevoir une multitude de lettres de toutes façons, la vôtre et celle de M. H[uguet]108. L’on me menace de m’ôter ma fille. L’on dit que l’on fera ce que l’on pourra contre moi, et l’on craint que je donne mon bien.

Je renonce de bon cœur à tous mes droits et avantages, et quand je serais réduite à aller mendier mon pain, je ne changerai point de résolution. Je suis bien aise que M. H[uguet] et mes autres parents se déclarent aussi contre moi ; j’aurais de l’appui si cela n’était pas, et je suis bien aise de n’en avoir qu’en Dieu seul. Je ne suis assurément point femme à visions, mais je suis disposée à faire la volonté de Dieu au péril de ma vie.

Trois ans plus tard, âgée de trente-six ans, elle rendait compte de sa conduite intérieure à son frère dom Grégoire Bouvier109, « le seul de ma famille qui goûtiez la conduite de Dieu sur moi » :

que je vous dise que je trouve partout cette volonté essentielle de Dieu, non hors de Lui, mais en Lui-même, en sorte qu’Il m’a mise dans l’impossibilité de faire autre chose que ce qu’Il veut de moment en moment, sans que je puisse me regarder moi-même, ni aucune créature ; mais tout se fait en Dieu. Si je voulais me regarder, je ne puis plus me trouver et ne sais plus ce que c’est de moi ni de mien : tout est à Dieu et tout est Dieu. C’est ce qui fait que n’ayant rien de propre, Il veut bien Se servir de ce néant où Il habite, pour S’attirer une quantité d’âmes de toutes conditions et états dans l’intérieur ; et vous ne sauriez croire le nombre des personnes de mérite, d’âge, prêtres, religieux, qui veulent bien chercher Dieu de tout leur cœur dans leur intérieur où Il habite, et agréer ce que Dieu leur fait dire par une petite femmelette.

Mais ce que l’on peut livrer dans une lettre ne devrait pas être dit à tous. L’Église s’inquiète :

Je l’estime infiniment et par-dessus le père de Lacombe ; mais je ne puis approuver qu’elle veuille rendre son esprit universel110.

Elle a écrit à un autre qu’on venait à un tel état d’union avec Dieu qu’on ne sentait plus aucun mouvement de concupiscence, étant auprès des hommes comme Eve était auprès d’Adam. Quand on lui a fait entendre où ces maximes allaient, elle a paru se soumettre. Elle a voulu ici tenir école de spiritualité et a instruit prêtres, religieux, femmes dans des conférences ; cela n’était pas de mon goût…111.

La crise ouverte surviendra au début de son séjour à Paris, dans le sillage de la condamnation du quiétisme de Molinos à Rome, en 1687 :

icelle Dame, ayant eu le malheur d’être soupçonnée d’être engagée dans certaine nouvelle doctrine appelée quiétisme, aurait été par lettre de cachet renfermée dans le couvent des Filles de Sainte-Marie112.

Commença alors la lutte dont témoignera plus abondamment la correspondance de notre volume suivant :

J’ai fait réflexion, monsieur, sur ce que vous eûtes la bonté de me dire hier, que la fausse lettre n’était rien. Je vous assure qu’elle est tout…113

À Dominique La Motte. 1681.

Elle recommande ses enfants à son frère et justifie sa vocation.

Dieu seul aimable.

L’union de Jésus-Christ, qui a toujours fait entre nous une liaison plus forte que celle du sang1, ne me permet pas de m’adresser à d’autres qu’à vous pour se rendre dépositaire de mes secrets : le soutien de l’œuvre de Dieu, au-dessus de toute raison, de tout sentiment et de tout penchant naturel. Je vous eusse découvert plus tôt cette résolution, et même j’aurais pris conseil de vous, si je n’avais appréhendé que l’inclination naturelle ne vous eût rangé du parti de la raison et de la grâce ordinaire plutôt que de celui de la destination particulière que Dieu fait de moi.

Je ne doute point que l’on ne taxe mon procédé de téméraire, de défaut d’humilité, de peu raisonnable et de contraire à la tendresse naturelle, même d’opposé à l’ordre de Dieu. J’avoue que l’on aura raison, mais vous, mon très cher frère, que je prétends intéresser dans mon parti, non point comme un frère naturel2, mais comme ami à l’esprit de Jésus-Christ, comme le défenseur de Sa grâce, le protecteur de Sa vérité et le soutien de Sa gloire, pour vous, dis-je, mon très cher frère, que je crois plus désintéressé, plus propre à découvrir les impressions de la grâce dans les âmes et à les seconder, pour vous seul, [f°.10 v°] je veux bien vous satisfaire et vous donner quelque connaissance des raisons qui m’ont portée à faire ce que je fais. Ce n’est point témérité, puisque je ne m’y suis pas engagée par moi-même, mais parce que Dieu a fait connaître à plus de cinq personnes différentes en même temps, qu’Il voulait cela de moi, - ce qui m’a été confirmé par M. B[ertot], mon directeur, par le R. P. Général des bénédictins, pour lors prieur de Saint-Denis-en-France3, et quantité d’autres4.

Je ne parle point de mes propres lumières, car Dieu m’est témoin que je ne m’y suis jamais arrêtée : au contraire, je me suis toujours regardée comme la personne du monde la plus inutile, et j’en suis si convaincue que, si je réfléchissais sur ce que j’entreprends, je le croirais une folie. J’ai toujours cru, et le crois encore, que la grâce d’une femme chrétienne est d’être cachée dans son ménage et d’observer [sic] ses enfants chrétiennement. J’en ai que j’aime avec une tendresse que je ne veux pas dire, je sais la nécessité qu’ils ont d’être bien élevés. Cependant je les quitte, et pourquoi ? pour suivre la volonté de Dieu, qui m’est marquée par ceux qui me tiennent la place de Dieu. Il y a longtemps que je fais prier Dieu pour cela partout ; il y a un an que j’y pense. Je ne le fais point à la légère ni par mon propre esprit, au contraire je violente tous les sentiments de la nature pour suivre ceux de la grâce. J’aime beaucoup mes enfants, [f°11r°] mais j’aime beaucoup plus Dieu. Je me dois à leur éducation, mais je me dois davantage à Dieu, et, sur cet article, je me suis toujours reconnue très incapable de m’en bien acquitter. Je suis leur mère, mais Dieu est leur père : c’est entre Ses mains que je les laisse, c’est à Son soin que je les abandonne. Ce que je ferais sans Lui serait défaut et misère, ce qu’Il fera sans moi sera très bien et tout divin. Ils auraient une éducation humaine et faite par un petit esprit borné et sans expérience, sans talent, sans conduite et sans prudence, ni sans jugement ; ils auront au contraire la conduite toute-puissante, toute sage, tout aimable de Dieu. Ils perdent une mère qui était tous les jours à la veille de mourir par ses fréquentes maladies, ils trouvent un père et une mère immortels, Jésus-Christ et Marie. Oh ! qu’ils feront de progrès sous une telle conduite ! Ils ne seront plus les enfants d’une pécheresse : ils seront les enfants du Très Haut.

Leurs affaires temporelles dépérissaient en mes mains par le peu de pouvoir que j’avais de me faire payer ; cependant, par le papier que je vous donne par M. H[uguet]5, vous verrez que je ne leur fais aucun tort, que je n’emporte pas même, à beaucoup près, l’épargne que j’ai faite depuis mon veuvage. Je n’emporte qu’une rente de 11000 livres en principal, qui est de mon bien et acquêt, une rente de 3000 livres aussi créée par moi, et un contrat de l’hôtel de ville de 300 livres sujet à suppression et une pension de 1200 livres pour moi et pour ma fille, que je veux entretenir honnêtement. Je laisse tout réparé dans les fermes et dans les métairies, ainsi que vous le verrez dans ce qui regarde le temporel. J’ai donc satisfait à tout ce qu’on peut dire contre moi.

Hé bien ! je passerai pour folle : que m’importe, [f°11v°] après que mon Maître a passé pour tel, que saint Paul a dit que nous sommes estimés comme les baliures6 du monde ! Je veux bien faire la folie de quitter les richesses pour la pauvreté, les commodités et l’abondance pour l’incommodité et la disette, mes parents, mes amis et mes proches pour aller dans une terre étrangère où je ne connais personne, où l’on ne me promet que des croix et des persécutions, où je serai sujette, bien loin de commander. Jésus-Christ n’a-t-il pas fait beaucoup plus ? Sainte Paule7 n’a-t-elle pas quitté et plus d’enfants et plus de biens et plus de commodité ? Mme de Chantal8, de nos jours, ne l’a-t-elle pas fait ? La Mère Marie de l’Incarnation9, ursuline, décédée depuis dix ans, ne l’a-t-elle pas fait aussi ? Vous me direz : Ce sont des saintes, des grandes âmes. Je l’avoue. Vous êtes une personne pleine de péchés, sans vertu, sans qualité : il est vrai. Mais ces saintes ont été femmes comme moi ; ce qui les a rendues saintes, c’est la fidélité à leur vocation et à suivre leur appel. Je prétends à la même sainteté qu’elles. Je dois donc suivre leurs pas. Mais elles avaient des attraits extraordinaires, des marques sensibles de leur vocation ! Il est vrai. S’y sont-elles arrêtées ? non. Qu’est-ce donc qui les a déterminées ? le conseil des serviteurs de Dieu. Qu’est-ce qui me détermine ? la même chose.

J’abandonne donc tout de bon cœur pour suivre la voix de Celui qui m’appelle. Demandez-Lui pour moi la grâce de ne me point rendre sourde à Sa voix, que je sois susceptible des impressions de Sa grâce : soyez mon protecteur, au lieu de vous déclarer contre ma conduite. Que si Dieu permet que vous improuviez mon procédé, je me consolerai dans la droiture de mon intention, dans le désir sincère que j’ai [f°12r°] de plaire à Dieu et de faire Sa sainte volonté. Le rebut du monde et de toutes les créatures sera ma joie ; leurs haines et leurs disgrâces feront mon plaisir, et Dieu me fera la grâce de plutôt mourir que de me plaire en autre chose que dans la croix de Notre Seigneur Jésus-Christ.

Pour ce qui regarde Baptiste10, je vous prie que l’on n’épargne rien pour le rendre savant, car je crois que Dieu S’en servira pour Sa gloire : j’espère qu’Il l’appellera à la prêtrise. C’est pourquoi je vous prie de lui prêter la main pour exécuter ce grand dessein, et qu’il n’ignore rien de ce qu’il faut pour être parfaitement savant, tant dans la science des saints que dans celle des docteurs. Vous savez ce que je vous ai dit de lui. Si M. N.11 veut bien encore se charger de sa conduite, je crois qu’on ne peut pas le mettre en meilleures mains, tant à cause de sa piété que de l’affection particulière qu’il a pour l’enfant, qu’il connaît mieux que personne. Que s’il en faisait difficulté ou que, pour des raisons que je ne prévois pas, vous vouliez le lui ôter, je vous prie qu’on ne le mette point ailleurs qu’à Saint-Charles12. Tenez ferme sur ce point, car je crois ce lieu plus propre pour la jeunesse et pour conserver son innocence que partout ailleurs.

Pour ma fille13, je crois devant Dieu ne la devoir confier à personne : c’est pourquoi je l’amène14 avec moi. Lorsqu’elle sera en âge de choisir un état, si Dieu la destine pour le monde, je la donnerai à sa famille pour la pourvoir.

Pour mon fils aîné15, je souhaite qu’il achève ses études et qu’on l’avance autant que l’on pourra. [f°12v°]

Voilà, mon très cher frère, une marque de ma confiance que je vous donne : je vous choisis pour soutenir et seconder l’œuvre de Dieu en protégeant une famille orpheline sur la terre. J’espère que je ne serai point trompée dans mon attente et dans l’espérance que j’ai de vous avoir propice en Notre Seigneur Jésus-Christ. Je vous demande en Son nom de lire cette lettre en Sa présence, de vous dépouiller de l’humain et de Le consulter avant que de vous déclarer ou pour ou contre moi, et de n’oublier jamais dans vos saints sacrifices la personne du monde qui en a plus de besoin et qui est plus sincèrement en Notre Seigneur Jésus-Christ toute à vous.

- Papiers du P. Léonard, aux Archives Nationales, L 22, n°15, f° 10 et ss. - Urbain et Levesque, Bossuet, Correspondance, Hachette, 1909-1925 [UL] : tome VI, appendice III, I Lettres écrites par Mme Guyon, 1°, p.531, que nous abrégeons UL, VI ap. III, 1°, p. 531. Cette lettre, comme les suivantes, est antérieure au départ à Gex de Mme Guyon, qui eut lieu le 2 juillet 1681.

1Le P. Dominique Bouvier de La Motte, frère consanguin de Mme Guyon, fut provincial et visiteur des barnabites, d’où « L’union de Jésus-Christ … liaison plus forte que celle du sang ». Il était né de Claude Bouvier de La Motte et de Marie Ozon, sa première femme, et mourut le 25 novembre 1701, à 77 ans. Sur les rapports difficiles entre eux, v. Vie 2.24.7 ; 2.25.1-2 & 6 ; 3.1.1 & 3 & 7 ; 3.2 etc.

2Donné par la nature.

3Le père Claude Martin (1619-1696), fils de Marie de l’Incarnation du Canada.

4Voir Vie 1.29.1-6 : ses projets sont approuvés par un confesseur à Paris, un dominicain, l’évêque de Genève, la supérieure des Nouvelles Catholiques, Claude Martin, Jacques Bertot, des religieuses.

5Denis Huguet, conseiller au Parlement de Paris, cousin germain du mari de Mme Guyon.

6Baliures : voir I Cor., 4.13 : «…On nous traite comme les victimes des crimes publics, et comme les ordures de toute la terre ». « Le vulgaire dit, les ballaieures », note Amelote. “Balier et balaier sont bons tous deux, mais balier est plus en usage que balaier, parce qu’il est plus doux à l’oreille. » (Richelet).

7Paula (347-404), Romaine qui descendait des Gracques et des Scipions. Devenue veuve, elle se retira à Bethléem, où elle fonda plusieurs monastères. Sa vie fut écrite par saint Jérôme.

8Jeanne-Françoise Frémyot (1572-1641), baronne de Chantal, grand-mère de Bussy-Rabutin et de Mme de Sévigné, mystique devenue la mère de Chantal, fondatrice des visitandines, amie de saint François de Sales.

9Mère du P. Claude Martin. Née à Tours en 1599, Marie Guyard avait épousé Claude Martin. Lorsque son fils eut atteint sa douzième année, veuve, elle entra chez les ursulines de Tours, d’où elle partit en 1639 pour le Canada.

10Jean-Baptiste Denis Guyon, voir note 1 de la seconde lettre qui suit.

11 Sur l’ecclésiastique recommandé par Bertot, voir Vie 1.24.2 : « M. Bertot me trouva un prêtre dont on lui avait rendu de très bons témoignages, il me l’envoya. »

12Le collège des barnabites à Montargis.

13Jeanne-Marie Guyon, née le 21 mars 1676. Elle épousa, le 25 août 1689, Louis Nicolas Foucquet, comtede Vaux, fils aîné du surintendant.

14pour l’emmène.

15Armand-Jacques Guyon, voir note 1 de de la lettre qui suit.

À son Fils Ainé. 1681.

« Je ne vous eusse jamais quitté pour rien moins que pour Dieu. »

Je crois, mon très cher fils1, que vous ne serez pas peu surpris, lorsque vous apprendrez mon absence. Mais si vous faites un peu de réflexion au désir pressant où vous m’avez vue de tout quitter pour Dieu, vous verrez que je n’ai fait qu’une chose à laquelle je tâchais, il y a longtemps, de vous préparer. Vous n’ignorez pas l’amitié que j’ai pour vous et pour votre frère : ainsi il vous sera aisé de vous persuader que ce n’est point par indifférence que je vous quitte. Je ne vous eusse jamais quitté pour rien moins que pour Dieu2. Servez-vous de votre raison, et considérez que Celui qui m’a pensé ravir à vous par la maladie, m’enlève aujourd’hui par la force de Sa charité. Je vous Le laisse pour père, et la sainte Vierge pour mère. Oh ! que vous êtes bien mieux partagé. Si vous craignez et aimez Dieu, Il vous assistera, et la sainte Vierge, si vous avez soin de L’en prier. Je ne vous fais aucun tort, puisque, bien loin de vous prendre ce qui vous appartient, je laisse tout ce que je possède, mon trésor étant de n’avoir rien et de me faire pauvre pour Notre Seigneur Jésus-Christ, pour lequel, comme dit saint Paul, j’ai estimé toutes choses comme de la boue3. J’espère qu’un jour, mon enfant, vous connaîtrez mieux les choses, et que vous verrez que je ne parais vous aimer moins que [pour] vous aimer davantage dans l’éternité bienheureuse que j’espère vous obtenir par mes prières. Je vous laisse pour gage de mon amitié le diamant et la montre de votre père.

- Archives Nationales, L 22 no 15, f° 14 v°. Copie - UL, tome VI, appendice III, 2°, p. 537.Lettre antérieure au départ de Mme Guyon.

1Armand-Jacques Guyon, né le 21 mai 1665, était au collège lorsque Madame Guyon quitta Montargis pour ses voyages. Il se fit émanciper en 1685 et entra au service en qualité d’enseigne, puis de lieutenant aux gardes françaises. Grièvement blessé à Walcourt en août 1689, il quitta l’armée et épousa à Orléans, par contrat du 24 juin 1692, Marie de Beauxoncle, fille d’Alexis de Beauxoncle et d’Anne Thoynard, et alla demeurer au château de Dizier, paroisse de Suèvres, au baillage d’Orléans, à l’est de Blois, près de la rive nord de la Loire. Il mourut vers 1720, laissant deux enfants. Le château existe toujours, situé près d’un bel étang, et l’on peut voir sa partie gauche, où Madame Guyon résida à sa sortie de la Bastille, avant de s’installer dans une modeste maison à Blois.

2Le ton d’une telle lettre d’adieu nous paraît bien dur aujourd’hui. Ce comportement était pourtant courant au XVIIe siècle. On peut comparer cette lettre avec celle écrite par Marie de l’Incarnation à son fils, dom Claude Martin, et publiée en 1659 par ce dernier ( Madame Guyon l’avait rencontré à cette époque pour lui demander conseil) : « ...je me retire et vous laisse entre les mains de Dieu. Je ne vous laisse point de biens car, comme Dieu est mon héritage, je désire qu’Il soit aussi le vôtre ; si vous Le craignez, vous serez assez riche [...] C’est la Sainte Vierge à qui je vous recommande [...] appelez-La votre mère [...] En un mot, aimez Dieu , et Dieu vous aimera et aura soin de vous, en quelque état que vous soyez. Adieu, mon fils. » (Marie de l’Incarnation, écrits spirituels…, tome premier, 1929, Paris-Québec, La relation de 1633, p. 274).

3Philip., 3.8 : « Car en effet j’estime que tout n’est qu’une perte, en comparaison de la haute science de Jésus-Christ mon Seigneur, pour l’amour duquel j’ai renonçé à toutes choses, et je considère toutes choses comme de la boue, pourvu que je le puisse posséder. » (Amelote).


À son Fils Cadet. 1681.

« … je ne vous oublierai jamais devant Dieu … »

Pour vous, mon cher enfant1, pour qui j’ai une tendresse qui ne se peut exprimer, ne croyez pas que j[e vous] aime moins que votre frère et votre soeur, pour ne vous point laisser de bijoux que le monde estime. Non, non, mon cher enfant, vous êtes le mieux partagé. Je vous laisse donc une croix, une image de la Vierge et un reliquaire où il y a de la vraie croix. Je vous laisse les reliques des saints pour vous animer par leur exemple à répandre votre sang, s’il est nécessaire, pour soutenir votre foi et votre religion. Je vous les laisse pour vous animer à la souffrance ; mais je vous les laisse aussi comme un gage de votre héritage. Si vous faites ce qu’ils ont fait, vous posséderez la gloire dont ils jouissent : ce sont des arrhes de la promesse que je vous fais, mais, comme vous n’êtes pas en état de comprendre ce que je vous dis, ou plutôt ce que Dieu vous dit par moi n’étant que son organe, je vous prie de garder cette lettre avec ce que je vous laisse dans quelque lieu, afin de la relire lorsque vous serez plus en état d’en faire usage. Conservez comme votre plus grand trésor la grâce de votre baptême, mourez plutôt que de ternir cette belle robe blanche, dont notre Sauveur vous a revêtu par l’application de son sang ; pensez souvent aux trois vœux que vous avez faits à votre baptême, de renoncer au diable et à ses tentations, au monde et à ses pompes, à la chair et à ses convoitises. Si vous avez dessein de vous consacrer à Dieu, oh ! que vous serez heureux ! J’aimerais mieux vous voir bon prêtre que de vous voir roi ; mais je dis bon prêtre, car c’est un si [f°15v°] grand caractère et une si grande dignité qu’il faudrait être ange pour avoir la pureté requise.

Priez pour moi, qui ne vous oublierai jamais. Non, mon cher enfant, je ne vous oublierai jamais devant Dieu, pour qui seul je vous ai quitté. Prenez saint Joseph pour le protecteur de votre pureté et innocence, et, comme tel, il vous obtiendra de Dieu la grâce de ne perdre jamais ni l’un ni l’autre, si vous l’invoquez tous les jours. N’y manquez donc jamais. Fuyez les mauvaises compagnies, les femmes et les filles, n’ayez jamais de commerce avec elles, et vous ferez ce que Dieu demande de vous et ce que souhaite votre mère plus que toutes choses mortelles.

- Archives Nationales, L 22, n° 15, f°15. Copie «Au Cadet âgé de 7 ans » – UL, tome VI, appendice III, 3°, p. 538.

1Jean-Baptiste-Denis Guyon, connu sous le nom de Guyon de Sardière, né le 31 mai 1675, vécut célibataire. Il fut capitaine au régiment du Roi. Sa bibliothèque, riche en manuscrits français, a passé dans celle du duc de La Vallière. En 1722, il habitait rue de la Sourdière. Il mourut à Paris le 21 février 1752 (Catalogue de la Bibliothèque de feu M. J.-B. Guyon, sieur de Sardière, Paris, 1759).

À son frère. 1681.

Réponse à des menaces : « …l’on peut me compter comme n’étant plus. Pour la vocation, si elle est de Dieu, il saura bien la soutenir… »

Je vous suis sensiblement obligée, mon R. P. et cher frère, de la lettre que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire. Toute la première page est de vous et selon votre cœur, la seconde est de vous sans vous1. Pour y répondre, je vous dirai que je vous prie de ne point vous faire d’affaire pour justifier ma conduite, que l’on ne veut pas soutenir. Et, pour répondre à saint Paul par saint Paul même, nous dirons : Qui sommes-nous pour demander des raisons au Seigneur? Le vase de terre en demande-t-il au potier2 ? Le Seigneur des lois leur est-il sujet ? C’est Lui qui agit et non pas nous, ou, si c’est nous, c’est en Lui que nous sommes et que nous nous mouvons3.

Mgr de Genève4 m’a procuré l’avantage de voir le R. P. de Lacombe5 : c’est un homme admirable et tout de Dieu, sa grâce est si grande qu’elle se répand sur ceux qui l’approchent. Vous connaîtrez un jour en Dieu la grandeur de cette âme.

Je vous prie de me faire avancer ma pension, n’ayant point d’argent pour payer celle de ma fille, que j’ai mise auprès d’une excellente fille, en attendant que nous soyons établies6. Si vous l’embrassez à présent avec douleur, vous la verrez un jour avec joie. Dieu est maître de tout : heureuse nécessité de Lui tout sacrifier sans pouvoir résister à Ses desseins ! C’est en Lui que je suis plus que jamais.

Depuis ma lettre écrite je viens de recevoir une multitude de lettres de toutes façons, la vôtre et celle de M. H[uguet]. L’on me menace de m’ôter ma fille. L’on dit que l’on fera ce que l’on pourra contre moi, et l’on craint que je donne mon bien. À tout cela, j’ai à répondre trois mots : pour ma fille, si je fais des actions qui me rendent [f°13v°] incapable de la conduire, et que sur ce pied on me l’arrache, Dieu me fera la grâce de la Lui sacrifier comme le reste. Il ne l’a pas conduite ici pour la laisser : Dieu est un Dieu juste, et, étant conduite par Son esprit, je ne ferai point d’injustice. Je croyais que, loin de me blâmer, l’on me saurait gré de ma modération, puisque, laissant tout ce que je possède7, je suis bien éloignée de nuire à mes enfants. J’en donnerai telle assurance que l’on voudra, je ne prétends que ce que j’ai retenu, et, si l’on est exactesà ma pension, je ne ferai rien autre chose.

Pour les persécutions dont on me menace, je vous dirai que ni la mort, ni la vie, ni la faim, ni la nudité, ni l’affliction ne me sépareront jamais de la charité de Notre Seigneur Jésus-Christ8, ni de ce que j’ai entrepris pour Son amour. Comme ce ne ne sont pas des créatures qui m’en ont inspiré le dessein, ce ne seront point elles aussi qui m’en détourneront. Ainsi l’on peut me compter comme n’étant plus. Pour la vocation, si elle est de Dieu, Il saura bien la soutenir, et si elle n’est pas de Lui, elle se détruira d’elle-même. Je suis, mon cher frère, en sa charité, toute à vous.

- Archives Nationales, L 22, n° 15, f°13. Copie. – UL, tome VI, appendice III, 4°, p. 539.

1Il n’y a pas laissé parler les sentiments familiaux.

2Rom. 9, 20/21 : « Ô homme ! qui êtes-vous pour disputer avec Dieu ? Est-ce au vase de terre de dire à celui qui l’a fait : pourquoi m’avez-vous fait ainsi ? / Le potier ne peut-il pas d’une même argile, faire un vase d’honneur, et un vase de déshonneur ? » (Amelote).

3Actes 17, 28 : « Car c’est en lui que nous vivons, que nous nous mouvons, et que nous avons l’être ; ainsi que quelques-uns même de vos Poètes ont dit : Car même nous sommes de sa race. » (Amelote).

4Jean d’Arenthon d’Alex, évêque de Genève de 1660 à 1695. Sa Vie a été écrite par dom Innocent Le Masson, Lyon, 1697 (rééd. Annecy, 1895), qui donna ensuite des Éclaircissements, Chambéry, 1699.

5Le P. Lacombe, revenu de Rome à Thonon en 1678, avait été nommé supérieur de la maison des barnabites de cette dernière ville. Mme Guyon et lui échangèrent alors plusieurs lettres (v. Vie 1.27.6-7, 1.28.5, 1.29.3 & 10). Aucune de ces lettres n’a été conservée.

6En attendant l’établissement projeté d’une maison de Nouvelles Catholiques, Mme Guyon résidait au couvent de la Propagation de la foi, à Gex.

7Mme Guyon avait laissé procuration pour administrer en son absence les biens de ses enfants mineurs.

8Rom. 8, 39 : « Ni la hauteur, ni la profondeur, ni aucuneautre créature, ne nous pourra jamais séparer de l’amour que Dieu nous porte en Jésus-Christ Notre Seigneur. » (Amelote).

À son frère. 1681.

« Je renonce de bon cœur à tous mes droits… »

J’ai reçu vos quatre lettres, mon très cher frère, et la procuration que vous me renvoyez. Je ne l’avais laissée que pour faire les choses avec moins de dommage pour mes enfants et moins de frais ; mais, puisque ma belle-mère n’en veut point, il faut faire comme si j’étais morte et élire un tuteur à mes enfants1. Ils ont assez de ce que je leur laisse pour en faire les frais ; si j’étais morte, il faudrait bien en user ainsi. Je renonce de bon cœur à tous mes droits et avantages, et quand je serais réduite à aller mendier mon pain, je ne changerai point de résolution. Je suis bien aise que M. H[uguet] et mes autres parents se déclarent aussi contre moi : j’aurais de l’appui si cela n’était pas, et je suis bien aise de n’en avoir qu’en Dieu seul. Je ne suis assurément point femme à visions, mais je suis disposée à faire la volonté de Dieu au péril de ma vie. Vos appréhensions ne me troublent point, parce que je ne cherche ni ma propre gloire ni mes avantages. Dieu sera toujours mon Dieu, et c’est assez pour moi. Je suis en Lui sans réserve toute à vous.

- Archives Nationales, L 22, n° 15, f°14. Copie. - UL, tome VI, appendice III, 5°, p. 541.

1C’est seulement après la mort d’Anne de Troyes, sa belle-mère, en 1683, qu’on donna un tuteur aux enfants de Mme Guyon.

De Jean d’Arenthon d’Alex à N. 29 juin 1683.

« Je l’estime infiniment et par-dessus le père de Lacombe ; mais je ne puis approuver qu’elle veuille rendre son esprit universel… »

29 juin 16831.

...Elle donne un tour à ma disposition à son égard, qui est sans fondement. Je l’estime infiniment et par-dessus le père de Lacombe ; mais je ne puis approuver qu’elle veuille rendre son esprit universel et qu’elle veuille l’introduire dans tous nos monastères au préjudice de celui de leurs instituts. Cela divise et brouille les communautés les plus saintes. Je n’ai que ce grief contre elle ; à cela près, je l’estime et je l’honore au-delà de l’imaginable2.

- Fénelon, Réponse à la Relation sur le quiétisme [de Bossuet], chapitre premier - UL, tome VII, appendice III, Témoignages concernant Mme Guyon, [pièce] A , p. 485 - A.S.-S., ms 2170, pièce 7023, 2 ff. de 36,5 cm d’un auteur anonyme donnant et commentant les témoignages concernant Mme Guyon d’Aranthon d'Alex (dont un extrait de sa lettre du 8 février 1695), de Bossuet et de Fénelon ; mais ils sont tirés de la Réponse de Fénelon à la Relation sur le quiétisme, ce qui situe cette pièce à une date tardive.

1Nous éditons quelques lettres entre tiers : ils sont des témoignages particulièrement précieux parce qu’ils précèdent la période « publique », mieux documentée. Ils furent rassemblés dans UL, tome VII, appendice III, II Témoignages concernant Mme Guyon, p. 485 et ss. (Cette source ne doit pas être confondue avec la précédente : UL, tome VI, appendice III, I Lettres écrites par Mme Guyon, p. 531 et ss., qui reproduisait les lettres de 1681 écrites avant son départ, reproduites précédemment, ainsi que des lettres plus tardives que nous retrouverons par la suite.)

2Ce fragment a été imprimé tout d’abord en 1698 dans la Réponse de Fénelon à la Relation sur le quiétisme de Bossuet (chapitre premier) : « Je la connus au commencement de l’année 1689 […] J’étais alors prévenu contre elle sur ce que j’avais ouï dire de ses voyages. Voici ce qui contribua à effacer mes impressions. Je lus une lettre de feu M. de Genève, datée du 29 juin 1683… » - « Phelippeaux n’en a cité (t. I, p. 8) que la fin, qu’il emprunta à l’ouvrage précédent. On ne sait à qui s’adressait l’évêque de Genève. C’est, semble-t-il, à une personne étonnée de la conduite de M. d’Arenthon, qui paraissait contradictoire. En effet, après avoir donné des marques de son estime pour Mme Guyon et l’avoir reçue dans son diocèse, il l’avait ensuite priée de s’en retirer. » (UL, note p.485) – « En 1685, au sortir de Verceil, Mme Guyon et le P. Lacombe essayèrent de rentrer dans le diocèse de Genève et informèrent l’un et l’autre le prélat de leur désir. M. d’Arenthon s’y opposa avec plus d’énergie. Comme le bruit s’était répandu, au commencement de 1688, que le P. Lacombe allait être renvoyé à Thonon, l’évêque de Genève demandait à son correspondant de Paris d’intervenir auprès de l’archevêque et du P. de La Chaise. «  Vous verrez, disait-il, par ma dernière lettre circulaire (Lettre pastorale du 4 novembre 1687) les précautions que j’ai été forcé de prendre pour arrêter le progrès de sa mauvaise doctrine dans le diocèse. Si ce Père paraît ici, la moitié du Chablais est perdue » (UL, note, t. VII, p. 149). Mais selon la Vie de Mgr J. d’Arenthon d’Alex par dom Innocent Le Masson : « [Madame Guyon] lui paraissait d’une grande piété […] Elle s’offrit à quitter Paris et sa famille […] L’évêque n’eut point de peine à y consentir ; car l’action était héroïque par elle-même […] elle s’en alla à Gex […] y passa deux années et demi, faisant de grandes libéralités aux pauvres… » (rééd. 1895, p. 251) Cela se passait en 1680… Voir Orcibal, Le Cardinal Le Camus…, op. cit.

À dom Grégoire Bouvier son frère. 12 décembre 1684.

Elle rend compte de sa conduite intérieure et de la rédaction de ses Explications bibliques.

Ce 12 décembre 1684.

Vous ne devez pas1 douter, mon très cher frère, que ce ne soit avec beaucoup de plaisir que je reçois de vos nouvelles, mais je vous dirai simplement que votre dernière m’en a donné plus que nulle autre. Elle a le goût du cœur, vous êtes le seul de ma famille qui goûtiez la conduite de Dieu sur moi : elle est en effet trop impénétrable pour être comprise par la raison, le cœur la goûte, et la raison s’y perd.

Vous ne sauriez dire le bien que Notre Seigneur fait faire à Grenoble pour l’intérieur. Ah qu’il fait bon s’abandonner à Lui et qu’Il récompense bien pour un moment de perte en Lui ce qu’il a fallu souffrir pour y arriver ! Mais quand il n’y aurait point d’autre récompense que celle de faire Sa volonté sans réserve et sans résistance, oh qu’on serait très bien récompensée !

Il faut que je verse mon cœur dans le vôtre et que je vous dise que je trouve partout cette volonté essentielle de Dieu, non hors de Lui, mais en Lui-même, en sorte qu’Il m’a mise dans l’impossibilité de faire autre chose que ce qu’Il veut de moment en moment, sans que je puisse me regarder moi-même, ni aucune créature ; mais tout se fait en Dieu. Si je voulais me regarder, je ne puis plus me trouver, [65v°] et ne sais plus ce que c’est de moi ni de mien : tout est à Dieu et tout est Dieu. C’est ce qui fait que n’ayant rien de propre, Il veut bien se servir de ce néant où Il habite pour S’attirer une quantité d’âmes de toutes conditions et états dans l’intérieur ; et vous ne sauriez croire le nombre des personnes de mérite, d’âge, prêtres, religieux, qui veulent bien chercher Dieu de tout leur cœur dans leur intérieur où Il habite, et agréer ce que Dieu leur fait dire par une petite femmelette ! Ils ne l’ont pas plus tôt fait avec docilité que Dieu, pour confirmer ce qu’elle leur dit, leur fait expérimenter Sa présence d’une manière très intime. Notre Seigneur me fait parler le jour et écrire la nuit ; et, quoique je n’aie point de santé, Il fournit à tout.

Je vous dis ceci dans le secret, ne sachant pas pourquoi le Maître me le fait dire. Il m’a fait écrire le sens mystique de la Bible, sans autre livre que cette même Bible. En moins de six mois, l’Ancien Testament a été achevé, qui est un ouvrage de plus d’une rame de papier, et en des maladies continuelles, sans que l’interruption interrompît le sens et sans qu’il me fùt nécessaire de le relire. Où j’en suis demeurée, je continue ; et tout s’est trouvé dans une suite admirable, sans rature que quelques mots mal écrits, mais dans un sens si propre et si beau, qu’il ne se peut rien de plus. [f° 66 r°] Je n’avais point d’autre part à cet ouvrage que le mouvement de la main, ce qui est aisé à voir, étant des choses si sublimes que je n’aurais pas pu les apprendre. Je vous dis ceci sous le sceau de la confession. Il a fallu obéir à Dieu selon tout ce qu’Il a voulu, sans que nul intérêt de famille, de biens, d’enfants, ni quoi que ce puisse être me puisse détourner.

Je n’ai parléa de ceci à personne. J’ai voulu quelquefois écrire mes dispositions d’abandon à Dieu au Père deb La Mothe : il n’y est point entré, il prend tout du côté de la tromperie. Je demeure abandonnée à Dieu, aussi contente d’être trompée que de ne l’être pas, parce que je n’ai point d’intérêt qui me soit propre, et quand je serais assurée d’être damnée, je ne me voudrais désister un moment de faire la volonté de Dieu, parce que je voudrais Le servir pour Lui-même, par cet esprit d’abandon à Sa divine conduite intérieure et extérieure.

Oh que si nous savions bien cesser d’agir2 pour laisser agir Dieu en nous, et nous abandonner pour l’extérieur à tous les mouvements de la Providence, que nous serions heureux ! Toutes nos peines ne viennent que de ce que nous voulons, pour l’intérieur ou l’extérieur, quelque chose que nous n’avons pas, ou que nous ne voulons pas [f° 66 v°] quelque chose que nous avons. Mais celui qui ne veut rien que ce qu’il a, quel qu’il soit, qui est aussi content de sa pauvreté intérieure que des plus grandes richesses, qui n’a pas de volonté, de penchant, de désir, d’inclination pour quoi que ce soit, quelque relevées pussent-elles être, celui-là est parfaitement heureux. C’est, mon très cher frère, l’état où je vous souhaite. La mort et la vie est égale à une telle âme. Je vous porterais envie si je pouvais vouloir autre chose que la volonté de Dieu, de ce que votre âge et votre infirmité vous disposent à vous aller unir encore plus étroitement à votre Dieu, et que vous allez voir Celui qui est plus aimable que toutes les vies. Pour moi, qui suis indigne d’un si grand bien, je me contente de la volonté de mon Dieu, qui est plus pour moi que tout le paradis.

- Sources : ms. B.N.F. Nouv. acq. fr. 16 316, Papiers Bossuet IV, f° 65-66 – UL, tome VI, appendice III, 7°, p. 546-549.

an’ai (point add. UL) parlé. Nous indiquons pour cette lettre les deux seules variantes mineures propres à UL. On peut juger ainsi du grand degré de confiance que l’on peut accorder à Levesque, par ailleurs bossuétiste avéré.

bau Père de UL.

1Le ms. de la B.N.F. porte : « copie d’une lettre de Mad. Guion du 12 décembre 1689 [sic] pendant qu’elle était à Grenoble au R. Père dom Grégoire Bouvier Chartreux de Gallion son frère, mort au mois de février 1698. Vous ne devez pas... » - UL apporte les précisions suivantes : « Publiée d’après une copie mise par Ledieu dans son Recueil de diverses pièces, actes, mémoires, concernant le Quiétisme, 4e pièce (Collection E. Levesque). Il la date du 12 décembre 1684, et non 1689, comme portent les éditions. Il a raison, car il y est fait allusion au séjour actuel de Mme Guyon à Grenoble. Cette lettre fut adressée par cette dame à son frère le chartreux. » - Dom Grégoire, de la chartreuse de Gaillon, mourra en 1698.

2Ce qui soulève l’émoi de Levesque, caractéristique de l’esprit anti-mystique du début du XXe siècle : « L’inaction dans l’attente de la motion divine, et, un peu plus bas, l’exclusion de tout désir, même du ciel : ce sont bien là les erreurs fondamentales de ce quiétisme ». Mais, voulant participer au travail de la grâce, nous y substituons trop souvent un « agir », qui nourrit la volonté propre, la satisfaction, et p arfois l’orgueil. Noter l’ambiguité du terme « inaction » dont le sens moderne proche de paresse est différent de l’action de la grâce par l’intérieur, ou « in-action », propre aux mystiques du milieu du XVIIe siècle. Madame Guyon, proche de la fin du siècle, se place parfois déjà dans une certaine ambiguité à ce sujet.

Du Cardinal Le Camus à Mgr d’Aranthon d’Alex. À Grenoble, le 18 avril 1685.

Informations sur Madame Guyon.

À Grenoble, le 18 avril 1685.

Monseigneur,

J’ai répondu à toutes les lettres que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire ; je ne sais comment elles ne sont pas parvenues jusqu’à vous. Je n’ai rien à vous dire sur Mme de La Motte-Guyon : vous avez plus de lumière et plus de discernement que moi et vous avez eu plus de commerce avec elle dans le temps qu’elle a demeuré dans votre diocèse. Elle a été en Provence et est présentement au Piémont, où elle prétend que des dames de condition l’ont demandée. Elle témoigne toujours de l’inclination pour votre diocèse, pourvu que ce ne soit pas à Gex1, sous la direction d’une personne qui lui est opposée.

Elle a écrit2 qu’elle avait un grand éloignement de la confession, jusqu’à croire s’en pouvoir passer quinze ans entiers. Elle a écrit à un autre qu’on venait à un tel état d’union avec Dieu qu’on ne sentait plus aucun mouvement de concupiscence, étant auprès des hommes comme Eve était auprès d’Adam. Quand on lui a fait entendre où ces maximes allaient, elle a paru se soumettre. Elle a voulu ici tenir école de spiritualité et a instruit prêtres, religieux, femmes dans des conférences : cela n’était pas de mon goût, mais comme ce n’était qu’en passant, je l’ai dissimulé. Son directeur me paraît fort sage et fort posé, et je ne doute pas qu’il n’arrête cette attache sensible que cette dame a pour lui, et à laquelle les dévotes sont sujettes si on ne les réprime3. Elle a besoin d’être beaucoup humiliée et tenue dans le rabaissement ; je ne sais si elle le pourrait porter ; cela lui serait très avantageux [....]4

- UL, tome VI, ap. III, Témoignages…, [pièce] B, 1°, p. 486. «  L. a. Archives du département de la Haute-Savoie. Publiée en partie, et d’après une copie, par le P. Ingold dans les Lettres du cardinal Le Camus, Paris, 1892, in-8, p. 445, et en entier, sur l’original, par M. E. Ritter dans la Revue Savoisienne de 1893. » [UL].

1Vie 1.29.4 : « M. de Genève approuva mon dessein [d’employer ses biens pour faire un établissement] et me dit qu’il y avait des Nouvelles Catholiques qui voulaient aller s’établir à Gex, et que c’était une providence. Je lui répondis que je n’avais point de vocation pour Gex, mais pour Genève ».

2Il s’agit peut-être des calomnies d’un ecclésiastique jaloux rapportées dans la Vie 2.5.5 : « L’ecclésiastique, qui se voyait secondé, ne gardait plus de mesure. Ils disaient que j’étais une bête, que j’avais l’air niais. Ils ne pouvaient juger de mon esprit que par mon air, car je ne leur parlais guère. Cela fut si loin que l’on prêchait tout haut ma confession, et qu’elle courut même dans tout le diocèse […] on faisait le détail de tout ce dont je m’étais confessée mot pour mot » ; voir aussi Vie 2.6 . Le P. La Mothe se mêla de cette affaire : « Il se déclara d’abord contre moi. M. de Genève, qui ne voulait ménager que lui, se trouva assez fort de l’avoir dans son parti. Il en fit même son confident »(Vie 2.7.1). 

3Levesque ajoute : « En fait, il en avait autant pour elle ». Voir Lettre du P. Lacombe à Mme Guyon du 18 janvier 1693, dans la Revue d’histoire de l’Église de France, Paris, 1912, in-8, p. 72.

4Le reste de la lettre ne concerne pas Mme Guyon.

À Mgr d’Aranthon d’Alex. 3 juin 1685.

Demande de servir dans son diocèse.

[Verceil], 3 juin 1685.

Monseigneur,

Je ne pourrais être que de corps partout ailleurs qu’à Genève ou dans le diocèse. Tout m’est exil, et ce lieu seulement me paraît mon pays et la Terre promise. Si Votre Grandeur avait voulu recevoir les propositions que je lui avais faites, sans y comprendre Gex, j’aurais été la trouver au sortir de Grenoble ; mais, la voyant si prévenue et si portée à me donner à d’autres, lorsque je protestais ne vouloir avoir affaire qu’à elle seule, j’ai cru qu’il fallait différer jusqu’à ce que la Providence secondât mon inclination. Je ne saurais m’empêcher de témoigner en toute rencontre à Votre Grandeur combien je l’honore et combien ses intérêts me sont chers ; si elle me veut donner un trou à Saint-Gervais1, elle verra ma fidélité malgré tout ce qu’on lui aura pu persuader du contraire, avec quelle affection j’emploierai ce qui me reste de bien et de vie pour le service de ce cher diocèse. Votre Grandeur me trouvera toujours disposée, quand il lui plaira, à tout ce qu’elle voudra ordonner.

- Eclaircissemens sur la vie de Messire Jean d’Aranthon d’Alex, évêque et prince de Genève, A Chambéry, Jean Gorrin, 1699, p. 39. Cette lettre suit celle du P. Lacombe qui figure dans notre volume II : Combats, où nous avons regroupé la correspondance Lacombe – Seconde source : Phelippeaux, Relation de l’origine, du progrès et de la condamnation du quiétisme répandu en France. Avec plusieurs Anecdotes curieuses, 1732, t. I, p. 15 ; en marge figure : « Eclairc. sur la vie d’Aranthon p. 39 ». - La lettre du P. Lacombe fut éditée d’après Phelippeaux par le bossuétiste Levesque (UL, tome VI, ap. III, 8°, p. 549), avec l’explication suivante : « […] D’abord bien vu par l’évêque de Genève, le P. Lacombe lui exposa un jour si clairement son quiétisme que le prélat ouvrit les yeux et frappa le religieux d’interdit : il pria ses supérieurs de le retirer du diocèse, où il lui fit défense de jamais rentrer. Mme Guyon fut également priée de se retirer. Elle partit pour Turin, et retrouva le P. Lacombe à Verceil en 1685. C’est de là qu’elle écrivit cette lettre pour obtenir l’autorisation de rentrer dans le diocèse de Genève, mais Mgr d’Arenthon ne voulut pas lui permettre de revenir. » - On se reportera à la section première des Eclaicissemens…, « L’intégrité de la foi : son zèle contre le quiétisme », p. 10 à 60, où dom Innocent Le Masson répond sans ménagement à  « un libelle diffamatoire de la part des amis des deux personnes, […] imprimé à Genève, et de là répandu à Grenoble et par toute la France : on m’y accusait d’imposture et de calomnie, et on y relevait l’innocence et le mérite du Père la Combe et de la Dame… » (p.12 ; v . aussi la Préface, p. 4).

1Trou désigne dès le XVIe siècle une petite localité à l’écart (1525), puis une maison, une retraite où l’on s’isole (1592) (Dict. Rey). - Saint-Gervais, quartier de la ville de Genève.

Du Cardinal Le Camus à M. le Lieutenant civil. 28 janvier 1688.

Recommandation.

Grenoble 28 janvier 1688.

Je ne saurai refuser à la vertu et à la piété de Madame de La Mothe-Guyon la recommandation qu’elle exige que je vous fasse, monsieur, en faveur de sa famille dans une affaire qui est par devant vous. J’en ferais quelque scrupule si je ne connaissais la droiture de ses intentions et votre intégrité : ainsi trouvez bon que je vous sollicite de lui faire toute la justice qui lui est due. Je vous le demande avec toute la cordialité avec laquelle je suis, monsieur, à vous.


Le Cardinal [Le] Camus. À Grenoble 28 janvier 1688.

- Copie La Pialière p. 142 - Fénelon (1828) [Correspondance de Fénelon, Archevêque de Cambrai […], Paris, Ferra jeune & A. Le Clere et Cie, 1828, 11 vol.], vol 7, « Section VI Sur l’affaire du Quiétisme », lettre 1.

Dans la Vie (3.18.5, p. 852 de notre édition), Madame Guyon reproduit cette recommandation pour s’opposer à « une lettre qu’ils disaient être de M. de Grenoble, où il était marqué qu’il m’avait chassée de son diocèse… » (Vie 3.18.4), comme la lettre tardive de 1697 du cardinal Le Camus à l’évêque de Chartres semblerait le confirmer  : « …Ils vinrent à Grenoble […] Mme Guyon profita de mon absence ; elle y dogmatisa… » Nous reproduirons cette lettre, qui constitue une lourde accusation, à l’occasion de l’édition du témoignage de 1695 du P. de Richebrac en faveur de Madame Guyon : « Madame, est-il possible qu’il faille me chercher dans ma solitude pour fabriquer une calomnie contre vous… ». Sur toute cette affaire, mettant en lumière l’attitude ondoyante du cardinal, Orcibal conclut : « …l’austère cardinal a pris avec les données objectives des libertés, soit à un moment, soit à un autre : il subordonnait le sort de Mme Guyon à des intérêts majeurs. » (Etudes…, p. 799-817, « Le Cardinal Le Camus »).

Madame Guyon fait précéder dans sa Vie la recommandation du commentaire suivant : « M. de Grenoble écrivit en même temps à celui qui avait fait courir cette lettre prétendue, - c’était le curé de Saint-Jacques-du-Haut-Pas [M. Marcel en 1677 ; l’église de Saint-Jacques-du-Haut-Pas est liée à l’histoire du jansénisme], d’une manière à lui faire sentir combien il était indigné qu’on le rendît l’auteur de pareilles calomnies. En effet comment aurait-il pu accorder les horreurs qu’elle supposait dans le temps de mon séjour à Grenoble avec les lettres qu’il avait écrites en ma faveur à messieurs ses frères à Paris pour leur recommander mes intérêts plus d’un an après que je fus sortie de son diocèse ? Voici la copie de celle qui était pour M. le lieutenant civil qu’il m’envoya dans la lettre qu’il me fit l’honneur de m’écrire : Je ne saurai refuser à la vertu […] monsieur, à vous. / Le Cardinal Camus. À Grenoble 28 janvier 1688. / Voici celle qu’il m’écrivait : Madame, je souhaiterais…» (Vie 3.18.5). Voir la lettre ci-après.

Du Cardinal Le Camus. 28 janvier 1688.

Pour engager M. Le lieutenant civil à rendre justice.

Grenoble 28 janvier 1688.

Madame,

Je souhaiterais d’avoir plus souvent que je n’ai des occasions de vous faire connaître combien vos intérêts temporels et spirituels me sont chers. Je bénis Dieu que vous vous soyez bien trouvée des avis que je vous avais donnés pour ceux-ci et je n’oublie rien pour engager M. Le lieutenant civil1 à vous rendre la justice qui vous est due pour les premiers, vous priant de croire que vous me trouverez toujours disposé à vous marquer partout que je suis véritablement, Madame, votre très affectionné serviteur.

Le cardinal [Le] Camus. À Grenoble 28 janvier 1688.


- Copie La Pialière p. 142 - Fénelon (1828), « Sur le Quiétisme », lettre 1.

1« Mme Guyon était retournée à Paris à la fin de 1686 ou au commencement de 1687. Elle avait écrit de là au cardinal Le Camus, pour le prier d’écrire en sa faveur au lieutenant civil de Paris, frère du cardinal. » (Note de M. Dupuy sur la copie La Pialière).

Papiers donnés à M. L’Official. 8 février 1688.

« Je1 vous prie instamment, Messieurs, que l’on écrive deux choses : la première, que je ne me suis jamais écartée des sentiments les plus orthodoxes de la sainte Église, que je n’ai jamais eu des sentiments particuliers, que je n’ai jamais entré dans aucun parti, que je suis prête à donner mon sang et ma vie pour les intérêts de l’Église, que j’ai travaillé toute ma vie à me démettre de mes propres sentiments et à soumettre mon esprit et ma volonté. La seconde, que je n’ai jamais prétendu rien écrire qui ne fût conforme aux sentiments de la sainte Église, que si, par mon ignorance, il s’était glissé quelque chose qui ne fût pas conforme à Ses sentiments, j’y renonce et le soumets de tout mon cœur à Ses décisions, dont je ne veux jamais m’écarter. Que si je réponds aux interrogations que l’on me fait sur le petit livret, c’est par pure obéissance, et non pour le soutenir et défendre, le soumettant de tout mon cœur. Signé et daté le 8 février 1688. »

Je donnai cela avant l’interrogation, et celui qui suit, quelques jours après. Il est sans date. C’était sur ce qu’ils me voulaient persuader que toutes les âmes arrivées à l’union de Dieu tombaient en extase et que cette union ne se faisait que dans l’extase.

« Dieu peut donner à une âme les mêmes grâces qui opèrent dans l’extase quoique pour cela elle ne perde pas l’usage des sens extérieurs comme dans l’extase, qui ne vient que de faiblesse ; mais elle perd tellement toute vue de soi-même dans la jouissance de son divin objet, qu’elle oublie tout ce qui la concerne. C’est alors qu’elle ne distingue plus nulle opération de sa part. L’âme semble alors ne faire autre chose que de recevoir ce qui lui est donné avec beaucoup de profusion. Elle aime sans pouvoir rendre raison de son amour et sans pouvoir dire ce qui se passe en elle dans ce moment. Il n’y a que l’expérience qui puisse faire comprendre ce que Dieu opère dans une âme qui Lui est fidèle. Elle correspond en recevant de tout son cœur, autant qu’elle en est capable, les opérations de son Dieu, Le regardant quelquefois faire avec complaisance et amour ; d’autres fois elle est si fort perdue et cachée en Dieu avec Jésus-Christ, qu’elle ne distingue plus son objet, qui semble l’absorber en Lui-même. »

Il est ajouté dans le même papier, qui n’était pas signé :

« J’avoue que je suis fort interdite lorsqu’on m’interroge, par la peur de mentir sans y penser, ou plutôt de me méprendre, que je ne sais presque ce que je dis. Il me paraît que toute interrogation devrait finir, puisque je metsa toutes choses et les soumets entièrement. De plus, n’ayant pas le petit livre par devers moi, je ne peux dire les endroits qui justifient et expliquent les propositions qui pourraient paraître dures : comme, par exemple, sur celle des pénitences, je me suis souvenue qu’il y a dans le même chapitre un endroit où il dit que je ne prétends pas approuver les pénitences, puisque la mortification doit aller de pas égal avec l’oraison, et que même Notre Seigneur fait faire à ces personnes des pénitences de toutes sortes, et telles que ceux qui ne se sont pas conduits par là ne penseront pas même de faire. Il peut y avoir quantité de propositions qui à la rigueur sont condamnables, mais qui, après que l’on a vu la suite qui s’explique, paraissent très bonnes. Je ne dis point ceci pour faire valoir celles qui ne seraient pas approuvées, mais pour faire voir qu’il y en a beaucoup qui portent leur explication avec elles. »

- Vie 3.9.6 : « Copie des papiers donnés à M. [Cheron ajout Poiret] l’Official le 8 février 1688. / Je vous prie instamment…

L’official de Paris était Nicolas Chéron (voir sur lui UL III, 380, 506).

Il s’agit de papiers donnés au début de la première réclusion de Madame Guyon : « Enfin le 29 Janvier 1688, veille de Saint-François-de-Sales, il me fallut aller à la Visitation… » (Vie 3.5.1). En témoigne le récit « Par monsieur l’Abbé Pirot, Docteur de la Maison et Société de Sorbonne et chancelier de l’Église de Notre-Dame de Paris » que l’on trouve dans les Papiers du P. Léonard, L 22, n° 11, f° 2 : « Cette Dame fut mise aux filles de la Visitation de Sainte Marie de la rue saint Antoine, dans le temps que le P. de Lacombe était aux pères de la Doctrine chrétienne. Elle y fut interrogée à la grille neuf ou dix séances par Mr Chéron, Mr Pirot présent… » Le même Pirot s’occupera durement de Madame Guyon en 1696, lors de la seconde période de prison.

aremets var. Saint-Brieuc & Poiret.

1Nous reprenons la seule source disponible constituée par la Vie, ce qui explique la présence de guillemets ; nous conservons les gloses (texte principal de la Vie) par Madame Guyon liant ces papiers : elles sont reproduites ici en italiques.

À L’Official de Paris. Du Samedi saint, 1688.

Demande de réparation morale.

Du samedi saint, [17 avril] 1688.

J’ai fait réflexion, monsieur, sur ce que vous eûtes la bonté de me dire hier, que la fausse lettre n’était rien1. Je vous assure qu’elle est tout, à causea des circonstances qui l’ont précédée et de celles qui l’accompagnent.

Premièrement, les gens qui l’ont écrite et ceux qui l’ont fait écrire (car j’ai des preuves également fortes contre les uns et les autres) ont pris tout le soin possible de me décrier partout comme une infâme et d’envoyer en cent endroits des libelles diffamatoires contre moi. C’est prouver la fausseté de leurs libelles que de prouver la fausseté de leur lettre. N’est-ce rien, pour une femme de mon caractère, de perdre l’honneur après avoir tâché de le conserver toute sa vie par la privation même des divertissements les plus innocents et les plus permis aux jeunes femmes ? Songezb, monsieur, que j’ai une famille, à qui cela fait un extrême dommage, surtout à ma fille, qui doit regarder son honneur et celui de sa mère comme son principal ornement. L’on m’a mise dans la Gazette, par le soin de ces personnes, comme une scélérate. Je ne me suis jamais vengée d’eux que par mon silence et par les prières que j’ai faites pour leur conversion.

Celui qui a été exprès en Savoie [f°18v°] pour avoir les mémoires qui vous ont été envoyés, dit à une de ses parentes le beau dessein qu’ilc projetait contre moi, ne sachant qu’une autre religieuse de mes parentes était assistante du parloir2, qui me l’écrivit. Ainsid je savais ses desseins avant son arrivée3. Ne m’a-t-on pas menacée moi-même, parlant à moi, de ce que l’on a fait, si je ne voulais pas condescendre à des choses que je ne pouvais faire en conscience4, jusqu’à me menacer de vous, monsieur, ce que je ne craignais guère, parce que j’ai toujours été convaincue dee votre équité ? Cependant j’ai tu tout cela, de peur de leur nuire, et je peux dire que j’ai été faite victime de la charité, car j’avais des moyens, qui me furent offerts alors, de faire connaître tout cela. Je leur pardonne encore de tout mon cœur, et ne veux nullement les perdre.

Ils ont ensuite écrit contrefaisant mon écriture pour faire paraître que je faisais des assemblées et que j’avais concerté des affaires d’importance, peut-être contre l’État. Ils peuvent tous les jours, en contrefaisant mon écriture, me tramer def nouvelles affaires. Ces étranges persécutions que ces gens et d’autres m’ont faitesg par intérêt et jalousie, m’ont appris à mes dépens ce que peuvent ces deux passions. Malgré toutes ces choses, je leur pardonne et veux bien ménager leur honneur après qu’ils m’ont arraché le mien avec la dernière cruauté, jusqu’à faire courir l’infamie dans des royaumes étrangers, et je désire même, à l’exemple de mon Maitre, solliciter leur pardon. Mais, monsieur, je vous conjure, au nom de Jésus-Christ crucifié, de trouver un moyen qui répare mon honneur sans les perdre et qui fasse connaitre la vérité en faveur d’une famille désolée.

Je sais de bonne part que l’on a ajouté foi à leur médisance, car ils n’ont rien omis pour son [f°19r°] assaisonnement. C’est à vous, monsieur, que je m’adresse pour avoir justice. Je pourrais recourir aux puissances, mais je ne veux la devoirh qu’à votre seule équité. Vous avez une extrême intelligence, et un discernement si fort au-dessus de bien des gens, qu’il ne vous sera pas difficile de réparer mon honneur sans perdre ceux qui me l’ont ravi. Je ne puis douter que Dieu ne fasse un jour une rigoureuse justice de ces choses, et vous n’en douteriez pas vous-même si vous saviez jusqu’où a été la persécution de ces personnes, [et] leurs violences. Cependant je prie tous les jours pour eux. Pouri vous, monsieur, soyez, je vous prie, persuadé que je conserverai une mémoire éternelle des obligations que je vous ai. Mon cœurj est d’une trempe qui pardonne aisément les injures, mais il n’oublie jamais les bienfaits. Faites voir, monsieur, en mon endroit que vous êtes le protecteur de la veuve, le père du pupille, le Daniel de l’honneur outragé et le Salomon quik découvre les injustices cachées sous le manteau de l’artifice.

Je suis avec une entière soumission et confiance, monsieur, votre très humble et très obéissante servante.

- Papiers du P. Léonard, Archives Nationales, L 22, n° 15, f°18 et 19. Copie. Publiée par M. Fr. Ravaisson, Archives de la Bastille, t. IX, 1877, p. 41. – UL, tome VI, ap. III, Lettres écrites par Mme Guyon, 9°, p. 55 – Vie 3.5.13-14 (notre édition augmentée des apports du ms. de Saint-Brieuc). – Lettre reproduite partiellement dans F. Mallet-Joris, Jeanne Guyon, p. 199 : « Jeanne Guyon ne fait pas mention de cette lettre authentique, adressée à Chéron, dans sa Vie : elle n’en est que plus probante. »

Cette lettre, ainsi que celle adressée à l’archevêque par l’intermédiaire de l’Official et éditée ci-dessous, sont rapportées avec des commentaires dans La Vie 3.5.13-14 (notre édition augmentée des apports du ms. de Saint-Brieuc) comme suit :

 « M. l’Official me vint voir seul, sans être accompagné du docteur [l’Abbé Pirot] qui avait été aux interrogations, et il me dit qu’il ne fallait pas parler de la fausse lettre, que ce n’était rien, après m’avoir dit que c’était pour cela qu’on m’avait emprisonnée. Je lui dis : « Quoi, monsieur ! ne s’agit-il que de contrefaire l’écriture d’une personne et de la faire passer pour une personne qui fait des assemblées et qui a des desseins contre l’Etat ? » Il me dit aussitôt : « Nous en chercherons l’auteur […] »

« Je ne laissai pas d’écrire à M. l’Official une lettre très forte sur ce qu’il m’avait dit que ce n’était rien que la lettre qu’on avait contrefaite. J’ai cru en devoir mettre la copie et de celle que j’écrivis à Mgr l’archevêque pour faire tout connaître. [Suit le texte de la lettre ci-dessus pour M. l’Official jusqu’à : « …je ne me suis jamais vengée d’eux que par mon silence et par les prières que j’ai faites pour leur conversion…»]. Il est bon de couper ici la lettre pour dire qu’ils m’avaient fait mettre dans la gazette, outre bien des faussetés et infamies, que l’on m’avait trouvé des lettres de Molinos en quantité dans ma cassette, ce qui était la dernière fausseté, et l’on savait si bien que je ne connaissais pas Molinos que l’on ne m’a jamais interrogée là-dessus. [Suit la fin de la lettre depuis : « Celui qui a été exprès en Savoie… pour avoir les mémoires qui vous ont été envoyés… »]. J’écrivis ensuite à M. l’Archevêque […] »

On note le procédé de la fausse lettre, courant à l’époque. Il sera repris dix ans plus tard où l’on forgera la célèbre lettre attribuée au P. Lacombe et datée du 27 avril 1698 : « C’est devant Dieu Madame, que je reconnois sincèrement qu’il y a eu de l’illusion, de l’erreur et du péché… »Nous n’avons pas le contenu de la fausse lettre dont il est question ici, v. la note 1 ci-dessous.

asur ce que vous me dites hier que la fausse lettre n’était rien, je vous assure qu’elle est tout dans cette affaire, à cause Vie [ il s’agit - pour cette variante - du texte donné par le ms. de Saint-Brieuc, 5.79]

bdivertissements les plus permis et les plus innocents ? Songez Vie

cparentes religieuses, les desseins qu’il Vie

dne sachant pas qu’une des miennes était assistante du parloir, ainsi Vie

ece que (5.83) je n’ai pas appréhendé, étant persuadée de Vie

fme faire de Vie

gaffaires. Les étranges persécutions que l’on m’a faites Vie

hjustice, ne la voulant devoir Vie

ipersonnes. Pour Vie (omission)

jvous aurai si vous me rendez justice : mon cœur Vie

koutragé qui Vie (omission)

1« N’avait aucune importance. On avait représenté à Mme Guyon, dans son interrogatoire, une lettre qu’elle soutint être l’œuvre d’un faussaire et dans laquelle on lui faisait dire que, malgré l’incarcération du P. Lacombe, qui dérangeait de grands desseins, elle continuerait à tenir des assemblées secrètes. » (note de Ravaisson).

2Dans certains couvents, une religieuse ne va jamais au parloir sans être accompagnée d’une Sœur.

3Avant son retour à Paris.

4Il s’agit du projet de mariage de sa fille à un neveu (de vie dissolue) de l’archevêque de Paris, Harlay.

[2e] À L’Official de Paris. 1688.

Elle lui demande de transmettre une lettre et se plaint de sa rigueur.

Quoique vous gardiez, monsieur, à mon égard un silence que j’ose nommer cruel, puisqu’il répond si peu à l’estime que j’ai conçue pour vous, je ne laisse pas (parce que je suis si portée à bien juger de mon prochain) de me flatter que vous avez la bonté de travailler à me faire justice. Je vous prie de donner cette lettre1 à Mgr l’archevêque. D’où vient que vous m’êtes si rigoureux, vous, dont l’équité naturelle fait justice à tout le monde, vous, de qui la douceur voudrait faire des innocents de tous les coupables ? Auriez-vous changé votre naturel pour moi, et est-il chez vous quelque loi qui doive seulement pour une fois rendre l’innocence criminelle ? Je ne le crois pas. Oh ! que Dieu ne vous a-t-il donné le discernement de Daniel2 ! Je sais que mon innocence vous est connue : votre esprit est trop pénétrant pour l’ignorer. Quoi donc ? vous tairez-vous, parce que mes ennemis sont puissants et que je suis sans recours ? Non, non, monsieur, je crois de vous tout le contraire. Je tâche de tourner en ma faveur tout ce qui pourrait m’être désavantageux, et je me persuade à moi-même que vous agissez en vous taisant. Si je ne suis propre à rien, j’ai au moins un cœur susceptible de [re]connaissance. Je suis, etc.

- Archives Nationales, L 25, n. 15, f° 19 v°. Copie – UL, tome VI, ap. III, Lettres écrites par Mme Guyon, 10°, p. 552 – (Lettre omise dans la Vie augmentée des apports du ms. de Saint-Brieuc).

1La lettre suivante.

2Allusion au procès de Suzanne dans Daniel 13, 45-59 : « Et lorsqu’on la conduisait à la mort, il suscita l’esprit saint d’un jeune enfant nommé Daniel… » (Sacy).

À L’Archevêque de Paris. Pâques 1688.

« Quel est mon crime ? »

Pâques, [18 avril] 1688.

Je me suis adressée à vous comme à mon père et à mon pasteur, mais Votre Grandeur m’a traitée en brebis égarée et en fille indigne de sa bonté, puisqu’elle m’en refuse les effets. Cependant, Monseigneur, le père de famille ne reçoit-il pas l’enfant prodigue, et le vrai pasteur ne va-t-il pas chercher la brebis égarée ? D’où vient donc que vous rejetez celle qui, bien loin de s’égarer, court de toutes ses forces après son pasteur? Quoi! Monseigneur, Votre Grandeur, sia douce et si bienfaisante pour tout le monde, ne fera-t-elle essai de sa rigueur que pour moi seule ?

Quel est mon crime, pour que je sois privée des avantages de tous les criminelsb ? Le Roi, dont la bonté est aussi grande que sa justice est étendue, veut qu’on appelle en son nom pour les condamnés à la mort, afin de mieux examiner leurs forfaits. Et aujourd’hui l’on ne se contente pas de m’imposer1 des crimes que je ne fis jamais, de contrefaire mon écriture et de me fairec faire des lettres qui me font paraître coupable, après avoir pris soin de me décrier partout par les plus étranges calomnies, mais de plus l’on m’ôte tous les moyens de me justifier et de me défendre, m’ôtant tout commerce avec les personnes qui pourraient travailler à ma justification ! Qui empêchera, Monseigneur, ces faussaires, par leurs lettres supposées, de me faire renoncer2 mon Dieu, ma religion, et trahir mond Roi? Votre Grandeur sera-t-elle [f°20v°] elle-même à couvert, si l’on ne les punit pas, ou si l’on les justifie en condamnant les innocents? Que si je suis coupable, Monseigneur, je ne demande point de miséricorde, mais que l’on me punisse. Songez, Monseigneur, que j’ai des enfants, que ce n’est pas moi seule que la calomnie déshonore, et que ces innocentes victimes en reçoivent plus de dommage que moi.

Je ne sais par quel endroit j’ai le malheur de déplaire à Votre Grandeur, n’ayant point l’honneur d’être connue d’elle. Et c’est là le sujet de ma disgrâce, car les personnes qui me persécutent aujourd’hui m’ont peinte aux yeux de Votre Grandeur avec de si mauvaises couleurs que je ne m’étonne pas qu’elle ait du dégoût pour l’original d’une copie si infidèle. Si elle voulait m’accorder la faveur que je la pusse entretenir, ou qu’elle me donnât la liberté de faire agir pour moi, ellee serait bientôt convaincue de mon innocence. Je prie Votre Grandeur de se souvenir de son équité ordinaire envers une personne qui, quoique la plus disgraciée, est la plus à plaindre et est avec le plus de respect et de soumission, Monseigneur,

Votre très humble et très obéissante servantef.

- Papiers du P. Léonard, Archives Nationales, L 22, no 15, f° 2 Copie. Imprimée par M. Ravaisson, op. cit., p. 43. – UL, tome VI, ap. III, 11°, p. 553. – Vie 3.5.14 ( p.706 de notre édition avec les apports du ms. de Saint-Brieuc).

Cette lettre ainsi que la première lettre à l’Official du 17 avril (la lettre secondaire « Je vous prie de donner cette lettre… » étant omise), sont rapportées avec des commentaires dans Vie 3.5.14 et suivie de : « J’écrivis ensuite à M. l’Archevêque où je lui fis voir que j’étais accusée, innocente et emprisonnée, qu’il n’y avait point de criminels auxquels on ne donnât un avocat ou quelqu’un pour les défenses, que pour moi mes ennemis avaient tout pouvoir de m’accuser, et moi nul moyen de me défendre, n’ayant nul commerce, enfermée sous la clef dans une chambre, ayant une double prison, le monastère et cette chambre. Je lui écrivis la lettre du monde la plus forte et la plus soumise, mais comme je n’en ai point de copie, je ne la mets pas ici, je mettrai seulement celle que j’écrivis, ne pouvant avoir de réponse. [Suit le texte de la lettre]. Comme Monseigneur l’Archevêque est de lui-même doux, il ne se serait pas porté à me traiter avec tant de rigueur s’il n’avait été sollicité par mes ennemis. Il ne me fit nulle réponse sur tout cela, mais l’Official crut avoir trouvé un moyen de me perdre en disant que j’avais été rebelle… »

aGrandeur, qui est Vie

bles autres criminels Vie

cécriture pour me faire Vie

det mon Vie (omission)

eagir en ma faveur, elle Vie

finnocence. Je supplie Votre Grandeur de se souvenir de son équité ordinaire et de s’en servir envers la personne du monde qui est la plus à plaindre et qui est avec le plus profond respect etc. Vie

1Imposer, imputer faussement.

2Faire croire que j’ai renoncé.

À L’Archevêque de Paris. Eté 1688.

« Monseigneur, si j’ai gardé depuis si longtemps un profond silence, c’est que j’appréhendais de me rendre importune auprès de Votre Grandeur, mais à présent que la nécessité de mes affaires temporelles me demande1 indispensablement, je prie instamment Votre Grandeur de demander ma liberté à Sa Majesté. Ce sera une grâce dont je lui serai infiniment redevable. Je me flatte d’autant plus de l’obtenir que M. l’Official me dit avant Pâques que je ne resterais plus ici que dix jours, quoique ce temps ait été beaucoup multiplié. Je n’en aurai aucun chagrin s’il a servi à vous persuader, Monseigneur, de ma parfaite soumission et du profond respect avec lequel je suis, etc. »

- Vie 3.7.3-4 ( p.720 de notre édition. Nous omettons les variantes du ms. de Saint-Brieuc).

Cette lettre est présentée ainsi : « Mon ami [le conseiller Huguet, tuteur des enfants de Madame Guyon] l’assura que l’Official ni le docteur n’étaient pas venus ici depuis quatre mois, c’est-à-dire depuis le Jeudi-Saint, [si ce n’est] que lorsqu’ils vinrent proposer le mariage de ma fille, où le conseiller était présent. Ainsi il vit bien que je ne signai rien, que je n’avais rien écrit à Mgr l’archevêque qu’une lettre que sur la prière de la mère, qui ne signifiait rien et dont elle avait la copie qu’elle montra. La voici : [suit le texte complet de la lettre]. Cette lettre ne disait rien du tout, cependant il assura d’en avoir une effroyable que je lui avais écrite contre le roi et contre l’Etat. Il ne fut pas difficile à cet écrivain, qui avait écrit la première fausse lettre, d’écrire les autres. Ce fut donc ces effroyables lettres contrefaites que l’on fit voir au Père de la Chaise, pour lesquelles l’on me renferma. »

1m’ordonne.

Au P. de la Chaize. 1688.

Mon Révérend Père1,

Si mes ennemis n’avaient attaqué que mon honneur et ma liberté, j’aurais préféré le silence à ma justification, ayant habitude de prendre ce parti, mais à présent, mon Révérend Père, que l’on attaque ma foi, disant que j’ai rétracté des erreurs, et étant même soupçonnée d’en avoir encore, j’ai été obligée, en demandant la protection de Votre Révérence, de l’informer de la vérité. J’assure Votre Révérence que je n’ai rien fait de tout cela. Et ce qui me surprend est qu’après que M. l’Official2 m’a avoué lui-même que les mémoires que l’on avait donnés contre moi étaient faux, et que la lettre que l’on avait forgée contre moi était reconnue venir d’un faussaire en suite des preuves incontestables que je lui ai données qu’elle n’était pas de moi, après que ceux que l’on m’a donnés pour examinateurs (qui ne m’ont jamais demandé de rétractation, mais bien de petits éclaircissements dont ils ont paru contents) m’ont déclaré innocente, que je leur ai même mis entre les mains des écrits que je n’avais faits que pour mon édification, les leur soumettant de tout mon cœur, qu’après, dis-je, ces choses, j’ai sujet de croire que Votre Révérence ne soit pas informée de mon innocence !

Je ne saurais, mon Révérend Père, dissimuler que pour tout autre article que celui de la foi, il me serait facile de souffrir la calomnie, mais comment pourrais-je garder le silence pour la plus juste douleur qui fût jamais? J’ai toute ma vie fait une profession si ouverte des sentiments les plus orthodoxes que je me suis même sur cela attiré des ennemis. Si j’osais découvrir mon cœur à Votre Révérence, dans le secret qu’exige une confiance parfaite, il me serait bien facile de lui prouver par des faits incontestables que ce sont des intérêts temporels qui m’ont réduite où je suis : après avoir refusé des choses que je ne pouvais faire en conscience, on m’a menacée de me faire des affaires. J’ai vu les menaces, j’en ai senti les effets sans me pouvoir défendre, parce que je suis sans intrigue et sans parti, et qu’il est aisé, mon Révérend Père, d’imposer à une personne destituée de toute protection. Mais comment puis-je espérer que Votre Révérence me croie, n’étant par malheur connue d’elle que par la calomnie? Cependant je n’avance rien que je ne puisse prouver si elle veut bien s’en laisser informer. Ce serait une grâce qui attirerait la reconnaissance éternelle de, etc.

- Vie 3.6.9 (p. 715 de notre édition ; les variantes du ms. de Saint-Brieuc sont omises ici).

Cette lettre est présentée comme suit : « Une dame séculière que la Providence m’a fait trouver dans cette maison, et qui a pris beaucoup d’affection pour moi et m’a rendu tous les services qu’elle a pu, se résolut, voyant l’injustice que l’on me faisait, de prier un père jésuite de sa connaissance de parler au père de la Chaise. Ce bon père le fit, mais il trouva le père de la Chaise fort prévenu contre moi parce qu’on lui avait fait croire que j’étais dans des erreurs et que j’en avais même rétractées, mais qu’il m’en restait beaucoup, de sorte que cette bonne dame me conseilla d’écrire au père de la Chaise et je lui écrivis cette lettre : Mon Révérend Père […] reconnaissance éternelle de, etc. 10.] Cette lettre fit un effet tout contraire à ce que l’on prétendait. »

1La Chaize (François de la Chaize d’Aix, père de) dit le P. La Chaise (1624-1709). Provincial jésuite, il fut appelé en 1675 par Louis XIV qui en fit son conseiller spirituel et son confesseur.

2Nicolas Chéron.

Eloge. 1688. (Auteur inconnu).

Si tous les juges de Madame Guyon ont toujours été sans reproches et si ceux qui la connaissent ont été les admirateurs de ses vertus, la divine Providence a voulu encore, pour l’honorer, faire sortir la lumière des ténèbres en ce que les horribles calomnies, que l’intérêt et la jalousie ont inventées contre sa renommée, n’ont servi qu’à faire éclater davantage son mérite. D’abord les religieuses crurent bien que la conduite extraordinaire qu’on tenait sur cette dame marquait qu’elle était accusée de quelque chose importante, la calomnie la dépeignit à leurs parloirs sous la figure d’une femme arrêtée comme quiétiste et d’une conduite folle et déréglée. D’ailleurs la captivité étrange où elle était ne permettait pas de la voir qu’à l’église. La supérieure de même ne pouvait l’entretenir. Les trois premiers mois se passèrent ainsi ne sachant rien que ce que les sœurs qui la servaient disaient de sa douceur, bonté, modération et dévotion. Car jamais dans ce temps-là on ne l’a vue ni se plaindre, ni nommer ses persécuteurs, ni s’inquiéter, ni demander des nouvelles de ses affaires. Elle ne pouvait pas même rien savoir de Mad[emoise]lle sa fille, qui lui était si chère, et jamais elle n’a demandé à se justifier sur les points sur lesquels on l’accusait : elle eut même fait scrupule de préparer quelque chose à répondre, lorsqu’on l’est venu interroger. Cependant elle l’a fait avec tant de force et de netteté que Mgr l’Archevêque a avoué publiquement qu’il n’y avait rien à y soustraire.

Mais depuis que la liberté de voir et parler à Madame Guyon dans la Maison lui a été donnée, elle a fait un des plus ordinaires sujets de l’admiration et des entretiens pieux des religieuses : il serait aisé d’en trouver une quarantaine qui sont ravies et embaumées de ses vertus, chacune avouant que sa piété qu’on y remarque a bien pu être imaginée et écrite dans les livres, mais qu’on voit tout cela en pratique en sa personne. Ce qu’elles y admirent surtout, est une disposition égale et constante de paix, et d’une si parfaite soumission aux ordres de Dieu qu’on ne l’a jamais vue triste, mais toujours dans une disposition uniforme […]1

Si on vient à vouloir compatir à tant d’afflictions, on n’a d’autre réponse d’elle que tout va toujours bien dans l’ordre de Dieu […] Cette égalité non jamais vue faisait dire à la supérieure qu'elle avait bien vu des personnes vertueuses mais qu’en vérité rien n’égalait cela […] Les religieuses ont aussi remarqué une dévotion sans grimace, un profond respect pour les choses saintes […] Elle passe souvent des journées, surtout aux jours de fête, en la présence du Saint-sacrement avec un attrait si doux et une modestie si respectueuse que sans ennui et aussi sans affectation. Cette dame est une amie si simple, si droite, si bonne et si charitable surtout aux maladies qu’on ne peut s’empêcher de l’honorer et de l’aimer. […]

Les personnes qui connaissent tant de belles qualités obscurcies par les opprobres des plus noires calomnies, ne peuvent s’empêcher d’en ressentir de la douleur et qu’elles ne lèvent les yeux et les mains au ciel pour supplier Celui qui mène aux portes de la mort et qui en retire quand il Lui plaît, de faire éclater la vertu d’une si illustre dame, qu’on menace d’envoyer à Montargis entre les mains de ses ennemis, dans un couvent prisonnière : en quoi elle sera un portrait de Jésus-Christ qui parut comme criminel dans une ville dont Il avait fait auparavant l’admiration, comme Madame Guyon l’a été par ses vertus et ses charités à Montargis envers les pauvres et les malades.

- Papiers du P. Léonard, Archives Nationales, L 22, no 15, précédé du commentaire du P. Léonard : « Eloge de Madame Guyon, fait en 1688. Donne la preuve qu’elle était par ordre du Roi dans la communauté des religieuses de sainte Marie de la rue saint Antoine à Paris. » Suit la copie de cet éloge par la main que l’on retrouvera ensuite copier des lettres de Madame Guyon à son frère et à ses deux fils. Nous reproduisons environ la moitié du texte de l’éloge. Il confirme la relation que fait Vie 3.5 de ce premier enfermement.

1Nous omettons les passages hagiographiques n’apportant pas d’information biographique. C’est à cette époque que Madame Guyon écrivait des poèmes : « Prisonnière, je suis libre ; Esclave je suis Roi… ». Ils sont rapportés dans la même source L22, no 15, ff° 26r° à 27v°, avec le témoignage (f° 27v°) d’une religieuse à propos du dernier poème rapporté commençant par : « Un hôte survenu, d’un ramage nouveau… » : « Elle lui demanda si elle ne s’ennuyait point, Madame Guyon lui répondit qu’elle était contente, que néanmoins elle aurait souhaité la compagnie de quelque petit oiseau […] Et dans ce même moment, on vint avertir cette religieuse qu’on la demandait au parloir pour lui donner une cage… »

Sentiments de Madame Guyon. 1688.

[reprise de Corresp. III 928sv.]


Pièce : 8 Sentiments de Madame Guyon. 1688.

 

Le principe fondamental1 est celui-ci, que Dieu est notre principe et notre fin ; qu’Il nous a créés comme principe pour nous faire rentrer dans Lui-même puisqu’Il est notre fin, que le premier dessein qu’Il a eu en nous créant a été de nous jusqu’à Lui. C’est pourquoi Il nous a créé à son image et semblance, nous formant d’une manière propre à être faits une même chose avec Lui, ce dont notre Seig[neu]r demande pour nous l’accomplissement, lorsqu’Il a dit : Mon Père, qu’ils soient un comme nous sommes un, et que tous soient consommés en unité2.Tous les saints dans le ciel sont consommés dans l’unité. Et il n’y en existe aucun qui ne soit uni à Dieu dès cette vie, quoique moins parfaitement. Et cette union se fait par l’exercice continuel des trois vertus théologales qui se trouvent renfermées ; que votre règne arrive, et que votre volonté soit faite. C’est l’exercicea de l’amour qui rend l’âme conforme à Dieu, lui donnant une volonté simple et pliable à tous Ses vouloirs. Et l’âme à force de se conformer à Dieu, par amour et par une union continuelle à toutes Ses adorables volontés, Lui est faite peu à peu conforme, et enfin est unie à Lui.

Au commencement, cela se fait par la résignation à la volonté de Dieu par amour. L’amour devenant plus fort et la volonté plus assujettie, [l’âme] se conforme à Dieu. Et de conforme (l’amour devenant toujours plus excellent) elle est faite une avec Dieu, par participation. Que cela puisse être dès cette vie, la demande que Notre Seigneur fait faire dans le Pater et celle qu’Il fait lui-même pour nous à la Cène nous le marque[nt] assez.

Cela posé je dis qu’il y a moyens pour arriver à cette fin, qui n’est autre que notre union à notre premier principe. Ces moyens ne sont point autres que Jésus-Christ lui-même. Car nul n’ira jamais à son Père, que par Lui. Mais aussi nul ne peut aller à Lui si Son Père ne l’attire. [f°8v°] Cet attrait du Père est la grâce prévenante et Son divin amour, qui opère la véritable et parfaite conversion, et qui fait que l’homme - qui s’était détourné de Dieu, qui est son premier principe, auquel il avait été fait conforme par Sa création, s’en étant détourné par le péché, pour s’attacher à l’amour de la créature, a besoin de conversion c’est-à-dire de retour. Et il faut nécessairement que le Père l’attire pour, en le convertissant, le rendre de nouveau conforme à l’image de Son fils, comme Il l’avait créé.

Lorsque le pèrea attiré et converti l’âme de cette sorte à Lui, si elle Lui est fidèle et qu’elle ne se détourne plus de Lui, par de nouveaux péchés mortels (car tout autant qu’elle en commet, tout autant elle a besoin de conversion), lors dis-je que par une bonté singulière de Dieu, elle ne retourne plus à ses premiers désordres ; Jésus-Christ qui Se la trouve conforme la conduit par la grâce et par le ministère des prêtres jusqu’à sa fin, où Il l’a cachée avec Lui en Dieu, comme dit saint Paul. Il la conduit, dis-je premièrement, comme Voie ; Il l’instruit comme Vérité et l’anime comme Vie. Et ce dernier fait l’union à sa fin où étant arrivée, ce n’est plus elle qui vit ; mais Jésus-Christ qui vit en elle. Tout roule là-dessus. Et ce qui n’est point cela est une spiritualité que je proteste d’ignorer.

 Il est vrai que Jésus-Christ prend les trois formes à l’égard de l’âme qu’Il conduit. Et c’est ce qui fait toute la voie intérieure, et les différentes routes, par où Il la conduit. Jésus-Christ comme voie mène l’âme par la pratique de toutes les vertus, et la fait marcher par où Il a passé, tant intérieurement qu’extérieurement. Il conduit l’âme par le renoncement continuel, la meut à tout. Il la crucifie continuellement de telle sorte qu’Il [f°9r°] Se fait suivre d’elle. Mais comme il y a bien peu d’assez généreux pour vouloir aller avec Lui par une voie si opposée à la vie de la nature, c’est ce qui fait que peu d’âmes passent outre et parviennent à être instruites de Lui comme Vérité, et encore moins à être animées de Lui, comme Vie. La raison de cela est que pour être instruit de Jésus-Christ comme Vérité il faut se laisser détromper de la fausse lueur des maximes du siècle qui troublent notre raison. Et c’est ce qui s’opère par l’exercice continuel de la foi et de l’espérance. L’on ne peut non plus se laisser animer de Jésus-Christ comme Vie, parce que pour cela il faut mourir entièrement à la vie d’Adam, et détruire entièrement ce qui est du vieil homme, sans quoi le nouveau ne viendra point être notre vie.

Jésus-Christ comme Vérité n’instruit l’âme que de la vérité. Et quelle est cette vérité ? Car il ne s’agit point ici de brillant extraordinaire, visions, révélations, extases, etc. qui ne sont point de la voie dont je parle. Quoique Dieu par Sa miséricorde en puisse gratifier quelqu’un. Mais il ne s’agit pas de cela ici. Quelle est donc cette vérité dont Il instruit l’âme ? C’est de la grandeur de Dieu et de la bassesse de la créature. Ce qui fait que, considérant d’un côté la plénitude de cet Êtresuprêmeet d’un autre côté le vide qui se trouve dans l’être créé, elle ne peut se rien attribuer que le mal ; et voyant tout être de Dieu et à Dieu, elle demeure autant humiliée à son égard, - quelques grandes choses que Dieu puisse faire en elle et par elle, - qu’elle demeure souple et pliable sous Ses divins vouloirs qu’elle trouve justes, quelque rigoureux qu’ils lui paraissent. Elle ne croit point qu’on lui fasse du tort, quelque mépris qu’on ait pour elle. [f°9v°] Parce que ce qui n’est rien par soi-même ne mérite aucune estime. Ainsi par cette vérité, elle demeure soumise et résignée à son Dieu, sans nul appui sur soi, comprenant qu’elle n’a de propre que le néant et le péché. C’est cette vérité qui la porte à se laisser détruire en toutes manières par les croix et les épreuves même, qui la fait aimer Dieu souverainement, espérer en Lui contre l’espérance même et se confier en Lui au-dessus de tout. Et c’est par là que peu à peu Dieu détruit cette vie d’Adam pour y substituer celle de Jésus-Christ. Et comme l’âme lui a été conforme dans sa résurrection jouissant même dès ici-basdes fruits de la nouvelle vie en Jésus-Christ où elle demeure cachée avec Lui en Dieu, perdue etabîmée dans ce souverain Être .

Voilà quels sont mes sentiments que je soumets de tout mon cœur, Mons[ieu]rc, à vos lumières. S’il y a quelque chose de mal expliqué, tant parce que j’ai voulu être courte que parce que mes forces ne me permettent pas d’écrire au long. Je vous dis simplement, comme un enfant, ce que je pense,non pour le soutenir mais pour m’en éclaircir avec vous, et le soumettre à vos lumières.

- Papiers du P. Léonard, Archives Nationales, L 22, no 15, f° 8, « 1688 environ », d’écriture particulièrement rapide et illisible. Notre transcription partielle laisse cependant, tel un monument en ruines, deviner la grandeur de l’élan qui animait Madame Guyon.

 1Il s’agit d’une déclaration (plutôt que sentimens, terme repris du dernier paragraphe : « Voilà quels sont mes sentiments que je soumets de tout mon cœur… ») décrivant les principes qui sous-tendent la vie intérieure. Elle est adressée en lettre ou mémoire, et date de l’époque du premier enfermement.

2Jean 17, 21 : « Afin qu’ils soient tous un, ainsi que vous mon Père, êtes en moi, et moi en vous, afin qu’ils soient aussi un en nous, et que le monde croie que vous m’avez envoyé. […][23] Je suis en eux, et vous êtes en moi, afin qu’ils soient consommés dans l’unité […] » (Amelote).

alecture incertaine pour ce mot : rentrer. Nous attachons par la suite cette même lettre (a) aux mots de lecture incertaine.

bLa phrase omise ici nous est demeurée obscure(nous lisons : « que le premier dessein qu’Il a eu en nous créant a été de nous jusqu’à Lui. »).

cou Mons[eigneu]r.

Placet présenté au Roi. 1688.

Demande de mise en liberté.

Sire,

Huguet1, conseiller à la Cour, tuteur honoraire des enfants de la Dame Guyon, remontre très humblement à Votre Majesté qu’icelle Dame, ayant eu le malheur d’être soupçonnée d’être engagée dans certaine nouvelle doctrine appelée quiétisme, aurait été par lettre de cachet renfermée dans le couvent des Filles de Sainte-Marie, dans le mois de janvier dernier, où ayant été examinée et interrogée durant trois mois par l’Official2 de M. l’Archevêque de Paris et le Sieur Pirot3 docteur de Sorbonne, ils l’avaient trouvée non seulement éloignée de cette nouvelle doctrine, mais tout à fait soumise et attachée à l’Église romaine. C’est ce que M. l’Archevêque, lesdits sieurs Official et Pirot ont témoigné au suppliant et autres personnes de sa famille, et dont l’interrogatoire signé d’elle fait foi, et [c’est] ce qui obligea M. l’Archevêque d’adoucir la prison de cette Dame le jour de Pâques dernier, lui permettant de communiquer avec toutes les religieuses du couvent.

C’est ce qui donna lieu au suppliant de prier et solliciter M. l’Archevêque de demander à Votre Majesté son entière liberté : ce qu’il n’a pu obtenir jusqu’à présent, disant que Votre Majesté voulait connaître si les bons sentiments de religion où était cette Dame étaient véritables et sincères, et qu’à cet effet, il avait ordonné à la mère Eugénie4, supérieure de ce couvent, d’examiner de près les actions et la conduite de cette Dame. Le suppliant, qui connaît sa piété, sa vertu et bonnes moeurs, a recours à Votre Majesté pour la supplier, avec tous les respects possibles, de se faire représenter l’examen et l’interrogatoire de cette Dame,[et] même de se faire rendre le témoignage de la Supérieure et des religieuses du couvent où elle est depuis huit mois, espérant qu’Elle connaîtra qu’elle mérite sa liberté et d’être rendue à sa famille et à ses enfants, qui le demandent et le supplient avec toute l’instance, le respect et la soumission possible ; ce qui les obligera à continuer leurs prières pour la prospérité et santé de Votre Majesté5.

- Papiers du P. Léonard, Archives nationales, L 22, no 15, f. 21 : « Extrait du placet présenté ensuite au Roi en sa faveur ». Copie. - UL, tome VI, ap. III, Témoignages…, [pièce] D, p. 499. Avant le 13 septembre 1688, v. note 6.

1« Denis Huguet, conseiller au Parlement de Paris. Par sa mère, il était cousin germain du mari de Mme Guyon, étant né de Simon Huguet, procureur général en la Chambre des Comptes, et d’Élisabeth ou Isabelle de Troyes. À la mort d’Anne de Troyes, il avait été nommé tuteur honoraire des enfants de Mme Guyon, après avoir demandé qu’un tuteur onéraire, Hureau, notaire à Montargis, lui fut adjoint. Lorsque Mme Guyon était en Savoie on en Italie, il fit tous ses efforts pour la déterminer à revenir à Montargis. Lorsqu’il rendit compte de sa tutelle aux enfants émancipés de Mme Guyon, ceux-ci, estimant qu’il n’avait pas assez bien servi leurs intérêts, lui firent un procès (Bibl. Nat., Thoisy, 446, f° 255 et 263). » [UL].

2Nicolas Chéron « fut, avec Coquelin, élu promoteur à l’Assemblée de 1682 ; la complaisance qu’il y montra lui valut l’abbaye de La Valasse … Il recevait en outre du clergé une pension de quatre mille livres sous prétexte de préparer un recueil des édits et arrêts concernant le spirituel et le temporel, travail dont il n’avait pas fait une page lorsqu’il mourut ». (UL, t. III, p. 380).

3Pirot (1631-1713) : le P. Léonard le considérait comme « l’esprit le plus éclairé de la Sorbonne », mais il ajoutait qu’ « il fait aveuglément tout ce que veulent les gens qui l’emploient », de sorte qu’il donnait l’impression « d’une espèce de girouette pour la doctrine » (B. Neveu, Le Nain de Tillemont, La Haye, 1966, p. 308). Bossuet réussit à lui faire condamner l’Histoire critique du Nouveau Testament de R. Simon et les Maximes des Saints, qu’il avait d’abord approuvées. (UL, t. II, p. 65, n. 4 ; Fénelon Correspondance Orcibal, Lettre 7B note 2)

4« Louise-Eugénie de Fontaine (1608-1694), fille d’un secrétaire du Roi, était née de parents protestants ; après la mort de son père, elle se convertit avec sa mère en 1613. Elle fit profession à la Visitation en 1630 et acquit bientôt la plus haute considération, jusqu’à passer pour une autre sainte Chantal ; aussi fut-elle à diverses reprises supérieure de son couvent, qu’elle gouverna pendant trente-trois ans. Même, lorsque Péréfixe voulut changer les dispositions des Soeurs de Port-Royal de Paris touchant le formulaire, il envoya dans cette maison, à titre de supérieure, la mère Eugénie accompagnée de six de ses visitandines (Vie de la Vénérable Mère Louise Eugénie de Fontaine, religieuse de la Visitation de Paris, rue Saint-Antoine, morte le 29 septembre 1694. S. l. n. d., in-12 ; (Quesnel) Lettre aux religieuses de la Visitation de Paris sur la vie de la R. Mère Louise Eugénie de Fontaine, s. l., in-12; Sainte-Beuve, Port-Royal, t. IV). » [UL].

5Mme Guyon fut mise en liberté le 13 septembre 1688et la copie porte à la suite de la transcription de la lettre : «C’est en suite de ce placet que la dite Dame Guyon, par ordre du Roi, fut rétablie en sa première liberté, et après que Sa Majesté fut informée que cette Dame avait sacrifié par charité une somme considérable en faveur d’une Demoiselle qui se trouvait en péril dans le monde à cause de sa beauté et qui est devenue religieuse par le moyen de cette charitable Dame ». Cette note du P. Léonard est confirmée par une lettre conservée dans ses papiers (Archives Nationales, L 22, n° 15) et adressée de Paris, le 20 février 1689, au janséniste Mathurin Quéras, alors prieur de Saint-Quentin de Troyes.

À Madame de Maintenon. Fin 1688.

Si j’avais fait la moindre des choses dont on m’a accusée, je n’aurais jamais été, madame, implorer [5.239] votre protection : ma disgrâce m’aurait paru si juste que je me fusse contentée, en me taisant, de souffrir ce que je me serais attiré par ma mauvaise conduite. Mais, madame, le témoignage que me rend mon innocence, a relevé mon courage et m’a fait comprendre que la personne la plus persécutée qui fut jamais trouverait en vous, madame, un asile que votre grand cœur ne refuse à personne. J’ai tout espéré, madame, de votre générosité malgré l’extrême décri où la calomnie m’a réduite. J’ai même cru dès le commencement que vous seriez [5.240] ma libératrice. J’ai cru, j’ai espéré : mon attente n’a point été vaine. Je vous dois tout, après Dieu. Cependant, madame, je me condamne au silence, mes obligations étant d’une nature à m’interdire tout autre parti que celui de demander à Notre Seigneur incessamment qu’Il récompense votre charité envers la personne du monde qui est avec le plus profond respect, etc.

- Vie 3.9.9 : « L’abbesse et le tuteur de mes enfants vinrent me prendre qui témoignèrent bien de la joie […] Ensuite j’allai voir Mme de Miramion […] J’y trouvai par providence Mme de Mont-Chevreuil [intime amie de Mme de Maintenon ajout ms. de Saint-Brieuc] qui témoigna beaucoup de joie de me voir délivrée et m’assura que Mme de Maintenon n’en aurait pas moins ; ce que Mme de Maintenon témoigna elle-même en toute rencontre. Je lui écrivis pour la remercier.  Elle me dit que ma lettre lui avait entièrement plu. La voilà : Si j’avais fait… »

Témoignage anonyme. 1689.

Monsieur,

Vous m'avez fait un fort grand plaisir de me donner de vos nouvelles par votre lettre du 12 mai parce que j'étais beaucoup en peine. Je vous remercie de votre charitable soutiena, de la part que vous continuez de prendre à mes intérêts, et du soin qu'il me paraît que vous avez de veiller aux choses qui me peuvent être avantageuses. Ce que vous me mandez de Mr B...1 s'est trouvé véritable. J'ai suivi exactement votre conseil, et lui ai été rendre visite au lieu que vous m'avez indiqué. Après quelques compliments ordinaires et après s'être ressouvenu d'une lettre de recommandation que vous lui avez écrite en ma faveur, je lui dis que j'étais à [illis.], sans emploi, chez une personne de mes amies, en attendant l'offre de la Providence, qu'on m'avait refusé ma pension et que, ne pouvant me résoudre à plaider pour m'en attirer le paiement, je me trouvais réduite à chercher quelque secours auprès de mes amis, soit pour être placée au diocèse de Sens (d'où je lui dis que j'étais originaire, et dans lequel j'aurais sacrifié mes premières meilleures années pour le service de l’Église), soit pour trouver quelque moyen de m'établir dans d'autres diocèses si Mr l'Archevêque n'était pas [f°22v°] dans la disposition de me recevoir au nombre de ceux qui travaillent à la vigne du Seigneur sous son autorité. […]

Je l'assurai que ce n'était qu'à l'occasion du livre de Madame G[uyon] - que j'avais acheté d'un libraire de Lyon [et] qui m'était interdit comme aux autres - que quelques personnes passionnées avaient excité quelques troubles contre moi, ce qui m'avait obligée de me retirer d'avec vous pour l'amour de la paix, etc... Il me dit qu'il aurait lui-même acheté volontiers ce livre s'il l'avait trouvé. Voilà comme se termina notre conversation.

Pour la dame dont je vous ai envoyé la Satisfaction2, elle continue toujours à jouir de sa liberté depuis qu'elle lui a été rendue par ordre du Roi. Elle demeure encore avec Madame de M.3 Elle est allée à la campagne pour un mois avec sa fille chez Madame la duchesse de C...4 pour [illis.] un commencement d'hydropisie que lui a causé sa fièvre quarte dont on espère qu’elle guérira. Elle n’a point été remise entre les mains de ses [f°23r°] adversaires. Le témoignage de sa conduite, que je vous ai envoyé et qui est venu du couvent de Sainte-Marie, où elle avait été détenue, et dans ce qu’il y est marqué qu’on croyait qu’on la rendrait à ses adversaires, a été [illis.] de sa délivrance. Et cette présomption n’était qu’un effet de la crainte qu’on avait qu’on ne la fît transférer au couvent des bénédictines de Mont[martre], où elle a dit qu’elle n’a point d’autres adversaires que quelques-uns de ses proches parents - entre lesquels on assure qu’il y [en] a de religion5, que ces mêmes parents ont engagés dans leurs intérêts, à dessein de s’assurer du bien de ses enfants. Car, étant aux Bénédictines, on s’était flatté de faire sa fille religieuse, de faire donner un bénéfice au cadet, et de laisser l’aîné occupé aux affaires de la guerre où la vie d’un capitaine, aussi bien que celle d’un soldat [illis.]. Pour cette fin un religieux de sa parenté6 a fait tous ses efforts pour avoir la direction de sa conscience, à quoi elle n’a pas cru devoir [illis.]. Il s’est ensuite ménagé les puissances, et quand l’occasion favorable s’est présentée, on ne l’a pas manquée, afin de la réduire en captivité. Et cela a été suivi de tant d’intrigues que je ne puis vous en faire le détail, outre qu’il faudrait une autre voie que l’écriture pour vous informer pleinement de toutes choses.

Il [y] a un docteur qui a fait comme une sorte d’Apologie pour sa défense7. Des amis même de Mr Arnaud8 ont même prié la dite Dame de leur fournir des mémoires sur toutes les persécutions qu’on lui a faites. Mais elle, craignant de blesser la charité et de ruiner de réputation ses adversaires, n’a pu encore se résoudre à faire éclater ce mystère d’iniquité. [f°23v°]

C’est par le moyen de cette charitable dame que j’ai vu le livre intitulé l’I. R.9 fait à l’occasion de Mad. de M. et que je n’ai pu lire sans pleurer. Et elle m’a assuré qu’elle a éprouvé une grande partie des afflictions qu’on souffert les Filles de l’En.10

Le Roi est équitable et quand on manque d’avoir justice dans sa cause, c’est quand Sa Majesté n’a pas connaissance de la vérité. Car quand on la lui fait connaître, on est assuré de sa bonté et de son équité naturelle. C’est ce qui doit bien obliger à prier Dieu pour sa conservation, et pour son conseil. Je vous envois quelques [illis.] que vous serez bien aise de voir. Je souhaiterai connaître votre bon Ecclésiastique que vous m’avez souvent nommé et qui vous envoie quelquefois des livres, etc. Je suis, etc.

- Papiers du P. Léonard, Archives nationales, L 22, no 15, f. 22 : « Je crois cette lettre de l’an 1689 car  Madame Guyon fut mise en liberté dans l’automne 1688. »

aLecture incertaine.

1Ce pourrait être Mr Boileau add. marg. du P. Leonard.

2Probablement un document rédigé pour satisfaire à une demande d’éclaircissement.

3Madame de Miramion, v. Vie 3.9.9.

4Charost je crois ou Chevreuse add. marg. du P. Leonard.

5Ses demi-frères Dominique (barnabite) et Grégoire (chartreux), sa demi-sœur (religieuse ursuline)…

6Dominique de La Mothe. V. Vie 3.1-4.

7François Lamy, bénédictin (1636-1711). V. DS art. quiétisme.

8Arnauld - dont la position était modérée : « Le 11 décembre [1688], il jugeait même « fort bonnes et soutenables » plusieurs propositions condamnées ches Molinos… » Orcibal, Etudes…, « Le Cardinal Le Camus », p. 807, v. note 52.

9L’Innocence Reconnue je crois add. marg. du P. Léonard.

10enfant Juste je crois add. marg. du P. Léonard. En fait il s’agit du monastère des Filles de l’Enfance, à Toulouse, persécuté et supprimé injustement. Antoine Arnauld venait de publier pour sa défense L’innocence opprimée (1687), ouvrage qui a contribué à la genèse de l’Esther de Racine (1689).


Notre documentation sur les années 1681 à 1688 doit tenir compte de la deuxième partie de la Vie écrite par elle-même et de lettres écrites en 1694 et en 1695 lors d’une enquête menée par le duc de Chevreuse. En voici la liste accompagnée d’extraits brefs rappelant pour chacune son thème principal. Les lettres seront éditées dans le volume II Combats.

Lettre de M. de PRUNEY à ? 6 novembre 1694. « …discorsi con mia madre, per avere l’informazione delle qualita di madama Guyon ; e mi disse che non poteva darle se non buone… » […j’ai pris dans un entretien particulier avec ma mère, des renseignements sur les qualités de madame Guyon ; elle m’a dit qu’elle n’en pouvait donner que de favorables…]

Lettre du CARDINAL LE CAMUS AU DUC DE CHEVREUSE. 18 janvier 1695 : « … J’y ai omis exprès une déposition très fâcheuse d’une Cateau Barbe, qu’elle avait emmenée à Gênes contre le gré de sa mère, parce que cela aurait été trop injurieux à Mme Guyon… »

Lettre de M. D’ARANTHON AU DUC DE CHEVREUSE. 8 février 1695. « … On vous a fait une injustice, si on vous a imputé d’être venu dans ce pays pour y prendre des armes contre la dame que vous me nommez… »

Lettre de Dom RICHEBRACQUE Au DUC DE CHEVREUSE ET A Madame GUYON. 14 Avril 1695. « Madame, Est-il possible qu’il faille me chercher dans ma solitude pour fabriquer une calomnie contre vous, et qu’on m’en fasse l’instrument ? … »

Lettre de Dom RICHEBRACQUE au DUC DE CHEVREUSE. 23 avril 1695. « …que j’ai su en effet l’histoire de la fille [Cateau Barbe] qui se rétracta… »



MADAME GUYON ETABLIE « DAME DIRECTRICE »

21 lettres de Madame Guyon publiées dans le « Directeur Mystique » .


Nous reprenons le texte constituant la conclusion du dernier volume du Directeur mystique (1726) qui rassemble (surtout mais non exclusivement) les œuvres de Bertot, posant ainsi Madame Guyon comme héritière dans la lignée mystique. La pagination indiquée entrecrochets est celle du Directeur mystique. Elles sont précédées par l’indication : « Seconde section contenant quelques lettres spirituelles de Madame Guyon qui n’ont point encore vu le jour.. »

Ces lettres sont reprises par Dutoit, vol. 5, p. 464-559 sous le titre : « Quelques lettres spirituelles de Madame Guyon telles qu’elles se trouvent dans le volume IV des Œuvres de Mr. Bertot », avec la note suivante : « Les lettres qui suivent sont adressées au célèbre Mr. Poiret ». En fait seule la quatrième lettre lui aurait été adressée de manière sûre selon l’Indice, p. 630 du même volume : « A Mr. Poiret […] Quelques-unes des Lettres de Me. Guion, extraites du 4e volume de Mr. Bertot, singulièrement la 4e et non pas les 22 lettres, comme porte la note qui est au bas de la page 464. »

 1. Voie pour devenir une créature nouvelle.

Dieu, en nous créant, a mis dans l’essence de notre âme une tendance de réunion à son principe et un germe d’immortalité. Si l’âme ne perdait point son innocence après son baptême et qu’elle fût instruite de se tourner au-dedans et d’invoquer Dieu, elle y découvrirait cette pente à la réunion et, demeurant sans cesse tournée vers ce je ne sais quoi qu’elle y découvrirait, sans se tourner vers elle ni vers aucune créature, elle découvrirait d’une manière admirable ce Dieu caché dans le fond d’elle-même. Elle éprouverait ce principe vivant qui animerait toutes ses actions.

Mais ceci est très rare que, dès l’enfance, on cherche Dieu de la sorte, ce que l’on aurait fait dans l’état d’innocence et que la grâce de Jésus-Christ [311] nous communiquerait si nous ne perdions pas la grâce du baptême. Mais elle est offusquée1 par le venin du Serpent, ce qui fait que l’âme devient propriétaire et que l’amour-propre, qui se glisse partout, qui se


1Offusquer signifie pendant très longtemps « arrêter dans son fonctionnement régulier ». (Rey).

mélange avec toutes les œuvres de justice et porte sans cesse l’âme à se recourber sur elle-même, à attribuer à son soin et à sa fidélité une grâce si éminente, fait qu’elle se détourne de Dieu. C’est ce qui fait qu’il est si rare de trouver des âmes qui aient conservé l’innocence de leur baptême, et entièrement fidèles à ne se recourber jamais sur elles-mêmes et à ne se rien attribuer ni approprier, qu’il est inutile d’en écrire.

Il faut en revenir à la conversion. Si une âme, après avoir péché, et qui sent les pointes des remords et un désir véritable de se convertir, prenait la route de son intérieur, c’est-à-dire qu’elle cherchât Dieu au-dedans d’elle-même et qu’elle se tournât à Lui dans son fond de tout le cœur, sa conversion serait tout d’un coup véritable, et elle se perfectionnerait d’autant plus qu’elle s’attacherait plus fortement à Dieu habitant en elle. Elle s’éloignerait de plus en plus de la créature, et par conséquent du péché, car pour retourner au péché, il faudrait qu’elle se détournât encore de Dieu et s’en séparât, car l’homme ne pèche jamais qu’en s’éloignant de Dieu, se détournant de Lui et se retournant vers la créature. Il est donc certain que celui qui, dès le moment de sa conversion, retournerait à Dieu dans son intérieur, et L’y chercherait avec une constante fidélité et y adhérerait sans cesse, serait parfaitement converti du péché à la grâce.

Mais comme la cupidité et les mauvaises [312] habitudes sollicitent sans cesse l’homme animal d’adhérer à elles, et que l’homme spirituel est affaibli par la contradiction que lui donne l’homme animal et par l’empire qu’il a eu sur son esprit, il faut, dans le commencement de la conversion, châtier son corps et vivre dans une mortification continuelle sans se ménager, sans quoi on n’avance pas, et l’on vit toujours dans la nature. La lumière étant alors donnée pour se combattre soi-même, on doit y travailler de toutes ses forces, et se roidir contre ses passions. A mesure que l’âme adhère à Dieu, Dieu la soulage dans son travail ; et la douceur de Sa présence, la paix, tout concourt à rendre ce travail aisé.

Il faut remarquer qu’il est de la dernière conséquence de travailler à la correction des défauts pendant que la lumière est tournée de ce côté-là, car, l’intérieur croissant, la lumière des défauts se perd peu à peu, et l’âme pour ne s’être pas servie de la lumière actuelle, vit avec un mélange de grâce et des défauts considérables. De plus, c’est que, ne travaillant pas avec la lumière actuelle pour ses défauts extérieurs, Dieu ne travaille pas par l’application de la divine justice à purifier les défauts fonciers, l’amour-propre et la propriété. Ainsi sans la fidélité à ce premier travail, on ne devient jamais une nouvelle créature en Jésus-Christ, on n’arrivera jamais en cette vie à son origine et perdra des biens immenses et infinis.

Tout dépend donc d’abord d’une mortification générale, entière et sans interruption, avec une adhérence continuelle à Dieu, soit dans [313] l’oraison soit durant le jour. Et comme Dieu nous aide dans nos faiblesses, Il fait la principale partie de l’ouvrage, car Il ne le fait pas alors entier, laissant occupée la propre activité de l’âme contre elle-même, ce qui l’amortit peu à peu et enfin fait tomber l’âme dans l’état passif. Il faut ajouter à ces mortifications une grande fidélité à remplir les devoirs de son état et préférer l’ordre de Dieu à tout le reste. Dieu donne ordinairement un grand goût pour la croix, et la divine Providence n’en laisse pas manquer. La volonté par cette adhérence continuelle à Dieu se gagne de plus en plus, et devient peu à peu souple, pliable, et conforme à celle de Dieu. L’âme se soumet sans cesse à Dieu et perd aussi toute facilité de raisonner, l’esprit se simplifie insensiblement, en sorte qu’à mesure que la foi s’empare de l’esprit et fait tomber le raisonnement, la charité s’empare de la volonté et lui ôte peu à peu toute activité, comme la foi a ôté celle de l’esprit.

L’âme arrivée ici croit n’avoir plus rien à faire tant elle goûte de paix et de tranquillité. Ce n’est néanmoins que le commencement ; c’est un état tantôt actif, tantôt passif, jusqu’à ce que Dieu, par Son opération en foi et amour, ait absolument détruit toute l’activité de l’âme, et qu’elle devienne passive. Alors non seulement son oraison est passive, mais ses épreuves le sont aussi. L’âme avait bien eu quelques tentations, mais c’était peu de chose : elle discernait fort bien sa résistance, qui lui paraissait d’autant plus vigoureuse que son activité était plus forte. Mais cette résistance même, si démêlée, si aperçue soutenant sa propriété, Dieu lui envoie de plus fortes tentations de toutes [314] manières, car il est alors question d’une purification foncière ; et comme elle a perdu son activité, elle ne résiste que passivement, de sorte qu’elle entre dans des craintes terribles, ne démêlant pas assez sa résistance. Au commencement, elle la discerne encore, mais plus elle devient passive, moins elle la peut discerner. C’est ce qui la met dans des désespoirs effroyables par la crainte d’offenser Dieu. Elle croit même souvent que ses tentations et ses peines lui sont venues par sa faute, quoique cela ne soit point. De sorte que, si elle n’a pas une personne éclairée, elle retournerait sur ses pas, et se trouvant encore plus misérable, ou elle quitte la piété, ou elle se désespère presque.

Que faut-il donc faire en cet état ? Faut-il combattre activement ? Point du tout. Cela est presque impossible, et l’âme rentrant dans sa propre conduite tomberait dans le péché. Que faut-il faire ? S’abandonner à Dieu sans réserve, afin qu’Il détruise en nous nos ennemis. S’Il ne le fait pas sitôt, c’est à cause de cet amour-propre qui est comme identifié à nous, et qui se nourrit de ce qu’il discerne, et qui s’attribuerait la victoire que Dieu remporte. Enfin plus les tentations durent longtemps, plus nous devons conclure que notre amour-propre et notre propriété sont fortement enracinés en nous.

Il est d’une grande conséquence de mourir sans cesse à soi-même dans cet état d’épreuve, ne cherchant ni en soi ni en aucune créature de l’appui et du soulagement, se laissant dévorer à la peine, sans se multiplier par actes formés, ni aussi se divertir avec les créatures sous prétexte de détourner sa peine ou de ne pas s’en occuper. Il faut demeurer mort et renoncé [315] entre les mains de Dieu, en Lui faisant un sacrifice de tout soi-même en temps et en éternité. L’âme est, par cette peine, si prodigieusement humiliée qu’elle ne voit qui que ce soit qu’elle ne croie meilleur que soi, même les plus grands pécheurs. Elle se livre à la divine Justice afin qu’elle s’exerce sur elle sans l’épargner, et que, si elle a été assez malheureuse pour offenser Dieu, (ce qui lui est impossible de démêler, ne pouvant être assurée du pour ni du contre,) qu’elle la punisse des châtiments les plus rigoureux. Elle désire d’abord d’être punie en cette vie, mais enfin elle se résigne totalement aux décrets éternels de Dieu sur elle.

Peu à peu, de cette profonde humiliation et de cette haine qu’elle conçoit contre elle-même, elle tombe dans le néant. Elle n’a plus ces peines véhémentes, ce qui lui est une douleur bien plus profonde : elle croit être devenue insensible, elle se croit endurcie, et qu’elle a perdu Dieu. Car plus l’âme est exercée par les peines et tentations, plus Dieu Se cache, jusqu’à ce que l’âme désespérant de toute chose et d’elle-même, elle tombe dans un repos de mort et de néant.

Lorsqu’elle n’attend plus rien, qu’elle n’espère plus rien d’elle ni en elle, c’est alors que Jésus-Christ, cette divine lumière, vient éclairer ses ténèbres et lui dit comme à Lazare3 : « Sors dehors ». Elle sort effectivement de ce sépulcre et est dans un étonnement le plus grand du monde d’apercevoir ce nouveau jour qui n’est encore qu’en son commencement. Elle sent une paix profonde et intime, non sensible. [316] Elle se trouve vivante après une si profonde mort. Elle ne comprend pas encore tout son bonheur, qui croît peu à peu comme le jour. Ce commencement n’est que comme l’aube du jour ou crépuscule, qui s’éclaircit insensiblement. L’âme se trouve si différente de ce qu’elle a été autrefois, qu’elle ne se connaît plus elle-même ; elle est dans l’admiration et dans un profond anéantissement devant Dieu, se tenant dans sa bassesse et laissant à Dieu faire en elle et d’elle ce qui Lui plaît, sans y prendre aucune part. C’est ici le commencement de la nouvelle créature qui emporte avec soi des états sans nombre. Mais j’ai tant écrit de ces derniers états que ceci suffit.

21 Jean 4, 1.

3Jean 11, 43.

 2. Filiation spirituelle.

J’ai vu par votre lettre que vous êtes en peine sur la filiation. Il y en a de deux sortes : l’une qui se connaît par des effets extérieurs. Celui qui nous engendre à Jésus-Christ est notre véritable Père, et N.1 vous doit tenir cette place, puisque Dieu s’est servi de lui pour cela. Il y a une autre filiation qui se fait par le cœur et d’une manière purement intérieure : Dieu donne mouvement à ce cœur supérieur de se répandre dans un autre. Et le divin petit Maître se sert de ce moyen, en sorte que celui pour lequel ce don est fait en ressent les effets d’une manière tranquille et recueillie. C’est une filiation intime et purement intérieure, plus rare que l’autre, qui a besoin d’une grande fidélité et d’une [317] correspondance entière de la part de celui qui doit recevoir, sans quoi la grâce que Dieu répandait par ce moyen, redonde2 sur celui que Dieu avait choisi pour se communiquer. On en trouve deux exemples dans l’Evangile. Lorsque l’hémorroïsse approcha de Jésus-Christ, Il demanda : « Qui est-ce qui m’a touché, etc. ? Une vertu secrète est sortie de moi3 ». Il en est de même de ce cœur maternel : il sent une vertu secrète qui sort de lui pour se communiquer à cet enfant de grâce. Mais lorsque le cœur de l’enfant est inappliqué ou qu’il manque de foi, on éprouve intérieurement ce que dit Jésus-Christ dans une autre endroit : S’ils sont enfants de paix, ils recevront la paix ; mais s’ils ne sont pas enfants de paix, cette paix retournera sur vous4. Ainsi je vous dis qu’il y a de ces filiations purement intérieures et que l’âme goûte en silence lorsqu’elle est préparée pour cela : ce silence est plus efficace qu’une multitude de paroles. Je ne crois donc pas que ce soit cette seconde filiation qui soit entre N. et vous, mais pour la première, dont parle saint Paul, vous n’en devez pas douter.

Il est certain que le démon fait ce qu’il peut pour empêcher l’union des saints. Jésus-Christne demande qu’à réunir tout en Lui, et le démon ne tâche qu’à tout diviser. Mon cher frère, défiez-vous de tout ce qui divise, sous quelque prétexte qu’on se puisse servir. Le démon se sert de l’inquiétude de l’esprit pour tourmenter les enfants de Dieu ; il se sert de certains défauts extérieurs que Dieu leur laisse pour les cacher et à eux et aux autres, pour diminuer [318] l’estime qu’on doit avoir d’eux, ne se souvenant pas assez que Dieu Se sert des choses faibles pour confondre les fortes5. Il est dit6 que, lorsque les enfants de Dieu étaient en Sa présence, Satan se trouvait avec eux. Il en fait de même à présent : il n’y a rien qu’il ne fasse pour diviser, il tente de toutes manières, et c’est une expérience que les plus grands serviteurs de Dieu ont faite. Il tenta Lot de quitter Abraham, sous prétexte que leurs serviteurs ne pouvaient vivre ensemble et qu’il n’y avait pas assez d’étendue pour leurs troupeaux ; vous savez tout ce qui lui arriva après qu’il eut quitté ce grand serviteur de Dieu. Roidissez-vous contre tout ce qui peut vous désunir, Dieu vous ayant unis pour achever ensemble votre course. Je vous dirais volontiers ce que disait le grand saint Antoine à Euloge7 : « vous êtes prêts à paraître devant Dieu, prenez garde qu’Il vous trouve ensemble, afin que vous ayez la récompense qu’Il vous a destinée. » Je ne doute point de votre droiture et de la sincérité de votre cœur, et je suis bien assurée que vous ne voudriez rien faire volontairement [qui pût déplaire à Dieu]8, mais le démon pallie si fort les choses par ses artifices qu’il ne nous laisse rien à nous reprocher. Y avait-il une plus grande droiture que celle du bon Euloge ? Que n’avait-il point fait pour l’estropié ? Cependant saint Antoine le reprit sévèrement.

Prenez courage, mon cher frère, et notre chère sœur aussi. Je vous souhaite à tous deux toutes sortes de bénédiction. Vos âmes me sont très chères en Jésus-Christ .


1Il s’agirait de Fénelon ? Nous pensons plutôt à Pierre Poiret car l’allusion à « l’union des saints » et l’adresse finale à « mon cher frère… », suggère un correspondant protestant. Il pourrait s’agir de Godart van Evijk et de sa femme, membres du groupe de Poiret qui demeuraient à Rijnsburg. (v. M. Chevallier, Pierre Poiret…, p.116).

2 Redonder : au figuré, « être en excès, abonder en ». (Rey).

3Luc,8, 45-46.

4 Luc, 10, 6.

 3. Mourir à soi et s’abandonner.

[319]Il est vrai, les écrits pour les commençants sont plus à la portée de tout le monde, tout le monde les entend. Mais il y a aussi un inconvénient en cela, que ceux qui ne voient que des écrits pour les commençants, y demeurant attachés toute leur vie sans avancer d’un pas, ne meurent point à eux-mêmes, ne rendent point justice à Dieu, ne restituent point leurs usurpations, et par conséquent ne Lui rendent pas une grande gloire.

Sans s’attacher si fort aux détails des moyens, ceux qui ont appris qu’il faut se renoncer continuellement et mourir par tous les événements de la Providence dans l’état et la condition où Dieu nous a mis, ceux, dis-je, qui savent cela et qui ont une oraison simple, doivent se contenter de ce détail : se beaucoup abandonner à Dieu, se tenir dans un anéantissement profond, n’attendre rien de soi, attendre tout de Dieu, et néanmoins faire tout ce qui se présente à faire à chaque instant. Celui qui saura ces choses, qui sera assez petit pour assujettir les lumières de la raison à la foi, ne manquera pas d’arriver, ayant plus de détails qu’il ne lui en faut. Mais l’esprit de l’homme veut toujours voir un détail pour s’y attacher et pour s’en nourrir, et rentre par là dans la circonférence de lui-même dont on le veut faire sortir ; il ne fait plus que décrire un cercle sans trouver le point central ; et étant arrêté à la circonférence, il n’arrivera [320] jamais au but quand il marcherait sans cesse.

Presque tous les hommes sont arrêtés par leur propre raison, qui veut juger elle-même de ce qui est fort au-dessus de sa portée, et qui, au lieu de devenir assez petite pour en faire faire l’expérience, veut juger des plus profondes expériences. Ces personnes veulent, disent-elles, marcher par la foi nue et l’abandon, et cependant raisonnent sans cesse sur l’un et sur l’autre, et ne veulent point sortir des bornes de leur capacité propre parce qu’ils ne veulent point mourir à leur propre raison ; ces personnes au bout de trente ans seront les mêmes et, se tenant fixées à leurs idées et à leur raisonnement, ne passeront point outre. Tous les détails du monde ne leur serviront de rien, car ils ne feront que les rejeter encore dans la circonférence du raisonnement : ils reculent au lieu d’avancer. Celui qui sait mourir à soi à chaque moment, croire et s’abandonner, deviendra bientôt savant par son expérience. Celui qui ne veut rien pour soi, qui veut Dieu pour Dieu, qui ne cherche que la gloire de Dieu, qui aime Dieu purement, qui ne veut d’autre récompense dans son amour que l’amour même, sera bientôt parfait, non selon ses vues, mais selon Dieu.

Mais pourquoi changer de route ? Pourquoi avez-vous abandonné celle que vous suiviez ? « Je voulais vous tailler à ma mode, dit le Seigneur, je voulais vous rendre selon mon cœur, mais vous n’avez pu porter votre nudité : vous cherchez des habillements : vous êtes autant et plus rentré en vous-même que vous avez fait de pas pour en sortir. Rentrez dans votre simplicité, abandonnez-vous à Moi tout de nouveau, laissez-vous conduire [321], reprenez votre chemin. Ne cherchez que Moi pour Moi, et non pour vous satisfaire en vous-même, et vous rentrerez dans votre voie : Je vous conduirai par tout le soin de Ma Providence, vous serez Mon peuple et Je serai votre Dieu ». Sinon, vous irez toujours dans une route contraire, vous vous éloignerez de plus en plus, vous vous dessécherez, vous irez non dans les ténèbres de la foi, mais dans les ténèbres de vous-même.


5I Corinthiens, 1, 27.

6 Job, 1, 6 - 2, 1.

7 Voir Vitae Patrum Rosweidi Lib. VII chap. 19. Lib. VII c.26 (Poiret).

8Les crochets indiquent une addition probable de l’éditeur Poiret.

4 A POIRET. Foi nue et oraison simple.

Je vous assure, N.1, que Dieu vous appelle à une foi très simple et très nue, à un certain général que vous éprouvez, et si je puis avoir certitude de quelque chose, c’est de cela. Loin qu’une foi particularisée et une oraison discursive vous fussent avantageuses, elles vous nuiraient beaucoup, parce qu’elles entretiendraient votre raisonnement, qui est tout ce qu’il y a de plus mauvais chez vous. Ce raisonnement, en vous tirant de la simplicité de la foi, vous jetterait dans un labyrinthe d’incertitudes, vous multiplierait en vous-même et serait contraire au dessein de Dieu sur vous.

Soyez donc certifié que Dieu vous appelle à une oraison très simple, à une foi pure, nue et générale. Il veut être le principe de votre oraison. Quand vous n’aurez qu’un simple recueillement, demeurez-y : c’est le meilleur pour vous, étant cela où Dieu vous appelle. Lorsqu’Il vous donnera quelque vue ou goût particulier, soit de Sa [322] volonté soit de Sa Providence, recevez-le de même : tout ce qui vient de Dieu, ne multiplie point. Ce qui pourrait vous nuire est ce que vous vous donneriez vous-même, sous quelque prétexte que ce puisse être, appréhendant d’être oisif et de vous dénuer 2 trop tôt. Laissez-vous en la main de Dieu qui prend soin de vous.

Les distractions vagues de l’imagination n’interrompent point l’oraison, pourvu qu’on ne s’y entretienne pas volontairement. Je crois comme vous qu’une oraison trop longue ne vous accommode pas : une faite par reprise vous conviendrait davantage. Cependant il ne faut pas vous étonner des sécheresses ; elles sont utiles. Lorsque vous êtes trop distrait, un simple retour au-dedans suffit, soit adorant la divine volonté qui vous tient en cet état pour vous purifier, soit en vous supportant vous-même et votre pauvreté, rendant hommage par elle à l’indépendance divine. Ne désirez ni un état ni un autre, mais d’être à chaque moment comme Dieu vous fait être.

Jusqu’à ce que l’âme ait une longue habitude au recueillement, il lui est fort pénible : Dieu tire d’un côté, l’habitude et les sentiments de l’autre. C’est quelque chose qui divise ; à la suite, cela vous sera plus facile. Je voudrais que sitôt que vous vous sentez attiré au recueillement, vous cessassiez toutes choses dans l’instant pour vous habituer au repos ; quand ce ne serait que pour des moments, ce moment aura toujours son effet, car ces moments sont des touches qui portent effet dans l’âme quoiqu’on n’en connaisse rien, car quoique les touches ne soient que pour des moments, l’effet reste subsistant, comme un coup de lancette laisse une [323] cicatrice : ainsi ces petits moments de grâce sont très efficaces, pourvu qu’on ait la fidélité de n’en laisser passer aucun sans y correspondre. C’est la voix du Verbe qui appelle. Cette fidélité à correspondre à ces moments est plus essentielle pour avancer qu’une longue oraison. La raison de cela est que c’est nous qui choisissons nos temps, mais, alors, c’est Dieu qui appelle et qui est le principe du temps et de la prière.

Dieu, qui vous appelle à la simple unité, n’a garde de vous donner du goût pour les mystères en particulier, etc., parce que cela, en vous multipliant, vous empêcherait de tomber dans l’unité. Mais lorsque étant réduit en unité, vous aurez trouvée Dieu Lui-même, qui vous invitera à vous perdre en Lui, vous trouverez en Lui tous les mystères sans vous multiplier, et d’une manière admirable. Mais le temps n’en est pas venu. Il faut donc à présent tendre à l’unité et éviter tout ce qui peut vous multiplier. Rien ne peut vous multiplier que votre propre action sous bon prétexte. Croyez ce qu’on vous dit au-dessus de vos vues, de vos lumières et de vos sentiments. Lorsque Dieu a choisi un moyen pour nous faire connaître ce qu’Il veut de nous, il Le faut croire sans envisager ce moyen, mais simplement Dieu qui nous a choisi un tel moyen : le plus faible et le plus pauvre est le plus propre en Sa main.

Si Dieu a les desseins sur vous qu’Il m’a fait connaître, et si vous n’y mettez point d’obstacle, vous éprouverez encore plus votre misère et pauvreté, afin que, n’attendant rien de votre propre industrie, vous vous jetiez à corps perdu dans le divin abandon.

Ce que vous dites de votre état est vrai, c’est- [324] à-dire cette tendance vers Dieu qui vous invite amoureusement et vous donne l’instinct d’y correspondre. Toutes les créatures paraissent peu au cœur qui a goûté Dieu. La plus grande marque que Dieu est dans un cœur, c’est qu’Il fait disparaître tout le reste, comme il est dit que les montagnes se sont évanouies en la présence du Dieu de Sinaï 1.


1Cette lettre est adressée à Pierre Poiret, v. notre note qui introduit les 21 lettres présentes. Compte tenu de son caractère introductif à l’oraison simple, il s’agit peut-être ici de la première d’une série à laquelle certaines des lettres suivantes appartiendraient. Poiret fut un pasteur protestant philosophe disciple de Descartes et estimé par Leibnitz, ce qui explique la critique qui suit du « raisonnement ». On note l’inutilité d’une « foi particularisée » : Fénelon tenta en vain de convertir le pasteur.

2Dénuer : démunir.

1Psaumes 96, 5 et 67, 9.

 5. Usage des incertitudes. Anéantissement.

Tant que nous désirons des assurances dans notre voie, nous sommes accablés d’incertitude, et c’est une peine qui dure longtemps et qui augmente toujours considérablement. Cette peine sert à exercer l’âme, mais elle ne la fait point avancer et ne la purifie que médiocrement, l’arrête et recule même souvent, à moins qu’elle n’en fasse l’usage que je vais dire : c’est de s’abandonner totalement à Dieu et de redoubler son abandon à mesure que l’incertitude augmente. Lorsqu’on en use de la sorte, l’incertitude fait beaucoup avancer l’âme, la purifie, la fait mourir à elle-même, et fortifie son abandon à un point qu’elle arrive à se déprendre d’elle-même, s’abandonnant au-dessus de tout intérêt propre, croyant au-dessus de toute foi comprise, espérant contre l’espérance même. Comme la foi et l’abandon ôtent tous les appuis, l’âme reste incertaine, car le [325] plus fort appui est la certitude. Il n’y a qu’à s’abandonner toujours plus fortement au-dessus de toute certitude ; alors, sans trouver de certitude, on trouve l’immuable.

L’incertitude ou plutôt la peine de l’incertitude ne vient que de l’amour de nous-mêmes, et de ce que nous n’abandonnons pas assez à Dieu tout ce qui nous concerne pour entrer dans l’amour de Son ordre et de Ses desseins éternels sur nous. L’incertitude vient de retour sur nous-mêmes : tout retour sur nous-mêmes vient d’amour-propre, sous quelque bon prétexte qu’on le fasse et quel nom qu’on lui puisse donner. Le parfait amour est comme une pure flamme qui monte toujours en haut et qu’on ne recourbe point vers soi-même.

Vous me répondrez : « Mais je ne sais si ce que je fais déplaît à Dieu, et c’est ma peine ». Si vous n’êtes qu’incertain, allez votre chemin en vous abandonnant sans réserve à Celui qui ne peut se méprendre et qui ne veut pas vous tromper. Si vous êtes certain de ne pas faire Sa volonté, donnez- vous bien de garde de [ne] jamais faire ce que vous êtes certain que Dieu ne veut pas de vous. A l’incertitude, il faut l’abandon total, mais à la certitude d’un mal, il faut plutôt mourir que de le commettre ; cette règle est certaine. Evitez tout ce que vous connaissez avec certitude être mal ; lorsque vous avez fait quelque chose qui ne vous a pas paru mal avant que de le faire, et qu’ensuite la réflexion vous fasse douter et hésiter, il n’y a alors qu’à s’abandonner à Dieu sans réserve. Il ne faut pas agir dans le doute ; mais quand une chose est faite, il faut agir avec Dieu en enfant et s’abandonner [326] pour tout ce qui en peut être et arriver. De cette manière, l’incertitude, loin de vous nuire, vous servira : ce sera comme un coup d’éperon pour réveiller votre abandon, empêchant qu’il ne s’engourdisse.

Ô Lumière éternelle, conduisez vous-même N. dans ces sacrées ténèbres qu’il faut franchir pour vous trouver, puisque, selon l’Ecriture1, un nuage épais vous environne, et ailleurs2, une eau ténébreuse et profonde.Mais à quoi servent les paroles, ô Seigneur, si Vous-même ne les imprimez dans le fond de son cœur ? L’habitude de raisonner fait un obstacle si grand à l’abandon, à la foi nue, au pur amour, que c’est à vous, Seigneur, à détruire cette habitude. Nous frappons à la porte : Vous seul la pouvez ouvrir. Et quand vous l’aurez une fois ouverte, qui pourrait la refermer ?

Ô Tout immense, il n’importe de quel moyen vous vous servez pour nous enfoncer dans notre néant, pourvu que nous puissions dire avec le Prophète-Roi : « J’ai été réduit au néant et je ne l’ai pas su3 ». Car tant que dure la voie de l’anéantissement, nous ne comprenons point que c’est pour nous anéantir que Dieu permet tout ce qui nous arrive ; nous ne le connaissons que quand il est arrivé. Et à quoi le connaît-on ? Ecoutons Job : « J’ai été réduit à néant, il a emporté mon désir comme un vent4. » Ainsi qu’un vent impétueux enlève tout ce qui est léger, le néant enlève tous les désirs ; or, c’est à cette impuissance de désirer qu’on connaît qu’on est anéanti. Celui qui ne désire [327] plus, se contente de tout, se trouve bien partout, ne cherche et ne craint rien.

Voilà le néant où Dieu vous appelle. Vous n’y arriverez que par un abandon généreux qui vous fasse outrepasser toute vue et tout sentiment, par une foi dénuée de tout appui, par un amour pur qui exclut tout intérêt propre.

1 Ps. 96, 2.

2 Ps. 17, 12.

3 Ps. 72, 22.

4 Job 30, 15.

 6. Abandon de son sort à Dieu.

Ce serait une idée bien illusoire de croire qu’il fallût, par des péchés, risquer son éternité pour l’amour de Dieu. Celui qui n’aime pas assez Dieu pour ne pas appréhender de Lui déplaire, ne L’aimera jamais assez pour Lui abandonner, absolument et sans restriction, son sort pour le temps et l’éternité. Ce même Sauveur qui a dit que celui qui ne renonce pas à tout ce qu’il possède ne peut être son disciple1, nous a aussi assuré2 que nul ne peut assez donner pour sauver son âme ; que, quand on donnerait tout ce qui est au monde pour la sauver, ce n’est rien en comparaison du prix de notre âme, qui a coûté tout le sang d’un Dieu. Il dit aussi : Celui qui veut perdre son âme pour l’amour de moi, la sauvera par cette perte3; mais Il ne parle de la perdre pour Lui qu’après avoir perdu tout le reste pour la sauver. Comment celui qui tient à mille choses serait-il en état de perdre son âme pour Dieu ? [328]

Lorsque nos péchés sont effacés par la pénitence, et que nous sommes dans une résolution sincère de plutôt mourir que d’offenser Dieu, alors l’âme peut et doit abandonner son sort entre les mains de la Justice pour le temps et l’éternité. Il faut pour cela qu’on n’ait que des péchés passés, et non des présents. J’appelle péchés présents ceux qu’on a encore inclination de commettre, et lorsqu’on n’est pas prêt de les éviter au dépens de sa vie. Celui qui n’est pas résolu d’en éviter pour jamais l’occasion, qui flatte ou entretient le penchant de son cœur, est bien éloigné de cette charité qui fait dire à saint Paul : Nous sommes assurés que ni la mort, ni la vie, etc. ne sauraient nous séparer de la charité de Dieu qui est en Jésus-Christ4. Celui qui a des attaches est bien loin de donner tout son bien aux pauvres et de livrer son corps aux flammes, qui sont des actions qu’on peut néanmoins faire sans charité. Comment aurait le pur amour celui qui, étant tout enfoncé en soi-même, est plein de soi, de raisons et d’opinions ?

Le pur amour est si grand, si élevé, que rien moindre que Dieu ne peut l’arrêter un moment. Son feu monte toujours en haut et ne penche jamais d’aucun côté. C’est cet amour que la multitude des grandes eaux ne saurait éteindre, car, comme il est dit dans le Cantique5 : « Quand l’homme donnerait tout ce qu’il a et tout ce qu’il est, il le compterait pour rien au prix de la charité. » Cette charité a porté Jésus-Christà quitter le sein de Son Père pour notre amour, et nous craignons d’abandonner [329] un pays où nous trouverions immanquablement la perte de ce même amour ! « Ecoutez6, ma fille, quittez la maison de votre père, et le roi concevra de l’amour pour votre beauté. » Votre âme sera véritablement belle, si vous renoncez toutes choses et vous-même pour son amour.

Mais, grand Dieu, que nous en sommes loin ! Nous avons quitté le péché, mais nous en conservons l’inclination. Nous ne combattons pas nos penchants : loin d’en avoir de l’horreur, nous y pensons avec plaisir. Nous nous éloignons toujours plus de la vérité en nous affermissant dans nos pensées et nos inclinations. Or la vérité est charité, et la charité ne se trouve point en dehors de la vérité. On trouve bien quelque ressemblance de charité, mais ce n’est point elle-même, comme ces fausses pommes qui ressemblaient si fort aux véritables, qu’on ne pouvait les discerner qu’en les ouvrant. Il ne faut pas flotter entre deux termes : il faut choisir l’un ou l’autre.

Je prie Dieu de vous envoyer Sa véritable lumière, d’éclairer votre esprit, d’embrasser votre cœur, et de vous faire faire la véritable Pâque. Après que les Israélites eurent passé la Mer rouge, ils ne la repassèrent plus pour retourner en Egypte. Je prie Dieu qu’Il vous donne quelque Moïse. [330]

1Luc 14, 33.

2Marc 8, 37.

3Matth. 10, 39.

4Rom. 8, 38-39.

5Cant. 8, 7.

6Ps. 44, 11-12.

 7. Dieu affermit la foi.

Dieu ne détruit jamais les vertus comme vertus, mais il détruit la propriété de ces mêmes vertus. Dieu, loin de détruire les vertus théologales, les rehausse et ennoblit admirablement. La foi n’a donc garde d’être détruite en l’âme ; au contraire, elle est tellement fortifiée dans les choses essentielles à la religion qu’elle y devient inébranlable, et ce qui avait paru douteux à la raison faible et flotteuse est imprimé dans l’âme avec des caractères ineffables et ineffaçables. Ce que Dieu détruit est le propre raisonnement. Car, quoique la foi soit si conforme à la raison, elle ne peut admettre le propre raisonnement. Il faut marcher de foi en foi d’une foi qui ne nous est obscure qu’à cause de la faiblesse des yeux de notre entendement, dans une foi nue. Remarquez que c’est toujours foi, et non destruction de foi, ce qui serait une folie.

Nous l’appelons foi nue parce qu’elle est si pure qu’elle n’admet aucun raisonnement pour croire. Elle croit parce que cela est, sans chercher de certitude ni de lumière. Car loin que les lumières et les certitudes servent à la foi, elles la détruisent, car qui dit croire suppose qu’on ne voit point, qu’on ne sait point. On ne croit point ce qu’on voit ni ce dont on est certain. La foi a en elle-même une certitude infaillible, mais cette certitude est en elle [331] et non en moi1 ; ainsi je dois m’attacher uniquement à elle, sans chercher en moi des certitudes qui lui seraient entièrement contraires et qui ne m’assureraient jamais moi-même. Car les mêmes raisons qui m’assurent aujourd’hui, seraient détruites demain par d’autres raisons qui me paraîtraient plus probables2 ; ainsi, je rendrais ma foi sujette à mon raisonnement, au lieu de captiver mon raisonnement sous le joug certain et infaillible de la foi.

Dieu ne détruit donc pas la foi : Il l’affermit et la perfectionne par la destruction de tout raisonnement, de toute lumière acquise et infuse, qui sont entièrement opposés à la foi. L’amour pur et généreux n’admet rien non plus de toutes ces choses : il soutient la foi en l’âme, lui faisant sentir que tout ce qui n’est point Dieu est indigne d’elle. Ainsi la foi sert, également avec la pure charité, à perdre l’âme en Dieu, où la foi se trouve absorbée et surmontée par la charité et non pas détruite ; au contraire, elle acquiert dans l’amour une dignité qu’elle n’avait point auparavant. [332]

1La foi étant un élan ne peut s’appuyer sur nous-même.

2On trouvera un écho de ce recours à la foi seule jusques chez S. Kierkegaard, influencé par G. Tersteegen disciple de Poiret : ainsi dans son Post-scriptum il nous présente un philosophe âgé qui découvre le nouveau livre qui remet son système en cause.

 8. Danger des voies extraordinaires.

Nous1 sommes bien éloignés de vouloir poser des bornes à la puissance de Dieu, et nous sommes persuadés qu’il y a différentes routes, quoiqu’elles doivent toutes aboutir au même chemin, qui est Jésus-Christ. Mais si on ne pouvait pas se méprendre, saint Jean ne nous dirait pas1a d’éprouver les esprits, et2 : « Ne croyez pas à toutes sortes d’esprits. Vous ne savez pas de quel esprit vous êtes poussés », dit Jésus-Christ . Le zèle peut donc venir d’un bon et d’un mauvais esprit, c’est pourquoi le discernement des esprits est si nécessaire. Notre-Seigneur Jésus-Christn’a-t-Il pas dit3 que, dans les derniers temps, il y aurait des faux prophètes ? Et plus ces derniers temps approchent, plus nous devons craindre et pour nous et pour nos frères : la charité chrétienne demande cela de nous. Il ne suffit pas d’une bonne intention pour n’être pas sujet à la méprise, car les apôtres avaient [333] de bonnes intentions dans leur zèle. Et si l’Ange de ténèbres ne se transformait pas en Ange de lumière4, il n’y aurait pas tant de méprises, et on ne nous en aurait pas précautionnés.

L’Esprit souffle où il lui plaît5 : c’est au fruit qu’on connaît l’arbre6, car les voies extraordinaires doivent porter des fruits extraordinaires. Quand cela n’est pas, nous devons les suspecter. Les prophètes de Baal étaient en grand nombre, mais il n’y avait qu’un prophète du Seigneur7, et je vous assure que l’Esprit du Seigneur ne se communique guère de la sorte. Le prophète Balaam a dit8 des choses plus admirables que les autres prophètes.

Lorsqu’une impulsion extraordinaire fait agir, et qu’un esprit étranger commande avec empire, tout ce qui se dit dans ce temps doit être la vérité et ne doit point impliquer contradiction. S’il est vrai que ce soit Dieu, tout ce qui se dit dans ce temps actuel de l’impulsion d’un esprit étranger doit être absolument véritable ; si cela n’est pas, il faut conclure que l’Ange des ténèbres s’est transformé en Ange de lumière.

J’estime tout à fait la droiture et les bonnes qualités de N., mais qu’il se souvienne que les Pères des déserts envoyèrent éprouver saint Siméon Stylite et ne l’éprouvèrent que sur son obéissance9, tant les voies extraordinaires ont toujours été suspectées et examinées de près. Ce grand saint ne fut-il pas trompé lui-même lorsqu’il allait monter sur le chariot de feu, croyant être enlevé au ciel comme un autre Elie10 ? [334]

L’attache et l’amour de l’extraordinaire vient ordinairement d’un goût secret de notre propre excellence, ce qui fait que nous nous imaginons facilement que Dieu nous meut et nous pousse ; et cet amour ou certitude en nous-mêmes des choses extraordinaires est [le lieu] où la propre excellence se mêle le plus, et par conséquent ce que le démon contrefait plus facilement. Si le démon ne faisait faire que des choses mauvaises, il serait bientôt reconnu, et le cœur droit le discernerait d’abord et s’en défierait. Le diable est éloquent, il parle de Dieu parfaitement, il est chaste, il souffre ; mais il est toujours démon, parce qu’il ne saurait être humble, simple et docile. Le démon paraît zélé, charitable ; il n’est rien moins que cela. Ce fut l’amour de la propre excellence qui le fit tomber du Ciel ; il tâche de nous inspirer la même chose. C’est pourquoi saint Paul dit11 : Quand je donnerais mon corps aux flammes, etc. Si je n’ai la charité, je ne suis que comme un airain battu, car l’airain fait grand bruit lorsqu’on le frappe, mais il est vide par le dedans.

Ce qui est impétueux au-dehors est souvent vide. L’Esprit du Seigneur, dit Elie12, n’était point dans le vent impétueux, lorsqu’il était à la porte de sa caverne ; il n’était ni dans le feu ni dans la commotion ou tremblement de terre ; mais il se trouva dans le zéphir, parce que l’inspiration du Seigneur est délicate. Mais dira-t-on, le zèle d’Elie a été fort impétueux ? Cela ne venait que pour des grandes choses, et la prophétie était accompagnée de la vérité et du don de miracles : hors de cela, il passait sa vie dans la solitude et sur la montagne, ou dans les cavernes. [335]

Tout se passait dans l’Ancien Testament par l’extraordinaire. Mais depuis la naissance de Jésus-Christ, plus les choses sont simples et paraissent arriver comme tout naturellement, plus elles sont de Dieu. Ce qui arrive à Jésus-Christ,lorsqu’Il naît dans une étable, arrive comme tout naturellement: la Sainte Vierge est obligée de se faire enrôler, étant de la race de David, et obéissant aux puissances temporelles ; ne trouvant point de place dans les hôtelleries, Il est obligé de naître en une étable ; Il fuit en Egypte pour éviter la persécution comme un homme ordinaire. Il n’y a que les dernières années de Sa vie où, étant obligé de fonder Son Eglise et de détruire celle qui était établie sur des miracles si éclatants, Il fait quelques miracles et guérisons. Sa doctrine est simple et naïve, mais pleine d’une grâce divine. Il ne laisse pas, dans cet état tout simple, d’accomplir les Ecritures. La vie cachée a été Sa nourriture : il semble que le peu qu’il y a eu d’éclatant, Lui échappait comme malgré Lui, car durant trente années il n’est rien dit de Lui que ces paroles : Et il leur était soumis13, à la réserve de Sa dispute au milieu des docteurs. Mais pour faire voir qu’Il ne faisait des miracles éclatants que pour gagner un peuple mené par l’extraordinaire et dont le goût était l’extraordinaire, Il a voulu mourir pauvre et nu au rang des malfaiteurs, préférant la pauvreté, la souffrance, l’humiliation, le mépris et la confusion à tout le reste. Il semblait détruire par Sa mort ignominieuse ce qu’Il avait établi par l’éclat de ses miracles, tant Il préférait l’un à l’autre. La Sainte Vierge a mené une vie commune. [336]

Mais enfin, tendons à n’être rien ni à nos propres yeux ni à ceux des hommes, etnous serons dans la vérité. Le démon n’entre point dans ce sentier, il s’en éloigne, parce qu’il est naturellement superbe.Je prie Notre-Seigneur de faire entendre la vérité de ces paroles et de les imprimer dans le cœur d’une personne que j’estime véritablement, et auquel je souhaite le vrai bien, qui est qu’il soit animé de Jésus-Christ, simple, petit, tranquille, renoncé et mourant à tout. Amen, Jésus.


1Ecrite à l’occasion de certains nouveaux prophètes qui, se voyant désapprouvés de l’auteur dans une lettre (Voir la lettre 124 du 4e volume des lettres [éditée dans ce volume, D.4.124]), répliquèrent là-dessus qu’on voulait poser des bornes à la puissance de Dieu, etc. (Dutoit). – Il s’agit decamisards émigrés, « french prophets » qui firent sensation en Angleterre et en Ecosse, (ils passèrent à Edinburgh en 1709) : « their whole bodies trembled and twitched […] the messages which came from the lips of these unconscious instruments were of destruction because of God’s wrath. They called for repentance… » (v. la notice qui leur est consacrée par Henderson, Mystics of the North-East, p. 191-196). Toute une littérature de controverse se développa autour d’eux ; Henderson édite une correspondance à leur sujet entretenue par G. Garden, ami de Poiret et guyonnien (Id., p. 224).


1aI Jean, 4, 1.

2Luc, 9, 25.

3Mt, 7, 15.

4II Corinthiens, 11, 14.

5cf. Jean, 3, 8.

6cf. Mt, 7, 16-20.

7III Rois, 18, 22.

8Voir Nombres, chap. 23 et 24.

9Voir Rosweidi Vit. Part. L. I. p. 177. (Dutoit).

10Voir sa vie, chap. 6, dans les Vies des saints Pères des déserts. (Dutoit).

11I Corinthiens, 13, 1-3.

12III Rois, 19, 11-13.

13Luc, 2, 51.

 9. Résistance à Dieu, peines et abandon.

Quand je ne serais pas aussi convaincue que je la suis, ma chère sœur, que tout ce qui n’est pas fait par amour, mais avec gêne et contention, ne saurait subsister longtemps, votre lettre m’en aurait persuadée. L’homme est tellement né pour la liberté que tout ce qui le contraint lui est un supplice, parce qu’il le met dans un état violent ; et cette nature contrainte est comme un oiseau, qui a rompu le filet qui le retenait, et qui prend d’autant plus d’essor qu’il avait été plus gêné. Il vous est arrivé de même : vous vous êtes jetée dans l’autre extrémité, et vous avez donné l’essor à vos passions parce que vous vous étiez gênée avec excès. L’amour sacré fait faire sans gêne les choses les plus gênantes, et tout le bien dont il n’est pas l’auteur, est un supplice.

Vous avez eu grand tort de vous prendre à [337] Dieu de toutes vos peines, puisque, loin qu’Il en soit l’auteur, c’est vous qui vous [vous] les êtes causées, par la résistance que vous lui avez faite. Et vous avez éprouvé par là la vérité de ce passage : Qui a pu résister à Dieu et vivre en paix1 ? Dieu vous avait fait une très grande grâce qui était de vouloir vous conduire Lui-même à Sa mode et non à la vôtre. Au lieu de vous soumettre à Lui, vous Lui avez toujours résisté, et cette résistance a été la source du dérèglement de vos passions et ensuite de toutes vos peines. Si vous aviez soumis votre cœur et votre esprit au fort et puissant Dieu, Il vous aurait conduit, et vous auriez éprouvé une liberté douce, ainsi que Jésus-Christle dit Lui-même : Si le Fils vous met en liberté, vous serez véritablement libre2.

Or, cette liberté consiste à être assujetti à ce Fils bien-aimé qui est à notre égard voie, vérité et vie3 : voie pour nous conduire, vérité pour nous éclairer comme notre lumière et nous instruire comme notre Maître, et vie pour nous animer. Vous vous êtes opposée à tout cela : vous avez voulu suivre votre propre voie que vous vous étiez tracée vous-même, et vous n’avez pas suivi Jésus-Christdans le chemin où Il voulait vous mener ; et vous avez voulu suivre les règles et les méthodes de votre propre raison, et n’avez pas reçu la vérité ou lumière, Jésus-Christ ; vous avez voulu vivre en vous-même et dans votre bien-être, et Jésus-Christ voulait être votre vie, que vous ne vécussiez [sic] plus, et qu’iI vécût seul en vous. Dieu est infiniment [338] jaloux de Son domaine et de Sa sainteté : Il voulait vous assujettir à Son empire, et vous Lui avez résisté pour agir à votre mode ; Il voulait être saint en vous, et que vous Le laissassiez agir en vous sans vous en mêler, et qu’Il fût Lui-même votre sainteté, ainsi qu’il est écrit : Je me sanctifie moi-même pour eux4.

Que faut-il faire pour remédier à cela ?C’est de laisser Dieu faire tout en vous, sans vouloir vous en mêler ni y mettre la main, sous quelque prétexte que ce puisse être, car, ma très chère sœur, toutes peines de révolte contre Dieu ne viennent que de nos résistances. Lorsque nos peines viennent simplement d’épreuves de Dieu, elles font souffrir à la vérité, mais ces souffrances, quelques grandes qu’elles soient, sont accompagnées, si ce n’est d’une résignation aperçue, du moins d’un fond soumis qui ne résiste pas. Le trouble vient de la même chose lorsque ce trouble dure. Car la paix sèche et le non-trouble ne quitte point une âme qui ne résiste pas à Dieu. Que faut-il donc faire ? Rien, rien, rien, mais vous abandonner à Dieu sans réserve. Il faut le laisser maître de votre oraison et de toute votre conduite, et vous vous trouverez tout autre. Que votre oraison soit une simple exposition devant Lui ; restez abandonnée ensuite. Vos actes, vos prières ne sont que des assurances que vous cherchez et des appuis à la nature que Dieu rejette, et où vous ne trouverez jamais la paix. Vous vous éloignez toujours plus par votre activité du but que vous cherchez. Si vous saviez vous abandonner à Dieu en temps et en éternité, ce serait la meilleure préparation à la mort que vous puissiez faire, et votre salut serait [339] d’autant plus assuré en Dieu, qu’il le serait moins en vous.

Il ne faut pas croire que Dieu rejette tout le bien que vous voulez faire. Ce n’est pas le bien que Dieu rejette : Il en est incapable, puisqu’Il est la sourcede tout bien. Mais le bien n’est bien, qu’autant qu’Il le connaît pour tel et qu’il est selon Sa volonté. Ce que Dieu rejette, ce sont les œuvres propriétaires, ou la propriété dans le bien, c’est-à-dire ces œuvres dont nous sommes en quelque sorte le principe, quoique la grâce les accompagne, l’opération du moi, ce qui m’est propre, qui sont les œuvres de la volonté de l’homme, et non celles de la volonté de Dieu qui sont les vraies bonnes œuvres, et non une multitude d’œuvres propriétaires qui n’ont que très peu de valeur devant Dieu. Dieu vous avait choisie pour vous conduire, et pour faire, comme dit l’Ecriture5, en vous, toutes vos œuvres. Loin de céder à ce Dieu plein d’amour et de bonté, vous Lui avez résisté de toutes vos forces, et avez été par cette résistance la cause de toutes vos peines. Il voulait vous rendre heureuse, et vous vous êtes rendue misérable.

Quittez donc toute action, toute pratique, qui ne sont pas absolument nécessaires dans votre état : abandonnez-vous à Dieu pour le temps et l’éternité. Laissez-Lui opérer votre salut, qu’Il vous prépare Lui-même à la mort. Vous retrouverez la paix, la liberté, la joie, et peut-être la santé, car la peine de la résistance altère souvent l’esprit, cause la folie ou le désespoir. Laissez tout faire à Dieu, ne vous mêlez plus de l’œuvre. Vous avez fait trop de tentatives inutiles [340] et trop vu votre impuissance. Il y a trop longtemps que vous résistez à Dieu ; cédez-Lui une bonne fois pour ne vous plus reprendre et ne plus vous mêler de vous.

Méprisez les ruses du démon, qui veut vous donner de la vanité. C’est pour vous tirer de l’oraison simple qu’il vous embarrasse l’esprit de tout cela. Car comment prendre de la vanité d’une chose où vous n’avez aucune part, et dont Dieu seul est le principe ? Ayez de la vanité de ce qui est à vous, on vous le permet. Or vous n’avez en partage que le néant et le péché ; c’est ce qui vous appartient, tout le reste est à Dieu. C’est donc à Dieu, selon l’Ecriture, qu’appartient la gloire de toutes nos œuvres6. Ne nous glorifions comme saint Paul7 que de nos faiblesses.

Je vous porterais compassion de toutes vos peines que vos résistances ont causées, si je n’espérais qu’elles vous rendront fidèle à vous laisser conduire à Dieu, et que vous étant si mal trouvée de vous être mêlée de vous, vous n’aurez plus envie de le faire. Pour le mépris de vos sœurs, c’est une excellente chose qu’il faut recevoir de tout le cœur.Je prie Dieu qu’Il vous soit toutes choses8.

1Job 9, 4.

2Jean 8, 36.

3Jean 14, 6.

4Jean 17, 19.

5Isaïe 26, 12.

6Isaïe 26, 12 et Matt. 5, 16.

7II Cor. 11, 30.

8La destinataire inconnue pourrait être sa cousine, Melle de la Maisonfort.

 10. Perte de la raison et de la volonté.

Ce que fait la foi est premièrement de s’élever sur le débris de notre raison ; elle combat [341] souvent et très longtemps : quelquefois la raison paraît la surmonter, d’autres fois tout est balancé ; et cela arrive souvent et dure longtemps. La peine alors de l’homme, et de l’homme raisonnable qui avait ajusté toutes choses dans la même raison autant juste qu’éclairée, est de sentir que peu à peu cette raison claire et ferme le quitte, et ne le quitte pas pour lui donner une lumière de révélation divine, certaine et brillante, mais pour le mettre dans l’obscurité et dans l’incertitude. Cela est toujours plus de cette sorte jusqu’à ce que la foi, par son obscurité sèche et pénible, ait réduit l’âme dans un si grand aveuglement qu’elle ne va plus qu’à tâtons, et ensuite, ne pouvant plus marcher, elle est contrainte de s’abandonner sans réserve à un guide inconnu qui ne lui dit pas où il la mène, mais qui veut qu’elle s’en fie à lui lorsqu’il paraît l’égarer et la mener par des routes entièrement opposées au chemin que la raison lui avait tracé.

L’âme conduite de la sorte, voyant que ses soins sont inutiles, que sa raison est sans lumière, qu’elle perd peu à peu tout pouvoir d’user d’elle, et que les efforts qu’elle a faits pour s’en servir sont inutiles, est contrainte de s’abandonner sans réserve, de perdre toute voie et de marcher aveuglément dans un chemin qui lui paraît sans route et où elle ne trouve personne qui l’assure de la bonté de ce chemin : au contraire, l’on ne parle que de pertes et de précipices autant inévitables qu’ils sont affreux. C’est alors que la foi s’exerce parfaitement, et qu’elle fait un trophée à Jésus-Christde la ruine de la raison ; c’est alors qu’Il devient notre propre conduite et qu’Il semble que la foi disparaisse pour [342] donner lieu à Jésus-Christ,Sagesse éternelle, de nous conduire Lui-même.

Il est à remarquer qu’à mesure que la foi travaille, en la manière que je l’ai dit, sur notre raison, la charité, encore plus active que la foi, travaille sur la volonté et fait perdre à l’âme tout dégoût, tout vouloir et non-vouloir, de sorte qu’à mesure que l’homme perd toute route et tout moyen de se conduire, il perd aussi tout vouloir d’en avoir. Et cela va si loin qu’il perd même à la fin la puissance de vouloir et de raisonner : il demeure assujetti à Jésus-Christ qui veut et ordonne tout ce qui Lui plaît et en la manière qu’il Lui plaît.

Quoique la foi travaille en même temps, le triomphe de la charité paraît le premier. Il semble à l’âme que la volonté soit bien plus tôt détruite que la raison, et qu’elle perd très longtemps le pouvoir de vouloir avant que de perdre celui de raisonner ; cela est de la sorte. Et cependant, dans la fin, l’on s’aperçoit que la volonté est ce qui se consume le dernier, et que c’est en elle que la raison se termine, que la charité absorbe la foi et que tout se trouve réuni dans la pure charité, qui est Dieu même.

Je ne vous parle point de l’espérance, quoiqu’elle soit inséparable des deux autres. C’est elle qui soutient longtemps dans le désespoir même, et c’est elle cependant qui se perd la première, car celui qui espère est supposé avoir le désir de ce qu’il espère, car l’on n’espère pas ce que l’on ne peut vouloir.

Il serait inutile à un homme aussi pénétrant que vous l’êtes1, d’expliquer les choses plus au long : il suffit que c’est là votre route sans route, et que c’est où l’on vous veut conduire [343] et où l’on vous conduira sans doute, parce qu’il faut qu’un autre vous possède. Conduisez-vous par la raison tant que vous vous possédez vous-même, mais de quoi vous peut servir votre raison lorsqu’un plus puissant que vous vous veut conduire par un chemin tout contraire ? Je vous dis avec Jésus-Christ parlant à saint Pierre : Lorsque vous étiez jeune, vous alliez où vous vouliez ; mais lorsque vous serez devenu vieux, un autre vous ceindra, et vous mènera où vous ne vouliez point aller1.Oh ! n’est-il pas juste que Jésus-Christ règne ! qu’Il règne et que je périsse !

1Poiret ?

2Jean 21, 18.

 11. Fermeté dans l’abandon.

La lettre que je vous avais écrite a fait dans votre âme l’effet que Notre-Seigneur en prétendait, qui est de vous élargir le cœur et vous communiquer paix et force pour passer l’état qu’il veut assurément vous faire passer. Ce qui a duré tout le temps que vous êtes restée fixe et ferme à ne vous épargner en quoi que ce soit de tout ce que Dieu pourrait vouloir de vous ; ce qui comprend bien des choses. Car quoique l’on ne pénètre pas en détail ce que Dieu pourrait vouloir, ce qu’Il ne montre pas toujours, ce consentement implicite suffit, comme la Sainte Vierge, en consentant à être la mère de Dieu, consentit implicitement à tous les travaux et les suites de cette maternité.

Soyez donc assurée que Dieu ne fait jamais rien faire d’extraordinaire à une âme qu’Il n’ait tiré son consentement, ou implicitement ou en [344]détail. Si vous étiez restée ferme à cette résolution de vous abandonner sans réserve, votre paix aurait toujours duré ; mais la nouvelle qui est venue vous a mise en réflexion et en retour sur vous-même, et par cela vous êtes rentrée en vous, car vous deviez agir, n’ayant un quart d’heure, comme devant y être plus longtemps. Etant rentrée en vous, vous êtes tombée dans la réflexion, et les avis du P.1, étant venus au secours de votre raison, ont fait du ravage en votre âme. Vous ne devez pas vous étonner de cela. Cela vous arrivera bien des fois avant que vous soyez établie dans l’état ferme d’abandon. Plus vous avancerez et vous précipiterez avec courage, plus vous serez forte, mais non pas à couvert de ces vicissitudes d’embarras, de peines et de scrupules, qui seront d’autant plus violents que l’état sera plus poussé et que la raison y perdra toute prise.

Le P., n’étant pas hors de la raison illuminée de la foi, ne peut pas conduire dans un chemin qui le passe absolument, de sorte qu’il est impossible que vous entriez sans vous troubler dans ce qu’il vous dit, ni qu’il entre dans votre voie, qui sera toujours pour lui abîme impénétrable. Et c’est la différence des âmes poussées violemment par le démon d’une manière ouverte ou cachée qu’il leur reste toujours l’appui de la violence ; et quoiqu’elles ne le voient pas et se croient bien perdues, la marque qu’elles ne le sont pas autant qu’elles se le persuadent, est qu’une perte plus naturelle, plus insensible, et où il ne paraît rien de violent, les effraie, et ils ne la peuvent supporter même en choses de moindre conséquence.

Soyez donc fidèle, au nom de Dieu, non à [345] vous regarder et à suivre une fidélité qui vous paraisse telle, mais à vous perdre à l’infini : c’est la voie de Dieu sur vous. Tout ce qui n’est point cela, quelque grand et saint qu’il vous paraisse, et qu’il le soit en effet pour les autres, ne l’est point pour vous. Les conseils qui ne sont pas perte totale peuvent bien vous arrêter quelque temps, vous brouiller et vous faire entrer en vous-même ; mais ils ne vous communiqueront jamais paix et joie au Saint-Esprit, largeur et immensité dans l’immensité même. Je ne m’étonne point du dégoût ; cela vous fera un bon exercice. Mais portez tout avec courage ; c’est le temps de tout dévorer.

Quoique les dispositions où vous ont mise les conseils du P. soient bonnes en elles-mêmes et admirables pour une âme autre que la vôtre, elles ne vous sont pas utiles, parce que votre défaut n’est pas la présomption, mais la timidité, et que vous avez besoin de courage pour avancer et de vous perdre absolument de vue, de sorte que tout ce qui vous arrête en vous pour peu que ce soit, quand ce serait pour y pratiquer les plus admirables vertus, n’est plus ce qu’il vous faut. Aussi Dieu, qui a de vous un soin particulier, en vous remettant dans votre place a réveillé en vous l’instinct d’avancer et d’outrepasser tout, ce qu’il a appuyé d’un nouveau courage pour vous perdre, puisque vous ne pouvez avancer qu’en vous perdant.

Laissez donc tous les conseils et votre raison pour vous perdre dans l’abîme inconnu où Dieu vous conduira Lui-même si vous Le laissez faire, et si vous suivez en paix Ses démarches, sans vous regarder un moment sous quelque prétexte que ce puisse être. Ceci est ce que Dieu [346] veut de vous ; n’hésitez plus. La conformité de ces avis à ceux de M. Bertot2 devrait vous assurer. Mais il ne s’agit pas de chercher d’assurance, mais de vous perdre. Il vous viendra souvent dans l’esprit que vous êtes trompée et que l’on vous trompe. Ne cherchez point dans la raison des arguments pour prouver le contraire, mais dévorez tout cela, et soyez affamée de votre perte, vous mettant avec générosité au-dessus de vous-même et de tout intérêt quel qu’il soit. Je sais bien à qui je parle, et ces avis ne sont que pour vous.

1Le P[ère] n’est pas connu.

2Des lettres et opuscules de Bertot (1620-1681), le maître de Madame Guyon, circulaient entre la France et la Hollande avant l’édition du Directeur Mystique.

 12. Fidélité dans la voie de la perte.

Qui peut mettre des bornes au pouvoir divin pour dire : « Si l’état a été de Dieu, il doit suivre telle et telle chose » ? On veut se soutenir par quelque endroit, et lorsque tout soutien manque, c’est alors que l’esprit subtilise1 pour en trouver en quelque chose. Se reprenne et se garde qui pourra ! Pour moi, je ne puis ni ne veux faire autre chose que de me laisser davantage. Plus ma perte est assurée, et plus je suis bien, puisque celui qui n’a prétendu que de se perdre doit être entièrement content lorsque sa perte est plus sûre. Mais vouloir trouver son salut en soi-même lorsqu’il faut tout perdre en Dieu, ou prétendre sortir de sa perte, c’est n’être qu’à demi-perdu.

O vous qui êtes à Dieu, et qui valez quelque chose, conservez ce qui vous reste, ou tâchez de retrouver ce que vous avez perdu. Mais [347] pour ce cœur, il demeure perdu sans ressource, et a plus d’horreur de se regarder soi-même que du diable. Que Dieu garde ce qui est à Lui, ou qu’Il laisse perdre ce qu’il ne veut pas, que Sa volonté soit faite ! Mais il est impossible à une âme perdue en Dieu de se trouver pour s’observer, non seulement comme dans l’état passif, où cela est bien d’une autre manière ; mais c’est que celui qui n’est plus ne peut s’observer ; s’il se trouve pour cela, il est quelque chose. L’âme peut bien voir ce qu’on lui fait voir, mais ce n’est plus en elle ou comme à elle, mais hors d’elle. Il n’y a rien que le rien et la perte totale pour cette âme.  Oh ! brûlez, perdez, s’il y a encore à perdre, ou s’il reste quelque chose ou au-dehors ou au-dedans qui ne soit pas perdu ! Ô Dieu, vous avez tout pouvoir ! Traitez du moins cette créature à Votre gré, mais j’aimerais mieux périr mille fois que de me trouver pour faire le moindre bien par moi-même.

Ô homme, tu veux toujours subsister en quelque chose ! Tu veux te trouver dans ta perte ! Tu veux ton salut pour toi où tu disais te vouloir perdre ! Ô Dieu, soyez seul Dieu ! Faites à jamais de ce méchant néant tout ce qu’il Vous a plu ! Qu’il soit effectivement perdu ! Il n’a pas prétendu autre chose lorsqu’il s’est jeté dans l’abandon entier, il n’a point espéré qu’un secours favorable l’en tirerait. D’où vient donc que lorsqu’il se voit comme dans l’abîme, il frémit, il pâlit, il regarde de tous côtés s’il lui peut venir quelque secours, et n’en trouvant point, il se plaint à soi-même d’y être tombé ?

Ô âme, demeure dans ton rien ! Il faut y mourir, il faut y suffoquer, il faut tout perdre sans [348] espoir de le retrouver jamais. Mais hélas ! Où est le cœur qui est absolument sans tendance ou sans espérance, ou qui, après la perte de toute espérance conçue et de tout appui, n’a pas quelque sombre douleur? ...2

1Entre dans des subtilités.

2Le reste de cette lettre manque. (Dutoit).  

 13. D’assurance dans la voie de la perte.

Vous demandez trop de raison, et vous voulez trop raisonner et trop d’assurance. Je n’ai nulle règle à vous donner, vous ferez ce que Dieu vous inspirera : soit que vous résistiez, ou que vous suiviez Ses mouvements, Il vous instruira par votre expérience, et Il ne vous laissera jamais égarer, ni rien retenir, sans vous faire sentir, par la gêne où Il vous mettra, ce qu’Il veut de vous. Soit que vous mouriez de douleur ou d’autre chose, c’est toujours mourir, mais, croyez-moi, si vous mourez, ce sera d’une bonne mort. Plus vous serez peinée, plus vous aurez de santé : Dieu est assez fort pour soutenir votre santé et votre esprit. Et quand il les faudrait perdre, tout n’est-il pas à Lui ? Je n’ai donc rien à vous dire là-dessus, sinon de vous laisser à Dieu : Il saura fort bien faire de vous tout ce qui Lui plaira. Pour M., il s’étrangle et le doit toujours faire, ne suivant rien que le mouvement de Dieu, et non de la cupidité.

Je n’ai aucune assurance à vous donner : peut-être serez-vous perdue1 tout de bon, je ne suis [349] caution de rien. Vous voulez des règles et des mesures dans ce qui est fait pour faire perdre toute mesure. Laissez-vous à Dieu, et faites ce qu’Il vous fera faire. Quand je ne serais plus au monde, Dieu saurait bien vous faire tomber dans l’abîme.

Communiez le plus souvent que vous pourrez. Ne craignez point ce que vous m’avez mandé, Dieu ne le permettra jamais. Je ne suis nullement surprise de toutes les pensées que vous avez, si cela n’était pas de la sorte, vous ne mourriez jamais à vous-même. Il est bon qu’il y ait quelque chose en vous de particulier qui vous fasse perdre toute assurance.

Soyez persuadée que N. est capable de tout ; si vous avez mouvement de lui parler, il ne vous en faut point retenir par les considérations de votre raison. N. a passé des trajets qu’assurément vous ne passerez pas. Je n’ai jamais parlé à lui, mais je n’en suis pas moins savante. Il y a une manière de se connaître qui n’attend pas la découverte des personnes mêmes.

Vous voudriez être perdue et trouver des assurances dans votre perte, cela est tout à fait impossible. Il faut que tout périsse, il ne doit point y avoir de réserve pour Dieu. Vous n’êtes pas à bout de douleur et d’angoisse. Il est inutile que vous cherchiez de l’appui dans l’exemple d’autrui. Dieu ne permettra pas que vous en trouviez. Et quand vous verriez plusieurs exemples semblables au vôtre, Dieu permettra plutôt que vous crussiez toutes ces personnes dans l’illusion que de vous les laisser voir comme appui.

Laissez-vous donc sans autre soutien que la perte même où le cœur se glace par l’assurance de sa perte totale, qui sera bien autre lorsque [350] vous verrez les choses augmenter, loin de diminuer, et aller contre les idées d’état et de perfection, même dans cet état que vous vous êtes figurée selon vos vues. Plus vous avez été sage et prudente, plus vous avez eu d’égard2, plus tout vous paraîtra étrange. Je ne dis pas de vous précipiter, car je serais bien fâchée que vous prissiez de loin des idées de faire ou de ne pas faire. Mais je vous laisse à Celui qui saura bien vous faire faire Sa volonté, et après, ôter toute idée que vous l’ayez faite pour ne vous laisser voir que la nature toute pure. Et ce qui est pis, c’est que souvent l’on fait les choses comme une bête sans savoir pourquoi on les fait.

1Au féminin chez Dutoit. On appréciera la vigueur de la direction donnée.

2Avoir égard : surveiller, examiner.

 14. Communications des esprits. Souplesse sous Dieu.

Les esprits purifiés non par leur propre vertu, mais par l’abandon parfait et par le passage de leur volonté en celle de Dieu, s’écoulent les uns dans les autres, et tous ces ruisseaux ainsi mélangés se perdent dans la mer et ne font qu’une même chose avec elle. L’âme de David1 fut collée à celle de Jonathas lorsqu’il le vit, parce qu’ils se trouvèrent conformes : c’est un échantillon de la pénétration des esprits bienheureux. Il me semble que tous les mystères du temps et de l’éternité s’éprouvent dès cette vie.

Vous verrez bientôt comme Dieu ôte à [351] l’âme toute répugnance quelque légère qu’elle soit, pour tout ce qu’Il peut ordonner d’elle, et cela à tel excès qu’elle ne voit rien de bon ou de mauvais que ce que Dieu voit pour elle. Elle n’a plus nul retour, comme elle n’a plus d’intérêt. Si elle craint plus une disposition qu’une autre, quelque étrange et pleine de misères qu’elle lui paraisse, elle vit et subsiste encore, et n’est point propre à être perdue en Dieu. Un corps mort se laisse jeter par les vagues de la mer également dans la boue ou sur le sable, dans les abîmes ou sur les rochers. Le corps vivant se défend de tout cela, et tâche avec un reste de force de gagner le rivage et d’approcher du bord ; à mesure que ses forces se perdent, il se laisse emporter au gré des ondes, mais il se laisse emporter comme malgré lui ; il a ou quelques rayons d’espérance, ou bien il est saisi de transes mortelles et accablé de désespoir. Mais sitôt qu’il est expiré, il n’a plus aucune de ces choses, ni crainte, ni désespoir, ni répugnances : il est balloté et le jouet des vagues ; cependant il n’a aucun intérêt pour soi, quel qu’il puisse être ; il en est incapable. Et si l’âme est bienheureuse, ne voit-elle pas avec plaisir son corps être le jouet des ondes, comme elle a été le jouet de la Providence ? C’est la fortune d’un homme abandonné à Dieu que d’être de cette sorte le jouet de la Providence.

Je vous dis ceci, car c’est à quoi vous êtes particulièrement destiné, à cette souplesse infinie sous la main de Dieu. Il vous jettera quelquefois dans la boue, d’autres fois Il vous mettra sur le sable ; et lorsqu’il vous paraîtra être arrivé au port, de cette même main, comme une vague, Il vous enfoncera dans le plus profond [352] de Lui-même2, et tout cela sans que vous changiez de situation.

Regardez-vous donc comme une personne qui n’est plus à soi, et qui étant achetée d’un grand prix, est dans l’absolue disposition de celui qui l’a acquise. Votre affaire est de vous laisser en la main de Dieu : qu’Il sauve ou qu’Il perde, qu’Il tue s’Il veut, qu’importe ? Ô M[onsieur], que j’embrasse de tous les bras de mon cœur, soyez à Dieu de cette sorte, et avec tant de dégagement pour vous-même, qu’à quelque état qu’Il permette que vous soyez réduit, vous ne tâchiez pas d’y apporter de remède. Ne vous regardez pas même, mais portant les intérêts de mon Dieu et de Sa volonté souveraine, entrez dans Son parti contre vous-même : frappez ce qu’Il frappera, laissez tout enlever sans exception. Qu’Il profane, s’Il veut, Son lieu saint, qu’Il détruise les sabbats, qu’Il renverse les autels, qu’Il y mette la désolation ; tout cela ne vous touche plus. Plus vous serez appauvri, couvert de boue en apparence, et plus vous serez bien, supposé l’entière désappropriation et la perte de tout intérêt. Vous verrez que le ver est fait pour la boue, et non pour être dans des lieux ornés, qu’il trouve là son centre et son repos. Et à mesure que la suprême partie de nous-mêmes est abîmée en Dieu et y trouve son parfait repos, ce qui est de nous en nous, ou plutôt ce qui appartient proprement à l’homme, trouve le sien 3 dans la misère et la faiblesse. Il n’y a que l’expérience qui puisse parfaitement instruire de ceci.

1I Rois 18, 1.

2Peut-être : de vous-même. (Dutoit).

3 II Cor. 4, 7-12, 9-1

 15. De la perte en Dieu.

 A L’AUTEUR :

Je suis comme une personne bannie de son pays, qui ne sait ni où elle est, ni où elle va, et à quoi aboutira la vie qu’elle mène, et qui néanmoins ne s’inquiète de rien et va au jour la journée, persuadée qu’elle perd son temps, et qui passe par-dessus tout, et est contente, gaie et libre plus qu’elle n’a jamais été. Mes fautes mêmes ne peuvent me toucher, quoique tout le monde les voie, et que je sois presque toujours convaincue que mon état n’est point ce que l’on pense ; que je suis sortie de ma voie par ma faute, pour n’avoir pas assez rempli chaque degré, et pour avoir trop peu nourri mon âme, n’avoir pas fait toutes mes actions, mes lectures, mes oraisons et communions avec assez de préparation, c’est-à-dire avoir suivi ma vivacité, et m’y être laissée emporter; et qu’enfin mon état est tout naturel ; que je ferais bien de me soumettre à recommencer et à reprendre mes règles pour toute ma journée et de m’y attacher malgré ma répugnance, qui n’est peut-être que naturelle, - le néant et la cessation de toutes choses que j’aime, et où je retombe toujours pour tout exercice, n’étant qu’inutilité en moi. Je me persuade que, si mon état est de Dieu, mes forces diminueront encore : car souvent je ne laisse pas d’avoir une paix ou calme aperçu ; souvent aussi il n’y a que l’égarement et la distraction.

REPONSE :

 [354] Vous dites bien que vous êtes comme une personne bannie de son pays, car le dessein de Dieu est de vous chasser de chez vous, où vous avez toujours demeuré d’une manière tranquille et paisible dans un fond vaste : il faut perdre toute demeure et être bannie de tous les êtres pour entrer dans le parfait néant. Si Dieu a de plus grands desseins sur votre âme, vous verrez par les pertes infinies qu’Il vous fera faire, combien vous êtes éloignée du parfait dénuement ; et ce que vous nommez perte et dureté, vous paraîtra un grand salut au prix de ce qu’il vous faudra éprouver. Dieu est impitoyable : ce que la guerre laisse, la famine le tue ; ce que la famine a laissé, est détruit par la peste ; et le feu consume ce que ces trois fléaux ont épargné. Voyez combien il y a encore à perdre avant que d’être perdue en votre être original.

Si vous croyiez que votre état fût bon, ce serait un grand soutien : il faut perdre toute confiance que cela soit. Je ne voudrais ni vous assurer, ni que vous fussiez assurée de n’avoir pas perdu votre voie et de ne l’avoir pas perdu par votre faute. Si vous ne perdiez jamais votre voie, comment vous égarer et vous perdre ? Celui qui se perd, ne se perd que parce qu’il s’égare et s’écarte de la route ordinaire qu’il ne peut plus retrouver.S’il marchait un chemin battu [355] et connu, quand il ne le serait que de lui seul, il ne s’égarerait jamais. Perdez donc toute voie, tout sentier, et n’en trouvez plus. Vous avez jusqu’à présent possédé votre voie, quoique d’une manière fort simple ; il faut à présent vous égarer pour vous perdre. Mais comment vous perdre ? Peut-être d’une manière toute divine, qui charme l’âme et l’enlève ? C’est tout le contraire : toutes ces assurances vous soutiendraient sur l’eau, et vous empêcheraient de tomber dans le fond de la mer où vous devez trouver tout votre bonheur. Il faut vous perdre dans la perte même, dans un précipice autant affreux qu’il est inconnu.

Comment recommencer une voie que l’on ne possède plus ? On est égaré, il est aussi difficile de trouver le commencement que la fin. Il ne faut plus penser à reprendre une voie, mais à marcher errant et vagabond dans le désert tant qu’il plaira à Dieu nous y laisser. Que si nous mourons en chemin, qu’importe ? Dieu sera glorifié de notre défaite. Si nous trouvons un abîme, et que nous tombons dedans sans trouver de main favorable pour nous en tirer, à la bonne heure : nous en serons plus tôt perdus. Il ne faut non plus se soucier de soi-même que d’un chien mort, ni de toutes les créatures. Dieu suffit à Lui-même, c’est assez. Notre intérêt n’est rien.

Oubliez-vous le plus que vous pourrez, et si vous tombez dans l’abîme, ne le regardez pas pour avoir compassion de vous-même. Je n’en aurai point non plus, je vous assure ; au contraire, comme cruelle, je me rirai de votre perte, votre égarement fera mon plaisir. Dieu semblera rire de vous, comme Il fait des pécheurs. [356] Oh ! que cela sera grand si cela vous contente ! comme il plaît infiniment à Dieu ! Dieu dissimule, pour ainsi dire, que cela Lui plaît, Il semble même S’irriter quelquefois. Tout cela ne doit point faire reculer : il faut demeurer dans l’abîme jusqu’à ce que Dieu en tire Lui-même. Vous avez raison de croire que vos forces diminueront encore. Soyez persuadée que la perte n’est qu’à peine commencée.

Je prie Celui qui m’a fait vous écrire cela de vous le mettre dans le cœur,vous donnant le courage qui vous est nécessaire pour vous perdre autant qu’Il le désire.

16. Perte totale, source de tout bien.

J’ai beaucoup de joie lorsque je reçois de vos nouvelles, parce que vous m’êtes chère en Notre-Seigneur, et vous la serez d’autant plus que vous vous perdrez davantage. Il est vrai que je ne le puis assez dire, qu’il se trouve peu d’âmes qui veulent bien se perdre sans ressources et entrer dans l’abîme sans fond avec un courage infini. C’est là où il n’y a plus de vue de récompense, puisqu’il n’y a plus qu’une assurance de perte totale sans rien qui puisse paraître de Dieu. C’est bien en se perdant que l’on sert Dieu pour Lui-même, et sans aucune vue de récompense, puisqu’il n’y a plus de propre intérêt et que l’on ne pense non plus à soi-même, pour le temps ni pour l’éternité, que si l’on n’était pas au monde. [357]

O heureuse perte, tu apportes tout bien ! Mais où te trouvera-t-on ? Hélas ! que tu es rare ! Je ne vois de tous côtés que des gens qui s’éloignent de toi et qui te regardent avec horreur, comme si tu devais leur apporter tous les maux, ignorant que tu es la source de tous biens, mais biens qu’ils ne trouveront jamais en eux-mêmes. Ils ne les trouveront qu’en Jésus-Christ, s’y perdant sans ressources, et après s’être perdus sans espoir, mais perdus dans la perte même.

J’avoue, N., que l’abîme dans toute son étendue est encore loin. Vous êtes cependant sur le bord de l’abîme, et déjà sur le penchant du précipice. Perdez-vous y sans retour, perdez-vous. Oh ! que si vous aviez assez de cœur  pour vous y jeter comme une folle ! Mais patience ! Perdez-vous donc peu à peu, puisque les choses sont disposées de la sorte. Souffrez, soutenez, mourez par les agonies effroyables qui vous sont préparées de toutes manières. Ne faites non plus d’état de votre âme, de votre corps, de votre santé, de votre propre salut, du temps et de l’éternité que d’un moucheron.

Mais que dis-je? Ne fais-je point un blasphème ? Non. Courage ! Dévorez, consumez. Perte, perte sans vue, sans retour, sans s’effrayer des folies de l’imagination, des désirs qui semblent venir du cœur, et de mille autres choses. Vous ne serez jamais mieux que lorsque vous croirez être absolument mal. Mais à quoi cela aboutira-t-il ? A l’abîme, à la perte, et perte sans ressource. Mais cela est horrible à penser ! Il le sera bien plus à dévorer. Ne vous épargnez donc pas, et ne dites pas : « Je pouvais éviter cela. » Vous ne l’avez évité que trop, puisqu’il [358] y a longtemps que vous avez été arrêtée en vous-même sous bons prétextes. Et vous y seriez peut-être restée toute votre vie, si Dieu n’avait pris soin de vous envoyer quelqu’un pour vous en tirer. Oh ! que vous étiez bien chez vous pour vous ! L’ordre et la paix y étaient admirables. Mais que vous y étiez mal pour Dieu, qui était privé de Son plaisir lorsqu’Il vous comblait de plaisirs ! Ne vous mettez non plus en peine des fautes que vous voyez dans les autres que de celles que vous faites vous-même. Laissez tout tel qu’il est.

Vous éprouverez souvent de pareilles angoisses à celles que vous avez souffertes. Mais courage ! Le temps de la mort est venu : il faut mourir sans miséricorde. Mourez par tout ce qui se présente à chaque moment, quel qu’il soit, sans vouloir ni ajouter ni réfléchir sur quoi que ce soit. Dieu saura vous faire des morts proportionnées à ce que vous êtes. Vous ne mourrez point selon vos vues, mais selon la volonté deDieu, et Ses desseins éternels. Vous verrez que Dieu agira en maître, et qu’Il vous fera entrer peu à peu dans ce qu’Il veut de vous. Courage sans courage ! Car la mort est longue, ennuyeuse et angoissante pour les sens.

Prenez les petits soulagements nécessaires pour votre santé. Oubliez-vous profondément, devenez cruelle sur vous-même. Il est temps de témoigner à Dieu votre amour. Vous L’avez aimé en vous, en goûtantl’amour : il faut L’aimer en Lui, sans goûter l’amour, dans la perte de toutes choses. Ô heureuse mort qui produit une si divine vie ! Ô heureuse perte qui opère un tel salut, non en nous, mais en Dieu ! Ô heureux néant qui donne le Tout. Mais que [359] dis-je ? Perte, mort, néant qui fait passer dans le Tout immuable, et change ce rien en Son Tout, sans qu’il cesse d’être rien: Dieu lui tient lieu de tout, sans y rien prendre pour soi. Dieu Se suffit à Lui-même, et c’est assez.

 17. Règne du pur amour.

Ô Amour! Jusqu’à ce que l’âme soit en la main de Dieu comme un chiffon serait en la main d’une personne pour se laisser tourner, mener, salir, et blanchir, elle n’a point le pur amour et l’abandon parfait. Tant qu’elle a quelque réserve, quelque reste de ménagement, pour petit puisse-t-il être, l’amour pur n’est point satisfait. Ô Amour, je commence de comprendre et de connaître, du milieu du profond abîme de boue où je suis descendue, quel est votre règne parfait.

Dieu n’est point parfaitement souverain, si, au moindre signal, l’âme ne se précipite sans ordre ni raison dans Son bon plaisir. Ici, il n’est plus question d’un commandement, d’une force, d’un entraînement puissant, il suffit du moindre signal. Oh ! afin qu’une âme ait cette souplesse et cette suprême indifférence, et cette égalité parfaite à suivre sans aucune réserve tous les premiers mouvements de la grâce, les plus légers et imperceptibles, par quels étranges renversements et précipices la faites-vous passer ! Je comprends, ô mon Amour-Dieu, que c’est pour cette seule chose que vous faites passer de si [360] étranges états. On est longtemps dans la disposition de tout cela hors de l’état, mais sitôt que l’état est arrivé, qu’il est réel ! Oh ! l’on se défend, l’on ne s’y laisse aller que le plus tard que l’on peut, et après s’être défendu ! Mais où trouve-t-on des âmes qui ne résistent plus ?

Ô Amour ! c’est ainsi que vous me voulez ; vous me le faites assez entendre par votre langage muet. C’est à cette seule chose que vous me destinez. Ô loi, ô oraison, ô vertu, ô méthode, ô prudence, ô sagesse, ô soin pour Dieu, pour les créatures, ou pour soi, vous n’êtes plus de saison pour cette âme ! Ô Amour, achève et fais tout sans résistance ! Oh ! qu’il me semble que tu es bien véritablement le maître en cette maison qui commence à être tienne ! Oh ! si je pouvais dire ce que je conçois de ton véritable honneur, de ta véritable gloire ! Mais je ne serais pas comprise ni entendue. Que les autres fassent ce qu’ils voudront ; pour moi, tout mon bien est de laisser régner Dieu.

Ô mon Dieu, il me semble que c’est à présent que je Vous aime, ou plutôt que l’Amour-Dieu est Dieu souverainement. Oh ! non, non, je ne puis ne pas avoir cet amour pur, sans bornes ni limites ! Oh ! non plus de résistance, d’hésitation, de défiance, ni de défense ! Ô Amour maître, Amour souverain. Je ne puis l’expliquer, mais il est aussi réel [qu’il est réel] que j’ai un être, que cet Amour est tellement étendu dans toutes ses parties par cet abandon total, non d’actes, mais d’action et d’effet, que je ne le puis exprimer. Oh ! la créature n’a pas ce pur amour, si elle n’en suit à l’aveugle le plus simple et léger mouvement !

 18. Agrément de l’abjection.

[361] Je ne puis vous expliquer l’abîme d’abjection où je suis, et quelque chose en moi en crie : « Encore plus ! ». Quoique ce renfoncement soit extrême, je ne puis rien exprimer là-dessus, car cet état encore ne dit point comme ces âmes sont, qui veulent l’abjection et la croix avec courage et comme quelque chose de glorieux. Mais c’est d’une manière terrassée comme un morceau qui m’est propre, comme, si vous voulez, les damnés dirent 1 : Montagnes, écrasez-nous. Ce n’est pas cela encore, car c’est quelque chose de plus abject que l’abjection, mais plus paisible que la paix même. Quand vous avez dit à la messe2 : Je suis un ver et non un homme, mais l’opprobre des hommes, c’était, ce me semble, mon endroit. Je me suis mise en repos, en posture d’oraison, et il m’est venu dans l’esprit comme si Notre-Seigneur me disait : « Je ne veux plus que tu te justifies, mais Je veux que l’on croie, et que tu laisses croire, tout ce que l’on voudra de toi, sans dire un mot ». Et il m’est venu plusieurs fois ces paroles3 : Vous serez tous scandalisés en moi.

1Apoc. 6, 16.

2Ps. 21, 7.

3Marc, 14, 27.

 19. Abandonnement, etc.

Oh ! comment pourrais-je exprimer l’état où je me trouve1 ? Quelque chose en moi [362] voudrait crier de toutes ses forces, mais la voix est arrachée, et il ne se trouverait personne pour entendre ces cris. Cette créature pleure et se lamentesans pouvoir dire ni connaître ce qui la réduit à cet état, car elle ne voit ni n’aperçoit nulle cause de sa peine. Et elle ne peut pas dire même que ce soit peine, parce qu’il y a une distance quasi infinie entre l’esprit et cette partie abandonnée, et quoique la douleur soit extrême, il semble qu’elle me soit étrangère. Le corps brisé et moulu ne demanderait que la terre, ou du moins un lieu de repos, mais il ne lui est pas accordé ; et cette nature abandonnée d’une manière indicible regarde comme une insensée de tous côtés, d’où pourrait lui venir du secours, sans qu’elle en puisse demander pour peu que ce soit, ni même en désirer.

Mais loin d’en trouver du côté du ciel, qui est fermé pour elle, et qu’elle n’ose même envisager, ni du côté de l’Esprit, -c’est que cet Esprit est bandé contre elle d’une manière qui ne se peut comprendre, et s’Il pouvait ou la plaindre ou la regarder, ce serait avec indignation de ce qu’elle n’a pas assez de maux ; non qu’Il lui souhaite des maux et des peines pour la purifier, car il n’y peut penser ; mais la voyant livrée, Il ne saurait s’en soucier ni l’envisager, mais la laisser comme une chose qui ne Le touche pas - cependant cette créature crie, se lamente et ne sait que faire, parce qu’elle ne trouve personne qui ait pitié de son mal et veuille la soulager : elle ne peut même penser au soulagement.

Elle ne peut ni ne doit espérer la fin de ses souffrances, elle se désespère de ce qu’elles ne sont pas plus extrêmes : leur augmentation serait un rafraîchissement qu’elle demandait autrefois ; [363] mais elle n’ose ni l’espérer ni le prétendre : c’est une grâce dont elle est indigne et dont elle se voit rejetée. Oh ! tout ce qui sert pour punir et les plus misérables et les plus criminels n’est pas pour cette créature abandonnée et bannie de tout refuge ! On ne saurait croire comme tout ce qui serait le plus cruel et le plus extrême serait un refuge pour cette créature, si on voulait la recevoir. Mais ce n’est pas pour elle. Ô Seigneur, Vous avez créé l’abîme pour les démons, et les démons seraient infiniment plus malheureux qu’ils ne sont s’ils ne le trouvaient pas ; et il m’est aisé de comprendre que ce lieu infiniment cruel, étant ordonné pour les recevoir, est pour eux un lieu de miséricorde, parce que s’ils ne le trouvaient pas, ils seraient bien plus à plaindre.

1S’agit-il de la nuit mystique ? Cette série de lettres nous semble antérieure ou située au début de la rencontre avec le Père Lacombe. Le style ressemble à des pages écrites par la jeune Madame Guyon (A.S.S., ms. 2057).

 20. Etat d’une âme perdue en Dieu.

Le livre que je vous envoie, surtout le 13e chapitre, me paraît très conforme à l’état que j’ai passé il y a déjà longtemps. Cette pensée ne peut subsister en moi par réflexion, à cause qu’il met cet état si relevé que je ne sais que dire. Cependant mon expérience me fait voir qu’il y en a encore un plus simple, plus nu, plus rien, plus Dieu. Notre-Seigneur me donna, il y a longues années, cette expérience de l’amour sans connaissance, en sorte que j’aimais sans vue, ni raison, ni motif d’aimer ; et mon amour était plutôt, comme il l’exprime bien, un serrement, et un embrassement du centre le plus profond, qui se sentait sans sentir, embrasser et posséder1. Lorsque je dis sentir, c’est pour faire comprendre que rien ne se passait dans les sentiments, mais dans une expérience intime, réelle et très profonde.

L’état que je porte2, autant que je le puis comprendre selon la vue présente qui m’en est donnée, est très différent de celui-là. L’âme n’est plus ni serrée ni possédée, ni même ne possède, ni ne jouit ; elle ne peut faire nulle différence de Dieu et d’elle, rien voir en Dieu, rien posséder, rien distinguer : Dieu est elle, et elle est Dieu, en sorte que c’est comme la vie naturelle, sans amour, sans connaissance, sans que la volonté puisse se tourner de côté ni d’autre, ni vers aucune chose créée pour les vouloir désirer, ou goûter, ni vers Dieu même qu’elle ne trouve plus. Elle ne peut ni s’élever vers Lui, ni s’abaisser, ni se joindre. [365] Mais elle est non seulement comme s’il n’y avait que Dieu et elle, ce n’est point cela, mais comme si Dieu était seul, car elle est si éloignée de penser de Dieu, de goûter Dieu, d’avoir de la reconnaissance, de désirer rien ni pour Lui ni pour elle, que cela ne se peut dire.

Autrefois, elle était insensible aux peines dans les temps de jouissance à cause de la profonde paix qu’elle goûtait, qui lui durait longtemps, et aussi aux faiblesses mêmes. Mais ici, ce qui la rend insensible, est qu’elle l’est pour tout, aussi bien pour Dieu comme pour tout le reste, pour tous ses intérêts, qu’elle ne distingue jamais s’ils ne lui sont montrés par quelqu’un. Elle est comme une chose qui ne se peut exprimer, tant pour le créé que pour l’incréé. Et il semble quelquefois que les grâces viennent comme chatouiller la partie propre, qui est dans un fort grand éloignement, mais la volontéreste en ce qu’elle est : l’âme ne peut distinguer ni la nature ni la grâce, ne sachant si la grâce est devenue naturelle, ou si la nature est devenue grâce. Mais lorsque certaines faveurs viennent qui semblent revivifier cette nature, elle paraît alors dans un étage bas et éloigné ; mais pour l’ordinaire, il n’y a nulle distinction.

Je cherche dans les livres, et je ne trouve rien pour moi, ni qui exprime, non ce que je sens, mais ce que je ne sens pas. Cela m’étonnerait, si je pouvais ou douter ou être étonnée ou être incertaine, mais tout cela est bien éloigné de ceci. Je trouve seulement une chose, qui est que, lorsque je me vois abandonnée de toutes créatures, la nature ou la grâce veut pour un instant s’en réjouir ; mais toute joie est ôtée aussi bien que toute tristesse : l’âme ne [366] correspond ni à l’une ni à l’autre, et ne peut qu’être immobile, soit que vous la laissiez ou non.

Il me semble cependant que Dieu veut que je vous dise tout, et je le fais sans me mettre en peine du succès. Si je vous ai celé quelque chose sur ce qui regarde les autres, c’est l’appréhension de blesser la charité, non que j’ai cette vue actuelle, mais c’est que je crois facilement le bien des autres, et j’oublie presque tout. Cet oubli incommode le prochain humain, à qui peut-être je ne rends pas les devoirs civils et humains, mais je ne puis faire autrement.

Tout intérêt est tellement ôté de mon âme, que si on pouvait comprendre cela, on l’estimerait folie ou bêtise. Si je pouvais le voir ou discerner ou craindre, j’aurais lieu de le croire mauvais, mais je ne puis faire tout cela. Je n’ai plus de scrupules. Et si je veux réfléchir, je ne trouve que cela qui me fasse sortir de mon état et qui me nuise. Tout le reste ne me donne aucun reproche, non plus que si je n’avais point de conscience. Je suis toute bête, et ne puis ni penser ni savoir les raisons de ce qui me concerne, à moins qu’elles ne me fussent données. Il faut demeurer telle que je suis.

1ou : embrassée et possédée ? cf. paragraphe suivant : L’âme ne peut faire aucune différence de Dieu et d’elle.

2Admirable description qui conclut le contenu spirituel de cette série de lettres (la 21e étant une conclusion donnée en forme de « mode d’emploi »). On peut rapprocher cette description du dernier état constant livré dans certaines pages de la Relation de 1654 de Marie de l’Incarnation (du Canada). Il faut reconnaître ici plus de sobriété.

21. Usage des écrits intérieurs.

Ou conclusion de tous les écrits de Mme G[uyon].

Si jamais ces écrits tombent entre les mains de quelqu’un devant ou après ma mort, je [367] le prie de ne point les examiner scrupuleusement, mais d’en tirer le fruit que Dieu prétend, soit par Son onction, soit pour instruire et animer à l’amour divin. Si on lit quelque chose qu’on [n']entend pas, et qu’on travaille à mourir à soi-même, Dieu en donnera l’intelligence lorsqu’on sera plus avancé. Chacun y peut trouver quelque nourriture selon son degré, laissant ce qui le passe sans vouloir anticiper la lumière, l’attendant humblement de la bonté de Dieu.

Si on les lit de cette manière, ils ne nuiront à personne et serviront à beaucoup ; et Dieu, par cet humble procédé, donnera la lumière pour les comprendre. Ou du moins ils béniront Dieu de ce qu’Il a départi Ses faveurs aux hommes avec tant de profusion ; ils travailleront courageusement à se renoncer et à mourir à eux-mêmes, afin de se rendre dignes par là des communications divines.

Que si Dieu ne leur donne rien, ils se complairont dans le bon plaisir de Dieu qui dispense Ses faveurs comme il Lui plaît ; et alors ils auront tout croyant ne rien avoir : ils supporteront leurs misères avec petitesse, se perdant sans cesse dans la volonté de Dieu et dans Son ordre divin, se tenant volontiers dans leur néant, attendant plus de la bonté divine que de leur travail, sans cesser de travailler néanmoins à la mort à toutes choses tant intérieures qu’extérieures, recevant également de la main de Dieu ce qui les crucifie et vivifie, s’accoutumant à perdre sans cesse toute volonté propre dans celle de Dieu, chérissant les croix que Sa Providence envoie comme le plus grand des biens et la plus éminente faveur.

Qu’ils soient persuadés qu’on n’obtient rien [368] que par un renoncement continuel, une mort à toute chose et une conformité entière à Jésus-Christ, qui a été dans les travaux dès sa jeunesse1, qui a choisi la croix plutôt que la joie2, qui assure qu’il est écrit qu’Il fera la volonté de Dieu. C’est par ces choses qu’on Lui devient conforme suivant Ses maximes évangéliques, et par un pur et parfait amour soumis à tous les ordres de la Providence. C’est où il n’y peut avoir de tromperie ; il y en peut avoir dans tout ce que nous choisissons, mais non dans l’obéissance à Dieu, la pauvreté d’esprit, le renoncement continuel, la croix et la mort à toute chose. Je crois qu’on n’y trouvera rien qui ne se trouve dans les saints Pères et les saints  Docteurs mystiques. Je prie Dieu de donner l’intelligenceaux petits.

1Cf. Ps. 87, 16 : « Je suis pauvre et dans les travaux dès ma jeunesse, et après avoir été élevé j’ai été humilié et rempli de trouble. » (Sacy).

2Cf. Hébr. 12, 2.

 


LA DIRECTION DE FÉNELON À PARTIR DE FIN 1688


Une rencontre improbable.


Les lecteurs munis d’une formation littéraire classique pardonneront ce bref repérage de l’auteur du Télémaque114 :

Méridional à l’esprit vif, il naquit en 1651. Malgré un enthousiasme modéré pour les conversions forcées, il fut nommé à vingt-sept ans supérieur des « Nouvelles Catholiques ». Chargé de convertir les protestants saintongeais, aidé par son aîné Bossuet, il était promis à une brillante carrière. À trente sept ans, en octobre 1688, il fit la rencontre, décisive, de Madame Guyon, de trois ans son aînée. Il fut nommé l’année suivante précepteur du duc de Bourgogne, et le succès de sa méthode éducative ouvrit tous les espoirs au parti dévôt, auquel appartenaient les membres du cercle guyonien. Mais l’affrontement avec Madame de Maintenon et Bossuet, suivi d’un refus - qui parut mystérieux - d’abandonner la mystique, le conduisirent à une disgrâce relative : il fut éloigné de la Cour par sa nomination comme archevêque de Cambrai à quarante-quatre ans. Lorsque les Maximes des Saints furent condamnées en mars 1699 (bref Cum alias), le prélat, obéissant, cessa immédiatement le combat. Par la suite il se révèla un pasteur attentif aux misères de la guerre qu’il soulagea autant que possible. Il mourut pauvre à soixante-quatre ans en janvier 1715. Jusqu’à la fin, il conserva des relations étroites avec Madame Guyon, qu’il reconnaissait comme son directeur spirituel et ne renia jamais.

On trouvera ici un dialogue remarquable par son recul vis-à-vis des phénomènes « mystiques ». La dépendance que manifeste Fénelon vis-à-vis de son initiatrice est fondée sur l’expérience intraduisible mais très directe de communication de cœur à cœur qu’il ne peut rejeter, malgré son aversion - qu’il reconnaît - pour certains traits féminins. Madame Guyon ne les désavoue pas : elle se sent d’ailleurs libre vis-à-vis de ses limites, sachant qu’elle n’est rienpar elle-même, mais toute efficiente par grâce.




Une relation mystique.

(Murielle Tronc.)


La correspondance entre Madame Guyon et Fénelon est d’un exceptionnel intérêt : elle constitue à notre connaissance le seul texte relatant au jour le jour la « mise au monde » d’un mystique par une autre mystique servant de canal à la grâce. Le lecteur contemporain imprégné de psychanalyse frémira parfois devant les dérapages sentimentaux de Madame Guyon. Mais interpréter cette relation comme traduisant un érotisme frustré réduit à un connu élémentaire ce qui le dépasse visiblement, si l’on se penche sur ces textes avec respect et honnêteté : ils témoignent de la découverte expérimentale d’un au-delà du monde corporel et psychologique, qu’ils ont appelé Dieu. Il faut donc accepter d’entrer avec eux dans le territoire inconnu dont ils portent témoignage et que Madame Guyon a exploré seule sans personne pour la guider.

Elle a rencontré Fénelon le 13 septembre 1688, après qu’il lui eut été désigné par un rêve :

Après vous avoir vu en songe, je vous cherchais dans toutes les personnes que je voyais, je ne vous trouvais point : vous ayant trouvé, j’ai été remplie de joie, parce que je vois que les yeux et le cœur de Dieu sont tout appliqués sur vous. (Lettre 154).

Il fut le disciple préféré, avec qui elle se sentait en union mystique complète ; il se révèla le seul dont les potentialités fussent égales aux siennes, ce qui explique son immense joie, le soin extrême qu’elle prit à le suivre pas à pas et les analyses remarquables qu’elle lui adressa durant de nombreuses années (dont ne demeurent que le début de leur relation et quelques vestiges) :

Dieu ne veut faire qu’un seul et unique tout de vous et de Lui : aussi n’ai-je jamais trouvé avec personne une si entière correspondance, et je suis certaine que la conduite intérieure de Dieu sur vous sera la même qu’Il a tenue sur moi, quoique l’extérieur soit infiniment différent. (Lettre 132).

Le fondement de la relation de Madame Guyon avec ses enfants spirituels était la communication de la grâce dans le silence d’un cœur à cœur qui se poursuivait même à distance. Elle eut donc à apprendre à Fénelon à aller au-delà du langage, à préférer une conversation silencieuse :

Lorsqu’on a une fois appris ce langage [...], on apprend à être uni en tout lieu sans espèce et sans impureté, non seulement avec Dieu dans le profond et toujours éloquent silence du Verbe dans l’âme, mais même avec ceux qui sont consommés en Lui : c’est la communication des saints véritable et réelle. (L. 157).

Tout au long de ces lettres, elle tente par images d’exprimer le flux de grâce qui passe à travers elle :

Mon âme fait à présent à votre égard comme la mer qui entre dans le fleuve pour l’entraîner et comme l’inviter à se perdre en elle » (L. 276). Ou encore : « Dieu me tient incessamment devant Lui pour vous, comme une lampe qui se consume sans relâche […] Il me paraissait tantôt que je n’étais qu’un canal de communication, sans rien prendre. (L. 114).

Sa mission est souvent lourde à supporter :

Dieu m’a associée à votre égard à Sa paternité divine […] Il veut que je vous aide à y marcher [vers la destruction], que je vous porte même sur mes bras et dans mon cœur, que je me charge de vos langueurs et que j’en porte la plus forte charge. (L. 154).

Elle sait combien cela paraît extraordinaire et elle insiste souvent :

Ceci n’est point imaginaire mais très réel : il se passe dans le plus intime de mon âme, dans cette noble portion où Dieu habite seul et où rien n’est reçu que ce qu’Il porte en Lui. (L. 146).

Avec l’autorité que donne l’expérience, elle fonde ontologiquement la paternité spirituelle dans l’importante lettre 276 :

Le père en Christ ne se sert pas seulement de la force de la parole, mais de la substance de son âme, qui n’est autre que la communication centrale du Verbe.

Cette circulation de la grâce se fonde sur le « flux et reflux » qui a lieu dans la Trinité même. Elle affirme avec force : « Tout ce qui n’est point cela n’est point sainteté. »

La tâche est immense et ne souffre aucune relâche :

Je me trouve disposée à vous poursuivre partout dans tous les lieux où vous pourriez trouver refuge et, quoi qu’il m’en puisse arriver, je ne vous laisserai point que je ne vous ai conduit où je suis. (L. 220).

Elle va lui faire quitter peu à peu tous ses appuis, à commencer par le domaine de l’intellect auquel s’accroche cet homme si raisonnable et scrupuleux :

Vous raisonnez assurément trop sur les choses [...] Je vous plains, par ce que je conçois de la conduite de Dieu sur vous. Mais vous êtes à Lui, il ne faut pas reculer. (L. 128).

Il rend les armes et ironise sur lui-même :

 Je ménage ma tête, j’amuse mes sens, mon oraison va fort irrégulièrement ; et quand j’y suis, je ne fais presque rêver [...] Enfin je deviens un pauvre homme et je le veux bien. (L. 149).

Elle lui fait abandonner toute ses habitudes d’ecclésiastique, son bréviaire (L. 231 sq.) et même la confession :

Il faut que (Dieu) soit votre seul appui et votre seule purification. Dans l’état où vous êtes, toute autre purification vous salirait. Ceci est fort. (L. 267).

Elle lui fait dépasser toute référence morale humaine :

Je vous prie donc que, sans vous arrêter à nulles lois, vous suiviez la loi du cœur et que vous fassiez bonnement là-dessus ce que le Seigneur vous inspirera. Ce n’est plus la vertu que nous devons envisager en quoi que ce soit, - cela n’est plus pour nous -,mais la volonté de Dieu, qui est au-dessus de toutes vertus. (L. 219).

Le but est d’atteindre l’état d’enfance où Dieu seul est le maître et où nul attachement humain n’a plus cours :

C’est cet état d’enfance qui doit être votre propre caractère : c’est lui qui vous donnera toutes grâces. Vous ne sauriez être trop petit, ni trop enfant : c’est pourquoi Dieu vous a choisi une enfant pour vous tenir compagnie et vous apprendre la route des enfants. (L. 154).

Elle le ramène sans cesse à l’essentiel :

Il faut que nous cessions d’être et d’agir afin que Dieu seul soit. (L. 263).

On mesure facilement les difficultés de Fénelon : dans cette société profondément patriarcale, ce prince de l’Eglise à qui toute femme devait obéissance a dû s’incliner devant l’envoyée choisie par la grâce. Elle ne s’y trompe pas et lui dit carrément :

Il me paraît que c’est une conduite de Dieu rapetissante et humiliante pour vous qu’Il veuille me donner ce qui vous est propre. Cependant cela est et cela sera, parce qu’Il l’a ainsi voulu. (L. 124).

Plus tard, elle lui écrit avec humour et tendresse :

Recevez donc cet esprit qui est en moi pour vous, qui n’est autre que l’esprit de mon Maître qui S’est caché pour vous non sous la forme d’une colombe [...], mais sous celle d’une petite femmelette. (L. 292).

Leurs deux tempéraments étaient opposés : il était un intellectuel sec et raisonnable, un esprit analytique très fin, un ecclésiastique rempli de scrupules ; elle était passionnée, parfois un peu trop exaltée, et surtout elle ne pouvait rien contre les « mouvements » de la grâce, si prompts qu’elle agissait et écrivait sans y pouvoir rien (L. 253). Elle s’excuse souvent de ce qu’elle est :

Dieu m’a choisie telle que je suis pour vous, afin de détruire par ma folie votre sagesse, non en ne me faisant rien, mais en me supportant telle que je suis. (L. 171).

Mais avec tendresse et rigueur, elle le bouscule pour lui faire lâcher ses attachements personnels et le ramener à tout prix vers l’essentiel. On le voit peu à peu abandonner ses préjugés et ses peurs, il la rassure : « Rien ne me scandalise en vous et je ne suis jamais importuné de vos expressions. Je suis convaincu que Dieu vous les donne selon mes besoins. » et il termine en souriant sur lui-même : « Rien n’égale mon attachement froid et sec pour vous. » (L. 172). Surtout il accède à l’essence même de la relation spirituelle :

Je ne saurais penser à vous que cette pensée ne m’enfonce davantage dans cet inconnu de Dieu, où je veux me perdre à jamais. (L. 195).

Il règne entre eux deux un rapport complexe d’autorité réciproque : bien qu’elle lui laisse son entière liberté, il sait bien que sa parole est vérité et avertissement divin (l . 220). Quand elle manque de mourir, il lui écrit, éperdu : « Si vous veniez à manquer, de qui prendrais-je avis ? Ou bien serais-je à l’avenir sans guide ? Vous savez ce que je ne sais point et les états où je puis passer. » (L. 249). Inversement, elle le considère comme signe de Dieu pour elle et lui affirme toujours sa soumission en tout : « Il n’y a rien au monde que je ne condamnasse au feu de ce qui m’appartient, sitôt que vous me le diriez [...] Comptez, monsieur, que je vous obéirai toujours en enfant. » (L. 169). Avec une totale confiance et une grande estime, elle se confie à lui car elle est dans un état d’enfance, d’abandon trop profond à la volonté divine pour vouloir encore réfléchir ou décider par elle-même :

Notre Seigneur m’a fait entendre que vous êtes mon père et mon fils, et qu’en ces qualités vous me devez conduire et me faire faire ce que vous jugerez à propos, à cause de mon enfance qui ne me laisse du tout rien voir, ni bien ni mal, que ce qu’on me montre dans le moment actuel. (L. 280).

Il lui répondra toujours avec une déférence et une délicatesse extrêmes : sans oser lui donner d’ordres, il lui suggère des solutions dans des problèmes délicats ou familiaux.

Si Madame Guyon a été source de souffrances purificatrices pour Fénelon, il a été pour elle le support de projections psychologiques intenses, qui elles aussi ont été détruites par la Providence. Fénelon fut gouverneur du Dauphin de 1689 à 1695 et aurait pu devenir son premier ministre après la mort de Louis XIV : Madame Guyon et son entourage ont rêvé d’une France enfin gouvernée par un prince bien entouré et imprégné de spiritualité, au point que Madame Guyon s’est laissée aller à des prédictions à propos de ce prince : « Il redressera ce qui est presque détruit [...] par le vrai esprit de la foi. » (L. 184). On sait que le Dauphin mourut en 1712. De même, Madame Guyon vit en Fénelon son successeur après sa mort. En avril 1690, croyant mourir, elle lui confia sa charge spirituelle : « Je vous laisse l’Esprit directeur que Dieu m’a donné [...] Je vous fais l’héritier universel de ce que Dieu m’a confié. » (L. 248). Malheureusement Fénelon est mort avant elle en janvier 1715.

Si Fénelon n’a pas pu continuer après elle, il a été d’une grande aide puisqu’il a pris en charge ceux qui se trouvaient autour de lui. Petit à petit, on voit Madame Guyon lui donner des conseils pour diriger certains amis, et il expérimente à son tour la communication de la grâce cœur à cœur avec ses propres disciples :

Je me sens un très grand goût à me taire et à causer avec Ma. Il me semble que son âme entre dans la mienne et que nous ne sommes tous deux qu’un avec vous en Dieu. Nous sommes assez souvent le soir comme des petits enfants ensemble, et vous y êtes aussi quoique vous soyez loin de nous. (L. 266).

Ceci ne peut exister que dans son union avec elle, lui explique Madame Guyon :

Vous ne ferez rien sans celle qui est comme votre racine, vous enté en elle comme elle l’est en Jésus-Christ [...] Elle est comme la sève qui vous donne la vie. (L. 289).

Comme on le voit très clairement dans les lettres aux autres disciples, il s’est formé autour de Fénelon un cercle spirituel équivalent à celui de Madame Guyon à Blois, au point que tous les appelaient « père » et « mère ».

Tout au long de ces années, Madame Guyon s’émerveilla de leur union si totale en Dieu : « Vous ne pourriez en sortir [de Dieu] sans être désuni d’avec moi, ni être désuni d’avec moi sans sortir de Dieu. » (L. 271). Elle célèbre la liberté absolue de cette union au-delà de l’humain « au-dessus de ce que le monde renferme de cérémonies et de lois » ;  « les enfants de l’éternité […] se sentent dégagés de tous liens bons et mauvais, leur pays est celui du parfait repos et de l’entière liberté. » (L. 271). Même la mort ne pouvait les désunir :

Le jour qu’il tomba malade, je me sentis pénétrée, quoique assez éloignée de lui, d’une douleur profonde mais suave. Toute douleur cessa à sa mort et nous sommes tous, sans exception, trouvés plus unis à lui que pendant sa vie. (L. 385 à Poiret).




Etat documentaire et chronologie.


La relation avec Fénelon couvre le sixième environ du total de la correspondance et constitue la plus importante série des directions spirituelles par Madame Guyon ; encore en avons-nous perdu les deux derniers volumes sur quatre repérés. Le premier, utilisé par Dutoit, reconnu authentique par Masson depuis 1907, ouvre cette direction, suivi du second volume, édité ici en totalité pour la première fois.

Nous éditons cette correspondance en quatre sections :

I La « Correspondance secrète » de l’année 1689, premier volume publié au XVIIIe siècle, reconnue authentique depuis 1907, couvre les quatorze premiers mois de la rencontre (octobre 1688 à décembre 1689) ;

II Le complément de l’année 1690 couvre presque la même durée (fin décembre 1689 à la fin de l’année 1690). Cet apport du ms. de la B.N.F., découvert par I. Noye, est édité ici pour la première fois en ce qui concerne sa majeure partie, celle des lettres écrites par Madame Guyon115 ;

III Lettres écrites après 1703 reprend les rares témoignages qui nous sont parvenus de la correspondance postérieure à la période des prisons. En particulier le dialogue daté de mai 1710, qui a fait le voyage de Cambrai à Blois, puis le retour, probablement porté par le marquis de Fénelon ou par Ramsay, a été écrit sur deux colonnes comportant d’un côté des questions posées par l’archevêque et de l’autre les réponses de Madame Guyon : il est édité ici pour la première fois de façon compréhensible, c’est-à-dire en associant les réponses aux questions116. Ce précieux témoin nous éclaire sur le type de relations qui perdura jusqu’à la mort de Fénelon : il y eut un courant de lettres portées par des amis sûrs entre Blois et Cambrai (comme vers l’étranger, en particulier l’Écosse et la Hollande, ainsi qu’en témoigneront les séries de directions réunies à la fin de ce volume).

IV Poésies spirituelles. Il s’agit de lettres en vers échangées entre Fénelon et Madame Guyon, rassemblées pour la première fois en 1907. On relira avec intérêt les préfaces (générale et aux poésies) de Masson ; l’étude d’Orcibal : « Fénelon vu par Madame Guyon117 », apporte le complément historique.

Cette série de direction I à IV couvre un temps bref : le tableau I ci-dessous donne le nombre des lettres, par années et trimestres, de la correspondance totale et de sa partie passive.


Tableau I : Direction de Fénelon par Madame Guyon.


Année

Trimestre

Corr. totale


C. passive

1688

4

9

1

1689

1

28

4

1689

2

39

14

1689

3

36

13

1689

4

28

5

1690

1

20

9

1690

2

28

8

1690

3

9

1

1690

4

12

1

Après 1703


3

2


L’essentiel de ce qui nous a été conservé couvre six trimestres (janvier 1689 – Juin 1690) et présente une répartition uniforme. La moyenne relative à la correspondance totale, pour cette année et demie, atteint trente lettres par mois, soit une lettre par jour - la correspondance passive issue de Fénelon y contribuant en moyenne pour neuf lettres par mois, soit une lettre tous les trois jours.

On pense que des lettres de Madame Guyon furent adressées à Fénelon longtemps auparavant118. On sait que la correspondance continua après 1690, indirectement relayée par le duc de Chevreuse ; elle fut interrompue par l’emprisonnement à la Bastille de Madame Guyon, pour reprendre ensuite : les courriers entre Cambrai et Blois étant assurés par le marquis neveu de Fénelon, Ramsay, Dupuy et d’autres. La moitié (soit deux « cahiers de lettres ») de ce qui suit le corpus des années 1689-1690 est perdu - ou reste à découvrir.

Il est intéressant de regarder la distribution des lettres écrites par Fénelon à divers correspondants pendant les deux années d’abondance :

Pour l’année 1689, les 49 lettres de Fénelon, éditées par Orcibal, sont adressées à : Madame Guyon (37), Chevalier Colbert (5), Mme de Maintenon (3), autres (4).

Pour l’année 1690, les 54 lettres de Fénelon, éditées par Orcibal, sont adressées à : Madame Guyon (19), Mme de Maintenon (7), la comtesse de Gramont (9), Seignelay (6), d’autres (13).

Plus de la moitié des lettres sont ainsi adressées à Madame Guyon. Madame de Maintenon vient en seconde place suivie de près par les autres dirigé(e)s de l’abbé.

Il est enfin utile d’évoquer le cadre événementiel par une chronologie couvrant ces années de correspondance : elle est d’ailleurs courte car nous avons peu de renseignements précis sur cette période couvrant ces deux années heureuses sans histoire119 :

13 septembre 1688 : Madame Guyon sort de la prison de la Visitation du Faubourg Saint-Antoine, suite aux interventions de Mme de Miramion et d’une abbesse parente de Mme de Maintenon.

« Un peu avant le 3 octobre 1688 » : rencontre avec l’abbé de Fénelon au château de Beynes120.

Madame Guyon est malade trois mois, avec un abcès à l’œil. Elle réside chez les dames de Mme de Miramion. Celle-ci découvre les calomnies du P. la Mothe121.

2 décembre 1688 : Fénelon écrit à Mme Guyon.

Fénelon prêche successivement à des religieuses (28 novembre, 1er dimanche de l’Avent), aux Nouvelles Catholiques (12 décembre, 3e dimanche de l’Avent), à la maison professe des jésuites (1er jour de l’an 1689.)

Entre le 10 et le 14 avril 1689 : entrevue entre Fénelon et Madame Guyon.

A partir du 22 au 30 avril 1689 : séjour de Madame Guyon à la campagne122.

20 juin 1689 : rencontre à Saint-Jacques de la Boucherie123.

17 juillet 1689 : Fénelon écrit : « Je reviens de la campagne [Germigny ?] où j’ai demeuré cinq jours124 ».

24 et sans doute 28 août 1689 : Rencontres.

25 août 1689 : Armand-Jacques, le fils aîné de Madame Guyon, est blessé à l’engagement de Valcourt. Il restera estropié125.

26 août 1689 : sa fille Jeanne-Marie épouse Louis-Nicolas Fouquet, comte de Vaux.

29 août 1689 : Fénelon, prête serment devant le roi comme précepteur du duc de Bourgogne. Il commence son enseignement le 3 septembre et réside désormais à Versailles.

Début octobre 1689 : Fénelon « n’a pas assez de foi ». Crise de novembre126.

Janvier 1690 ? : Lettre de Fénelon à Mme de Maintenon127, « sur ses défauts. »

Février 1690 : « Pour ma santé, elle est bien détruite…128 »

L’année 1690 est très mal documentée en ce qui concerne Madame Guyon : « Ayant quitté ma fille, je pris une petite maison éloignée du monde…129 » Longue période sans événements datés.

Jean-Baptiste Colbert, marquis de Seignelay, fils aîné du ministre, est assisté par Fénelon et meurt le 3 novembre 169 (Les filles ont épousé les deux ducs de Beauvillier et de Chevreuse, disciples de Madame Guyon).

8 novembre 1690 : Fénelon va à Issy remettre une lettre à M. Tronson, son ancien confesseur, à la demande de Mme de Maintenon.

29 novembre 1690 : mise à l’index du Moyen court.

11 décembre 1690 : Fénelon participe à un conseil des directeurs de Saint-Cyr qui décide de la vocation de Mme de la Maisonfort.







I. La « Correspondance secrète » de l’année 1689

1. À Fénelon. Octobre 1688.

Je suis depuis quelques jours dans un état continuel de prière pour vous.

Voilà quelques petits écrits, dans lesquels on vous prie en démission1 de réprouver tout ce qui n’est pas de l’Esprit de Dieu, et de faire à l’égard de ces écrits l’office de juge et de censeur2, car celle dont on3 s’est servi pour les écrire souhaite fort que tout ce qui se sera glissé d’elle soit ôté. Que de bon cœur l’on exposerait tous les autres à votre lumière, et avec quel plaisir vous prierait-on de brûler tout ce que le propre esprit aurait produit, si l’on ne craignait de vous fatiguer de leurs lectures ! Si cependant vous ne les jugez pas indignes de votre application, je vous enverrai ceux qui sont transcrits, les originaux étant trop difficiles à lire, que je vous ferais voir dans la suite, si vous vouliez.

Vous devez par retour ne rien épargner dans ces écrits, puisque je vous les présente avec autant de soumission que de simplicité. Si les propositions que j’ai mises sur cette feuille trouvent chez vous du rebut4, rayez-en ce que vous n’approuverez pas. J’ai un instinct de vous faire juger de ce que j’ai écrit. Lorsque vous aurez lu ce que je vous envoie, vous aurez la bonté de me les renvoyer avec la correction. Je ne vous enverrai aucun autre, [à moins] que vous ne me marquiez précisément que vous n’en serez pas importuné, mais cela sans nulle façon. Ne regardez pas à la personne, qui n’a rien que de méprisable. Dieu l’a choisie de la sorte afin que la gloire de Ses œuvres ne fût point dérobée. Dieu me donne en vous beaucoup de confiance, mais elle ne vous sera jamais à charge, car cela n’exigera aucuns soins qui puissent se faire remarquer. Si vous voulez bien que je m’adresse à vous dans la suite, je le ferai par la voie que je vous ai marquée, et non autrement. Si Dieu vous inspire de me refuser, faites-le sans façon ; mais pour moi, je suivrai toujours le mouvement de vous soumettre toutes choses. J’ai suivi votre conseil pour la confession.

Je suis depuis quelques jours dans un état continuel de prière pour vous. Non que je désire rien de particulier, ni que je demande chose aucune : c’est un état qui peut être comparé à une lampe, qui brûle sans cesse devant Dieu5. C’était l’état de prière de Jésus-Christ, et c’est pourquoi les sept Esprits qui sont devant le trône de Dieu, sont bien comparés aux sept lampes qui brûlent jour et nuit6. Comme ce que Dieu veut opérer en vous par cet état de prière trouve chez vous encore quelque opposition et n’a pas son effet, cela me fait souffrir une peine très forte qui est comme un resserrement de cœur, en sorte que j’éprouve que celui qui prie en moi7 n’est pas exaucé entièrement. Cette prière n’est nullement libre en moi ni volontaire, mais l’esprit qui prie n’a pas plutôt eu son effet que la prière cesse et donne lieu à l’effusion de la grâce. Cela m’arrive souvent pour les âmes, mais moins fortement et pas si longtemps. Il faut que les desseins de Dieu sur vous s’accomplissent. Vous pouvez bien les reculer par un arrangement presque imperceptible, mais non les empêcher. Leur retard ne servira qu’à augmenter la peine et allonger la rigueur. Souffrez ma simplicité.

- Dutoit, t. V, Lettre I, p. 191-194 (par la suite, cité Dutoit ou [D]) - Maurice Masson, Fénelon et Madame Guyon. Documents nouveaux et inédits, Paris, 1907, Lettre I, p. 13-15 [par la suite cité Masson ou [M] - Madame Guyon et Fénelon, La Correspondance secrète, Paris, Dervy, 1982, Lettre I, p.45. [Cette dernière édition préparée par B. SAHLER reproduit fautivement celle de M. Masson, sans notes, mais en rétablissant les passages spirituels omis par ce dernier].

La chronologie des lettres est souvent incertaine. En l’absence d’arguments contraires déterminants nous suivons l’ordre établi par Masson. La présente lettre « est certainement la première ou l’une des premières de cette Correspondance, puisque Mme Guyon y fixe elle-même les conditions et la nature de leurs relations épistolaires », [M] note 2, p.15.

Les circonstances de la rencontre initiale entre Fénelon et Madame Guyon sont résumées ainsi par [O]: « La première rencontre de Fénelon et de Mme Guyon, sortie de la Visitation de la rue Saint-Antoine le 13 septembre 1688 … avait eu lieu au château de Beynes, appartenant à la duchesse de Charost … un peu avant le 3 octobre, date à laquelle l’abbé écrivit une lettre de Paris, où ils étaient revenus dans le même carrosse. Fénelon était encore « prévenu contre elle sur ce qu’il avait ouï dire de ses voyages » ... mais d’après A. M. Ramsay … un séjour qu’il fit à Montargis … (il pouvait y être allé voir les filles des Beauvillier, pensionnaires chez les bénédictines) le rassura… » [O], T.III p. 153, note 1 à la lettre de Fénelon n°. 44. Pour plus de précisions on se reportera à [M], Introduction, p. 13 et suivantes.

1En démission d’esprit ou abandon à la conduite divine.

2« L’auteur quoique infiniment plus avancé que Fénelon, puisqu’elle était dans la vie divine, veut bien soumettre ses écrits […] pour donner en sa personne l’exemple de la démission où se trouve toute âme qui n’a plus de moi et de propriété […] » D

3Dieu.

4Rebut : action de repousser.

5« O mon Dieu!... je ne veux subsister que pour me consumer devant vous, comme une lampe brûle sans cesse devant vos autels... » Fénelon, Instructions et Avis, [G] t.VI, p.108, d, cité par [M].

6Apoc. 4, 5.

7Rom. 8, 26 : L'Esprit aussi aide notre faiblesse : car nous ne savons ce qu'il faut demander, ni nous ne le savons pas demander comme il faut ; mais l'Esprit même le demande pour nous avec des gémissements ineffables. (Rom., 8, 26.) ; v. l’Index des citations bibliques pour les citations reprises deux ou plusieurs fois par Madame Guyon.

2. À Fénelon. Octobre - novembre 1688.

Union intime : « Il a voulu se servir de ce méchant néant, pour vous communiquer Ses miséricordes. »

Depuis hier au matin que je me suis donnée l’honneur de vous écrire, surtout cette nuit que j’ai passée sans presque dormir, j’ai été si fort appliquée à Dieu pour vous, et la1 suis encore, qu’il me semble que mon âme se consume devant Lui pour vous. Vous m’êtes très uni, et mon cœur se répand dans le vôtre sans peine. La sécheresse me paraît moindre : il me semble que Dieu verse dans ce cœur tout ce qui vous est nécessaire pour soutenir votre emploi, et que plus Il vous élève d’un côté, plus Il vous abaisse de l’autre, voulant que Ses grâces passent par un si misérable canal2. Mais je me sens depuis ce temps très renouvelée dans l’application à Dieu pour vous, de manière que Dieu me presse encore plus que devant, me tenant sans cesse dans Sa présence pour vous avec bien de la force et de la douceur. Je ne puis douter que ce ne soit pour vous, car mon âme est appliquée par Dieu même à la vôtre de telle sorte qu’il n’y a que l’expérience qui le puisse faire concevoir.

Je suis toujours plus certaine de ce que je vous ai mandé. Dieu me donne les choses de telle sorte qu’elles me viennent comme des pensées purement naturelles. Dans le moment, je sais que cela est, et je le dis ou l’écris sans savoir pourquoi je le dis : cependant tout se vérifie à la suite, et Dieu ne m’a point encore trompée, parce que je n’ai point ces sortes de choses par des lumières évidentes, mais comme si je les savais déjà. Elles se trouvent en moi de cette sorte. Mais comme mon état est très nu et fort pur, et qu’il ne reste rien (rien ne causant espèces et tout étant comme devenu naturel), lorsque l’on m’en reparle, je ne sais pourquoi j’ai dit cela et je ne sais quoi répondre.

Cependant, Dieu vérifie ce qu’Il a fait dire. Les lumières ou paroles intérieures que reçoivent quelques-uns ont souvent des significations différentes de ce qu’ils s’imaginent, parce que les expressions distinctes et les lumières portent cela avec elles. Mais ceci est tout différent. C’est comme une chose qui est, sans savoir qui l’a apprise, ni pourquoi on la dit. Il y a de ces sortes de choses certaines qui portent avec elles une certitude avec une onction : et celles-là sont assez infaillibles. Il y en a d’autres qui se disent tout naturellement et sans y penser ; elles viennent cependant du fond, et celles-là sont immanquables. Mais il y a de simples pensées que la conversation ou le raisonnement font venir, et celles-là n’ont rien de fixe ni d’assuré. Et qui voudrait que, parce qu’une personne est à Dieu au point d’avoir cette science simple (qui est le fruit d’une extrême mort), que tout ce qu’elle dit par son esprit ou raisonnement naturel sur les choses qu’on lui propose eût le même caractère, se tromperait beaucoup. Ainsi cela doit faire une grande différence.

Il y a des âmes qui ne m’appartiennent point, auxquelles je ne dis rien de tout cela. Mais celles qui me sont données, comme la vôtre, Dieu, en me les appliquant très intimement, me fait aussi connaître ce qui leur est propre et le dessein qu’Il a sur elles. Je l’ai connu et vous l’ai écrit dès le commencement, dans le temps même que je n’avais point de commerce de lettres avec vous. Et Dieu l’a voulu de la sorte, afin de vous faire voir que Son esprit est vérité, et à mesure que, dans plusieurs années d’ici, le reste se vérifiera, ce vous sera un témoignage qu’Il a voulu se servir de ce méchant néant pour vous communiquer Ses miséricordes et pour l’accomplissement de Ses desseins sur vous, afin de vous servir de contrepoids.

C’est donc un moyen d’avancement et de communication intérieure pour vous, quoique de loin, et qui ne peut être interrompu par la distance des lieux. Il ne le pourrait être que par le défaut de correspondance3 de votre part, qui, jugeant cela inutile et même croyant par indifférence qu’il est mieux de ne point vouloir son avancement, se tromperait. Car Dieu veut assurément cette docilité de vous pour un temps, jusqu’à ce qu’Il vous ait entièrement perdu en Lui : alors ce ne sera plus une communication pareille à celle d’une fontaine supérieure, qui se déchargera dans une autre, mais comme deux rivières portées l’une dans l’autre à la mer ne font plus qu’un seul lit égal, qui n’est plus qu’une même eau. Je ne sais si je m’explique bien.

Recevez donc ce pauvre cœur, puisque Dieu le veut de la sorte. Et soyez assez petit pour agréer ce moyen, qui glorifie d’autant plus Dieu qu’il est plus bas et misérable. C’est assurément, oui assurément, dans cette union que Dieu vous donnera ce qui vous sera nécessaire pour tout. Je crois que vous serez assez abandonné pour être content de manquer à tout. Mais vous devez vouloir cela, parce que Dieu le veut. On ne peut être plus unie à vous que je la suis. J’y trouve même assez de correspondance.

Dutoit, t. I, Lettre LV, p. 180-185 - Masson, Lettre I, p. 15-17.

1« Vaugelas [...] signale cet accord [...] comme une faute, que font toutes les femmes « et de Paris et de la Cour », [M] note 2, p.17.

2Mme Guyon. Vie 1.18.1 : « Dieu lui fit tant de grâces par ce misérable canal, qu’il [le P. Lacombe] m’a avoué depuis qu’il s’en alla changé en un autre homme. » ; Vie 3.10.1 : « …et l’on me faisait comprendre en cela que l’on voulait beaucoup l’avancer et qu’il [Fénelon] ne lui serait rien donné que par ce misérable canal. »

3Vie 3.9.10 : « Il me fut demandé un consentement : je le donnai; alors il me parut qu’il se fit de lui à moi comme une filiation spirituelle. J’eus occasion de le voir le lendemain, je sentais intérieurement que cette première entrevue ne le satisfaisait pas, qu’il ne me goûtait point, et j’éprouvai un je ne sais quoi qui me faisait tendre à verser mon cœur dans le sien, mais je ne trouvais pas de correspondance, ce qui me faisait beaucoup souffrir. La nuit, je souffris extrêmement à son occasion. Nous fûmes trois lieues enfermés en carrosse ; le matin, je le vis, nous restâmes quelque temps en silence et le nuage s’éclaircit un peu, mais il n’était pas encore comme je le souhaitais. Je souffris huit jours entiers, après quoi je me trouvai unie à lui sans obstacle ».

3. À Fénelon. Octobre – novembre 1688.

Assurance d’une vie profonde orientée vers Dieu.

Outre le goût général que j’ai pour votre âme, qui m’est une certitude continuelle qu’elle est comme Dieu la veut, c’est qu’il est aisé de juger même par vos paroles, que, quoique l’extérieur soit fort éteint chez vous, il y a cependant une vie profonde, et d’autant plus pure que Dieu en est seul le principe et la fin : il y a une activité amoureuse, quoique secrète et cachée ; et la volonté, qui est le siège de la vie intérieure, comme le cœur est celui de la vie animale, a une activité continuelle mais profonde.

Ce qui fait que cette vie est fort cachée, c’est qu’elle est toujours tendante directement à sa fin et que, ne se recourbant point par le propre intérêt, elle est comme une flamme toujours droite, qui ne gauchit point, parce que le propre intérêt est fort amorti quant au fond, quoique non pas quant aux sentiments extérieurs. C’est pourquoi cette même bouche qui dit : « Je ne désire aucune perfection ; je suis indifférent que Dieu verse les grâces dans un autre vase que dans le mien ; je laisse prendre à Dieu ce qu’Il veut, mais je ne Lui donne rien », dit en même temps : « Lorsque Dieu demande un morceau, je donne toute la pièce1. » Cela ne fait-il pas voir un sacrifice réel, un abandon qui se forme dans l’intime de l’âme, sans qu’elle s’en aperçoive, à cause de sa souplesse ? C’est comme celui à qui l’on prend quelque chose de ce qu’il tient, et qui ouvre la main pour laisser prendre tout le reste, parce que son inclination est qu’on le prenne. L’amour est donc vivant dans ce cœur, quoiqu’il soit couvert de la cendre d’un extérieur plus éteint.

D’où vient que l’on paraît plus mort dans l’état où vous êtes, que dans un état plus avancé ? C’est que les sens ne sont pas réveillés, ils sont plus éteints, et que Dieu conduisant l’âme peu à peu, de foi en foi, de mort en mort, il s’agit présentement de mourir à tout désir et à toute tendance quelle qu’elle soit. Or comme une tendance vers un bien, comme serait la perfection, serait une vie propre (puisqu’elle a notre propre satisfaction pour objet, quoique l’on n’y pense pas actuellement), Dieu, qui ne veut que Lui-même, ôte à la volonté toute tendance propriétaire2 par rapport à Lui-mêmea : elle ne songe ni à perfection ni à sainteté, et ne pourrait faire un pas pour toute la sainteté possible, parce qu’elle ne peut rien vouloir pour elle, ni par rapport à elle ; il faut qu’elle demeure comme on la fait être de moment en moment et, comme le désir d’un bien propre serait en effet de l’amour propre, il lui est ôté, car on ne désire un bien pour soi qu’autant que l’on s’aime soi-même.

Il n’en est pas de même des sentiments extérieurs pour les biens extérieurs, honneurs et le reste : ils se réveillent souvent parce que, comme ils n’appartiennent qu’àb la volonté animale, celle-ci semble se fortifier par l’amortissement de la supérieure. On est souvent surpris qu’en perdant toute[s] sorte[s] de bons désirs, il en naît d’imparfaits à sa place : il semble que l’on cesse de vivre dans le bien pour vivre dans le mal. Cela n’est pas pourtant, quoiquec cela paraisse de la sorte. Le plus grand de tous les biens est de n’avoir point d’autre volonté que celle de Dieu, quoiqu’elle semble détruire notre être moral et vertueux, et de n’avoir d’amour que pour Dieu seul.

L’amour pur et direct exclut toute vue de bien propre de la créature, quelque sublime qu’il paraisse, même celui de l’éternité par rapport à nous, mais on accepte en même temps tous les maux par rapport à soi. Et c’est le degré le plus parfait de l’amour, qui semble rendre à l’âme la vie qu’elle avait perdue, et lui donner quelque chose d’actif extérieurement : ceci paraît plus vivant, quoiqu’il procède d’une plus profonde mort et d’un amour plus épuré.

L’état où vous êtes exclut tout désir de bien par rapport à vous, ce qui marque beaucoup de mort et de désintéressement. Cela n’a besoin d’aucune action que de celle de se laisser éteindre tout à fait : c’est pourquoi vous ne trouvez point en vous de vie, ni rien qui vous pousse à vous sacrifier vous-même, parce que l’on ne vous demande rien. On ne vous ôte que l’amour propriétaire qui pourrait tendre à quelque bien par rapport à la foi ; mais on ne vous met pas encore dans le degré du sacrifice, qui, s’immolant soi-même et se voulant toute douleur possible, marque une action qui n’est point vie dans l’âme, mais un mouvement qu’on lui donne. Les uns se laissent ôter la vie, les autres se livrent à la mort : ils suivent en cela le principe différent qui les anime.

L’amour qui se laisse dépouiller est un amour pâtissant, et non-agissant. L’amour qui, après s’être laissé dépouiller, se livre lui-même à la mort, est souffrant et agissant. Or l’état de sacrifice est ce dernier, après que Dieu a pris plaisir d’ôter toute tendance au bien par rapport à la foi. J’entends : bien propre. Je mets au rang des biens propres tout ce qui n’est pas essentiel. Il n’y a d’essentiel à la gloire de Dieu que cette même gloire et Sa propre félicité, qu’Il sait trouver dans notre destruction. Il sera glorieux et content, quand je serais éternellement misérable. Ainsi, je puis non seulement être indifférente sur ma perfection, mais sur ma perte même : je puis et dois m’immoler à cette perte, lorsqu’on l’exige de moi. Et tout cela [n’est que] par rapport au principe du pur amour, qui ne regarde comme bien et comme mal que ce qui peut procurer quelque avantage ou causer quelque perte à la personne aimée : il est certain que, quoi qu’il puisse arriver de moi, Dieu n’en recevra nulle altération dans Sa gloire, ni dans Son plaisir.

Je ne dois donc, quoi qu’il m’arrive, si je n’ai point d’intérêt propre, recevoir nulle altération, quant au fond, d’aucun bien, ni d’aucune peine : je dis, quant au fond, car le sentiment (qui est et sera toujours un [sic] animal) en reçoit souvent, durant que toute l’âme ne plie pas, ni n’a pas la moindre émotion pour les douleurs les plus extrêmes.

Je dis donc qu’après que Dieu a dépouillé l’âme de tout ce qui la faisait subsister dans le bien, Il l’invite souvent au sacrifice. Alors Il lui donne une vigueur pour s’immoler sans cesse. Et, comme Il ne dit jamais : « C’est assez de désintéressement », Il ne dit non plus jamais : « C’est assez de haine de soi-même. » Ce n’est pas assez, ô amant, que tu laisses enlever à l’Amour tout le bien qu’Il t’a fait : il faut que tu t’immoles pour ce même Amour à toutes sortes de rigueurs, et rigueurs d’autant plus cruelles qu’Il ne dit jamais : « C’est assez3 », qu’Il prend au mot de tous les sacrifices qu’Il fait faire, et qu’Il prend d’autant plus qu’on Lui donne davantage. C’est un Amour nu, qui, s’étant une fois emparé d’une âme, fait un effet tout contraire à ce que l’on attribue à l’amour. On dit que l’amour ne se laisse jamais vaincre en bienfaits, mais cet Amour cruel et impitoyable fait tout le contraire : plus on Lui donne, plus Il exige. Plus le sacrifice est pur et désintéressé, plus Il fait perdre à l’homme ce qu’il estime le plus, plus aussi Il découvre de nouvelles matières de sacrifice ; et lorsqu’il semble que tout soit fait, et qu’il n’y ait plus rien à sacrifier, c’est alors qu’Il découvre cent choses qu’Il veut encore qu’on Lui immole. Et comme, lorsqu’Il ne fait que dépouiller l’âme et qu’Il ne lui donne aucune pente pour se sacrifier, Il ne lui donne non plus aucune vue de ce qu’Il veut qu’on Lui sacrifie (du moins en détail), et alorsd il ne s’agit pas de s’immoler par pratique, de même, lorsque Dieu invite au sacrifice, il faut une fidélité inviolable pour se sacrifier.

Au commencement Dieu le veut plus fortement, et comme Il instruit l’âme par son expérience, Il l’exige aussi avec une autorité souveraine. Ensuitee cela se fait plus doucement. Mais enfin plus jaloux, Il veut que le moindre signe de Sa volonté soit un commandement absolu et plus le sacrifice devient fort et terrible, plus Celui qui le commande Se cache : Il ne donne qu’un petit signal et Il est obéi en Souverain d’un cœur qui L’aime souverainement.

Combien au commencement est-Il appelé impitoyable et cruel ? Combien Lui fait-on de requêtes que l’on ne veut pas qu’Il accorde ? Car dans le même temps que l’on voudrait être affranchi de Ses cruautés, on craint plus que la mort d’être épargné par Lui et, se laissant conduire aveuglément par un amour très éclairé, cet amour fait que l’âme s’immole elle-même et n’attend pas un commandement ; mais la moindre vue qui lui est donnée de la volonté de Dieu a plus de force pour se faire obéir que toutes les violences dont Il a usé au commencement. Ô Amour, celui qui ne t’éprouve point ne te saurait connaître ! Car Tu vis si fort déguisé que tous ceux qui ne Te possèdent pas, ne Te pourront jamais reconnaître.

Jésus-Christ, modèle de tous les états, dit de Lui-même par Son prophète : Il est écrit de moi que je ferai votre volonté4 ; c’est le premier état du sacrifice, qui est l’état de pure souffrance, ou l’état passif. Puis parlant de sacrifices et d’immolations libres et volontaires, il ajoute : J’ai dit : me voici, ce qui marque une immolation entière, libre et volontaire, une action très passive, et une passivité très agissante. Il est écrit à la tête du livre. Ceci marque quelque chose de tout passif dans la volonté, qui est toujours soumise au décret éternel et qui se laisse sans vie à ce qu’il ordonne de l’âme ; mais cet endroit, me voici, marque un sacrifice que l’on fait et une immolation volontaire.

L’âme éprouve en même temps deux choses qui paraissent contraires : l’une marque qu’il n’y a point de liberté et l’autre est un argument invincible de cette même liberté. Premièrement l’âme est impuissante de refuser ouf [de] ne pas faire ce que l’on exige d’elle, et dans ce temps elle ne trouve plus de liberté. Je sais que cela est comme je le dis, quoique j’en ignore la cause. Mais lorsqu’il s’agit de souffrir, elle souffre librement ; et si elle ne le fait pas, elle arrête et suspend les desseins de Dieu, de sorte que cette âme reste arrêtée, tant que son refus (qui est souvent très délicat) subsiste. C’est ainsi qu’il y a continuellement en cette âme des choses qu’elle veut très librement, et d’autres où elle est nécessitée sans pouvoir s’en défendre, car la violence qu’on lui fait est telle qu’il est impossible de la concevoir sans expérience.

Quoique ce que je vous écris vous paraisse peut-être peu utile, si vous aviez la bonté de mettre à part cette lettre, vous verriez un jour que je vous ai dit la vérité. Toutes les âmes d’expérience ne peuvent ignorer la conduite de l’Amour pur qui Se montre dans l’immolation avec tous Ses attraits et qui souvent dans l’exécution ne Se montre plus, qui Se cache et disparaît sitôt que l’amante a fait ce que veut l’Amour, de sorte qu’après l’avoir engagée par Ses charmes à lui obéir, Il ne lui laisse pas la douceur de connaître si elle Lui a obéi ni s’Il a agréé son obéissance. Ô Amour, plus doux dans Tes plus étranges rigueurs que Tu n’as été aimable dans Tes douceurs ! Tu possèdes si fort celui duquel Tu t’es rendu maître que plus Tu lui es sévère et impitoyable, plus Tu le tyrannises, plus est-il passionné de Toi ! Ce n’est point ici de ces ardeurs naissantes, qui ont plus de sentiment que d’effet. Celle-ci a tout l’effet sans aucun sentiment, une force infinie sans nulle vie, une ardeur invincible sans nulle chaleur.

Prenez garde que, dans l’état d’amortissement où vous êtes, le fond est même vivant, quoique les sentiments soient morts. Souvent vous éprouverez des sentiments vifs, et un fond mort ; mais ensuite les sentiments sont morts pour certaines choses, et le fond très vif. Dieu seul connaît ce qu’Il me fait vous être.

- Dutoit, t. II, Lettre CXLV, p. 418-429 - Masson, Lettre III, p. 17-23 - A.S.-S. ms. 2057 f°253r° à258v° [259r° à 260v° puis 240r° à 241v° appartiennent à une autre lettre]. Ce ms. très probablement de la main d’une fille de Madame Guyon donne un texte continu à la ponctuation très réduite et sans aucune parenthèse. Nous donnons en notes ses rares variantes par rapport à Masson.

aà elle-même. Elle A.S.-S. ms. 2057 f°254r°.

bcomme il n’appartient qu’à A.S.-S. ms. 2057 f°254r°.

cCela n’est pas quoique A.S.-S. ms. 2057 f°254v°.

d qu’alors D que nous corrigeons.

eAvec autorité de souverain. Ensuite A.S.-S. ms. 2057 f.257r°.

fliberté la première [f.258r°] est impuissance de refuser ou A.S.-S. ms. 2057.

1« Heureux celui qui présente hardiment toute l’étoffe, dès qu’on lui en demande un échantillon ! » Fénelon, Instructions, [G] t.VI, p.124, g. [M].

2« Ce motif d’intérêt spirituel qui reste toujours dans les vertus tandis que l’âme est encore dans l’amour intéressé, est ce que les mystiques ont appelé propriété. » Fénelon, Explication des Maximes des Saints... article XVI, vrai. Fénelon (Le Brun) I, p. 1050.

3« Votre amour est tyrannique ; il ne dit jamais : c’est assez ; plus on lui donne, plus il demande. » Fénelon, Instructions, [G] t.VI, p.109, g. [M].

4Ps. 39, 9-10 : « Vous n’avez voulu ni sacrifice ni oblation, mais vous m’avez donné des oreilles parfaites. - Vous n’avez point demandé d’holocauste ni de sacrifice pour le péché, et j’ai dit alors : Me voici, je viens. » (Sacy).

4. À Fénelon. Novembre 1688.

Faut-il brûler ou conserver la rédaction de sa Vie ?

Vous m’avez promis, monsieur, que vous ne me manqueriez pas, surtout lorsqu’il n’y aurait rien à risquer pour le dehors. Trouvez donc bon, s’il vous plaît, que je suive dans ma simplicité le mouvement qui m’est venu de vous consulter sur deux choses. La première, sur cette disposition : elle est ancienne, comme vous voyez. Ne laissez pas, s’il vous plaît, de m’en dire votre sentiment et de me la renvoyer cachetée.

La seconde chose que je vous demande est que l’on me commanda, il y a quelques années, d’écrire ma vie : l’on m’avait ordonné de la poursuivre, et je l’ai fait par pure obéissance1. Je n’ai eu aucune peine d’y écrire et mes misères et les miséricordes de Dieu. Les premières sont ce qui est à moi, et le reste est tellement à Dieu que je n’y ai point de part. À présent que Dieu m’a ôté les personnes auxquelles j’obéissais2 et qu’Il me donne pour vous, monsieur, une entière confiance, étant toujours plus convaincue que vous êtes la personne qui me fut montrée il y a huit ans3, je vous prie, monsieur, de me dire, si je dois conserver ou brûler ce que l’on m’a fait écrire ou continuer ? Cela me serait, que je crois, encore plus pénible que jamais, à cause de l’extrême simplicité de mes dispositions, dont je ne puis plus rien dire : je ne puis parler que des faits particuliers ou de ce qui s’exprime, qui est la moindre partie de l’état que je porte ; et encore j’ai si peu de mémoire que j’oublie ou j’use de redites.

Si vous voulez bien m’honorer d’un petit mot de réponse, je vous prie qu’elle soit cachetée et que l’on ne sache point ce que vous aurez décidé là-dessus. Je vous obéirai aveuglément, n’ayant rien de propre, et je vous promets aussi ou de brûler votre réponse ou de vous la renvoyer, et que le secret sera inviolable. Mes importunités seront rares, quoique mon estime et ma soumission soient continuelles : vous connaissez le caractère. J’ai des excuses à vous faire de vous avoir envoyé des papiers mal copiés et souvent sans sens, pour ne les avoir pas relus.

- Dutoit, t. V, Lettre II, p. 195-197 - Masson, Lettre IV, p. 23-24.

1« Fait ce 21 d’août 1688, âgée de quarante ans, de ma prison, que j’aime et chéris en mon amour. Je ferai des mémoires du reste de ma vie pour obéir et pour achever un jour si l’on le juge à propos. », Vie 3.8.4.

2Le Père Lacombe, en prison.

3« Il me fut donné à connaître que dès 1680 que Dieu me le fit voir en songe, il me le donna et qu’il me donna à lui, mais je ne le connus qu’en 1688 », Vie 3.10.1, passage rétabli à partir du ms. A.S.-S. 2057 (746) et du ms. de Saint-Brieuc (5.257). Le songe du bel oiseau mystérieux, qui se donne tout à fait à Mme Guyon, eut lieu à Turin, peu de temps avant son départ pour Grenoble et Paris. Vie 2.17.5.

5. De Fénelon. 2 décembre1688.

« Je m’imagine, sans le savoir, qu’on ne voit plus que Dieu, sans Le voir d’une manière à pouvoir exprimer cette vue… »

L’écrit que vous m’avez envoyé, madame, m’a fait un grand plaisir, et je n’y ai rien trouvé qui ne m’édifie beaucoup. Vous pouvez compter que je parle sans complaisance ou compliments, et que vous pouvez prendre toutes les paroles à la lettre, sans en rien rabattre.

Pour les choses de votre vie qu’on vous a obligée d’écrire, je n’hésite pas à croire que vous ne devez pas les brûler. Elles ont été écrites simplement par obéissance. Dieu en tirera peut-être quelque fruit en son temps et quand Il n’en tirerait jamais d’autre que celui de vous faire renoncer là-dessus à toute réflexion, ce sera assez. La même simplicité qui vous a fait écrire doit supprimer tous les retours par lesquels on serait tenté de brûler ce qui est déjà écrit.

Je raisonnerais autrement pour la suite. Vous ne devez écrire qu’autant que vous vous y sentez poussée. Non seulement vous devez suivre votre grâce, mais encore ceux qui vous donnent leur avis doivent l’observer et la suivre, ce me semble, en tout. Dans l’état où vous êtes, c’est gêner1 l’esprit intérieur que d’entreprendre de soi-même un travail : il faut seulement se prêter à ce que Dieu veut faire. Si donc vous sentez une grande répugnance à écrire, vous devez vous en abstenir, à moins que vous n’ayez un mouvement intérieur qui vous pousse à surmonter cette peine même. De plus, la simplicité et l’uniformité de votre état font qu’il doit être très difficile à représenter. Je m’imagine, sans le savoir, qu’on ne voit plus que Dieu, sans Le voir d’une manière à pouvoir exprimer cette vue. C’est toujours Dieu seul, toujours la même chose qui échappe à tous les termes. Je croirais seulement que vous feriez bien de dire sur cette disposition ce que Dieu vous donnerait d’expliquer, et cela une seule fois. Je suppose en tout ceci que vos dispositions de Dieu à vous ne varient point, parce que je conçois2 que plus on se simplifie, moins il y a de variété.

Pour les dispositions qui vous viennent soit à l’égard des autres personnes, soit à l’égard des dispositions extérieures, je crois que vous feriez bien de les écrire librement, courtement et avec les précautions nécessaires pour la sûreté du secret, ne marquant jamais aucun nom qu’on puisse ni lire ni deviner si vos papiers viennent à être lus3, et laissant néanmoins à quelque personne affidée4 la clef de tous les noms qui seraient en blanc ou en chiffre5. J’ai dit que vous pourriez écrire les choses courtement : ceci n’est pas par rapport à vous, qui avez peu besoin de cette règle, mais par rapport à ceux qui liront peut-être ces choses dans la suite et auxquels il en faut faciliter la lecture. Mais enfin, par préférence à tout le reste, il faut se conduire dans la liberté de l’Esprit de Dieu6. Je suis en Lui, madame, très fort dévoué à votre service.

Quand vous aurez lu cette lettre, je vous supplie de la renvoyer cachetée à M. le duc de Chevreuse7. Pour les vues que Dieu vous donne sur les mystères ou sur les sens des passages de l’Ecriture ou sur les vérités de la religion, je crois que vous n’avez qu’à les écrire selon le mouvement de votre cœur. Ce 2 décembre.

- Dutoit, t. V, II bis, p. 197-200 - Masson, V, p. 24-27 - Jean Orcibal, Correspondance de Fénelon, tome II, Paris, Klincksieck, 1972, Lettre 44.

1Soumettre à une contrainte pénible.

2Concevoir, « comprendre », mot plus fréquent qu’aujourd’hui. Mme Guyon répondra : « Mon état est invariable et toujours le même depuis plus de huit ans » (Lettre suivante, 5e à Fénelon). [O].

3« Fénelon reconnaîtra les 16 avril, 12 juin, 11 juillet et 16 octobre 1689 son caractère précautionneux. Cependant son conseil était sage puisque le principal de ces noms n’était autre que celui de l’archevêque de Paris, Harlay. » [O].

4Affidé, « en qui l’on a confiance ».

5Mme Guyon a suivi ces conseils dans les pages de son autobiographie relatives à Fénelon lui-même.

6II Cor., 3, 17 : « Or le Seigneur est Esprit, et où est l’Esprit du Seigneur, là est la liberté » (Amelote).

7« Né le 7 octobre 1646, Charles-Honoré d’Albert fut créé duc de Chevreuse en 1667, année de son mariage avec Jeanne-Marie-Thérèse Colbert (fille aînée du ministre) […] Après avoir fait sa première campagne au Saint-Gothard et avoir été colonel au régiment d’Auvergne, il était capitaine-lieutenant des chevau-légers de la Garde depuis 1670… » [O] consacre la suite de sa note sur le duc de Chevreuse à discuter de l’origine des relations de celui-ci avec Fénelon. Il éclaire aussi le milieu du cercle de Montmartre, dirigé par Monsieur Bertot avant d’être repris par Madame Guyon. Il conclut en accord « avec le témoignage de Cl. Fleury : M. de Chevreuse vit Mme Guyon en passant en 1689 [1688 ou plus tôt] et fit plus grande connaissance avec elle en 1693. Après avoir eu plusieurs conversations et lu ses ouvrages, il en parla à M. de Meaux, le priant de l’examiner. M. de Chevreuse lui donna le Moyen Court et les Torrents. »

6. À Fénelon. Décembre 1688.

Son état invariable, simple et nu. Elle confie le sort de ses écrits à Fénelon.

Je vous obéirai, monsieur, en tout ce que vous me dites. Mon état est invariable et toujours le même depuis plus de huit ans. Son étendue est aussi grande que sa simplicité et nudité est pure, ce qui n’empêche pas que Dieu ne donne quelque claire connaissance de Ses opérations en Lui-même et dans Ses créations, et qu’Il ne découvre Ses secrets d’une manière ineffable qu’Il fait exprimer Lui-même comme il Lui plaît. Il y a plus de quatre ans et demi que j’ai fini les écrits sur la Sainte Ecriture1, et ainsi je n’ai plus rien à écrire là-dessus.

Pour les originaux de ma Vie et de mes écrits, j’ai eu la pensée, monsieur, de les remettre entre les mains de M. d[e] C[hevreuse] dans une cassette dont je retiendrai la clef. Je lui ferai même la prière de les remettre entre les vôtres en cas que je vienne à mourir, afin que vous en fissiez ce qu’il vous en plairait et que vous les jetassiez au feu, si vous le jugiez à propos. L’on vous donnerait aussi les copies qui en sont faites.

Il y a six ans que je fis par obéissance un écrit de toute la conduite de Dieu sur l’âme, depuis la conversion jusqu’à la consommation: il n’est pas long et il est plein des vérités que je crois. J’ai eu un fort mouvement de le faire écrire au net et de vous en faire un petit présent. Sitôt qu’il sera achevé, je vous l’enverrai par la même voie : je vous prie, monsieur, de le garder comme un témoignage de l’entière confiance que Notre Seigneur me donne pour vous. Le défaut de secret de ma part ne vous fera jamais de peine.

....a Ce que vous me dites de l’état intérieur est la pure vérité. Il est bon pourtant de vous dire que quoique, dès que l’âme entre dans la simplicité de la foi, elle éprouve quelque chose de semblable à ce que vous dites, cela est cependant bien différent de ce qui est dans la suite, ainsi que vous l’éprouverez aisément lorsque Jésus-Christ, sagesse éternelle, vous sera révélé. Et après l’expérience la plus profonde de votre misère, je suis certaine qu’Il se manifestera à vous et qu’Il vous choisira d’une manière singulière.

- Dutoit, t. V, Lettre III, p. 200-202 - Masson, Lettre VI, p. 27-28.

aPoints de suspension signalant un texte perdu (Dutoit).

1Les livres de l’Ancien Testament avec des explications et réflexions qui regardent la vie intérieure, divisés en douze tomes…, À Cologne chez Jean de la Pierre, 1715 - Le Nouveau Testament de Notre Seigneur Jésus-Christ avec des explicationsDivisé en Huit Tomes. Soit 20 volumes édités par P. Poiret.

2Petit Abrégé de la Voie et de la Réunion de l’âme à Dieu dans Les Opuscules spirituels », p. 317 à 348 de l’édition de 172 Mme Guyon tiendra sa promesse. Le petit écrit sera envoyé à Fénelon, qui en parlera longuement dans sa lettre du 11 août 1689 : « Je comprends et je goûte, madame, beaucoup de choses dans ce dernier écrit… ».

7. À Fénelon. Décembre 1688.

Dieu « fera tout en lui, dans l’oubli où il est de soi-même. »

Comme je ne puis rien vous cacher, il faut que je vous dise qu’hier et cette nuit à plusieurs reprises, je me suis sentie attirée intérieurement avec grand goût pour penser à la personne que vous savez1, et j’ai eu une certitude plus grande des desseins de Dieu sur lui. Il m’a semblé que Dieu le dispense de la manière ordinaire dont Il fait marcher les autres, pour le plus avancer. Il me paraît que l’oraison que Dieu veut de lui est une liberté entière à suivre l’Esprit de Dieu, qui le portera beaucoup plus à se taire et à s’exposer au milieu de ses occupations qu’à prendre des temps réglés. C’est pourquoi il doit tout cesser au moindre signal qu’il en aura. Il doit conserver sa santé, ruinée par le travail de son esprit. Il lui faut peu de remèdes : le repos lui fera plus de bien que tous les remèdes du monde. Il n’a rien du tout à faire de son côté à présent : il est tel que Dieu le veut. Ce sera Lui qui fera tout en lui, dans l’oubli où il est de soi-même. Je ne vous dis pas cela pour le lui dire, à moins que vous n’en ayez un fort mouvement, mais seulement pour ne rien vous cacher, car je vois, je sens, je goûte que cette âme est à Dieu pour Lui-même, et qu’il faudra la bâtir à sa mode.

J’ai oublié de vous dire que la personne dont je viens de vous parler arriverait à la perte des puissances par un certain travail sans travail (je ne puis m’expliquer autrement), qui est une négation de tout, qui le met en nudité et en vide et lui donne ce non-vouloir qu’il a. Cela se fait en lui de cette sorte à cause des grandes lumières acquises qui font qu’il entre aisément dans ce qui est le plus parfait. Il n’en est pas de même en nous autres qui ne savons rien : ni voie, ni moyen de nudité ; Dieu nous a dénués en surmontant notre opération par l’abondance de la Sienne. Il arrivera sans cet ordre ; mais Dieu, avant ce temps, le mettra non dans la nuit active ou de négation, mais dans une nuit passive, qui sera une obscurité grande : jusqu’à présent il a possédé sa voie et son anéantissement, mais alors il sera réduit au néant, et il ne le saura pas2. Encore une fois, il n’y a rien à faire à présent pour lui. Il est bien qu’il suive son chemin jusqu’à ce qu’on le lui bouche de pierres carrées3. Ce que je vous dis ici est la vérité de son état et la conduite de Dieu sur lui, et vous le verrez.

Faites de ceci l’usage que Dieu vous inspirera, car, pour moi, je suis si fort à Dieu que je n’ai rien à ménager, pourvu que je sois fidèle à dire ce qu’Il veut que je dise. Je ne pourrais le faire sans Lui déplaire.

- Dutoit, t. III, Lettre CII, p. 449-452 - Masson, Lettre VII, p. 29-31.

1Fénelon.

2Ps., 72, 21-22 : « …je me suis vu comme réduit au néant, et dans la dernière ignorance - … devenu comme une bête en votre présence… » (Sacy).

3Jer., Lament., 3, 9 : « Il a fermé mon chemin avec des pierres carrées ; il a renversé mes sentiers. » (Sacy).

8. À Fénelon. Décembre 1688.

Union des puissances suivi du trépas mystique. Abrégé de la conduite de Dieu à conserver.

La nuit ou mort, opérée par l’activité simple de la créature, se fait de cette sorte : c’est une privation de tout, n’admettant dans l’esprit nulle curiosité, ni dans la volonté nul goût, nulle inclination, nul désir, en sorte que la fidélité de la créature consiste à laisser tomber tout ce qui s’élève. Ceci est très important pour l’âme qui, à force de ne rien admettre, trouve que peu à peu tout désir lui est ôté, et toute envie de désirer : elle n’a de tendance ni de goût pour rien, et elle regarderait même comme imperfection d’en admettre quelqu’un. C’est jusqu’où peut aller la fidélité active, quoique simple, de la créature. Ceci est un amortissement, et non une mort. Cet amortissement fait le même effet que le dégoût de manger : un homme dégoûté n’appète rien, mais il répugne à quantité de choses.

Il n’en est pas de même du mort, qui n’a plus ni appétit ni répugnance : et c’est ce que Dieu fait en opérant la mort, que Lui seul peut causer. La volonté véritablement morte, ou pour mieux dire perdue à l’égard de l’homme qui la possédait, est passée en celle de Dieu, ce qui est le véritable trépas de la volonté. Elle se trouve également impuissante à répugner comme à désirer. Et, lorsqu’elle est réduite à cet état, elle est dans la consommation de l’unité, puisque ce que l’on appelle union plus ou moins parfaite, est le passage plus ou moins parfait de notre volonté en celle de Dieu.

Pour comprendre ce que je veux dire, il faut savoir que Dieu, attirant l’âme à Lui, le fait d’ordinaire par le moyen de la volonté. Cette volonté, se laissant entraîner à un je ne sais quoi qu’elle goûte sans pouvoir ni l’exprimer ni même le comprendre, attire à elle les autres puissances et réduit comme à un seul acte simple et indivisible les opérations des autres puissances, en sorte que toutes ses opérations réduites en un ne font plus qu’un seul et même acte, qui est également lumière et chaleur, connaissance et amour. C’est ce qui s’appelle union des puissances, qui n’exige point la mort ou le trépas dont je viens de parler, puisque ce n’est qu’un acheminement à ce trépas. Il exige cependant le renoncement ou négation de toutes choses, en la manière que je l’ai dit, sans quoi les puissances resteraient toujours multipliées dans leurs opérations et ne seraient jamais réunies.

Sitôt que les puissances sont toutes réunies, Dieu fait une autre opération, qui est de perdre ces puissances en Lui dans la même unité, attirant toute l’âme en Lui qui en est le centre, et la réduisant peu à peu dans Son unité, même en la faisant passer en Lui : ce qui s’appelle trépas. Après quoi, Il la transforme en Lui-même. C’est une véritable extase, mais extase permanente, qui ne cause point d’altération à l’âme qui la souffre, ni dans les sens, parce qu’avant que cette transformation se fasse, il faut que l’âme ait été purifiée de tout ce qu’il y avait en elle de répugnance naturelle ou spirituelle (cause de l’extase d’altération). Et toutes les peines de la vie spirituelle ne sont que pour détruire l’âme dans ses répugnances et contrariétés, pour la détruire, dis-je, foncièrement et non en superficie. Car tel croit n’avoir nulle répugnance, parce qu’il n’est point exercé et que Dieu ne lui demande rien, qui ensuite éprouve le contraire lorsque Dieu commence d’user de Son pouvoir souverain : car alors toutes ses répugnances, qui paraissent mortes, se réveillent de telle sorte qu’elles vont jusqu’à la résistance. Il y a un passage dans le livre des Rois qui dit, que c’est comme le péché d’enchantement de répugner, c’est comme une espèce d’idolâtrie que de ne vouloir pas se soumettre1.

Toutes les opérations de Dieu sur l’âme, les gratifiantes et les crucifiantes, ne sont que pour S’unir l’âme. Les gratifiantes unissent les puissances entre elles, et c’est où il y a plus de douceur que de peine ; les crucifiantes sont pour perdre l’âme en Lui, et elles sonta très pénibles. C’est ici ceb qui s’appelle union immédiate, union essentielle. Et lorsque cette âme est beaucoup passée en Dieu, que la volonté est disparue en ce qu’elle a de désir ou de répugnance, et qu’elle ne se découvre plus, c’est alorsque l’union essentielle est véritable, que l’âme est passée de la mort à la nouvelle vie, que l’on appelle Résurrection. L’âme alors, ne vivant plus en elle-même, étant morte à tout et passée en Dieu, vit de Dieu, et Dieu est sa vie. Plus cette vie nouvelle et divine s’augmente et se perfectionne, plus la volonté se trouve perdue, passée, et transformée en celle de Dieu. C’est alors que toute l’âme, réduite en unité divine, est retournée à son principe dans toute la simplicité et pureté où Dieu la demande.

Toutes les peines spirituelles, qu’on décrit avecc des termes si fort exagérants, ne sont que ce passage de l’âme en Dieu, qui est d’autant plus rude et plus long que l’âme résiste davantage. Ce n’est pas le dessein de Dieu de faire souffrir l’âme : au contraire, Il ne prétend que de la rendre heureuse, comme Il est lui-même infiniment heureux, et comme elle l’est en effet lorsqu’elle est passée en Dieu. Mais comme sa volonté répugne naturellement, même sans Le connaître (c’est ce qui s’appelle propriété), comme, dis-je, elle répugne à perdre tout ce qui est d’elle-même et tout ce qui la fait subsister en quelque chose que ce soit, bonne, juste ou raisonnable (car elle se retranche en tout), il arrive de là que plus la résistance est forte, plus ses peines deviennent violentes, jusqu’à ce que, l’âme étant réduite dans l’impuissance de résister, un plus fort qu’elle l’enlève. Alors elle se rend, non de son plein gré (à moins qu’elle ne soit extrêmement éclairée), mais comme une personne qui, n’ayant plus de force, se laisse entraîner au courant des eaux. Cependant elle fait souvent quelques essais (de résistance)2, sed persuadant qu’elle a encore des forces, mais ses efforts ne servent qu’à lui faire sentir sa faiblesse et son impuissance ; et cela lui arrive tant de fois qu’enfin elle fait volontairement ce qu’elle ne peut point nee pas faire, qui est de céder à Dieu. Et c’est alorsque Dieu la reçoit en Lui-même.

Cette purgation est la même que celle du purgatoire, et elle est passive. Si l’âme ne passe en cette vie dans ce purgatoire, elle y passera en l’autre. Jusqu’alors, quelques grâces, dons et faveurs que l’âme ait reçues, elle a été comme fixée en elle-même. Mais par la voie que l’on vient de marquer, elle passe en Dieu, se perd en Lui, et lui est unie sans milieu. Et ce sont ces âmes qui sont les délices de Dieu et qui font Sa volonté sur la terre comme les bienheureux dans le ciel.

Je n’ai pu me défendre d’écrire ce qui m’est donné. C’est pour la personne que vous savez. J’aime mieux la fatiguer que de déplaire à Dieu. Si elle voulait bien garder cette lettre par petitesse, elle trouverait dans quelques années que je lui ai dit la vérité et que c’est un abrégé de la conduite que Dieu tiendra sur son âme. Si vous voulez cependant la supprimer, vous le pouvez. Pourvu que j’obéisse à Dieu, il ne m’importe ce que les choses deviennent : ni le bon ni le mauvais succès ne me touche plusf.

- Dutoit, t. V, Lettre IV, p. 203-210 - Masson, Lettre VIII, p. 31-35. - A.S.-S. ms. 2057 f°259r° à 260v° puis 240 r° à 241v°. Ce ms. est une copie continue, peu ponctuée, probablement d’une fille de Madame Guyon.

Cette lettre, sauf le dernier paragraphe, se retrouve dans les Discours chrétiens et spirituels, t. II, Discours XXXV, p. 192-196, comme l’indique Dutoit. Masson ajoute : « J’ai suivi le texte des Discours, qui corrige heureusement sur quelques points celui des Lettres. » Nous reprenons ce texte des Discours tout en indiquant les rares variantes du ms. 2057 (en fait le plus sûr ?).Selon Masson (note 5 p. 35) : « Il est probable que cette lettre de Mme Guyon répond à une lettre perdue de Fénelon, lui demandant des explications sur la fin de la lettre précédente [lettre 6e à Fénelon]. »

aEt celles-là sont A.S.-S. ms. 2057 f°240r°.

bC’est ce A.S.-S. ms. 2057 f°240r°.

cToutes les peines que les personnes spirituelles ont décrites avec A.S.-S. ms. 2057 f°240r°.

dsouvent [f°241r°] des essais se A.S.-S. ms. 2057.

ePeut pas [ne pas add.interl.] faire A.S.-S. ms. 2057 f°241r°.

ftouche pas. A.S.-S. ms. 2057 f°241v°.

1I Rois, 15, 23 : « Car c’est une espèce de magie de ne vouloir pas se soumettre ; et ne se rendre pas à sa volonté, c’est le crime de l’idolâtrie… » (Sacy).

2L’addition entre parenthèse a été probablement ajoutée par Dutoit (v. la variante du ms. 2057). L’édition Poiret-Dutoit ajoute ainsi souvent entre parenthèses une précision qui s’avère parfois inutile ; mais généralement il ne nous a pas été possible de distinguer sûrement entre : texte et parenthèses ajoutées, parenthèses seules ajoutées, parenthèses présentes dans l’original (le plus souvent perdu). Nous nous sommes donc généralement tenu au respect de D.

9. À Fénelon. 25 décembre 1688.

Lettre écrite à deux heures après minuit : dévotion au petit Maître et pur amour.

L’on m’a rapporté mon petit-Maître1. Je n’eusse jamais osé espérer un si grand bien, si monsieur notre curé ne me l’était venu offrir. Jugez avec quel plaisir (cette fête étant pour moi ce qu’elle est) mon petit-Maître s’est donné à moi avec un naturel amour. Il n’a2 pas plutôt été dans ma poitrine que j’ai ressenti un renouvellement de candeur, d’innocence et d’enfance que je ne vous puis exprimer. Je lui ai demandé qu’Il vous mît dans l’état où Il vous voulait, et qu’Il vous fît entrer dans Ses desseins, qu’Il fût votre voie et votre conduite, qu’Il vous fît marcher dans Sa volonté, et non selon les idées de perfection et de vertus que vous vous êtes faites. Il me semble que cela sera. Ô, si vous pouviez comprendre ce qui est de l’entière désappropriation de toutes choses, le peu de cas que Dieu fait de la justice de la plupart des hommes, comment Il les examinera même avec rigueur, durant qu’Il prend Ses délices dans une petite âme bien humiliée et bien anéantie par l’expérience de ses misères et qui, n’attendant plus rien d’elle-même, espère tout de son Sauveur !

Qu’est-ce que les anges nous annoncent aujourd’hui qu’Il vient faire sur la terre, ce divin petit-Maître que j’aime infiniment ? Car je L’aime de Son amour même, comme je Le connais par Lui-même. Ô si vous saviez ce que c’est de connaître par le Verbe et aimer par le Saint-Esprit ! Vous l’apprendrez un jour. Qu’est-Il venu faire, dis-je, sur la terre, ce divin Sauveur ? Apporter la paix aux hommes de bonne volonté3 et glorifier son Père. La gloire a été au plus haut des cieux par Son anéantissement, lorsqu’Il a pris la forme du pécheur et qu’Il S’est fait péché pour détruire le péché. La paix est venue en ceux qui sont de bonne volonté. Qu’est-ce que d’avoir une bonne volonté ? C’est l’avoir conforme au vouloir divin, et l’avoir même perdue dans ce divin vouloir. Il est certain que notre volonté propre est une volonté maligne, vide de tout bien et pleine de tout mal. Il faut que notre volonté, pour être bonne, se perde dans le vouloir divin. Et comme Adam ne devint coupable que parce qu’il manqua de soumettre sa volonté à la volonté divine, l’homme redevient innocent par la soumission de sa même volonté à celle de Dieu, qui Se plaît d’exercer cette volonté de l’homme en toute manière, afin de la rendre toujours plus souple : car il n’y a rien dans l’homme d’opposé à Dieu que la volonté propre et la propriété, de manière que la moindre action de propre volonté serait reprochée avec des tourments inconcevables à une âme qui aime purement.

Mais, me direz-vous, comment connaître (en nous) la volonté de Dieu ? À ceci : lorsque Dieu exige quelque chose de Son autorité d’une âme qui Lui est entièrement soumise et qui est accoutumée aux mouvements de tous Ses vouloirs, et qu’elle fait ce que Dieu veut d’elle, son cœur est dilaté et entre dans la paix. Mais lorsqu’elle ne le fait pas, son cœur se rétrécit, se dessèche, et souvent se trouble : c’est que Dieu, qui la purifie, ne lui laisse pas passer la moindre imperfection sans la reprendre, et qu’Il l’éclaire même toujours plus sur la vérité de ce qui Lui déplaît. Quand l’âme est abandonnée à Dieu, elle éprouve, lorsqu’elle veut faire quelque chose que Dieu ne veut pas, cela. Si elle poursuit, elle est troublée dans l’action, et après l’action dans le moment son trouble augmente et continue, ce qui est une marque assurée de la faute. Au lieu que, lorsqu’elle fait quelque chose que Dieu veut d’elle, elle n’a ni aucun trouble dans l’action, ni aucun reproche immédiatement après l’action. Et s’il arrive dans la suite que les réflexions et le trouble n’attaquent que la surface de l’âme, ce trouble alors n’est point un reproche de la faute, ni une douleur intime et foncière, mais un trouble de réflexion, fort superficiel. Ce trouble a un effet qui fait voir qu’il est un trouble de nature et non de grâce : c’est qu’il cause un regret qui est tout mélangé d’amour propre, de vue de soi, de sa perfection, de son déchet, de la pensée des créatures et de leur mépris. On s’occupe de cela et de la faute : enfin tout est intéressé.

La douleur du pur amour n’a nul regard sur soi : c’est pourquoi, n’envisageant que Dieu seul, on serait ravi d’être chargé de toutes les confusions et misères et de les porter en enfer pour procurer à Dieu un instant de gloire ! Le pur amour se hait soi-même : c’est pourquoi il fait son plaisir de sa douleur. Il se voue à la justice parce qu’elle n’a nul regard sur l’homme, mais qu’elle est toute dévouée aux intérêts de Dieu seul. Ô si je pouvais un peu vous inspirer ce pur amour que Jésus-Christ est venu apporter au monde y apportant la vérité et la justice qui en étaient bannies !

Il est dit dans les Psaumes : la justice a regardé du ciel4. Que regardait-elle ? Elle regardait qu’elle ne pouvait venir sur terre que par Jésus-Christ et qu’il fallait que le père éternel, en regardant favorablement les hommes, y envoyât Son Verbe, afin que la justice y fût établie. Cette justice restitue tout à Dieu et tient l’homme dans un dépouillement total de toutes ses usurpations. Ô homme, que tu me plais couvert de boue ! que tu me plais dans le limon dont tu as été pétri ! Non, vous ne serez jamais propre à être fait un homme nouveau que quand vous serez redevenu boue. Aussi l’Église chante-t-elle dans la suite du Gloria in excelsis ces belles paroles : Tu solus sanctus, Tu solus Dominus, Tu solus altissimus6.

Non, il n’y a que Dieu seul de saint, et Il n’est honoré que des petits enfants. Entrez dans une complaisance et une joie de votre humiliation. Dieu ne perd rien de Ses droits. Le soleil ne se salit point lorsqu’il darde ses rayons sur le fumier. Courage ! Vous ne serez jamais heureux que lorsque vous saurez aimer votre boue et votre misère. Soyez ravi que Dieu vous traite comme vous méritez : ne Lui dérobez plus rien ! Que ce petit ver demeure dans sa boue, qu’il rampe sur la terre et qu’il ne soit pas si hardi que d’aller sur les meubles précieux des rois : s’il le fait, il sera immanquablement écrasé.

Ô bonheur infini de l’humiliation et de n’être rien ! Entrez une bonne fois dans les intérêts de Dieu. Aimez la justice qu’Il vous fait, et celle qu’Il Se rend à Lui-même. Je vous proteste dans cette nuit de sa naissance qui m’est si chère que, quand je serais mille fois perdue, j’aurais toujours un plaisir infini de ce qu’Il S’est bien voulu servir de moi pour vous faire entrer dans les voies de l’anéantissement. Entrez donc dans un amour désintéressé, je vous en conjure, pour réciproquer5 l’amour gratuit d’un Dieu, et donnez-vous à Lui en sacrifice, afin qu’Il vous jette jusqu’au plus profond de l’abîme de boue, où Il jeta le roi-prophète7 [et] dont Il ne pouvait plus sortir. Soyez persuadé que vos efforts pour en sortir ne serviront qu’à vous y enfoncer davantage. Et c’est la différence qui se trouve entre l’abîme de boue et l’abîme d’eau que, dans ce dernier, en faisant quelques efforts, on vient sur l’eau et, à force de nager, on peut en sortir. Mais l’abîme de boue est bien différent : plus on se remue, plus on s’enfonce, plus on veut s’aider, plus on se nuit ; il faut, pour n’y être pas suffoqué, demeurer tranquille et sans se remuer : de cette sorte, l’on est supporté de la boue, loin d’en être accablé.

Demeurez donc dans la profondeur d’un cœur humilié, et soyez persuadé avec Job que, quand vos mains (c’est-à-dire vos actions) seraient éclatantes comme le soleil, Dieu les enfoncera dans la boue8 ; et aussi que, quand vos péchés seraient rouges comme l’écarlate, Il les blanchira comme neige9. Ce que Dieu veut de vous à présent est que, désespérant entièrement de vous-même, vous attendiez tout de votre Sauveur, que vous ne vouliez même point d’autre salut que celui qu’Il Lui plaira de vous donner.

Si vous voulez bien lire cette lettre dans l’esprit de foi et la recevoir de la part de Celui qui m’a fait vous l’écrire, vous y découvrirez des caractères de vérité que vous ne sauriez vous dissimuler à vous-même sans vouloir vous tromper.

C’est jour de Noël, à deux heures après minuit.

- Dutoit, t. II, Lettre CLIV, p. 447-455 ; début et dernière phrase, t.V, p. 406 - Masson, Lettre IX, p. 35-38.

1Jésus dans l’Eucharistie, Maître intérieur des âmes.

2Le t. II de Dutoit commençe en résumant l’introduction : « Mon divin Maître s’est donné à moi cette nuit dans la communion avec un nouvel amour. Il n’a pas plutôt… »

3Luc 2, 14.

4Ps. 84, 12 : « La vérité est sortie de la terre, et la justice nous a regardés du haut du ciel. » (Sacy).

5  Réciproquer : « rendre la pareille, le réciproque » (Furetière).

6Vous êtes le seul saint, le seul Seigneur, le seul très-haut. D.

7David : Ps. 68, 2 : « Je suis enfoncé dans une boue profonde, où il n’y a point de fermeté. » (Sacy).

8Job 9, 30-31 : « Quand j’aurais été lavé dans l’eau de neige, et que la pureté de mes mains éclaterait, - Votre lumière, Seigneur, me ferait paraître à moi-même tout couvert d’ordure, et mes vêtements m’auraient en horreur. » (Sacy). Citation souvent reprise par Madame Guyon (4 fois dans ce volume) : elle souligne le travail considérable que la grâce seule peut accomplir avant l’approche du divin.

9Isaïe 1, 18 : « Et après cela venez et soutenez votre cause contre moi, dit le Seigneur. Quand vos péchés seraient comme l'écarlate, ils deviendront blancs comme la neige ; et quand ils seraient rouges comme le vermillon, ils seront blancs comme la laine la plus blanche. » (Sacy). Une des citations citée souvent (3 fois), pour la même raison que la précédente.

10. À Fénelon. Janvier 1689 ?

Souplesse parfaite à l’Esprit de Dieu.

Il y a des défauts passagers, et il y a des défauts essentiels. Ceux qui seraient essentiels pour vous, seraient : le défaut de souplesse à l’Esprit de Dieu en chose qui vous paraîtrait même de peu de conséquence, le moindre défaut d’abandon, de petitesse, de docilité à recevoir ce que Dieu vous donne ; le moindre arrêt sur votre raison, les retours, réflexions volontaires et de durée, l’agir propre, se mêler de soi sous bon prétexte. Tout cela sont des défauts essentiels, qui arrêtent l’âme, empêchent sa course, causent des milieux1 entre Dieu et l’âme.

Un agir choquera la raison ; on ne peut s’y rendre, et l’on demande : pourquoi ceci plutôt que cela ? Dieu n’est-Il pas autant dans cette manière que dans l’autre ? Il est vrai qu’Il est tout en tout, mais, outre les moyens généraux pour toutes les âmes de foi, il y a des moyens spécifiques pour chaque âme en particulier. Et c’est ce qui fait voir la magnificence de Dieu et la raison pour laquelle Il nous donne des guides, qui nous seraient peu utiles dans la voie de l’abandon et de la pure foi s’Il n’avait des moyens spécifiques et des volontés particulières sur chaque âme, lesquels moyens Il veut qu’on leur déclare. Chacun a son attrait divin : le vôtre est et sera toujours la docilité et la petitesse, non seulement pour le général, ce qui sera fort aisé, étant disposé comme vous l’êtes, mais pour le particulier, exigeant de vous mille choses et aussitôt ne les exigeant plus, afin de vous rendre souple et que votre raison n’entre point dans la conduite qu’Il tient sur vous. Il exerce chacun selon qu’Il Lui plaît, mais Il veut exercer votre souplesse à l’infini : tout dépend de là, et tout vous sera donné par là.

La souplesse s’exerce en deux manières, du moins celle que Dieu veut très certainement de vous. La première (envers Lui) qui vous fasse toujours marcher par le premier mouvement sans mouvement, en manière qui deviendra toute naturelle, suivant toujours votre chemin et vous rendant au moindre signal, sans que la réflexion ou la raison du meilleur et plus parfait vous arrête : il n’y a de bon pour vous que ce que Dieu veut de vous. L’autre souplesse est un acquiescement non seulement de volonté (qui embrasse, sans vouloir répugner aux choses que l’on vous dit), mais de plus une docilité dans l’usage des choses, les faisant par petitesse, comme on vous les marque, à moins que vous n’eussiez au-dedans un mouvement contraire. Je ne dis pas une raison contraire, mais un mouvement. Comptez donc que l’essentiel de votre état est une souplesse infinie2. Tant que vous ne faillirez pas en cela, vous marcherez sans que rien vous fasse tomber.

Il y a des défauts accidentels et passagers. Ceux-là, quoiqu’ils vous fassent chopper3, ne vous arrêtent pas, parce qu’ils ne sont point subsistants, comme par exemple une parole dite avec précipitation. L’habitude de la raillerie et l’envie de plaire3 vous nuiraient plus. Ce n’est pas pourtant que cette envie, quand elle n’est que dans le sentiment sans que vous fassiez rien pour cela, ne vous soit un exercice, mais elle n’est pas un mal. Je dis donc que les défauts passagers ne vous nuiront pas, pourvu que vous ne vous arrêtiez pas un moment à les regarder et que vous vous serviez d’eux pour courir plus fortement par l’oubli de vous-même et l’extrême souplesse. Il en doit être comme d’une personne, qui court dans un chemin et qui rencontre des petites pierres qui, à la vérité, la font broncher, mais qui n’interrompent point sa course pourvu qu’elle ne s’amuse point à regarder ce qui l’a fait broncher. Rien n’empêche tant que de s’arrêter à voir, à considérer, à douter si l’on est dans le chemin, à entrer dans un autre, parce qu’il paraît plus battu. Celui qui court toujours sans penser à la course arrive enfin heureusement.

Dieu sait à quel point Il me fait être à vous en Lui seul4.

- Dutoit, t. II, Lettre LVI, p. 160-164 - Masson, Lettre X, p. 38-4 [M] place cette lettre dans les premiers mois de la correspondance, invoquant son « caractère didactique ».

1« Le plus grand bien qu’on puisse faire à une âme, c’est de la déprendre de ces lumières et de ces dons, qui peuvent être un piège, et qui tout au moins sont certainement un milieu entre Dieu et elle. » Fénelon, Lettre à une Religieuse..., t. VIII, p.459, d. [M].

2« Cet état passif ne suppose aucune inspiration extraordinaire. Il ne renferme qu’une paix et une souplesse infinie à se laisser mouvoir. » Explication des Maximes, art. XXX, Vrai, Fénelon (Le Brun), I, p.1074.

3Trébucher.

4Masson note « la ressemblance entre les formules d’adieu des lettres de Mme Guyon et celles que Fénelon affectionnera plus tard en écrivant à ses dirigées », donnant pour exemple la Lettre à la comtesse de Montberon du 11 février 1708 : « ...Dieu sait [...] de quel cœur Il me fait être à jamais tout à vous... ». Masson devait en 1907 prouver l’authenticité de la correspondance avec Madame Guyon : nous omettrons par la suite la reprise de nombreuses notes de celui-ci visant un but désormais atteint.

11. À Fénelon. Janvier 1689.

Dieu seul.

L’âme arrivée à la parfaite simplicité et qui a outrepassé tout moyen ne trouve que Dieu seul. Tout ce qui n’est point Lui-même, quelque grand et relevé qu’il paraisse, la gêne et l’embarrasse. Tout ce qui se voit, s’entend, se pratique, n’est point ce qu’il lui faut.

Il ne faudrait pour elle que le repos du Seigneur et l’entière cessation de toutes choses. Cette âme vivrait contente quand tout serait détruit. Et quand tout usage de la religion lui serait interdit, elle ne trouverait pas qu’il lui manquât rien. Il paraît à cette âme réduite en unité et dans l’entière simplicité que tout ce qui la concerne, même ses défauts, ne mérite plus son application qui la détournerait de sa dernière fin, dans laquelle elle trouve que toutes actions sont finies et réduites dans leur principe.

Il lui semble même que la purification commune et générale n’est plus pour elle et que Dieu seul peut consumer en elle tout défaut et toute dissemblance, ce qu’Il fait assurément, car Il n’en peut souffrir aucun. Ce qui paraît défaut aux hommes ne l’est pas toujours devant Dieu, au lieu que ce que l’on prend souvent pour justice et perfection est réprouvé de Lui. C’est Lui qui choisit le bien et le mal.

Tout autre moyen de purification ne convient pas à cette âme. Toutes les âmes conduites par les dons surnaturels sont ordinairement éprouvées par les démons. Il n’en est pas de même des âmes conduites en foi : leur épreuve paraît n’avoir rien d’extraordinaire et être toute naturelle, elle fait beaucoup plus mourir que la première épreuve des âmes conduites par les dons, d’autant que l’épreuve des premiers leur sert de soutien. Nous ne pouvons jamais par nos soins, et même par l’assiduité à retrancher tous les mouvements de notre propre vie, nous causer la mort intérieure. Nous pouvons bien amortir l’extérieur, mais l’esprit vivra même de cette application. Il n’y a que la sortie de nous-mêmes qui puisse véritablement porter le nom de mort. Dieu tolère plutôt de gros défauts extérieurs, qu’Il corrige dans la suite par l’activité de Son amour, que la moindre résistance ou le plus petit empêchement à l’étendue de Son domaine dans l’âme. Plus Dieu est libre en nous, plus Il nous donne Son esprit sans mesure.

C’est la gloire qu’Il prétend en nous que de voir tous les ennemis comme les escabeaux de Ses pieds, c’est-à-dire de voir terrasser en nous tout ce qui s’oppose à Son empire. Aussi est-il écrit : Le Seigneur dit à mon Seigneur : asseyez-vous à ma droite1, comme pour nous apprendre que cet Esprit demeure en Lui-même et ne se répand en nous avec plénitude qu’autant que tout Lui est assujetti dans nous. Mais qui est-ce qui assujettit tout au Fils, sinon le père , puisque c’est Lui qui réduit Ses ennemis à être l’escabeau de Ses pieds ?

Je donnerais ma vie afin que la personne que j’ai l’honneur de connaître ne donnât aucune borne à l’esprit de Jésus-Christ. Pour continuer de lui parler dans ma simplicité, Notre Seigneur me paraît lié dans son âme et qu’Il n’est pas libre d’y opérer tout ce qu’Il Lui plaît. Cela me fait souffrir une peine intérieure très forte. Sitôt qu’il donnera tout pouvoir à Dieu en lui, mon âme sera au large et mon cœur content, et certaines répugnances lui seront ôtées.

- Dutoit, t. II, Disc. LIX, p. 336-338 - Masson, Lettre XI, p. 41-43 : « Cette lettre est très importante pour la définition de l’idéal quiétiste... ».

1Ps. 109, 1. L’image de l’escabeau est empruntée à ce même psaume.

12. À Fénelon. Janvier 1689 ?

« …mon âme, ainsi que je vous l’ai dit, s’écoule sans cesse dans la sienne… »

N.1 a raison de ne pas craindre ce goût simple de Dieu qui lui est donné parce qu’il est très différent du sensible. Il faut le recevoir et s’en nourrir lorsqu’il est donné, parce que c’est par lui que les puissances sont réduites en unité et [qu’] il est très nécessaire à l’âme. C’est ce principe de vie qui la prépare à la mort et qui lui est d’autant plus utile que Dieu a de plus grands desseins sur lui2. Plus le goût intime et simple de Dieu est fort, vigoureux et de longue durée, plus la mort qui suit est profonde. Il faut donc se laisser à Dieu et se laisser remplir de Son infusion divine avec beaucoup de correspondance et de liberté. J’éprouve que mon âme, ainsi que je vous l’ai dit, s’écoule sans cesse dans la sienne, et Dieu fait cela afin de la réduire où Il le veut. C’est une grâce d’onction, c’est un germe de vie et d’immortalité, qui subsiste dans la mort même, quoique d’une manière entièrement cachée et imperceptible. Qu’il ne lise que le moins qu’il pourra : ce n’en est pas le temps à présent, mais de se taire et se reposer.

Ne vous étonnez pas de la joie et de la paix que vous goûtâtes l’autre jour avec moi. C’est une opération de Dieu, aussi bien que les autres que vous expérimentâtes. Vous en aviez besoin. La joie dilate, et la tristesse resserre le cœur. C’est en quoi on se méprend, surtout dans cette voie, lorsque l’on veut par une composition extérieure retenir certains instincts et mouvements de joie, qui pourtant sont bien éloignés de cette joie sensible et toute naturelle des commençants qu’il est bon de réprimer à cause de son impureté.

Il n’est pas nécessaire que N. s’unisse à moi en distinction3. Il suffit qu’il ne soit point opposé et qu’il se laisse aller à ce je ne sais quoi qu’il doit goûter, pour que mon âme ait toute liberté de se communiquer à la sienne. Dieu l’ayant voulu de la sorte, je m’en trouve bien et en suis soulagée. Ô commerce des cœurs et des esprits sans l’entremise des corps, que vous êtes pur, simple, divin et digne de Dieu ! c’est ce qui rend les vrais enfants de Dieu un en Lui. C’est ce commerce admirable - que Jésus-Christ a apporté sur la terre par son Incarnation -, qui fait que ce divin Verbe, s’écoulant en l’âme, la perd en Lui et la rend une avec autant d’âmes qu’il y en a de disposées à Le recevoir. C’était ce que Jésus-Christ demandait pour ses disciples : Mon père, qu’ils soient un, comme nous sommes un4. C’est ce commerce qui sanctifia saint Jean dans le ventre de sainte Elisabeth. C’est une participation de la hiérarchie céleste, où les esprits bienheureux se répandent ensemble et se pénètrent les uns les autres : c’est la communion des Saints. Ô, si les hommes chrétiens savaient à quoi ils sont appelés ! mais, hélas ! tous sont morts en Adam, et nul ne veut vivre en Jésus-Christ.

Je vous écris, monsieur, avec ma simplicité ordinaire ce que j’ai mouvement d’écrire sur N., laissant à Dieu et à vous d’en faire l’usage qu’il lui plaît. Vous savez que je n’ai rien ni à ménager ni à craindre, n’ayant plus rien ni à perdre ni à gagner. Je ne sais si vous m’entendez, car j’écris aussi cela pour vous. Si vous ne m’entendez pas encore tout à fait, cela viendra un jour. Mais N. surpassera, à cause qu’il doit être une lumière dans l’Église. Je n’entends pas le fond de perfection ni d’anéantissement, mais je dis que la lumière ira plus loin pour le bien des autres. Je vous le dis une fois : vous ne devez avoir aucune jalousie sur l’âme de personne.

- Dutoit, t. II, Lettre CLVIII, p. 466-469 ; dernier paragraphe, t.V, p. 210-211 - Masson, Lettre III, p. 17-23.

1Fénelon lui-même.

2« Notre Seigneur m’a fait comprendre les grands desseins qu’il a sur cette personne », Vie 3.9.10 : il s’agit de Fénelon. De même pour le père Lacombe, Vie 2.17.4.

3« C’est-à-dire, d’une manière explicite, avec l’image particulière et précise de la personne ». Voir Fénelon, Lettre à la comtesse de Montberon du 13 janvier 1708 : « Dieu vous a unie à moi et vous me trouverez en lui sans distinction » [t.VIII, p.690, g]; voir encore Lettres spirituelles, t.VIII, p.548, g : « Soyons donc unis, par n’être rien que dans notre centre commun, où tout est confondu sans ombre de distinction. » [M].

4Jean 17, 21 : « Afin qu’ils soient tous un, ainsi que vous mon Père, êtes en moi, et moi en vous, afin qu’ils soient aussi un en nous, et que le monde croie que vous m’avez envoyé. […] [23] Je suis en eux, et vous êtes en moi, afin qu’ils soient consommés dans l’unité […] » (Amelote).


13. De Fénelon. Janvier-février 1689.

Une certaine peine unissante.

Je me trouve sec et distrait dans l’oraison . Cela peut provenir des choses extérieures qui me dissipent, mais ma volonté est, ce me semble, très ferme. Je sens un ennui et un mésaise1 fréquents dans mes occupations extérieures. Mes amis même m’importunent2, et toutes les conversations me paraissent inutiles : il me tarde d’être seul, et dès que je suis seul, le recueillement s’enfuita. Je sens une certaine peine unissante, quand la présence de Dieu m’empêche et que les hommes m’occupent; mais en tout cela il n’y a point d’impatience volontaire. Quelquefois il ne me reste rien dans le cœur pour Dieu tant je me trouve sec, vide et occupé de choses communes. Mais la peine que j’en ressens, et l’abandon que j’aperçois encore, me soutient3. Ayez la bonté de me renvoyer le billet, quand vous l’aurez lu, ou de le garder pour me le rendre.

- Dutoit, t. V, lettre V, p. 211-212 - Masson, XIII, p. 45-46 - Jean Orcibal, Correspondance de Fénelon, tome II, Paris, Klincksieck, 1972, Lettre 45. Après Dutoit, Masson intercale ici sept lettres de Mme Guyon pour lesquelles il n’y a pas de réponses de Fénelon.

as’ensuit : erreur probable du copiste, corrigée compte tenu du contexte de sécheresse.


1Mésaise, «malaise, désagrément », mot que Richelet considérait déjà comme vieux.

2Voir [M] p. LXXXII-LXXXVI. Le contexte montre que Fénelon ne voit pas là un fait névrotique, mais une étape de sa vie spirituelle : « Dans ce premier attrait sensible... l’âme se déprend de toutes les consolations extérieures, et celles de l’amitié sont aussi retranchées... Il ne reste plus que les amis auxquels on est lié par conformité de sentiments... tout le reste devient à charge » (Instruction XXIII, t. VI, p. 126).

3« C’est un soutien infini de penser que l’on n’est plus soutenu de rien et qu’on ne cesse point, dans cette épreuve horrible, de s’abandonner fidèlement et sans réserve... Il faut tout perdre, même l’abandon aperçu, par lequel on se voit livré à sa perte » (Instruction XXIII, t. VI, p. 125). M. Masson rapproche aussi les lettres des 11 août 1689 et 12 août 1689, mais les perceptions dont il y est parlé sont plus banales. [O].

14. À Fénelon. Février 1689.

« …d’épurer la foi et d’affermir la volonté par le desséchement de l’esprit. »

La personne1 pour laquelle Notre Seigneur me donne toujours plus de correspondance intérieure éprouvera souvent de semblables vicissitudes de sécheresses et de distractions.

Quoique les occupations extérieures y contribuent un peu, ce n’en est pas la première cause, mais bien le dessein de Dieu, qui est d’épurer la foi et d’affermir la volonté par le desséchement de l’esprit. L’ennui et mésaise fréquent que j’en éprouve dans les occupations extérieures, l’approche des amis et des conversations qui paraissent inutiles, viennent d’une bonne et d’une mauvaise cause. La première est que le cœur qui est attiré de Dieu et qui est destiné pour Le posséder lui-même, ne peut trouver hors de Dieu rien qui le contente ; et, passionné qu’il est de son divin objet, il n’a que du dégoût pour tout ce qui interrompt ou empêche sa jouissance. Si cela est un effet de l’amour, c’est en même temps une marque de l’imperfection de l’amour, et que l’âme est encore bien vivante en elle-même. Celui qui aime parfaitement n’aime parfaitement que parce qu’il est entièrement mort à lui-même : étant parfaitement mort, il est passé dans sa fin et, étant dans une union essentielle, il est dans une possession qui ne peut être interrompue par l’embarras des créatures, ni distraite par toutes les affaires possibles, parce que l’âme est au-dessus des moyens et consommée dans sa fin.

Mais comme il ne s’agit pas à présent de cela, je n’en dirai pas davantage. Je dirai seulement que cette personne doit mourir à soi-même sur cet article et recevoir avec égalité et mort toutes les différentes choses qui l’arrachent comme malgré lui à sa chère solitude, ne voulant uniquement pour soi que ce qu’il y a, quel qu’il soit. On croit souvent n’avoir plus de penchants, quoique l’on en soit tout plein. On n’a plus de penchants aperçus lorsque l’on n’est pas contrarié dans ses penchants, mais on en découvre facilement sitôt qu’ils sont contrariés2.

Ce que je viens de dire fait que l’âme tend continuellement au recueillement et à la retraite. Et plus son attrait est violenté, plus il se réveille avec force, Dieu le faisant de la sorte afin que l’âme ne se laisse pas épancher dans les occupations et qu’elle tende toujours à Lui comme à sa fin. Mais sitôt qu’elle peut se recueillir, tout cela s’évanouit, tant parce qu’il n’est plus alors nécessaire et que la foi nue prend la place, que parce que le désir de se recueillir était un effet de la bonne volonté, à laquelle même Dieu veut que cette personne meure. C’est une conduite qu’elle éprouvera encore quantité de fois. La peine cuisante que l’on ressent lorsque l’on perd la présence de Dieu aperçue marque que l’on n’est pas parfaitement indifférent et que l’on tient au don de Dieu, car cette présence aperçue est un don créé.

Que faut-il conclure de là ? qu’il ne faut pas laisser de goûter Dieu en repos, autant qu’Il vous en donne le moyen, qu’il ne faut point se surcharger par soi-même d’occupations contre l’ordre de Dieu. Mais, cela supposé, il faut laisser Dieu aller et venir comme Il Lui plaît, étant égal dans toutes les dispositions, et portant en mort les incommodités quasi continuelles que causent toutes les créatures par leur peu de raison et leur inutilité : ce qui n’est pas une mort médiocre, lorsque l’on y est fidèle, car il y en a des sujets continuels.

J’enverrai le livre, sitôt qu’il sera achevé. L’on soumet tout aux lumières de la personne, à laquelle l’on écrit simplement pour obéir3.

- Dutoit, t. I, Lettre LXXXVII, p. 267-271 - Masson, Lettre XIV, p. 46-48 et Poésie XVII p. 367.

1Fénelon.

2« Chacun tient à une infinité de choses, qu’il ne devinerait jamais. Il ne sent qu’il y est attaché que quand on les lui ôte… » Fénelon, Instructions, XXII, t.VI, p.121, d. [M].

3Cette lettre est suivie d’une poésie, publiée à sa suite par Dutoit :

« Vous m’arrachez ma solitude

M’accablant de soins superflus ;

Mon cœur languissant ne peut plus

Supporter un état et si dur et si rude.

[…] 

Il fera de mon cœur un temple,

Où malgré l’orage et le bruit,

J’aurai le calme de la nuit ;

Et rien n’empêchera que je ne le contemple. »

Nous reproduisons cette poésie en entier en conclusion de notre section : IV, Poésies spirituelles.

15. À Fénelon. 21 février 1689.

Madame Guyon instrument de la justice de dépouillement.

Je n’ai jamais ouï dire que l’on juge d’un état dans le temps de la peine, mais bien dans le calme et la bonace1. Je n’ai pas un mot à vous dire pour vous prouver la bonté et réalité de l’état de sacrifice, préférable à tout autre. Nous portons en nous-mêmes un certain caractère foncier de la vérité intime, qui se fait distinguer même au milieu des plus grands troubles. Ce caractère de vérité est accompagné de justice et donne une sainte émulation, qui est une participation de la jalousie de Dieu, qui anime contre la créature une justice impitoyable, afin de lui arracher toutes choses pour donner tout à Dieu.

Cette justice, comme on vous l’a dit tant de fois, étant fille du pur amour, est une justice de dépouillement. Elle a sa violence et sa délicatesse car l’amour jaloux se sert tantôt de l’une et tantôt de l’autre. Il use d’une impétueuse autorité en de certaines âmes, et pour des temps seulement. Souvent il n’use point de violence, et sa délicatesse est infinie. Persuadé qu’il est du mérite infini de Celui qui l’anime, il se rebute du moindre refus. Il n’use plus de violence, mais plein de dépit amoureux, il punit par des froidures et par une cessation de poursuite l’âme à qui il a donné une assez grande connaissance du mérite et de la volonté de Celui qu’elle doit aimer par-dessus toutes choses en L’aimant aux dépens de tout ce qui n’est point Lui sans nulle exception, et auquel elle doit obéir non seulement lorsque le bâton à la main Il fait faire ce qu’Il ordonne, mais d’une obéissance d’amour, qui incline doucement le cœur et qui fait non seulement obéir au moindre signal, mais même prévenir le vouloir de celui que l’on aime.

Il ne vous faut point d’autre maître que l’expérience, et vous en avez assez pour juger de ce que l’on vous dit. N’attendez plus de Dieu de ces violences extrêmes : Il veut à présent de vous des sacrifices plus libres et plus volontaires, vous ayant donné assez de connaissance pour juger lequel des deux est le plus avantageux, de vivre à soi ou hors de soi.

Quel intérêt ai-je à tout cela que l’intérêt de Dieu et votre propre bien ? Cherché-je quelque avantage ? Il n’y en a point d’autre que la peine. Et si je voulais abuser de la facilité des personnes et m’attirer des partisans, je prendrais d’autres routes. Mais il me suffit que Dieu connaisse mon cœur et ce qu’Il me fait souffrir pour des âmes qui, loin d’en avoir de la reconnaissance, n’en ont pas même la connaissance.

Il ne faut chercher que Dieu dans la créature, ou plutôt Dieu en Lui-même, sans vouloir chercher dans cette créature (quoi que ce soit) pour s’appuyer des traces de vertus que Dieu a Lui-même détruites, vertus à notre mode et non à la Sienne. Si nous regardons cela pour nous fixer dans notre état, nous serons toujours trompés ; et Dieu ferait plutôt paraître en cette créature des défauts qui n’y sont pas, ou Il en ferait naître, pour nous tirer de cet appui. Allons, sans regarder le guide que l’on nous donne, ni le chemin2. Suivons Jésus-Christ, qui marche le premier, et la volonté divine qui, quoique cachée en apparence, nous est très manifeste par le caractère3 imprimé dans le plus intime de nous-mêmes.

Tant que nous verrons autre chose que Dieu en Lui-même et la créature en Lui, sans regarder si cette créature est couverte de boue ou de diamants, nous mènerons toujours une vie rampante, quoique flattés d’une bonne et droite volonté. Celui qui se perd autant que Dieu le veut ne sait plus si sa volonté est droite, car il n’en trouve plus. Celui-là ne serait pas perdu qui, se tenant du mieux qu’il peut sur la pointe d’un rocher, dirait incessamment : j’ai la volonté droite de me rouler dans le fond pour m’unir à celui qui a le premier franchi ce danger, mais j’attends une main puissante qui me précipite ; cependant il examine le péril et, se laissant gagner à la raison et aux répugnances naturelles, il s’éloigne insensiblement du lieu où il était posté, au lieu que celui qui est une fois en train de rouler ne connaît plus de volonté et se laisse précipiter sans ordre ni raison jusqu’au lieu où on l’attend.

Pour moi, je ne vous demande rien : mon office est de vous faire voir Jésus-Christ qui, s’étant précipité du haut faîte de la Divinité dans l’abîme du néant pour l’amour qu’Il vous porte, vous invite à Le suivre selon votre portée. Je vous Le montre, et c’est assez pour moi. Je vous dis qu’Il vous appelle, je vous apprends à entendre Sa voix. Pouvez-vous dire en conscience que vous ne Le connaissez pas et qu’Il est trop défiguré de la chute que Son amour lui a fait faire pour vous ? C’est parce qu’Il est si fort défiguré, qu’Il est comme un lépreux, que vous devez plutôt vous unir à Lui, et ne pas conserver une vaine beauté qui ne Lui saurait plaire, si elle vous empêche de vous précipiter pour Le suivre. Vous me direz : « Je ne vois en vous nulle trace de la Divinité.Vous qui me parlez, vous êtes si fort défigurée4 que je tremble d’être comme vous. » Ma laideur, vous répondrai-je, fait mon plaisir5. Et si j’étais autrement, je voudrais être précipitée de nouveau dans des abîmes plus profonds, afin qu’il ne me restât d’autres traces qu’une personne qui n’a plus de figure humaine et à laquelle il ne reste qu’un effroyable débris de ce qu’elle a été et de ce qu’elle n’est plus.

L’on veut se perdre et se conserver tout entier, [vous voulez] que Dieu aplanisse pour vous les pointes de rocher et les couvre de coton ? Non, non, il faut périr et être véritablement perdu. Vouloir toujours se perdre et vouloir en même temps des signes que l’on n’est pas perdu, c’est se perdre en figure et non en réalité6, c’est se reprendre après s’être livré, quoique l’on ne le croie pas. C’est vouloir allier deux choses inalliables. Il ne se faut point flatter : l’on ne sort de soi qu’en se perdant. Si j’ai véritablement quitté ma maison et que je n’y prenne plus d’intérêt, que m’importe qu’elle soit au pillage, que l’on en arrache toute la beauté, que l’on ne voie plus que des masures ruinées où l’on met encore le feu ? Si je m’en afflige, si je la plains, je ne l’ai point quittée. Si dans l’état effroyable où je suis réduite, j’en ai de la douleur, j’en gémis, je me plains, je suis encore en moi-même, j’ai peine à abandonner une maison que l’on ne détruit de la sorte que pour me faire perdre toute envie d’y retourner.

Dieu sait si j’ai envie que l’on me croie, ni que l’on suive mes avis. Si je pouvais disposer de moi-même, avec quel plaisir me déroberais-je à la vue des hommes ! Mais lorsqu’on me fera parler, je ne dirai jamais que la vérité, mais vérité aussi certaine que la souveraineté de Dieu est infaillible. Je me rapporte à votre expérience.

Je n’ai pu écrire à monsieur votre neveu7 davantage que ce que j’écrivis hier. Je viens de la messe : l’on a dit l’épître du sacrifice d’Abraham8.

- Dutoit, t. III, Lettre XCIII, p. 414-419 - Masson, Lettre XV, p. 48-52.

1Bonace : état d’une mer très tranquille.

2« Conseil que Fénelon reprendra souvent sous une autre forme : « Marcher, comme Abraham, sans savoir où » (Lettre du 17 juillet 1689) ... mais il n’ira pas jusqu’à dire « sans regarder le guide que l’on nous donne ». Voir Lettre du 11 août 1689 : « le chemin m’est obscur, le guide m’est clair. »[M].

3sans doute le sceau baptismal.

4Par la variole.

5« Allusion probable à une poésie de Mme Guyon ; voir Poésies et cantiques spirituels, éd. de 1790, t.III, n° XIX, p. 29 : Nécessité et sûreté du mépris de soi : Que j’ai horreur de la beauté! / Elle rendrait mon âme vaine : / Ma laideur fait ma sûreté. / Aussi n’en ai-je point de peine. / Je la regarde comme un bien, / Qui me fait cacher en mon Rien. » [M].

6« Fénelon a développé plusieurs fois cette idée avec une éloquence ardente ; voir Instructions, XXII, t.VI, p.125, g : « On dit qu’on ne tient à rien, et on est effrayé des moindres pertes; on veut Vous posséder, mais on ne veut point se perdre, pour être possédé par Vous... » [M].

7Il s’agit sans doute de François de Salignac, marquis de la Mothe-Fénelon, neveu de l’archevêque de Cambrai, et père du marquis de Fénelon.

8Cette épître (Heb. 11, 8-20) était lue dans le diocèse de Paris le lundi de la Quinquagésime. La lettre se trouve ainsi datée du 21 février. [M]. - Heb. 11, 8-9 : « C’est par la foi que celui qui fut appelé Abraham, obéit [au commandement] d’aller au lieu qu’il devait avoir pour héritage ; et qu’il sortit de son pays. - C’est par la foi qu’il demeura comme étranger dans la terre qui lui avait été promise… » (Amelote).

16. À Fénelon. Février 1689.

Laisser faire Dieu, vivre dans la foi et non par soi-même.

Dieu a voulu en peu de temps vous faire comprendre par expérience et ce qu’Il peut, est et opère en vous, et ce que vous êtes, et ce que vous pouvez par vous-même.

La disposition de votre retraite est l’état où Dieu vous veut continuellement. Et vous n’aurez jamais la lumière pure et nette sur ce qu’Il veut de vous que vous ne soyez dans cet état de dépendance continuelle à l’Esprit du Verbe qui vous a appelé pour être votre vie. Vous n’avez garde d’avoir goûté jusqu’à présent la délicatesse de Sa pure opération, puisque vous l’avez toujours extrêmement mélangée de la vôtre, ne vous tenant jamais ferme et invariablement attaché au conseil que l’on vous a donné sur cela. Combien de fois avons-nous éclairci cet article, où je vous ai dit que, lorsque Dieu opérait, il fallait quitter tout opérer pour Le laisser faire. Non seulement vous ne mourez pas à cette activité intérieure (ce qui est un effet de votre crainte, et la source du peu de mort extérieure qui est en vous), mais de plus, vous allez chercher des sujets lorsque Dieu vous occupe de Lui-même. La mort est un sujet peu propre à une personne que Dieu attire à sa présence.

Je suis ravie qu’Il vous ait fait connaître que l’oraison de simple exposition1 est celle qui vous convient, car cela est assurément. Mais vous ne vous arrêtez point fixement au conseil, parce que vous vous conduisez non par la foi, mais par le goût, la connaissance et l’assurance : tant que vos lumières et votre goût vous confirment ce que l’on vous dit là-dessus, vous y entrez ; mais, sitôt que la sécheresse s’empare de votre cœur et l’incertitude de votre esprit, vous croyez devoir trouver dans vos efforts les assurances que vous ne trouvez pas dans vos dispositions.

Croyez-moi donc, je vous en conjure, et laissez-vous une bonne fois à cela. Il faut lire pour vous recueillir et non pas pour vous former un sujet2. Et, du reste, exposez-vous simplement devant Dieu, pour y être ou dans l’obscurité ou dans la lumière, ou dans le goût de la présence ou dans la sécheresse. Tout doit être égal à celui qui, ne voulant rien pour lui-même, veut Dieu pour Dieu. Ceci est relevé, mais, quoique cela ne soit pas en vous, vous y êtes appelé. Cessez donc votre activité du côté de Dieu afin de faire place à Son Esprit ; et employez-la contre vous-même, pour mourir efficacement par tous les événements de la divine Providence qui vous fourniront tout ce qui vous est nécessaire pour vous détruire vous-même, qui êtes vivant encore. Mais, si vous ne tenez pas la conduite que je vous marque, tous vos efforts seront employés à empêcher l’étendue de l’Esprit de Dieu en vous, et non pas à vous détruire vous-même. Accoutumez-vous à aller par l’inconnu et par la foi, et non par le sentiment. Et vous irez bien, car c’est le seul moyen de laisser écouler l’Esprit du Verbe dans votre âme.

Je ne m’étonne pas de vos échappées et de votre sensibilité sur les croix3. Cela vient de deux causes : la première, de ce que, marchant trop par le sensible et l’aperçu et ne donnant pas assez de lieu à la mort intérieure, vous êtes vivant en toutes choses ; la seconde est que, comme la mort des sentiments intérieurs est la source de la mort des sentiments extérieurs, votre mort extérieure ne peut point surpasser l’intérieure. Le découragement ne vient que de votre amour propre et du fond que vous faisiez sur vous-même et sur l’acquisition de la vertu : car celui qui ne présume rien de soi, ne se décourage jamais, quoi qu’il arrive, parce que, n’attendant rien de soi mais de Dieu seul, il ne s’étonne point des échappées de la nature, car c’est son propre ; et, étant persuadé que Dieu seul peut le garder et qu’Il n’est nullement obligé de le faire, il Lui a une obligation infinie lorsqu’Il le fait et se supporte en patience lorsqu’Il le laisse à soi-même.

Vous n’êtes point déchu, car le fond que vous éprouvez a toujours été en vous ; et quoique ses productions aient été un peu amorties par l’onction de la grâce, vous étiez toujours le même, et Dieu ne permet ces échappées que pour vous faire voir ce que vous êtes.

Vous ne pouvez être jamais dans l’illusion, tant que vous suivrez avec soumission l’Esprit de Dieu pour le dedans, et tant que vous travaillerez à mourir à vous-même, soit par la fidélité à vous renoncer incessamment vous-même, ou en vous laissant détruire et humilier par les événements de la Providence, par vos défauts, et par le fond de votre naturel qui n’y contribuera pas peu.

Evitez plus que la mort le découragement ; et quand Dieu vous précipiterait dans le plus profond de votre corruption, il faudrait toujours tenir la même conduite à son égard et avoir une patience infinie avec vous-même. Il y a bien d’autres misères à éprouver. C’est pourquoi il faut faire bonne provision de fidélité et de courage. Entrez donc tout de bon en ceci ; sans quoi, vous serez toujours enfoncé en vous-même, vous travaillerez beaucoup et vous avancerez peu4.

- Dutoit, t. II, Lettre LXXX, [jusqu’au paragraphe 8 inclusivement] p. 223-228 - Masson, Lettre XVI, p. 52-55.

1« C’est proprement vous tenir en repos, non en arrêtant votre esprit … mais … le laissant comme il lui plaira. » (réponse à la lettre de Fénelon du 10 octobre 1689).

2« Quand le recueillement nous fait tomber le livre des mains, il n’y a qu’à le laisser tomber sans scrupule ... L’amour, quand il enseigne par son onction, surpasse tous les raisonnements que nous pourrions faire sur les livres… » Explication des Maximes, art. XX, vrai, Fénelon (Le Brun), I, p. 1058.

3« [La croix] me fait frémir, et me donne des convulsions dès qu’elle se fait sentir ; et tout ce que j’ai dit de ses opérations salutaires s’évanouit dans l’agonie, où elle me met le fond du cœur. » Lettres spirituelles, t.VIII, p. 565, d. [M].

4« Cette lettre et la précédente répondent à des lettres de Fénelon perdues. » [M].

17. À Fénelon. Février - mars 1689.

Dieu seul.

Je suis toujours plus convaincue des desseins de Dieu sur vous. Vous ne sauriez aller trop simplement avec Lui : c’est ce qu’Il veut de vous. Il ne demande pas vos œuvres mais votre obéissance. Je vous prie en Son nom de ne point examiner trop scrupuleusement vos fautes, mais de vous laisser tel que vous êtes. Dieu ne manquera pas de vous faire sentir ce qui Lui déplaira ; mais ce qu’Il ne vous fera pas voir Lui-même, ne le cherchez pas. Votre volonté est droite et comme Il la désire. Soyez assuré que tout ce qui n’est pas volontaire ou opéré par rapport à nous n’est pas obstacle, quoique ce soit une faiblesse ou imperfection. Ces derniers défauts servent beaucoup plus qu’ils ne nuisent. Des personnes qui paraîtront extérieurement sans défauts, parce que leur prudence ajuste tout, ou même souvent la vue et l’amour de leur perfection, ne seront toujours pas selon le cœur de Dieu. Il veut être votre principe, comme Il est votre fin ; et Il vous veut tellement tout à Lui qu’il n’y ait rien qui vous soit propre, nul intérêt de temps ni d’éternité.

Dieu ne demande rien autre chose de vous ni de toutes les créatures qu’Il veut pour Soi, que cette volonté droite, toujours exposée sans retour à la volonté divine, qui seule peut rendre féconde la volonté de l’homme, comme nous voyons une terre exposée continuellement au soleil recevoir dans son sein les plus riches trésors de la nature, sans qu’elle y contribue autrement que de sa simple exposition au soleil et par sa capacité de devenir féconde. Ô si je pouvais expliquer ce que je conçois là-dessus, et comme tout autre travail pour nous n’est point ce que Dieu veut : qu’Il renversera même avec plaisir les idées de perfection que vous pourriez avoir, parce que l’unique plaisir qu’Il veut prendre en vous est que vous Lui laissiez tout faire ! Il vous salira quelquefois pour avoir le plaisir de vous purifier ; et ce qui vous étonnera le plus (sans vous étonner cependant) est qu’Il ne vous paraîtra pas moins difficile de vous salir que de vous purifier, car il est presque impossible à une âme que Dieu tient fortement en Sa présence de se détourner de Dieu. Tout détour de Dieu est une saleté. Dieu ne nous salit point autrement qu’en nous éclairant, comme le soleil ne salit pas l’air, pour en faire voir les atomes. Souvent le même soleil d’un même rayon purifie sur la terre les endroits bourbeux, et il salit ceux que la glace paraissait avoir rendus nets.

Enfin, sans regarder les choses dans leurs effets, ni autrement que dans leur source, restez abandonné à Dieu, et que votre volonté reste droite envers Lui et souple sous Lui. C’est l’unique chose qu’Il veut de vous.

Ce sera Lui qui comme un Océan divin vous rejettera sur le sable et dans la bourbe ; et de la même vague dont Il vous aura rejeté et sali, Il vous reprendra pour vous perdre en Lui plus fortement. Il ne faut aucun retour, tendresse ni pitié sur soi-même, mais entrant uniquement dans les intérêts de Dieu contre nous, frapper où Il frappera, nous voir avec la même égalité dans la boue que nous nous sommes vus dans Son sein ; et lorsqu’il n’y aura plus pour nous d’intérêt propre, nous aurons autant de plaisir de nous voir de la manière du monde la plus odieuse, que de nous voir revêtus du soleil. Plus d’amour pour la vie, plus d’intérêt pour nous : Dieu seul, Sa seule gloire et Son seul plaisir. Ce qui n’est plus à nous ne nous touche plus. Souvent plus nous sommes arrachés à ce qui est bon, plus nous sommes livrés en apparence à ce qui est mauvais : alors la même égalité, la même situation, et la même indifférence. Le démon ne saura nous nuire que par une chose, qui est de nous faire retourner sur nous-mêmes par crainte, ou par pitié, ou par amour secret de notre propre excellence. Il faut perdre tout le créé, tout appui, tout moyen, pour tomber dans l’incréé.

- Dutoit, t. III, Lettre CIII, p. 452-456 - Masson, Lettre XVII, p. 55-57.

18. À Fénelon. Février-mars 1689.

Souplesse à la volonté divine qui se substitue à la nôtre et simplicité d’un enfant.

Deux choses appartiennent à la volonté : la première est la souplesse qui la meut incessamment selon tous les vouloirs divins, la seconde est ce qui l’emplit et lui sert d’aliment.

Il y a des âmes qui ne se laissent jamais assez manier par le divin vouloir. Celles-là sont pour l’ordinaire rétrécies. C’est l’article sur lequel on a plus de peine à se rendre, c’est ce qui arrête presque tous les hommes et les empêche de poursuivre la route qu’ils ont embrassée, surtout lorsque les volontés de Dieu paraissent répugner à leur raison, et combattre des idées qu’ils s’étaient faites de la perfection.

Ce qui les arrête encore est que dans les âmes bien mortes et bien nues, la volonté de Dieu est délicate. Et à moins d’expérience, si ce n’est que la résistance ne mette dans un état violent, elle paraît [être] à l’âme une volonté qui lui est propre en sorte qu’elle se dit souvent que ce n’est point Dieu qui veut en elle ou par elle, que c’est elle-même qui veut et se donne cette volonté ; et c’est pour elle une matière de souffrance, surtout lorsque cette volonté, qui paraît lui appartenir, combat sa raison.

Ceci n’arrive qu’aux âmes très simples, et en qui la volonté de Dieu devient leur volonté propre et naturelle. Car ce n’est plus, à ce qu’il paraît, une volonté supérieure qui meut la leur - ce qui supposerait encore une propre volonté, qui, quoique soumise et très pliable, appartiendrait cependant à l’âme - mais ici il n’en est plus de la sorte. On éprouve que cette volonté, - qui se délaissait avec tant de souplesse à tous les vouloirs divins pour vouloir ou ne vouloir pas qu’autant qu’elle était mue, - se perd, et qu’une volonté, autant divine qu’elle est profonde et délicate, est substituée en la place de la nôtre, mais volonté si propre et si naturelle à l’âme qu’elle ne voit plus que cette seule et unique volonté, qui lui paraît être la sienne, n’en trouvant plus d’autre.

Vous comprendrez aisément qu’il faut que l’âme soit réduite en unité pour être de la sorte, et que, par le baiser ineffable de l’union intime, l’âme soit faite une même chose avec son Dieu pour n’avoir plus d’autre volonté que celle de son Dieu, ou, pour me mieux expliquer, pour avoir la volonté de son Dieu en propre et libre usage. Cependant dans le commencement que l’on est honoré d’un si grand bien, comme il paraît quelque chose de bien différent de la souplesse [face] à une volonté supérieure à laquelle l’âme s’était toujours laissé conduire très sûrement, quoique aveuglément en apparence, et que maintenant il ne paraît plus qu’une volonté seule et unique qui ne se peut distinguer et qui semble être la volonté propre de l’âme, on a peine à se laisser transformer au point qu’il le faut.

Mais pourquoi, me direz-vous, me parler de cela, puisque ce n’est pas mon état présent ? Je n’en sais rien : Dieu le sait. Tout ce que j’en comprends est que c’est ce qui arrivera chez vous, et même plus tôt qu’à bien d’autres ; et cette volonté vous étant donnée en libre et pur usage semblera déranger un peu les choses, quoiqu’elle les établisse admirablement et d’une manière inconnue.

Il y a de plus ce qui nourrit et réveille la volonté, car il y a de la différence entre la souplesse et la nourriture. On dilate une chose pour lui donner une étendue proportionnée à ce qu’on lui veut faire contenir ; mais comme une étendue trop forte romprait tout, on nourrit les endroits qui paraissent plus faibles et, en les nourrissant, on les fortifie.

Dieu fait ces deux sortes d’opérations dans la volonté de l’homme : Il la rend souple et pliable pour l’élargir selon la mesure du don qu’Il lui veut faire de Lui-même. Mais il y a la nourriture de cette volonté, qui est une onction savoureuse, délicate et souvent insensible, qui la fixe dans son souverain objet et la rend plus propre à être étendue selon les desseins de Dieu. C’est à cette sorte d’opération qu’il faut être fidèle autant qu’à l’autre, et ne pas vouloir s’en dénuer par une mort qui, quoique très parfaite en apparence, serait nuisible à l’âme et la dessécherait à un point qu’elle ne serait pas assez propre pour les desseins de Dieu, comme on voit qu’une peau desséchée se déchire plutôt que de s’étendre.

C’est l’onction toute sainte et divine qui donne à cette âme la souplesse pour être étendue, de même que l’on huile la peau que l’on veut étendre : aussi est-il écrit, parlant de Jésus-Christ, qu’il a été consacré par l’onction de la Divinité1. Et pourquoi ? C’est qu’il était écrit à la tête du livre de Sa naissance temporelle qu’Il ferait Votre volonté, Ô mon Dieu2. Puis Il dit : Me voici, ce qui marque ce fameux consentement et cette disposition à toute chose. Et pour nous faire comprendre l’unité de cette volonté, Jésus-Christ dit ailleurs : mon Père et moi ne sommes qu’un3.

Laissez-vous donc consacrer par l’onction de la grâce. Tout ce qui aura de l’onction vous conviendra toujours. Je n’entends jamais que vous vous donniez de la vivacité extérieure, mais aussi ne vous faites pas une vertu de réserve. Que la simplicité vous conduise en toutes choses. Vous avez besoin d’être réveillé quelquefois : égayez vos sens et laissez-vous comme un enfant4. Enfin ne travaillez pas à vous éteindre : ce n’est pas ce qu’il vous faut. Ne raisonnez jamais des autres comme de vous, ni de vous comme des autres, cela étant très différent.

Il y a cette différence entre le voir et le goûter que le premier ne doit jamais être réveillé, mais [que] le second doit être nourri par tout ce qui peut lui servir d’aliment. Lorsque je parle de goûter, je n’entends pas le sensible, mais le plus spirituel et délicat.

- Dutoit, t. II, Disc. XLV, p. 248-251. Masson, Lettre XVIII, p. 57-59.

1Heb. 1, 9 : « Vous avez aimé la justice, et vous avez haï l’injustice : c’est pourquoi, ô Dieu, votre Dieu vous a sacré d’une huile de joie par dessus tous ceux qui participeront à votre gloire. » (Poiret Explic.).

2Heb. 10, 7 : « Alors j’ai dit : Me voici ; je viens, selon ce qui est écrit de moi à la tête du livre, pour faire, mon Dieu, votre volonté. » (Poiret Explic.).

3Jean 10, 30 : « Mon Père et moi nous sommes une même chose. »

4Fénelon recommandera souvent à ses dirigés « d’amuser leurs sens » et de se « délasser l’esprit par de petits intervalles d’amusement innocent et de gaieté ...enfantine »; voir Lettre à Mme de Maintenon de février 1691, Lettre au marquis de Blainville du 7 juin 1689. [M].

19. À Fénelon. Mars 1689.

Filiation et union divine.

Il a été certifié d’une manière ineffable la filiation spirituelle1 et comme[nt] ces âmes étaient destinées à être un en Dieu : ô que vos démarches sont belles dans la volonté de Dieu ! Il a été confirmé qu’il y aura de fortes bourrasques de tentations, mais il ne faut ni craindre ni s’étonner : le vaisseau demeurera toujours dans le même équilibre, quoique battu de la tempête ; s’il reste abandonné, le naufrage même le jettera dans un port assuré.

Il a fallu me sacrifier pour souffrir pour vous. L’âme découvre en Dieu même (par rapport à vous) comment Dieu, perdant toujours plus l’âme en Lui, la rendant de plus en plus féconde par un même acte pur, simple et nu, fait que du même lien dont Il s’unit intimement l’âme et la possède, Il la serre étroitement avec votre âme en sorte qu’elle porte ses langueurs. Elle comprend la nature de l’union hypostatique du Verbe avec l’homme, la part qui nous y est donnée d’une manière très sublime. Et elle découvre en même temps une manière très haute par laquelle l’homme est créé à l’image de son Dieu, ce qui la rend participante d’une qualité productrice de fécondité et d’écoulement dans les autres âmes ; et par là elle se les unit du même acte que Dieu S’unit toutes choses en sorte qu’il lui paraît que c’est elle en Dieu, et Dieu en elle comme une cause première, qui attire et pénètre le premier objet qui attire, et par cet objet, ou plutôt par la pénétration dans cet objet, en attire un autre, et ainsi plusieurs de cette sorte2.

Quoique ces rayons attirants pénètrent ce premier objet et semblent s’en servir pour attirer les autres, c’est pourtant Lui qui les attire par Son efficacité. Et Il communique cette efficacité aux sujets qui Lui sont plus proches avec plus de véhémence, en sorte que c’est Lui-même - et c’est aussi ce premier objet -, qui attire les autres par un même et seul acte, sans que ce premier objet (à cause de sa pureté et simplicité) fasse aucun entre-deux, quoiqu’il soit la première cause mue par le souverain Moteur.

Et cela est continuel et de telle sorte qu’il [le premier objet] ne cesse de tirer avec son Moteur, et par le même acte de son Moteur, jusqu’à ce qu’il ait attiré jusqu’à lui l’objet qui lui est le plus proche et qu’il l’ait confondu en lui en unité parfaite, le rendant pur, simple et nu comme lui et propre à recevoir avec lui sans nulle distinction2 les rayons purs et toujours féconds de son Moteur, si bien qu’il devient tellement un avec lui que l’on a peine à discerner le rayon d’avec le corps du soleil, quoiqu’il en soit toujours très différent3.

Je ne me saurais mieux expliquer. Un je ne sais quoi me persuade que vous m’entendrez et que vous suppléerez par votre lumière au défaut de mon expression. Ayez la même simplicité à me dire ce qui vous rebute, que j’ai à vous écrire ce que le Maître veut.

- Dutoit, t. II, Lettre CLIX, p. 469-472 - Masson, Lettre XIX, p. 59-61.

1De Fénelon par rapport à Mme Guyon.

2Comme une pierre d’aimant peut communiquer son pouvoir à plusieurs morceaux de fer qui se tiennent dès lors les uns aux autres.

3De cette union en Dieu « sans distinction », v. la définition dans Explication des Maximes des saints, art. XXVII, vrai, Fénelon (Le Brun), I, p.1067 : « La contemplation pure et directe est négative, en ce qu’elle ne s’occupe volontairement d’aucune image sensible, d’aucune idée distincte et nominable, comme parle saint Denys ; c’est-à-dire, d’aucune idée limitée et particulière sur la Divinité ». V. Mme Guyon, De la Voie et de la Réunion de l’âme à Dieu, II, §I, Opuscules II, p. 337 : « Tout le temps de la voie de la foi, les âmes n’ont rien de distinct ; et cette distinction est entièrement opposée à la foi ; de sorte qu’elles ne peuvent même goûter le distinct, ayant une certaine généralité, qui fait le fondement de toute chose, et par laquelle tout leur est donné ».

20. À Fénelon. Mars 1689.

La foi s’élève sur le débris de notre raison.

Je vous plaindrais extrêmement, monsieur, ayant autant d’esprit naturel que vous en avez, si je n’étais persuadée de votre amour pour Dieu et du dessein que vous avez de mourir à tout pour être à Lui sans réserve. C’est un droit qu’Il s’est acquis sur la créature au prix de Son sang, quoiqu’il Lui appartînt déjà, afin que Sa domination (sur l’âme) fût d’autant plus glorieuse qu’elle est plus volontaire et que le pouvoir de gouverner absolument une volonté toute libre est élevé au-dessus de toute autre domination. C’est donc cette volonté de l’homme qui fait toute la jalousie d’un Dieu, et c’est ce qu’Il prétend par toute la conduite de sa Providence sur nous que de voir une volonté toute libre Lui être si fort assujettie qu’elle perde tout pouvoir d’user de sa liberté, sans laisser d’être infiniment libre.

Dieu, pour venir à bout de Son dessein, Se sert des vertus théologales. Il nous en donne le principe et l’habitude dès notre baptême, pour nous faire voir que, sitôt qu’Il se consacre un homme, Il l’attire à la filiation et que le titre de chrétien nous met dans un engagement indispensable d’être assujettis à Jésus-Christ. Cet assujettissement consiste à Le faire régner absolument en nous, et ce règne s’étend sur une volonté libre que l’on assujettit librement et qui s’est rendue plus libre par ce qui paraît la captiver davantage. Et, lorsque notre volonté est si parfaitement assujettie à Dieu qu’elle disparaît absolument et qu’il ne paraît plus chez nous d’autre volonté que celle de Dieu, - qui fait en l’homme sans nulle résistance ni répugnance ce qui Lui plaît -, cela s’appelle être arrivé dans sa fin et au but que Dieu s’est proposé en nous créant et en nous rachetant. C’est donc là le droit du Créateur et du Rédempteur.

Dieu met dans l’homme trois vertus qui lui sont infuses par le baptême. Ces vertus sont communes à tous les chrétiens, mais elles n’ont une activité vraiment efficace pour mettre l’homme dans le dessein de sa création que sur ceux qui savent s’abandonner à Dieu et qui comprennent la nécessité qu’il y a de Lui céder le pouvoir que nous avons sur nous-mêmes, ou plutôt le droit d’user de nous-mêmes.

Tous les hommes chrétiens ont donc les trois vertus théologales en infusion. Elles sont dans la plupart comme mortes et sans action ; mais dans presque tous les hommes vertueux elles ont une habitude qui, quoique accompagnée d’actes distincts, n’a pourtant presque point d’activité, parce qu’il se trouve, soit dans la raison de l’homme, soit dans sa volonté, une opposition presque continuelle qui s’augmente même tous les jours. On n’agit que par la raison et par une bonne volonté propriétaire qui se fortifie d’autant plus que ses productions paraissent meilleures à l’esprit, ce qui, quoique bon en apparence, est cependant opposé au domaine de Jésus-Christ. De sorte qu’il n’y a que les âmes qui sont assez heureuses que de comprendre ce secret, sur lesquelles Jésus-Christ puisse régner absolument. C’est ce qui l’a obligé de se faire homme, puisqu’Il n’est venu que pour être Roi. Nous ne devons pas douter du dessein de Jésus-Christ là-dessus : Il s’en est trop fortement expliqué. Nous ne pouvons pas douter non plus que la perfection de l’homme ne gît en rien de particulier, mais à entrer dans la fin de sa création et de sa rédemption.

Jésus-Christ est toujours assis à la droite de son Père : Il n’exerce point Son empire sur l’homrne que lorsque le père a réduit dans ce même homme tous les ennemis de Jésus-Christ à être l’escabeau de ses pieds. Qui sont ces ennemis ? C’est la raison, et la propre volonté qui doivent être assujetties à Jésus-Christ. Et comment lui sont-elles assujetties ? par les vertus théologales, non seulement comme elles sont dans le commun des chrétiens, mais par une activité d’autant plus forte que l’homme par sa soumission leur donne plus de lieu de faire leur ouvrage, qui n’est autre que de surmonter les puissances de l’âme et de se substituer en la place.

Ce que fait donc la foi est premièrement de s’élever sur le débris de notre raison. Elle combat souvent et très longtemps : quelquefois la raison paraît la surmonter, d’autres fois tout est balancé. Et cela arrive souvent et dure longtemps. La peine alors de l’homme, et de l’homme raisonnable - qui avait ajusté toutes choses dans la même raison, qui s’était conduit longtemps par une raison autant juste qu’éclairée -, est de sentir peu à peu que cette raison claire et ferme le quitte, et ne le quitte pas pour lui donner une lumière de révélation divine, certaine et brillante, mais pour le mettre dans l’obscurité et dans l’incertitude ! Cela est toujours plus de cette sorte, jusqu’à ce que la foi par son obscurité sèche et pénible ait réduit l’âme dans un si grand aveuglement qu’elle ne va plus qu’à tâtons ; et ensuite ne pouvant plus marcher, elle est contrainte de s’abandonner sans réserve à un guide inconnu qui ne lui dit pas où il la mène, mais qui veut qu’elle s’en fie à lui lorsqu’il paraît l’égarer et la mener par des routes entièrement opposées au chemin que la raison lui avait tracé.

L’âme conduite de la sorte voyant que ses soins sont inutiles, que sa raison est sans lumière, qu’elle perd peu à peu tout pouvoir d’user d’elle et que les efforts qu’elle a faits pour s’en servir sont inutiles, est contrainte de s’abandonner sans réserve, de perdre toute voie, et de marcher aveuglément dans un chemin qui lui paraît sans route et où elle ne trouve personne qui l’assure de la bonté de ce chemin : au contraire, l’on n’y parle que de pertes et de précipices autant inévitables qu’ils sont affreux. C’est alors que la foi s’exerce parfaitement et qu’elle fait un trophée à Jésus-Christ de la ruine de la raison. C’est alors que Jésus-Christ devient notre propre conduite et qu’il semble que la foi disparaisse pour donner lieu à Jésus-Christ, sagesse éternelle, de nous conduire Lui-même.

Il est à remarquer qu’à mesure que la foi travaille en la manière que je l’ai dit sur notre raison, la charité, encore plus active que la foi, travaille sur la volonté et fait perdre à l’âme tout goût et tout dégoût, tout vouloir et non vouloir, de sorte qu’à mesure que l’homme perd toute route et tout moyen de se conduire, il perd aussi tout vouloir d’en avoir. Et cela va si loin qu’il perd même à la fin la puissance de vouloir et de raisonner : il demeure assujetti à Jésus-Christ qui veut et ordonne (en lui) tout ce qu’il Lui plaît, et en la manière qu’il Lui plaît.

Quoique la charité travaille en même temps (que la foi), le triomphe de la charité paraît le premier. Il semble à l’âme que la volonté soit bien plutôt détruite que la raison, et qu’elle perde très longtemps le pouvoir de vouloir avant que de perdre celui de raisonner. Cela est de la sorte. Et cependant, dans la fin, on s’aperçoit que la volonté est ce qui se consomme le dernier, et que c’est en elle que la raison se termine, que la charité absorbe la foi, et que tout se trouve réuni dans la pure charité, qui est Dieu même.

Je ne vous parle point de l’espérance, quoiqu’elle soit inséparable des deux autres. C’est elle qui soutient longtemps dans le désespoir même et c’est elle cependant qui se perd la première : car celui qui espère est supposé avoir le désir de ce qu’il espère, car on n’espère pas ce que l’on ne peut vouloir.

Il serait inutile à un homme aussi pénétrant que vous l’êtes d’expliquer les choses plus au long. Il suffit que c’est là votre route sans route, et que c’est où l’on veut vous conduire et où l’on vous conduira sans doute, parce qu’il faut qu’un Autre vous possède. Conduisez-vous par la raison tant que vous vous posséderez vous-même. Mais de quoi vous peut servir votre raison, lorsqu’un plus puissant que vous vous veut conduire par un chemin tout contraire ? Je vous dis comme Jésus-Christ à saint Pierre : Lorsque vous étiez jeune, vous alliez où vous vouliez ; mais, lorsque vous serez devenu vieux, un autre vous ceindra, et vous mènera où vous voudriez ne point aller1.

Ô n’est-il pas trop juste que Jésus-Christ règne ! Qu’Il règne, et que je périsse !

- Dutoit, t. I, Lettre XCIII, p. 283-290 - Masson, Lettre XX, p. 61-63.

1Jean 21, 18. V. lettre de Fénelon à une religieuse qui l’avait félicité de sa nomination à l’archevêché de Cambrai, 17 février 1695, t.VIII, p. 464, g : « Me voilà dans la condition de saint Pierre : Quand vous étiez jeune, lui dit Jésus-Christ , etc. » [M].

21.À Fénelon. Mars 1689.

Dieu purifie les qualités naturelles sans que celui qui les possède se les approprie.

Pour la personne dont vous me parlâtes hier, il doit le plus qu’il pourra demeurer en simplicité, et dans une manière de cessation de toutes choses : ce qui ne s’entend pas seulement des choses extérieures, qui sont les moindres de nos distractions, mais cesser sur toute chose l’action de son esprit, rempli extraordinairement à cause de la grande science, de sorte que l’esprit même agit dans le repos. Il faut laisser tomber toutes choses, qui cependant ne se perdent pas pour cela ; mais elles seront purifiées de leurs espèces1 : la substance des choses restera, et la facilité de s’en servir dans l’occasion, mais l’occupation fréquente, quoique involontaire, tombera.

Outre la cessation de toutes choses, il doit prendre des temps pour se mettre en oraison, c’est-à-dire un temps qu’il destine à une oraison particulière. Cela nourrira et entretiendra un certain germe de vie, ou un principe vivifiant, qui a besoin d’être nourri et entretenu, son intérieur n’étant pas en état de porter un état aussi nu que serait l’exclusion de toute oraison marquée. Il faut faire une provision pour l’hiver2, car, tant qu’il possèdera son âme comme il la possède, il lui paraîtra toujours n’avoir besoin de rien ; mais, lorsqu’il plaira à Notre Seigneur d’y mettre le désordre, d’apporter l’épée et le feu, ce sera alorsque l’on aura plus besoin de ce germe de vie, qui sera pour lors si enterré qu’il ne restera pas même de vestige de ce qu’il a été, quoiqu’il soit vrai que ce sera alors qu’il subsistera même davantage et d’une manière plus profonde3. Il ne restera pierre sur pierre qui ne soit détruite4, mais après ce temple bâti de la main des hommes, Dieu en établira un autre qui ne sera pas bâti de la main des hommes.

Il ne faut pas croire que ce que Dieu fera dans l’intérieur gâte rien pour l’extérieur : non, que cette personne ne le craigne point. Dieu, ayant résolu de se servir de lui (comme je suis assurée qu’il a dessein de s’en servir pour le bien de son Église), loin de renverser son extérieur, Il l’établira toujours plus et même d’une manière propre à satisfaire tout le monde ; et plus il se laissera à la divine Sagesse, plus cette même Sagesse accommodera-t-elle toutes choses selon Ses desseins sur lui. Qu’il ne craigne donc pas de se laisser pleinement à Dieu, car Dieu assurément se contentera d’éprouver le dedans et de le renverser ; mais cela sera d’une manière que nulle créature n’en connaîtra rien. Dieu lui a donné un naturel élevé et un esprit conforme à Ses desseins, car Dieu dispose le naturel conformément à ce qu’Il veut exiger des personnes, et selon ce à quoi Il les destine.

Quoique Dieu fasse des miracles dans la grâce, Il ne violente pas la nature pour la rendre autre qu’Il ne l’a disposée Lui-même. Sa divine sagesse commence par donner les qualités naturelles conformes à Ses desseins ; ensuite de quoi, Il perfectionne et purifie les mêmes qualités qui, étant devenues pures par le soin de Sa sagesse adorable, sont rendues de pures capacités propres à tous les desseins de Dieu, sans que celui qui les possède en abuse, s’y attache, se les approprie, etc. Voilà ma pensée en simplicité sur la personne que vous savez et que j’honore plus que je ne puis dire, parce que je comprends plus que je ne puis l’exprimer les desseins de Dieu sur lui, supposé qu’il soit fidèle non à faire et à agir, mais à se laisser en la main de Dieu.

Car il faut se laisser à Dieu afin qu’Il se serve de nous, non à cause de nous, mais à cause de Lui-même qui ne peut envisager que Sa gloire dans les desseins qu’Il a sur les hommes. Et ainsi c’est Lui dérober la gloire que se soustraire à Son domaine, et c’est une fausse humilité que celle qui ne veut point se laisser conduire aux grandes choses comme aux plus petites. Le vrai humble ne prend rien pour lui dans l’élévation ni dans l’abaissement : il se laisse en la main de Dieu comme un instrument destitué de sa propre vie, quoique la remise qu’il fait à Dieu de lui-même soit l’acte le plus parfait de la vie. Il se laisse, dis-je, à Dieu de cette sorte, content de servir à Ses desseins les plus relevés, comme d’être rendu le plus inutile.

Dieu conserve ces personnes avec tout le soin de sa Providence qui surpasse infiniment toute la prudence. Et comme Dieu bénit toute chose et la manière de vivre en tout état et en tout lieu, Il donne à ces âmes les différentes postures nécessaires pour agir conformément à la capacité des personnes avec lesquelles ils traitent, car le soin de Dieu est infiniment plus grand que le nôtre et nos mesures de prudence sont fort courtes au prix des desseins de sa sage Providence sur une âme qui Lui est consacrée. Et lorsque nous aurons souvent cru le mieux réussir par nos soins, c’est alorsque nous aurons moins de succès, parce que nos vues sont faibles et que nous ne connaissons pas ce qui se passe dans le cœur.

Cette lettre ici est plus pour lui que pour vous. Mille saluts en Notre Seigneur. Vous m’êtes toujours plus cher en Lui, car Il vous aime. Je vous assure que je ne puis aimer que ceux qui sont à Lui, et je les aime d’autant plus qu’ils Lui sont plus chers. La mesure de mon union pour eux est la mesure de l’union qu’ils ont avec Dieu. Et je vous assure que je n’ai ni mère, ni frère, ni soeur, ni enfant, que ceux qui font la volonté de mon Père céleste5 : tout le reste ne m’est rien.

- Dutoit, t. I, Lettre XCIV, p. 291-296 - Masson, Lettre XXI, p. 63-67.

1Représentations imaginatives.

2Fénelon, Lettre à un seigneur de la Cour, t.VIII, p.522, g : « Pendant l’abondance de l’été, il faut faire provision pour les besoins de l’hiver. » [M].

3Le germe de vie subsiste, caché pendant l’hiver.

4Matthieu, 24, 2 ; Luc, 21, 6.

5Reprise de la parole à la foule sur la vraie parenté de Jésus : Matthieu, 12, 46-50 ; Marc, 3, 31-35 ; Luc, 8,19-21.

22. À Fénelon. Mars 1689.

Exercer la simplicité.

Il ne faut pas que votre ami vous attire, mais c’est à vous à l’attirer. La conversation nous rend semblables à nos amis et il arrive souvent que celui qui est dans un degré supérieur redevient égal, entrant dans les sentiments et manières qui, quoique très solides et vertueuses, ne sont pas de saison pour nous. Je prie Notre Seigneur de vous éclairer sur ce qu’il me fait vous dire. L’amour est délicat et jaloux. Ô qu’il faut peu, qu’il faut peu pour nous tirer de la simplicité ! Ce n’est souvent qu’une bagatelle qui y est contraire, mais qui à la suite se grossit et devient un obstacle.

Comme l’on devient toujours plus simple par l’exercice de la simplicité, sitôt aussi que l’on s’en éloigne pour entrer dans une prudence vertueuse, on perd insensiblement la trace ; et en se fixant, on fait une perte irréparable et l’on dérobe à Dieu une gloire infinie : car ce n’est que de la bouche des enfants qu’Il reçoit une louange parfaite1. Cette vérité vous est si essentielle et si fort le fondement des desseins de Dieu sur vous que je donnerais mille vies, si je les avais, pour vous y faire entrer au point que Dieu veut ; et depuis hier je suis dans un état de victime auprès de Dieu pour cela.

- Dutoit, t. I, Lettre CI, p. 315-316 - Masson, Lettre XXII p. 67.

1Ps. 8, 3.

23. À Fénelon. Mars 1689.

Communication divine des âmes entre elles et de Dieu avec elles et par elles.

Il me semble que mon âme est comme une eau qui se répand dans les cœurs de ceux qui me sont donnés, avec abondance, jusqu’à ce qu’elle les ait rendus égaux à soi en plénitude divine.

Hier le Maître faisait en moi cette demande : « Que t’ont fait tels et tels, et surtout N.? » Notre Seigneur me donne beaucoup pour son âme parce qu’Il le veut beaucoup hâter et avancer. Il connaîtra cela un jour, et ce qui est opéré par ce méchant néant, où Dieu est seul. Sa docilité plaît beaucoup à Dieu et attire Ses complaisances. Il me fut dit dans le langage muet du Verbe, il y a un jour ou deux : C’est mon fils, en qui je me complais2, et à mesure que Dieu prenait des complaisances sur son âme, je voyais comme ce regard de complaisance le purifiait et le rendait encore plus l’objet des complaisances de Dieu, et cela continuellement. Cette complaisance m’était donnée pour son âme, et je voyais que ce n’était qu’une seule et même complaisance que celle que Dieu avait sur cette âme et celle qu’Il donnait à mon âme pour elle : elle se faisait en unité divine très parfaitement. Et ce même regard de Dieu et de mon âme en Dieu sur cette âme fait un écoulement continuel et de grâces et de Dieu sur cette âme, car ce regard est une production continuelle du Verbe dans l’âme. Le Père, en regardant l’âme, y produit Son Verbe et la met par là en silence, paix et tranquillité ; c’est par là qu’Il l’associe au commerce ineffable de la Sainte Trinité et qu’Il lui fait part de Sa fécondité spirituelle, rendant son cœur et son esprit féconds en Lui.

- Dutoit, t. IV, Lettre CXLIII, p. 551-552 - Masson, Lettre XXIII, p. 68-69.

1Fénelon.

2Matth. 12, 49 : « Et étendant la main sur ses disciples : Ce sont là, dit-il, ma mère, et mes frères. « (Amelote) ; Marc 3, 34 ; Luc 8, 21.

24. À Fénelon. Mars 1689.

Un regard de complaisance non distinct de Dieu produit grâce et écoulement dans les âmes. Le doute s’oppose à cette communication.

J’ai une disposition continuelle , qui ne me quitte jamais, qui n’est nullement ni dans mon pouvoir, ni dans ma volonté. C’est que mon fond reçoit en Dieu les personnes qui Lui sont conformes et unies en pure charité, en sorte que, plus ces personnes se laissent désapproprier1 et demeurent unies à la volonté de Dieu sans retour et sans réserve, plus mon fond les reçoit et agrée avec une suave et douce complaisance. C’est comme un regard de complaisance non distinct de Dieu, qui produit grâce et écoulement dans ces âmes. Au contraire, celles qui sont propriétaires et qui résistent à Dieu, étant appelées à son union, sont rejetées de ce fond sans que je puisse faire autrement, quelque volonté que j’en eusse, et lorsque je suis appliquée à elles je sens comme un mur entre Dieu et elles.

L’autre jour je ne m’étais pas assez expliquée sur ce que je vous dis de la Trinité, quoique la proposition fût trop vraie, selon l’idée qui m’en fut donnée dans ce moment. Je voyais que le regard du Père était un regard fécond qui engendrait un terme de ce regard, infini comme Lui, que ce regard était de complaisance et d’amour, un regard nécessaire aussi bien que l’amour, et que cet amour produisait un terme infini, que cet acte dans son principe et dans sa fin était pur, simple et indivisible, quoiqu’il fût très distinct dans ses effets personnels, que la simplicité et unité était entière, en sorte qu’il n’y avait ni temps ni instant, ce qui faisait sa perpétuité et son éternité. Je sens bien ce que je veux dire à présent, sans le pouvoir exprimer. Il me paraît que vous me comprendrez.

J’ai hésité de vous dire qu’après que j’ai voulu me persuader qu’il pouvait y avoir de l’imagination à ce que j’éprouvais à votre occasion, je fus quelque temps ôtée de cette expérience, sans que je pusse, même le voulant, me donner la moindre pente ; et, sitôt que je fus rentrée dans ma première croyance que cela est un pur effet de la grâce, mon âme fut aussitôt remise en communication avec la vôtre. Je suis toujours confirmée dans ce que je vous ai mandé pour votre vocation, qui est que vous n’écoutiez ni votre esprit ni la raison de vos amis, mais que vous suiviez sans hésiter la simple et douce inclination que le Seigneur vous donnera.

Je ne vous fait point d’excuse de ma simplicité à vous mander les choses. Je ne le pourrais. J’en userai toujours de même, sans prétendre que vous vous arrêtiez à rien, parce que je ne porte point de jugement de ce que je dis. Mais Notre Seigneur, qui est en vous, saura bien vous faire rejeter le mal et choisir le bien. J’éprouve toujours plus que je n’ai aucun pouvoir sur moi-même et que je ne puis me donner nul mouvement, pour petit qu’il me soit, ni me tourner vers aucun côté, si l’on ne me fait.…2

- Dutoit, t. V, Lettre VI, p. 215-218 - Masson, Lettre XXIV, p. 69-70.

1Fénelon, Explication des Maximes des saints, art. XVI, vrai, Fénelon (Le Brun) I, p. 1050 : « Quand on entend clairement ce que les mystiques entendent par propriété, on ne peut plus avoir de peine à comprendre ce que veut dire désappropriation. C’est l’opération de la grâce qui purifie l’amour et qui le rend désintéressé dans l’exercice de toutes les vertus. C’est par les épreuves que cette désappropriation se fait. »

2La lettre se termine ainsi dans le recueil de Dutoit.

25. À Fénelon. Mars 1689.

Union qui vient du centre divin.

Hier, étant au parloir avec M.1, il me vint tout d’un coup, sans que j’y pensasse, une union très intime du côté du centre2 pour M., en sorte que je fus obligée de m’arrêter tout court parce que je sentais qu’il se faisait un écoulement de grâce de mon âme dans la sienne, et je compris que Notre Seigneur avait des desseins sur lui, et qu’Il se l’acquérait d’une manière bien particulière. Je vous prie de le lui dire, car Notre Seigneur veut qu’il le sache. J’étais en peine comment vous le mander. Dieu y a pourvu par celui que vous m’avez envoyé.

- Dutoit, t. V, Lettre VII, p. 218-219 - Masson, Lettre XXV, p. 71.

1Le parloir est sans doute celui des Miramionnes, quai de la Tournelle, où logeait encore Mme Guyon, accueillie à sa sortie de prison par Madame de Miramion.

2Dieu est le centre qui réside au cœur de nous-même. Moyen court, chap. XI : « Outre la vertu attirante du centre, il est donné à toutes les créatures une pente forte de réunion à leur centre ... L’âme, par l’effort qu’elle s’est fait, pour se recueillir au-dedans, étant tournée en pente centrale, sans autre effort que le poids de l’amour, tombe peu à peu dans le centre. » Commentaire de Saint Matthieu, Chap. XXII : « Aimer Dieu de tout l’esprit, c’est que tout l’esprit soit ramassé et tourné vers Dieu, et soumis à son opération. Or rien de tout cela ne peut se faire parfaitement que par l’union centrale, qui est le fruit et la fin de tout le voyage intérieur. ». Fénelon a parlé plusieurs fois de Dieu « centre commun » : v. par exemple, Lettres spirituelles, t.VIII, p. 436, g, 548, g, 648, b. [M].

26. À Fénelon. Mars 1689.

Je consumerais ma vie à votre service […] je ne puis que me laisser conduire.

Vous serez sans doute surpris de ce que je vous écris des choses qui paraissent hors de saison et vous convenir si peu. J’en ai été étonnée moi-même et l’on m’a fait connaître que je ne devais point vous celer ce que fait le Tout-Puissant : c’est à moi à obéir sans réplique. L’on m’a fait entendre que lorsque vous seriez dans les états et dans les peines, ce que je vous en dirais serait perte, parce qu’il vous servirait alors d’appui ; que ce que je vous dis à présent fait un fond qui établit, quoique de loin, l’âme dans les dispositions qu’elle doit avoir lorsqu’il en sera temps. Elle s’engraisse1 et se fortifie, comme l’on nourrit une personne destinée à la mort, afin de pouvoir supporter la mort.

L’on m’a dit que je devais vous faire une provision pour l’hiver. Lorsque je dis que l’on me dit, c’est pour m’expliquer. C’est une impression que l’on me met dans l’âme, à laquelle j’obéis sans réplique. Je suis tellement pour vous et Notre Seigneur veut tellement que cela soit de la sorte que, quand je consumerais ma vie à votre service, je la trouverais très bien employée. Je ne puis faire autrement sans que j’en sache la cause, et je puis vous protester devant Dieu, qui assurément me fait vous écrire, qu’il n’y a en cela rien de naturel2 et que, quoique je sois aussi misérable que je la suis, cela est tellement mis en moi par un Autre, que je ne puis que me laisser conduire. Je ne sens pas la moindre inclination qui soit de moi et j’ai été même quelquefois assez infidèle pour avoir un seul désir que cela fût autrement : un reste d’amour propre et de crainte naturelle de vous rebuter. Recevez donc ce qui vous est donné et soyez assuré que, quoique vous ne découvriez peut-être pas la nécessité de ces choses, elles servent de fondement à votre édifice et d’antidote contre les attaques de la nature et de la crainte de se perdre. Quand tout ne servirait de rien, je serais assez récompensée d’avoir obéi à Dieu et de vous avoir donné des preuves de ce qu’Il3 m’a fait vous être avec un amour infini unissant toutes choses.

- Dutoit, t. V, Lettre VIII, p. 219-221; voir plus loin, p. 239-240, la lettre LXXVII qui a des parties presque identiques - Masson, Lettre XXVI, p. 71-73.

1Voir Fénelon, Instructions, t.VI, p.121, d : ‘[les paroles] opèrent secrètement ; l’âme s’en nourrit et en est engraissée’. [M].

2C’est-à-dire rien d’humain, rien qui n’ait été renouvelé par le pur amour.

3Texte de Dutoit : qui.

27. À Fénelon. Mars 1689.

Union de filiation ; sur la communion.

Il m’est impossible de résister au mouvement que j’ai de vous écrire, quoi que je fisse hier au matin. J’ai voulu remettre à une autre fois pour raison et crainte d’importunité, mais le Maître est trop maître chez moi pour que je puisse disposer de moi en nulle manière. Car Il use de son autorité souveraine sur moi, qui suis si fort toute à Lui qu’il me semble n’avoir plus rien de propre. L’on veut donc que je prenne confiance en vous et que, comme un enfant, je vous dise sans retour toutes choses. Je le veux de tout mon cœur. L’on vous portera peu à peu tout ce que Notre Seigneur m’a fait écrire, afin que vous en fassiez tout ce qu’il vous plaira avec l’agrément de N.1

L’on veut que je vous dise qu’il y a de vous à moi une union de filiation aussi intime qu’elle est inexplicable, qu’il me semble vous engendrer souvent, pour ne pas dire continuellement, en Jésus-Christ. Cela me presse quelquefois si fort que je suis comme obligée de dire : c’est mon fils bien-aimé auquel je me plais, et cela sert à me soulager. Il me semble que le corps et les sens aient fait bande à part et qu’ils soient comme une machine que quelque autre chose que l’âme anime. Cependant ils ont une simplicité d’enfant, et il semble qu’il n’y a que les enfants qui leur conviennent. Ils ignorent le bien et le mal2, tandis que l’âme habite une région, qui leur est d’autant plus insupportable qu’ils y ont moins d’accès. Je crois que ce peu de correspondance de l’âme avec eux fait leur faiblesse et le peu de vigueur du corps. Je serais soulagée si je vous exprimais quelquefois ce que l’on veut que je ne vous cache pas, c’est-à-dire ce qui se peut écrire de l’état présent.

Il me semble que la sainte communion n’ajoute rien à ce que je possède, et cependant le Maître ne me l’interdit pas. Au contraire, l’on force de manger un pain dont on est déjà rempli en manière substantielle et si propre à l’âme qu’elle ne discerne plus d’autre chose de sa vie que celle-là, si elle la discerne encore. L’on s’est trouvé embarrassé depuis deux jours. L’on avait voulu se dispenser de communier. Cela n’a pas été possible, et le Maître, usant de Son autorité, le voulut si absolument qu’à moins d’entrer dans un enfer, l’on ne pouvait Lui résister davantage.

Que dites-vous à cela ? Si vous agréez d’y répondre un mot, l’on vous le renverra avec une extrême fidélité. Mais puisque Dieu m’adresse à vous, que ce soit Lui seulement qui vous fasse connaître Son pouvoir extrême sur moi, et non votre raison. L’on vous obéira cependant, à moins d’impossibilité pour l’avenir. On ne sait pourquoi on veut que je vous dise cela, puisque l’on ne pouvait résister sans sortir de Dieu et être rejetée de Lui, et que l’exécution de cette volonté cause une paix, un contentement et une largeur infinie.

- Dutoit, t. V, Lettre XI, p. 225-227 - Masson, Lettre XXVII, p. 73-75.

1Très vraisemblablement le duc de Chevreuse.

2Voir Masson, « III Poésies spirituelles », n° XVI, attribuée à Fénelon, dont nous citons un des quatrains : «Je suis comme un enfant qui ne discerne rien, / Qui vit dans la simple innocence. / Je ne vois plus ni mal ni bien ; / Je ne sais si c’est ignorance. »

28. À Fénelon. Mars 1689.

Que voulez-vous donc que je fasse de cette Vie.


J’entre très fort dans toutes vos raisons1 et je serais très fâchée de vous causer la moindre peine. Je mettrai le tout chez M.2 Si vous voulez lire ce que l’on vous apporte, vous le lirez ; et à la première visite que vous ferez à M. de Chevreuse3, vous le lui remettrez pour me le rendre. Il me suffit qu’en cas de mort vous vouliez vous en charger pour en faire ce qu’il vous plaira, et brûler ces écrits si vous le voulez.

Je ne crois pas que Dieu demande autre chose de vous que l’état où Il vous tient. Pour moi Il tient mon âme dans un état continuel, je pensais dire, de prier pour vous, mais j’aperçois que c’est tout autre chose que cela : c’est un amen, qui opère tout ce qu’Il pourrait demander. Soyez persuadé qu’Il me donne pour vous une confiance unique et entière. Elle ne vous sera jamais à charge. Cependant que voulez-vous donc que je fasse de cette Vie que vous m’avez fait garder ? La mettrai-je avec les écrits4, ou vous la donnerai-je pour la brûler, si vous le jugez à propos.…5

La raison pour laquelle on a usé de cette autorité sur moi à l’égard de la communion, c’est, selon que je l’ai compris ce matin, parce qu’ayant à cause de la fièvre besoin de cure, je m’en abstenais ou me privais de communier. Le Père de famille a fait comprendre qu’Il en usait avec Ses enfants avec une familiarité et une liberté infinie ; et comme il ne donne pas de bornes à Son amitié, Il n’en donne point à la liberté6. Si vous improuvez cela et que vous m’ordonniez autre chose, j’espère que je pourrai peut-être vous obéir. Il me serait difficile de vous faire comprendre ce que votre âme m’est en Notre Seigneur et à quel point elle m’est donnée. Je vous parle simplement, sans pouvoir m’en défendre.

- Dutoit, t. V, Lettre IX, p. 221-223 - Masson, Lettre XXVIII, p. 75-76.

1Dans une lettre perdue, Fénelon exposait sans doute les ‘raisons’ de prudence qui lui faisaient préférer ne pas garder chez lui les manuscrits de Mme Guyon. [M].

2Il s’agit d’une femme, comme l’indique la première phrase de la lettre suivante.

3En toutes lettres dans Dutoit !

4Les écrits qu’elle fera déposer chez M.

5Points de suspension dans Dutoit.

6Sur cette sainte liberté des enfants de Dieu, dont Fénelon a déjà parlé, v. aussi les Commentaires par Mme Guyon de la IIe épitre aux Corinthiens III, 9-12 et de celle aux Hébreux II, 15. [M].

29. À Fénelon. Mars 1689.

Cassette des écrits. Marque où il reconnaîtra ce qu’elle a écrit pour lui.

Je n’ai aucune raison pour ne point donner la copie des écrits à M.1, puisque je n’ai point de secrets pour elle. Je n’en avais qu’une seule et unique qui est que je sens toujours plus que Dieu veut que je vous confie toutes choses. Ainsi il me suffit, pour Lui obéir, de les mettre en lieu de votre connaissance et que vous en disposiez aussi absolument que s’ils étaient chez vous. Les originaux resteront chez M. [de Chevreuse]2, dans la même cassette où je les ai mis avec quelques lettres qui ne seront pas inutiles à garder. Si je meurs, les uns et les autres vous laisseront disposer de tout, soit pour les garder ou les supprimer. Je ne crois pas cependant mourir sitôt ; et vous êtes bien éloigné d’avoir rempli tous les desseins de Dieu sur vous, car ils sont grands.

Je consens d’être une victime éternelle, qui brûle sans cesse pour vous devant Lui et j’espère que vous connaîtrez un jour, soit dans le temps, soit dans l’éternité, ce que Dieu fait de moi pour vous : vous verriez un ordre de grâce et d’amour qui vous ravira. Comme je craindrais de vous importuner et que je ne serai peut-être pas la maîtresse de ne pas écrire ce qu’Il me donnera pour vous, je l’écrirai et le mettrai dans mes originaux avec un L. et un F.3, et ce qui sera de cette sorte vous sera un témoignage un jour qu’ils étaient pour vous. À Dieu, en Dieu même, dans le sein duquel vous me trouverez toujours, comme je vous trouve sans cesse.

- Dutoit, t. V, Lettre X, p. 223-224 - Masson, Lettre XXIX, p. 76-77.

1Peut-être Mme de Maintenon, à qui Madame Guyon aurait confié précédemment des écrits.

2N. dans le texte de Dutoit ; on a vu plus haut que Mme Guyon avait mis ses originaux dans une cassette chez le duc de Chevreuse.

3Ce sont peut-être les initiales de Lamothe-Fénelon.

30. De Fénelon. 12 Mars 1689

Réception du Pentateuque. Chimères d’ambition.

Je reçois dans ce moment le billet où vous me promettez de ne pas mourir si tôt. Vous me faites un très grand plaisir, je garderai le Pentateuque pour le lire, si M. de Chevreuse me le permet, et je ne le lui rendrai que par vos ordres. Encore une fois ne vous gênez pas sur les choses que Dieu vous donnera pour m’en faire part, et ne craignez pas de m’en importuner. Quand vous me trouverez trop sage, mandez-le moi tout simplement. Ayez soin de votre santé. Certaines chimères d’ambition me viennent tracasser la tête1, mais je suis en paix et me moque de ces folies. Dieu soit loué de ce qu’Il vous donne pour moi. Ce 12 mars.

- Dutoit, t. V, lettre XIV, p. 232 - Masson, XXX, p. 77-78 - Jean Orcibal, Correspondance de Fénelon, tome II, Paris, Klincksieck, 1972, Lettre 45.

1« On verra le 28 mars ces « chimères d’ambition » prendre une forme plus nette. Dans la lettre précédente Mme Guyon prédisait : « Vous êtes bien éloigné d’avoir rempli tous les desseins de Dieu sur vous, car ils sont grands » [...] À la lecture de celle-ci, elle renchérira : « Je voyais qu’il [Dieu] vous destinait pour être une lampe ardente et luisante pour éclairer son Église » ... L’image (voir Jean 5, 35) était traditionnelle pour désigner les évêques et Mme Guyon la reprendra littéralement le 23 septembre 1689. » [O].

31. À Fénelon. Mars 1689.

Dieu me tient incessamment devant lui pour vous

Vous êtes le maître de garder le Pentateuque, monsieur. Je ne sais pas le besoin que vous en avez, mais je sais que Dieu me tient incessamment devant Lui pour vous, comme une lampe qui se consume sans relâche. Je ne puis Lui résister ni faire autrement que d’être unie à vous de la manière du monde la plus intime et la plus pure. Dieu seul sait tout et opère tout, et je Le laisse faire ; et Il me tient dans une telle disposition que, si j’avais mille vies, je les donnerais pour votre âme. Cela consume le corps abattu de faiblesse. Et il me paraissait tantôt que je n’étais que comme un canal de communication, sans rien prendre, et que la raison pourquoi Dieu en usait de cette sorte était Ses desseins particuliers sur vous, car je voyais qu’Il vous destinait pour être une lampe ardente et luisante, pour éclairer son Église. Bien plus, je sens qu’Il veut que je vous [le] dise et que vous le receviez avec une extrême simplicité, sans vouloir ni le rejeter par humilité ni vous en donner des vues. Mais soyez persuadé en même temps que les hommes n’y auront point de part, non plus que vos soins : Dieu seul le fera par des moyens qu’Il choisit Lui-même.

Ô qu’Il est honoré d’un parfait abandon ! Il ne peut l’être véritablement que par là. Je vous obéirai pour tout le reste. Il est vrai que Dieu ne laisse aucun doute à mon âme de Sa sainte volonté à mon égard, et elle ne peut que la suivre aveuglément sans raison ni retour. Ô que cet état cause de paix, mais paix qui surpasse tout ce qui peut s’en dire ! Je préférerais tous les enfers possibles à la moindre résistance aux volontés de mon Dieu. Qu’Il fasse donc de moi pour vous tout ce qu’Il Lui plaira. J’avais eu ce matin la pensée de vous prier de vous tenir uni à moi pour me soulager un peu, car Notre Seigneur a les mains pleines.

- Dutoit, t. V, Lettre XV, p. 233-234 - Masson, Lettre XXXI, p. 78-79.

32. À Fénelon. Mars 1689.

Attendre le temps de Dieu pour écrire : « Il est temps de se remplir sans se vider ».

L’on m’a fait entendre que l’on m’avait fait écrire de cette sorte sur l’Ecriture Sainteaparce que personne n’écrit de même1. Dieu s’est servi de la lecture de l’Ecriture pour me faire écrire ce qu’Il voulait. Il y aura une infinité de gens savants et éloquents qui écriront et qui ont écrit sur les autres sens. Il n’est pas temps pour monsieur [de] L[angeron]2 d’écrire : au nom de Dieu, qu’il meure à cela ! Il viendra un temps où il lui sera donné des déluges ; tout coulera de source, et Dieu se servira de lui bien singulièrement. Mais il faut que tout ce qu’il a à présent de naturel, d’acquis et d’infus demeure dans la mort, afin de produire un germe de vie éternelle. Il est temps de se remplir sans se vider. Il viendra un autre temps où il sera d’autant plus plein qu’il se videra davantage. J’ai un grand désir de manger la Pâque avec lui3. Ô qu’il me tarde que cela n’arrive ! J’aime tendrement N.4 et vous sans distinction. Quand serons-nous, non seulement unis, mais un en Jésus-Christ !

- Dutoit, t. V, Lettre XIII, p. 230-231 - Masson, Lettre XXXII, p. 79-80.

aNous reprenons les italiques de l’édition Dutoit.

1Fénelon avait sans doute demandé à Mme Guyon dans une lettre perdue, pourquoi elle ne donnait à l’Ecriture qu’un commentaire mystique (il ne s’agit pas d’allégorie, terme utilisé par Masson ; v. la Lettre du 27 juillet 1689 : « Je vous donnerai pourtant un jour [le commentaire de] Job. […] étant mystique de lui-même, l’allégorie lui est inutile. »).

2François Andrault de Langeron, né le 20 juin 1658, avait accompagné Fénelon dans sa mission du Poitou en 1686. Depuis lors, ils habitaient ensemble et étaient devenus de très intimes amis. Quand Fénelon sera nommé précepteur du duc de Bourgogne, il fera venir à la Cour l’abbé de Langeron, comme lecteur des princes. [M]. V. Fénelon (Orcibal), tome III p. 32 : note 1 à la lettre 7. Il ne faut pas le confondre avec Charles Andrault de Langeron, cousin issu de germain du père de l’abbé. Ce dernier fut très attaché également à Fénelon, v. t. III p. 313 : note 2 à la lettre 163.

3Le « désir de manger la Pâque » place cette lettre dans le carême de 1689, c’est-à-dire en mars.

4Très probablement le duc de Chevreuse.

33. À Fénelon. Mars 1689.

Union et vocation de Fénelon. Inclination à prier en silence.

J’ai été éveillée longtemps avant quatre heures avec une douce et suave occupation de vous en Dieu. Il me semble que l’on ne peut être uni plus intimement, selon l’état présent, que mon âme [ne] l’est à la vôtre. Demeurez fort tranquille sur votre état. Je crois qu’il faut ôter vocation, qui désigne trop, et y substituer étata. Dieu a de vous un soin très particulier. N* * *1 sera le lieu de vos conquêtes. Dieu seul sait les moyens dont Il veut Se servir pour cela : ils sont à Lui. Sitôt que nous nous mêlons de quelque chose, nous gâtons tout. Dieu n’établit les choses qu’en faisant semblant de les détruire. Je vais après Pâques à la campagne chez M. de N.2 pour un ou deux mois. Je sens quelque secrète inclination de rester avec vous une demi-heure en silence3. Je ne sais si cela arrivera. Si Dieu vous en donne la pensée, cela sera ; sinon, quelque éloignée que je sois, Dieu saura bien faire Sa volonté. Je n’aurais pu sans infidélité ne vous le pas dire. J’ai de temps en temps des renouvellements de certitude, que vous êtes celui que j’ai vu en songe4. Dieu veut que je vous dise simplement les choses. Mars 1689.

- Dutoit, t. V, Lettre XXV, p. 256-257 - Masson, Lettre XXXIII, p. 80-82.

aDutoit par erreur imprime : « y substituer vocation état  ».

1Probablement Saint-Cyr.

2« M. de N. » semble avoir été une amie de Mme Guyon autre que la duchesse de Charost et ayant sa maison de campagne non loin de Beynes. [M].

3Madame Guyon dans sa lettre du 5 ou 6 avril :  « J’ai toujours le même penchant du silence auprès de vous. ». Fénelon dans sa lettre du 25 mai 1690 : « Je sens un très grand goût à me taire et à causer (intérieurement !) avec Ma. [de la Marvalière]. Il me semble que son âme entre dans la mienne et que nous ne sommes tous deux qu’un avec vous en Dieu. Nous sommes assez souvent le soir comme de petits enfants ensemble, et vous y êtes aussi, quoique vous soyez loin de nous ». Référence donnée par Masson : Manuel de piété, t.VI, p. 8, g : « ...on se tait ; mais dans ce silence, on s’entend ; on sait qu’on est d’accord en tout, et que les deux cœurs n’en font qu’un ; l’un se verse sans cesse dans l’autre. ».

4Voir le Fragment d’autobiographie retiré de Vie 3.10.1 (ms. A.S.-S., f.° 746): « Il me fut donné à connaître dès 1680 que Dieu me le fit voir en songe… » : songe éprouvé à Turin du « bel oiseau » qui « se donne » à Madame Guyon, Vie 2.17.5.

34. De Fénelon. Mars ? 1689.

Tentative de définir l’abandon, la passiveté et le repos de l’âme.

J’ai reçu l’Explication des épitres1  : je vous en remercie et j’en profiterai selon l’arrangement que vous me marquez.

Pour N., qui ne veut pas que l’âme passe en Dieu et qu’elle s’y repose, je m’imagine qu’il a entendu ces expressions dans un sens où il aurait raison de les condamner2. Il est vrai qu’en cette vie l’on ne passe jamais en Dieu, en sorte qu’on soit compréhenseur3 et qu’on cesse d’être voyageur : l’union commencée avec Dieu est encore imparfaite, en ce qu’on ne voit point clairement l’essence divine et qu’on n’est jamais impeccable ; on peut jusqu’au demier soupir perdre la grâce : ainsi l’union est imparfaite et fragile4.

Pour le repos en Dieu, il serait une oisiveté et une illusion si on cessait d’être fidèle à l’accomplissement de l’Évangile et aux devoirs de providence5 pour le dehors et pour le dedans, en se conformant à toute volonté de Dieu. L’abandon bien entendu est un exercice continuel de notre liberté, pour la délaisser à tous les mouvements du Saint-Esprit : ainsi, ce qu’on appelle passiveté6 n’est jamais une absolue cessation d’action, mais c’est un usage très libre de notre volonté, pour la laisser conduire par celle de Dieu. Un homme qui se laisse faire par un chirurgien une incision profonde et douloureuse, fait sans doute une action très libre et courageuse, en ne se remuant pas, pour laisser faire le chirurgien. Quand les choses sont expliquées, on n’a pas de peine à entendre que l’oisiveté est mauvaise et que le repos, où l’âme se laisse librement à Dieu pour être agie et mue par son esprit, est excellent : c’est le sabbat éternel réservé aux enfants de Dieu.

En ce sens, non seulement on passe en Dieu, mais on y demeure : Mon Père et moi nous demeurerons en lui... Celui qui demeure en moi porte beaucoup de fruit... Il demeure en moi et je demeure en lui7. Si vous ne demeurez en moi... Nous savons que nous sommes en Lui... Celui qui demeure dans l’amour, demeure en Dieu... Nul homicide n’a la vie éternelle demeurante en soi...8. Le terme de demeure, bien entendu, signifie un état fixe et paisible. C’est cette paix, qui est le fruit du St-Esprit, qui surpasse tout sentiment humain et qui garde en Jésus-Christ nos cœurs et nos intelligences9. L’âme se repose, quand elle ne veut plus rien par aucun propre mouvement, qu’elle n’est plus agitée par aucun désir, et qu’elle se délaisse au mouvement divin. Celui qui est dans un vaisseau au milieu des vents et des vagues, se repose parce qu’il ne se donne par lui-même aucun propre mouvement : c’est ainsi que je conçois le repos.

Pour la jouissance de Dieu, elle est aussi commencée dès cette vie, car nous sommes déjà un commencement de l’être nouveau et de la délectation en Dieu marquée dans les Psaumes1 La joie du Saint-Esprit, dont parle si souvent saint Paul11, la paix, la consolation, tous ces sentiments sont une jouissance commencée et imparfaite. Cette joie, ce rassasiement du cœur ne vient point des créatures : il vient donc de Dieu qu’on goûte, c’est donc une jouissance commencée. Le royaume de Dieu se forme et croît au-dedans de nous12, de façon qu’au jour de Jésus-Christ cette gloire n’aura pas besoin d’être approchée de nous ni nous d’elle, mais elle sera déjà en nous, sans avoir été aperçue, et Dieu ne fera que la dévoiler, suivant le langage de saint Paul18.

- Dutoit, Premier paragraphe t. V, p. 258-259 ; le reste de la lettre, t.III, Lettre à l’auteur, p. 466-469 - Masson, XXXIV, p. 82-85 - Jean Orcibal, Correspondance de Fénelon, tome II, Paris, Klincksieck, 1972, Lettre 45.

1Partie des Explications du Nouveau Testament par Mme Guyon.

2Les idées attribuées à N. étaient celles des anti-quiétistes, dont Nicole était en France le représentant le plus connu. Les exposés théologiques qui vont suivre annoncent les Maximes des Saints, tant sur la question de la passivité que sur le caractère de l’union à Dieu ici-bas et sa différence avec l’état de gloire. [O].

3Compréhenseur : transposition du mot latin par lequel les théologiens désignent la vue parfaite de Dieu qui caractérise les élus.

4« L’état passif … n’est pas entièrement invariable. Car outre que l’âme en peut déchoir absolument, de plus elle y commet des fautes vénielles. » Explication des maximes des Saints, art. XXX, Vrai, Fénelon (Le Brun), I p. 1074.

5[O] définit le devoir de providence comme une tâche assignée par la Providence. Selon [M] le mot providence, encore très voisin ici de son sens étymologique, ne diffère guère de prudence et de prévoyance. C’est [M] qui a raison.

6Passiveté : forme constamment employée par Fénelon comme par beaucoup d’autres mystiques. « Passif a aussi produit passivité (1760), réfection [sic] de passiveté (1697), d’abord comme terme religieux désignant l’état de l’âme demeurant passive pour se soumettre à l’action de Dieu. » (Rey). Passiveté est ainsi considéré comme synonyme de Passivité et de même pour Littré. Mais les deux termes doivent être disjoints pour tenir compte d’un sens moderne amoindri. Il s’agit dans la passiveté de subir l’action de Dieu comme « le  fer traité par l’acide nitrique concentré », deuxième sens donné par Littré (on parle en chimie d’un fer « passivé »). On retrouve un déplacement de sens analogue pour le terme très important d’inaction, qui de in-action, action de Dieu passant par l’intérieur, prend le sens moderne d’absence de toute action…

7Jean, 14, 23 et 15, 5.

8I Jean, 2, 5 ; 4, 16 ; 3, 15.

9Philippiens, 4, 7 : « Et que la paix de Dieu qui passe tout entendement, garde vos cœurs et vos pensées en Jésus-Christ. » (Amelote).

10Ps., 103, 34 : « Je chanterai les louanges du Seigneur tant que je vivrai ; je les chanterai sur l’intrument à dix cordes tant que je subsisterai. » (Sacy).

11I Thess., 1, 6 : « …recevant la parole avec la joie du S. Esprit parmi de grandes afflictions. » (Amelote) ; Rom. 14, 17.

12Luc, 17, 21 : « On ne dira point : Il est ici, ou il est là; car sachez que le Royaume de Dieu est au dedans de vous. » (Amelote).

13II Cor., 3, 16 : « Mais lorsqu’ils se seront convertis au Seigneur, le voile leur sera ôté. » (Amelote).

35. À Fénelon. Mars 1689.

Repos en Dieu par le don de sa liberté, sûreté de la voie de foi nue, abandon total.

N. ….1 veut que je fasse des actes distincts d’amour de Dieu et de contrition, ne comprenant rien autre chose que l’activité intérieure. Il prétend que lorsque l’exercice formel des actes manque, tout manque, et que l’âme demeure oisive.

Je n’entends les choses que comme vous les entendez2. Ce qui me paraît différent, et que je soumets avec une entière sincérité à vos lumières, c’est que je ne trouve plus ma première liberté, ni nul pouvoir de donner cette liberté à Dieu. Il me paraît qu’à force de la Lui avoir donnée librement, Il s’en est si fort emparé qu’Il me fait faire sans répugnance tout ce qu’il Lui plaît et que, lorsque je me veux chercher, je ne trouve rien qui subsiste. J’ai quelquefois fait effort pour tâcher de vouloir, sans en pouvoir venir à bout ; et lorsque Dieu a voulu quelque chose de moi et que j’ai voulu y résister le moins du monde, c’est-à-dire retarder, différer, hésiter, me défendre, j’ai souffert ce que je ne puis dire et il m’a été fait une contrainte absolue, en sorte que je ne pouvais faire autrement que d’obéir à un plus puissant que moi. J’étais rejetée comme dans un enfer ; et sitôt que j’acquiesçais, je rentrais dans une paix et un large de paradis.

Je sais, j’ai senti, j’ai éprouvé longtemps ma liberté et combien elle m’a été funeste ; mais j’ai éprouvé que quelquefois Dieu veut bien reprendre une liberté qu’on Lui remet librement et Il n’en laisse plus d’usage à l’âme, devenant Lui-même sa vie et le principe de tous ses mouvements.

Je crois qu’une telle âme pourrait peut-être, par effort, et après avoir bien souffert, se reprendre, mais que cela est difficile et comme il est rare que l’âme en vienne jusqu’ici ! Il est difficile, lorsque l’on y est, de vouloir se retirer de la domination si douce d’un Souverain qui Se fait aimer avec d’autant plus de douceur qu’Il Se fait obéir avec plus de force ; et l’amour est si fort que l’âme ne se trouve que souffrante et aimante, sans pouvoir vouloir autre chose. Cette action est pleine de vie du côté de l’âme, quoiqu’il ne paraisse point d’action, car il n’y a rien de plus efficace et de plus agissant que l’amour. Tant que nous sommes en cette vie nous pouvons déchoir , mais qu’il est rare que Dieu rejette une âme qui Lui est si chère et qu’Il possède parfaitement, quoique sous le voile de la foi !

Sitôt que l’âme, par la mort d’elle-même, perd tout pour entrer dans la fin, elle y passe très véritablement et réellement. Non qu’elle perde pour cela la qualité du voyageur, si vous prenez cette qualité comme on la prend généralement, pour ce qui fait la différence de l’autre vie à celle-ci ; mais elle cesse de marcher pour peu que ce soit par ses propres pas, quelque simples qu’ils parussent auparavant, pour entrer dans la fin qui n’est autre que le repos du Seigneur et le sabbat commencé dans le temps d’une manière imparfaite par rapport à l’éternité.

Il est certain que l’âme, arrivée en Dieu par la perte actuelle de toutes les dissemblances qui l’empêchaient auparavant de passer dans son être original, y étant ainsi passée, y demeure, mais par la pure miséricorde de Dieu : car la créature ne se peut rien attribuer de cela, puisque à quelque degré qu’elle puisse être arrivée en cette vie, si Dieu la laissait un moment à elle-même, elle deviendrait un démon. Elle est donc par sa nature [corrompue] démon et péché ; mais Dieu par une miséricorde infinie voulant la tirer de ce fond horrible de corruption, la sépare d’elle-même par la mort et mille rigueurs qui se peuvent mieux éprouver que dire, et lorsqu’Il l’a purifiée et tirée de la malignité, Il la prend, la reçoit dans Son unité et Il l’y conserve avec une miséricorde infinie.

Alors, loin que cette âme s’en attribue la moindre chose, elle ne peut pas se regarder elle-même et, si elle pouvait le faire, elle se haïrait plus que la mort. Elle est alors si éloignée de penser à elle, de songer à elle, que Dieu mettrait ce qui est d’elle dans le fond de l’enfer qu’elle ne pourrait ni Lui dire : « Pourquoi le faites-vous ? », ni y prendre part. Ô si je pouvais faire comprendre ce que je ne puis dire et la bonté de mon Dieu pour conserver ce qui est Sien, et comme Il en est jaloux ! Mais je ne puis rien dire. Comme vous en éprouverez plus que je ne vous en dis, je me tais, pour vous dire que nous ne sommes par nous-mêmes qu’exécration et péché, que si Dieu nous laissait un moment, nous serions pires que les diables. Mais je ne saurais craindre que mon Dieu me laisse, ni même penser ou souhaiter qu’Il ne me laisse pas. Et si je pouvais me souhaiter quelque bien, il faudrait que cela me fût arraché.

Je n’ai point de science. Je conçois ce que vous me dites, je le goûte, et il me semble que j’aime l’Église à un point que je donnerais mille vies pour Elle. Pour ce qui regarde les sentiments, il n’y en a aucun, quels qu’ils soient, que je ne soumette avec la plus grande docilité, non seulement à l’Église, mais à vous, monsieur. Je ne sais rien, je ne connais rien, je ne vois rien. Je ne sais pourquoi je parle, ni ce que je dis. Mais il me semble que Dieu est tellement tout en toutes choses3 que je ne vois, n’aime et ne goûte que Lui ou ce qu’Il me fait voir, aimer et goûter en Lui. Si j’osais, je dirais avec saint Paul : Qui nous séparera de la charité de Jésus-Christ4 ? et, comme il est dit dans le Cantique, que la multitude des eaux ne peut éteindre la charité5. Je ne vous demande que ce qui me vient dans l’esprit : si cela n’est pas selon Dieu, condamnez-le. Je ne suis capable de rien que d’aimer et de me soumettre. Je crois tout aveuglément, sans savoir à qui je crois et pourquoi je le crois : Dieu est, et cela me suffit.

Je vous prie que rien ne vous fasse douter de la voie qui est pure, nette, dégagée, où, tout étant arraché à la créature, tout reste pour Dieu. Lorsque vos lumières s’accorderont admirablement avec ce que vous posséderez, vous concilierez fort bien toutes choses. J’ai peur, sans peur, de vous tromper, car je ne trouve en moi nulle puissance de me soumettre ou de ne pas me soumettre. Je suis un enfant à qui l’on dit : cela est, qui dit de même : cela est, et le croit dans le moment ; ensuite il ne sait plus ce qu’on lui a dit et n’y peut plus penser. Je suis dans un oubli total de toutes ces choses, sans que je puisse faire autrement ; et je suis tellement abandonnée à mon Dieu que je ne puis même entrer en défiance de Sa conduite sur moi, ni penser à cela. Ô Dieu, pourrais-je avoir un intérêt ! et où le prendre ? qui suis-je, et où suis-je ? Cela est étrange, et je me perds.

- Dutoit, t. III, Lettre CVI, p. 470-476 - Masson, Lettre XXXV, p. 85-88.

1Lacune indiquée par des points de suspension dans Dutoit.

2Dans la lettre précédente, à laquelle celle-ci répond.

3V. Lettre X.

4Rom., 8, 35.

5Cant., 8, 7.

36. De Fénelon. 28 mars 1689.

Sécheresse et paix. Faut-il accepter un évêché ?

Il me semble que notre union va toujours croissant1. Je me suis uni à vous non seulement en disant la messe les jours de Joseph et de l’Annonciation2, mais encore les autres jours. Je veux tout en rien3. Vous m’entendez. Il m’arrive tous les jours beaucoup de petites choses que je ne saurais dire dès qu’elles sont passées, mais qui contribuent dans le moment à me faire mourir peu à peu, soit par leur désagrément, soit par les mouvements trop naturels et le fond de propriété qu’elles me font remarquer en moi. Mais je ne m’arrête pas à tout cela volontairement. Je continue à sentir tout ensemble de la sécheresse et de la distraction avec beaucoup de paix dans l’oraison. J’ai une présence de Dieu plus douce et plus facile ailleurs.

Vous fermerez vos lettres et je fermerai les miennes sans aucune peine, puisque vous l’aimez mieux4. Je lis moins lentement votre Pentateuque.

Je suis persuadé, comme vous le dites, que les personnes entièrement unies à Dieu Le connaissent et L’aiment par un acte très simple, mais j’aurais besoin d’une ample explication.

Le chrétien qui s’abandonne sans réserve, peut bien consentir à être éternellement puni et malheureux, si c’est la volonté de Dieu; mais il me semble qu’il ne peut jamais consentir à haïr Dieu dans l’enfer : autrement il arriverait que, par conformité à la volonté de Dieu, il voudrait être contraire à cette même volonté, ce qui ferait une contradiction5.

Si on me nommait à un évêché6, ne pourrais-je pas, sans blesser l’abandon, le refuser, supposé que je sois manifestement attaché ici à un travail actuel pour des choses plus importantes que toutes celles que je pourrais faire dans un diocèse ? Pensez-y devant Dieu et ne me répondez, s’il vous plaît, qu’après avoir attendu deux ou trois jours ce qu’Il vous mettra au cœur sur cette matière.

Quand vous m’écrirez des lettres cachetées, ne pourrai-je point en faire part à M. de Chevreuse? Mandez-moi ce que j’en dois faire. Ce 28 mars 1689.

- Dutoit, t. V, Lettre XVI, p. 235-237 - Masson, XXXVI, p. 88-91 - Jean Orcibal, Correspondance de Fénelon, tome II, Paris, Klincksieck, 1972, Lettre 49.

1Expression reprise au début du second paragraphe de la lettre du 8 avril.

219 et 25 mars.

3Forme condensée d’une maxime que Fénelon a empruntée au Via compendii ad Deum du cardinal Bona (Lyon, 1678, ch. 19, p. 286) et dont il fait souvent la devise de la sainte indifférence. [M], p. 89 n.

4Fénelon s’apercevra que cette solution peut le gêner par rapport au duc de Chevreuse et il le signalera à sa correspondante en terminant sa lettre.

5Le problème de la renonciation au salut sera le plus discuté dans la querelle des Maximes des Saints.

6« Eventualité en effet probable du moment que la faveur des Colbert l’emportait sur celle de l’archevêque Harlay. » [O].

37. À Fénelon. Mars 1689.

Conseils portant sur l’oraison ; Dieu vous conduira en enfant.

Il est bon de laisser passer toute chose en faisant dans le moment usage de mort, parce que le souvenir des choses ferait des espèces1 et salirait en quelque manière la pure, simple et nue disposition que Dieu veut de vous. Tout servira à votre mort : la fidélité actuelle, et même les petites échappées ; ou plutôt, ce qu’il y a de trop vif ne vous sera pas moins utile pour vous éclairer et vous faire mourir. Dieu Se servira également de tout dans le dessein qu’Il a sur vous. Je suis persuadée que vous ne vous arrêtez à rien volontairement, car dans la situation où est votre cœur, cela vous serait très difficile.

La distraction et la sécheresse s’accordent très bien avec la paix dans l’oraison : bien plus, la distraction et la sécheresse purifient l’oraison, empêchant l’esprit de juger de l’occupation de la volonté. Car c’est une chose étrange que l’attention de l’esprit pour ce que goûte la volonté (nous) cause une certaine impureté assez délicate que la seule expérience peut faire éprouver, (qui est comme une assurance que l’on est bien), et même (qu’elle cause) des réflexions involontaires sur ce qui se passe, lesquelles distraient plus l’esprit que les distractions vagues des choses inutiles. C’est pourquoi Dieu tient cette conduite sur toutes les âmes qu’il veut introduire dans la foi nue. Et l’on éprouve à la fin que ces distractions involontaires, et qui n’ont rien d’arrêté, purifient l’esprit et le rendent propre à un autre état (qui est encore fort loin) qui est d’une pureté admirable sans nulle distraction, ce qui n’arrive que lorsque tout est réduit en unité parfaite : l’esprit et le cœur n’ont alors plus qu’une seule et même application ; l’esprit ne s’amuse plus à voir ce que fait la volonté, puisqu’il ne se trouve plus distinct d’elle et qu’il n’a avec elle qu’une pure, nue et simple application.

Ce qui fait que vous avez une présence de Dieu plus aisée et plus douce hors de l’oraison qu’à l’oraison est premièrement que Dieu veut être le principe de votre oraison et vous la donner, non quand vous pensez la faire, mais lorsqu’Il le veut Lui-même. Cela vient aussi de ce qu’étant partagé par d’autres occupations, il y a moins à craindre que votre esprit ne s’amuse à ce que goûte votre cœur.

Vous ne devez pas vous gêner pour lire2 : Dieu vous donnera par Lui-même la manne cachée et il me semble que mon âme vous en dit plus que tous les écrits. Ne vous gênez point et ne lisez jamais lorsque votre fond y répugne, car Dieu veut de vous une liberté entière et infinie.

Il est impossible que l’âme abandonnée à Dieu puisse vouloir haïr Dieu : elle consent à sa perte par le plus grand excès d’amour qui fut jamais, et cet acte d’amour, le plus héroïque de tous, exclut absolument la haine de Dieu. Mais c’est que, lorsque Dieu prive l’âme de tous les soutiens et qu’Il la jette dans un enfer temporel, elle n’est nullement en état de faire ces discernements : elle ne trouve en soi que la privation de tous les biens et l’assemblage de tous les maux, qui lui font voir sa perte inévitable. Alors, par une grâce autant forte que cachée, renonçant à tout intérêt quel qu’il soit, sans nulle réflexion (dont elle n’est alors nullement capable), elle consent, adore, se soumet et aime le décret éternel de Dieu sur elle, se contentant d’être éternellement la victime de la justice de Celui qu’elle aime au-dessus de tout intérêt. Cet acte est le plus héroïque qui se puisse faire ; et non seulement il exclut absolument la haine, mais même toute dissemblance ou répugnance de ce que Dieu veut de nous et pour nous. L’enfer n’est pas fait pour de telles âmes : elles en feraient fuir les démons ! Mais, comme je dis, Dieu, qui exige d’elles cet acte d’amour parfait, ne leur permet pas de raisonner là-dessus3 : c’est comme un homme qui par un excès se précipite dans la mer, sans raisonner sur ce qu’il fait.

Vous êtes si fort à Dieu et Il a un soin si particulier de vous que je suis assurée sans nul doute que, lorsqu’Il vous fera proposer quelque chose, Il vous donnera dans le moment un mouvement très fort de le refuser ou de l’accepter, selon ce qu’Il voudra de vous ; et Il vous donnera là-dessus une idée fixe qui ne vacillera point4. Soyez assuré que Dieu ne veut point que vous alliez contre vos répugnances, mais qu’Il vous mettra infailliblement au cœur ce qu’Il veut de vous. Tenez-vous ferme à ce que je vous dis, qui est de Dieu : au nom de Dieu, n’hésitez point et ne consultez personne. Unissez-vous à ce pauvre cœur et Dieu vous donnera toutes choses, non en certitude de lumière, connaissance, etc., - cela n’est pas pour vous, - mais par une simple inclination de votre cœur pour la chose : votre cœur entrera doucement et suavement en ce que Dieu voudra de vous, ou rejettera ce qui ne sera pas la volonté de Dieu sur vous. Si vous êtes fidèle à suivre cette conduite douce et suave de Dieu sur vous en foi, vous ne vous méprendrez point : les hommes raisonneront en hommes, mais Dieu vous conduira en enfant ; et c’est la conduite la plus sûre : toutes les autres, même celles des lumières, peuvent être sujettes à la tromperie. Dieu écartera Lui-même ce que l’on voudrait vous présenter, si vous restez simple et abandonné, comme vous l’êtes.

- Dutoit, t. II, Lettre CXL, p. 396-401 - Masson, Lettre XXXVII, p. 91-94.

1Représentations imaginatives.

2Le Pentateuque et les autres écrits de Mme Guyon.

3Sur tout ce développement, voir Explication des maximes, Fénelon (Gosselin), I, art. X, Vrai, p. 1035 & 1036 : ‘Ce sacrifice [de son éternité] ne peut être absolu dans l’état ordinaire. Il n’y a que le cas des dernières épreuves, où ce sacrifice devient en quelque manière absolu. […] Dans cette impression involontaire de désespoir, elle [l’âme] fait le sacrifice absolu de son intérêt propre pour l’éternité, parce que le cas impossible lui paraît possible et actuellement réel, dans le trouble et l’obscurcisssement où elle se trouve. Encore une fois, il n’est pas question de raisonner avec elle, car elle est incapable de tout raisonnement. » [M].

4Réponse à la question posée par Fénelon sur le refus ou l’acceptation d’un évêché.

38. À Fénelon. 5 ou 6 avril 1689.

Union en Dieu, promesse de fécondité.

Il n’y a personne sur terre pour qui je sente une union plus intime, plus continuelle ; et je n’y trouve aucun obstacle ni entre-deux, en sorte que c’est quelque chose autant doux que fort. Il me semble quelquefois que l’on ne veut faire qu’une seule et même âme de la vôtre avec la mienne et je trouve un rapport général en toutes choses et une correspondance assez douce de votre part. Eprouvez-vous quelque chose de cela ? Il me paraît que les unions que Dieu fait de cette sorte, sont infiniment plus fortes et suaves que toutes celles de la nature et même de l’inclination et de l’amitié naturelle. Qu’en croyez-vous ? Cela me donne une confiance sans retour et sans réserve, en sorte que l’on ne pourrait pas vouloir rien cacher non plus qu’à soi-même.

Je vous prie de lire le 54e chapitre d’Isaïe1. Il m’est venu plus de trois fois par providence lorsque j’avais mouvement de lire dans la Bible ; et il m’est venu plusieurs fois dans l’esprit de vous prier de le lire, Notre Seigneur me l’attribuant pour ce qui me peut convenir, en me le faisant lire. Voudriez-vous bien m’en dire votre pensée après l’avoir lu ? J’ai toujours le même penchant du silence auprès de vous. Quand cela se pourra-t-il ? Je vous souhaite les bonnes fêtes2.

- Dutoit, t. V, Lettre XVIII, p. 241-242 - Masson, Lettre XL, p. 106-107. Pour cette lettre XL chez [M] nous suivons l’ordre proposé par Orcibal.

1Titre de ce chapitre chez Sacy : « Fécondité de l’épouse stérile. Alliance du Seigneur avec elle. Vains efforts de ses ennemis. »

2Les fêtes de Pâques. La lettre doit être du 5 ou 6 avril.

39. À Fénelon. 8 ou 9 avril 1689.

Comment n’auriez-vous pas de doute sur moi ?Charité infinie de Dieu, qui est comme un torrent.

Vous avez expliqué1 en peu de mots la nature de l’union2 simple, générale, qui ne forme nulle espèce parce qu’elle subsiste en Dieu. Je vous trouve en Dieu, et Dieu en vous. Plus je suis unie à Dieu, plus je vous trouve en Lui. Ce qui me paraît plus marqué est que quelquefois il se fait en moi un réveil, comme si mon âme se répandait plus abondamment dans la vôtre et comme si elle tirait la vôtre à une parfaite unité, et cela d’une manière aussi pure que nue.

Comment n’auriez-vous pas de doute sur moi, qui en aurais infiniment moi-même si je pouvais réfléchir ? Lorsqu’il m’en est venu, ils se sont évanouis quelquefois par une lumière qui me faisait comprendre que Dieu prenait plaisir de Se glorifier dans les sujets les plus faibles et les plus défectueux, afin que la force n’en fût pas attribuée à l’homme, mais à Lui seul. Mais le plus souvent tout se perd dans une entière indifférence de tout ce qui me regarde. Je suis contente de servir aux desseins de Dieu en Sa manière. Après quoi Il fera de moi ce qu’il Lui plaira : ce n’est plus mon affaire.

Hier il me vint quelque pensée sur ce que je me trouve dans la disposition que je vous ai marquée, si je ne me la procurais peut-être pas. Cela me paraissait impossible, sans savoir pourquoi. J’eus la pensée que, si c’était l’Esprit de Dieu qui produisait cela en moi, une personne qui est bien à Dieu et qui était présente en ressentît les effets, sans rien marquer de ce que je pensais. Aussitôt cette personne entra dans une profonde paix et me dit, sans savoir ce que j’avais pensé, qu’elle goûtait auprès de moi quelque chose de divin. Je ne vous mande ces choses que par fidélité, sans prétendre que vous vous arrêtiez à rien, car Notre Seigneur me fait cette miséricorde que je ne juge de rien de tout ce qui me regarde. Mais je fais aveuglément ce que je crois Sa volonté, et je suis toute prête de me démettre de mes pensées, si vous, monsieur, pour qui Notre Seigneur me donne une confiance entière, me le disiez. Ne m’épargnez pas, lorsque vous verrez du défaut ou de la méprise : pour de la droiture, il me semble que Notre Seigneur m’en a donné beaucoup et une extrême simplicité, qui exclut également le retour et le propre intérêt du temps et de l’éternité.

J’eus hier une forte impression de croix : j’étais au lit (car mon accès a été de 26 heures, et j’en suis fort faible). Tout ce que je pus faire fut de dire avec Jésus-Christ : Me voici prête à toutes vos volontés, ne m’épargnez pas ! Il se fit en moi une nouvelle alliance avec la croix avec l’impression de ces paroles : Sponsabo te in fide et in aeternum3.

Je ne saurais m’empêcher de vous écrire avec la simplicité d’un enfant. Lorsque vous serez importuné de moi, dites-le moi avec une extrême simplicité. Je crois comme vous qu’il ne serait pas à propos que j’eusse la consolation de vous voir souvent et je vois que Notre Seigneur supplée de loin à tout. Lorsque je vous l’ai mandé, je ne croyais pas même que cela fût faisable par rapport à vous : je le fais par fidélité et je reste morte, ou plutôt très indifférente au succès. C’est à moi à vous exposer les choses dans ma simplicité, et à vous à agir selon vos vues et suivre ce je ne sais quoi, qui vous fait embrasser les choses ou les rejeter. Pour moi, je ne suis capable que d’obéir à ce certain inconnu qui veut aussi que je vous obéisse en mille choses. En vous écrivant même je trouve à présent ce je ne sais quoi aussi pur qu’intime qui m’unit à vous, et qui me convainc que l’éloignement des lieux n’empêche nullement la communication des purs esprits. Usez-en en simplicité, et contentons-nous de nous voir en Dieu. Et je prierai Notre Seigneur qu’Il supplée à tout. C’est en Lui que je vous suis ce que Lui-même a fait pour sa gloire : vous le verrez un jour.

Il y a deux jours qu’il m’était montré par une expérience secrète la charitéde Dieu pour les hommes et comment cette charité Le faisait, pour ainsi dire, sortir de Lui-même pour Se répandre dans les cœurs disposés à Le recevoir, comment tout l’amour des hommes n’est qu’un point auprès de cette charité infinie de Dieu, qui est comme un torrent qui descend avec impétuosité mais remonte difficilement. J’éprouvais cela en quelque sorte à votre égard et à celui de quelqu’autre différemment. Il y a huit ou dix jours qu’il me fut imprimé : « Mes brebis entendent Ma voix4 », et ce que c’était que cette voix pleine de silence5, qui s’entend de toutes les brebis du troupeau de Jésus-Christ.

- Dutoit, t. V, Lettre XX, p. 245-249; déjà publiée au tome I, Lettre CCXXVI, p. 639-643 - Masson, Lettre XLIII, p. 115-118.

1Lettre du 28 mars.

2« Spirituelle des âmes unies en Dieu. » (Poiret).

3Osée, 2, 19-20 : « Je vous rendrai mon épouse pour jamais… - Je vous rendrai mon épouse par une inviolable fidélité… » (Sacy).

4Jean, 10, 27.

5I Rois, 19, 12. Fénelon, Lettre à la comtesse de Montberon du 23 septembre 1707 : « Je souhaite de tout mon cœur que Dieu seul parle en vous. Sa parole est silencieuse. » [M].

40. À Fénelon. 9 avril 1689.

Je me trouvais avant-hier si mal et encore hier au matin, que malgré un sentiment intérieur que j’ai depuis si longtemps que je ne mourrai pas si tôt, je croyais mourir. Je pensai hier prendre du quinquina, mais il me semblait que quelque chose en moi ne le voulût pas. J’ai voulu passer outre pour vous obéir, mais Dieu permit qu’il ne se trouvât pas prêt. Sur le soir, j’eus une certitude intérieure que j’étais guérie, et en même temps je me sentis de l’appétit et une dilatation de cœur : et je l’ai été en effet, mais de telle manière que je me suis sentie toute forte. J’aurai quelque confusion de cela, à cause du lieu où je suis1. Je me trouve toujours unie à vous intimement. Le samedi saint [9 avril] 1689.

- Dutoit, t. V, Lettre XXI, p. 250 - Masson, Lettre XLIV, p. 118-119.

1La communauté de Mme de Miramion  ?

41. À Fénelon. Avril 1689.

Mort de toute volonté propre.

J’ai eu une forte pensée de vous écrire, et je m’en suis sentie pressée premièrement pour vous dire que, lorsque vous lirez les écrits de M. N., vous vous nourrissiez simplement de ce qui regarde la pure foi. Tout ce qui est de la mort active1, ou pratique des vertus, quoique écrit en apparence pour des personnes plus avancées que vous, ne vous convient nullement, car il ne faut pas regarder votre âme, ni du côté du temps qu’il y a qu’elle est à Dieu, ni sur le travail et la pratique des vertus, sur certains degrés qui ne sont point pour vous, mais sur l’amortissement de votre volonté.

Je dis amortissement, parce que ce n’est pas encore une mort, ainsi que vous l’éprouverez un jour2. Dieu vous conduit Lui-même et Il ne prétend de votre part nul autre travail que celui de Le laisser tout faire et de mourir simplement de moment en moment par tous les événements de la vie et à toutes vos répugnances, vous laissant dévorer par elles, quelles qu’elles soient. Dieu trouvera chez vous de quoi vous faire mourir : Il prépare présentement votre âme par le repos, l’amortissement, et la cessation de tout. Il travaille chez vous comme le soleil dans la terre : il fait germer toutes les plantes, sans qu’il soit possible de découvrir son travail que lorsqu’il se produit au-dehors. Il en est de même chez vous. Mais soyez assuré que vous n’aurez jamais la possession d’aucune chose. Vous n’aurez les vertus qu’en les perdant. Ce que je dis des vertus, je le dis de tout le reste3.

Tant que le chemin de la foi dure, l’âme ne voit rien, ne distingue rien, ne tient (ce semble) à rien : c’est comme une personne qui, marchant en pays uni, marche insensiblement, sans crainte et sans appui ; mais sitôt que, sans y penser, elle trouverait le penchant d’un précipice et qu’elle se sentirait tomber, elle entrerait naturellement dans la crainte, elle se tiendrait à tout ce qu’elle rencontrerait de propre à la soutenir et se soutiendrait en effet si ces mêmes choses, auxquelles elle tâche de se prendre, ne lui étaient arrachées ou ne rompaient entre ses mains ; elle se tient alors pour l’ordinaire à de petits buissons d’épines, qui n’ayant pas la force de la soutenir, ne servent qu’à la déchirer et à lui faire sentir leurs pointes, à lui persuader même qu’elle ne tombe que parce qu’elle n’a pas eu assez de force pour souffrir leurs piqûres et pour s’y tenir attachée malgré l’extrême douleur qu’elle ressentait. C’est dans ce temps-là que cette volonté amortie se réveille, non point par un choix qui lui soit propre de craindre ou de désirer, mais par sa pente naturelle qui ne se perd que par sa mort. Et sa mort exclut également toutes répugnances et tous désirs, non seulement dans l’état pur, simple et nu de la foi, mais dans l’état le plus périlleux en apparence. Car il y a bien de la différence de perdre tous désirs et toutes répugnances dans l’état simple et général que vous portez, ou de [ne] les [point] conserver dans la perte la plus affreuse et la plus désespérée. C’est pourtant cet état d’involonté et d’exclusion de toutes répugnances qui fera toujours votre fond. Car votre appel n’est à aucun don, pratique, ni sainteté particulière, pas même de suivre pas à pas la Providence, ce qui est un effet de votre état et non pas l’essentiel de votre état. L’essentiel de votre état est la perte entière de toute volonté, non seulement quant à son sentiment, mais réellement.

C’est ce qui fera que Dieu aura sur vous une conduite singulière et rapportante à vous seul, propre à ce qu’Il a mis en vous. Car, outre Sa conduite générale pour toutes les âmes qui sont conduites en foi, Il a une conduite de mort singulière et qui est appropriée à l’état, à la qualité et à la constitution d’un chacun. Ce qui ferait mourir les autres ne ferait qu’effleurer votre peau à cause du fond ferme et solide que Dieu a mis en vous. Vous êtes un homme non point pour être saint ni vertueux, mais pour être selon le cœur de Dieu c’est proprement pour être fait volonté de Dieu. Oui, c’est l’unique chose que Dieu veut de vous : Sa volonté sera votre vie, votre règle, votre loi. C’est une volonté essentielle, qui est particulière pour chacun de nous, et qui n’a nul rapport à cette volonté générale, déclarée et connue de tous ; aussi n’est-elle que pour les âmes à qui elle se découvre un peu au travers de la plus extrême obscurité.

Cette volonté essentielle, tant qu’elle conduit l’âme dans sa perte et qu’elle ne l’a pas encore introduite dans son premier principe et dans l’unité consommée, - quoiqu’elle soit très certaine et infaillible en elle-même, - laisse cependant mille incertitudes à l’âme qui la possède : la certitude lui serait un appui et empêcherait sa perte totale, elle ne trouve son assurance que dans son désespoir absolu4. Il est aisé de ne rien espérer lorsqu’il n’y a rien à craindre et à éprouver ; mais cela n’est pas de la sorte, à moins d’un courage et d’une fidélité au-delà de l’imagination, pour n’avoir nul retour sur soi, nul intérêt de l’éternité dans la perte assurée (ce semble) de cette même éternité.

Vous croyez avoir des répugnances, et ce que vous avez n’est point cela. Nous ne devons envisager pour répugnances que celles qui regardent la conduite de Dieu sur nous, qui nous font appréhender un état plutôt qu’un autre, et qui enfin sont en nous des marques de vie. Ces répugnances ne peuvent point (encore) être en vous, parce qu’elles sont incompatibles avec votre état (présent) d’amortissement, et parce que Dieu n’exige (encore) rien de vous qui puisse vous faire craindre. Si cela était, vous verriez revivre les craintes, les frayeurs, et les désirs secrets qui sont l’apanage de la volonté vivante : car votre volonté ne mourra jamais que par l’expérience de ces réveils et de ce qu’elle a de vivant. Le mort se laisse jeter dans la boue, se mettre sur le trône, avec la même égalité, parce qu’il ne sent plus, ne vivant plus. Il n’en est pas de même de celui qui vit et voit ce qu’on lui fait : quoiqu’il soit souple à laisser faire ce que l’on fait de lui, la crainte naturelle le saisit. Ce que vous avez ne peut point proprement s’appeler répugnances de la volonté, puisque ce sont des choses extérieures et hors de vous : ce sont de simples répugnances naturelles des choses qui ne vous conviennent pas, par lesquelles on meurt à ces mêmes choses.

Quoique ce que je vous écris paraisse peut-être ne vous convenir pas tout à fait à présent, où votre volonté, ayant la pâture qui lui est nécessaire, est rendue comme sans appétit (ce qui fait que chez vous rien n’embrasse ni ne désire une perfection supérieure à ce que vous avez, et qui est une très bonne disposition), cependant ceci vous sera très utile. Vous connaîtrez un jour que je vous ai dit la vérité ; et tout ce que vous lisez et qui vous plaît à présent, vous paraîtra un jour fort différent. Vous goûterez les choses et les comprendrez selon l’état qui vous sera présent : vous le voyez maintenant d’une manière et vous les verrez alors d’une autre, en sorte qu’elles seront ajustées à toute votre vie. L’écrit des Torrents vous fera voir votre état dans tous les états de votre vie. Je vous dis ceci assurément et vous prie de ne point détruire votre santé : elle sera un jour utile à vous et à plusieurs.

Outre le goût général et continuel que j’ai de votre âme, où je ne trouve ni entre-deux ni milieu, et une certaine pénétration par laquelle il me semble que j’atteins de l’un à l’autre bout, Dieu me donne une connaissance du particulier de votre état, de votre disposition et de ce qui en fait le fond et l’essentiel. Et il me paraît que c’est une conduite de Dieu rapetissante et humiliante pour vous qu’Il veuille me donner ce qui vous est propre. Cependant cela est, et cela sera, parce qu’Il l’a ainsi voulu, sans avoir égard ni à ce que vous êtes, ni à ce que je suis. Cela sera même plus dans la suite, lorsque la déroute intérieure commencera. Outre le goût général que Dieu me donne des âmes, [goût] qui les admet ou les rejette selon que Dieu le fait Lui-même, Dieu me donne la connaissance et la facilité pour toutes les âmes particulières, en sorte que, quoiqu’il y ait une conduite générale pour tous, je n’en ai jamais trouvé deux qui se ressemblaient et à qui les avis fussent pareils. Ces diversités, qui ne font qu’un tout indivisible, sont dignes de la majesté de Dieu.

Je vous prie de laisser toutes les histoires du Pentateuque et de lire simplement ce qui est du passage des enfants d’Israël depuis la Mer Rouge jusqu’à la possession de la Terre Promise : ceci ne sera pas si étrange. Je suppose cependant que vous n’ayez point de répugnance de le faire. Il me paraît qu’il est nécessaire que vous découvriez en vous (et vous le ferez d’abord) la différence des répugnances seulement extérieures et de la nature, à celles du fond. Car, comme votre état principal est et sera toujours de céder à Dieu et d’être sous Sa main comme une plume5 sans résistance (puisque c’est ce qui est votre attrait particulier), il est donc d’une extrême conséquence pour vous de savoir discerner que tout ce qui répugne simplement à votre extérieur et à la nature (qui admet ce qui l’accommode et rejette ce qui l’incommode, par où je n’entends pas ce qui regarde votre corps, mais l’importunité des créatures et des événements de la vie), que, dis-je, toutes ces choses qui vous répugnent extérieurement doivent être portées en mort6, s’y laissant comme une petite barque exposée sans pilote à la merci des vents et qui se laisse à ce qui l’entraîne, sans aucun choix7. Mais, pour les répugnances du fond, loin de les combattre, il faut les suivre, parce que c’est Dieu en vous qui admettra ou rejettera, et il faut s’y laisser conduire.

À cela vous me répondrez : mais comment pourrai-je faire attention sur moi pour suivre ou rejeter les choses ? Cela serait contraire à ma voie nue qui n’admet rien. Ce que vous dites est vrai, si cela se faisait par attention. Mais, de même que l’état demeure le même et que nous suivons notre train, sans y penser, lorsque nous ne trouvons point d’obstacle, de même nous marchons toujours à la faveur de la lumière ténébreuse de la foi, tant que rien ne fait résistance et que rien ne répugne. Or la résistance et la répugnance se fait connaître elle-même dans le moment qu’elle se rencontre, sans que l’âme reste en attention pour cela, comme un aveugle marche toujours jusqu’à ce que, trouvant une muraille qui le borne, il comprend qu’il faut aller par un autre endroit sans pour cela qu’il fasse nul raisonnement. Cédez toujours à Dieu en quelque état que vous soyez et quoi qu’Il puisse exiger de vous : vous serez toujours en paix. Résistez-Lui le moins du monde : voulant même Lui plaire, vous perdez aussitôt le centre, et il se fait des rides sur cette belle et tranquille mer8 qui se convertit même en orage et tempête, lorsque la simple répugnance à la volonté de Dieu devient une résistance : Qui a pu résister à Dieu et vivre en paix ?9 Je ne saurais vous le dire trop, car cela sera la conduite de Dieu toute votre vie.

Ce qui fait les peines des âmes non éclairées, c’est la résistance, qu’elles ne connaissent souvent pas. Comme la délicatesse de Dieu est infinie et qu’Il ne fait souvent que présenter à l’âme ce qu’Il veut d’elle, elle, qui n’est pas accoutumée à la délicatesse de l’esprit, se sert de sa raison pour échapper à ce qui lui est proposé, parce qu’elle craint même de se tromper. Et alors elle entre dans l’obscurité et dans le trouble, et peu à peu elle s’égare et se brouille, parce qu’elle perd même l’idée de ce que Dieu a voulu d’elle. Le trouble s’empare peu à peu de cette âme, qui cependant en fait usage en manière vertueuse : elle porte ce trouble comme les autres peines, du moins elle tâche de le faire. Mais tout cela ne la remet point en la situation ordinaire, jusqu’à ce que Dieu par une lumière supérieure, ou par quelque personne fort éclairée, lui fasse comprendre sa résistance et la fasse entrer dans l’acquiescement, non d’acte mais d’effet.

Vous voyez donc bien, monsieur, que ce que je vous ai dit est très variable, qu’il faut être arrivé à la parfaite indifférence pour recevoir la pure lumière et suivre Dieu, car souvent Il Se cache si bien qu’Il Se fait méconnaître : Il Se déguise avec tant d’adresse qu’il semble que ce ne soit point Lui, mais une chose toute contraire. Comment faire alors ? Il faut Le suivre cependant à l’aveugle. Celui qui est dans la parfaite indifférence, laquelle est comme le parfait équilibre, est balancé par le moindre mouvement et un grain de sable lui donnera un poids ; mais sans cela, il ne sera jamais propre à la souplesse qu’il faut avoir pour toutes les volontés de Dieu.

La communication que Dieu fait par Lui-même et par Ses créatures est toujours conforme et entre elles et à l’état de l’âme : si c’est une personne qui ait besoin de sensible, cela se fait avec goût et sensibilité ; si elle n’a besoin que de souplesse dans la main de Dieu, son âme par là est rendue plus souple ; si elle est en état de mort, cela lui cause la mort ; si elle a besoin de courage, cela lui en communique un imperceptible. Ainsi donc, il ne faut pas juger de l’utilité que nous recevons des communications par ce que nous ressentons ou goûtons sensiblement, mais par la suite et parce que l’on nous donne toujours ce qui nous est propre dans la volonté de Dieu, et selon Son dessein éternel sur nous.

La personne dont vous me parlâtes hier porte en soi la source de son exercice et la cause de sa mort. Ne craignez pas pour lui, il vous tient par un lien : si on s’échappe, on reviendra. Cultivez sur toute chose son germe d’intérieur, je vous en prie, et ne craignez point de l’aider selon vos lumières. Il a besoin singulièrement que le germe de l’intérieur soit cultivé en lui et nourri par la lecture et le silence. Il faut des livres qui aient le germe de la vie. Mais ne l’épargnez pas : si vous vous reteniez en la moindre chose à son égard, cela ferait un entre-deux et une barrière entre vous qui, malgré l’amitié naturelle, empêcherait la correspondance du cœur ; et comme Dieu Se servira de vous pour l’aider, Il S’en servira aussi pour l’exercer. Il vous servira aussi d’exercice, mais la fidélité à votre égard doit être entière.

Je n’ai pu me défendre de vous écrire ceci malgré ma fièvre : je me dois à Dieu et à vous. Si je vous importune, défendez- moi d’écrire, et j’espère que j’obéirai !

- Dutoit, t. I, Lettre CII, p. 316-330 - Masson, Lettre XXXVIII, p. 94-102.

1Sur la nuit ou mort active, voir Lettre D3.102.

2Voir Lettres D2.145, D5.4, D5.17, D1.103.

3Fénelon, Lettre à Mme de Maintenon, t. VIII, p. 501, d : « On ne trouve Dieu seul purement que dans cette perte de tous ses dons. »

4« Ou, dans la perte entière de l’espérance perceptible. Voyez Job 7, 16 » (Dutoit).

5Explication des Maximes, art. XXX, Vrai, LB I, p. 1074 : « Une plume bien sèche et bien légère, comme dit Cassien, est emportée sans résistance par le moindre souffle de vent ».

6Voir Lettre D1.87.

7« C’est-à-dire : Quand les choses extérieures causent des répugnances, il ne faut point donner lieu à ces répugnances. Mais quand le fond en cause ou en donne, il faut leur donner lieu. » (Dutoit).

8Explication des Maximes, art. XXX, Vrai, LB I, p. 1075 : « Une eau tranquille devient comme la glace pure d’un miroir. Elle reçoit sans altération toutes les images des divers objets, et elle n’en garde aucune. L’âme pure et paisible est de même ».

9Voir Lettre D5.4 - Job 9, 4. Même citation lettre D1.103. Fénelon se l’est appropriée ; voir Explication des Maximes, art. XVII, vrai [M].

42. De Fénelon. 16 avril 1689.

Pour de la droiture, il me semble que Notre Seigneur m’en a donnée. Votre dernière lettre m’a fait encore plus d’impression que toutes les autres, madame. Tout m’y accommode parfaitement. Pour les répugnances, je crois n’en avoir aucune dans la volonté, il y a déjà assez longtemps. Ce que j’appelle donc répugnance, c’est de goût, c’est opposition involontaire. Ce que je craindrais serait de suivre trop ces répugnances dans certains cas où la volonté de Dieu est obscure et délicate à se faire sentir, et où les mouvements naturels sont très forts pour repousser ce qui me choque. J’espère néanmoins que leur force sera ce qui me le fera mieux apercevoir, pour ne les poursuivre et ne pas m’opposer à ce que Dieu veut faire.

Pour les répugnances du fond, auxquelles vous dites qu’il faut céder, j’avoue que je ne suis pas assez simple et assez souple pour les discerner. Je suis trop accoutumé à me servir de ma raison et à repenser souvent à une chose avant que de m’y fixer, excepté certaines choses dans lesquelles il se représente d’abord à mon esprit une pensée si claire et si démêlée qu’elle m’arrête absolument. Dois-je me contenter de m’arrêter dans le moment, dès que je m’aperçois que le mouvement de propriété me conduit, et puis me laisser comme un enfant à mes premières pensées ? Je crains que cela n’aille trop loin et ne m’engage à abandonner la prudence, qui est recommandée dans l’Évangile1. D’un autre côté, j’ai aussi à craindre d’être trop sage, trop attentif sur moi-même et trop jaloux de mes petits arrangements. Mon penchant est de trop retoucher ce que je fais et de m’y complaire. La règle de marcher comme un aveugle, jusqu’à ce que la muraille arrête, et qui se tourne d’abord du côté où il trouve l’espace libre, me plaît beaucoup. Mais dois-je espérer que Dieu me fermera aussi tous les côtés où je ne dois pas aller ? Et dois-je marcher hardiment tandis qu’Il2 ne mettra point le mur devant moi pour m’arrêter ? Je ne crois pas avoir à craindre de me mêler de trop de choses : au contraire je suis naturellement serré et précautionné. De plus mon attrait présent fait que l’extérieur m’importune et que je serais ravi d’avoir peu d’action au-dehors, quoique je fusse peut-être contristé, si certaines personnes considérables, qui me traitent bien, cessaient de me rechercher3.

J’ai dit aujourd’hui quelques paroles fort contraires à la charité par une plaisanterie qui m’a entraîné, malgré un sentiment intérieur, qui m’avertissait de me retenir : une personne m’a paru en être mal édifiée. À l’instant, j’ai senti une douleur amère en présence de Dieu. Sans me décourager, ni m’occuper volontairement de ma faute, je me suis recueilli. Cette douleur m’a percé au vif.

Le terme d’involonté dont vous vous servez exprime très bien mon état4. Je ne saurais trouver en moi de vraie volonté que pour la volonté de Dieu. Encore même il me semble que je voudrais ne vouloir plus, et que Dieu seul voulût en moi par acquiescement ce qu’Il veut en Lui-même par Providence. Cependant je fais tous les jours des fautes, qui marquent de la volonté très propre et très vive, mais c’est par entraînement passager, et sans interrompre ma disposition fixe. Si c’était à moi de juger, je croirais que je n’ai aucune propriété volontaire et délibérée. Je sens néanmoins souvent des mouvements si naturels et si malins qui m’échappent, que je conclus que le venin est au-dedans : je comprends qu’il n’en peut sortir que par une opération plus violente5. Ce que je souhaite le plus est de savoir à quoi me tenir pour bannir les réflexions et pour me laisser aller à l’Esprit de Dieu. Ferai-je comme l’aveugle qui tâtonne et qui marche sans hésiter tant qu’il trouve un espace ouvert ? Ne sera-ce point une simplicité trop hardie ? Je la goûte, quoique la pratique doive en être rude à mon esprit circonspect.

J’ai soin de ma santé ; ménagez, s’il vous plaît, la vôtre. Prenez du quinquina6, ne faites jamais maigre7. Je lirai ce que vous me mandez dans le Pentateuque. Marquez la différence précise entre mort et amortissement8. Dieu tout, nous rien9. 16 d’avril.

- Dutoit, t. V, Lettre XVII, p. 237-241 - Masson, XXXIX, p. 102-105 - Jean Orcibal, Correspondance de Fénelon, tome II, Paris, Klincksieck, 1972, Lettre 51.

1Matth, 10, 16 :  « Je vous envoie comme des brebis au milieu des loups. Soyez donc prudents comme des serpents et simples comme des colombes. » (Amelote).

2Tandis que a encore une valeur simplement temporelle et ne marque pas d’opposition. Nous dirions tant que.

3Ses relations avec les Colbert.

4Tout en reprenant le terme d’ « involonté», Fénelon distingue celle-ci de la « non-volonté » qu’il blâme (Maximes des Saints, art. V, Vrai, consacré à l’indifférence).

5À l’image du venin, Mme Guyon en substituera une autre, plus belle, dans la lettre suivante : « Comme par la destruction de la volonté de l’homme, celle (de la chair) est sapée par la racine, elle jette toute sa force au-dehors, comme une branche qui reverdit séparée de son tronc..., mais ce dernier effort, qui semble la rendre plus verte, ne sert qu’à lui arracher le peu de vie qui lui restait. » [O].

6Le quinquina était alors dans toute sa nouveauté : introduit en Europe vers 1639, l’usage ne commença à s’en répandre que quelque quarante ans plus tard, après les cures célèbres opérées à Paris par l’Anglais Talbor ou Tabor. C’était le médicament à la mode. Voir Lettre à la comtesse de Gramont du 12 juin [1689] : « Ma santé va bien, Dieu merci, Madame; elle est en état de justifier le quinquina et de faire taire tous ses ennemis ». [M].

7Voir supra, lettre du 8 avril, et infra, le début de celle du 22 avril.

8Voir lettres D5.4, D1.102, D1.103 : c’est un des thèmes essentiels de la direction guyonienne.

9Orcibal, pensant au nada de Jean de la Croix, renvoie aux textes groupés par [M], p. 105, n. 4 : « Voir Instructions, XI, t. VI, p. 90, g : « Il n’y a que deux vérités au monde, celle du tout de Dieu et du rien de la créature » ; Lettre au duc de Beauvillier du 27 janvier 1703 : « Je ne veux rien voir que Dieu qui est tout et les hommes rien ». - Voir encore Poésies de Mme Guyon, édit. de 1790, t.I, § II, p. 2-3 : « le Tout de Dieu et le Rien de l’homme » et t. II, § CXXIV, p. 150 : « Deux vérités dans le monde : / Ce sont le Tout et le Rien. » 

43. À Fénelon. 19( ?) Avril 1689.

Destruction des répugnances. Être aveugle et confiant. « Ne résistez jamais, vous ne souffrirez jamais. »

Il est vrai, monsieur, que vous n’avez point de répugnances actuelles dans votre volonté : il n’y en a que d’habituelles, qui sont présentement absorbées et cachées sous la douceur de la grâce et qui ne se découvriront que lorsque Dieu, qui vous tient dans un tranquille général, viendra à toucher leur corde. Si vous étiez quitte de ces répugnances, vous le seriez de la propriété. Il ne s’agit pas à présent de cela. C’est un mal que Dieu seul peut guérir et auquel l’homme ne peut donner d’autre remède qu’en souffrant nûment, et souvent malgré lui, la terrible opération de Dieu ; de quoi aussi il ne s’agit pas encore. Vos répugnances sont, comme vous le dites fort bien, de la pure nature. C’est plutôt un dégoût qu’une répugnance.

Car vous savez qu’il y a en vous deux volontés, la supérieure et l’inférieure : j’appelle volonté supérieure, la volonté de l’homme, et l’inférieure, la volonté de la chair. Il faut qu’elles soient détruites toutes deux, afin que la volonté de Dieu prenne la place. Ô qu’il y aurait des choses à dire là-dessus pour faire voir qu’il n’appartient à Dieu chez nous que ce qui n’est point né de la volonté de la chair ni de la volonté de l’homme, mais de la volonté de Dieu1; et comment la volonté de la chair, ou l’animale, s’élève souvent sur le débris de la volonté de l’homme ! Or c’est ce qui fait la peine, parce que à mesure que l’une (celle de l’homme) se détruit, l’autre (celle de la chair) se fortifie ; mais elle ne se réveille de la sorte que pour contribuer à la mort de la première, sans quoi cette première (de l’homme) ne mourrait jamais. Mais comme par la destruction de la volonté de l’homme, celle (de la chair) est sapée par la racine, elle jette toute sa force au-dehors, comme une branche qui reverdit séparée de son tronc et dont toute la sève se jette en superficie ; mais ce dernier effort qui semble la rendre plus verte, ne sert qu’à lui arracher le peu de vie qui lui restait. Ce sera une expérience qui vous coûtera infiniment à faire.

Il faut une fidélité détruisante2 pour aller contre les répugnances de la nature, mais il faut une fidélité et une souplesse infinie pour suivre [l’inclination] de la grâce. Sans cette extrême souplesse, vous resterez toujours dans la volonté humaine, quelque amortie qu’elle vous paraisse ; vous serez toujours conduit par l’homme raisonnable, et jamais de Dieu seul. C’est de ceci que dépend tout, mais je dis tout le fond et le succès de votre état. Vous ne pouvez discerner les répugnances qu’en vous laissant conduire à Dieu purement. Vous trouverez par votre expérience une règle infaillible qui est que : « lorsque nous sommes encore beaucoup naturels, les premiers mouvements sont de la nature et, dans les choses qui choquent cette même nature, c’est toujours (je dis toujours) elle qui se présente la première ; ainsi, les premiers mouvements sont à éviter ». Il n’en est pas de même de ceux de la grâce, ou plutôt, il en est de même: « Tout ce qui regarde le choix et la délibération dans une personne déjà bien à Dieu, qui est ou bien morte ou bien éteinte, c’est toujours Dieu qui paraît ; et la première pensée, ou plutôt un simple penchant, un instinct d’une chose, est de Lui. » Il conduit avec autant d’amour que de sagesse l’homme qui veut bien s’en fier à Lui.

Vous voyez bien qu’afin que Dieu agisse puissamment et que l’âme se laisse conduire nûment, il faut une extrême souplesse pour perdre toute conduite de la raison. Comptez donc, s’il vous plaît, qu’il faut vous accoutumer à marcher, non par la conduite de votre esprit ni de la raison, mais par la volonté de Dieu qui doit donner la pente à tout. Chez vous, c’est la volonté et non l’esprit qui doit faire le choix. Or, votre volonté étant aveugle, une volonté clairvoyante (qui est celle de Dieu) doit donner tout le branle à la vôtre (tant pour l’extérieur que pour l’intérieur) : car il faut savoir que la conduite extérieure doit être conforme à l’intérieure ; sans quoi, nous serions comme ces animaux amphibies, tantôt dans l’eau pure de l’opération divine, tantôt sur la terre de notre raisonnement.

Toutes les personnes qui sont conduites par les lumières et illustrations4, où toutes les opérations se font dans l’esprit et où les brillants, le distinct et l’assuré sont la conduite principale, vont comme vous dites que vous faites à présent. Quand leur esprit n’est pas éclairé tout à coup d’une lumière de possession où ils voient à découvert le résultat de leur pensée, ils se servent de leur raison ; et ils font fort bien car, l’un leur manquant, ils doivent recourir à l’autre. Il n’en est pas de même de vous, monsieur, qui êtes conduit en foi et en obscurité, et dont le principe de tout ce qui vous doit mouvoir est dans la volonté : il faut marcher par l’aveuglement de l’esprit pour être conduit par la très pure et sûre lumière de la foi. Les premiers possèdent leur voie et la discernent, ce qui pourtant ne leur en fait pas toujours éviter les mauvais pas : c’est pourquoi leur voie est la moins sûre, quoiqu’elle paraisse l’être davantage parce qu’ils voient leur chemin. Mais l’aveugle dont nous parlons, sans examiner ni route, ni sentier, est conduit (quoique sans nulle certitude apparente) très infailliblement, parce que le Tout-puissant le conduit Lui-même et souvent le porte entre les bras.

De là, il vous sera aisé de conclure que vous devez être cet aveugle et marcher avec autant de liberté que de confiance, persuadé que votre guide, autant charitable qu’il est infini, vous fera éviter les écueils et posera des pierres carrées pour vous faire marcher [sur] le chemin qu’il veut que vous teniez. Il ne sera peut-être pas toujours conforme à vos vues et à vos inclinations, et peut-être vous plaindrez-vous quelquefois, avec le Prophète5, qu’il environne votre chemin d’épines, qu’il en bouche les avenues. Mais, si vous êtes fidèle à ce que je vous dis, qui est d’une extrême étendue et d’une très grande pureté, aussi bien que d’une délicatesse d’amour très particulière, vous ne vous tromperez point, car les murailles ne seront posées que dans les lieux où l’on ne veut point que vous alliez. Cédez donc à la résistance, et cessez de vous conduire par la raison et même par la raison éclairée, et vous irez bien. Quelque sage que vous soyez, Dieu est plus sage que vous. Son amour pour vous est égal à Son pouvoir. Il ne vous laissera point faire de fausses démarches. Si vous en faites dans la suite, c’est que vous aurez douté et hésité avec saint Pierre6, et que vous aurez voulu suivre une autre conduite, car il faut bien du temps pour être affermi dans celle-ci. Qu’il vous en coûtera, et que souvent vous retomberez dans votre première manière d’agir !

Dieu a fait tout ce qu’il fallait pour vous bien faire mourir, qui est de vous conduire par la voie de la foi, car, ayant l’esprit si délicat et la raison bien plus éclairée qu’un autre, il y aura bien à mourir. Il ne vous sera pas si difficile de le faire tant que vous serez conduit par une foi savoureuse, mais ce sera lorsque la nudité sera plus forte. Cependant, si vous vous accoutumez de bonne heure à suivre cette route, elle vous sera d’une extrême consolation lorsque chez vous tout sera dans de plus épaisses ténèbres, parce qu’elle vous ôtera les doutes et les hésitations et vous fera aller au-dessus de toutes les incertitudes et des dangers mêmes.

Sitôt que vous vous apercevez de quelque mouvement de propriété, il faut laisser tomber les choses, et vous laisser conduire en enfant, car c’est à ceux qui ne se conduisent ni par la volonté de la chair, ni par la volonté de l’homme, mais par la volonté de Dieu, qu’il est donné d’être enfants de Dieu7. Oui, Dieu veut que vous soyez enfant8, et des plus petits enfants : c’est comme Il vous veut, c’est où Il vous aime, et où vous ferez les délices de Son cœur. Il ne demande que cela de vous, pour retour à tant d’infinies miséricordes qu’Il vous fait ; et c’est la seule disposition où Il vous veut pour faire en vous et de vous tout ce qu’Il Lui plaira.

Si vous vous accoutumez de bonne heure à cette souplesse, vous ne souffrirez guère, car le dessein de Dieu n’est pas de nous faire souffrir. Rien ne souffre chez nous que la résistance : qui a pu résister à Dieu, et vivre en paix ?9 Ne résistez jamais, vous ne souffrirez jamais. Je ne m’étonne pas des fautes actuelles et passagères : cela tombera et servira à vous faire mourir. Souvent la vive douleur d’une faute vient beaucoup de la nature qui ne la peut souffrir et qui a encore plus de peine, lorsque les fautes ont paru et mal édifié, quoiqu’elle ne voie dans le moment aucun de ces motifs dans sa douleur, mais seulement la peine d’avoir offensé Dieu. Il faut porter cette peine nûment, sans vouloir par une activité naturelle accommoder les choses, soit du côté de Dieu, soit du côté des créatures : ceci est très fort, et l’on y manque souvent, même par bon prétexte. Ceci emporte dans la suite une mort fort étendue.

Quoique les fautes que vous faites vous paraissent n’être que passagères et purement naturelles (et cela est vrai), elles viennent pourtant d’un principe habituel qui marque que la volonté est amortie, et non pas morte. Quand la volonté est parfaitement morte, il n’y a plus ni résistance, ni répugnance ; et l’on ne peut jamais connaître si une âme répugne ou résiste, qu’elle n’ait été dans le creuset et à l’épreuve. Jusqu’à ce temps ce n’est qu’amortissement, causé par l’onction de la grâce et la docilité de l’âme, ce qui la prépare et dispose beaucoup à la mort1 Il est vrai que vous n’avez aucune propriété volontaire et délibérée., et je sens, avec un plaisir aussi grand que ce que Notre Seigneur me donne pour vous est intime, la souplesse de votre âme. Mais il y a une propriété naturelle et habituelle qui subsiste, quoiqu’elle ne vous paraisse pas actuellement pour les raisons que je vous ai dites.

Ma santé se détruit et ma faiblesse est augmentée par l’étendue de ma fièvre. Dieu sait ce qu’Il veut faire de ce néant qui est tout à Lui, et en Lui tout pour vous.

Oserais-je vous prier de garder ces lettres ? Parce qu’il viendra un temps où vous les comprendrez encore d’une autre sorte, et vous trouverez vos dispositions, quoique changées, conformes à ceci. Car les lumières générales, quelque propres et utiles qu’elles vous paraissent, ne le sont jamais autant que celles qui nous sont données pour nous-mêmes.

- Dutoit, t. I, Lettre CIII, p. 330-340 - Masson, Lettre XLI, p. 107-113

1Jean, 1, 12 : « Mais Il a donné le pouvoir à tous ceux qui L’ont reçu, de devenir enfants de Dieu, à tous ceux qui croient en Son nom. »

2Voir Fénelon, Lettres à la comtesse de Montberon du 1er janvier 1706 et du 7 juin 1709 : « L’opération détruisante » de Dieu.

3« Il n’en est pas de même » : Les premiers mouvements de la grâce ne sont pas à éviter ; « …il en est de même » : les premiers mouvements viennent de la grâce comme ils venaient de la nature. La présence de guillemets dans D indique-t-elle des citations ou l’insistance sur des définitions ?

4Visions intellectuelles.

5Jer 12 : Le prophète se plaint de la prospérité des méchants ; Dieu lui montre qu’elle sera bientôt renversée.

6Allusion à la marche sur les eaux.

7Jean 1, 12-13.

8D’abord parole du Christ, Mt 19, 14 : « Jésus leur dit : Laissez ces enfants en paix, et ne les empêchez pas de venir à moi ; car le Royaume du ciel est pour ceux qui leur ressemblent. » (Amelote) ; Fénelon, Lettres spirituelles, t. VIII, p. 528, g : « Soyez enfant... cédez à tout... »

9Job 9, 4.

10C’est la réponse à la demande « Marquez la différence précise entre mort et anéantissement », lettre D 5.17.

44. De Fénelon. 22 Avril 1689.

« Je me sens assez souvent irrésolu… »

Je me réjouis de la guérison ; mais, suivant le cours ordinaire, il ne faut pas compter qu’elle puisse d’abord être parfaite, et il est nécessaire de la ménager. Le moyen qui me paraît le meilleur1, pour tout ajuster2 et pour éviter le scandale, est de parler de ses infirmités et de prendre une bonne fois des mesures3 avec elles sur la décision du médecin. Je me sens assez souvent irrésolu entre deux choses : ou entre faire et ne pas faire. Je vois des raisons des deux côtés. Et je ne sens aucun goût distinct. Alors que faut-il faire ? Faut-il prendre le parti qui gêne la nature? L’expérience de certains premiers mouvements que j’ai suivis, et où j’ai reconnu après beaucoup de propriété et de naturel, me fait craindre d’agir sans raisonner. Puis mon raisonnement me met en incertitude. Dieu m’humilie. Ce 22 d’avril.

- Dutoit, t. V, Lettre XXII, p. 251 - Masson, XLV, p. 119 – Fénelon (Orcibal) , tome II, Paris, Klincksieck, 1972, Lettre 52.

1Il semble que Mme Guyon ait craint de scandaliser son entourage en ne jeûnant pas.

2Ajuster : « accommoder, arranger ».

3Mesures : « dispositions ».

45. À Fénelon. Entre le 25 et le 30 Avril 1689.

Il faut perdre les décisions de la raison.

Je crois, monsieur, que dans les choses qui sont indifférentes, vous ne devez pas attendre une pente marquée, mais faire bonnement sans beaucoup raisonner ce que vous aurez à faire. Il y a certaines choses dans le train ordinaire où il ne faut qu’aller tout uniment ; il y en a de plus de conséquence et je ne doute point que dans celles-ci Dieu ne vous y conduise. Je persiste à croire que vous devez tenir cette conduite de pur abandon et ne vous point étonner si la nature et la propriété s’y glissent : cela se purifiera à la suite et, en agissant simplement et sortant un peu de vous-même, vous éprouverez peu à peu que la grâce prendra la place de la nature. Mais si vous continuez d’agir par la seule raison, Dieu voulant vous faire perdre cette voie, vous resterez toujours de plus en plus flottant. Il faut remarquer que souvent la nature et la propriété ne prennent leur part de la chose que lorsqu’on l’exécute ou après que la chose est faite : c’est une misère qui dure autant que notre propre vie.

Il vous sera très difficile de ne pas prendre le parti que je vous dis parce que, Dieu ayant sur vous un dessein particulier et voulant être votre principe universel, Il vous fera peu à peu perdre les décisions de la raison. Et vous verrez que Dieu ne vous a fait si clairvoyant que pour vous rendre plus aveugle, mais d’un aveuglement qui vous paraîtra d’autant plus étrange que vous ne pourrez l’éviter. Dieu se fait un jeu de détruire dans les plus grands hommes ce qu’Il paraissait leur avoir donné avec plus de profusion, afin qu’ils se laissent conduire comme des enfants. Lorsqu’Il instruit Nicodème, ce docteur fameux, Il ne lui dit que des choses rebutantes et propres à le dégoûter d’une doctrine qui paraît si contraire au bon sens ; et, quand Il instruit la Samaritaine, Il ne lui parle que de ce qui est le plus élevé.

Vous raisonnez assurément trop sur les choses :[à votre place] j’irais mon train le plus simplement que je pourrais, à moins que je n’éprouvasse une opposition visible, car de la plupart des choses les providences journalières en décident, et des autres, un pur et nu abandon. Quand on est embarqué dans cette route, on va souvent à tâtons. Cependant on ne se méprend guère quand on s’abandonne beaucoup à Dieu. Je vous plains, par ce que je conçois de la conduite de Dieu sur vous. Mais vous êtes à Lui, il ne faut pas reculer.

- Dutoit, t. I, Lettre CXLIX, p. 446-448 - Masson, Lettre XLVI, p. 120-121.

46. De Fénelon. 30 Avril 1689.

L’abîme obscur de l’abandon. « Mon union avec vous augmente » - mais Fénelon est troublé à propos de sa nomination.

Je me sens la tête un peu brouillée sur la place1 dont vous parlez dans vos anagrammes2. Ce n’est pas que je trouve en moi aucun vrai désir d’y arriver. À Dieu ne plaise ! Mais plusieurs choses que j’ai ouïes dire ces jours passés sur d’autres personnes qu’on croyait en état d’y prétendre, et peut-être même ce que vous m’avez mandé m’ont excité l’imagination. Tout ce que j’y fais, c’est de n’y rien faire et de laisser tout tomber. Je sens que Dieu se sert de toutes ces petites choses, en attendant les grandes, pour me faire mourir peu à peu. Je disais en moi-même : pourquoi Dieu, dont la conduite est de me tenir dans la plus obscure foi, a-t-il permis qu’elle m’ait dit une telle chose ? Est-ce afin que je m’y prépare, ou bien est-ce pour me certifier par cette prédiction la solidité de la voie par où Il me mène ? Mais n’importe ! Je ne veux non plus3 voir la raison pour laquelle Dieu a permis que vous avez fait cette prédiction, que les choses mêmes que vous avez marquées. Allons toujours par le non-voir, comme le dit le bienheureux Jean de la Croix: il suffit qu’une certaine sensibilité réveille sur cette matière5, m’humilie et me donne un certain travail intérieur, dont il me semble que je ne me soucie point, car je ne veux ni y adhérer6 ni le faire cesser.

Souvent mon esprit chercherait à se prendre à quelque chose pour se soutenir : tantôt une espérance de succès, tantôt des moyens humains pour assurer et faciliter l’affaire, tantôt des réflexions pour me condamner moi-même dans ces mouvements, pour renoncer à ces avantages temporels et pour les fuir. Mais je sens la main de Dieu qui me repousse, qui rompt toutes les branches sur lesquelles mon esprit cherche à se raccrocher, et qui me replonge dans l’abîme obscur du pur abandon. Il ne me reste qu’à demeurer immobile au milieu des vagues et à me laisser au gré de la tempête. L’incertitude, que j’ai tant goûtée, me paraît pénible et il me vient cent raisons de nécessité apparente pour savoir à quoi m’en tenir, pour prendre des mesures et pour éviter certains embarras ; mais toutes mes visions sont folles. Il n’y a qu’à ne rien voir, qu’à demeurer en suspens, comme si j’étais en l’air, et qu’à ne me mettre non plus en peine de ce qui se passe au-dedans que de ce qui arrivera au-dehors.

Au reste ne croyez pas que ce soit une grande agitation : non, je suis paisible et peu occupé de tout cela. C’est seulement, comme je vous l’ai dit, un certain travail intérieur, qui ne me distrait point ni de mes occupations, ni de mon recueillement, mais qui me mine secrètement et profondément, lors même que je vaque à toute autre chose et que je suis le plus gai. Au surplus, je ne voudrais pas me faire pape, ne fallût-il, pour l’être, que le vouloir sans que personne en sût jamais rien. Quelquefois même je suis tout honteux de craindre si peu l’élévation et de me sentir de la peine, lorsque je suis dans l’incertitude d’y parvenir. Mais je laisse cette mauvaise honte avec tout le reste, comme elle le mérite. Enfin, malgré cette démangeaison intérieure, je suis en paix et je n’ai besoin de rien.

Mon union avec vous augmente et, quoique je fasse des fautes chaque jour et dans chaque action, et qu’elles me reviennent en foule après coup, je trouve que Dieu me domine en tout. Je lirai avec grand plaisir les explications des épitres de saint Paul7, mais lentement. Ayez soin de votre santé à la campagne8. Votre enflure me fait peur9. Nous saurons de vos nouvelles par les bons amis. Ce 30 avril.

- Dutoit, t. V, Lettre XXIII, p. 252-255 - Masson, XLVII, p. 121-125 - Jean Orcibal, Correspondance de Fénelon, tome II, Paris, Klincksieck, 1972, Lettre 53.

1Cette place est celle de précepteur du Dauphin, Vie 3.10.1 : « Je connus que M.L. serait précepteur de M. le Duc de Bourgogne et je le lui ai mandé [en] mai 89 ». Voir Orcibal, Correspondance…, Tome I, Chap. VII, « La nomination de Fénelon au préceptorat ».

2Dans ces anagrammes, adressées à un ami commun (voir le début de la lettre D3.58), Mme Guyon prédisait à Fénelon qu’il serait précepteur de duc de Bourgogne. [M].

3Non plus que :pas plus que.

4« Toutes ces connaissances, soit de Dieu ou non, ne peuvent servir que très peu au progrès de l’âme vers Dieu […] si elle n’était soigneuse de les rejeter […] elles lui feraient grand tort et la feraient grandement errer. » (chapitre XXVI du livre II de la Montée du Carmel, v. Œuvres … par le R.P. Cyprien de la Nativité …, rééd. 1959, p.278.) Une note de [M] établit que Fénelon ne se servait pas de la trad. du P. Cyprien.

5Sur la nomination au préceptorat.

6Adhérer : « m’y complaire ».

7Commentaire de Mme Guyon.

8Mme Guyon avait annoncé dès le mois de mars : « Je vais après Pâques à la campagne chez M. de N, pour un ou deux mois. » Elle avait dû y arriver entre le 22 et le 30 avril. D’après les lettres des 6, 8 mai, 15 et 16 juin, il ne semble pas que ce fût chez la duchesse de Charost. [O].

9On notera le contraste avec le début de la lettre précédente : Fénelon avait dans l’intervalle reçu directement ou indirectement des nouvelles inquiétantes. D’ailleurs sa correspondante lui écrira le 1er mai : « Je suis si fort enflée que N. m’a parlé aujourd’hui de testament. » [O].

47. À Fénelon. 1er Mai 1689.

Je ne mourrai pas que je crois si tôt1, quoique je sois si fort enflée que N.2 m’a parlé aujourd’hui de testament. J’en userai avec ma simplicité ordinaire pour vous écrire, lorsque j’en aurai le mouvement. On ne peut être plus que je [le] suis en Notre Seigneur tout ce qu’Il a fait3. Ce 1 mai 16894.

- Dutoit, t. V, Lettre XXIV, p. 255 - Masson, Lettre XLVIII, p. 125

1Voir Lettres D5.21, D5.10.

2Peut-être l’amie chez qui elle est. [M].

3Phrase incomplète.

4Dutoit indique la lettre suivante par « Vol. III Lettres 58-6».

48. À Fénelon. Début mai 1689.

« Peut-être irez-vous au but par des chemins écartés … Il n’y a rien à faire, que d’attendre en patience. »

Ce que je vous ai écrit, ou plutôt à N., s’est fait sans y penser et par divertissement1. Peut-être Dieu a-t-Il permis cela pour vous causer cet exercice. Quoi qu’il en soit, Il sait ce à quoi Il vous destine, et Il se servira de vous assurément. Peut-être irez-vous au but par des chemins écartés.

Le parti que vous prenez est le [plus] sûr de laisser les choses telles qu’elles sont, souffrant l’importunité des pensées et des réflexions qui se battent les unes les autres. Il n’est pas nécessaire que vous me disiez que vous êtes en paix : je le sais, parce que tout le tracas ne se fait que dans la tête, mais le cœur est entièrement libre puisque la volonté est entièrement exempte de désirs.

Tout le défaut que vous feriez en cela serait de rejeter les choses par humilité, comme voulant vous rabaisser, et combattre ce qui vous paraîtrait humain, ce qui n’est plus de saison et qui vous ferait plus de tort que tous les bruits de votre imagination ne vous en peuvent faire, parce que c’est une action propre qui veut rejeter ou accepter. Que votre imagination soit remplie de cela ou d’autre chose (qu’importe) ! Dieu, voulant vous faire marcher par la foi la plus obscure, vous fera souvent souffrir de ce côté-là, et souvent sur des bagatelles qui, n’étant pas de cette conséquence, vous humilieront bien davantage.

Il ne faut pas même faire d’effort pour entrer dans votre non-voir2, ni pour faire tomber les choses3. Laissez-vous piquer de ces mouches. Il n’y a rien à faire que d’attendre en patience que Dieu, qui vous aime avec une tendresse de père, fasse de vous ce qu’Il a destiné. Dieu vous conduit avec une bonté qui me charme. Je Le vois appliqué à vous avec un amour infini, content de votre délaissement en Ses mains.

Ne vous étonnez pas que Dieu, qui vous conduit par la plus pure foi, permette certaines choses qui paraissent hors de la foi, quoiqu’elles n’en soient pas, étant toutes simples et naturelles, sans nulle affectation. Il le fait pour augmenter votre foi et votre abandon, et c’est ce que fait ce réveil que vous a causé ce que j’ai fait sans y penser. C’est assez la conduite de Dieu sur les âmes qu’Il choisit aussi singulièrement qu’Il a fait la vôtre, que de les laisser en l’air, sans appui, parce que rien ne décide chez elles que le moment de la Providence, exécutrice des volontés de Dieu.

Il n’en est pas de même des âmes de lumière : elles voient de loin ce que Dieu veut d’elles, puis elles travaillent et bâtissent sur la certitude qu’elles ont, pour réussir dans ce qu’elles croient que Dieu veut d’elles. Il en est autrement de vous. Dieu vous cache Ses desseins pour vous ôter le soin et l’occupation d’une chose à laquelle vous ne pouvez contribuer qu’en mourant incessamment.

Vous éprouvez les commencements des ruses de la nature pour se soutenir en toutes choses. Vous en verrez bien d’autres à la suite ! Mais elle ne gagnera guère avec vous si vous laissez tout arracher à Dieu et si vous demeurez délaissé comme vous faites, sans soin ni souci de vous-même. Dieu est plus glorifié d’un renoncement égal à celui-là que de tous les miracles possibles et de toutes les actions les plus éclatantes.

Je goûte votre cœur d’une manière que je ne vous puis exprimer et j’y trouve une convenance entière. Ô que vous êtes bien, et que le bras qui vous porte est puissant ! Il faut laisser tomber vos défauts lorsque l’on vous les montre, sans sortir de votre immobilité foncière, pas même par un désaveu. Ce que je dis est hardi : cependant c’est votre état. Dieu ne vous montre jamais une faute passée pour vous porter à y remédier, mais Il le fait comme un jardinier habile qui montre à son enfant les mauvaises herbes, sans lui permettre de les arracher : Il le veut faire lui-même. Et, ce qui vous surprendra dans la suite, c’est que, lorsque Dieu vous fera voir des défauts plus intérieurs, Il ne vous les fera voir, aussi bien que les appuis de la nature, qu’en les arrachant. Vous êtes le jardin de l’Epoux, dont Il est infiniment jaloux, et si jaloux qu’Il ne voudrait pas que vous missiez la main à l’œuvre. Tout ce qu’Il vous permet, c’est de voir avec une complaisance d’amour qu’Il le regarde seul, et le plaisir qu’Il prend, sans penser à vous ni à votre avantage. Vous pouvez prétendre à tout, sans prétendre à rien. Celui qui vous défraie est plus que suffisant pour tout. Dans l’état où vous êtes, tout sert à vous détruire et à vous faire mourir.

- Dutoit, t. III, Lettre LVIII, p. 247-252 - Masson, Lettre XLIX, p. 125-128.

1Les anagrammes, dont il est parlé au début de la lettre du 30 avril.

2Voir Lettre D5.23.

3Voir Lettre D5.4.

49. À Fénelon. début mai 1689.

« Plus ce qui est de vous chez vous sera détruit, plus il vous possèdera. »

J’ai manqué de simplicité, ne vous ayant pas mandé positivement que mon enflure n’était nullement à craindre. Je suis tellement à notre Seigneur malgré toutes mes misères et Il prend un soin si particulier de moi que, si je pouvais prendre quelque intérêt à ce qui me touche, je mourrais de reconnaissance ; et il me semble que Dieu est tellement l’âme de mon âme et la vie de ma vie que je n’ai plus d’autre âme que Lui. Il me paraît qu’Il vous destine à la même chose et, comme il y a peu de personnes qui en viennent ici, il n’y en aura point qu’Il consomme dans une plus étroite unité. Il ne veut faire qu’un seul et unique tout de vous et de Lui : aussi n’ai-je jamais trouvé avec personne une si entière correspondance, et je suis certaine que la conduite intérieure de Dieu sur vous sera la même qu’Il a tenue sur moi, quoique l’extérieur soit infiniment différent. Notre Seigneur veut que j’aie une confiance en vous sans réserve.

La grâce intérieure pour les âmes augmente toujours, de sorte qu’il est surprenant de voir les effets que cela opère sur les âmes qui sont disposées. Il semble que ce soit un aimant qui les attire pour les perdre en Dieu ; et j’ai dans cette communauté1 deux ou trois filles qui, surprises de ce qu’elles éprouvent, disent que Dieu ne m’a amenée que pour elles. À cela je n’ai mis ni mouvement ni vie, et je ne trouve de correspondance parfaite qu’avec vous. Notre Seigneur ne me laisse rien ignorer à présent de ce qu’Il fait, quoiqu’Il m’ait conduit par la plus étrange ignorance ; et à tout cela je n’ai ni être ni vie, et je trouve qu’Il vit seul et qu’Il y prend tout ce qu’Il y met.

Il m’a fallu vous écrire tout ceci et vous certifier de votre appel pour la foi, la simplicité et l’enfance spirituelle, qui n’est autre que la divine sagesse. Il y a des âmes que Dieu aime et d’autres qui sont Ses délices : vous êtes du nombre de ces dernières. Laissez-vous donc conduire par Celui qui vous aime avec tendresse. Plus ce qui est de vous chez vous sera détruit, plus Il vous possèdera. Ce n’est pas vous qui Le détruirez mais, en demeurant fidèle dans la privation de toutes les vies dont Il n’est pas l’unique principe, Il fera en vous tout cet ouvrage. Je ne vous dis pas : à Dieu2, puisque vous m’êtes aussi intime que moi-même. Et il semble que Dieu ne descende avec impétuosité dans ce cœur que pour Se reposer dans le vôtre, sans que je vous trouve un instant hors de Lui, ce qui me serait impossible3.

- Dutoit, t. V, Lettre XII, p. 228-230 - Masson, Lettre L, p. 128-130.

1« Il est vraisemblablement ici question de Saint-Cyr » note Dutoit. [M] pense plutôt à la communauté de Mme de Miramion où résidait Madame Guyon, mais ajoute « qu’il se peut aussi qu’il s’agisse de Saint-Cyr », « où Mme Guyon se trouvait souvent ; Mme de Maintenon l’avait tellement goûtée qu’un jour, se trouvant dans une profonde tristesse à Saint-Cyr, elle l’envoya quérir à Paris, n’espérant trouver de la joie et de la consolation que dans la douceur de son entretien » (Phelippeaux, Relation, t. I, p. 43).

2Texte de Dutoit : et Dieu ; mais voir Lettre D5.1 [M].

3« Si comme je le crois, cette lettre répond à une lettre perdue de Fénelon - répondant elle-même à celle du 1er mai - elle doit être postérieure d’un jour ou deux à la lettre précédente (du 4 au 6 mai). » [M].

50. De Fénelon. 6 mai 1689.

Je ne veux plus avoir rien, ni m’avoir moi-même.

Je recevrai, madame, avec un grand plaisir la Vie que vous me promettez1, puisque vous êtes persuadée que cette lecture m’est plus convenable que nulle autre. À votre retour2, vous me l’enverrez. Cependant, je lirai ce que j’ai3.

Il me semble que je suis le quatrième à B[eynes]4. Il n’y a point de distance en Dieu, tout ce qui est un en Lui se touche. Il me semble que je me trouve en Lui bien près de ces trois personnes. Tout ce que vous me mandez m’entre jusqu’au fond du cœur. Pour ce qui est de réserve, j’en ai horreur, et je suis sur une pente si raide qu’il n’y a qu’à tomber jusqu’au plus bas. Je ne veux plus avoir rien, ni m’avoir moi-même. Pour la science, je la compte pour rien. Mais j’ai un peu plus de peine à me défaire de la sagesse. Elle est pure folie, et je crois que Dieu me l’ôtera, après m’avoir fait éprouver qu’Il confond tout ce qu’elle arrange. Encore un coup, j’aimerais mieux souffrir toutes les peines que d’avoir un seul instant de réserve volontaire. Je n’ai rien de nouveau, sinon que je crois que ma bonne volonté augmente, sans que mes fautes diminuent; mais vous savez ce que je dois penser là-dessus. Vous savez avec quelle reconnaissance je suis à vous en Notre Seigneur. Ce 6 mai.

- Dutoit, t. V, XXVI, p. 257 sq. - Masson, LI, p. 130 sq. - Jean Orcibal, Correspondance de Fénelon, tome II, Paris, Klincksieck, 1972, Lettre 54.

1Dans une lettre perdue.

2Voir supra, lettre précédente.

3Le Pentateuque et les épîtres.

4 Sans doute la duchesse de Charost, Mme Guyon et la duchesse de Chevreuse avec qui il se sent en union spirituelle bien qu’étant au loin.

51. À Fénelon. 7 mai 1689.

« …la distinction des lieux n’empêche pas qu’on ne se communique… Il faudra bientôt tout déranger chez vous, avant de vous en chasser »

J’éprouve bien que rien ne peut séparer ce que Dieu tient uni en Lui, puisque la distinction des lieux n’empêche pas qu’on ne se communique. Il y a des moments que votre âme m’est montrée si proche de la mienne que je ne trouve nul entre-deux. Je dis nul. Tout ce que je fais alors est de me laisser écouler à mesure qu’on me remplit d’une manière ineffable, car Dieu Se communique à moi avec d’autant plus d’abondance qu’Il Se lie plus fortement à vous. C’est une chose à laquelle je ne puis contribuer, ni me la donner. Je me laisse en proie à l’Amour, qui consume1 tout en Lui-même. Cela me prend quelquefois avec autant de promptitude qu’un coup de foudre et je ne puis alors parler, de sorte que vos amis me font la guerre, mais je ne puis ni me contraindre, ni dissimuler. Je me trouve si éloignée de moi-même et de toute ma vie propre que je ne puis que me laisser posséder, agir et mourir par Celui qui, m’ayant entièrement chassée de moi, S’en est entièrement emparé. Ce sera donc de cette sorte que je serai toujours proche.

Je ne m’étonne point qu’étant destiné comme vous êtes au plus pur amour et à la plus étrange perte, vous ayez tant d’horreur des réserves. C’est la seule chose qui vous peut nuire, vos fautes vous seront toujours utiles, étant disposé comme vous l’êtes.

J’ai prié que l’on vous fît voir une lettre, afin que vous en jugeassiez2. Je ne connais plus ni péché ni justice. Il me semble qu’il y a un temps où les péchés sont pardonnés, et c’est celui d’après la pénitence, un autre où les péchés sont couverts, et c’est celui de grâce sensible, de lumière et d’amour. Mais il y en a un où les péchés ne sont pas même imputés, et c’est celui que je porte, qui ne suppose pas une personne impeccable, mais un Dieu aimant et aimé, qui n’impute aucune faute, parce que Son amour les consomme toujours et le[s] convertit en bien. Ceux à qui on n’impute point le péché ont une justice imputée et non acquise. C’est l’amour fort et ce sera assurément le vôtre : oui, assurément. Mais il faut perdre pour cela tout acquis et toute possession de vous-même, pour vous laisser posséder de Dieu : c’est à quoi Il travaille. Comptez pour rien tout le reste et tout ce que vous faites. Il faudra bientôt tout déranger chez vous, avant de vous en chasser. Ce 7 mai 1689.

- Dutoit, t. V, Lettre XXVII, p. 259-261 - Masson, Lettre LII, p. 131-133.

1« ou consomme », note Dutoit.

2Sans doute une lettre sur la disposition des âmes peinées, dont il sera parlé plus loin. Voir Lettres D3.99 et D3 « Lettre à l’auteur », p.434.

52. À Fénelon. 8 mai 1689.

La science des saints et celle des hommes ; il faut perdre l’une et 1’autre, pour n’avoir que la science de Dieu.

Le jour que je devais aller à N.1 je fus très unie à vous et, dès le matin, il me vint une pensée que vous viendriez là et j’en eus de la joie : j’en étais même certaine lorsque N.2 me contremanda. Cela me parut une raison encore humaine ; et je fus mise en plus étroite union avec vous,[union] qui dura tout le jour, comme si Notre Seigneur eût voulu réparer ce que l’on ôtait.

Hé bien, je ne puis sur des choses de cette nature user de retour, voir si les choses sont ou ne sont pas, avoir nulle pensée que celle que l’on me fait avoir, parce que mon âme est vide non seulement des mouvements propres, mais de plus des pensées et réflexions ; car elle ne pense rien du tout, et dit les choses comme un enfant, sans savoir ce qu’elle dit, ni même souvent sans s’apercevoir qu’elle le dit, de sorte que, lorsqu’on lui demande la raison de ce qu’elle a dit, elle reste surprise, et comme étonnée sans le comprendre, s’il ne lui en est donné l’intelligence dans le moment, en faveur de ceux qui le demandent ; ou bien, si j’y pense, c’est que l’on m’y fait penser.

C’est cela qui fait la vérité de la pensée qui ne vient [pas] par lumière ni illustration que l’on puisse remarquer pour l’ordinaire. Et, quand on demande : mais de quelle manière avez-vous pensé cela ? est-ce que vous avez eu un mouvement particulier de dire ces choses ? Tout cela n’est point pour moi : je pense et parle naturellement, et sans retours, comme ces têtes de machines qui articulent ce qu’on leur fait dire.

Il n’en est de cela que pour les choses qui regardent Dieu ou le prochain car, pour l’ordinaire, je parle des choses indifférentes selon la portée d’un chacun. Je m’aperçois quelquefois que j’ai un extérieur de caméléon et une conversation qui change selon les personnes, sans que j’y fasse attention, contant des contes à ceux qui ne peuvent être entretenus que de cela!

Il n’y a rien à faire pour vous qu’à rester comme vous êtes, perdant toujours de plus en plus tout ce que vous avez de propre. Car c’est à quoi vous êtes appelé et c’est l’unique travail que Dieu veut de vous. Ô qu’Il vous aime et qu’Il est vrai qu’Il vous a vraiment choisi pour être votre seul principe et votre unique vie ! Mais soyez certain que vous n’y arriverez que par la perte de toutes choses, sans nulle exception. Il y a la science des saints et celle des hommes, et elles sont très différentes l’une de l’autre ; mais il faut perdre l’une et 1’autre pour n’avoir que la science de Dieu, car il n’y a que l’Esprit de Dieu qui connaisse ce qui se passe dans le cœur de Dieu4.

J’avais écrit cette lettre fort à la hâte à Paris5 pour vous l’envoyer, croyant que cela se pourrait. Je pensais n’être ici6 que pour deux jours, mais l’on m’y retient pour plus de temps. Je n’en suis nullement fâchée, quelque amitié que j’aie pour N.7, mais il s’en faut que ce ne soit comme... où il ne me manque ici que vous, monsieur, si l’on peut dire que vous manquez dans un lieu où vous êtes si présent. Mon cœur est toujours plus lié au vôtre, ce qui n’empêche pas que l’approche soit toujours utile. L’ami qui s’est chargé de vous envoyer celle-ci et sa compagne8, que j’ai voulu transcrire de peur que vous ne la puissiez lire, l’ami, dis-je, vous en dira des nouvelles. Ce 8 mai 1689.

- Dutoit, t. III, Lettre CVIII, p. 483-486 - Masson, Lettre LIII, p. 133-135.

1Peut-être Versailles ou Saint-Cyr.

2Il s’agirait alors de Mme de Maintenon.

3C’est ce que Fénelon appellera en s’inspirant de saint Paul : « se faire tout à tous, pour les gagner tous ». (Lettre au duc de Bourgogne, t.VII, p.235, g). [M].

4I Cor., 2, 11 : « Car qui est l’homme qui sache ce qui se passe dans le cœur d’un homme ? Son esprit seul qui est en lui [le sait.] Aussi ce qui se passe dans le cœur de Dieu, n’est connu que de l’Esprit de Dieu. » (Amelote).

5Avant de partir à la campagne.

6Probablement Beynes.

7Sans doute la duchesse de Charost.

8Probablement la lettre précédente.

53. De Fénelon. 11 mai 1689.

« Rien ne m’entre si avant dans le cœur que la pensée d’être uni en vous à Dieu. »

Je suis très persuadé que le pur amour, quand il a détruit toute propriété, fait éprouver des choses que le seul pur amour est capable d’entendre. Nul ne connaît les profondeurs de l’Esprit de Dieu, si ce n’est l’Esprit de Dieu même1. Celui qui est au-dessous de cet état n’en peut juger qu’imparfaitement et selon sa mesure bornée ; c’est pourquoi je me tais et je me contente d’attendre ce qu’il plaira à Dieu de m’expliquer par l’onction.

Je comprends [cela] par l’état où saint Paul se dépeint : un état de mort, où ce n’est plus l’homme qui vit, mais Jésus-Christ en lui2, où l’on est crucifié pour le monde, c’est-à-dire pour tout ce qui n’est pas Dieu, où l’on ne se sent coupable de rien, sans néanmoins se justifier, où l’on ne se glorifie plus qu’au Seigneur, où l’on parle de soi comme d’un autre3, et où l’on ne craint point de dire de soi des choses sublimes, parce qu’on est hors de soi et sans aucun propre intérêt. Voilà ce que saint Paul me fait voir dans un état qui n’est pourtant pas celui des bienheureux. Je crois qu’alors la mort est consommée, mais que la vie ne l’est pas. Je dis que la mort est consommée, parce que toute vie propre est détruite et anéantie, mais j’ajoute que la vie divine n’est pas consommée, parce qu’elle croît tous les jours et qu’elle ne sera en son comble qu’au moment où elle entrera dans l’éternité.

En cet état, la justice n’est pas seulement imputée, mais elle est donnée réellement à l’âme: ce n’est pas que l’âme la possède en esprit de propriété, ce qui est contraire à la perfection, mais c’est qu’elle est réellement dans l’âme par l’infusion du Saint-Esprit et par le délaissement total de l’âme à son opération, sans qu’elle prenne rien pour elle et qu’elle fasse autre chose que recevoir5. Pour les fautes ou purement extérieures ou même intérieures, qui ne sont pas volontaires, elles ne sont pas des péchés ; que si, en cet état, on commettait des fautes volontaires, je crois qu’elles seraient grandes et qu’elles ressembleraient beaucoup à la faute d’Adam dans le paradis terrestre : il résista à l’Esprit de Dieu dans un état où il ne vivait que de la vie de la grâce et où le principe de la propriété maligne que nous portons n’était pas en lui. Cet exemple d’Adam qui pèche, quoiqu’il soit dans l’état de vie, de droiture parfaite, où ses enfants ne peuvent plus parvenir que par la mort totale, me fait croire que les personnes les plus mortes peuvent encore tomber, non en perdant la possession de Dieu, qu’elles n’ont plus par manière de possession actuelle, mais en résistant à l’opération divine, comme Adam y résista. Mais peut-être que vous trouverez absolument impossible ce qui n’est que d’une extraordinaire difficulté. Je comprends que l’âme en cet état ne peut presque se représenter cette résistance, qui troublerait sa passiveté, tant cela est éloigné de son état. Voilà ce que je m’imagine sur un état que je n’ai point éprouvé, mais il me paraît clair qu’on n’est point impeccable, quoiqu’on soit mort à toute vie propre et maligne d’Adam, et qu’on peut croître en mérite, autant qu’on a encore la liberté de résister à Dieu et qu’on ne le fait pas.

Je fis hier une faute d’indifférence et de dureté pour un homme malheureux que je dois considérer6, je la fis plusieurs fois et en présence de plusieurs personnes qui en durent être mal édifiées : je me trouvais dans une telle sécheresse et un tel dégoût pour cette personne que rien ne put me vaincre, et que Dieu même, dont la présence m’est ordinaire, ne me fit presque rien sentir dans ce moment. Je ne puis pourtant dire que j’aie résisté volontairement à Dieu. Cette faute m’humilie, mais elle ne me trouble pas. Je vais ce matin faire vers7 cette personne ce que je lui dois.

Je me sens si sec et languissant que je suis comme un bateau qui n’a ni rames et voiles8 et qu’il me faut toujours tirer à la corde et à la sueur de mon visage : non que je fasse des efforts intérieurs, mais parce que la plupart des choses extérieures me sont pénibles, que Dieu me poursuit, ne laissant rien au mouvement naturel dont Il ne me reprenne, et que le goût de paix dans l’oraison diminue. Quelquefois j’amuse un peu mes sens pour pouvoir me tenir dans un certain recueillement simple et facile et, bien loin d’être troublé par cet amusement des sens, il est au contraire plus paisible par là. C’est un enfant à qui on donne un jouet, pour l’empêcher de courir et pour laisser dîner et reposer la nourrice. Rien ne m’entre si avant dans le cœur que la pensée d’être uni en vous à Dieu. Cela s’approfondit tous les jours. Ce 11 mai.

- Dutoit, t. V, XXIX, p. 262-267 - Masson, LIV, p. 135-139 - Jean Orcibal, Correspondance de Fénelon, tome II, Paris, Klincksieck, 1972, Lettre 55.

1Reprise de I Cor., 2, 11.

2Gal., 2, 20 : Et je vis, mais non plus moi-même : c’est Jésus-Christ qui vit en moi : et en ce que je vis maintenant dans la chair, je vis dans la foi du Fils de Dieu, qui m’a aimé, et qui s’est livré lui-même pour moi. » (Amelote). - « Ce paragraphe paraît amené par une phrase de la lettre du 7 mai : « Je me trouve si éloignée de moi-même et de toute ma vie propre que je ne puis que me laisser posséder, agir et mourir par Celui qui, m’ayant entièrement chassée de moi, S’en est entièrement emparé », qui a paru excessive à Fénelon, en raison surtout du contexte. » [O].

3Formule reprise dans l’Instruction XXVI, Fénelon (Gosselin), t. VI, p. 129 : « Ne penser jamais à soi-même, ou du moins n’y penser que comme on penserait à un autre. » [M].

4« Dans [le dernier paragraphe de] sa lettre du 7 mai Mme Guyon essayait de justifier le paradoxe : « Je ne connais plus ni péché ni justice » (déjà condamné au début du XIVe siècle dans le Miroir des simples âmes de Marguerite Porete) par la distinction encore plus compromettante de trois étapes de la vie spirituelle : « Il me semble qu’il y a un temps où les péchés sont pardonnés […] » […] On s’explique que le guyonisme ait pu aisément agir sur le piétisme luthérien. » [O].

5Rappel de la théorie de la justice inhérente adoptée par le concile de Trente dans ses canons De justificatione.

6Dans une lettre à Chevreuse du 23 juin 1695 Mme Guyon reconnaîtra que Fénelon est « quelquefois rude à pauvres gens. »

7Vers, « à l’égard de ». « Et vers l’un ou vers l’autre il faut être perfide » Cinna, v. 818.

8Ni et et pouvaient être corrélatifs, voir Bajazet, v. 1554 : « Ni de mon amour même et de mon injustice ».

54. À Fénelon. Mai 1689.

« Il vous arrivera aussi de perdre souvent la trace de la conduite de Dieu sur vous… »

On voulait seulement savoir, monsieur, si le péché mortel est incompatible en même temps avec les effets du pur amour dont il est parlé dans la lettre1, car pour être impeccable, nul ne présume de l’être. Tout ce que vous dites est très clair. Par nous-mêmes nous pouvons toujours déchoir, mais il est très rare que Dieu abandonne une âme qu’Il s’est acquise avec tant de soin et d’amour. Ceci est une thèse générale qui ne fait pas qu’aucune personne particulière présume d’être dans cet état, puisque, si une personne y était, elle n’y penserait pas et ne pourrait, comme vous dites fort bien, s’en rien attribuer. On veut seulement savoir si Jésus-Christ et Bélial2 peuvent subsister ensemble, le péché avec l’amour, tel que nous l’avons décrit.

L’abandon le plus fort et l’état le plus perdu (la mort étant consommée en cette vie) est proprement la vie divine, qui n’est communiquée que par la perte de la vie d’Adam (que l’on appelle mort). Mais cette vie divine, commencée en cette vie, ne peut jamais être consommée que dans la gloire. C’est ce qui m’a fait écrire que l’amour consomme le cœur, ou plutôt la vie de l’âme, mais que ce même amour consommant ne sera consommé en lui-même que dans la gloire.

Vous éprouverez sans doute combien Dieu a réservé de biens à ceux qui L’aiment, et vous serez contraint de dire avec le Roi Prophète que la part qui vous est échue est excellente3. Je crois ce que vous croyez et je m’en rapporte à vos lumières, en attendant une plus entière expérience.

Vos fautes ne m’étonnent pas, quoique celles de sécheresse soient celles auxquelles il ne faut plus travailler en votre manière : Dieu détruira toutes choses. Dieu ne Se fait pas toujours sentir et, vous aimant au point qu’Il sait, la foi aura souvent le dessus, je veux dire la foi nue et insensible.

Dieu n’est pas moins dans votre cœur quoiqu’Il Se cache. Il Le faut laisser aller et venir comme Il Lui plaît, ainsi que vous faites. Plût à Dieu que vous fussiez si bien comme un bateau sans voile ni rames, que vous ne pussiez faire autre chose que de vous laisser emporter à la merci des flots, qui se feraient souvent un plaisir de vous ballotter de telle sorte que tout vous paraîtrait perdu ! Mais, comme vous ne prétendez autre chose que de l’être, vous aurez alors de quoi vous réjouir.

Que j’ai de joie de la poursuite continuelle que Dieu vous fait, et qu’il est un admirable conducteur, un charmant Maître ! Que ceux qui se laissent enseigner de Lui sont heureux ! Que j’ai de joie de ce que vous en usez avec petitesse pour récréer vos sens. Vous ne sauriez croire combien cela est nécessaire pour votre âme et pour votre santé, et combien cela plaît à Notre Seigneur. Comme Il vous conduit par la main, je ne vous dirai pas qu’il faut toujours aller contre le fil de l’eau, ni par la violence : cela ne doit être que dans les choses que la Providence de Dieu nous fournit ou qui sont d’ordre de Dieu dans notre état. Autrement vous iriez souvent contre des répugnances que Dieu vous enverrait Lui-même peut-être pour vous défaire de certaines choses où Il ne vous veut pas. Mais, comme Il vous éclaire et vous conduit, Il vous fera démêler cela.

Vous aurez à souffrir sur une chose qui est que vos répugnances augmenteront et en même temps l’impuissance de les surmonter. Il vous arrivera aussi de perdre souvent la trace de la conduite de Dieu sur vous, ce qui sera accompagné de dégoût et de sécheresse. Vous serez souvent comme un oiseau qui voltige sans trouver où poser son pied, mais tout cela ne servira qu’à vous faire comprendre l’extrême dépendance où vous êtes de Dieu et la différence qu’il y a de vous à bien d’autres. Vous serez comme l’oiseau du soleil, qui est plein de vigueur et de force lorsque ce bel astre darde ses rayons sur lui, mais qui tombe dans une défaillance de mort sitôt que le soleil se cache, puis reprend une nouvelle vie sitôt qu’il paraît. Soyez cependant persuadé que ce sera le temps où la protection de Dieu sur vous sera plus forte, quoique moins sensible. Si vous saviez combien Il aime votre âme, vous en mourriez de reconnaissance. Je le vois, et j’en ai toute celle dont je suis capable.

- Dutoit, t. III, Lettre XCIX, p. 430-434 - Masson, Lettre LV, p. 139-142.

1Lettre perdue.

2Bélial : le malin esprit, le démon.

3Ps. 15, 6 : « Le sort m’est échu d’une manière très avantageuse ; car mon héritage est excellent. »(Sacy).

55. De Fénelon vers le 15 mai 1689.

« …qui marche par le chemin de la foi toute nue et tout obscure, ne trouvera que Dieu… »

La disposition représentée1 est sans doute incompatible avec le péché mortel : rien n’est si pur ni si parfait. L’unique chose qui pourrait mettre en doute, serait les circonstances d’une conduite qui ne paraîtraient pas proportionnées à des dispositions si pures et qui feraient craindre qu’elles ne fussent pas sincères ; mais il faudrait des circonstances prodigieusement fortes, et même manifestement mauvaises, pour rendre suspectes des dispositions si parfaites et si éloignées de tout mal. Il peut y avoir des âmes éprouvées par la tentation, qui se croient criminelles en cet état, et cette persuasion qu’elles sont criminelles est la plus rigoureuse épreuve, par où Dieu veut les purifier : voilà ce que je croirais facilement, parce que les personnes qui aiment Dieu d’un amour si pur, et qu’Il aime à proportion, doivent passer par le creuset et mourir à elles-mêmes. Pour l’illusion, qui peut sans doute se mêler jusque dans les choses les plus parfaites, je crois qu’on en verra toujours les marques; mais une personne qui la craint, qui se défie d’elle-même, qui a le témoignage d’une intention droite, pure et simple, qui marche par le chemin de la foi toute nue et tout obscure, ne trouvera que Dieu, parce qu’elle outrepasse tout autre objet distinct2. Voilà ce que je crois qu’il faut faire entendre à ces âmes peinées.

Doivent-elles être surprises de leur doute sur leur état, puisqu’elles savent depuis si longtemps que c’est par l’épreuve de ces doutes si douloureux que leur état même se doit consommer ? Je sais bien que, quand on n’est pas dans la peine, il est aisé d’exhorter les autres à la surmonter; mais Dieu fera tout. Celui qui me donne cette bonne pensée, donnera aussi facilement l’exécution à l’âme fidèle. Vous, qui avez passé par le creuset, vous pouvez sur votre expérience parler plus efficacement que tout autre à ces personnes qui y sont et ont besoin d’être consolées.

J’éprouve d’un jour à l’autre une inégalité3 prodigieuse dans l’intérieur. J’ai quelquefois des distractions inconcevables, mais elles me fatiguent sans me décourager. Il me semble que mon discernement pour distinguer dans mes fautes ce qui est volontaire d’avec ce qui ne l’est pas, augmente beaucoup. Souvent une action qui paraîtrait irrégulière, me paraît innocente dans sa source. Souvent je m’aperçois d’un mouvement naturel et d’une certaine propriété maligne dans des actions qu’on croirait bonnes, mais tout cela se voit sans s’arrêter.

- Dutoit, t. III, Lettres à l’auteur, p. 434-436 - Masson, LVI, p. 142 sq. - Jean Orcibal, Correspondance de Fénelon, tome II, Paris, Klincksieck, 1972, Lettre 56.

1Mme Guyon avait affirmé dans la lettre précédente qu’ « on voulait seulement savoir si le péché mortel est incompatible en même temps avec les effets du pur amour ». La condamnation de Molinos rendait le problème brûlant.

2« Les Maximes des Saints reprennent l’idée sous une forme un peu moins générale : « Il ne faut point s’arrêter à ces lumières extraordinaires, mais les outrepasser, comme dit le bienheureux Jean de la Croix, et demeurer dans la foi la plus nue et la plus obscure » (art. VIII, Vrai, p. 65). Masson fournit plusieurs références à la traduction du P. Cyprien (en particulier à la Montée, II, 17)…» [O].

3Inégalité : « inconstance, versatilité ».

56. À Fénelon. Milieu mai 1689.

« Le temps de l’obscurité est long et ennuyeux … Dieu arrache tout l’acquis »

Plus vous avancerez dans l’intérieur, plus vous éprouverez de vicissitudes, et c’est par ce continuel changement de disposition que la foi croît et s’établit dans l’âme. Les plantes croissent et ne fructifient sur la terre que par la différence et le changement des saisons. C’est à la faveur de l’obscurité, des distractions de l’esprit, des sécheresses, etc., que la foi croît et se purifie. Le temps de l’obscurité est long et ennuyeux ; il ne le sera pas présentement autant que dans la suite, à cause de la diversité des dispositions, et que l’une soutient par son onction la sécheresse de l’autre, comme nous voyons une pluie nourrir et rafraîchir une terre aride.

Il n’y a rien du tout à faire pour vous procurer une disposition plutôt qu’une autre, ni pour arrêter les distractions, car il n’y a que Dieu même qui puisse fixer notre imagination. Mais Il ne le fait durant le chemin de la foi, si ce n’est par intervalles, parce que les distractions servant à Ses desseins, elles nous sont fort utiles. Et vous éprouverez dans la suite une chose qui est que, lorsque vous êtes sans distractions fatigantes et dans un repos goûté, lorsqu’il n’y a rien à l’extérieur qui fasse diversion, l’on connaît son repos et l’on s’en occupe, ce qui est impur, quoique l’on ne puisse, ce me semble, rien faire pour s’en désoccuper : ce qui n’arrive point lorsque les distractions nous dérobent la vue de ce que Dieu fait en nous.

La lumière que vous avez est autant solide qu’elle est utile, car il est certain que bien des fautes qui paraissent telles devant les hommes, ne le sont pas devant Dieu, au lieu que des actions, regardées des hommes avec admiration, sont en horreur aux yeux de Dieu à cause de la propriété dont elles sont corrompues. C’est pourquoi Dieu arrache tout l’acquis, et même l’infus, pour bannir de chez nous la propriété. Comptez, monsieur, que, quelque droite intention que l’on ait, il n’y a de pur que ce que Dieu dérobe à notre vue, soit par les sécheresses et distractions, soit par des épreuves plus fortes, qui sont la réelle expérience de nos misères. La lumière de la foi n’arrête point l’âme : vous connaîtrez même plus par l’expérience que par la lumière.

- Dutoit, t. III, Lettre C, p. 437-439 - Masson, Lettre LVII, p. 144-145.

57. À Fénelon. 18 mai 1689.

« … je vous rendais toujours plus simple et plus enfant… »

J’ai songé à vous cette nuit bien singulièrement. Cela ne m’était point encore arrivé, depuis que j’ai l’honneur de vous connaître. Ce songe, qui m’a paru être de Dieu, m’a donné de la joie parce qu’il m’a fait connaître tant la pureté, candeur, innocence et simplicité à laquelle vous êtes appelé et où vous arriverez sans doute, que l’intime et étroite union de votre âme avec la mienne, qui m’a paru le moyen dont Dieu veut Se servir pour vous réduire à cette parfaite simplicité et innocence qu’Il vous prépare. Aussi cette prière se faisait-elle en moi sans que j’y pensasse : « Mon Père, qu’il soit un avec moi, comme je suis un avec Vous1, et que tout se consomme dans l’unité parfaite ». Dès hier, tout le jour, j’eus un renouvellement d’union avec vous, ce qui ne se fait jamais que je n’éprouve une plus abondante grâce intérieure : c’est comme si Dieu me serrait plus étroitement des bras de Son amour et que de ces mêmes bras Il vous serrât aussi, et j’ai compris que la raison pour laquelle Il vous choisit par-dessus une infinité d’autres est la docilité qu’Il a donnée à votre cœur, qui ne peut être assez souple sous la main de l’amour qui saura le plier à sa [son] mode.

Dieu veut de vous, à proportion de la raison et de l’esprit qu’Il a mis en vous, quelque chose de simple et d’enfantin qui réduit l’âme à la candeur et à l’innocence première, que la seule expérience peut faire comprendre. En même temps que je vous voyais et moi aussi, comme des enfants simples qui jouions, et qu’en vous serrant contre mon cœur, je vous rendais toujours plus simple et plus enfant, plus pur et plus innocent, je voyais en même temps des gens pleins d’artifice et fausse sagesse qui faisaient tous leurs efforts pour vous retirer de votre simplicité. Vous admiriez le contentement intérieur que vous causait cet état d’enfance, et comme il vous affranchissait insensiblement peu à peu de vous-même et de la nature corrompue. Il me semble que ce sera par là que vous arriverez dans la chambre que je vis une fois et où presque personne n’arrive pour ne vouloir pas devenir enfant.

Quoique je sois ici avec une amie qui a pour moi toute la tendresse possible et qui est de la grâce, tout ne s’opère que par la parole, de sorte que mon cœur ne peut se bien décharger ; mais je vous trouve si présent qu’il se vide facilement dans le vôtre sans nul obstacle. Je vous assure que je ne trouve cela en personne, et que même les âmes les plus avancées bâtissent souvent des murailles entre Dieu et elles, et entre elles et moi, par leur résistance. Cela ne dure pas à la vérité longtemps, mais tout le temps que cela dure, j’en souffre beaucoup. J’avoue que Dieu les pousse d’une manière plus étrange ; mais cependant, lorsqu’on entre de bonne heure dans la petitesse et la souplesse, l’on s’épargne bien de la peine. Ce qui me fait le plus souffrir est que la conduite de Dieu ne paraît pas toujours telle à la raison. Mais comment Dieu ferait-Il mourir cette raison, s’Il n’avait une conduite intérieure propre à lui faire perdre toute trace et à la renverser ? Ma santé est mauvaise, mais je n’en fais pas de compte, car Dieu est maître. Ce 18 mai 1689.

- Dutoit, t. V, Lettre XXVIII, p. 267-270 - Masson, Lettre LVIII, p. 145-147.

1Jean, 17, 21.

58. De Fénelon. 25 mai 1689.

« …une volonté sèche, languissante et faible contre mes inclinations. »

Je me trouve toujours voulant tout et ne voulant rien, et il me semble que ma volonté est fixée en cet état ; mais, autant que ma volonté s’éteint, je sens mes inclinations et répugnances involontaires, qui poussent de tous côtés, comme les feuilles des arbres au printemps. C’est dans le fond une volonté sèche, languissante et faible contre mes inclinations. C’est comme une place de guerre dont les murailles seraient tombées et qui demeurent ouvertes de toutes parts. Ma sécheresse contre tout ce qui me déplaît augmente, et je ne puis m’empêcher de laisser voir dans mon visage et dans mes tons je ne sais quoi de dédaigneux pour les moindres contre-temps, même à mes meilleurs amisa. Je me sens un amollissement à faire frayeur pour toutes les passions. Ce n’est pas que j’aie des tentations violentes : c’est moi qui suis faible, sans que la tentation soit forte.

J’ai de la répugnance à me mettre en oraison : quand j’y suis, les tentations sont grandes et la sécheresse presque continuelle, en sorte qu’il me semble que je ne fais rien ; mais, dans le fond, je vois bien que j’y goûte un certain repos secret. Dans la journée, la présence de Dieu m’est moins facile: je serais tenté de vouloir courir pour la rattraper, mais je me contente de laisser, à chaque moment où je m’en aperçois, tomber toutes les distractions. Je suis persuadé, par la seule expérience présente, que le goût du repos, et l’occupation que l’âme en a, est un retour de propriété très dangereux. L’âme se retarde elle-même par tous les moyens dans lesquels elle s’appuie. Je comprends que, pour être fidèle, il ne faut prendre les moyens que comme des épreuves de notre fidélité et comme des assujettissements, par lesquels il faut passer, pour suivre l’ordre de Dieu, mais point comme de vrais appuis. Le goût du repos est un des moyens dont Dieu devient jaloux, après S’en être servi pour nous attirer. Malheur à qui s’amuse dans les dons et qui fait des dons de la grâce ce que les grands pécheurs font des dons de la nature, La sagesse trop humaine me devient un embarras : je ne puis ni y trouver la paix, ni m’en dépouiller ; elle est comme des entraves à mes pieds. Ce 25 mai.

- Dutoit, t. V, XXIX, p. 271-273 - Masson, LIX, p. 147 sq. - Jean Orcibal, Correspondance de Fénelon, tome II, Paris, Klincksieck, 1972, Lettre 57.

a rectification en suivant D du texte de 1972.

59. À Fénelon. 26 mai 1689.

« …votre état de dénuement qui vous sera toujours très avantageux… »

Comptez que Dieu ne vous a rendu fort que pour vous rendre faible, et que les endroits où vous êtes le plus soutenu, ce seront ceux où vous serez le plus affaibli. Notre Seigneur dit que le Saint-Esprit convaincra le monde de justice, parce qu’Il S’en va à Son Père1, voulant par là nous enseigner que toute la justice consiste à tout renvoyer à Dieu.

J’étais actuellement occupée de vous, monsieur, lorsque j’ai eu de vos nouvelles2 et j’éprouvais, ce me semble, votre état de dénuement, qui vous sera toujours très avantageux, le don de la foi vous ayant été donné d’une manière très éminente. Unissez-vous quelquefois à un cœur que Notre Seigneur vous a donné pour vos besoins : vous le connaîtrez un jour, et je vous le dis simplement. Ce 26 mai 1689.

- Dutoit, t. III, Lettre LV, p. 245; le dernier paragraphe, t.V, p.273 - Masson, Lettre LX, p. 149-15

1Jean, 16, 8-10.

2Par la lettre précédente à laquelle celle-ci répond.

60. À Fénelon. 28 mai 1689.

Rêve de la vallée.

J’ai fait cette nuit un songe qui m’a bien consolée. Il vous donne de quoi rire de ma simplicité à dire des choses, mais qu’importe ! il faut que vous deveniez un jour aussi simple que moi : plus vous êtes sage, plus vous serez simple et petit, supposé la fidélité à cesser d’être grand homme pour devenir petit enfant. Il m’a semblé qu’il y avait une vallée d’une profondeur extraordinaire. Vous étiez presque sur le haut. Vous veniez du haut en bas. Il y avait quelques personnes, mais un petit nombre, qui montaient avec bien de la peine la montagne que nous descendions. Pour nous, nous étions assis et nous ne faisions rien autre chose que de nous laisser couler en bas. Je vous tenais fortement, ayant passé ma main gauche derrière vous, d’une manière que je vous embrassais ; et je sentais même en dormant que mon cœur penchait vers le vôtre et semblait vouloir attirer le vôtre à soi. Vous me disiez que vous éprouviez une douce correspondance. Vous me disiez même d’une manière très contente : il n’y a rien de plus doux au monde.

Ce qui était extraordinaire à cette vallée est qu’elle était faite en sillons comme par degrés : cela facilitait ceux qui montaient. Cela devait, ce me semble, nous arrêter, puisque nous ne faisions d’autres mouvements que de nous laisser couler en bas, étant assis, comme je vous l’ai dit, d’une manière presque imperceptible. Ce qui faisait que les sillons ou degrés ne nous arrêtaient point et ne faisaient nulle violence à la douce pente qui nous entraînait en bas, c’est que cette vallée était flexible et qu’elle prenait elle-même le mouvement qui était nécessaire pour faciliter notre descente et se baissait par endroit, comme les ondes de la mer ; et cela nous faisait couler toujours plus dans le fond.

Une des personnes qui montaient la montagne (c’était une femme) vint vous parler, et elle vous arrêta et empêcha de descendre tout le temps qu’elle vous parla, empêchant même le mouvement de la vallée. Et je fus aussi arrêtée avec vous, et il me fut donné à entendre que, comme je ne descendais que pour vous, je serais arrêtée tout autant de temps que vous le seriez ; que c’était la différence, quand je l’avais passée pour moi, que ma seule infidélité m’arrêtait, mais qu’en la passant pour la faire passer aux autres, je ne pouvais avoir d’autres mouvements que les leurs, et c’est de cette sorte que nous arrêtions le mouvement de Dieu en nous. Cela me faisait étrangement souffrir. Lorsque cette femme se fut retirée, je vous serrai plus fortement et nous retrouvâmes notre pente. Je vous dis : Ô mon enfant, (ce sont les termes) que vous m’avez fait souffrir tout le temps que vous avez été arrêté avec cette femme ! Vous me répondiez : J’ai aussi beaucoup souffert, car j’étais déplacé et hors de pente, mais je suis éclairé par là, comme je ne dois m’arrêter à chose au monde et que je ne souffrirai rien qu’en m’arrêtanta.

Nous coulâmes ensuite avec beaucoup de vitesse et avec une paix, un contentement et une union la plus intime et la plus étroite du monde. Nous nous trouvâmes insensiblement dans une chambre, qui était au bas de la montagne, où je fus introduite au mont Liban1. Il y avait un peu plus de gens, quoique bien peu ; l’on y était dans une grande souplesse et innocence, mais elle n’approchait point encore de celle que je trouvais sur la montagne, dont je vous ai parlé. Je vivais avec vous avec une grande liberté et simplicité, et je vous disais : La liberté que vous me donnez de vous appeler mon enfant me contente et m’ôte une gêne que j’avais encore avec vousa. Vous demandâtes à manger, car il y avait, disiez-vous, longtemps que vous n’aviez pris de nourriture et, durant que vous en fûtes guéri [sic], nous jouions ensemble comme de petits enfants. Cette simplicité vous donnait beaucoup de contentement, et à moi une extrême joie. À mon réveil, je me trouvais unie à vous d’une manière bien intime. Et l’intelligence m’a été découverte : je vous la laisse pénétrer à fond.

J’irai plutôt à P[aris] que je ne pensais, à cause de quelques affaires survenues à M. Ce sera dans la semaine qui vient, à moins que les choses ne changent. J’espère que je vous reverrai encore. Je ne sais pourquoi je m’y attends. Ce 28 mai 1689.

- Dutoit, t. V, Lettre XXX, p. 274-278 - Masson, Lettre LXI, p. 150-152.

aNous reproduisons les italiques de l’édition Dutoit.

1Liban pour Ciban, dû à la graphie particulière de Dupuy, dont la copie a probablement servi de base au premier éditeur Poiret. Il s’agit de la chambre à deux lits du fameux rêve sur le Mont Liban raconté en Vie 2.16.7.

61. De Fénelon. 3 juin 1689.

« Je ne m’ouvre à personne qu’à nous deux... »

J’ai lu l’écrit qui est pour mademoiselle votre fille : il me paraît fort bien. Un endroit m’a paru avoir besoin d’explication : vous lui dites que ce n’est pas à l’église où elle doit faire la grande dame. Elle ne doit la faire en aucun endroit, car en quelque place que la Providence la mette, non seulement la modération et l’humilité chrétienne, mais encore la politesse du monde suffit pour l’empêcher de s’abandonner au faste. Vous lui donnez pour règle de communier tous les dimanches. C’est à vous à savoir si cette règle convient aux dispositions de mademoiselle votre fille ; mais si vous n’en êtes pas bien sûre, craignez de la gêner. Du reste cet écrit me paraît excellent. Je l’ai laissé à madame de Chevreuse, parce que vous lui avez mandé qu’elle pouvait le lire. Pour moi je l’ai lu avec le plaisir que je ressens pour tout ce qui vient de vous.

Gardez-vous bien de vous gêner pour tous les noms que vous vous trouverez portée à me donner. Suivez librement la pente que Dieu donne à votre cœur, et soyez persuadée que j’en serai très édifié. Je ressens là-dessus par avance une reconnaissance cordiale2. Je consens que vous usiez de réserve sur les choses qui sont des degrés au-dessus du mien, mais, pour celles qui ne demandent que la droiture et la simplicité de mon degré présent, je vous conjure de vous ouvrir à cet égard sans aucune réserve et de m’aider par là à entrer dans la simplicité enfantine. Dieu vous a donné l’intelligence de votre songe, mais, pour moi, elle ne m’est pas donnée, du moins entièrement. Je vois bien que la sagesse mondaine peut m’arrêter sur le penchant; mais je ne connais aucune femme, ni à qui je me confie, ni qui soit à portée de m’arrêter par les conseils. Est-ce quelque chose de passé ou de présent ? Je ne m’ouvre à personne qu’à nous deux...3 Suis-je maintenant dans cet état où vous m’avez vu arrêté? Pour moi, je ne sens rien qui me retienne, ni à quoi je veuille m’arrêter librement .

Cette chambre du bas de la montagne où nous nous arrêtâmes, et qui était bien plus serrée que celle du haut, dont vous aviez eu un autre songe4, n’est-ce pas quelque état de réserve ou de propriété, où vous croyez que je me bornerai ? Mandez-moi simplement ce que vous en pensez, si néanmoins vous jugez à propos de le faire. Pour moi, je ne veux point juger de moi-même ; mais il me semblerait que je suis prêt à tout sans réserve, et que j’aimerais mieux que Dieu m’anéantît ou me rendît éternellement malheureux que s’il me laissait dans la moindre réserve contre Ses desseins.

Je sens beaucoup de joie de votre prompt retour. Rien au monde ne vous est plus dévoué que moi en Notre-S[eigneur]. Ce 3 juin.

- Dutoit, t. V, XXXI, p. 278-281 - Masson, LXII, p. 152-155 - Jean Orcibal, Correspondance de Fénelon, tome II, Paris, Klincksieck, 1972, Lettre 59.

1« L’Instruction chrétienne d’une mère à sa fille » publié dans Les Opuscules Spirituels, 1720 (rééd. Olms, 1978), p. 414.

2Reconnaissance du cœur – selon le latin cordialis « relatif au cœur ».

3Nous reproduisons ici des fragments substantiels de la note d’Orcibal qui tente de cerner le mystère du songe rapporté dans la lettre qui précède celle-ci : « Une des personnes qui montaient la montagne (c’était une femme) vint vous parler […] » À la question que Fénelon semble bien poser de bonne foi, Mme Guyon répondra le surlendemain : « Rien ne vous arrête à présent, et ce que j’ai vu est un état à venir... » [...] Sans être fausse (il est de la nature du symbolisme de superposer plusieurs intentions), cette réponse est visiblement incomplète, d’autant qu’en racontant un premier songe, Mme Guyon avait le 18 mai dénoncé « des gens pleins d’artifice et fausse sagesse qui faisaient tous leurs efforts pour vous retirer de votre simplicité ». Qui était à ses yeux l’incarnation la plus dangereuse de cette fausse sagesse ? Plus tard ce sera évidemment Mme de Maintenon, « bonne comédienne, tigresse affamée » […] mais il ne peut être question d’elle à une date où l’épouse du Roi était plus guyonienne que Fénelon lui-même […] En revanche, les rares mentions que fait Mme Guyon de la plus ancienne des dirigées de Fénelon, Mme de Beauvillier, dans ses lettres postérieures, rappellent étrangement l’inconnue de la lettre du 28 mai : […] au duc de Chevreuse : « Pour M. de B., ne vous ouvrez point à elle, je vous prie. L’amour propre a sa vertu extérieure ; elle ne pouvait souffrir sans révolte le retardement d’une réponse, et vous la trouverez très résignée pour ne me jamais voir ni n’entendre parler de moi, pourvu que je n’aie aucun commerce avec S. B. [Fénelon], le b. [le duc de Beauvillier] et Mad. de M[aintenon], surtout les deux premiers. Elle est plus vertueuse que moi, c’est pourquoi je n’ai rien à dire sur elle » (lettre du 22 septembre 1693 ou environ, A.A.-S., n° 7202). « Je prie Dieu de vous faire connaître pourquoi je ne vous répond pas sur Ma. de B. » (6 octobre 1693, A.A.-S., n° 7200) - « Je suis bien aise que vous deviniez une petite partie de la vérité sur M. de B. » (12 octobre 1693, A.A.-S., n° 7198) […] »[O]. – En clair Orcibal voit plutôt un conflit entre femmes comme source du mystère, il évoque « les lignes malveillantes » de Madame Guyon.

4Rêve dont il a lu le récit dans la lettre de Mme Guyon du 18 mai : « Je vous voyais et moi aussi comme des enfants simples qui jouions [...] Il me semble que c’est par là que vous arriverez à la chambre que je vis une fois, et où presque personne n’arrive, pour ne vouloir pas devenir enfant ».

62. À Fénelon. 5 juin 1689.

« Rien ne vous arrête à présent… »

Je vous suis très obligée, monsieur, pour l’avis que vous me donnez pour ma fille. Ce que je voulais dire est que je ne veux jamais qu’elle se fasse porter la robe dans l’église : je ne l’ai jamais ni fait ni souffert. Je n’ai jamais prétendu qu’elle fasse la grande dame. Mais je m’explique mal : vous ne sauriez croire le plaisir que vous me faites en me corrigeant1. Vous le devez à ma confiance, et parce que Dieu le veut. Pour la communion, elle s’y porte de tout son cœur, et je le lui mettrai comme un libre conseil.

J’avoue que mon cœur a quelque chose pour le vôtre que je puis dire de maternel et qu’il vous serait assez difficile de comprendre à moins d’expérience. Mais cela est si réel que je suis quelquefois obligée de dire à Notre Seigneur pour vous et pour vos amis : ai-je porté ce peuple dans mon sein ? Oui, je vous y porte, et d’une manière que Celui qui l’a fait connaît. Vous le connaîtrez un jour.

Rien ne vous arrête à présent1, et ce que j’ai vu est un état à venir. Ce qui vous arrêtait était au milieu de la descente, et il me paraissait que vous ne faisiez que commencer à la descendre. Pour ce qui regarde la chambre, il m’a été mis dans l’esprit ces paroles : Nul n’est monté que celui qui est premièrement descendu. Et il m’a été donné l’intelligence que ce n’était point que vous fussiez rétréci et resserré, mais que le bas de la vallée n’était que la moitié du chemin ; après quoi, il faudrait monter d’autant plus haut que vous seriez descendu plus bas. Je n’ai point d’intelligence claire de la femme : je crois que ce pourrait bien être la sagesse humaine, mais celui qui vous a donné cette intelligence vous aidera à la détruire.

Je vois qu’insensiblement vous vous apprivoisez avec ma simplicité, et cela me donne d’autant plus de joie que vous m’êtes plus cher en Notre Seigneur. Je suis si certaine que Dieu vous veut petit et simple que je n’en puis douter. La sagesse humaine est le Goliath que le simple David doit détruire, non avec les fortes armes de la nature, mais avec la fronde de l’abandon et de la simplicité de Jésus-Christ, représentée par ces cinq pierres très claires du torrent. Vous ne sauriez vous imaginer, mon enfant (je me sens pressée dans le plus intime de mon cœur de vous donner ce nom et de franchir les obstacles de ma raison), vous ne sauriez, dis-je, vous imaginer combien j’ai de joie de voir que vous ne voulez être arrêté ni rétréci par quoi que ce soit. Non, vous ne le serez pas : c’est Dieu qui vous donne l’instinct d’être à Lui sans réserve. Oui, vous y serez, mais il vous en coûtera, et encore plus à moi qu’à vous. Dieu sait que, s’il y avait quelque chose de plus rude à souffrir que l’enfer, je m’offrirais à le souffrir afin que les desseins en vous ne soient point bornés par votre faute. Mais souvenez-vous de l’épitre d’aujourd’hui : O altitudo divitiarum2. Toute la vie intérieure est renfermée dans cette épître.

- Dutoit, t. V, Lettre XXXII, p. 281-284 - Masson, Lettre LXIII, p. 155-156.

aitaliques de D

1« …il me semblerait que je suis prêt à tout sans réserve… », lettre précédente.

2Rom. 11, 33-36 : « O abîme des richesses de la sagesse et de la science de Dieu ! Que ses jugements sont incompréhensibles, et que ses voies sont inaccessibles ! – Car qui a connu la pensée du Seigneur, ou qui est entré dans ses conseils ? – Ou qui lui a donné le premier, pour en être récompensé ? – Puisque c’est de lui, et par lui, et en lui que sont toutes choses. Que la gloire lui en soit rendue durant tous les siècles. Amen. » (Amelote). - C’est l’épître du jour de la Trinité, qui enferme bien toute la vie intérieure, ce qui pour 1689, date la lettre du 5 juin.

63. À Fénelon. 7 juin 1689.

« Dieu veut renverser chez vous tout ce que vous avez édifié. »

Je me sens entièrement pressée à votre égard, sans que j’en puisse discerner la cause, autrement que, Dieu ayant de grands desseins sur vous, Il hâte son ouvrage. Et c’est la différence de ceux que Dieu veut rendre propres pour aider au prochain d’avec ceux qu’Il ne destine point à cet emploi, que les premiers sont poussés et comme précipités, et les autres vont plus doucement. L’on me fait tout porter, tout souffrir et tout soutenir pour vous. L’on me réveille quelquefois avec tant de violence que j’en suis surprise. Je vous assure que je ne suis nullement maîtresse de ma conduite à votre égard. Supportez-moi pour l’amour de Dieu. Ce matin j’ai été pressée pour vous d’une manière autant forte que pleine d’onction. Vous m’étiez présent d’une manière si fort intime que je ne saurais vous l’exprimer. Je me suis offerte à tous les desseins de Dieu. Je ne voulais point vous écrire. J’ai été mise en souffrance pour vous. Plus je me laisse écouler en vous, pour ainsi dire, plus ma peine diminue et je trouve qu’en vous écrivant, elle était beaucoup soulagée. Je vous dirais volontiers avec saint Paul : Supportez ma folie1. Je crois que lorsque ce grand saint désirait d’être anathème2 pour ses frères, il n’éprouvait pas autre chose que ce que j’éprouve.

C’est la volonté de Dieu que vous correspondiez2 sans hésiter. Je n’ai jamais été poussée à l’égard de qui que ce soit, comme je le suis pour vous. Que Dieu ne m’épargne pas, j’en suis contente, pourvu qu’Il achève Son œuvre en vous. Je ne m’étonne pas si l’amour qu’Il a pour l’homme L’a porté à Se faire homme et à souffrir une mort infâme sur un gibet. Car je vous assure que, dans ce qu’Il me fait expérimenter, il me paraît qu’Il en aurait fait infiniment davantage pour vous seul, s’il eût été nécessaire. Oui, je sens que la charité de Jésus-Christ me presse3 et me dévore d’une manière que je ne saurais dire, et qui est cependant telle que la mort me serait douce, quelque rigoureuse que l’on me la fît souffrir, si elle vous procurait le moindre avantage spirituel. Ceci n’est point imaginaire, mais très réel : il se passe dans le plus intime de mon âme, dans cette noble portion où Dieu habite seul et où rien n’est reçu que ce qu’Il porte en Lui. C’est cette même partie de l’âme qui n’a plus nul pouvoir de s’appliquer ou de ne s’appliquer pas, qui ne peut se pencher vers aucun côté que l’on la met. Plus ces choses sont fortes en moi, plus je suis impuissante de me les donner ou de me les ôter.

Dieu veut renverser chez vous tout ce que vous avez édifié : il ne restera pierre sur pierre qui ne soit détruite. Si cela était autrement, je vous plaindrais et je souffrirais une peine plus dure que la mort, car ce serait une marque que vous ne seriez pas assez souple en la main de Dieu. Sagesse, sagesse, il faut que tu deviennes l’enfance même et la petite enfance4. C’est ce qui vous communiquera Dieu même en plénitude. Dieu n’établit les choses que par leur contraire, Il ne les fonde que sur leur destruction5. C’est pourquoi Il Se sert du sujet le plus faible et le plus misérable pour détruire et confondre par là toute force et toute sagesse. Que j’ai de plaisir, mon Dieu, que Vous Vous serviez de la créature la plus vile qui fût jamais pour les grands desseins que Vous avez sur une personne à laquelle Vous avez donné tant de dons naturels, pour répondre à ces mêmes desseins ! Mais ce qui me comble de joie, c’est que Vous ne Vous établissez Vous-même que sur des débris. La sécheresse que vous avez en rendra plus pure la jouissance que vous avez à présent ou que vous devez avoir bientôt.

J’ai eu envie d’écrire ce que l’on m’a [ap]pris des juges. Voyez si vous le voulez. Ce 7 juin 1689.

- Dutoit, t. V, Lettre LXXII, p. 406-410 - Masson, Lettre LXIV, p. 157-159.

1II Cor., 11, 1.

2Rom., 9, 3 : « Car je désirais d’être moi-même anathème, [et séparé] de Jésus-Christ pour mes frères, avec qui je suis uni par le sang. » (Amelote).

2Correspondre : être en rapport de conformité avec. (Rey).

3Lettre de Fénelon du 6 mai : « Il n’y a point de distance en Dieu, tout ce qui est un en Lui me touche. »

4Fénelon, Manuel de Piété, Sermon pour le jour de Noël, t.VI, p.55, g : « Il ne me faut plus que des enfants de la sainte enfance [...] et moi je me piquerais d’être sage ! » [M].

5Ibid. Sermon pour le jour de Saint Thomas, t.VI, p.54, g : « C’est ainsi, Esprit destructeur [...] que vous ne voulez fonder [votre ouvrage] que sur le néant, etc. »; tout le sermon est à rapprocher de la lettre. [M].

64. De Fénelon. 9 juin 1689.

« …dans la voie commune des gens tièdes… ». Sur l’abbé de Langeron.

J’ai lu, pour me conformer à votre désir, vos explications sur l’épître de saint Jacques1 pour continuer les autres épitres canoniques avant que d’entrer dans celles de saint Paul, mais en vérité, je n’y trouve pas ce qu’il me faut. Ce sont des remarques très utiles sur les pratiques des vertus, mais vous savez que je tiens à quelque chose de plus intérieur que cette pratique: je voudrais donc voir les endroits où saint Paul parle des opérations intérieures. Mais avant que de le faire, je verrai les explications de saint Pierre et de saint Jean. Après quoi, si vous me le permettez, je lirai saint Paul3, sur ce que vous m’aviez mandé touchant l’épitre de la Trinité: je cherche dans vos explications le onzième chapitre de l’épitre aux Romains, mais il n’y est pas5. Si Dieu vous donne là-dessus quelque chose pour moi, mandez-le moi simplement.

J’ai peine à me mettre à l’oraison et quelquefois, quand j’y suis, il me tarde d’en sortir: je n’y fais, ce me semble, presque rien. Je me trouve même dans une certaine tiédeur et une lâcheté pour toutes sortes de biens. Je n’ai aucune peine considérable, ni dans mon intérieur, ni dans mon extérieur : ainsi je ne saurais dire que je passe par aucune épreuve7. Il me semble que c’est un songe8, ou que je me moque, quand je cherche mon état, tant je me trouve hors de tout état spirituel, dans la voie commune des gens tièdes qui vivent à leur aise. Cependant cette langueur universelle, jointe à l’abandon, qui me fait accepter tout et qui m’empêche de rien rechercher, ne laisse pas de m’abattre, et je sens que j’ai quelquefois besoin de donner à mes sens quelque amusement pour m’égayer. Aussi le fais-je simplement, mais bien mieux quand je suis seul que quand je suis avec mes meilleurs amis: quand je suis seul, je joue quelquefois comme un petit enfant ; même en faisant oraison, il m’arrive quelquefois de sauter et de rire tout seul, comme un fou dans ma chambre10.

Avant-hier, étant dans la sacristie et répondant à une personne qui me questionnait, pour ne la point scandaliser sur la question, je m’embarrassai, et je fis une espèce de mensonge : cela me donna quelque répugnance à dire la messe, mais je ne laissai pas de la dire.

L’abbé de L[angeron], qui demeure avec moi et dont je vous ai parlé11, me paraît avoir un bon commencement pour l’intérieur. Il a lu et relu vingt fois avec un goût extraordinaire le Moyen court et f[acile]12. Son oraison est simple, les vues d’abandon augmentent et, quoique son naturel l’attache au sensible, il me semble qu’il entre bien avant dans les vues de pure foi. Peut-être faudrait-il pour lui plus d’expérience que je n’en ai. Mais je me contente d’être attentif à la lumière que Dieu me donne, et de lui parler fort simplement suivant son ouverture et suivant ce qui me vient dans le moment où je lui parle. S’il vous est donné quelque chose là-dessus, mandez-le moi. Je ne lui parle jamais le premier sur cette matière13.

Je ne sens rien pour vous et je ne tiens à personne au monde autant qu’à vous.

Ce 9 juin.

- Dutoit, t. V, LXXIII, p. 410.413 - Masson, LXV, p. 159-162. - Jean Orcibal, Correspondance de Fénelon, tome II, Paris, Klincksieck, 1972, Lettre 62.

1Au t. VII du Nouveau Testament de Mme Guyon, p. 3-91.

2Ce commentaire traite en effet surtout des défauts du « commun des chrétiens » : jugements téméraires, disputes, avarice...

3Mme Guyon l’y invitera à la lettre suivante.

4Elle lui avait en effet écrit le 5 juin : « Souvenez-vous de l’épitre d’aujourd’hui... Toute la vie intérieure est renfermée dans cette épitre ». Elle commente ensuite le O altitudo, auquel elle consacrera de nouveau un paragraphe le 15 juin. En effet l’épitre de la Trinité ne contient que les quatre derniers versets (33-36) du chapitre XI de l’épitre aux Romains, dont c’est l’idée maîtresse.

5L’épitre aux Romains se trouvait dans l’Explication du Nouveau Testament, t. V, p. 201-210, et Fénelon n’en avait que l’équivalent du t. VI (consacré aux autres épitres de saint Paul).

6Mme Guyon le réconfortera à la lettre suivante.

7Fénelon recevra une réponse rassurante.

8Image dominante chez Fénelon, mais aussi pour beaucoup d’écrivains et de poètes de l’âge baroque.

9Fénelon le répétera à la fin de sa lettre du 26 juillet 1689 : « Quand je suis seul, je ne suis jamais ni sec, ni triste, ni ennuyé ».

10Un rapprochement peut être fait avec la lettre du même jour adressée au chevalier Colbert (CF, t. II, lettre 61) : « …Soyez gai comme un homme qui a trouvé le vrai trésor, et qui n’a plus besoin de rien. […] Parlez avec Dieu familièrement : soyez avec Lui simple comme un petit enfant… »

11L’abbé de Langeron vivait en effet avec Fénelon dans la maison de la rue du Petit-Bourbon.

12Moyen court et très facile de faire oraison, que tous peuvent pratiquer très aisément et arriver par là dans peu de temps à une haute perfection, la plus populaire des œuvres de Mme Guyon.

13Réponse apportée à la fin de la lettre suivante. Puis dans sa lettre du 25 juin, Mme Guyon prédira : « Il n’en sera pas de L[angeron], qui demeure avec vous, comme de vous. Dieu le traitera bien différemment ». Au moment où l’abbé suivit Fénelon à Versailles, elle assurait au précepteur : « Dieu vous l’a donné, ayez-en soin ; Il l’aime, quoiqu’Il n’ait pas dessein de le conduire jusqu’à la consommation ». Nous croyons enfin devoir reconnaître Langeron dans N. dont il est question dans la lettre écrite par Fénelon à Noël 1689. » [O].

65. À Fénelon. 10 ou 11 juin 1689.

« Dieu vous choisira toujours des moyens de salut tout opposés à la science et à la sagesse humaine. »

Sitôt qu’une lecture ne vous convient pas, quittez-la. L’on m’avait fait entendre que les explications trop intérieures ne vous agréaient pas tant …1, parce qu’elles vous paraissent s’écarter plus de leur texte. Demandez à monsieur de C[hevreuse] le premier tome2 des épitres de sa int Paul, que je lui laissai à B[eynes]. Lisez, si vous voulez, celle aux Ephésiens que vous avez, et tout ce que Notre Seigneur vous inspirera. Tenez-vous très libre au nom de Dieu : nulle gêne ni contrainte. L’épître aux Romains est ce qu’il vous faut.

La profondeur de la science et de la sagesse de Dieu est incompréhensible à la science et à la sagesse humaine. C’est pourquoi Dieu vous choisira toujours des moyens de salut tout opposés à la science et à la sagesse humaine. Soyez persuadé que, quelque profondeur qu’ait l’esprit humain, il ne peut jamais atteindre à connaître les routes incompréhensibles de Dieu, et que les sentiers par lesquels Il conduit Ses serviteurs les plus chéris ne tombent point sous la connaissance de l’homme, qui ne pourra jamais les pénétrer avec tous les efforts des raisonnements humains3. Et ce qui est surprenant est que presque tous les hommes s’ingèrent de juger des serviteurs de Dieu ! Et qui peut Lui dire : Pourquoi conduisez-vous de la sorte ? Ô profondeur des secrets d’un Dieu ! vous enlevez ceux à qui il Vous plaît de les manifester, qui sont ordinairement les plus petits et les plus méprisés des hommes.

Ne vous violentez pas pour prendre un temps d’oraison : n’y allez point, si le Maître ne vous y convie. Ce n’est point à vous à prendre de ces temps : cela appartient aux hommes qui se conduisent eux-mêmes, mais non aux petits enfants qui ne savent pas ce qu’on leur fait faire.

Il n’est pas le temps des épreuves. Soyez persuadé que vous n’en aurez qu’autant que vous serez homme fort. Les enfants qui cèdent et se laissent mener sans raisonnement comme l’on veut et qui ne font nulle attention à ce qu’on leur fait faire, n’ont point toutes les peines qui arrivent dans les voies de l’esprit, qui ne viennent que de propriété, de résistance, ou faute de gens qui, ayant marché les premiers par les routes impénétrables des volontés de Dieu, aident à y passer. Souvent croyant bien faire, l’on se nuit beaucoup.

Que j’ai de joie de votre simplicité ! Continuez d’en user comme vous faites, mais, au nom de Dieu, ne vous gênez point pour faire oraison ! Donnez à votre corps ses besoins, car vous ne sauriez vous imaginer combien le corps a besoin de force pour porter les états par où Dieu veut le faire passer, ce qui le mine insensiblement et détruit plus que les grands coups.

Ne vous étonnez pas pour de certains mensonges qui échappent parce que la langue prévient l’esprit, - cela n’étant pas volontaire -, ni de ce que même l’on se trouve embarrassé pour sauver la charité sans trahir la vérité. Ce sont de ces fautes dont Dieu ne Se tient guère offensé. Je vous prie que dans l’état où vous êtes, rien ne vous arrête de dire la messe , parce que je suis sûre que chez vous il n’y aura rien de volontaire (en matière de fautes). Allez à Dieu avec un cœur large, car Il ne veut pas que rien le rétrécisse.

J’aime [l’abbé de L[angeron] dont vous me parlez, sans le connaître, et je crois que tout ira bien. Lorsque les personnes de bon naturel entrent tout de bon, elles font bien. Vous ne sauriez mieux faire pour lui que d’en user comme vous faites. Il faut insensiblement l’entraîner avec vous dans la pure foi. Voilà un écrit de la foi, qui lui sera, je crois, utile. S’il vous convient, monsieur de C[hevreuse] le fera copier pour le lui donner. Vous pouvez lui donner des écrits ce qui vous plaira. Celui du ….4 l’instruira et le conduira insensiblement dans la foi. Je ne crois pas que ce soit par politique5 que vous ne parlez pas le premier de ces matières à M. de [Langeron6. je crois qu’il faut plus de simplicité avec lui, car assurément il sera bien à Dieu. Il y a une union de vous à moi, qui s’est liée dans le ciel, pour s’y consommer éternellement. Elle n’est pas moins utile pour n’être pas sensible.

- Dutoit, Premier et dernier paragraphes, t. V, Lettre LXXIV, p.413-415; le reste de la lettre, t. III, Lettre XCVIII, p.427-429 - Masson, Lettre LXVI, p. 162-164.

1Points de suspension chez Dutoit.

2Où se trouve le commentaire de Madame Guyon sur l’épitre aux Romains (v. la fin du paragraphe).

3Souvenir de l’épître de la Trinité. Mme Guyon résume ici le commentaire qu’elle en a fait plus haut : lettre LXIII, p.156.

4Points de suspension de Dutoit. S’agit-il du Purgatoire ? (« Traité du Purgatoire » de Madame Guyon édité dans Les Opuscules spirituels, 1720, p. 283).

5Habileté.

6Texte de Dutoit : M.D.Z. Mais il s’agit certainement de l’abbé de Langeron ; voir en effet ce que dit Fénelon de son ami à la fin de la lettre précédente : « Je ne lui parle jamais le premier sur cette matière ».

66. De Fénelon. 12 juin 1689.

« Je suis tout persuadé qu’il faut que la sagesse meure, mais ce n’est pas à moi à lui donner le coup de mort. »

Je rends grâces à Dieu et à vous, madame, de la dernière lettre que vous m’avez écrite, Si vous connaissez quelque chose à quoi je manque et qui arrête les desseins de Dieu sur moi, je vous conjure de me le dire sans me ménager, car je ne veux rien que la volonté de Dieu ; et tout le reste ne m’est rien.

Je suis tout persuadé qu’il faut que la sagesse meure, mais ce n’est pas à moi à lui donner le coup de mort. C’est la main de Dieu qui doit l’égorger, et à moi à me tenir immobile sous la main1. J’aimerais mieux souffrir éternellement que de retarder un seul moment le bon plaisir de Dieu en Ses moindres circonstances. J’accepte tout sans réserve, je laisse tout tomber, que puis-je faire autre chose ? Faites le reste auprès de Dieu pour moi. Je veux aller aussi lentement et aussi vite qu’Il le voudra. S’Il veut que j’aille vite et que par là il m’en coûte davantage, je compte pour rien tout ce qu’il y aura à souffrir et toutes les répugnances que je sentirai dans ce temps. À chaque jour suffit son mal, et chaque jour aura soin de soi-même. Celui qui donne le mal sait le changer en bien. D’ailleurs il n’est plus question de mon bien, car je n’en veux plus connaître d’autre que celui de me perdre pour accomplir ce qui plaira à Dieu. En vérité, je ne veux point vous faire souffrir par ma résistance ; et si je le fais sans le savoir, ne m’épargnez pas.

Je suis languissant d’esprit et de corps, comme je vous l’ai déjà mandé ; mais je suis tranquille dans ma langueur, quoiqu’elle me cause une certaine impuissance et une certaine lenteur pour les choses extérieures. Je ménage ma tête, j’amuse mes sens, mon oraison va fort irrégulièrement ; et, quand j’y suis, je ne fais presque que rêver. Je n’ai le goût d’aucune lecture, si ce n’est de vos lettres lorsqu’elles arrivent. Enfin je deviens un pauvre homme, et je le veux bien. Pour la sagesse, vous savez qu’il n’est pas aisé de s’en défaire : elle n’est pas comme la chair, qui fait horreur. La raison a toujours de beaux prétextes. Mes premiers mouvements ne sont point de grâce : ils sont de prudence mondaine ou d’orgueil. Les secondes vues sont des retours sur moi-même2 : je laisse tomber volontiers tout cela. Mais quand il faut se déterminer à agir, cette multitude de vues embrouille, et on ne sait ce que Dieu veut. Souvent je prends le parti qui me paraît le plus raisonnable en esprit d’abandon, afin que, si ce n’est pas celui que Dieu veut, Il m’en punisse et me confonde tant qu’Il voudra pour Sa gloire. Ce 12 juin.

- Dutoit, t. V, XXIII, p. 284-287 - Masson, LXVII, p. 164-167. - Jean Orcibal, Correspondance de Fénelon, tome II, Paris, Klincksieck, 1972, Lettre 63.

1Lettre à la comtesse de Montberon du 1er janvier 1706, t. VIII, p.672, g-d : “Le grand point est de ne se remuer pas sous la main de Dieu... Il faut demeurer immobile sous le couteau” ; voir encore id., p.566, g. [M].

2Voir sa lettre du 16 avril 1689. Masson invite à relire la longue lettre spirituelle : « J’agis beaucoup par prudence naturelle et par un arrangement humain » (Fénelon (Gosselin), t. VIII, p. 589), qui est probablement adressée à Mme Guyon elle-même selon Masson approuvé par Orcibal. Voici cette lettre :

67. De Fénelon.

Je ne veux jamais flatter qui que ce soit, et même dès le moment que j'aperçois, dans ce que je dis ou dans ce que je fais, quelque recherche de moi-même, je cesse d'agir ou de parler ainsi. Mais je suis tout pétri de boue, et j'éprouve que je fais à tout moment des fautes, pour n’agir point par grâce. Je me retranche à m’apetisser1 à la vue de ma hauteur. Je tiens à tout d'une certaine façon, et cela est incroyable ; mais, d'une autre façon, j'y tiens peu, car je me laisse assez facilement détacher de la plupart des choses qui peuvent me flatter. Je n'en sens pas moins l'attachement foncier à moi-même. Au reste, je ne puis expliquer mon fond. Il m’échappe, il me paraît changer à toute heure. Je ne saurais guère rien dire qui ne me paraisse faux à un moment après. Le défaut subsistant et facile à dire, c’est que je tiens à moi, et que l'amour-propre me décide souvent. J'agis même beaucoup par prudence naturelle et par un arrangement humain. Mon naturel est précisément opposé au vôtre. Vous n'avez point l'esprit complaisant et flatteur, comme je l'ai, quand rien ne me fatigue ni ne m’impatiente dans le commerce. Alors vous êtes bien plus sèche que moi ; vous trouvez que je vais alors jusqu'à gâter les gens, et cela est vrai. Mais quand on veut de moi certaines attentions suivies qui me dérangent, je suis sec et tranchant, non par indifférence ou dureté, mais par impatience et par vivacité de tempérament. Au surplus, je crois presque tout ce que vous me dites : et pour le peu que je ne trouve pas en moi conforme à vos remarques, outre que j'y acquiesce de tout mon cœur, sans le connaître, en attendant que Dieu me le montre ; d'ailleurs je crois voir en moi infiniment pis, par une conduite de naturel, et de naturel très mauvais. Ce que je serais tenté de ne croire pas sur vos remarques, c'est que j'ai eu autrefois une petitesse que je n'ai plus. Je manque beaucoup de petitesse, il est vrai ; mais je doute que j'en aie moins manqué autrefois. Cependant je puis facilement m'y tromper. Vous ne me mandez point si vous avez reçu des nouvelles de N... Si vous en avez, pourquoi ne m'en faites-vous point quelque petite part ?

Fénelon (Gosselin), t. VIII, p. 589, lettre qui est probablement adressée à Mme Guyon elle-même selon Masson approuvé par Orcibal et nous-mêmes.

1Rendre plus petit.

68. À Fénelon. 13 ou 14 juin 1689.

« Dieu opérera Lui-même en vous ce qu’Il me fait vous dire.»

Lorsque je vous mande les choses, je ne prétends pas qu’il [n’] y ait pour vous aucun travail. Je vous écris ce qu’on me fait vous écrire sans hésiter : recevez-le comme Balaam reçut ce que Dieu lui fit dire par la bouche de l’ânesse1. Ce qu’il faut donc que vous sachiez, c’est qu’il n’y a rien à faire pour vous que d’acquiescer à ce que l’on vous dit ; et Dieu opérera Lui-même en vous ce qu’Il me fait vous dire, sans que vous examiniez si vous pouvez et voulez cela. Dieu me fait dire les choses afin que vous les sachiez et connaissiez, et non afin que vous y travailliez : c’est Son ouvrage, où vous ne devez pas mettre la main. Je ne connais pas que vous résistiez à Dieu en nulle manière ; au contraire votre souplesse me plaît infiniment. N’allez pas me dire que vous ne vouliez pas me faire souffrir, car ce n’est pas vous, c’est Dieu, qui a ménagé les choses de manière qu’il n’y a rien au monde que je ne fusse prête de souffrir pour vous. Il faut tout laisser faire à l’amour. Ma grande lettre2 vous a suffisamment répondu, sans savoir ce que vous me manderiez.

- Dutoit, t. V, Lettre XXXIV, p. 287-288 - Masson, Lettre LXVIII, p.167

1Nombres, 22, 28 et sv.

2Perdue, à ce qu’il semble.

69. De Fénelon. 14 juin 1689.

Sur l’éducation des filles. Sécheresse tranquille.

Je ne vois rien à ajouter à votre mémoire pour mademoiselle votre fille, puisqu’elle est disposée comme vous la représentez. Elle aura peut-être dans la suite des peines qu’elle ne sent pas encore. Et, si le goût du monde la prenait, il faudrait qu’elle s’attendît de trouver en vous une mère qui ne serait pas surprise de sa faiblesse et qui y compatirait, sans la flatter pour son naturel indolent : il pourra par la grâce se tourner en paix et recueillement. Mais il faut craindre la mollesse et l’oisiveté si dangereuse aux femmes. Il faut même l’accoutumer à une action réglée et vigoureuse pour la conduite de toute une maison, dont elle sera chargée1. Continuez à vous faire aimer d’elle, en sorte que, si elle avait une faiblesse à découvrir, vous fussiez la personne à qui elle aimât mieux en faire la confidence.

Quand revenez-vous donc ? Je vois bien que ce n’est pas sitôt, je n’ai rien de nouveau à vous dire sur moi. Je sens seulement que mon cœur se dessèche, comme on voit certains malades de langueur, dont la maigreur augmente ; mais je ne souffre rien que la sécheresse, et mon état est assez tranquille. Votre lettre sur le songe me réjouit. Pourvu que la volonté de Dieu se fasse, c’est assez. Je ne suis pas d’un degré à être pour vous comme vous êtes pour moi, mais je ne sens rien en moi qui ne soit uni à vous sans réserve, et je ne l’ai jamais été tant à rien en ce monde depuis que j’y suis. Ce 14 juin.

- Dutoit, t. V, LXXV, p. 415-416 - Masson, LXIX, p. 168 sq. - Jean Orcibal, Correspondance de Fénelon, tome II, Paris, Klincksieck, 1972, Lettre 64.

1Jeanne-Marie Guyon n’était guère qu’une enfant, puisqu’elle était née le 4 juin 1676. Dans sa lettre du 15 juin sa mère rectifiera l’idée qu’elle avait elle-même donnée de son caractère.

70. À Fénelon. 15 juin 1689.

« …il me semble que, si je pouvais être une heure auprès de vous en silence, que votre cœur s’en trouverait bien. »

L’indolence, dont je vous ai parlé, de ma fille n’empêche ni sa pénétration, ni qu’elle ne veuille être toujours occupée, mais elle craint ce qui gêne. Elle me disait il y a deux jours, qu’en disant ses prières vocales, que ses yeux se fermaient, et qu’elle a peine à poursuivre et qu’elle se sent recueillie. Elle persiste toujours à me prier de ne la point engager si jeune1. Je prendrai toujours vos avis sur ce qui la regarde, comme sur tout le reste.

Je n’ose vous dire qu’il me semble que, si je pouvais être une heure auprès de vous en silence, que votre cœur s’en trouverait bien. Je le souhaite, et il y a même quelques jours que j’ai pour cela une tendance assez forte. Vous en connaîtrez les effets. Mandez-moi si j’ose espérer ce bien. En ce cas, je me servirai de la Providence qui oblige M. de N. d’aller à Paris pour des procès, et je n’attendrai point le voyage de B[eynes. Mandez-moi votre pensée sans regard [sic] et avec autant de simplicité que je vous écris. Je sens à l’heure que je vous parle, qu’il faut que je vous voie encore, que Dieu le veut, et que vous en avez besoin. Ordinairement je ne sens rien pour vous quoique je sache que vous m’êtes plus que nul autre, mais Dieu m’éveille quelquefois très fort et avec une tendance [sic] de toute l’âme que je ne saurais vous exprimer. C’est alors que sans savoir ce que je dis, je m’écrie : Ô mon fils ! Que Dieu me consume tout entière !

Je vous assure que la volonté de Dieu s’accomplira dans toute son étendue. Je Le sens et je Le connais, et les desseins qu’Il a sur votre âme. Il me faisait même comprendre qu’Il voulait que je vous dise toute chose, afin que cela vous servît un jour de témoignage pour Lui-même. Et sur ce qu’il m’était venu une pensée sur ce que Notre Seigneur m’obligeait à vous dire toutes choses dans ma simplicité, puisqu’Il vous conduisait par la foi la plus nue, deux choses m’ont été mises dans l’esprit : la première, que Dieu voulait que cela fût dans la suite un signe pour confirmer votre expérience, - et ce passage me frappa que les enfants d’Israël, qui avaient connu les merveilles du Seigneur, persévérèrent jusqu’à la fin2, - et [la seconde] que Dieu vous destinait pour Lui conduire un peuple tout singulier.

Mais quoique vous êtes destiné à la mort, et que la mort doit venir, votre sécheresse n’est pas mortelle. Elle vient d’une autre cause. L’on ne peut être plus à vous que j’y suis, d’un cœur vraiment maternel. La charité de Jésus-Christ me presse. Ce 15 juin 1689.

- Dutoit, t. V, lettre LXXVI, p. 417 - Masson, Lettre LXX, p.169.

1Il s’agissait déjà du mariage avec le comtede Vaux ; Jeanne-Marie Guyon avait alors treize ans.

2Allusion au séjour de quarante années dans le désert.

71. À Fénelon. 15 juin 1689.

De la véritable purification de l’âme. Raison de la destruction totale et ce qu’elle recouvre.

Dieu seul veut tout opérer chez vous et, quoiqu’Il veuille bien Se servir de Sa créature pour vous montrer la voie par laquelle Il veut que vous marchiez, je puis vous assurer que c’est cependant Lui seul. Il a si fort détruit cette créature qu’Il vit, agit et opère seul en elle et qu’elle aimerait mieux mourir mille fois que de se mêler de l’ouvrage qu’Il fait par elle, Lui cédant si absolument toutes choses qu’il me semble qu’Il peut et veut seul en moi. Tout mon soin, sans soin, c’est de Lui obéir aveuglément dans tout ce qu’Il exige de moi. J’espère qu’Il ne permettra pas que je gâte Son ouvrage et que je barbouille avec un misérable pinceau l’excellent tableau qu’Il veut faire en vous, qui n’est autre que l’image de Jésus-Christ dans toute sa beauté.

Dieu vous a créé à Son image, c’est-à-dire que le Verbe, qui est l’image de Son Père, était représenté en vous au naturel ; mais le péché avant votre naissance avait tellement effacé cette belle image et l’avait si fort imprimée de ses caractères qu’elle ne paraissait plus. Quoiqu’elle fût effacée de la sorte, il restait cependant dans le plus intime de l’âme un caractère de la Divinité qui, étant dans l’essence de l’âme, ne peut jamais être détruit à moins que cette créature ne rentrât dans son premier néant, ce qui est absolument impossible parce qu’il faut que, dans tous les lieux où ce caractère de ressemblance a été une fois imprimé, il y subsiste, portant avec lui cette qualité de rendre l’âme immortelle. Mais comme pour réparer une image défigurée, il faut effacer les malheureux caractères qui l’ont couverte et rendre tous les traits à celle qui était effacée, il a fallu que Jésus-Christ Lui-même soit venu sur la terre Se faire homme afin de réimprimer tout de nouveau en l’âme les caractères effacés par le démon.

Cela a donc été l’ouvrage de Jésus-Christ sur terre. Le Verbe ne pouvait voir en l’homme Son image détruite, parce qu’Il ne pouvait vouloir cela par rapport à Lui-même. C’est ce qui Lui a donné cet extrême empressement de Se faire homme et cette action, quoique toute libre en Dieu, Lui est devenue comme nécessaire, parce que, ayant imprimé Son image dans l’homme, Il ne pouvait vouloir que cette image fût pour jamais perdue. C’est ce qui a porté le Verbe à nous aimer avec tant d’excès, et c’est ce qui fait Son extrême douleur sur la perte des hommes. Un père qui se serait reproduit dans un fils qui serait sa vive image, l’aimerait plus que tout autre : aussi le Verbe a-t-Il été si passionné de la nature humaine, parce qu’Il s’aime nécessairement Soi-même, que Son amour a été jusqu’à cet excès de Se faire homme pour le rendre Dieu. Il a voulu épouser cette nature humaine afin qu’elle Lui fût unie d’une manière si étroite qu’étant devenue, en Lui, une même personne avec le Verbe, elle ne pût jamais perdre les caractères de ce Verbe confondu avec elle dans une unité parfaite.

Or comme tous les hommes portent en eux ce caractère du Verbe, caractère ineffable de la Divinité, et qu’il a fallu que le Verbe, image du Père dont l’homme est fait aussi l’image, soit venu Lui-même, comme on vient de le dire, - vu que c’était à Lui de droit de racheter l’homme et après le paiement de sa rançon de le rendre vraiment homme, c’est-à-dire caractérisé du Verbe -, aussi tout ce que prétend le plus Jésus-Christ est de s’exprimer en nous et de faire en nous une copie vivante de Lui-même. Voilà ce qui Le passionne le plus, et c’est l’ouvrage qu’Il prétend faire en nous, comme Il a seul le droit de le faire.

Mais de quelle manière ? C’est en S’imprimant Lui-même dans l’homme. Comme une personne qui s’imprimerait dans la cire ferait une figure plus parfaite de soi que tous les peintres de l’univers, et que s’il pouvait animer cette cire, chacun prendrait la copie pour l’original, de même si nous étions bien animés de Jésus-Christ, on nous prendrait pour des Jésus-Christ mêmes. La raison, selon quelques-uns, pour laquelle Notre Seigneur étant sur la terre n’a point permis que l’on fît Son portrait, était pour nous apprendre par là qu’il Le fallait chercher dans l’homme chrétien, que c’était là où Il voulait qu’on Le trouvât peint au naturel, et qu’il fallait que le chrétien fût comme une toile d’attente sur laquelle Il Se pût imprimer.

De là il vous est aisé de conclure que ce n’est point votre ouvrage, mais l’ouvrage de Dieu qui se doit faire en vous, et que vous ne pouvez contribuer à cet ouvrage qu’en demeurant ferme et immobile entre les mains de Dieu, mais pourtant assez flexible pour vous laisser tourner, baisser et hausser comme il Lui plaît. Car si vous vouliez mettre la main à l’œuvre, vous feriez comme un enfant mal instruit qui, voulant travailler à l’ouvrage d’un excellent peintre, ne servirait qu’à le gâter, ou qui même, se contentant de pousser seulement la main du peintre, ne lui ferait faire que de faux traits.

Ceci est la source du peu de perfection qu’il y a dans le christianisme. Tous les hommes, entêtés de l’amour d’eux-mêmes, se sont faussement persuadés que la multitude de leurs œuvres opérait leur salut : c’est pourquoi ils se fatiguent tous dans la multiplicité de leurs voies, sans jamais dire : demeurons en repos1. Dieu leur en fait Lui-même le reproche. Il n’en serait pas de la sorte s’ils pouvaient bien comprendre que tout leur travail doit être de laisser faire Dieu2 et d’arrêter les saillies présomptueuses d’une nature précipitée pour, par un amortissement continuel, donner lieu au Dieu-Verbe de Se retracer en nous et de S’y imprimer de nouveau : ce qu’Il ne fera point d’une autre manière qu’en S’y imprimant et S’y exprimant Lui-même. Et c’est en faisant cela qu’Il nous donne la vie.

Il me semble qu’Elisée couché sur le corps de l’enfant mort et raccourci sur cet enfant3, est une belle figure de ce que Notre Seigneur me fait vous dire. Sitôt que l’image de Jésus-Christ est retracée au naturel, c’est alors que cette image est rendue vivante d’une vie immortelle.

Vous voyez donc que l’ouvrage de notre salut n’est autre que la formation de Jésus-Christ, et qu’elle se doit faire par Lui-même. Or afin de le faire par Lui-même et pour le faire avec plus de promptitude et de facilité, Il envoie Son Esprit qui est un feu. Le pur Esprit est feu : c’est pour fondre cette image, afin que Jésus-Christ la réimprime de nouveau de Ses caractères et qu’Il les rende ineffaçables. Vous voyez que l’âme ne contribue à l’un et à l’autre de ces ouvrages qu’en laissant faire, et qu’ainsi elle ne peut être trop convaincue de la nécessité de laisser opérer Dieu en elle en pure et nue souffrance, sans se mêler de rien.

Mais comme il y a en cette réparation deux choses, l’une de détruire dans l’homme le caractère du démon, buriné si avant par le péché qu’il est presque entièrement ineffaçable parce qu’il est comme identifié avec la nature, et l’autre de graver ou imprimer de nouveau l’image de la Divinité, il est aisé de concevoir qu’il doit y avoir deux sortes d’opérations pour achever cet excellent ouvrage, qui est le plus grand que Dieu puisse jamais faire hors de Lui : l’une destructrice, et l’autre réparatrice.Dieu commence par détruire, puis Il s’établit Lui-même sur les ruines de la propriété et de la nature corrompue.

Mais de quelle manière le fait-Il ? Rien n’est plus admirable que l’économie de Sa Sagesse : Il fait d’abord un échantillon ou un modèle de ce qu’Il veut faire afin que l’homme, frappé de la beauté de Son dessein par l’avant-goût qu’Il lui en donne, le laisse faire et apprenne qu’Il ne peut contribuer à un ouvrage tout divin qu’en se taisant et cessant tout travail. Lorsque l’homme est assez heureux pour comprendre cela, c’est alorsque Dieu ravi le caresse et le comble de biens, car Il trouve si peu d’hommes assez souples et assez petits pour Le laisser faire que, fatigué de voir Son ouvrage plutôt effacé par la précipitation d’une créature trop active qu’il n’est commencé, Il se contente d’écarter le démon et d’empêcher par Sa grâce que cette créature ne se perde tout à fait, réservant dans l’autre vie un feu propre à faire sur ces créatures, qui ne pourront plus agir, ce qu’elles n’ont pas voulu laisser faire lorsqu’elles étaient sur la terre. Ô homme présomptueux et insensé ! Que ne te reposes-tu d’un travail si infructueux ? Et que ne cèdes-tu à ton Dieu tous les droits que tu as sur toi-même ? Et tu trouverais en cela ton bonheur et ton salut ?

L’économie de la Sagesse dans l’œuvre que Dieu veut faire est telle : Il commence par donner à l’âme un avant-goût de ce qu’Il veut faire. Et comment en use-t-Il ? Il fait comme un essai : Il purifie l’âme de ce qu’elle a d’entièrement opposé à Lui, qui est le péché mortel ; ensuite Il S’approche d’elle, et c’est par Sa présence qu’Il lui donne cet échantillon comme un gage de ce qu’Il veut faire. Comme une personne qui voudrait se représenter au naturel et se peindre soi-même, ne ferait autre chose qu’en s’approchant d’un miroir s’y représenter au naturel, de même Jésus-Christ, Verbe divin, par une bonté infinie ne fait autre chose que Se rendre présent à l’âme, déjà purifiée de ce qu’il y a d’opposé à Dieu, je veux dire du péché mortel.

C’est alors que l’âme commence à goûter au-dedans d’elle-même la présence de son Dieu qu’elle n’avait point encore comprise. Et ravie qu’elle est d’une si agréable surprise, elle s’écrie avec saint Augustin : « Ô mon Amour, je vous croyais si loin, et vous étiez si proche4 ! ». C’est dans le goût de cette divine présence qu’il lui est enseigné dans le secret et sans bruit de parole, qu’il faut modérer son activité.

Dieu Se sert de cette douce et suave présence pour modérer son action et pour l’endormir peu à peu à toute activité, comme s’Il voulait l’imprimer de Lui-même dans ce sommeil et qu’il fallût pour en venir à bout lui ôter par ce moyen son activité : Il l’endort par ce breuvage délicieux et l’enivre, mais d’une ivresse délicieuse qui pourtant n’est point encore le vin mixtionné5 de myrrhe. Et comme une personne ivre demeure interdite à toute action, aussi une âme qui, comme l’Epouse, est entrée dans les divins celliers, demeure interdite et étonnée, impuissante de parler et d’opérer6. Ceci est fort délicieux, parce que Dieu veut par là S’attirer l’âme, la prendre et l’engager si fort par les divins attraits qu’elle ne puisse plus reculer. Il ne fait donc autre chose que de Se rendre présent à cette âme comme devant une glace.

Mais comme lorsque la personne qui se représente dans un miroir se retire, il n’en reste rien, de même lorsque Dieu Se cache, il ne reste plus de trace à l’âme de cette divine présence. Cependant comme cette présence est pleine de suavité, il en reste à la volonté, qui est comme la bouche de l’âme, une certaine saveur qu’elle tâche de savourer encore : c’est comme un petit enfant, qui après avoir tété, suce ses petites lèvres et les presse ; mais après peu de temps, voyant que plus il suce, plus il perd ce reste de saveur, il s’attriste et s’afflige, il cherche partout cette nourriture délicieuse qui lui convient uniquement, il est même tout languissant si on ne la lui donne pas bientôt. Cet enfant s’afflige, il est vrai, de la perte de cette nourriture ; cependant il n’en peut prendre d’autre : l’âme aussi éprouve la même chose. Tous les efforts faibles et languissants de sa volonté ne lui rendent pas cette nourriture (autant délicieuse que délicate) que lui donne cette divine présence, qui est pour elle un lait bien savoureux. Elle cherche si quelque autre nourriture lui pourra convenir, mais sa recherche est inutile : tout lui est rendu insipide. Elle comprend qu’il n’y a plus d’autre nourriture pour elle que ce lait, qu’elle ne peut rien faire pour l’avoir et qu’elle ne peut que le recevoir lors qu’on le lui donne. Cela fait qu’elle commence à devenir patiente ou passive, et qu’elle suit ce conseil du Sage : qu’elle souffre les suspensions et les retardements des consolations, et par là sa vie croît et se renouvelle7.

Vous voyez donc bien que tout s’opère dans les commencements par le goût et l’expérience de la présence de Dieu, et que même, dès ce temps, rien ne s’opère que par cette patience ou cessation d’opération. Jésus-Christ ne dit-Il pas : Vous possèderez vos âmes par la patience7a ? Cette patience ne s’entend pas seulement ici de la souffrance, mais cette patience est proprement la passiveté qui fait posséder son âme dans la paix. Car de même qu’une glace mouvante ne reçoit point au naturel l’image qui lui est présentée, et que l’eau agitée ne prend point l’image du soleil, de même aussi l’âme pleine de sa propre action, loin de s’aider, ne fait que se nuire dans l’ouvrage de sa perfection.

Nous disons donc que, dans le commencement, rien ne s’opère pendant longtemps dans l’âme que par la présence de Dieu en foi savoureuse. Je l’appelle de cette sorte pour la distinguer d’un état qui suit, que l’on appelle celui de foi obscure et nue8, et aussi d’un autre état, qui ne fait rien à mon sujet, puisqu’il n’est point pour vous ni pour toutes les âmes que Dieu veut beaucoup avancer et perdre sans aucune réserve, qui est un état lumineux en espèces, visions, représentations, extases, etc.

Cette âme est donc conduite par une présence délicatement savoureuse, car dans l’âme dont je parle, c’est moins par une saveur beaucoup sensible qu’elle est conduite, que par une douceur délicate, paisible et tranquille. Dieu attire l’âme par là ; et l’ayant instruite et rendue passive et assez forte pour porter les autres opérations, Il Se retire peu à peu, Il Se cache et la laisse toute languissante, sans envie cependant de se remuer, ni même de chercher de la force et de la vigueur. Sa volonté accoutumée à un mets si délicat, ne peut trouver de nourriture ailleurs et n’en peut même vouloir. Elle ne peut désirer (d’un désir efficace) cette nourriture qu’elle sent bien lui manquer : il ne lui reste qu’une tendance langoureuse pour ce qui lui convient. Et ce n’est point une volonté, mais un besoin de ce sans quoi l’âme se trouve sèche et aride, comme l’éprouvait David : c’est comme une terre sans eau qui se dessèche insensiblement9.

Cet état instruit l’âme. Et comment l’instruit-il ? C’est que la vie lui est rendue par le retour de cette présence délicate : alors elle est instruite et du moyen dont Dieu veut Se servir pour la communiquer, et de l’état de l’âme privée de sa seule subsistance. Cela lui fait connaître aussi que tous autres moyens sont consommés pour elle. Dieu revient, et Il Se retire. Et par ces alternatives Il sèvre cette âme et la fortifie en secret, l’affaiblissant cependant au-dehors, pour porter son opération de destruction.

Il vous est facile, en suivant ce que je vous ai dit, de voir que tout le premier état de la foi que j’appelle savoureuse, s’opère par cette présence délicate et paisible, et que ce même degré ou état se consomme par les alternatives de goût et de privation. C’est ce dont Dieu Se sert pour apprivoiser l’homme, le rendre souple et pliable sous Sa main. Et comme Il lui donne par cette présence savoureuse un avant-goût de Sa possession réelle et permanente, Il lui donne en même temps par cette privation un échantillon de ce qu’Il opère par la destruction.

Dans le second état de la foi, elle s’appelle nue et ténébreuse parce que la demeure du Seigneur est toute environnée de ténèbres et que Son trône est inaccessible1 Celui qui portait l’âme avec un amour infini, ne Se laisse plus toucher. Pourquoi ? Parce qu’il veut dénuer l’âme de tout soutien et de tout appui pour la détruire, et que, ce soutien étant le plus fort quoique le plus délicat, s’il restait, l’homme ne serait jamais détruit.

Mais pourquoi détruire cet homme ? N’est-ce pas assez de le rendre heureux par le goût de cette divine présence ? Et puisque le dessein de Dieu n’est que de retracer en l’homme Son image, S’y représentant comme dans un miroir, n’est-ce point assez de cela ? Pourquoi toutes ces destructions et ces renversements qui semblent détruire ce que Dieu avait fait dans ces commencements ? En voici tout le secret. Cette âme avait bien été lavée et purifiée de ce qu’il y avait en elle de l’image du démon ; et Dieu, - qui ne désire autre chose que de S’y retracer, n’attendant pas qu’elle soit toute pure pour venir Se présenter à elle et l’engager par Ses charmes à Le laisser faire en elle ce qu’il Lui plaît, - était venu, à la vérité, lui communiquer un échantillon de Sa gloire ; mais c’est une gloire vacillante, c’est plutôt une image de l’image que l’image même. Jésus-Christ veut être tout vivant en cette âme : Il ne Se contente point de Se peindre de loin et en superficie, Il veut que cette âme devienne un autre Lui-même et, afin que cette copie soit sans défaut et qu’elle ne puisse plus être défigurée par le démon, Il veut la changer en Lui-même. Or comme nous avons dit qu’il restait dans cette image lavée et purifiée un caractère de l’image du démon, un reste, dis-je, de cette image, qui est comme identifié avec elle et que nul ne peut ôter que Jésus-Christ même, il faut donc que ce soit Lui qui l’ôte ; et c’est pour l’ôter qu’Il rompt et brise cette image là où il restait encore ces vestiges de l’image du démon. Ces vestiges sont la propriété.

Mais, ô Amour, vous brisez aussi ce qui était de Vous et ce qui restait de Vos linéaments ! Oui, dit l’Amour, il faut que Je brise, que Je détruise dans cette image Mes propres caractères, parce qu’ils sont mêlés avec ceux du démon : après que J’aurai tout détruit, Je ferai une nouvelle créature qui ne portera plus d’autres caractères que les Miens. Ce sont les âmes qui seront marquées Tau11, durant que tout le reste des hommes porte les caractères de la Bête, de cette Bête qui a les cornes de l’Agneau, mais qui parle comme le Dragon : elle a quelque ressemblance de Jésus-Christ, mais comme elle n’est pas caractérisée de Lui, elle parle, comme le Dragon, vanité et mensonge12.

Jésus-Christ commence donc par Sa force et Sa puissance de renverser toute la beauté de cette âme, comme dit si bien le Prophète : Il m’a ôté toute ma beauté13. Ensuite Il la noircit et la décolore : decoloravit me Sol14. Puis Il la brise car Il commence à lui ôter toute facilité et toute force pour le bien, toute envie même de le pratiquer. Et il faut qu’elle soit fidèle à se laisser tout ôter. Après Il la noircit et la salit. C’est alors qu’elle doit dire : Ne me considérez point pour ma noirceur15. Il ne faut pas juger d’elle par l’apparence, mais il en faut laisser le jugement à Dieu. Il ne faut pas alors juger de soi-même, ni se regarder, ni vouloir mettre la main pour se purifier, ce qui est ici d’une extrême conséquence et sur quoi l’on a peine à se résoudre : voulant toujours se purifier, on ne fait que se salir davantage. Mais je suis noire ; pourquoi ne pas contribuer à me blanchir ? Vous êtes noire, mais vous êtes belle16, puisque vous êtes comme Dieu veut que vous soyez. Toute autre blancheur serait un fard qui ne plairait point à votre Epoux. Vous voyez qu’il faut alors changer de batterie pour la purification et ne plus rien faire de ce que l’on a accoutumé de faire jusqu’alors. Laissez-vous noircir : le fer se noircit et rougit au feu lorsqu’on veut le nettoyer ; sans cela il ne serait jamais feu et ne perdrait jamais sa rouille. C’est un secret connu de Dieu seul et qu’Il faut que vous appreniez que celui de vous laisser salir lorsque Dieu, pour Son plaisir et pour vous faire devenir en Lui une nouvelle créature, en usera de la sorte.

Après cela, Il brise, Il fond, Il détruit tout : il ne reste pas le moindre caractère de modèle de la Divinité. Ce n’est toutefois que le modèle qui est détruit, et non l’ouvrage de la réparation, qui ne se fait que par la destruction du modèle.

Mais si tous ces divins traits semblent brisés par la main de l’excellent Ouvrier, il y a en cela plusieurs avantages, puisqu’Il ne le fait que pour Son plaisir, que pour vous rendre une nouvelle créature en Lui, et que par cette destruction tous les caractères du démon sont effacés et détruits pour jamais. Pour être fait une nouvelle créature en Jésus-Christ il faut que tout ce qui est de l’ancienne soit détruit, et que tout soit rendu nouveau17. Mais comme l’on ne peut détruire ce qui est mauvais sans ôter ce qui est bon, à cause du mélange qui s’est fait de l’un et de l’autre, il faut nécessairement que la destruction soit totale, sans quoi, nous serions toujours caractérisés du démon, et toujours soumis à sa puissance, parce que le caractère de la principauté est l’image gravée du prince : partout où le démon trouve ses caractères, il y a droit. Jésus-Christ n’est absolument souverain que sur l’homme qui ne porte plus aucun trait du démon : c’est pourquoi il est écrit qu’il [l’homme] porte sur son épaule la marque de la principauté18 : cela veut dire qu’ayant mérité par la mort de la croix le salut des hommes et de retracer en eux Son image, Il a obtenu d’imprimer sur ces mêmes hommes les caractères de Sa principauté, Se les assujettissant. C’est en ce sens qu’Il est venu pour être Roi19 et qu’Il a dit que le prince du monde était détruit20 : Il ne peut régner que sur la destruction.

C’est là toute l’économie de la grâce ; et quiconque s’imagine cent sortes d’inventions et de pratiques de dévotion pour se sanctifier, quelque savant qu’il soit, il ignore la science des saints et les principes fondamentaux de la religion. Vous êtes à couvert de cela, vous à qui Dieu a donné les prémices de Son Esprit, vous qu’Il a rendu docile, en qui Il a mis les marques de la filiation divine et qu’Il a appelé à l’adoption des enfants. Mais je vous conjure d’être encore plus persuadé qu’il faut que la destruction soit totale et sans nulle exception : je dis nulle, parce qu’elle ne sera pas selon vos idées et qu’elle les trompera toujours, ne pouvant pénétrer autrement que par votre expérience la profondeur des secrets de Dieu, et combien ses routes sont inaccessibles à l’esprit humain : O altitudo, etc.21

Quoiqu’il y ait bien des choses impénétrables et qu’il faille que tous les hommes soient détruits, chacun pourtant a son moyen particulier. Je comprend le vôtre, par la miséricorde de Dieu ; cependant il m’est imposé silence là-dessus parce que Dieu est jaloux, quoiqu’Il veuille et ordonne que je vous dise une infinité de choses. S’Il ne veut pas que je vous dise celle-là, Il veut que je vous aide à y marcher, que je vous porte même sur mes bras et dans mon cœur, que je me charge de vos langueurs et que j’en porte la plus forte charge. Je le veux : j’aime mon joug avec une tendresse infiniment plus grande qu’une mère ne porte son enfant dans son sein. Je puis vous dire que Dieu m’a associée à votre égard à Sa paternité divine, de laquelle toutes les autres paternités dérivent. Je vous aime du même amour qu’Il vous porte : c’est pourquoi je ne fais nulle difficulté de vous le dire. Je ne trouve plus chez moi d’autre cœur pour vous que le cœur de Dieu, et il me semble que c’est ce cœur de Dieu en moi qui doit vous communiquer tout bien et porter tous vos maux. Oui, cela est de la sorte, et l’on veut que je vous le dise.

Ce que l’on veut aussi que je vous déclare, c’est que vous ne serez point conduit par les fortes croix22, par les peines violentes, mais par les faiblesses des enfants. C’est cet état d’enfance qui doit être votre propre caractère : c’est lui qui vous donnera toutes grâces. Vous ne sauriez être trop petit, ni trop enfant : c’est pourquoi Dieu vous a choisi un enfant pour vous tenir compagnie et vous apprendre la route des enfants23. Soyez donc petit et docile comme un enfant : ne cherchez point d’autre disposition que celle-là, vous n’avez rien à faire ni à chercher hors de là, tout s’opère chez vous par là. Si vous ne devenez point comme un enfant, vous n’entrerez pas au royaume des cieux24. Ce qui sanctifie les autres ne vous sanctifie pas : il n’y a que le moyen particulier qui le puisse faire dans l’ordre divin, car encore un coup, soyez assuré qu’outre la conduite générale de destruction, il y a la conduite particulière pour chaque âme.

Oubliez donc, je vous en conjure, tout ce qui est de l’homme fait pour devenir un enfant nouvellement né, car c’est uniquement ce que mon Maître veut de vous. Et, comme le petit enfant ne prend aucun soin ni souci de soi-même, il faut que vous vous oubliiez entièrement et que vous perdiez même un je ne sais quoi dans les choses, lorsqu’on vous le dit, qui est : je ne veux que la volonté de Dieu. Un enfant ne sait pas s’il ne veut que cela : il laisse faire de lui tout ce que l’on veut, il ne sait pas même raisonner sur ce que l’on veut et que l’on fait de lui. Si cet enfant tombe, il ne se relève que lorsqu’on le lève ; s’il est sale, il ne peut se nettoyer lui-même ; il n’a plus d’yeux pour pouvoir discerner ; il n’a nulle crainte, ni aucune peine. C’est donc là ce que Dieu veut à présent de vous.

Et, pour revenir à ce que j’ai quitté, je dis que, lorsque Dieu renouvelle en nous Son image, Il fond25 cette âme, pour ainsi parler, afin de la faire changer de forme et la mouler sur Lui-même. Il la change et la transforme en Lui : alors elle ne vit plus, mais Il vit en elle. Cette opération de détruire et de former Jésus-Christ est attribuée au Saint-Esprit. C’est pourquoi il est écrit : Il enverra le feu devant Sa face26, c’est-à-dire Il enverra son Esprit devant Son Verbe afin que l’Esprit brûle et détruise tout et que, par cette fonte, Il forme en nous Jésus-Christ, et que Jésus-Christ nous change en Lui-même d’une manière ineffable. Cet Esprit saint est donc l’Esprit destructeur, et Jésus-Christ est le réparateur ; mais Il ne répare que ce qui a été détruit. Cet Esprit est le consommateur de toutes choses27 : c’est pourquoi il est dit que Jésus-Christ rendit l’esprit en disant : tout est consommé, pour nous apprendre que cet Esprit consomme tout. Dieu est un feu dévorant.

Je ne vous parle point de cette nouvelle vie de Jésus-Christ : cela serait d’une étendue infinie. Il suffira que, lorsque vous en vivrez, vous connaîtrez toutes choses. Mais, avant ce temps, bien que cet Esprit destructeur vous doive enseigner toute vérité, Il ne vous l’enseignera que [par] la destruction de tout nous-mêmes, qui est de détruire le mensonge et la vanité, puisque tout homme vivant est un abîme de vanité.

Que cette vie, qui ne s’acquiert que par la mort, est heureuse ! C’est où je vous invite : ce sera là où vous me connaîtrez comme je vous connais ; en un mot, ce sera là où tout sera consommé dans une unité parfaite.

Il y a plus de huit ans qu’après vous avoir vu en songe28, je vous cherchais dans toutes les personnes que je voyais, je ne vous trouvais point : vous ayant trouvé, j’ai été remplie de joie, parce que je vois que les yeux et le cœur de Dieu sont tout appliqués sur vous, et Son Verbe et Son Esprit. Je ne vous fais point d’excuse, car il faut que j’obéisse sans réplique à mon Maître : Il me donne bien de l’envie de vous voir, Il a du dessein en cela. L’après-dîner, je me suis sentie tout à coup saisie d’un je sais quoi de très fort : il m’a fallu retirer à part, quoique assez proche du repas, pour donner essor à mon cœur qui crevait. Il me semblait que ce qui m’était donné pour vous dans ce moment, ne trouvant pas assez d’issue, était comme une eau qui tourne et qui enfin redonde29 sur elle-même, en sorte que le cœur ne peut tout porter : il désire toujours plus s’écouler dans le vôtre. Ce 15 juin 1689.

- Dutoit, t. II, Disc. XVIII intitulé « De la véritable purification de l’âme », p. 114-128 ; les six avant-derniers paragraphes, Lettres chrétiennes et spirituelles. Nouvelle édition [par J.-Ph.Dutoit-Mambrini], Londres [Lyon], 1768, t. III, Lettre LXXXII, p.345-349 - Masson, Lettre LXXI, p. 171-176. 

1Isaïe, 57, 10.

2Ps., 37, 5.

3IV Rois, 4, 34-35 : « …il monta sur le lit et se coucha sur l’enfant. Il mit sa bouche sur sa bouche […] et il se courba sur l’enfant, et la chair de l’enfant fut échauffée. - […] alors l’enfant bâilla sept fois, et ouvrit les yeux. » (Sacy).

4Confessions, VI, 1.

5Mêlé de : Dénominatif rare (v. tr. 1530). (Rey).

6Voir Cant., 2, 4.

7Ecclésiaste, 2, 3 .

7aLuc, 21, 19.

8« La foi nue est une foi sans nul témoignage ni appui pour la raison et pour l’esprit » (Mme Guyon, Commentaire de l’Exode, II, 23-25, Ancien Testament, op. cit. t. I, p. 239).

9Ps., 143, 6.

10Ps., 17, 12-13 : « …il s’et envolé… - Il a choisi sa retraite dans les ténèbres… » (Sacy). Souvent cité (4 fois).

11Ezéchiel, 9, 4. « …marquez un thau sur le front des hommes qui gémissent, et qui sont dans la douleur de voir toutes les abominations qui se font au milieu d'elle. - Et j'entendis ce qu'il disait aux autres : Suivez-le et passez au travers de la ville, et frappez indifféremment [...] - mais ne tuez aucun de ceux sur le front desquels vous verrez le thau écrit…» (Sacy).

12Apoc., 13, 11.

13Job, 19, 9.

14Cant.,1, 5.

15Cant., 1, 4.

16Cant., 1, 4.

17II Cor., 5, 17.

18Isaïe, 9, 6 : « Car un petit Enfant nous est né, et un fils nous a été donné. Il portera sur son épaule la marque de sa principauté, et il sera appelé l’Admirable, le Conseiller, Dieu, le Fort, le Père du siècle futur, le Prince de la Paix. » (Sacy).

19Jean, 18, 37.

20Jean, 12, 3.

21Rom.,11, 33 : « O altitudo divitiarum sapientiae et scientiae Dei… » « Ô profondeur des trésors de la sagesse et de la science de Dieu ! […] » (Sacy). Commencement de l’épître pour la fête de la Trinité. V. lettre 145 : « Toute la vie intérieure est renfermée dans cette épître. »

22Vie 3.10.1 : « aussi vois-je clairement qu’il ne sera point exercé par les fortes croix, son état étant uni et non sujet aux alternatives de douleurs et de joie. / Il faut donc détruire sa propre sagesse dans tous les endroits où elle se retranche… »

23« ...un cousin ou un petit neveu de Fénelon ? Il en sera d’ailleurs parlé par Fénelon lui-même dans la lettre du 5 juillet suivant : “Il y a céans un enfant de deux ans et demi, avec lequel je joue quelquefois un moment ». [M].

24Matthieu, 18, 3.

25Fénelon, parlant de ce renouvellement de l’âme à la comtesse de Montberon [Lettre du 30 juillet 1703, t.VIII, p.663, g] l’appelle « une espèce de fonte du cœur ». Il dit ailleurs (Instructions, XXI, t.VI, p.118, g) : « Il faut qu’il se fasse comme une fonte universelle du cœur » ; voir encore plus loin, lettre du 26 juillet 1689 : « j’ai besoin que Dieu me refonde et rejette en moule. » [M].

26Joël, 2, 3 : « Il est précédé d’un feu dévorant, et suivi d’une flamme qui brûle tout. La campagne qu’il a trouvée comme un jardin de délices n’est après lui qu’un désert affreux, et nul n’échappe à sa violence. » (Sacy).

27« Ô Esprit consommateur de toutes choses, réduisez tout en un ! Mais avant que cela soit, vous serez un esprit destructeur. » Vie 3.7.12.

28« Il me fût donné à connaître que dès 1680 que Dieu me le fit voir en songe, Il me le donna et qu’Il me donna à lui, mais je ne le connus qu’en 1688. » Vie 3.10.1.

29Simple transposition en français du latin redundare (déborder, rejaillir), qui se rencontre plusieurs fois chez les prophètes, dans la traduction de la Vulgate [...] dans saint François de Sales, Traité de l’amour de Dieu, I, XV : « Vos mamelles sont encore meilleures [...] poussant leur lait qui redonde, comme requérant d’être déchargées… ».

72. De Fénelon. 16 juin 1689.

À vous parler ingénuement, madame, j’aime mieux que vous veniez à P[aris] qu’à B[eynes]. À P[aris] nous ferons très facilement ce que vous me proposez. Pour B[eynes], il m’est impossible d’y aller maintenant. Je meurs d’envie de vous voir, et je crois vous devoir dire que vous devez agir avec moi sans hésiter et avec moins de précaution. Quand vous serez à P[aris], vous n’aurez qu’à m’avertir. La chapelle de M. de G[aumont ?] à Saint-Jacques1 est faite exprès pour vous recevoir au confessionnal l’après-midi.

Vous pourrez aussi voir ce que M. F[oucquet ?]2 vous veut montrer. Mais je crois qu’après avoir vu tout ce qu’il voudra vous faire voir, il faudra écouter aussi M. de V[aux]3 et voir tout ce qu’il aura à vous montrer. Peut-être tirerez-vous de ces deux examens rassemblés quelques bons éclaircissements4. Peut-être que M. de V[aux] sait mieux que M. F[oucquet], ou qu’elles5 sont changées en mieux depuis que M. F[oucquet] ne les voit plus. Je dis peut-être, et je n’ai garde d’en dire davantage ; mais la chose mérite d’écouter sans prévention les deux côtés. M. de V[aux] prétend vous parler avec une ingénuité dont vous ne pourrez douter : il ne sera pas mauvais que vous soyez prémunie des mémoires contraires, quand vous écouterez ce qu’il aura à dire. Ainsi il vaut mieux commencer par M. F[oucquet].

Je ne vous dirai rien aujourd’hui sur moi, parce que je remets tout à la prochaine entrevue. Cependant je fais ce que vous m’avez mandé. Je suis à vous avec une reconnaissance proportionnée à ce que je vous dois. C’est tout dire, Madame. Ce 16 juin.

- Dutoit, t. V, p. 419-421 - Masson, LXXII, p. 176-178.- Jean Orcibal, Correspondance de Fénelon, tome II, Paris, Klincksieck, 1972, Lettre 65.

Nous ne pouvons reproduire le contenu (citant en particulier les précieuses sources) des notes remarquables mais longues apportées à cette lettre, où Orcibal informe : sur l’abbé de Gaumont, sur la fille de Madame Guyon (portant le même prénom : Jeanne-Marie), sur Gilles Fouquet (frère du surintendant et confident de Madame Guyon) et sur Louis-Nicolas Fouquet (fils du surintendant qui va épouser la fille de Madame Guyon).

1« M. Masson a cru qu’il s’agissait de Saint-Jacques du Haut-Pas où Fénelon avait prêché en 1685 : mais on voit mal Mme Guyon dans une église dont le curé, Louis Marcel, très lié aux port-royalistes, prendra avec éclat parti contre elle. D’ailleurs nous n’y connaissons aucune chapelle de M. de G. ».[O]. [serait-ce saint Jacques de la Boucherie, pas loin des Quinze-vingt ?] « Il doit s’agir ici de Gabriel de Gaumont, prêtre, sieur de Chevannes, qui publia de 1673 à 1679 cinq opuscules sur Saint Denys l’Aréopagite, évêque de Paris, où il s’efforce d’identifier le disciple de saint Paul et le martyr de Montmartre. […] Marie Le Doux, maîtresse d’école de la paroisse Saint-Sulpice, assura en 1695 qu’ « elle était autrefois de la communauté des Quinze-Vingt qu’avait établie M. de Gaumont, prêtre, sous la conduite de M. Bertaut Bertot. Depuis il donna à ces filles le P. de Lacombe pour supérieur et voulait que Mme Guyon fût supérieure. » [O] - Sur l’appréciation de Madame Guyon, v. Vie 3.2.4 : « M. l’abbé de Gaumont, homme d’une pureté admirable… ».

2« Comme Masson l’a indiqué, F. désigne le dernier frère du surintendant Gilles Foucquet (11 mars 1637-9 décembre 1694), titré aussi seigneur de Mézières. […] Il avait épousé en mai 1660 Anne, fille du marquis d’Aumont, gouverneur de Touraine et nièce du maréchal, dont il n’eut point d’enfants…» [O] – Voir en particulier Vie 3.15 :« …quoique je perdisse le meilleur ami que j’eusse au monde et qui pouvait m’être utile dans la tempête dont j’étais menacée… ».

3« Fils aîné du surintendant, Louis-Nicolas Foucquet, baptisé le 18 janvier 1654, portait le titre de comte de Vaux […] « …fort honnête homme et brave homme, qui a servi volontaire, à qui le Roi permettait d’aller à la Cour, mais qui n’a jamais pu être admis à aucune sorte d’emploi. Je l’ai vu estimé et considéré dans le monde » (Boislisle, t. XVI des Mémoires de Saint-Simon, p. 436, t. XXIX, p. 144). Il mourut à Paris le 31 mai 1705 (voir le Mercure de juin, p. 238-242). » [O].

4Il s’agit du projet d’union du comte de Vaux et de sa fille Jeanne-Marie Guyon, née le 4 juin 1676 […] Devenue veuve, la fille de Mme Guyon se remaria secrètement au chevalier de Sully, «qui l’épousa par amour et ne déclara son mariage que fort tard […] à cause de sa tante la duchesse de Lude, outrée principalement parce que » Mme de Vaux « n’était pas en état d’avoir des enfants. Elle était fort belle, vertueuse et avait beaucoup d’esprit et d’amis » […] Voltaire, qui l’a connue, parle d’elle dans son Siècle de Louis XIV. Elle mourut le 31 octobre 1736… [O].

5Elles, les affaires, expression peut-être omise un peu plus haut par le copiste. La conclusion d’un mariage était alors normalement précédée de l’évaluation de la fortune de chaque partie sur le mémoire que celle-ci avait fourni.

73. À Fénelon. 16 juin 1689.

Vous ne sauriez croire la joie que vous me donnez de vouloir bien que je vous voie où vous me marquez. Il me semble que Dieu le veut et que votre âme en recevra des forces toutes nouvelles. C’est tout mon penchant que d’agir avec vous comme vous me marquez. Il me semble que Dieu le veut, mais j’attendais qu’Il vous donnât la disposition de correspondre à mon attrait, qui augmente chaque jour, loin de diminuer. Je vous écris une très grande lettre1, sans pouvoir y résister. Il semble que je ne sois au monde que pour vous, tant Dieu m’y a appliquée fortement. Je serai samedi au soir2 à Paris. Je vous verrai lundi, si vous le voulez bien. Je ne manquerai pas de me rendre où vous me dites. J’irai vous voir dès le dimanche, mais je crains de vous incommoder. Si le jour vous agrée, un petit mot me fera courir pour vous assurer de ce que je vous suis en Notre Seigneur. Ce 16 juin1689.

- Dutoit, t. V, Lettre LXXVIII, p.421-422 - Masson, Lettre LXXIII, p.178-179.

1Probablement la lettre datée de la veille.

218 juin.

74. À Fénelon. 21 juin ? 1689.

« Je vous demande donc audience » en silence : « c’est la communication des saints véritable et réelle. ».

Je ne pusa point vous parler hier, et tout ce que je disais n’était que par violence et sans nulle correspondance intérieure, à la réserve de ce qui me regardait moi-même, que j’avais facilité de dire et que j’eusse poussé plus loin si on l’avait exigé de moi : la raison de cela était que les choses que je disais de moi étaient une démonstration des mêmes choses que vous savez. Mais, comme il ne s’agit pas de convaincre ni d’éclairer votre esprit très convaincu et plus que suffisamment éclairé, je compris et sentis d’abord que ce n’était pas la manière dont Dieu voulait que je vous parlasse. Je n’avais d’inclination que pour le silence ; mais comme je ne trouvais pas de votre côté ni toute l’attention du cœur, ni tout le silence de l’esprit, cela n’avait pas l’effet que Dieu en prétendait.

Il a permis que je m’en allasse avec vous, pour vous apprendre qu’il y a un autre langage, lequel Lui seul peut apprendre et opérer, [où] Il n’emplit le cœur de l’onction pure de la grâce que pour vider l’esprit, et Il ne donne que pour ôter : c’est une expérience qui demeure, lorsque la conviction de l’esprit est ôtée. Je vous demande donc audience de cette sorte, de vouloir bien cesser toute autre action et même autre prière que celle du silence. Lorsque l’on a une fois appris ce langage (plus propre aux enfants qu’aux hommes, qui l’ignorent d’ordinaire), on apprend à être uni en tout lieu sans espèces et sans impureté, non seulement avec Dieu dans le profond et toujours éloquent silence du Verbe dans l’âme, mais même avec ceux qui sont consommés en Lui : c’est la communication des saints véritable et réelle. C’est la prière de Jésus-Christ : qu’ils soient un comme nous sommes un1. Plusieurs disent cela sans l’entendre, mais il y a encore moins qui fassent expérience de cette vérité, si pure et si simple. C’est à quoi cependant vous êtes appelé. Tout autre langage vous paraîtra impur et superflu, lorsque vous aurez appris celui-là. Mais que l’on l’apprend tard !

- Dutoit, t. II, Lettre CXCII, p.588-590 - Masson, Lettre LXXIV, p. 179-180.

« Il est possible que cette lettre ait été écrite après l’entrevue dont il est parlé dans la lettre précédente, et qui devait avoir lieu le 19 ou 20 juin. Dans ce cas cette lettre serait du 21. » [M].

aTexte de Dutoit : puis.

1Jean, 17, 22.

75. À Fénelon. 25 juin 1689.

Dilatation plutôt que mort, acquiescement dans la plénitude de la volonté.

Je me sentis hier au soir fort pleine de Dieu en sorte que tout chez moi regorgeait. Il me semblait que Dieu distribuait de cette plénitude à mes enfants : madame N. et vous fûtes les deux qui y eûtes le plus de part. Vous m’étiez même plus aperçu qu’elle.

Je compris que votre naturel froid et réservé était la cause pour laquelle Dieu me pressait si fort à votre égard. Je voyais que vos défauts auraient été de grandes vertus dans une autre personne1, et ce qui faisait une mort et un état parfait dans un autre empêchait en vous l’entière largeur et étendue que Dieu veut qui y soit. La pratique de tout laisser tomber est admirable, mais c’est cependant une action qui, quoique très simple et quasi indistinguable, - qui est si utile à tous et à laquelle je tâche de faire tendre tout le monde, - est quelque chose pour vous, qui êtes appelé à un large infini, parce que Dieu veut être votre portion très abondante. Laissez donc tout entrer sans distinction. Lorsque l’on veut remplir quelque chose, l’on remplit pour le dilater, et alors cette simple action de tout laisser tomber n’est plus de saison. Je ne sais si vous me comprendrez. Ne croyez pas que je vous demande pour cela aucun travail : non, mais un simple acquiescement, sans ce je ne sais quoi de dire : je ne veux rien. Acquiescez simplement, car il y a des temps que Dieu veut cet acquiescement. Et c’est la seule et unique activité, si l’on peut appeler de cette sorte une chose si simple, que Dieu veut de vous.

Il me paraît que les lectures générales ne vous conviennent point, que Dieu vous fournira pour vous seul ce qu’il vous faudra. L’amour veut dilater infiniment votre cœur. Acquiescez par petitesse à ce que je vous dis, quand même vous ne connaîtriez pas encore que je vous dis la vérité. Si vous pouviez lire quelque chose des Béatitudes2 ! Renvoyez les livres qui vous incommodent à M. [de Chevreuse. Gardez l’Évangile de saint Matthieu, si vous voulez, afin que, s’il vous venait quelque forte envie de l’ouvrir, vous le fissiez. Il m’est venu plusieurs fois de vous dire que ce que vous avez lu dans le B[ienheureux] Jean de la Croix de « la nuit de la volonté3 » n’est pas pour vous : il faut que chez vous la plénitude de la volonté fasse la nuit de l’esprit, et même celle de la volonté, non en la privant, mais en la noyant. Dieu Se sert des choses opposées au naturel et au tempérament. Il n’en sera pas de [l’abbé de L[angeron], qui demeure avec vous, comme de vous : Dieu le traitera bien différemment.

L’on ne peut être plus à vous en Notre Seigneur. Ce 25 juin 1689.

- Dutoit, t. V, Lettre XXXV, p.288-291. - Masson, Lettre LXXV, p. 180-182.

1« Ses défauts [de Fénelon] seraient peu de chose pour un autre » (Lettre de Mme Guyon au duc de Chevreuse au 17 octobre 1693).

2Matthieu, 5.

3Montée du Mont-Carmel, livre III, chap. XV : « Où il commence à traiter de la nuit obscure de la volonté » (Édit. de 1665).

76. De Fénelon. 26 juin 1689.

« …aimer autant à vouloir qu’à ne vouloir pas. »

Je ne sais pas, madame, si je m’explique mal ou si je ne vous entends pas assez bien. Mais il me semble que j’entends ce que vous voulez, qui est que, nonobstant cette involonté1 générale pour tout ce qui est distinct et particulier, je dois vouloir par petitesse tout ce qui m’est donné et déclaré par vous. Je suis persuadé qu’autant qu’on serait rétréci par la propriété de la volonté si on voulait par soi-même quelque chose au préjudice de l’abandon sans réserve, autant se rétrécirait-on si, par pratique et par crainte, on refusait de se laisser à l’Esprit de Dieu, pour vouloir tout ce qu’Il veut qu’on veuille. Se délaisser ainsi aux volontés particulières n’est pas une activité, mais un état très parfait. Ce qui fait l’entière passiveté de la volonté et qui la rend souple2 à l’infini, c’est d’être aussi simple et aussi prompte à vouloir, quand Dieu veut qu’elle veuille, que d’être incapable de vouloir rien par elle-même. Dès qu’on est attaché à sa pure passiveté et à son pur vouloir ou à son pur avoir en sorte qu’on craint de le perdre, on s’en fait une propriété qui rétrécit l’âme et qui la raidit contre l’impulsion divine. Il faut donc être également souple en tout sens, et aimer autant à vouloir qu’à ne vouloir pas. Sitôt que Dieu imprime quelque volonté particulière, il faut la suivre sans mesure et sans réflexion : par là, on s’élargit en se remplissant, c’est-à-dire que la volonté se dilate à l’infini, se remplissant sans mesure et sans réserve de tout ce que Dieu lui donne et lui fait vouloir. Voilà ce que je comprends, et voilà aussi l’état où il me semble que je suis. Quand je dis que je veux tout et que je ne veux rien3, je ne dis rien de contraire à tout ceci, car je veux tout ce qui est donné, rien que je me donne par mon propre désir.

Comptez donc que j’acquiesce toujours sans hésiter. Mais, comme mon acquiescement est simple, sans goût, sentiment, et tout concentré dans la pure volonté au fond de l’âme, il paraît froid et sec au-dehors, quoique au-dedans il soit plein, en sorte qu’il faudrait que je me gênasse et que je sortisse de mon attrait pour le rendre plus vif. Je ne sais si je me trompe, mais il me semble qu’il est plus pur qu’il ne serait s’il avait plus de vivacité extérieure. Je suis néanmoins tout prêt à cette vivacité extérieure, quand Dieu voudra me la donner : alors elle serait le meilleur état et je n’aurais garde de la retenir.

Mille fois tout à vous en Notre Seigneur. Ce 26 juin.

- Dutoit, t. V, LXXX, p. 424-426 - Masson, LXXVI, p. 182-184. - Jean Orcibal, Correspondance de Fénelon, tome II, Paris, Klincksieck, 1972, Lettre 67.

1Voir sur involonté, supra, lettre du 16 avril 1689.

2Par deux fois Masson corrige en souple le simple donné par Dutoit.

3Voir supra : lettre du 28 mars 1689.

77. À Fénelon. 27 juin 1689.

Oui, monsieur, c’est ce que je voulais dire et, puisque vous en usez de la sorte, cela me suffit. Je ne prétends pas que vous vous donniez une vivacité extérieure qui, en vous gênant beaucoup, contrarierait votre attrait. Mais je ne voudrais pas aussi que, pour être plus dénué, vous ne reçussiez pas ce qui vous est communiqué tel1 qu’il soit : cela vous ferait tort. Il y a des âmes naturellement affectives, auxquelles on recommande sur toutes choses d’éteindre un feu qui vient2 plus de leur tempérament que de Dieu ; mais cela n’est pas pour vous. Il faut vous laisser dilater en toutes manières. Vous ne sauriez croire combien votre lettre me contente, parce qu’elle exprime nettement et naturellement l’état où Dieu veut votre âme : si je pouvais vouloir quelque chose, je la garderais!

Lorsque je suis auprès de vous, je m’y trouve bien, ce qui me fait comprendre qu’il n’y a chez vous nulle résistance. Mais, comme je craignais que la lumière que vous avez de la mort ne vous portât à une nudité un peu active et qui vous serait préjudiciable autant qu’elle serait utile à un autre, c’est ce qui m’a portée à vous écrire cela tout simplement. Une chose que l’on voudrait dilater avec effort en recevrait du dommage. Il ne faut que laisser faire Celui qui vous aime et qui prend en vous Ses délices : cela se fera peu à peu, mais infiniment. Je ne prétends pas que vous soyez dans le sensible, cela est trop éloigné de vous, mais que vous receviez ce qui vous emplit, sans se faire une vertu de mort et de renoncement.

Il pourra venir un temps où Dieu ferait rejaillir de votre fond quelque chose sur les sens, pour les purifier et rehausser leur capacité : cela étant de Dieu ne serait pas impur et devrait être reçu comme le reste. Dieu met quelquefois tout en acte dans une simplicité divine, sans que cette action trouble le repos parfait. C’est le repos en Dieu même, où l’âme est rendue active et multipliée, sans être moins simple et nue, et cela en participation de la divinité : Dieu est simple, et multiplié. Quoique ceci ne soit pas à présent de saison, il ne vous sera pas inutile, car cela étonne quelquefois et fait que l’âme ne se laisse pas assez tôt à ce que Dieu veut, faute de lumière. Je vous écris bonnement mes pensées et, quand Dieu n’en tirerait point d’autre effet que celui d’une aussi extrême petitesse que celle que vous marquez, ce serait beaucoup. Je suis en Lui pour vous tout ce qu’Il sait. Je vous prie que je sois de la conversation : je vous assure que je serai unie à vous.

Si vous y êtes encore, lorsque je ferai réponse sur l’entretien de M.4, vous en saurez le résultat. Je vous prie de recommander tout au Seigneur. Ce 27 juin 1689.

Dutoit, t. V, Lettre LXXXI, p. 421-429. - Masson, Lettre LXXVII, p. 184-186.

1Ou quel ?

2Texte de Dutoit : nuit ( “coquille” ).

3C’est donc qu’ordinairement elle renvoyait à Fénelon ses lettres.

4Il s’agit probablement d’un entretien relatif au mariage de sa fille.

78. De Fénelon. 4 juillet 1689.

« …vous devriez être plus simple et plus hardie pour toutes les choses qui sont de mon degré. »

Je voudrais bien, madame, pouvoir deviner ce qu’il faut faire pour vaincre votre timidité à mon égard. Je serai parfaitement à mon aise à votre égard: vous êtes gênée avec moi. Si vous sentez en moi quelque disposition d’esprit qui cause votre crainte et votre resserrement, écrivez-le-moi : vous aurez peut-être moins de peine à écrire qu’à parler. Vous craignez toujours sans fondement, ce me semble, ou de me gêner ou de me scandaliser. Madame de C[hevreuse] ne vous inspire-t-elle pas quelque chose de sa sagesse excessive ? Je crois vous devoir dire que j’ai souvent remarqué que, bien loin d’être surpris des choses auxquelles on me prépare, il arrive d’ordinaire que je les ai dans l’esprit avant qu’on me les dise. Cela fait que j’y parais peu sensible quand on me les explique. Je ne puis même m’empêcher de croire que je vois clairement les principes de bien des choses que vous ne me direz qu’après longtemps. Mais n’importe, je ne veux rien prématurer2, et je ne dis tout ceci que pour vous montrer que vous devriez être plus simple et plus hardie pour toutes les choses qui sont de mon degré. Vous me mandez que c’est à moi de commander. Hé bien, je le veux, et je commande de tout mon cœur que vous soyez plus libre ! Si vous ne le faites, vous manquerez et à Dieu et à moi, et vous me nuirez.

Pour M. de B[eauvillier]3, je lirai et relirai ce que vous me mandez, quoique je l’aie déjà lu et compris, ce me semble ; après quoi, je profiterai de la première ouverture de lui parler plus hardiment que vous ne faites avec moi. Mais, pour le faire, il faut que j’attende une occasion de le voir. Quelle apparence d’aller contre ma coutume à V[ersailles]4 dans un temps où une affaire est dans sa crise et où beaucoup de gens s’imaginent que j’ai des prétentions5. M. de B[eauvillier] même n’en serait pas édifié et en aurait de la peine. D’ailleurs quand je le vois, c’est pour un moment, et il est toujours pressé de me parler d’autres affaires qu’il croit importantes à son extérieur. N’importe, je romprai simplement à la première occasion.

De plus en plus tout à vous sans réserve en Notre Seigneur, et avec une reconnaissance que Lui seul connaît. Ce 4 juillet.

- Dutoit, t. V, LXXXII, p. 429-431 - Masson, LXXVIII, p. 186-188 - Jean Orcibal, Correspondance de Fénelon, tome II, Paris, Klincksieck, 1972, Lettre 69.

1Réponse à une lettre de Mme Guyon, perdue mais dont on peut deviner le contenu d’après le fragment d’autobiographie relatif à Fénelon :« Je n’osais m’expliquer [ms. Saint-Brieuc, 5.256] de tout cela; cependant j’étais quelquefois si fort poussée que, pour ne pas résister, ne le pouvant plus malgré mes répugnances naturelles, je passais outre et j’en écrivais… » [Vie 3.10] et d’après le début de celle qu’elle dut lui écrire le 21 juin : « Je ne pus point vous parler hier… » Fénelon va s’efforcer de montrer que tel est aussi le cas pour ce qu’on n’ose lui dire. Il essayait déjà de vaincre la timidité de sa correspondante dans sa lettre du 3 juin. Mêmes recommandations dans des lettres ultérieures de Fénelon à la comtesse de Gramont… [O & M].

2Prématurer, néologisme.

3« Malgré certaines apparences contraires (voir supra, lettre du 2 décembre 1688), Beauvillier n’était donc pas en rapport direct avec Mme Guyon. […] « Moi-même je ne connaissais pas Mme Guyon lorsque le Roi me fit l’honneur de m’attacher à la personne » du duc de Bourgogne. « Je la connaissais quand j’ai proposé ceux qui sont auprès des [...] ducs d’Anjou et de Berry et il n’y a pas un seul d’eux tous qui ait jamais eu le moindre commerce avec elle » [O]. « Paul de Beauvillier, comte de Saint-Aignan, né en octobre 1648, destiné d’abord à l’église, puis, après la mort du son frère aîné, pourvu de la charge de premier gentilhomme de la chambre, était devenu duc et pair en 1679 par la démission de son père, qui lui laissa son titre de duc de Saint-Aignan ; mais il ne prit que celui de duc de Beauvillier. On sait que c’est lui qui fut nommé gouverneur du duc de Bourgogne. » [M].

4Ramsay affirme qu’après avoir salué le Roi à son retour de La Rochelle, Fénelon ne revint pas à la Cour les deux années suivantes (Vie, La Haye, 1723, p. 1l). Faudrait-il distinguer « la Cour » et Versailles ?

5Le choix d’un précepteur pour le duc de Bourgogne.

79. À Fénelon. 5 juillet 1689.

« L’on m’a fait entendre que ce que je vous écris à présent fait un fond qui établit l’âme… »

Il me semble que toute crainte me fut levée lundi à la messe et que je n’en puis plus avoir avec vous. Je ne prétends pas, monsieur, que vous fassiez un pas exprès pour aller trouver M. de B[eauvillier], mais que vous vous serviez de la première occasion, que Dieu ne manquera pas de vous fournir. Je ne croyais pas vous avoir mandé qu’il fallait y aller exprès. Du moins je ne l’ai pas prétendu, car cela n’aurait plus le même effet. Je vous prie seulement de rompre la glace avec lui.

Non assurément, je ne serai plus gênée avec vous. Je ne trouve rien en vous qui me gêne, et la gêne est en ma timidité. Je suis persuadée que Dieu vous en fera plus connaître que je ne vous en puis dire, et je suis très résolue d’aller avec vous, comme un enfant, quoiqu’il m’en puisse coûter. La résolution que j’en ai faite m’a rendu la liberté et la vie. Mon union pour vous est encore augmentée, et il me semble que le Seigneur l’a fait de Son autorité.

Je vous ai écrit bien des choses, qui paraissent hors de saison, mais on me le fait faire et je n’ai qu’à obéir. L’on m’a fait concevoir que je ne vous devais point celer ce que fait le Tout-puissant. L’on m’a fait entendre que ce que je vous écris à présent fait un fond qui établit l’âme (quoique de loin) dans la disposition qu’elle doit avoir lorsqu’il en sera temps. Elle se nourrit de la viande qui lui doit être naturelle afin de pouvoir supporter la mort. J’ai compris qu’il fallait vous faire une provision pour l’hiver. Notre Seigneur veut que je sois telle pour vous que, quand je consumerais ma vie à votre service, je la trouverais très bien employée. Je ne puis faire autrement, sans que j’en pénètre la cause, et puis vous protester qu’il n’y a en cela rien de naturel, et quoique je sois aussi misérable que je la suis, cela est tellement mis en moi par un Autre que je ne puis que me laisser conduire. Recevez donc ce qui vous est donné, et soyez persuadé que, quoique vous ne découvriez pas la nécessité de ces choses, elles serviront de fond à votre édifice spirituel et d’antidote contre les craintes de se perdre. Et quand tout ne servirait de rien, je serais trop bien payée de vous avoir donné des preuves de ce que je vous suis et d’avoir obéi.

Renvoyez-moi les livres qui vous sont inutiles. Je ne me suis jamais trouvée à l’égard de personne comme je me trouve au vôtre. Jamais je n’ai goûté un cœur comme je goûte le vôtre. Qu’il est propre pour Dieu ! Ce 5 juillet 1689.

- Dutoit, t. V, Lettre LXXXIII, p.432-434 - Masson, Lettre LXXIX, p.188-190.

80. De Fénelon. 5 juillet 1689.

« Si je raisonnais sur cet état de langueur et d’impuissance, je ne me croirais propre à rien. »

Je n’ai rien senti, madame, depuis deux jours, que la paix sèche dans l’âme, et dans le corps une langueur qui me tient comme anéanti1. En cet état je ne fais rien que porter le fardeau de moi-même; même m’échappe-t-il des airs, des regards et des tons si secs et si dédaigneux que je m’étonne qu’on puisse me souffrir. Je ne fais aucune oraison suivie. Mais il me semble que ma réalité est plus abandonnée qu’elle ne l’a été jusqu’à présent, quoique la présence de Dieu soit moins facile et moins goûtée. Il n’y a guère d’amis dont la conversation ne me fatigue. Tout m’est difficile et dégoûtant au-dehors, et je ne trouve rien au-dedans, pas même la liberté d’esprit, pour m’occuper de Dieu. Malgré cette sécheresse, cette langueur et cette distraction, la solitude et le silence me soulagent. Je suis content, pourvu que je sois seul dans ma chambre, à m’amuser à des riens, comme un enfant. Il y a céans un enfant de deux ans et demi, avec lequel je joue quelquefois un moment2 ; mais pour les grandes personnes, elles m’incommodent : je ne sais que leur dire, leurs discours me déplaisent. Je trouve néanmoins que, quand il faut que j’aille en certains lieux et que je parle pour le besoin, je me ranime3. Si je raisonnais sur cet état de langueur et d’impuissance, je ne me croirais propre à rien. Il me semble que Dieu veut m’atterrer et me faire invalide, avant que de me mettre en œuvre. J’ai sur tous les desseins connus et inconnus de Dieu un certain amen continuel au fond du cœur pendant tout mon silence.

Pour l’union avec vous, elle est intime et, quoique je ne puisse dans mon degré correspondre avec tout ce que Dieu vous donne pour moi, j’ose me rendre ce témoignage que je fais à proportion autant que vous.

J’attends votre réponse sur les choses que je vous ai mandées, touchant M. de B[eauvillier]. Ne ménagez rien et dites-moi ce que vous croyez que je doive faire. Je vais pour deux jours à la campagne avec M. de P.4 Ce 5 juillet.

- Dutoit, t. V, LXXXIV, p. 435-437 - Masson, LXXX, p. 190 sqq. - Jean Orcibal, Correspondance de Fénelon, tome II, Paris, Klincksieck, 1972, Lettre 7

1Notation fréquente sous la plume de Fénelon. Mme Guyon expliquera dans la lettre suivante : « Cette sourde, mais continuelle opération, est ce qui vous rend tout languissant » et, dans un second billet : « Je suis convaincue que tout se fera chez vous en langueur et en faiblesse ».

2Le petit Guy-André de Laval, fils de sa cousine germaine. [O].

3Mme Guyon se sert dans sa lettre du 7 ou 8 juillet de l’heureuse image : « Ce qui n’empêche pas que Dieu ne jette quelquefois pour peu de temps l’huile de son onction sur le feu caché qui vous brûle, ce qui en donne en ce temps une douce et claire manifestation. »

4« …on pourrait penser à Dupuy, le bon « Put », qui sera mis auprès du duc de Bourgogne et écrira le 8 février 1733 : « Je commençai à connaître Mme Guyon en ce temps-là (1687-1688) » (Fénelon (Gosselin), t. X, p. 60). »[O].

81. À Fénelon. 7 ou 8 juillet 1689.

Présence cachée de Dieu. Union en Dieu.

Peut-être m’attendrez-vous ou m’auriez-vous cherchée : c’est pourquoi j’ai cru devoir vous avertir que, quelque besoin que j’aie de vous parler, je ne le pourrais devant lundi. Car j’ai été trente heures aussi mal que l’on puisse d’une fièvre violente avec des redoublements et des douleurs d’entrailles étranges. Les douleurs m’ont quittée de hier au soir. Du moins elles sont légères et rares. La fièvre n’est presque plus rien. Le matin il ne me reste que la faiblesse. Je me trouvais déjà si mal mercredi que je ne pus qu’à peine vous répondre, quoique je ne vous témoignasse rien.

Mon cœur a été si uni au vôtre durant toutes mes douleurs qu’elles n’ont servi qu’à nous serrer plus en Dieu, qui me semble être d’autant plus la vie de l’âme, - non sensiblement, mais très intimement, - que le corps est accablé.

Il y a en vous un feu secret, qui brûle continuellement, quoiqu’insensiblement. Il n’est jamais un moment sans exercer sur vous son activité secrète. Et, quoique sa flamme ne fasse aucun éclat, il ne laisse jamais un moment son sujet, et il le consume peu à peu, et le transforme insensiblement en lui-même. Cette sourde, mais continuelle opération, est ce qui vous rend tout languissant ; et elle consume l’âme aussi vite que des opérations plus sensibles et plus violentes, parce que cette première opération est continuelle et qu’elle a un degré de chaleur assez fort pour détruire son sujet sans nulle relâche, et que les autres au contraire ont beaucoup d’inégalités. C’est là et ce sera, autant que je le comprends, votre plus ordinaire état, ce qui n’empêchera pas que Dieu ne jette quelquefois, pour peu de temps, l’huile de son onction sur le feu caché qui vous brûle : ce qui en donne dans ce temps une douce et claire manifestation.

Lorsque vous dites que la présence de Dieu vous est moins facile, vous vous trompez : car, quoique vous l’aperceviez moins, elle est bien plus continuelle, son opération sur votre âme n’est jamais interrompue. Deux choses vous feront remarquer cette présence cachée et desséchante : la première, cette inclination secrète pour la solitude, qui marque une opération secrète, quoique dérobée aux sentiments de l’âme ; et ces opérations abattent plus le corps que celles qui sont sensibles, car les premières semblent tout dessécher et les secondes fortifient. L’autre preuve de l’opération continuelle qui se fait en vous sans que vous la connaissiez, est cet amen continuel pour toutes choses, cet abandon, cette simplicité et petitesse, que je vois s’accroître chaque jour et qui me sont des preuves évidentes (quand je ne le connaîtrais pas par le sentiment intérieur que j’en ai) que le Maître vous rend tous les jours plus conforme à Lui et perd chaque jour votre volonté en la Sienne. Cet amour continuel ne se peut jamais faire sans un très grand amour de la volonté de Dieu, quoique l’état de foi et de généralité où est l’âme ne lui laisse pas penser à cette volonté. Il y a même dans cet amour un goût caché que vous n’apercevez peut-être pas à cause de sa délicatesse, et qui est un très grand réveil pour la volonté : ce qui me fait voir qu’elle n’est pas si sèche que vous dites, quoique la nudité vous la fasse paraître telle.

Il y a peu de personnes que Dieu Se prépare comme vous, pour en faire ce qui Lui plaît et pour vous manier à Son gré. Il affaiblit chaque jour vos résistances et vos forces. Dieu tient continuellement votre cœur auprès du mien et me fait connaître et goûter les opérations toutes d’amour sur vous, à mesure qu’Il vous les cache à vous-même par un effet de ce même amour ; et, en vous les cachant et me les découvrant, Il veut que je vous les dise. De sorte que j’ai un goût et une manifestation continuelle de votre cœur, sans que je puisse m’en divertir un moment non plus que de Dieu, qui n’est jamais séparé de vous ni de moi, et qui se manifeste d’autant plus à moi qu’Il vous y manifeste davantage. Si bien que, comme je trouve Dieu incessamment dès que j’entre dans mon fond, je vous y trouve d’une manière qui m’est très nouvelle et fort intime, car quoique je vous fasse paraître beaucoup d’amitié, j’en ai encore plus. Et cependant je ne puis donner ce nom à ce que j’éprouve pour vous à cause que cela n’est nullement sensible ni dans ma volonté, mais c’est une chose qui est mise en moi avec agrément et d’une manière si intime et spirituelle qu’il est impossible de le comprendre sans expérience. Cela est cependant si fort qu’il me paraît que je serais plutôt divisée de moi-même que de vous, et en même temps si profond dans l’intime de l’âme qu’il me paraît qu’en mourant, je ne changerais point de disposition et que je vous emporterais de cette sorte dans le ciel, où vous me seriez en Dieu là-haut ce que [vous]a m’êtes ici en Dieu, et où je ferais incessamment auprès de Lui ce qu’il m’y faut faire ici. Je vois que tout ce que l’on me fait faire et souffrir à présent n’est que pour vous, non que vous m’ayez nulle obligation pour cela puisque cela est en moi sans choix ni élection, quoique plein d’agrément, parce qu’une volonté souveraine s’est faite ma volonté, après m’avoir enlevé la mienne. Je crois que je vous écrirais sans peine en mourant. Si vous êtes importuné, ne vous en prenez qu’à Dieu.

- Dutoit, Premier paragraphe, t. V, p.214-215 ; le reste de la lettre, t.I, Lettre CXCIX, p. 567-571 - Masson, Lettre LXXXI, p. 192-195.

Comme on l’a vu par la reprise de certains détails, cette lettre est la réponse à la précédente. Madame Guyon y avait déjà répondu, déjà très souffrante, le mercredi 6, par un petit billet perdu. Celle-ci a été écrite après la crise de 30 heures, le 7 ou le 8 juillet.

aCrochets de Dutoit.

82. À Fénelon. 8 ou 9 juillet 1689.

« …tout vous sera donné dans l’occasion… »

Je vous ai fait réponse que je n’avais jamais prétendu que vous fussiez exprès pour parler à M. de B[eauvillier], mais que vous n’en perdissiez pas l’occasion. J’attendrai à vendredi : les choses ne changeront pas de face jusqu’à ce temps.

Ne vous étonnez pas de votre sécheresse. Tous vos efforts là-dessus ne feraient que l’augmenter. Ce n’est point une longue oraison qui vous doit appliquer présentement, mais un abandon souple et continuel. Plus vous avancerez dans la foi, plus vous perdrez toute saveur. Ne vous contraignez point, je vous prie. Soignez votre corps. Quoique vous vous trouviez si mort et si différent de vous-mêmes, tout vous sera donné dans l’occasion, selon votre besoin, pourvu que vous ne vous donniez rien par vous-même, vous efforçant de surmonter votre état pour parler et pour agir. Vous avez raison de croire que Dieu vous anéantira avant de se servir de vous : vous ne seriez pas sans cela propre à ses desseins. Je vous ai écrit un papier, que j’ai fait transcrire et que M. de C[hevreuse] vous doit donner. Je suis convaincue que tout se fera chez vous en langueur et en faiblesse. Ainsi, plus vous serez languissant et faible en vous-même, plus Dieu saura tirer la vie de la mort. Pour les desseins, Dieu a mis en vous un fond incomparable pour l’abandon, et c’est tout ce qu’il faut. Ce n’est ni une disposition, ni une autre qui fait l’état, mais cette soumission continuelle plus aux volontés cachées qu’aux connues. Ce seront ces volontés cachées qui feront dans la suite votre supplice, car elles sont si cachées qu’elles ne se manifestent qu’après leur accomplissement.

Je vous souhaite un bon voyage1. De la gaieté, au nom de Dieu ! Tâchez d’amuser votre langueur et de soutenir votre corps par la joie. Les uns meurent par le glaive, et vous mourrez par la défaillance. L’enfance sera votre partage et succédera à la sagesse.

- Dutoit, t. V, Lettre LXXXV, p.437-439 - Masson, Lettre LXXXII, p.195-196.

1À la campagne, avec M. de P. (le bon « Put » ?).

83. De Fénelon. 9 ou 10 juillet 1689.

Sur les tentations. Inutilité d’écrire sur les purifications passives.

Pour les âmes qui sont dans les tentations d’impureté, de désespoir et de blasphème, je comprends que ces tentations peuvent être si fortes et l’opération de grâce si cachée dans l’âme qu’alors l’âme n’aperçoit plus que la seule volonté de la chair, qui est la concupiscence, et qu’elle appelle péché ce qui n’est que la suite involontaire en nous du péché volontaire d’Adam1. Je comprends même que dans la faiblesse où Dieu permet que l’âme se trouve, il peut y avoir dans le corps de certains mouvements qui paraîtraient de vrais péchés mais qui sont involontaires, ou par l’impulsion du démon ou par le ressort naturel des passions même. C’est ainsi que Jérémie et Job ont proféré des paroles qui, prises à la rigueur, seraient de véritables blasphèmes, quoique en effet ils n’aient point péché de leurs lèvres, ainsi que l’Ecriture le dit du dernier2. C’est pourquoi Jésus-Christ, qui a daigné nous donner un modèle pour toutes sortes de tentations, nous dit au jardin des paroles pour demander ce qu’Il savait bien qui était formellement contre la volonté de son Père3 : c’était pour exprimer la répugnance et le soulèvement involontaire de la nature, à qui il échappe quelquefois des paroles et mouvements involontaires, quoique le fond de la volonté demeure invariablement soumis.

Mais, quand Dieu met Lui-même une âme dans cette affreuse épreuve et qu’elle ne s’y met point elle-même par témérité ou par illusions4, alors on y voit les circonstances suivantes : 1° une simplicité enfantine pour découvrir ses misères si honteuses à un directeur pur et expérimenté ; 2° une docilité sans réserve pour toutes les choses à l’égard desquelles il lui reste quelque force, et un aveu humble de son impuissance sur le reste, après l’avoir souvent expérimentée ; 3° une amertume et un accablement involontaire sur ces tentations : je dis involontaire, parce que, sans s’exciter à la douleur, elle en sent involontairement une très vive, et qu’il faut la consoler pour l’empêcher de tomber dans le désespoir ; 4° une fidélité parfaite pour éviter tout ce que le directeur croit capable de réveiller la tentation, en sorte qu’on voie une âme droite et simple qui ne tienne à rien et qui n’ait en elle aucune cause volontaire, mais éloignée de la tentation qu’elle souffre ; 5° la disposition continuelle à se confesser de tout ce qui est douteux ou qui lui paraît tel, en sorte qu’elle ne s’en dispense que quand le directeur savant et expérimenté5 connaît certainement qu’il n’y a point de péché en ce qu’elle a fait, que par conséquent le ministère des clefs n’y a pas de lieu et que l’âme n’y aurait recours que pour nourrir son scrupule ou le soulager contre l’intention de Dieu, qui veut qu’elle soit sans ressource et qu’elle achève de mourir dans cet abîme d’iniquité apparente ; 6° le sage directeur observera encore toute la conduite passée, tous les divers degrés d’oraison où l’âme aura été, comment ensuite elle aura été dépouillée de tous les dons aperçus, et enfin toutes les circonstances de son intérieur et de son extérieur présent, pour mieux juger par toutes choses ramassées6 de sa bonne foi et de la réalité de l’opération de Dieu en elle7.

Mais comme ces choses sont rares, qu’elles peuvent être imaginaires et contrefaites, qu’enfin en les publiant8 il y a plus de danger à causer à la multitude des hommes faciles à scandaliser ou à jeter dans l’illusion, que de bien à faire à ceux qui en ont besoin véritablement, je crois qu’il est hors de propos d’écrire sur ces purifications passives, et qu’on doit se contenter d’en laisser instruire le petit nombre des âmes éprouvées par les entretiens secrets d’un sage directeur, à mesure que les besoins pressent.

- Dutoit, t. V, LXIV, p. 393-396 - Masson, LXXXIII, p. 196-199 - Jean Orcibal, Correspondance de Fénelon, tome II, Paris, Klincksieck, 1972, Lettre 71.

La lettre de Fénelon du 11 prouve qu’il manque à celle-ci une première partie : il y rapportait des propos de « M. de M. » de nature à amener sa correspondante à se défier « de la discrétion des personnes auxquelles elle parlait avec confiance ». Ces « personnes » pouvaient bien être « les filles du P. Vautier » [M], p. 202, et leurs théories scandaleuses concernaient sans doute les « purifications passives » dont traite le fragment publié de cette lettre.

1La stricte orthodoxie catholique de Fénelon s’opposerait selon Masson à des tendances de Mme Guyon presque luthériennes. Elle expliquera « qu’il y a quelquefois des personnes qui n’éprouvent en elles nulles tentations violentes, mais de simples faiblesses, qui les affligent d’autant plus qu’elles en pénètrent moins la cause : c’est le fond de péché pris en Adam. »

2Job 1, 22 : « En tout cela Job ne pécha point par ses lèvres, et ne dit rien contre Dieu qui fût indiscret. » (Sacy) ; Job 2, 10.

3Matthieu 26, 39 : « Et s’étant un peu avancé, il se prosterna le visage contre terre, priant et disant : Mon Père, s’il est possible, que ce calice soit détourné de moi. Toutefois que ma volonté ne se fasse pas, mais la vôtre. » (Amelote).

4Restriction prudente à laquelle Mme Guyon répliquera, non sans force : « Il serait bien difficile de se mettre de soi dans ces épreuves. » (v. lettre 166).

5Dans les Lettres spirituelles (Fénelon (Gosselin), t. VI, p. 123, t. VIII, p. 504), Fénelon met, au contraire de sainte Thérèse, l’expérience bien au-dessus de la science […] car « il y a beaucoup de directeurs savants et pieux, sans expérience [...] qui n’ont jamais senti l’amour pur et désintéressé » (Lettres spirituelles, t.VIII, p.504, g = t.VI, p.123, g). [M].

6Ramassées : « réunies ».

7Mme Guyon réagira ici plus fortement dans sa réponse : v. lettre 166.

8Mme Guyon ne relève pas le mot « publiant » et offre dans la lettre suivante de brûler l’écrit qu’elle a envoyé à Fénelon sur les purifications passives.

84. À Fénelon. 10 ou 11 juillet 1689.

Sur les tourments des purifications passives.

Il en est de ces tentations comme vous le dites, ,,mais c’est qu’il y a quelquefois des personnes qui n’éprouvent en elles nulles tentations violentes, mais de simples faiblesses qui les affligent d’autant plus qu’elles en pénètrent moins la cause : c’est le fond de péché pris en Adam.

Mais il y en a d’autres qui se trouvent dans des épreuves qui font mourir de douleur ceux qui les souffrent malgré eux. Il serait très difficile de se mettre de soi dans ces épreuves : il peut bien y avoir de l’illusion dans le désir des choses sublimes et en se figurant des lumières qui souvent viennent plus de la débilité du cerveau que de Dieu ; mais qui serait assez ennemi de soi-même pour se livrer à des tourments intolérables, où il n’y a pour la nature que rage et fureur de n’avoir qu’une peine sans nul plaisir, et pour l’esprit un désespoir entier, se voyant, ce semble, plongé dans le désir d’une chose qu’il ne peut avoir ?

La simplicité est le propre et le principal caractère de ces âmes (qui y sont véritablement). Défiez-vous toujours d’une personne qui manque de simplicité. Loin que ces personnes (les simples) cachent leurs misères, elles en sont si pénétrées qu’elles les publieraient aux carrefours si on le leur permettait, et elles en sont si fort humiliées qu’elles se regardent comme l’opprobre des hommes. Il est vrai que lorsqu’elles sont prêtes de sortir de ce misérable état, elles changent de disposition, demeurant contentes, abandonnées et résignées entre les mains de Dieu, de telle sorte qu’elles ne peuvent plus s’affliger de leur mal ; mais, entrant dans les intérêts de Dieu, tournées qu’elles sont contre elles-mêmes, elles acceptent en paix le décret éternel qu’il leur paraît que Dieu a prononcé contre elles ; et, acceptant volontairement un malheur nécessaire et inévitable (à ce qui leur paraît), elles demeurent mortes sous le couteau de la divine Justice, qu’elles aiment même dans la punition qu’Elle semble leur préparer. Loin de cacher leur mal, elles l’exagèrent même d’une manière étrange, à moins que l’on n’y prenne garde. Leur obéissance est parfaite, à moins que Dieu quelquefois, pour expérimenter le directeur même, ne les mette dans l’impuissance absolue d’obéir. Il est si aisé de connaître une âme de cette sorte que, si une telle âme tombait entre les mains des gens même prévenus, sa docilité et sa candeur les convaincraient.

Comme l’on n’a en cet état nulle peine à faire connaître ses misères bien différentes des états qui l’ont précédé, qu’au contraire la plus grande peine est de s’empêcher de les publier et de les dire à d’autres qu’au directeur, que, les disant, même lorsqu’on n’en reçoit pas l’absolution, il est aisé de voir que si l’on ne se confesse pas, c’est parce que l’on veut obéir puisque l’on subit par là ce qu’on appelle la peine de la confession pour d’autres âmes, qui est la déclaration, et l’on est privé du soutien qui est l’absolution1 .

Quoique la soumission que j’ai pour tout ce que vous me dites me fait croire que j’ai mal fait de vous avoir écrit sur les purifications passives2, je ne saurais m’en repentir puisque, si je m’étais méprise, j’ai un extrême plaisir que vous le connaissiez, n’ayant dessein de tromper personne, surtout vous, monsieur, que j’honore au point que Dieu sait. Si j’ai dit vrai, l’expérience que vous ferez peut-être un jour de ces choses, vous rendra la connaissance que vous en avez utile. Je vous prie de le brûler3, promettant de brûler l’original que j’écrivis dernièrement. Vous m’obligerez sensiblement d’en faire de même de tout ce qui vous paraîtrait trop poussé, vous assurant que vous me ferez toujours une très grande grâce de me faire connaître mon erreur. Vous le devez, ce me semble, à ma bonne intention et à la confiance que Dieu me donne en vous.

Je n’ai prétendu appuyer ni autoriser le moins du monde certaines créatures, qui rôdent partout pour tendre des pièges, qui sont des suppôts de Satan, qui n’ont que la malignité, la fourberie, la dissimulation, et qui se servent du masque de la piété pour commettre toutes sortes de crimes4. Celles-là je les abhorre plus que l’enfer, et plût à Dieu (dussé-je être confondue avec les coupables) qu’elles fussent bannies de dessus la terre ! On a une douleur d’autant plus juste à leur occasion qu’elles corrompent par leur malignité ce qu’il y a de plus saint, afin de rendre la sainteté abominable et de décrier par là les vrais serviteurs du Seigneur, qui, L’aimant de tout leur cœur, sont avec plaisir ballottés par Sa Providence dans les misères et les humiliations les plus étranges.

Il y a deux manières de juger des âmes : la première, et la plus commune, est celle que vous dites, par ce qu’elles ont été et par la conduite de leur vie ; la seconde, par un goût intérieur qui vous rend un assuré témoignage de Dieu en l’âme : celle-ci est la plus sûre marque. L’envie que j’ai que vous me connaissiez à fond, me donne toujours plus de désir que vous voyiez ma Vie. Mais, comme elle serait trop longue, je la mettrai en abrégé et je ne mettrai que l’intérieur avec la conduite extérieure indispensablement nécessaire à se faire connaître : car, quoique je ne puisse me défier de mon Dieu et que je sois aussi contente d’être trompée que de ne l’être pas, je crois que je dois soumettre toutes choses à votre jugement, et je vous prierai de la lire par charité, afin que vous jugiez de tout.

Quoi qu’il en soit de moi, quand je serais un démon, je ne saurais m’empêcher de vous prier au nom de Dieu de n’entrer jamais en défiance de votre grâce ni du don de Dieu, et de marcher le sentier qu’Il vous a tracé Lui-même, car, quoique ce soit le chemin de la mort, c’est la source de la vie. Quand il me faudrait mourir comme une infâme, je me trouverais trop bien payée d’avoir pu vous dire ce que je ne doute point que Dieu ne veuille de vous. Je vous dirais volontiers que Satan a demandé de vous cribler5, mais que votre foi ne défaudra pas. Et, comme Dieu vous conduit par la plus pure foi, Il a voulu Se servir d’un sujet si vil qu’il ne pût jamais vous servir d’appui.

Ne jugez pas, monsieur, les choses que j’ai eues pour vous ; je vous assure que vous êtes l’unique, et tout le monde se plaint de mon silence6.

- Dutoit. Les différents morceaux de cette lettre se trouvent : t.II, Lettre CV, p.296-300 et t.V, Lettre LXV, p.397-399. Mais les indications de Dutoit sont cette fois trop imprécises pour permettre une reconstitution certaine. Je donne ici celle qui m’a paru le mieux respecter la suite des idées - Masson, Lettre LXXXIV, p.200-204.

1Sic : la phrase reste inachevée, négligence de Mme Guyon, faute du copiste ou de l’éditeur.

2Ce sont ces épreuves et tentations, dont Fénelon a parlé dans la lettre précédente.

3L’opuscule sur les “purifications passives”.

4Ceci est sans doute une allusion aux “filles du P. Vautier”, dévotes plus que suspectes, qui essayaient de compromettre Mme Guyon.

5Mme Guyon fait sienne la parole du Christ à Pierre après la Cène ; voir Luc, 22, 31.

6Cette lettre doit être du 10 ou 11 juillet. Elle semble d’ailleurs incomplète, comme le montre le début de la lettre suivante.

85. De Fénelon. 11 juillet 1689.

Prudence !

Vous avez pris, madame, trop fortement deux choses : l’une qu’il y a peut-être des gens qui parlent trop ; l’autre qu’il ne faut point écrire sur les purifications passives. Pour le premier article, c’est une chose que M. de M.1 m’a dite et que je vous ai racontée simplement. Il est vrai qu’en vous la racontant, j’ai eu la vue de vous rendre compte de la peine que cela m’a fait pendant une nuit, et en même temps de vous avertir, afin que vous prissiez garde à vous assurer de la discrétion des personnes auxquelles vous parlez avec confiance. Il est vrai que pendant une nuit j’ai eu sur tout cela je ne sais combien de réflexions qui venaient en foule me mettre dans une amertume insupportable. Tout se montrait à moi par le plus affreux et le plus humiliant côté. Je ne pouvais non plus dissiper ces pensées et la douleur qui en était la suite, que je [ne] pourrais maintenant voler au milieu de l’air. Mais, comme je ne faisais que souffrir et me tenir à Dieu, sans pouvoir rien juger de vous ni en bien ni en mal, je ne crois pas avoir commis d’infidélité. Et il me semble que Dieu m’en fait tirer le profit d’avoir acquiescé sans aucune réserve aperçue pendant cette épreuve à tout ce qui peut crucifier ma vanité, mon ambition et ma fausse sagesse, Maintenant, je suis dans le calme depuis plusieurs jours, et vous pouvez me croire quand je vous assure que je n’ai jamais été si intimement uni à vous que je l’ai été ce matin.

Pour les purifications passives, je crois qu’il n’en faut pas écrire, c’est-à-dire n’en rien faire imprimer. La raison que j’en ai dite montre assez que je n’ai voulu parler que de l’impression par rapport au public, car j’ai dit qu’on scandalisait bien plus les âmes faibles qu’on n’édifiait le petit nombre des âmes éprouvées. Je persiste dans ce sentiment que je crois très conforme au vôtre. Mais je n’ai jamais voulu dire qu’il ne fallait pas en écrire en secret, comme vous m’en avez écrit : l’éclaircissement de ces choses, bien loin de me scandaliser, m’affermit et m’était tout à fait nécessaire. Je suis très persuadé qu’il s’en faut beaucoup que je n’entende beaucoup de choses très délicates et très profondes, dont l’expérience seule peut donner la vraie lumière. Mais, pour les principaux états de la voie, il me semble que je les comprends sur vos écrits d’un bout à l’autre, du moins en gros et d’une vue générale, en sorte que je les réduis sans peine aux vrais principes de la plus saine théologie2 : ainsi rien ne peut me scandaliser à cet égard-là.

Ma tentation de scandale3 se tournerait vers votre état, où vous suivez sans examen votre goût intérieur avec tant de vivacité, ou, pour mieux dire, avec une force qui vous entraîne si rapidement ! Je craindrais ces sorties, d’ailleurs si opposées à celles de mon état, toujours délibérant et précautionneux. Je craindrais même horriblement d’être entraîné, comme vous, dans une conduite qui démonterait ma sagesse aux yeux de tout le monde, et aux dépens de toute réputation, ce qui ferait que la nature jetterait les hauts cris dès les premières alarmes. Mais il est bon de voir toute sa faiblesse et d’avoir peur d’une servante, comme saint Pierre qui avait fait tant le brave! Peut-être que ces accès me reviendront : j’aurais grand tort de répondre de moi. Mais, depuis plusieurs jours, mon union avec vous va toujours croissant, et je suis persuadé qu’elle n’a pas cessé de croître au milieu de ma peine.

Pour votre Vie, donnez-la-moi comme vous voudrez, mais n’allez pas vous tuer à en faire un abrégé. Si vous ne voulez pas que je lise tout, à cause que j’ai en effet peu de loisir et peu de goût pour la lecture, marquez-moi les endroits que je devrai lire. Je serai ravi de vous revoir le jour de la Magdeleine7, mais ne vous incommodez pas. Je ne m’amuse point de vous parler de ma reconnaissance pour toutes vos bontés : il me semble que la nature du lien qui nous unit doit bannir toute espèce de compliments, quoique d’ailleurs je vous en dusse de très grands et de très sincères. Ce 11 juillet.

- Dutoit, t. V, XXXVIII, p. 291-295 - Masson, LXXXV, p. 204 - Jean Orcibal, Correspondance de Fénelon, tome II, Paris, Klincksieck, 1972, Lettre 72.

1Malgré la conjecture de Masson, pour Orcibal M. de M. ne paraît pas désigner Mme de Maintenon. Il trouve l’initiale « trop commune pour que nous proposions aucun nom, pas même celui de Mme de Mortemart. »

2C’est cette « réduction » que tenteront les Maximes des Saints. Dans sa lettre du 8 décembre 1697 à Chantérac l’archevêque avoue « aller même jusqu’à croire qu’on peut excuser Mme Guyon par rapport à tout ce qui est dans ses livres » (Fénelon (Gosselin), t. IX, p. 264).

3Scandale : beaucoup plus fort que les « petits mouvements de doute et de tentation » que Fénelon mentionne dans sa lettre du 8 avril . Voir aussi infra, sa lettre du 16 octobre.

4Masson rapproche avec raison : « Je dis tout bien à mon aise, moi qui cherche le repos et la consolation, moi qui crains la peine et la douleur, moi qui crie les hauts cris, dès que Dieu coupe dans le vif » (Lettres spirituelles, Fénelon (Gosselin), t. VIII, p. 569).

5L’aventure de saint Pierre avec la servante est citée par Mme Guyon dans son Petit abrégé de la voie et de la réunion de l’âme à Dieu (Opuscules, op. cit., t, II, p. 320) et par Fénelon à plusieurs reprises : voir Manuel de Piété, t. VI, p.64, g, Instructions, p.145, g, Lettres spirituelles, t. VIII, p. 562, g et 639, g. Dans ces deux derniers passages, l’histoire est accompagnée des commentaires suivants : « On finit par avoir peur d’une servante... Ô qu’on est faible ! Mais autant que notre faiblesse est déplorable, autant l’expérience nous en est-elle utile » (p. 562), « Voilà l’homme, voilà ce qu’il donne, dès qu’il donne du sien et qu’il promet quelque force de soi » (p. 639). [M].

7Le 22 juillet.

86. À Fénelon. 12 juillet 1689.

« …je suis aveuglément … quelque chose de très intime et de très fort. »

Je sais bien que je prends quelquefois les choses trop fortement, soit avec vous, soit avec bien d’autres. Mais, pour vous parler sans me justifier avec ma simplicité ordinaire, je vous dirai que je ne m’en suis pas aperçue cette fois : c’est que je porte un fond de démission telle que, sans pouvoir faire autrement, dès que vous improuveriez une chose, je trouverais sans raisonnement que vous auriez raison, et, si vous me le disiez, je brûlerais le tout sans hésiter ni réfléchir1. Cela vient de l’estime foncière que j’ai pour vous et de la confiance sincère, et aussi du peu de cas que je fais de ce qui vient de moi. Je vous prie, afin que vous suppléiez à ma nouvelle expression, d’être persuadé que, lorsque je m’offre de brûler quelque chose et que je vous en prie, je le dis comme je le pense, croyant qu’il le faut faire et qu’il n’y a rien au monde que je ne condamnasse au feu de ce qui m’appartient, sitôt que vous me le diriez. Cela supposé, usez-en donc à l’avenir avec autant de liberté que je vous en prie. Je ne pourrais jamais le trouver mauvais, à moins que Dieu me changeât.

Pour ce qui m’a porté à vous envoyer la liste des gens que je vois, c’est qu’il me souvinta, en m’en retournant, que M. B[oileau]2 dit une fois à M. de C[hevreuse] et à M. de B[eauvillier] qu’il croyait devoir à leur confiance de ne voir que des personnes qu’elles agréeraient. Il me semble que je vous dis la même chose, et encore plus, vous protestant que je ne ferai rien sur cet article que de concert avec vous et avec M. de C[hevreuse].

Pour votre peine, elle ne m’en fait aucune. J’en ai écouté le récit, comme d’une chose qui vous arriverait bien d’autres fois et dont je ne suis nullement surprise, étant rompue à ces sortes de choses. Je vous demande seulement, par grâce, de me les dire par petitesse : je crois que Dieu veut de vous cette fidélité, quand bien même Il permettrait que je fusse assez ridicule pour le prendre mal, ce que je ne crois pas ; et cela, bien loin de vous faire du tort, ni même diminuer notre union, ne servira qu’à l’augmenter par la contrariété. Je ne crois pas que vous ayez commis une imperfection dans toute cette peine : au contraire, je crois que cela vous a fait faire d’excellents sacrifices et a beaucoup purifié votre âme. Je ne doute pas que vous n’ayez quelquefois de ces attaques, mais elles purifieront votre foi et vous affermiront dans l’abandon. J’ai connu dès le commencement que c’était le dessein de Dieu en se servant d’un sujet si destitué de toutes les qualités conformes à ce que vous êtes3 : cela fait bien plus mourir la nature, qui veut prendre sa part presque en toutes choses.

Je n’ai pas la pensée de rien faire imprimer, et surtout sur ces matières de purification passive. Comptez, monsieur, que je vous obéirai toujours en enfant, et que, lorsque je fais des fautes à votre égard, c’est par confiance, soumission aveugle et simplicité et une mauvaise manière de m’expliquer. Suppléez à mon défaut par la solidité de votre esprit et croyez que, si vous êtes assez petit pour vouloir bien écouter ce que je vous dis, je suis assez grande et assez sage pour vous croire en toutes choses sans exception ! Et, comme je puis aisément me tromper, je vous prie et je l’espère de votre charité que vous me redresserez.

Il est vrai que je suis aveuglément non un goût, car ce n’est pas par là que Dieu me conduit, mais quelque chose de très intime et de très fort : je n’ai garde de l’examiner, parce que je ne saurais y résister sans souffrir un tourment intolérable. Ce que je goûte, ce sont les âmes des autres. Mais pour ce je ne sais quoi auquel j’obéis, il est plus fort que moi, et j’avoue simplement que je m’y abandonne sans nulle raison. Cependant j’ai cette confiance en Dieu que, si vous me disiez de ne suivre pas cela et de ne pas faire une chose ou une autre, Il me ferait vous obéir sans peine. Vous pouvez en faire l’essai car, de même que je n’ai pas un retour lorsqu’il s’agit d’obéir intérieurement à ce que je crois être la volonté de Dieu, je n’ai pas aussi la moindre raison lorsqu’il s’agit d’obéir extérieurement aux personnes auxquelles je crois que Dieu veut que j’obéisse, comme à vous. Si vous croyez que je doive changer en cela de conduite, dites-le moi simplement, et je me mettrai sitôt en devoir de vous obéir.

Il n’y a pas lieu de craindre pour vous que Dieu vous conduise d’une manière qui soit tant soit peu irrégulière, car, quoiqu’il soit très bon que vous soyez aussi abandonné que vous l’êtes à Ses volontés, je vous assure de Sa part qu’Il ne vous fera pas faire de fausses démarches. Si j’en ai fait quelques-unes, c’est par le défaut de mon naturel, c’est pour n’avoir pas assez suivi Dieu, quoiqu’il soit vrai que l’on m’en ait beaucoup attribué[es] que je n’ai point faites. Vous verrez bien dans la suite que, si Dieu renverse quelquefois la fausse sagesse, Il ne trompera point votre simplicité et votre abandon, et qu’Il sera Lui-même votre sagesse. Je crois que vous ne risquerez rien à vous laisser emporter avec rapidité et, quoique vous le craigniez, ce sera votre voie : non une rapidité vive, mais une chose toute simple et naturelle. Vous êtes à couvert par votre bon esprit et sagesse naturelle, et l’expérience que vous avez des imprudences que le manquement qui est en moi de toutes ces choses me pourrait faire faire.

Croyez-moi en Notre Seigneur à vous d’une manière que Lui seul connaît. Ce serait bien à moi de vous faire excuse de vous tant importuner et à vous remercier de votre charité, mais je ne crois pas que cela fût bien : c’est trop l’air du monde. Ce 12 juillet 1689.

- Dutoit, t. V, Lettre XXXIX, p.295-300 - Masson, Lettre LXXXVI, p.208-211.

aSouvient D.

1Voir Vie 3.10.1 : « J’ai compris que Dieu voulait que j’eusse une entière confiance en lui, que je suivisse ses conseils et lui demandasse les choses ; qu’il fût l’héritier de ce que Dieu m’a fait écrire, qu’il le corrigeât et brûlât même, ce que je ne crois pas qu’il fasse, enfin que je [le] lui laissasse absolument. »

2Cette initiale semble désigner ici l’abbé J.-J. Boileau, né à Agen en 1649, docteur en théologie et ancien précepteur de messieurs de Luynes, le comteet le chevalier, frères du duc de Chevreuse. Lié alors avec Fénelon - ils venaient de prêcher ensemble le dernier Avent chez les religieuses de la Magdeleine (voir la Liste des Prédicateurs de Paris, B. N. Réserve L7K 6743) - il deviendra en 1695 le secrétaire intime et le meilleur auxiliaire du cardinal de Noailles. On l’appellera Boileau de l’Archevêché, et il sera un des adversaires les plus tenaces du “guyonisme”. V. Notes sur la vie et les ouvrages de l’abbé Jean-Jacques Boileau, publiées avec divers documents inédits par M. Philippe Tamizey de Larroque, Paris-Bordeaux, 1877, in-8. [M].

3Voir Vie 3.10.1 :  « Dieu voulait l’anéantir par là, se servant pour l’homme le plus sage du sujet le plus faible. ».

87. De Fénelon. 17 juillet 1689.

« Je veux aller sans savoir où, partout où Dieu me mènera, pourvu que ce soit Lui. »

Je reviens de la campagne, où j’ai demeuré cinq jours1 et où je me suis trouvé fort tranquille, quoique j’aie ressenti quelque petit mouvement de peine à votre égard et quelque goût pour des choses mondaines, avec une distraction et une séchesse continuelle. Mais j’ai été d’ordinaire dans un état fixe, et même dans les petits intervalles de tentation que je viens de vous dire, je demeurais sans peine uni à Dieu par le fond de la volonté.

Votre lettre2, que je viens de recevoir, me donne une vraie joie, et je crois avoir grand besoin, contre ma propre sagesse, des choses que vous y marquez. Mais, quoique je sois encore de beaucoup trop sage, je crois néanmoins qu’il y a des choses sur lesquelles je me laisse aller sans m’écouter moi-même. On est plus embarrassé sur cet article que sur tout autre, car on sait certainement par l’Évangile qu’il y a une vraie sagesse qu’on ne se doit jamais dispenser de suivre : on craint de manquer la vraie sagesse en évitant la fausse et dès qu’on veut discerner, on s’embrouille. Cependant je trouve dans la pratique que Dieu m’épargne assez souvent cet embarras : je suis sans beaucoup raisonner les vues qui me viennent avant l’action. Quand l’action est faite, je ne me mets point en peine des fautes que j’ai commises : tout au plus, si j’en aperçois quelqu’une qui tire visiblement à conséquence, j’attends en paix que Dieu m’offre quelque ouverture naturelle pour la réparer. D’ailleurs, je croirais manquer à l’abandon si je voulais me marquer la voie et la régler, en sorte que je me bornasse à ne passer point par certaines épreuves ou par certaine humiliation, sans savoir quelles. Je veux aller sans savoir où, partout où Dieu me mènera, pourvu que ce soit Lui3. Mais je ne voudrais pas me dépouiller de ma propre sagesse pour marcher à l’aveugle, sans savoir que c’est celle de Dieu qui m’en prive. L’état de pure foi demande bien qu’on ne cherche à rien voir, pour le chemin par où Dieu me conduit, mais il ne demande pas qu’on marche sans savoir si c’est Dieu qui nous fait marcher : autrement ce ne serait plus foi en Dieu, mais foi en son propre égarement.

Je n’ai pas besoin de tout ceci à votre égard, et je ne le dis que pour éclaircir les règles générales, car d’ailleurs je suis très persuadé que Dieu vous mène, et moi par vous. Je suis en Lui tout ce qu’Il veut que je vous sois.

J’irai chez M. de C[hevreuse] savoir des nouvelles du mariage de mademoiselle votre fille, Et je compte toujours d’avoir4 l’honneur de vous voir le jour de la Magdelaine. Ce 17 juillet.

- Dutoit, t. V, LXXXVI, p. 439-442 - Masson, LXXXVII, p. 211-2I3- Jean Orcibal, Correspondance de Fénelon, tome II, Paris, Klincksieck, 1972, Lettre 73.

1Il s’agit sans doute du voyage annoncé dans la lettre du 5 juillet.

2Une lettre perdue du matin du même jour (17 juillet), comme l’indique Mme Guyon dans sa lettre suivante.

3Mme Guyon, le 21 février : « Allons, sans regarder le guide que l’on nous donne, ni le chemin ».

4Compter : « espérer », alors employé couramment avec une préposition devant l’infinitif.

88. À Fénelon. 18 juillet 1689.

« Dieu m’a choisie telle que je suis pour vous, afin de détruire par ma folie votre sagesse. »

Je vois par votre réponse que vous n’avez pas reçu la première lettre que je vous ai écrite, il y a cinq jours ; et par conséquent, avec le peu que je me suis expliqué, il vous a été difficile de m’entendre.

Pour vous exposer toutes choses avec simplicité, je vous dirai que la peur d’être importune m’a fait prendre la résolution de résister autant que je pourrai aux mouvements de vous écrire : cela m’a tellement fait souffrir que, ne le pouvant plus porter, je vous ai écrit dimanche matin ! Je ne veux pas assurément que vous vous dépouilliez de votre sagesse par vous-même. Mais ce que je voulais dire, c’est que Dieu veut que vous écoutiez cette pauvre créature, quoiqu’elle soit si peu raisonnable, et que j’ai cette confiance que, malgré tout ce que je suis, Dieu ne permettra jamais que je vous entraîne en nulle chose qui puisse vous faire aucun tort dans le monde.

Mais, que je puisse avoir avec vous des réserves, cela me paraît plus dur que la mort, et ce que je souffre depuis quelques jours me fait voir la chose impossible. Je vous demande donc, au nom de Dieu, de trouver bon que, sans me mettre en peine des tentations que vous pourriez avoir contre moi, je vous dise bonnement toutes choses. Non que je prétende en nulle manière vous engager à [ne] suivre que ce que Dieu vous fera connaître être de Lui, mais c’est qu’il me serait toujours impossible d’agir avec vous avec des règles et des mesures. Et si je ne faisa pas ce que Dieu me fait faire, j’éprouve de très fortes peines, une suspension de toutes Ses grâces, une facilité de m’égarer, et avec cela une certitude que je Lui déplais et qu’Il veut que j’agisse sans retour avec vous. Cela exposé, ordonnez-moi ce que vous voulez que je fasse et j’obéirai. Si vous saviez ce que je souffre et comme Dieu me traite lorsque je veux agir raisonnablement avec vous, vous auriez pitié de moi car je vois fort bien ce que je devrais faire selon la raison et par rapport à vous, mais je ne puis. Je suis même persuadée que si j’en usais d’une autre manière avec vous, vous y perdriez et je n’aurais plus de grâce pour vous. Si je m’explique mal, je me ferai mieux entendre le jour de la Magdeleine, où j’espère que Notre Seigneur vous fera connaître ce que je vous veux dire et le pouvoir absolu qu’Il exerce sur moi.

Je trouve que la pratique est admirable qui est de suivre les vues qui vous sont données sans raisonnement : c’est là le fondement de l’abandon, qui bannit véritablement la fausse sagesse et qui introduit dans celle de Jésus-Christ. Tout ce que je vous ai mandé n’est que par rapport à moi, qui suis si peu sage, afin que ma folie ne vous fût pas un embarras, car je crois que Dieu me rend telle à votre égard pour exercer votre foi. Et c’est ce que je voulais vous dire, car Dieu ne demande jamais qu’on se mette par soi-même dans l’égarement : ce serait quitter la voie de la vérité, pour suivre celle du mensonge et de l’erreur. Dieu vous aime trop pour permettre que vous preniez jamais le change, et vous êtes trop éclairé pour cela. Cependant je ne puis m’ôter une certitude que Dieu m’a choisie telle que je suis pour vous afin de détruire par ma folie votre sagesse, non en me faisant rien, mais en me supportant telle que je suis. Je suis sage avec tout autre qu’avec vous et, si je pouvais vouloir quelque chose, ce serait d’être sage envers vous, et je ne le puis. Si vous saviez la force d’un Dieu et l’impuissance de Sa petite créature, vous me porteriez compassion. Ce 18 juillet 1689.

- Dutoit, t. V, Lettre XL, p.301-304 - Masson, Lettre LXXXVIII.

asuis D.

89. De Fénelon. 18 juillet 1689.

« …on ne peut plus voir la main de Dieu qui nous mène … mais alors il reste une certaine droiture d’intention… »

Je suis d’autant plus fâché de votre peine,, Madame, que vous la souffrez sans avoir besoin de la souffrir. Je vous ai déjà dit bien des fois et je vous le répète encore, devant Dieu, du fond du cœur : rien ne me scandalise en vous et je ne suis jamais importuné de vos expressions. Je suis convaincu que Dieu vous les donne selon mes besoins et Il m’est témoin que je ne reçois jamais de vous aucune lettre qui ne me donne une sensible joie. Pour la manière de me dire les choses, bien loin d’être trop ingénue et libre, elle ne l’est pas assez ce me semble. Vous craignez toujours de vous ouvrir trop, et à force de vous gêner pour ne me gêner pas, vous me gênez quelquefois un peu1. Ne faites jamais réflexion avec moi et assurez-vous que j’en serai plus à mon aise dans notre petit commerce.

Je dois me rendre ce témoignage que je ne m’aperçois d’aucune chose à laquelle je tienne volontairement. Il me semble que je suis prêt à passer pour fou aux yeux de tous les hommes, quelque douleur que j’en puisse sentir, si Dieu me poussait dans ce précipice pour renverser ma fausse sagesse, Ce n’est pas là ce que j’ai voulu vous dire : l’unique chose dont j’ai voulu vous parler, est que vous me mandez que vous ne vous souciez point de vous tromper et de ne vous tromper pas2. À la vérité, je vois bien le bon sens de ces paroles qui est que, quand Dieu vous met dans la nuit impénétrable qui est Sa volonté inconnue, on ne peut plus voir la main de Dieu qui nous mène parce qu’on a besoin de perdre cet appui pour se perdre soi-même. Mais alors il reste une certaine droiture d’intention, en sorte qu’on ne voudrait pas résister à l’attrait, quoique inconnu, c’est-à-dire que, quoique l’on ne puisse plus suivre Dieu clairement à la piste, on va néanmoins par ce mouvement intérieur et délicat à ce qui peut Lui plaire. Autrement on ne pourrait pas dire, comme vous le faites : je sens que je résiste à Dieu, Dieu veut de moi une telle chose, Il me presse. Mais dans l’état d’obscurité où Dieu jette et dans la nécessité de marcher de quelque côté, on va tout droit où la simplicité du cœur mène, supposant que c’est ce qui est le plus conforme aux desseins de Dieu.

Nous parlerons de tout cela vendredi3. Cependant mettez votre cœur au large et sans réserve avec moi. Je sens que vous le devez non seulement à Dieu, mais encore à moi, tout faible que je suis. Rien n’égale mon attachement froid et sec pour vous. Ce 18 juillet.

- Dutoit, t. V, LXXXVII, p. 442-444 - Masson, LXXXIX, p. 216-218 - Jean Orcibal, Correspondance de Fénelon, tome II, Paris, Klincksieck, 1972, Lettre 74.

1« J’aspirais à une certaine liberté qui était de pouvoir agir avec lui sans gêne et qu’il pût concevoir ce que je lui étais en Jésus-Christ. » Vie 3.10.1.

2Dans la lettre perdue. Le 18 juillet Mme Guyon avait rectifié : « Dieu ne demande jamais qu’on se mette par soi-même dans l’égarement. »

3Le 22 juillet.

90. À Fénelon. 19 juillet 1689.

« …la résistance à ce que Dieu veut … peine parce qu’elle tire l’âme de cet ordre et disposition divine… »

Je n’entrerais point en réflexion sur vous, si l’on ne m’y faisait entrer. Votre lettre m’a remis dans mon état naturel de paix et de large. Il faut que je vous dise devant Dieu que depuis bien des années je ne me possède point, étant pour bien des gens d’une si grande réserve qu’il m’est impossible de leur correspondre ; et pour vous, je ne puis faire autrement. La moindre raison que j’allègue suffit pour irriter Dieu contre moi, et cela me met dans un état si violent qu’il est insupportable. Il me semble qu’il n’y a que l’expérience, que vous en aurez un jour, qui puisse vous faire concevoir ce que c’est que l’impuissance de se posséder.

Il faut savoir qu’il y a deux sortes de peines : des peines d’ordre de Dieu, qu’Il inflige Lui-même, et d’autres qui viennent par le dehors. Quoique les peines infligées de Dieu soient les plus étranges de toutes et qu’elles passent les expressions, elle se supportent pourtant, parce que l’âme y est soutenue d’une main invisible et qu’elle est dans l’ordre et dans la disposition divine qui, la tenant dans la situation où Dieu la veut, la tient dans la paix, quoique pressée d’une douleur mortelle. Pour ce qui est de la peine qui vient ou de la crainte de faire quelque chose ou de la résistance à ce que Dieu veut, elle n’est peine que parce qu’elle tire l’âme de cet ordre et disposition divine, où elle est toujours dans un parfait repos. Cette peine, la faisant sortir de sa place, la trouble, rétrécit le cœur et ne lui laisse nul doute de sa résistance.

Cela ne m’arrive jamais par rapport à moi, - car mon Dieu m’est témoin que, quoiqu’Il puisse exiger de moi et en quelque état qu’Il me réduise, Il ne trouve pas même une répugnance, - mais par rapport aux autres. Lorsque l’on me dit de faire ou de ne faire pas, je me mets toujours en devoir d’obéir. Je me condamne aisément moi-même de tort ; [mais]1, en voulant me régler, je sors de mon abandon aveugle pour entrer dans la conduite de la raison. Dans ce moment, j’entre dans un état violent et Dieu, qui est le maître absolu chez moi, me fait encore plus faire les choses lorsque je crains de les faire, et ne me donne point de relâche. Cette peine, me mettant hors de Son ordre, m’ôte ce soutien foncier et caché qui se trouve dans les autres peines. Et la perte de la volonté qui rend ces autres [peines] douces, rend celle-ci plus insupportable car l’âme, n’ayant que la volonté de Dieu en libre usage et sortant [cependant] de Son ordre, on est comme si on se sentait arracher l’âme ; ce qui ne pouvant longtemps durer, elle est obligée de continuer, sans réflexion et quoi qu’il arrive, ce que l’on veut d’elle, ne pouvant supporter cet état, plus dur que la mort. Je prie Dieu que vous m’entendiez. Ce 19 juillet 1689.

- Dutoit, t. III, Lettre CXVIII, p.529-531- Masson, Lettre XC, p. 218-220.

1Ces crochets sont de Dutoit, ainsi que les autres de cette lettre.

91. De Fénelon. 22 juillet 1689.

Conseils de diplomatie.

Je vous renvoie, madame, vos deux lettres de M. le c[oMt.e] de V[aux] et de M. G.

Pour M. le c[oMt.e] de V[aux]1, je crois qu’il suffit que vous lui mandiez, ou fassiez savoir, que vous verrez M. D. E.: il vaut mieux parler qu’écrire. Ce n’est pas que je me défie de lui : au contraire, plus je le connais et plus je l’estime. Mais il me semble qu’il vaut mieux s’expliquer de vive voix et avec tous les assaisonnements3 nécessaires. Pour les choses à dire, vous les savez mieux que moi. Mais on ne peut rien malgré M: s’il persiste de bonne foi, on lui déclarera qu’on veut au plus tôt conclure cela, ou autre chose. Pour cette affaire-là, c’est à lui à la rompre et à manquer, s’il le veut. Pour vous, continuez à lui renvoyer la décision5.

Pour M. G.6, je ne lui manderai[s] que les choses précisément nécessaires pour son besoin ; encore je les assaisonnerais avec précaution, pour empêcher qu’on ne vous fît des chicanes par des interprétations. Je crois néanmoins que vous pouvez vous ouvrir par un besoin pressant, si vous sentez intérieurement la bonne foi et la sûreté de cet homme7. Mais je lui dirais toujours les choses dans les temps les plus propres à éviter le scandale de son ami M. N. Ce 22 juillet.

- Dutoit, t. V, LXXXIX, p. 446 sq. - Masson, XCI, p. 220 sq.- Jean Orcibal, Correspondance de Fénelon, tome II, Paris, Klincksieck, 1972, Lettre 75.

1Dutoit ne considère pas ce « pour M. le C. de V. » comme le début d’une phrase, et sa ligne suivante « que vous vous verrez M. D. E. il » est obscure, mais les corrections de Masson sont probables. Les deux lettres avaient été remises à Fénelon par Mme Guyon dans l’entrevue qu’ils avaient eue le 22 juillet. Fénelon les lui retourne le même jour avec ce billet. [O].

2[O] met en doute l’interprétation selon laquelle E. désignerait « Eudoxe », c’est-à-dire Madame de Maintenon - sans pouvoir proposer une sautre interprétation.

3Assaisonnement : « manières agréables qui accompagnent ce qu’on dit ».

4Il s’agirait de Denis Huguet, conseiller au Parlement de Paris, tuteur honoraire des enfants Guyon, selon Orcibal, qui résume un factum de ce dernier confirmant les faits rapportés dans la Vie - dont le détachement de Madame Guyon par rapport à sa grande fortune : « …[M. Guyon] pria instamment ledit sieur Huguet (pour lors garçon et dans le dessein de garder le célibat) de prendre soin de ses enfants, ce qu’il lui promit […] » ; M. Huguet envoya à Madame Guyon, partie en Savoie, « une donation entre vifs toute dressée au profit de ses enfants, où elle ne se réservait que 20 000 livres et une pension viagère de 1800 livres. L’acte fut passé à Montargis et Anne de Troyes fut nommée tutrice de ses petits-enfants. Conformément au voeu qu’elle avait exprimé dans son testament du 5 novembre 1682, Huguet fut quatre jours après sa mort désigné par un avis des parents du 27 septembre 1683 comme tuteur honoraire avec le notaire Antoine Hureau pour tuteur onéraire : les biens à gérer se montaient à près de 600 000 livres [...] ».

5Mme Guyon préviendra Huguet qu’elle est absolument décidée à marier sa fille, mais qu’elle le laisse libre de refuser le comtede Vaux.

6Selon Orcibal, « Masson conjecture qu’il s’agit du prêtre de la Mission Guyfon, en précisant que celui-ci « n’est pas de ces gens qui veulent passer pour dévots [...] Il a été libertin, il l’avoue de bonne foi ». Mme Guyon nous paraît au contraire exclure cette identification. En revanche, M. N. pourrait être Nicole. »

92. À Fénelon. 23 juillet 1689.

« L’âme, dans l’état d’abandon aveugle, ne doit plus se regarder … pour se corriger de ses défauts. »

On exécutera de point en point tout ce que vous dites pour M. de V[aux]. Pour M. G.1, il ne s’agit que de l’ouverture de l’intérieur qu’il goûte : il se trouve dans un pays nouveau à cause du goût de la présence de Dieu, qui lui a été communiqué, et c’est de cette sorte qu’il se trouve lié à moi. Je le trouve fort droit, mais je n’ai rien au-dedans pour lui. Cependant j’ai une certaine facilité à éclaircir tout ce qu’il me demande, et d’une manière qui contente son esprit, en satisfaisant son cœur.

Je me suis souvenue tout à coup de ce que j’avais voulu vous dire de E.2 : c’est qu’elle trouve qu’il faudrait beaucoup travailler à corriger votre sécheresse, qu’elle croit être un obstacle à votre avancement. Je lui dis là-dessus ce que je pensais qui est : qu’en violentant votre naturel, vous le rendriez encore plus sec. Il n’y a que l’oraison et l’onction de la grâce qui le puisse corriger : à mesure que Jésus-Christ s’emparera de tout vous-même, Il vous communiquera la douceur foncière qui vient du cœur et non d’une contrainte extérieure. Votre naturel ne se corrigera que par la perte de toute répugnance, qui sont3 l’origine de cette sécheresse. L’âme abandonnée à Dieu Lui doit laisser le soin de tout ce qui la concerne ; et comme vous êtes appelé à la foi et à l’abandon le plus pur, vous êtes par conséquent appelé à l’entier oubli de vous-même, qui ne peut compatir avec l’attention pour vous corriger. L’âme, dans l’état d’abandon aveugle, ne doit plus se regarder, ni par réflexion, ni par attention à ses actions, pour se corriger de ses défauts. Elle doit laisser tout le soin de sa perfection même à Celui dans lequel elle se repose, étant unie à Lui par la volonté.

Je pars pour la campagne après dîner. À mon retour, vous saurez ce que vous m’avez demandé4. Je crois que Dieu me donnera la facilité à cause de vous, pour mettre beaucoup en peu de mots5. Ce 23 juillet 1689.

- Dutoit, t. V, lettre XLII, p.304-306 - Masson, Lettre XCII p. 221.

1Selon Masson, il pourrait s’agir du missionnaire Guyfon, qui a été mêlé à l’affaire des filles du P. Vautier, v. [M], p. 220, note 2.

2Dans l’entrevue de la veille, le jour de la sainte Madeleine, à propos d’Eudoxe-Maintenon ?

3Il doit manquer un membre de phrase entre répugnance et qui.

4Dans l’entrevue de la veille.

5Ce « peu de mots » de Mme Guyon forme selon Masson la Lettre XCIV (D3.77), fort longue.

93. De Fénelon. 26 juillet 1689.

Description et analyse de sa sécheresse.

Je vois bien, madame, que, pour travailler à ce qu’on appelle ordinairement perfection, il faudrait me corriger de ma sécheresse ; mais je ne vois pas qu’elle cause en moi une résistance volontaire aux mouvements que Dieu me donne, et c’est ce qui me console dans mon imperfection.

J’ai de deux sortes de sécheresse : l’intérieure par rapport à l’oraison et aux choses spirituelles, l’extérieure par rapport au commerce avec le prochain, Pour la sécheresse intérieure, je n’en suis pas en peine. Vous savez que c’est une épreuve donnée et non une imperfection volontaire : cette épreuve sert à éprouver la foi et à faire mourir à tout ce qui n’est pas Dieu. D’ailleurs je ne me la procure jamais volontairement. Au contraire, je lis avec plaisir ce que l’on me donne. Si on cessait de me donner des choses nouvelles, je relirais celles que j’ai déjà. Si je sentais du besoin, je demanderais secours. Mais, quand je suis en paix et que je ne sens aucun besoin, je ne demande rien et je me contente de recevoir avec plaisir ce que Dieu, qui connaît mon besoin quand je ne sais pas le connaître, m’envoie par vous. Il est vrai que, quand je reçois quelque instruction, je n’en ai point une joie sensible : c’est un acquiescement simple, quelquefois même froid et sec, mais doux, prompt, facile, paisible, et qui est du fond du cœur. Alors on pourrait se tromper sur ma disposition, car je crois avoir dit tout en disant oui. La brièveté des paroles ne me paraît point une sécheresse : au contraire, c’est la multitude des paroles qui me paraît affaiblir et dessécher le discours. Il faut pourtant convenir que mon intérieur est fort sec, mais je ne crois pas entretenir cette sécheresse, ni par indocilité aux avis que vous me donnez, ni par résistance aux mouvements intérieurs, ni par dédain pour les petites choses : au contraire, je goûte la simplicité et l’enfance, plus qu’il ne paraît. Mon air est grave et sec, mais jamais assez à fuir l’enfancea. Pour les choses de la voie intérieure, dont il est question, j’y entre sans peine. Et il y a bien des choses, sur lesquelles on veut me préparer de loin de peur de me scandaliser, dont j’avais déjà les principes dans la tête avant qu’on me les dît, en sorte qu’après les avoir écoutées, je n’en parais pas fort touché : c’est que je les approuve simplement. S’il fallait par complaisance s’étendre davantage en paroles pour témoigner mon approbation, ma sécheresse naturelle et extérieure me rendrait cette pratique pénible. Mais je suis sûr que ce n’est pas là ce que vous voulez. J’agis naturellement.

Pour revenir à vous, je goûte tout ce que vous me donnez sur la voie en général, et sur mes besoins en particulier. Quand je reçois de vous quelque nouvelle instruction, j’en suis ravi, moins par le sentiment de mon besoin que par la persuasion que Dieu m’en avertit par vous et par vous me donne mon pain quotidien. C’est même un état de grande enfance, car je ne puis ni demander mes besoins, ni les connaître : je les crois, quand on me les dit. Je crois que ce que l’on me ferait pour me ranimer ne me conduirait pas, car Dieu veut que je meure peu à peu de langueur, et il ne faut pas retarder cette opération détruisante. D’ailleurs je crois qu’Il n’est jamais tantb en moi que quand Il y est caché plus profondément. Sitôt qu’Il me donne quelque goût sensible, je m’y abandonne sans réserve. Hors de là, il n’y a qu’à laisser dessécher mon âme jusqu’à l’agonie. Je n’ai d’ordinaire dans l’intérieur ni peine ni consolation vive. Tous mes sentiments sont émoussés. J’ai seulement une langueur qui est semblable aux fièvres lentes. En cet état, on maigrit tous les jours : rien ne fait un grand mal, mais aussi rien ne plaît. Je ne puis presque faire oraison qu’en me promenant à pied ou en carrosse. Sitôt que je suis fixé dans une place, mon imagination et mes sens sont en grande inquiétude.

Je suis néanmoins persuadé que ma sécheresse extérieure est beaucoup plus grande que l’intérieure. À mesure que le goût sensible s’est retiré et que la foi s’est desséchée, mes répugnances, qui sont naturellement bien plus fortes que mes désirs, ont pris une vivacité qui m’entraîne: je décide avec hauteur, je fais sentir je ne sais quoi de dédaigneux pour tout ce qui me déplaît, je souffre impatiemment la contradiction, je suis quelquefois prêt à bouder comme un enfant si la honte ne me retenait, je ne puis même cacher sur mon visage mon émotion. Jugez combien cette expérience me confond et me convainc de mon impuissance. Ma sagesse et ma vanité en souffrent dans le moment, mais je n’y fais aucune réflexion de suite, au lieu qu’autrefois mon amour propre était des mois entiers à se faire des reproches cuisants sur les moindres fautes. Je crois que Dieu me laissera encore longtemps cette sécheresse, qui me fait faire tant de fautes envers le prochain, tantôt par des paroles dures, tantôt par un silence dédaigneux, ou par les omissions sur les honnêtetés nécessaires envers les amis que j’aime davantage. Tout cela m’est bon car tout cela me démonte : j’ai besoin que Dieu me refonde et rejette en moule. Il me serait commode de pouvoir travailler par des efforts contre cette sécheresse, si enracinée par l’habitude et par le tempérament : car les humiliations que mes fautes me causent, me crucifient plus que la violence, nécessaire pour me vaincre, [ne] me ferait de peine dans un état semblable à mes états passés où la ferveur me soutenait. Mais, comme je ne saurais maintenant me préparer contre ces occasions, elles me trouvent bien moins sur mes gardes. Cependant je ne crois pas devoir chercher une attention active et forcée pour me soutenir. Je ne pourrais, sans sortir de mon attrait, réveiller par moi-même cette attention : il me suffit de la suivre toutes les fois que Dieu me la donne. Une attention propre et artificielle serait une infidélité plus grande, quoique plus cachée, que les fautes extérieures d’humeur dont les autres sont mal édifiés. Quand je suis seul, je ne suis jamais ni sec, ni triste, ni ennuyé. Il n’y a que l’assujettissement à autrui et le dérangement qui effarouche mes répugnances. Il y a quelques personnes, avec lesquelles j’ai un badinage de petit enfant, mais la plupart des gens me lassent bientôt.

J’ai lu avec plaisir et édification la lettre que vous m’avez confiée. Elle est très belle2 : vous pouvez croire que j’en suis persuadé, car je suis, par ma sécheresse, bien éloigné d’exagérer et d’admirer. Je vois que les lumières disparaissent et que la pure foi règne. Mais peut-on déjà avoir passé par la mort, comme il le dit, lorsqu’il y a si peu de temps qu’on a outrepassé les lumières distinctes, incompatibles avec la foi entièrement nue ? Ces lumières ne sont-elles pas une possession, contraire au dénuement total qui opère la mort ? Vous savez mieux que moi jusqu’à quel point Dieu me donne tout à vous sans réserve. Ce 26 juillet.

- Dutoit, t. V, XC, p. 447-454 - Masson, XCIII, p. 223-228.- Jean Orcibal, Correspondance de Fénelon, tome II, Paris, Klincksieck, 1972, Lettre 76.

aConjecture de Dutoit : « à faire l’enfant ».

bCorrection de Masson. Dutoit donne « tout ».

1« Ces défauts (de sécheresse) augmentent souvent (loin de diminuer) lorsque la mort s’empare du fond, car cette mort impitoyable éteint et détruit dans le fond tout ce qui s’oppose à l’entière destruction du sujet auquel elle s’attache » (Lettre D 3.77). La même idée en termes plus explicites se retrouve dans une lettre à Chevreuse du 11 septembre 1694 : « au reste ne vous étonnez pas de vos défauts, ce ne sont point de nouveaux défauts qui paraissent, ils étaient dans le fond, mais comme ils étaient connus par la raison et une vigueur vertueuse, vous ne les aperceviez pas, mais comme il faut perdre et raison et vigueur de vertu, ces défauts paraissent à nu : alors on se connaît véritablement. De plus le Maître exprime l’éponge du dedans et la saleté paraît au-dehors : c’est le meilleur. Vous perdrez aussi cette paix goûtée … » [O].

2Nous ne savons pas de quelle lettre il s’agit. Nous pensons à la lettre de Bertot que nous avons éditée sous le n° 61 de ce volume, dont une copie fut retrouvée dans le fonds Fénelon par J.-L. Goré.

94. À Fénelon. 27 juillet 1689.

Réconfort dans la sécheresse ; « …on ne veut aussi de vous que l’acquiescement… »

Comme j’ai fait voir dans les écrits que j’ai faits pour vous, selon l’ordre que vous m’en avez donné, que la perfection se doit acquérir selon l’état de l’âme, celui qui est beaucoup actif, doit y travailler activement, et celui qui est simple simplement : aussi, celui qui est passif, y doit travailler passivement, en se laissant totalement à Dieu qui saura bien le corriger des fautes et des propriétés qui lui déplaisent et lui laisser les défauts qui sont les plus propres à le faire mourir, et par conséquent à l’affranchir de toute propriété.

La sécheresse est une imperfection qui est hors de vous, qui vient plus de votre tempérament et de la disposition de votre corps que de toute autre chose : c’est pourquoi elle ne peut être causée ni par la propriété, ni par la résistance, n’y ayant point là de volonté. Ces défauts (de sécheresse) augmentent souvent (loin de diminuer) lorsque la mort s’empare du fond, car cette mort impitoyable éteint et détruit dans le fond tout ce qui s’oppose à l’entière destruction du sujet auquel elle s’attache.

C’est avec raison que vous n ’êtes pas en peine de la sécheresse intérieure puisqu’elle fait tous les effets que vous marquez et que, par-dessus cela, elle conserve dans le plus fort de son aridité un germe de fraîcheur et de fécondité, souvent plus grand que celui qui se trouve dans les personnes sensibles. Comme nous voyons une terre, brûlée au-dehors par les rayons du soleil, conserver dans son sein une fraîcheur toujours égale parce qu’elle y porte quantité de sources qui, en l’arrosant continuellement par-dedans et d’une manière cachée aux yeux des hommes, lui donnent la fécondité, quoiqu’elle paraisse au-dehors toute desséchée, il en est de même de la foi. Les grâces sensibles sont comme de la pluie qui, arrosant la superficie d’une terre, lui fait produire quelque verdure mais ne lui laisse pas la fécondité de la première.

Votre âme est comme cette première terre, qui paraît au-dehors toute desséchée et au-dedans est pleine des eaux pures et vives de la grâce et d’un germe d’immortalité. Ce germe vivant et vivifiant est l’union de votre volonté à celle de Dieu et l’abandon total de tout vous-même entre Ses mains.Ce germe est vivant puisque c’est la plus forte preuve qu’une âme est vivante dans la plus étrange mort : la conformité au vouloir divin est une marque que cette âme est bien ordonnée dans la disposition divine, ce qui est une preuve infaillible qu’elle est dans la grâce de Dieu. Car qu’est-ce que d’être dans la grâce de Dieu, sinon d’être dans la soumission à la volonté et dans la place où Il vous veut, au lieu que le péché mortel qui nous prive de Sa grâce, nous retire de cet ordre et disposition divine et de cette soumission à la volonté de Dieu, nous mettant dans la révolte ? Ce germe est aussi vivifiant, puisqu’il conserve l’immortalité, qui est un je ne sais quoi de foncier qui donne la vie à tout ce que l’on fait : car l’âme languissante et mourante n’agit et n’opère que par l’amour de la volonté divine, quoique cachée, qui fait que son oraison est vivante, bien qu’elle paraisse stérile et inféconde.

La faiblesse que vous vous procureriez vous serait nuisible, non seulement parce qu’elle serait de votre choix (ce qui est opposé à votre état), mais de plus parce qu’étant un fruit de votre volonté, et non de la volonté de Dieu, elle dessécherait peu à peu le germe dont nous venons de parler.Votre docilité est charmante et une forte preuve de l’opération de Dieu en vous. Je crois que c’est assez la conduite que Dieu veut que vous teniez dans votre état éteint et languissant, de ne vous procurer les choses que selon la pensée ou le mouvement que Dieu vous en donne, comme aussi de les recevoir quand Il vous les envoie.

Je crois que c’est pour ne vous point tirer de cet état et seulement pour vous fournir l’aliment qu’Il veut que vous ayez, qu’Il me donne tant pour vous. Comme de moi-même je n’ai nulle activité pour le prochain, s’Il ne me réveillait pas incessamment pour vous, je vous oublierais comme tout le reste ! C’est Lui, ainsi que je l’ai éprouvé depuis quelques années, qui me donne un réveil pour les personnes qu’Il veut que j’aide1 et ce réveil est accompagné d’une tendresse foncière, qui est comme le véhicule qui pousse et fait agir une chose inanimée.

J’ai éprouvé que l’on ne me donne rien pour les âmes empressées et désireuses : au contraire, je ne leur réponds que rarement. Mais pour les enfants comme vous, l’on veut que je leur donne du pain frais. Et plus sont-ils morts à toute sorte d’envie et d’empressement, plus a-t-on de mouvement à leur égard. Ce mouvement qui paraît vie et l’est en effet, n’est pas un mouvement vivant par la nature, mais un mouvement que Dieu, devenu le principe de l’âme, opère. Il est plus puissant, plus fort et plus efficace que ceux de la nature. Il vient du fond où réside cette vie divine, et non des sens qui n’ont nulle part à ces choses. Cette tendresse, si l’on peut se servir de ce mot, fait que l’âme embrasse de tout elle-même ce qui lui est donné, je veux dire la personne qui lui est confiée. Et on la presse de lui donner les besoins, comme une mère se sent pressée par la tendresse de donner à son fils la nourriture dont il a besoin.

Je ne crois pas que vous deviez vous gêner (surtout avec les personnes, qui vous doivent connaître), pour approuver ou n’approuver pas. Mais je ne crois pas non plus que, par une pratique vertueuse, vous deviez vous éteindre en mille choses, ce qui n’est pas de votre grâce : car, si votre état intérieur pouvait compatir avec aucune pratique (ce qui n’est pas]), ce serait avec celle de vous réveiller plutôt que de vous éteindre. Mais, comme l’on ne veut point de votre travail, laissez-vous tel que vous êtes, ne lisez pas ce que vous ne goûtez point : il ne le faut pas faire. Je vous donnerai pourtant un jour Job2, car il y a bien des choses qui vous conviennent ; et, étant mystique de lui-même, l’allégorie lui est inutile3. La docilité que vous avez à croire ce que l’on vous dit, enferme toute pratique, vous dispose pour tout, et elle empêche les résistances qui arrêtent l’effet de la grâce.

Il est vrai que (pratiquant de vous éteindre) vous mourriez peu à peu de langueur ; mais cela n’est point une raison pour ne devoir pas être et animé et vivifié si vous avez besoin de l’être. À mesure que votre sécheresse paraît plus au-dehors, le principe vivant qui se conserve même dans la mort s’enfonce au-dedans. Mais, sans ce principe vivant, une personne qui serait (d’ailleurs) desséchée et languissante serait dans la froideur naturelle au pécheur. Ce qui fait que (pour éviter cet inconvénient), tant qu’il reste de l’activité naturelle dans une âme dont le tempérament est froid et languissant, on la porte au réveil, afin de nourrir au-dedans de soi ce principe vivifiant et de le fortifier assez pour qu’il subsiste vivant malgré l’extrême langueur où le dehors est réduit.

Mais, comme l’on ne veut de vous d’autre action que celle de recevoir ce que l’on vous donne et de vous laisser détruire, selon toute l’étendue des desseins de Dieu, on ne veut aussi de vous que l’acquiescement et la docilité que Dieu vous donne, pour ne rien ajouter ni ôter à ce que Dieu fait en vous. Vos sentiments sont beaucoup détruits : c’est ce qui fait que vous ne sauriez être trop passif.

Je crois que vous ne devez point vous gêner pour l’oraison. Il ne la faut pas faire trop longue de suite (cela vous nuirait à l’intérieur et à la santé), mais par reprise, comme un enfant qui n’est pas capable d’une longue et forte application [et] qui fait, comme en badinant et en jouant, ce que l’on veut de lui. Tous les effets que vous ressentez et qui sont causés par le réveil des répugnances, viennent à mesure que l’intérieur se dessèche : cela augmentera, loin de diminuer. Et c’est par toutes ces choses, qui paraissent défectueuses au-dehors, qu’elles se détruiront elles-mêmes, mais après en avoir été bien exercé, et cela très longtemps. Car les sentiments se réveillent, selon le tempérament d’un chacun : dans les uns, plus les désirs que les répugnances, et dans les autres, plus les répugnances que les désirs. Ces défauts extérieurs vous apetisseront4 note beaucoup, et vous ôteront quantité d’appuis secrets.

Ce qui est le plus difficile en cet état, c’est de conserver ce que l’on doit aux autres pour ne les pas trop peiner. Je crois que vous suppléez au défaut de votre naturel par votre honnêteté, et quelque chose qui raccommode dans leur cœur les plaies que vous pourriez y avoir faites.

La confusion que l’on ressent est la plus forte preuve de l’amour propre. J’ai éprouvé autrefois que le souvenir d’une chose que j’avais faite me couvrait, étant seule, d’une rougeur ; mais la mort détruit tout cela. Il est très vrai que la violence que l’on se fait pour se vaincre est infiniment plus facile que celle de se supporter dans des défauts extérieurs qui, paraissant aux yeux de tous, causent beaucoup d’humiliation, et où cependant il faut bien se donner de garde d’y mettre la main par nous-mêmes, puisqu’ils sont comme un préservatif, qui empêche la corruption de l’orgueil. On ne saurait croire combien ces défauts sont utiles. Quoique cela soit de la sorte, les vouloir entretenir ou ne les vouloir pas changer dans le moment, lorsque l’on en a la vue, serait mal fait et se méprendre. Je sais que vous ne le faites pas. Je vois que Dieu vous donne tous les principes de la pure vertu et vous met dans la vérité simple, qui croit d’autant plus chez vous que les lumières et les goûts s’évanouissent.

Pour ce qui regarde la personne dont vous avez eu la lettre5, il a été assez de temps dans un état de foi dépourvu de lumière et exercé d’une étrange sorte, car il y a peu d’âmes que Dieu ait exercées aussi fortement que celle-là. Mais, comme sa première voie avait été de lumière, Dieu en ses derniers temps a permis qu’il ait été exercé par de fausses lueurs et tantôt par des lumières véritables, afin que la fausseté des unes et la vérité des autres le tinssent comme en l’air et lui fissent perdre un goût caché dans ce qui est certain, et aussi l’appui dans la vérité de la foi qui lui avait été découverte. Comme cela a été accompagné d’exercices étranges au-dehors et au-dedans, et d’une démission entière qui l’a exercé longtemps par l’indifférence à croire et ne croire pas, et par la privation des lumières (ce qui lui paraît un très bon état et plus sûr), il a ensuite été exercé par le retour de ces lumières et par leur importunité; et cela même a aidé à la mort. Mais, comme à présent cela lui serait nuisible, lorsqu’il forme des espèces, on les lui ôte pour le mettre de nouveau dans l’état du rien et du néant, où toutes alternatives et vicissitudes se perdent pour toujours dans l’immobilité divine6.

J’ai beaucoup goûté votre lettre7 : elle m’a réveillé un certain goût secret que j’ai ordinairement pour votre âme, lorsque je pense à vous, que je n’ai de même pour nul autre, et qui m’est un témoignage qu’elle est comme Dieu la veut. Vous ai-je dit qu’il y a huit jours que vous me fûtes donné en songe, sous la figure d’un bassin de glace ? Tout autour c’était une glace pure et dure comme du cristal, et le milieu était une eau pure et profonde, mais elle était retenue par ces glaces, qui l’empêchaient de s’épancher au-dehors. Quelques personnes admiraient le présent qui m’avait été fait : quelques-uns l’estimaient mille écus, et d’autres douze mille livres ! Je fus certifiée que c’était la figure de ce que vous êtes à présent : une eau vivante et profonde, quoique toute entourée de glace. Mais cette eau ne se communiquera au-dehors que par la rupture de cette belle glace, ce qui paraîtra aux yeux peu éclairés une fort grande perte. Ce 27 juillet 16898.

- Dutoit, t. III, Lettre LXXVII, p.329-339 - Masson, Lettre XCIV, p.228-235.

1Sur ces « réveils » de Mme Guyon pour Fénelon, v. Vie 3.10.1 : « Cela était souvent en sorte que je ne pouvais parler et je me tirais à l’écart pour me laisser posséder à Dieu et Le laisser opérer en moi pour lui tout ce qu’Il voulait. Il y avait des moments où l’on me réveillait avec une promptitude extrême, et je le trouvais tout prêt à recevoir, alors il recevait ; mais quelquefois je sentais cet écoulement comme suspendu, et j’éprouvais qu’il était alors mis en sécheresse. »

2Elle le lui donnera en effet plus tard ; voir Lettre D5.56.

3Sur le peu de goût de Fénelon pour les commentaires allégoriques de la Bible, voir Lettre D5.13.

4Rendre plus petit.

5Voir Lettre précédente.

6« Quand nous n’avons plus aucune volonté pour le temps, nous entrons dans celle de Dieu, et nous devenons en quelque sorte, comme lui, immobiles et éternels » (Fénelon, Lettre à Mme de Maintenon du 1er janvier 1693).

7La lettre précédente.

8Cette lettre est à la fois une réponse à la lettre précédente et l’exposé promis au lendemain de l’entrevue ; voir Lettre de 23 juillet.

95. À Fénelon. Fin juillet ou début août 1689.

Libérer la spontanéité.

La purification doit toujours être conforme à l’état de l’homme. Lorsqu’il est beaucoup actif, il faut qu’il soit purifié plus activement ; et, à mesure que sa disposition devient simple, il faut que sa purification la devienne, de sorte que tout ce qui sert à purifier une âme multipliée, salirait celle qui est devenue déjà simple. La manière dont on en use après les fautes, salit souvent plus que la faute. Lorsque Dieu devient le principe de l’âme, Il la purifie Lui-même, et Il ne veut pas qu’elle soit si hardie que d’y mettre la main. Il faut être passif dans la conduite comme on l’est dans l’état.

Vous avez agi par votre sagesse, et vous avez bien fait, parce qu’étant alors tout à fait maître de vous-même, il fallait agir en homme raisonnable. À présent que Dieu est plus maître chez vous, il faut agir par abandon et suivre sans hésiter le premier mouvement, lorsqu’il est subi et comme tout naturel, car il y a de certains mouvements qui sont précédés et accompagnés d’émotions : ils ne sont pas de ces premiers mouvements dont je parle, puisque l’on sent bien qu’ils ont un principe vicieux. Mais, lorsqu’en suivant simplement ce mouvement, il vient des pensées de complaisance, il faut les laisser passer, car elles ne sont ordinairement causées que par un effet de la malice du démon qui veut par là empêcher l’âme de les suivre, la brouillant par la crainte qu’ils ne soient imparfaits. Mais, lorsqu’elle est fidèle à agir sans réflexion, tout cela tombe de soi-même ; et cette malignité, qui accompagne ordinairement nos meilleures actions, lorsqu’on les fait avec application, se perd par cette conduite, et l’innocence est mise en la place.

Il ne faut pas craindre de faire en cela de fausses démarches, car la sagesse de Dieu en cela ne nous manque pas et ce qui paraîtrait gâté à notre vue, est très bien fait selon Dieu. Et l’on voit dans la suite que l’on a fait ce que l’on pouvait et devait faire. Il est d’une extrême conséquence que vous en usiez de la sorte : vous ne vous méprendrez pas, et vous ferez immanquablement ce que Dieu veut de vous1.

- Dutoit, t. III, Lettre LXXXI p.342 - Masson, Lettre XCV, p.235-236.

1Cette lettre répond à une lettre perdue de Fénelon. Elle est vraisemblablement des derniers jours de juillet ou des premiers d’août. [M].

96. À Fénelon. Début août 1689.

Connaître et aider les âmes sur un fond de foi nue ou plutôt d’anéantissement qui exclut ce qui se peut nommer.

Il y a en moi deux états, qui n’en composent cependant qu’un : l’essentiel qui est toujours une foi nue, pure, ou plutôt un anéantissement total qui exclut toute distinction, tout ce qui est et subsiste, en quelque chose que ce soit, tout aperçu, tout ce qui se peut dire et nommer, l’âme subsistant en Dieu en pure perte, ou plutôt en total anéantissement. Il y a aussi un état accidentel qui est ce que j’éprouve pour les autres, qui me fait goûter et connaître leur état et tout ce qui les concerne, ce qui donne des distinctions, songes, connaissances, etc. ; mais cela est séparé du fond immobile et n’a nul rapport avec lui, de sorte que ces connaissances ne sont point des lumières et illustrations qui donnent une disposition particulière à l’âme, comme celles qui sont reçues dans les états inférieurs qui, faisant une constitution à l’âme, l’altèrent et l’arrêtent, parce que cela la tire de sa générale nudité.

Le don d’aider aux âmes sans paroles et en pure communication intime est des plus rares et des plus purs, et où la créature a moins de part ; et Dieu ne le donne que pour des âmes qu’il destine à un don singulier de nudité de foi, et à ne point agir par l’entremise des sens et des organes. On a voulu que je vous dise cela, et ce passage d’Isaïe : Celui qui était étranger de moi sera joint à moi, celui que tu ne connaissais pas, etc.

- Dutoit, t. III, Lettre CXXIII, p.541-542 - Masson, Lettre XCVI, p.236-237.

97. De Fénelon. 11 août 1689.

Six degrés ou états ; difficultés portant sur la désappropriation et sur les ténèbres de la pure foi.

Je comprends et je goûte, Madame, beaucoup de choses dans ce dernier écrit, que vous avez la bonté de m’envoyer sur les divers états de la voie et de la pure foi1. Agréez que je vous dise ce que j’en entends et ce que j’aurais besoin d’en entendre plus distinctement.

Pour l’état d’une âme que Dieu tire du péché et qu’il avertit par les sentiments ordinaires de pénitence, je ne le compte point2, parce qu’il n’a rien de particulier par rapport à la voie dont nous parlons, et qu’il est commun à toutes les voies différentes de grâce.

Le premier degré qui commence à distinguer cette voie est donc le recueillement et l’oraison simple, où l’on se sent attiré à mortifier les sens extérieurs, mais d’une manière active, quoique moins multipliée3, c’est-à-dire que dans ce degré il y a trois circonstances : une oraison moins multipliée, une mort qui se répand dans les sens extérieurs, enfin une activité par laquelle on tend à cette simplicité et à cette mort des sens extérieurs.

Le second degré est celui de la foi passive4, où Dieu ôte peu à peu les goûts sensibles, en sorte qu’on perd peu à peu les sentiments intérieurs, comme on perdait dans le degré précédent les extérieurs, mais avec cette différence, que dans le degré précédent on mourait par effort et par vue active aux sens extérieurs, et que, dans ce second degré, on meurt au goût et aux sentiments intérieurs d’une manière qui commence à être passive, c’est-à-dire qu’au lieu que dans l’autre degré, par un goût intérieur qui était sensible, on agissait avec force sur soi-même pour mortifier ses sens, dans le second degré, on laisse l’Esprit de grâce amortir peu à peu les goûts sensibles et intérieurs qu’on avait eus jusqu’alors pour les vertus.

Le troisième degré est un dépouillement universel5, qui se fait peu à peu des dons aperçus. Comme le degré précédent avait déjà ôté les dons sensibles et intérieurs, ainsi dans ce troisième degré la foi qui commençait déjà à être sèche et dépourvue des goûts sensibles, devient peu à peu nue, en sorte qu’elle parvient enfin à n’avoir plus rien qui se fasse apercevoir à l’âme. Tandis que l’âme aperçoit sa foi, quoique sèche, et son abandon, - quoiqu’elle ne goûte rien de sensible ni dans les sens extérieurs, ni même dans l’intérieur, - elle se soutient par la vue des dons qu’elle aperçoit : plus ils sont purifiés du sensible, plus ils donnent à l’âme, malgré leur sécheresse, la confiance qui la peut soutenir, car elle se rend ce témoignage que ces dons pour être plus secs n’en sont que plus purs. Il faut donc un plus profond dépouillement pour l’arracher à elle-même et pour lui ôter sa propre vie : c’est ce que Dieu fait en lui ôtant peu à peu dans ce troisième degré tout son aperçu, comme Il lui avait ôté dans le second tout son sentiment intérieur.

Le quatrième degré est celui de la mort6 : il consiste dans une entière extinction de toute répugnance à tous les divers moyens dont Dieu se sert pour désapproprier l’âme d’elle-même . En cet état, l’âme, qui avait été jusqu’alors, pendant le degré de nudité, dans les douleurs de l’agonie par les derniers dépouillements qu’elle avait soufferts, expire enfin, c’est-à-dire qu’elle cesse à7 répugner à tout ce que Dieu veut en elle : dès ce moment, elle est comme un corps mort, insensible à tout, qui ne résiste à rien et que rien n’offense.

Le cinquième état est celui de résurrection8, où Dieu rend peu à peu à l’âme, et avec une alternative de vie et de mort, tout ce qu’Il lui avait ôté dans le troisième degré, qui est celui de la nudité, c’est-à-dire que Dieu, après avoir peu à peu arraché à l’âme tout son senti ou aperçu, après l’avoir mise dans l’entière cessation de toute action propre pour la désapproprier9 de son mouvement naturel et propre, lui rend en passiveté tout ce qu’elle avait autrefois dans son activité. Au lieu qu’avant la mort et le dénuement, elle agissait par elle-même pour le reste, alors elle ne fait plus que laisser faire à Dieu tout ce qu’Il veut en elle. Mais, comme la mort mystique n’opère dans cette âme qu’une extinction de toutes répugnances à tous les divers moyens dont Dieu peut se servir pour la désapproprier d’elle-même, et qu’en cet état elle n’a fait que cesser d’agir d’une action propre, et pour recevoir passivement toutes les impressions de Dieu, il reste encore, pour une entière désappropriation, à la faire agir d’une manière purement passive. Pour entendre ceci, il faut se représenter qu’il y a dans l’état passif, comme dans l’actif, l’agir et le pâtir : on agit activement quand on agit par sa propre action ; on pâtit activement quand on reçoit quelque impression par un consentement fait avec propriété ; de même, on agit passivement quand on agit par une action qu’on ne se donne point à soi-même, et qu’on reçoit de l’impression de Dieu; on pâtit aussi passivement quand on ne fait simplement que céder à quelque impression divine qui ne porte à aucune action. Cela posé, je dis qu’il me semble qu’après que l’âme, par le dénuement et par la mort, a perdu toutes répugnances aux impressions de Dieu pour se désapproprier d’elle-même, - et qu’ainsi elle est demeurée paisible, immobile, indifférente, patiente dans cet état passif, - iI reste encore une dernière chose pour mettre le comble à sa passiveté, qui est qu’elle devienne passivement active, c’est-à-dire qu’elle soit aussi souple à toutes les actions que Dieu lui donnera, qu’elle a été jusqu’alors souple à toute inaction, à toute privation, à toute la suspension ou toute la souffrance où Dieu l’a mise jusqu’à la mort. Ainsi ce cinquième degré de résurrection est un degré où l’âme souffre encore pour achever de se purifier et de se désapproprier d’elle-même par l’action, comme elle s’était désappropriée auparavant par la non-action.

Le sixième et dernier état est celui où l’âme, ayant achevé de ressusciter et de recevoir la vie divine en la place de la vie propre, se trouve anéantie et transformée10 : elle est alors anéantie, parce qu’il ne lui reste plus rien de sa volonté propre, ni pour agir ni pour pâtir ; elle est transformée, parce que la vie et la volonté de Dieu sont en la place de la sienne propre. C’est l’état de saint Paul, qui vivait, mais ce n’était plus lui : c’était Jésus-Christ, vivant dans sa volonté morte à tout11. Alors l’âme, - qui avait demeuré si longtemps à mourir avec tant de douleur à sa propre action, et qui ensuite avait encore demeuré si longtemps à mourir à son inaction et à reprendre l’action rendue sans propriété, - commence à agir et à pâtir indifféremment sans aucune peine, selon que l’un ou l’autre a lieu en chaque occasion. Elle n’a plus rien à souffrir pour elle-même, parce qu’elle n’a plus ni propriété ni répugnance : il ne lui reste à souffrir que pour la lenteur des âmes qui lui sont données12, et qui ne veulent et ne peuvent encore seconder toute l’activité divine qu’elle reçoit pour de tels enfants.

Le sixième degré d’anéantissement, ou transformation13, est le dernier, après lequel il ne reste plus que la gloire des bienheureux. Mais on avance à l’infini dans ce degré à mesure que l’âme, se délaissant davantage au mouvement divin, s’élargit aussi d’avance pour recevoir en plus grande abondance le même mouvement. Il n’y a que cet état où l’on soit parfaitement à Dieu, parce que, dans le passage de la mort à la transformation qu’on nomme la résurrection, et qui est le cinquième, l’âme n’est pas encore désappropriée : quoique dans la mort il ne lui reste plus de répugnance pour tout ce que Dieu fait, Lui seul, en elle, il lui reste encore quelque défaut de souplesse pour tout ce que Dieu voudra en elle et par elle. Mais, quand toute propriété active et passive est détruite par la résurrection consommée, alors cet état devient une transformation, en sorte que l’âme n’aperçoit et ne trouve plus vouloir d’autre volonté que celle de Dieu : Dieu devient l’âme de cette âme, elle n’a qu’à agir naturellement, et elle se trouve arrêtée avec douleur toutes les fois qu’on lui veut faire vouloir ce que Dieu ne veut pas. Mandez-moi, si j’ai bien compris votre écrit.

Il me reste deux difficultés : l’une sur la désappropriation de la volonté, l’autre sur les ténèbres de la foi.

Pour la désappropriation de la volonté, je ne la puis croire entièrement parfaite au moment de la mort mystique. Voici mes raisons. L’âme a encore besoin d’être purifiée dans sa résurrection14 ; or est-il que purifier, c’est ôter quelque impureté ; l’âme n’a rien d’impur que la propriété volontaire ; je dis la propriété volontaire, car il n’y a plus de vraie propriété où il n’y a plus d’aucune volonté propre15 ; il faut donc qu’il reste, après ce qu’on appelle la mort, quelque reste de la volonté propre, qui souille encore un peu l’âme et qui a besoin d’être purifié : c’est ce que vous nommez rouille, mais c’est une comparaison qui, quoique bonne, ne montre pas exactement la nature de cette impureté. L’âme, étant un pur esprit, n’a point de rouille16, mais elle a un reste d’attachement à elle-même que nous appelons propriété, et qui la ternit comme la rouille ternit les corps. Je ne puis rien comprendre d’impur dans l’âme que ce qui est volontaire et de propriété : je conclus donc qu’aussitôt que l’âme sort d’elle-même, elle entre immédiatement en Dieu. Je dis bien davantage, car je soutiens qu’elle ne peut sortir d’elle qu’autant qu’elle entre dans Dieu, et qu’elle n’achève de sortir d’elle que quand elle achève de se perdre en Dieu. Quoique l’ouvrage de la grâce paraisse toujours commencer par le dépouillement et par la privation, et que la possession ne vienne qu’ensuite, iI est pourtant vrai dans le fond qu’on ne se vide de soi qu’à mesure qu’on se remplit de Dieu. Ce n’est pas le vide de l’âme qui attire la plénitude de Dieu, car comment se viderait-elle seule si Dieu même n’y était pas pour la vider ? Mais c’est la plénitude de Dieu, qui, entrant, se fait faire place à la plénitude. Ainsi le cœur n’est jamais un instant vide : Dieu Se l’ouvre Lui-même, en poussant au-dehors l’amour propre qui remplissait l’espace17. Être en Dieu, c’est être entièrement désapproprié de sa volonté, et ne vouloir plus que par le mouvement purement divin : c’est ce qui n’arrive à l’âme que par l’anéantissement, transformation et résurrection consommée.

Ma seconde difficulté est sur les ténèbres de la foi18. La foi ne consiste point à ne rien voir du tout ; il y aurait de l’impiété à le croire, car il faut bien se garder de confondre la foi avec le mouvement aveugle des fantasques ou faux inspirés. L’obéissance de la foi est raisonnable selon saint Paul19; et, comme [dit] saint Augustin, rien n’est si raisonnable que le sacrifice que nous faisons à Dieu de notre raison2 La foi est obscure, parce qu’elle nous fait soumettre par son autorité à croire et à faire les choses qui vont au-delà de toutes nos lumières naturelles ; mais, d’un autre côté, elle est très claire, puisqu’elle n’exige le sacrifice de notre raison qu’en faveur d’une autorité toute divine, qu’elle nous montre clairement, qui est au-dessus de notre raison même. Je ne crois pas l’Évangile parce qu’il est obscur ; au contraire, je surmonte son obscurité, qui est une raison pour ne pas croire, à cause de l’évidence des miracles et des prophéties qui me rendent clair ce qui est obscur dans les mystères21. Comprendre autrement la foi, c’est manifestement la renverser. Il faut donc que la foi, pour être vraie et pure foi, soit tout ensemble obscure et lumineuse par l’évidence de l’autorité divine que nous proposent ces mystères. Ne croire que ce que la raison comprend, ce n’est pas foi, c’est philosophie ; croire sans comprendre ni ce qu’on croit, ni pourquoi on croit, ni si c’est Dieu qu’on croit, ce n’est plus ni raison, ni foi, c’est fanatisme, c’est enthousiasme extravagant22. Voilà le principe fondamental non seulement de la foi, mais encore de toutes les démarches de la pure foi.

En quoi consiste donc cette conduite de la pure foi, qui va toujours par le non-voir, comme disent le bienheureux Jean de la Croix et les autres ? Le voici : c’est que l’âme voyant clairement la vérité de l’Évangile et étant certaine que Dieu parle aux hommes, elle se laisse aller sans mesure23 et sans réflexion à l’impression de ces vérités. Sa conduite est tout ensemble raisonnable et obscure : raisonnable puisque la voie de la pure foi où elle marche, et qui n’est autre que la pure perfection de l’Évangile24, lui est certifiée par l’autorité de l’Évangile et par tous les principes de la sainte théologie. - Je dis ceci parce qu’il est certain que les âmes intérieures doivent toujours soumettre, autant qu’elles sont libres, tous leurs attraits et toutes leurs expériences aux décisions de l’Église, leur Mère, qui est, selon la promesse de Jésus-Christ dans l’Évangile, plus assistée du Saint-Esprit pour décider sur la doctrine, que tous les saints les plus éclairés ensemble ne le seraient avec toutes leurs expériences intérieures : aussi les âmes les plus intérieures et les plus éprouvées dans la nuit de la foi ne cessent jamais d’avoir une entière certitude de leur voie, qui se réduit à la règle de la foi décidée par l’Église et à la simplicité de ses enfants pleins de soumission.- Cette conduite est en même temps obscure, parce que les choses proposées sont aussi incompréhensibles que l’autorité qui les propose est certaine; aussi tout se réduit à la définition que saint Paul donne de la foi : c’est une conviction des choses qui ne paraissent pas, voilà la certitude de l’autorité25. Des choses qui ne paraissent pas, voilà l’obscurité des mystères. Si je suis sûr d’un guide, je m’abandonne à lui dans un chemin que je ne connais pas : le chemin m’est obscur, le guide m’est clair. Le chemin de la foi est ténébreux et impénétrable, mais Dieu, qui est le guide, nous le rend clair par Son autorité : c’est pourquoi saint Paul dit : Je sais à qui je me confie26. Vous-même, dans l’état de la foi dénuée, dites tous les jours : « Je ne puis résister à Dieu. » Vous savez donc que c’est Dieu qui vous mène, quoique vous ne sachiez pas où est-ce qu’Il vous mènera27. Il n’y a donc jamais de foi qui n’ait effectivement sa certitude, mais c’est une certitude sur laquelle on ne peut pas toujours réfléchir. Dans le temps de la tentation, la certitude demeure, mais on ne saurait en faire usage pour se calmer. Elle demeure si bien qu’on ne voudrait pas pour un bonheur éternel sortir un moment de cet état, tant il est vrai que la conviction qui fait la foi, quoique enveloppée, demeure toujours inaltérable. Mais, comme je l’ai dit, Dieu ne permet pas alors qu’on puisse réfléchir expressément sur elle, pour se rendre témoignage à soi-même qu’on la possède : ce retour serait une propriété, qui empêcherait l’âme de se déprendre d’elle-même.

Remarquez encore la certitude de la voie ou la certitude de son propre salut28. Il n’est pas nécessaire qu’on ait toujours la certitude de son salut : au contraire, l’état de cette vie demande qu’on en soit privé, et l’état des âmes que Dieu veut perfectionner, demande que dans ce doute elles fassent sans réserve un sacrifice d’abandon sur leur éternité29. Il est donc vrai qu’il vient un temps où Dieu se cache30, où l’on ne sait si on L’aime ou si on En est aimé. On sait bien certainement en général que la voie est de Dieu, mais on ne sait pas si on la suit. Je comprends que Dieu pousse quelquefois jusqu’à certaines extrémités où l’on ne voit plus aucunes traces du chemin et où il faudra, quoi qu’on fasse, hasarder son éternité. Mais alors ce n’est pas l’indifférence de tomber dans l’illusion ou de n’y tomber pas, qui mène librement dans cet état de doute et de hasard : au contraire, on y est poussé violemment et involontairement par une puissance supérieure, qui ne laisse aucune relâche. Alors, quoi qu’on fasse et quelque parti qu’on prenne, on croit tout hasarder, on croira même que tout est perdu31. Mais remarquez qu’alors, quoi qu’on fasse, ce n’est pas l’âme qui quitte sa lumière, c’est la lumière qui la quitte tout à coup malgré elle, encore même laa lumière pure et véritable ne quitte jamais, car, comme nous le disions, si on lui proposait ce qui serait véritablement mal, sa conviction intérieure se réveillerait, elle dirait : j’aime mieux mourir que de résister à Dieu et de violer la loi. Dieu donc prend plaisir à l’embarrasser, pour la réduire à lui sacrifier son éternité tout entière.

Mais, dans cette agonie, elle tient toujours par le fond de la volonté à tout ce qui lui paraît le plus droit selon Dieu. Si elle ne peut plus suivre Dieu clairement à la piste, elle va du moins à tâtons le plus près qu’elle peut de Lui. Il y en a là assez pour trouver la certitude de la conscience dans cette droiture d’intention, pendant que d’un autre côté cette âme, faute de pouvoir réfléchir sur sa droiture d’intention et sur sa conviction certaine, ne laisse pas de se croire aussi perdue pour l’éternité que si elle avait abandonné toute droiture et toute règle de conscience. Mais en cet état même, tout ténébreux qu’il est, il y a une lumière simple et sans retour de l’âme sur elle, qui est plus pure, plus lumineuse, plus certifiante et plus chère à l’âme que toutes les consolations et toutes les certitudes sensibles des autres états : ce qui paraît par son horreur pour d’autres choses vraiment mauvaises. D’où je conclus que l’état de la pure foi n’exclut jamais la raison. II exclut bien la raison de propriété, c’est-à-dire cette sagesse par laquelle on est sage à soi-même, comme dit l’Ecriture32. Il exclut cette sagesse intéressée, qui veut toujours s’assurer pour soi et se répondre à soi-même de son assurance, pour en jouir avec une pleine propriété. Mais il n’exclut jamais cette raison simple et sans réflexion sur elle-même, qui tend toujours à ce qu’elle aperçoit de plus droit. Ce n’est pas qu’elle y tende par des raisonnements multipliés et réfléchis : encore une fois, tout cela n’est pas la raison, mais l’imperfection de la raison même33.

Il s’ensuit de ces principes que la plus pure foi sans raisonnement est non seulement raisonnable, comme saint Paul nous l’assure, mais encore que c’est le comble de la raison parfaite. Dieu mettant dans les sens extérieurs et même intérieurs une violente tentation, qui semble rendre présentes et agréables les morts les plus horribles, en même temps l’âme, par sa simplicité et par la conduite de Dieu qui la veut cacher à elle-même, ne pouvant réfléchir sur son propre état pour apercevoir sa droiture et sa certitude de conscience, elle marche avec une lumière très pure, sans pouvoir se dire à elle-même que c’est une lumière. Ainsi elle a toute la clarté et toute la certitude qu’il faut pour une conscience droite, et tout ce qu’elle fait est la plus pure raison : elle ne manque que de clarté réfléchie, que la nature voudrait avoir pour s’appuyer sur sa propre vertu par un mouvement de propriété. Ce 11 août.

- Dutoit, t. V, XLIV, p. 308-326 - Masson, XCVII, p. 237-252 - Jean Orcibal, Correspondance de Fénelon, tome II, Paris, Klincksieck, 1972, Lettre 79.

On se reportera au commentaire très riche d’Orcibal que nous reprenons brièvement dans les notes qui suivent, ainsi qu’au Petit abrégé… (réédité en fac-similé : J.M. Guion, Les Opuscules Spirituels, Georg Olms Verlag, 1978 ; réédité modernisé, sous le titre : Le Moyen court et autres récits[…], M.-L. Gondal, Millon, 1995).

a même [que] laa : la restitution [que] de Masson ne s’impose pas ; v. les lettres de Fénelon du 16 avril 1689 (« encore même il me semble… ») et du 10 octobre 1689 (« encore même j’ai une chose… »).

1Le Petit abrégé de la Voie et de la Réunion de l’âme à Dieu (v. Les Opuscules Spirituels, op. cit., t. II, p. 315-348).

2Le Petit Abrégé précise que « le premier degré est le retour à Dieu ». Fénelon « ne le comptant pas », ses numéros sont inférieurs d’une unité à ceux de Mme Guyon.

3Sa correspondante avait déjà employé ces termes dans sa lettre du 27 juin 1689 : « Dieu met quelquefois tout en acte dans une simplicité divine, sans que cette action trouble le repos parfait : c’est le repos en Dieu même, où l’âme est rendue active et multipliée sans être moins simple et nue, et cela en participation de la divinité : Dieu est simple et multiplié. »

4Abrégé : « Troisième degré : déchet d’activité et de forces par une passivité savoureuse; destruction des sentiments intérieurs ».

5Abrégé : «Quatrième degré, de foi nue : double dépouillement, le douloureux et le languissant ».

6Abrégé : «Cinquième degré, ou état de mort mystique. Cette mort est souffrante jusqu’à sa consommation ».

7Plusieurs verbes se construisaient alors avec à, et actuellement avec de.

8Abrégé : « Résurrection de l’âme ».

9Désappropriation, mot capital de la spiritualité de Mme Guyon et de Fénelon.

10Abrégé : « Fécondité de l’âme transformée ».

11Galates, 2, 2 Souvent cité par Madame Guyon.

12Abrégé : « Etat souffrant pour autrui ».

13Abrégé : « Sa transformation [de l’âme] et comment connue. Étendue de l’âme transformée dans la volonté de Dieu ».

14C’est le cinquième degré de la voie dont il a été question un peu plus haut.

15Fénelon insiste sur le mot « volontaire » qui maintient la purification sur le plan du moralisme augustinien.

16« Mais après la mort, qui est aussi ce qui fait que l’âme sort d’elle-même, c’est-à-dire qu’elle perd toute propriété, quelle qu’elle soit [...] l’âme est bien sortie d’elle-même, mais elle n’est pas d’abord reçue en Dieu. Il lui reste encore un je ne sais quoi, un reste d’homme, une forme ; cela se perd. C’est une rouille qui est détruite par une peine générale, indistincte, qui ne regarde nuls moyens de mort, puisqu’ils sont tous outrepassés et finis, mais un défaut d’aisance, parce qu’étant chassé de chez soi, on n’est pas encore reçu dans l’Être originel » (Abrégé, I, § V, p. 334 sq.).

17Ce brillant développement reprend une idée fameuse de saint Bonaventure : on ne possède pas Dieu, on est possédé de Lui.

18L’âme « éprouve aussi que, sans nulle lumière distincte et toute pleine de sécheresse, elle ne laisse pas d’être éclairée, car cet état est lumineux en lui-même, quoiqu’il soit si obscur par rapport à l’âme qui le possède… » (Abrégé, I § I et II, p. 320).

19Rom., 12, 1 : « Je vous supplie donc, mes frères, par la miséricorde de Dieu […] de lui rendre un culte spirituel. » (Amelote).

20[…] Le principe que pose ici Fénelon se retrouve dans deux inédits du ms. Le Brun […] Le texte Sur la raison affirme en effet que « l’unique usage que nous puissions faire de notre raison est d’y renoncer » et n’y joint que le correctif : « La religion n’est pas contre la raison, ce serait contre Dieu, mais contre la courte raison de toute créature, et surtout la raison dépravée par le péché ». Nous ne croyons pas aveuglément, puisque nous y sommes poussés par les marques de l’autorité divine, telles que les miracles. Néanmoins Dieu commence par aveugler, comme Il fit pour saint Paul au chemin de Damas (p. 64-68). Les pages intitulées Jésus-Christ est la lumière de tout homme qui vient en ce monde posent encore plus nettement que « comme il n’y a qu’un soleil », il existe « une seule raison éternelle, Jésus-Christ [...] Nous ne sommes véritablement raisonnables qu’en tant que nous consultons cette Raison suprême pour y conformer la nôtre » (p. 14-18).[O].

21L’apologétique de Fénelon n’aura jamais rien de fidéiste.

22Ces deux termes, alors courants dans les polémiques religieuses, sont très éloignés de leurs sens actuels : ils caractérisent les visions, transports ou délires de ceux qui croient avoir des inspirations divines.

23Mesure : disposition prudente.

24Prise de position caractéristique sur un problème qui a fait couler beaucoup d’encre au xxe siècle. Fénelon ne met pas de différence entre les états mystiques et la charité héroïque à laquelle tous les chrétiens sont appelés. C’est ce que Henri Bremond appellera « panmysticisme ». Bossuet n’y verra au contraire que des grâces gratis datae. Voir H. Sanson, Saint Jean de la Croix entre Bossuet et Fénelon, Paris, 1953, p. 69 sqq. [O].

25Heb. 11, 1. : « Or la foi est la subsistance des choses que nous espérons, et l’évidence de celles que nous ne voyons pas. » (Amelote). - Expliqué ensuite, ce qui nous conduit à modifier la ponctuation donnée par Dutoit-Masson-Orcibal.

26II Timothée, 1, 12.

27Dans une lettre suivante (seconde quinzaine d’octobre 1689), Mme Guyon précise : « Si, en marchant par le sentier de la foi, on était toujours certain que c’est Dieu qui nous conduit, il y aurait peu d’épreuves à soutenir, et l’on ne se perdrait jamais…»

28Thème classique de la controverse anti-protestante que Fénelon met au service du désintéressement mystique.

29Point que Fénelon traitera dans l’article X, Vrai, des Maximes des Saints : ce sera le plus attaqué.

30Mme Guyon a repris rarement l’expression « Dieu se cache » : dans la lettre précédente du 15 juin 1689, dans la première des 21 lettres spirituelles de Madame Guyon publiées dans le DM et dans la lettre D1.128 (ces deux dernières lettres seront publiées dans notre vol. III).

31Mme Guyon avait exprimé quelques mois auparavant (lettre à Fénelon D1.102 qui suit celle du 9 avril) des vues analogues, mais en leur donnant un tour plus abrupt : « Cette volonté essentielle […] quoiqu’elle soit très certaine et infaillible en elle-même, laisse cependant mille incertitudes à l’âme qui la possède. La certitude lui serait un appui et empêcherait sa perte totale : elle ne trouve son assurance que dans son désespoir absolu.» La « volonté essentielle » apparaît souvent : lettre du 12 décembre 1684 à son frère dom Grégoire Bouvier, lettres à Fénelon D1.102, de l’automne 1689, du 22 ou 24 mars 1690.

32Prov., 9, 12.

33Mme Guyon répond dans la lettre qui suit : « Je n’ai jamais prétendu que la foi ôtait la raison, quoique son principal effet soit d’ôter le propre raisonnement… » De même au duc de Chevreuse : «J’écris souvent qu’il faut perdre la propre sagesse et la propre conduite. C’est Jésus-Christ, Sagesse incarnée, S’emparant de nous-mêmes et voulant nous conduire selon Sa volonté, [qui] veut que nous perdions tellement toute vue de conduite que nous nous laissions conduire de moment à autre dans un abandon total [...] Dieu nous réveille sur tout ce qu’il faut faire et dans le temps qu’il le faut faire.» (Lettre du 6 décembre 1692, A.A.-S. pièce 7275). Il s’agit pour Madame Guyon comme pour Fénelon d’éviter la raison propre comme l’amour propre.

98. À Fénelon. 12 août 1689.

On ne peut mieux prendre les choses que vous le faites : je les entends comme vous l’exprimez. Mais, pour répondre à vos difficultés, je vous dirai premièrement que je n’ai jamais prétendu que la foi ôtât la raison, quoique son principal effet soit d’ôter le propre raisonnement sur les choses pour ne les plus voir par les yeux de la raison humaine, ni même par ceux de la raison illuminée, mais par ceux de la sagesse de Jésus-Christ qui devient le conducteur et le moteur de l’âme. C’est pourquoi l’état de pure foi se termine à celui de Jésus-Christ, Sagesse éternelle. Mais, de même que Jésus-Christ a été scandale aux Juifs et folie aux Gentils, de même les effets de la plus pure sagesse ne paraissent pas tels à ceux qui sont pleins de la sagesse de la chair qui doit être détruite pour laisser régner Jésus-Christ seul. C’est pourquoi il est écrit que la perdition et la mort ont dit : nous avons ouï le bruit de sa réputation1.

Pour vos deux difficultés sur la désappropriation de la volonté et sur les ténèbres de la foi, je répondrai l’un après l’autre ce que Notre Seigneur me donnera, vous priant, s’il vous reste quelque doute, de me le dire ou, si je me méprenais en quelque chose, de me le faire savoir, car je suis persuadée que si nous n’étions pas d’accord, ce serait faute de m’exprimer avec assez de netteté.

Il est certain que la désappropriation n’est pas parfaite au moment de la mort2, quoique l’âme soit très certainement désappropriée. Elle est désappropriée de toutes les résistances ou répugnances à se laisser arracher tout ce qu’elle possédait, et c’est ce qui fait la mort, qui la rend de la manière que vous l’exprimez. Elle est morte à tout vouloir de retenir et conserver ce qui lui paraît le plus absolument nécessaire, s’étant laissé arracher tout ce qui la retenait vivante en ces bonnes choses où Dieu la poursuit sans miséricorde, jusqu’à ce qu’Il l’ait entièrement bannie de chez elle. Cela s’opère bien par une opération de la grâce de Dieu, d’autant plus grande qu’elle est plus cachée : car la grâce des grâces est l’entière désappropriation qui nous arrache impitoyablement ce que nous possédons. Mais l’âme, quoique remplie de grâce et de charité, n’est pas pour cela passée en Dieu et perdue en Lui.

Ce qui lui reste à purifier après la mort est un reste de tendance pour les choses perdues et possédées ; et quoiqu’elle ne les possède plus propriétairement, elle a une vue de réflexion pour ces choses qui la fait hésiter de tourner en arrière et la porte souvent à se reprendre lorsqu’elle n’est pas trop éloignée d’elle-même.Si cela n’était pas, elle ne pourrait plus déchoir ni jamais se reprendre. La femme de Lot ne put s’empêcher de regarder derrière elle, ni les Israélites de regretter les oignons d’égypte. C’est comme un reste de chaleur de vie naturelle après la mort. Mais ces comparaisons ne sont pas entièrement justes, parce que l’âme ne rentre plus dans le corps après l’avoir quitté, et (qu’au contraire) l’on rentre facilement en soi-même.

Quoique la volonté soit morte aux répugnances des dépouillements, elle n’est pas pour cela détruite quant aux répugnances de revivre et d’être ranimée. Elle est morte à toute action qui n’est pas opérée par le pur mouvement de Dieu, et c’est ce que j’appelle seconde purgation, qui rend l’âme non seulement passive pour être parfaitement dépouillée, mais de plus passive pour être parfaitement mue et agie.

Il faut de plus remarquer que la mort de l’âme ne se fait pas comme celle du corps, tout à coup, mais peu à peu : elle a une vie mourante et une mort où il reste une chaleur vivante. Il est certain que l’on n’est pas plus tôt mort que l’on est uni immédiatement à Dieu, puisque la mort, en ôtant tous les moyens et les appuis, ôte par conséquent tous les entre-deux que la grâce de Dieu et Sa divine Sagesse ont envoyés devant Lui pour opérer la mort de cette âme et pour la purifier par là au point d’être unie à Lui sans milieu. Mais il ne peut être vrai que sitôt que l’âme commence à sortir d’elle-même elle soit reçue en Dieu, car elle commence à sortir d’elle-même sitôt qu’elle entre dans la foi nue. Le propre de la foi nue étant de la dépouiller de toutes les choses où elle se tenait cantonnée, elle la poursuit dans tous les refuges, jusqu’à ce que n’en trouvant point, elle est contrainte de se rendre.

Si l’âme entrait en Dieu, sitôt qu’elle est mise dans l’état de nudité, il est certain qu’elle serait dès lors dans l’union immédiate ; étant dans l’union immédiate, elle serait affranchie de tous les moyens, et par conséquent désappropriée : ainsi la fin serait le commencement. Concluons que l’âme est alors dans les moyens et par conséquent encore dans la propriété, qu’elle est unie mais par effets et moyens, et que par cette union médiate, elle est dépouillée peu à peu d’elle-même. Mais ne disons pas qu’elle passe en Dieu dès que Dieu commence à la désapproprier. La différence est comme celle de celui qui boit de l’eau de la mer, et de celui qui est abîmé dans la mer, ou peu à peu changé en elle.

Il me vient sur cela une comparaison. Les fleuves se déchargent dans la mer avant que de s’y perdre : on voit les vagues de la mer entrer dans ce fleuve et l’inviter, pour ainsi parler, à se perdre en elles. Dieu envoie en cette âme des flots de la plus pure charité pour inviter l’âme à se perdre en Lui, mais de même que ce fleuve ne se perd dans la mer que lorsque son lit, qui lui servait de moyens d’arriver à la mer, lui manque et se perd, de même cette âme, qui arrive en Dieu par le moyen des grâces qu’Il lui envoie pour cela, n’arrive pourtant en Lui que par la perte de tous les moyens. Et comme le fleuve qui se précipite dans la mer, roule assez de temps ses ondes sans se mélanger avec elle, il en est de même de l’âme qui est reçue en Dieu avant que d’être transformée en Lui, et qui n’y est transformée qu’à mesure qu’elle s’y perd et s’y abîme davantage.

Il y a certainement deux sortes d’unions, l’une médiate et l’autre immédiate : l’une qui n’est pas incompatible avec la propriété, et l’autre qui ne s’opère que par sa perte. Que Dieu Se communique à nous par Ses grâces les plus réservées, cela est compatible avec notre propre vie, pourvu qu’elle soit vertueuse et non pas criminelle. Mais que Dieu nous reçoive en Lui, ce ne peut être que par la mort : qu’après nous avoir reçus, Il nous change de plus en plus en Lui-même.

Je croyais que votre seconde difficulté sur la foi devait être éclaircie par ce que j’en ai écrit en plusieurs endroits, la comparant à la lumière du soleil, qui aveugle par son excès, et non par son défaut. Car quoique l’âme se croie très aveugle, elle ne fut jamais plus clairvoyante, puisque son obscurité et son dépouillement l’éclairent du domaine de Dieu sur l’âme et la portent à se dépouiller davantage ou, du moins, lui découvrent les endroits qu’elle habite afin qu’elle s’en laisse dépouiller. Il y a cette différence entre l’état des dons gratifiants et de dépouillement que les premiers se peuvent imaginer et concevoir, mais [que] les derniers ne peuvent être découverts que par l’expérience. Cette expérience est lumineuse dans les plus épaisses ténèbres, parce qu’on ne connaît ce que l’on possède qu’en le perdant. Vous voyez que la foi est lumineuse quoique son effet soit d’aveugler l’âme, pour la faire marcher en pur abandon à Celui qui la conduit invisiblement. Si vous demandez, qui la conduit, lorsqu’elle peut réfléchir le moins du monde, elle vous dirait que c’est Dieu ; mais comme Il se cache pour l’ordinaire, elle ne Lui demande pas si c’est Lui qui la mène. Mais cependant quoiqu’elle veuille bien tout perdre pour Lui, il lui reste dans sa perte même un témoignage caché et secret qu’elle ne veut que Dieu et Sa suprême volonté, et que c’est à Lui qu’elle sacrifie toutes choses.

Il ne faut pas s’arrêter aux expressions de ces âmes lorsqu’elles sont dans la peine, car elles n’expriment rien moins que ce qu’elles sont. Il est certain que la lumière luit dans les ténèbres et que les ténèbres ne l’ont point comprise3. Je me souviens d’avoir passé bien du temps à gémir sur ce que je croyais avoir perdu la présence de Dieu, et j’étais dans une douleur continuelle de cette perte. Cette douleur n’était-elle pas une présence continuelle, mais douloureuse ? Car si je n’eusse pas si fort aimé Dieu, me serais-je si fort affligée d’avoir perdu Son amour ? Il ne faut pas toujours s’attacher en rigueur au son des paroles, mais en pénétrer le sens.

Rien n’est plus certain que lorsque Dieu exige de nous des sacrifices, non seulement Il nous les montre raisonnables, mais de plus Il veut de nous un consentement libre, quoique non pas toujours distinct. Il respecte en cela la liberté qu’Il nous a donnée. La raison qu’Il fait trouver dans le sacrifice n’est pas une raison qui ait aucun rapport à nous, ni à aucune créature, mais c’est une raison de la souveraineté de Dieu qui, ayant droit d’exiger de Ses créatures tout ce qu’il Lui plaît, ne peut être refusée de ces mêmes créatures sans injustice et sans propriété. Ce qui me meut et agit est ou plus fort que moi, ou il est doux et n’aa qu’une simple invitation : s’il est plus fort que moi, il me fait faire sans délibération ce qu’il lui plaît et, quoique je n’aie nul pouvoir de me défendre, je n’ai non plus nulle volonté de le faire quand je le pourrais ; si l’invitation est douce et suave, elle m’éclaire par sa douceur et incline doucement mon cœur, lui donnant mouvement pour faire ce que Dieu veut, et quelque chose même embrasseb le sacrifice que l’on demande, l’âme se trouvant dans la disposition de ne rien refuser à Dieu de tout ce qu’Il pourrait vouloir. Tout cela est lumineux, raisonnable dans l’immolation.

Mais la lumière et la raison se retirent de telle sorte, dans l’exécution, que l’on ne connaît plus ni l’un ni l’autre, mais un aveugle entraînement, qui paraît souvent au-dehors tout contraire à ce qu’il est en effet. Je puis dire que je ne saurais résister à Dieu, parce que je suis accoutumée à Sa conduite et que mon état n’est pas d’ignorer que c’est Lui. Cependant il y a eu un temps que je ne pouvais croire que Dieu me poussât. Je croyais plutôt que les violences qu’Il me faisait étaient naturelles : je leur résistais de toutes mes forces et je ne cédais qu’à une violence insurmontable.

La foi est toujours lumineuse (comme nous l’avons dit) en elle-même. Mais l’âme ne jouit point de sa lumière soit parce qu’elle excède sa portée soit à cause de son impureté, comme les yeux chassieux ne peuvent supporter la lumière du soleil sans douleur. La lumière de la foi est douloureuse et pénible à proportion de notre impureté. Il est certain que l’on a des doutes aussi bien sur la voie que l’on en a sur le salut. C’est le doute sur la voie qui fait l’incertitude du salut. Si l’on avait une certitude que la voie par laquelle on marche est bonne, on serait trop appuyé et l’on serait assuré qu’une bonne voie conduit à une bonne fin. Il suffit alorsque le Directeur ait cette certitude pour l’âme, et qu’il l’ait d’autant plus que l’âme la perd davantage.

Vous avez raison de dire que ce n’est pas l’âme qui quitte la lumière, car elle ne la quitterait jamais, tant elle l’aime. C’est cette lumière qui la quitte. Mais pourquoi ne voulez-vous pas que, m’abandonnant à Dieu sans réserve et me confiant à Lui par-dessus toutes choses, pouvant consentir à perdre mon salut s’Il en est glorifié, je ne puisse pas me sacrifier à l’illusion, s’Il voulait la permettre ? car qui peut faire le plus doit pouvoir faire le moins. Je le soumets pourtant avec le reste à vos lumières, vous assurant que Dieu m’a donné un cœur docile à tout, quoiqu’Il m’imprime ses vérités avec des caractères ineffaçables. Ô que l’expérience vous découvrira des vérités dont vous serez charmé, quoique souvent environnées de frayeurs !

Je laisse à Celui qui a un pouvoir souverain sur les cœurs et sur les esprits de vous le faire comprendre. Je sais qu’Il vous aime assez pour ne rien dérober à votre expérience. C’est en Lui que je suis à vous plus que je ne puis dire. Il y avait bien des choses à dire sur les dépouillements, dont l’étendue est extrême, mais vous en comprenez assez.

- Dutoit, t. III, Lettre LXXXIII, p.350-361; dernier paragraphe, t. V, Lettre XCII, p.456 - Masson, Lettre XCVIII, p. 252-255.

a[sic] ; on attendrait n’est.

b[sic] ; on pourrait supposer embrase.

1Job, 28, 22.

2La mort mystique.

3Jean 1, 5 : « Et la lumière luit dans les ténèbres, et les ténèbres ne l’ont point comprise. » (Amelote). La TOB moderne traduit de même, tout en donnant une autre interprétation possible : les « ténèbres n’ont pas pu se rendre maîtres d’elle. »

99. De Fénelon. 12 août 1689.

Je vais dans ce moment à la campagne, madame, pour jusqu’à demain. Je ne puis avant mon départ lire ce que vous m’envoyez ; mais il1 me servira de lecture ce soir et demain. Tenez ferme ni de rompre ni de conclure2. Je veux dire que vous ne devez pas confier le billet à M. H...; pour le dépôt, iI est bon devant Dieu et devant les hommes4. Je suis dans des hauts et bas, qui me secouent rudement. Mais, comme je suis plus agité qu’à l’ordinaire, je suis soutenu par un appui plus aperçu5. Je ne saurais croire que votre affaire se rompe2. Ce 12 août.

- Dutoit, t. V, XCIII, p. 457 - Masson, XCIX, p. 255 sq. - Jean Orcibal, Correspondance de Fénelon, tome II, Paris, Klincksieck, 1972, Lettre 80.

1Il a encore chez Fénelon comme chez d’autres auteurs du XVIIe siècle (Mme de Sévigné en particulier) la valeur du démonstratif neutre « cela ».

2L’affaire du mariage de Mlle Guyon. Il devait être conclu dès le 18 août puisque Mme Guyon pensait déjà à accompagner sa fille à Vaux et qu’il fut célébré dès le 26 août (DANGEAU, t. II, p. 459).

3Denis Huguet.

4Dans un acte un peu postérieur, Denis Huguet est qualifié de « dépositaire des deniers de la tutelle de MM. Guyon et de Mme la C. de Vaux » (B.N., Pièces originales, 1457, f, 200 r°).

5Sans doute des nouvelles contradictoires au sujet de sa nomination au préceptorat du Dauphin.

100. À Fénelon. 13 août 1689.

« …lorsque le Maître ne donne point de mouvement, il est impossible de m’en donner. [...] Dieu ne vous abandonne pas d’un moment… »

Il me serait difficile de comprendre les manières dont M. H. en use. Il ne veut aucune. Il a rompu son mariage. M. de V[aux] et M. de C[hevreuse] voudraient m’engager à le faire malgré lui. J’avoue que s’il me restait quelque chose du naturel que j’avais, j’en userais de la sorte pour me venger de ses insultes. Mais ce qui m’étonne et ce que je ne puis bien dire qu’à vous, m’étant impossible de le dire à d’autres, c’est que je ne puis en nulle manière me donner aucun mouvement ; et lorsque je veux faire quelque effort pour cela, je ne trouve rien, tout m’abandonne chez moi. Et lorsque le Maître ne donne point de mouvement, il est impossible de m’en donner.

Quoiqu’il y ait longtemps que je fasse cette expérience, je ne l’avais pas faite si fort pour les choses temporelles. Je me trouve sans force et sans vigueur, comme un enfant ou un mort. Et tout autant de fois que je veux me donner quelque émulation et me persuader de faire l’affaire pour tirer ma fille de l’oppression, et moi de la tyrannie, je trouve d’une manière à surprendre et qui ne peut être comprise que de l’expérience, qu’il n’y a chez moi nulle puissance de vie : c’est une machine que l’on veut faire tenir en l’air sans appui. Enfin je demeure impuissante de passer outre, sans que nulle raison que l’on puisse m’alléguer entre, ni que j’en puisse faire usage. Je verrais tous les malheurs possibles prêts à tomber sur ma tête, que je ne pourrais me donner une autre disposition. Je ne la puis faire paraître à personne : elle passerait pour une faiblesse dont je devrais rougir. Cependant je ne trouve en moi nulle puissance de vouloir ni d’exécuter, et je me trouve comme un fantôme. J’aurais quelque consolation si vous compreniez mon état, du moins je le crois. Si je veux me donner le moindre mouvement, outre qu’il est sans la moindre correspondance du dedans, c’est que j’en souffre d’abord.

Cependant l’on veut que je fasse cette affaire sans M. H. Outre qu’il s’y trouvera peut-être des oppositions, c’est bien me charger devant tout le monde de ce qui serait défectueux en cette affaire. Outre cela, ne sachant pas les affaires, je ne les ferais peut-être pas sûrement. Cependant ce ne sont pas ces raisons qui m’arrêtent. Elles céderaient au dépit de me voir si maltraitée, si j’avais quelque pouvoir sur moi-même ; mais mon impuissance est entière. Si je n’étais pas aussi convaincue que je la suis du domaine de mon Dieu sur Sa petite créature, l’expérience que j’en fais m’en serait une preuve bien forte. Vous ne sauriez vous imaginer les morts qu’il faut passer pour en venir à cet état. Je vous assure que la mort qui nous arrache tout n’est rien au prix de la souplesse à tous les mouvements que Dieu donne1. C’est beaucoup d’être rendue toute passive, mais c’est tout autre chose d’être rendue agissante sans agir propre, et surtout lorsque Dieu exige de l’âme cent choses différentes où elle ne voit pas d’autre raison que celle du vouloir divin et de Son domaine absolu sur Sa créature, auquel elle cède volontiers. C’est une expérience que peu d’âmes ont, parce qu’il y en a peu d’assez courageuses pour mourir au point qu’il faut. Une telle âme est un prodige, car elle a un courage et une fermeté incompréhensible pour exécuter, quoiqu’il en coûte, ce que Dieu veut d’elle, et une impuissance pour ce que Dieu ne veut pas, une faiblesse d’enfant pour ce que Dieu n’aime pas.

Pour vous, monsieur, qui m’êtes plus que je ne puis exprimer, puisque vous êtes dans le plus profond de mon cœur, vous éprouverez toujours dans le besoin un secours plus aperçu. Dieu ne vous abandonne pas d’un moment. Il vous aime singulièrement, selon le témoignage qu’Il en a gravé dans mon cœur. Mais l’on n’aperçoit pas toujours cet Ami secourable à cause des ténèbres qui L’environnent, parce qu’Il a choisi les ténèbres pour cachette. Mais si l’on avait besoin d’appui ou de secours, Il est prêt : si l’on bronche, l’on sent Sa main qui soutient et empêche de tomber, et c’est alors qu’il Se fait apercevoir ; comme un aveugle qui est accompagné, sans qu’il y pense, d’un ami fidèle, il sent qu’il le soutient beaucoup lorsqu’il y pense le moins. Dieu est toujours présent à notre âme, Il se cache souvent par amour, afin de nous faire courir plus fort et nuement à notre terme. Mais cet Ami secourable est toujours si présent et Se manifeste sitôt que l’agitation ou l’affliction nous surprennent. C’est véritablement l’Ami fidèle: il n’y a que Lui qui puisse véritablement porter ce nom et ceux qu’Il rend participants de Sa fidélité. Je ne vous dis pas que je partage vos maux et vos biens, car je crois que vous n’en doutez pas. Ce 13 août 1689.

- Dutoit, t. V, Lettre XCIV, p. 458-462 - Masson, Lettre C, p.256-259.

1Fénelon, lui aussi, prêchera la souplesse à ses dirigés, presque dans les mêmes termes, v. toute l’Instructions, XXII : « Ecouter la parole intérieure de l’Esprit saint ; suivre l’inspiration qui nous appelle à un entier dépouillement. »

2Fénelon, Lettre au vidame d’Amiens du 15 novembre 1710 : « la vie n’a d’adoucissement que dans l’amitié, et l’amitié se tourne en peine inconsolable. Cherchons l’Ami qui ne meurt point, et en Lui nous retrouverons tous les autres. »

101. À Fénelon. 18 août 1689.

Sur sa nomination pour l’éducation du dauphin. « Dieu a des desseins sur ce Prince… »

J’ai eu toute la joie, dont je suis capable, de la justice que Sa Majesté vous a rendue1, mais je n’en ai été nullement surprise. J’étais si certaine que cette charge vous était réservée, que je n’en pouvais douter2. La dernière fois que j’eus mouvement d’aller à votre messe, il me sembla que je ne pourrais le faire dans la suite que difficilement. Je pensais que c’était peut-être à cause de ma fille, qui me ferait changer de demeure. Ce qui me fut imprimé dans le cœur m’est encore confirmé : Qu’il soit petit et simple où le déguisement règne, et il vivra d’une vie, que Je lui puisse seul communiquer. Je comprends pourquoi Dieu me pressait si fort pour vous. Je suis toujours plus certaine que vous servirez doublement3 à M. [de] B[eauvillier].

Ne vous étonnez pas des dégoûts et des impuissances éloignés : vous aurez dans le mouvement4 présent tout ce qui vous sera nécessaire, malgré votre mort pour remplir vos devoirs. L’impuissance et les dégoûts pourront souvent précéder l’action ; mais vous aurez un secours actuel dans le moment de la chose, et Dieu ne vous manquera jamais, pour vous faire remplir la place où Il vous met et à laquelle vous n’avez point contribué. Moins il y aura de vous-même dans l’exercice de votre emploi, plus il y aura de Dieu. Vos talents naturels ne vous seront utiles dans cet emploi qu’autant que votre âme sera docile aux mouvements de la grâce. Croyez-moi, l’éducation d’un prince que Dieu veut sanctifier, - car je suis certaine qu’il en fera un saint, - se doit faire avec une entière dépendance aux mouvements de l’Esprit sanctificateur. C’est pourquoi Dieu se sert de gens capables de discerner ce mouvement. Vous aurez plus en ce point, en mourant à vous, qu’en toute autre manière.

Et quoique dans l’extrême jeunesse vous ne voyiez pas encore tout le fruit que vous pourriez prétendre, soyez persuadé que ce sera un fruit exquis en sa saison. Et cela, je n’en doute pas : il redressera ce qui est presque détruit, et déjà sur le penchant d’une ruine totale, par le vrai esprit de la foi. Cela est certain : Dieu a des desseins sur ce prince d’une miséricorde singulière5. Quoique je ne puisse peut-être plus vous écrire que rarement, soyez persuadé que mon cœur sera toujours le même pour vous. Il sera incessamment comme une lampe allumée qui se consumera devant le Seigneur pour votre âme, qui m’est plus chère qu’aucune qui soit sur la terre. L’éternité découvrira ce que le Seigneur a fait. Je vois déjà une partie accomplie de ce que Notre Seigneur m’a fait connaître et, quand le reste arrivera, je vous dirai : Nunc dimittis.

Je vous assure en Dieu même que vous n’êtes pas là seulement pour le petit prince, mais pour le plus grand Prince du monde. Un peu de patience vous découvrira bien des choses. Plus vous serez faible en vous, plus vous serez fort en Dieu ; c’est en Lui que je vous suis tout ce qu’Il a fait6. Je vous supplie que votre cœur me corresponde de loin. Je suis fort appliquée à Dieu pour vous ce matin. J’ai dit que je ne suis qu’un enfant, je ne sais point parler. Ne dis point : je suis un enfant, car tu iras partout où je t’enverrai, et tu diras tout ce que je te commanderai. Voilà ce que l’on m’a imprimé pour vous, y ajoutant : J’ai mis ma parole en ta bouche. Pour moi, l’on m’assure que l’on ne m’a établie, qu’afin que j’arrache, détruise, perde et dissipe, et qu’ensuite j’édifie7. Ce 18 août 1689.

- Dutoit, t. V, Lettre XLII, p. 326-330 - Masson, Lettre CI, p.259-262. Les nombreuses mises en italiques sont de Dutoit. Elles témoignent de la résonance qu’eurent les espérances soulevées par l’éducation du dauphin.

1« Mardi 16 [août 1689]. Le Roi a nommé M. le duc de Beauvillier gouverneur et M. l’abbé de La Mothe-Fénelon précepteur de M. le duc de Bourgogne. Ils entreront en fonctions le 1er de septembre. » (Dangeau, Journal, édit. Feuillet de Conches. Paris, Didot, 1854-1860, 19 vol. in-8, t.II, p.448-449.)

2Voir en effet, la prédiction de Mme Guyon, lettre du 30 avril 1689.

3Comme collaborateur dans l’éducation du « petit prince » et comme conseiller spirituel.

4Ne faudrait-il pas lire moment ?

5Dutoit nous présente ici en note l’explication du retournement de Mme de Maintenon qui avait cours dans les cercles guyoniens du XVIIIe siècle : « Il n’est pas douteux que Fénelon ne fut destiné à être instrument d’élite à la Cour de Louis XIV. Mme de Maintenon, qui devait y concourir, piquée de ce qu’il n’avait pas servi ses vues ambitieuses d’être déclarée Reine, se livra avec plaisir à une cabale, qui avait mis adroitement dans ses intérêts son Directeur M. Godet des Marais (sic), évêque de Chartres, et devint ainsi persécutrice d’une voie qu’elle avait goûtée et introduite à St. Cyr : tant sont terribles les jugements d’un Dieu qui livre à l’aveuglement un cœur qui l’oublie. » – Masson commente : Le « petit prince » sera une des grandes espérances du parti « guyoniste ». Dans une lettre inédite du 8 novembre 1694, Mme Guyon raconte au duc de Chevreuse que le « petit prince s’offre à souffrir pour l’empire d’union; ce sera lui qui le fera fleurir, dit-elle; il en sera le chef, comme mon saint [Saint Michel] sera son protecteur spécial » […]

6V. la lettre suivante : « Dieu seul sait au point qu’Il me fait être à vous… »

7Jer., 1, 7-10.

102. À Fénelon. 21 août 1689.

Demande de rendez-vous. Ordre d’aider pour l’intérieur M. de Beauvillier.

Vous fûtes hier chez Madame de C[hevreuse]1 : avez-vous pris un jour afin que je vous voie avant votre départ2, et puis-je me promettre cette satisfaction ? J’ai cent choses à vous dire que je ne puis dire qu’à vous, et des mesures à prendre sans lesquelles je ne pourrais avoir de repos ni suivre le dessein de Dieu sur moi. Accordez-moi cette grâce, et joignez-y celle de demander vous-même3 que je puisse vous parler seule. Je vous assure que cela me paraît nécessaire. Dieu seul sait au point qu’Il me fait être à vous, et combien votre âme m’est chère : il n’y en a aucune sur la terre pour laquelle Notre Seigneur me donne autant d’union et d’application en Lui. Je vous assure qu’outre la fatigue extérieure jointe aux petits chagrins, l’attrait que j’ai et l’application continuelle où Dieu me mettait pour vous, m’avai[en]t si fort abattue que je ne pouvais presque parler. Un oui ou un non pour réponse, s’il vous plaît.

Si M. de B[eauvillier] vous parle, ne faites aucune difficulté de l’aider pour l’intérieur, car Dieu le veut : il ne faut pas regarder le temps qu’il y a, qu’il a commencé avant vous. Dieu est le Maître de Ses dons, et votre grâce est supérieure à la sienne : faites-le donc sans retour sur vous-même, car assurément vous devez lui aider. Ce n’est pas que je croie qu’il sortira difficilement de l’arrangement intérieur ; cependant il vous faut lui aider. Il se développe chaque jour de mon esprit bien des choses que Notre Seigneur m’avait fait connaître il y a bien des années, et je vois à présent leur vraie signification. Je prie Dieu qu’il vous soit toujours toutes choses4.

- Dutoit, t. V, Lettre XLIII, p.330-332 - Masson, Lettre CII, p.262-263.

1Voir la lettre suivante.

2Avant son départ à la Cour.

3À Mme de Chevreuse.

4Nous reprenons les italiques de Dutoit, en fait inutiles : elles traduisent son intérêt pour les prédictions – qui s’avèrent parfois fausses comme celles sur le rôle important du préceptorat du Dauphin dont la mort mettra un terme brutal aux espoirs des disciples.

103. De Fénelon. 21 août 1689.

À peine, madame, ai-je le loisir de respirer tant je suis pressé et embarrassé.1. Mais, au milieu de cet embarras, je me trouve dans une paix et dans une union avec vous qui n’a jamais été plus grande. Je n’ai guère le temps ni même le calme du sens qui est nécessaire pour faire ce qu’on appelle oraison, mais il me semble que je le fais2 souvent sans le savoir. Ce que je vois ne me touche point, et j’ose me rendre ce témoignage que mon cœur ne tient qu’à Dieu : Il me mettra à toutes les épreuves qu’Il voudra, et je ne fais que m’abandonner.

Votre lettre m’a fait un grand plaisir pour apaiser mes sens émus et pour me rappeler au recueillement. Dieu soit béni de tout pour Lui seul. Je vous suis dévoué en Lui avec une reconnaissance infinie. À toutes ces choses que vous m’annoncez, je sens cette réponse fixe au fond de mon cœur : fiat mihi secundum verbum tuum3. Il me semble que Dieu veut me porter comme un petit enfant, et que je ne pourrais pas faire un pas de moi-même sans tomber. Pourvu qu’Il fasse Sa volonté en moi et par moi, quoi qu’il arrive, tout sera bon.

Je meurs d’envie de vous voir ! Je devrais parler plus civilement, mais je ne puis le faire avec vous. Voici le billet que je vous avais écrit. Je ne trouvai point hier Madame de Chevreuse, mais je lui ai mandé que je la priais de convenir avec vous d’un jour où elle serait seule, et que je quitterais toute autre affaire pour celle-là. Ne soyez donc en peine de rien. J’aurai mes consultations à vous faire. Croyez-moi, madame, que je suis à vous en Notre Seigneur au-delà de tout. Ce 21 août.

- Dutoit, t. V, XLIV, p. 332 sq. - Masson, CIII, p. 263 sq. - Jean Orcibal, Correspondance de Fénelon, tome II, Paris, Klincksieck, 1972, Lettre 81. « Les mots soulignés le sont dans Dutoit, ce qui ne prouve pas qu’ils le fussent dans l’autographe » remarque Orcibal ; il en était de même dans la lettre de Madame Guyon du 18 août.

1Nommé une semaine auparavant précepteur du duc de Bourgogne, Fénelon préparait son départ pour Versailles.

2Fais, correction de Masson. L’édition Dutoit porte suis.

3Luc, 1, 37 : « …qu’il me soit fait selon votre parole… »

104. À Fénelon. Fin août 1689.

« … l’union des uns avec les autres ne fait pas une hiérarchie, mais bien un corps hiérarchique, composé de plusieurs … Le reste des chrétiens sont des corps morts. »

Je ne puis vous dire à quel point de simplicité Notre Seigneur veut que j’agisse avec vous, et combien Il aime votre âme. Le goût qu’Il m’en donne est fixe et invariable. Notre Seigneur me laisse des défauts extérieurs, et Il ne me donne nulle peine de les voir, ni nulle envie qu’ils n’y soient plus ; mais j’aurais plus d’horreur d’ajouter à ce qui est de Lui, ou de me vouloir mêler naturellement1 d’aider aucune âme, que je n’en aurais de l’enfer. C’est ce qui fait, selon qu’Il me l’a donné à connaître, qu’Il Se sert de ce faible néant et qu’Il lui donne tant de grâces pour les autres, quoiqu’il [ce faible néant] en soit si dépourvu pour lui-même. C’est parce qu’il ne se mêle point de l’ouvrage de Dieu qu’il dit simplement, quoiqu’il en puisse arriver, ce que Dieu lui fait dire, et aussi qu’il ne s’ingère jamais de rien, si Dieu ne le lui fait faire.

La nature est si maligne qu’elle porte infiniment plus sa corruption sur des choses spirituelles que sur les autres, et elle est si rusée qu’elle se cache à elle-même tous les artifices. Il faut une grande mort pour ne jamais mettre la main par soi-même à l’œuvre du Seigneur, comme aussi pour ne jamais reculer d’un pas de ce qu’Il veut de nous ; et cette dernière mort est bien plus profonde et plus étendue que les autres.

Lorsque nous nous mêlons dans les choses, nous les retardons, loin de les avancer. Et, quoique Notre Seigneur fasse connaître que certaines âmes sont données, qu’on les aidera un jour, et que Dieu le veut de la sorte, que même plusieurs grâces sont attachées pour elles à la petitesse, qu’elles auront à recevoir l’écoulement de la grâce par le moyen que Dieu leur a choisi, que l’on connaisse même que leur retardement à voir ces personnes suspend l’avancement qu’elles pourraient faire, tout cela néanmoins ne donne pas la moindre envie de rien prévenir, ni de leur parler que dans le temps ordonné par la Providence. De même, lorsque Dieu veut qu’on leur dise quelque chose, bien qu’ils [qu’elles] pussent en être dégoûtés pour un temps, et qu’on le connaîtrait, rien cependant ne pourrait arrêter, parce que Dieu tire le bien de tout cela en son temps. Je crois qu’il ne faut pas non plus que l’on s’arrête par la multitude des défauts du naturel ou du tempérament que l’on remarque dans les personnes que Dieu nous a données : cela ne fait rien à la grâce, cela la couvre et la conserve, et exerce la foi des enfants. Ces pères et mères de grâces leur font un paradoxe qui découvre davantage Dieu dans Sa créature et qui empêche également et que l’on n’entre en défiance de cette créature, parce que Dieu veut que l’on s’en serve, et aussi que l’on ne s’y appuie. Je ne sais pourquoi j’écris ceci. Dieu le sait et cela me suffit.

Je ne vous dis pas combien je suis à vous, car Dieu seul le sait. J’ai connu que Dieu avait bien d’autres desseins sur l’époux que sur l’épouse2, quoiqu’elle fût bonne. J’entends M. de B[eauvillier]. Assurément il ira loin ; mais il sera humilié intérieurement et d’une manière cachée, mais il sera conservé extérieurement à cause du dessein du Seigneur sur lui et sur vous. Votre union est nécessaire, et elle est tellement d’ordre de Dieu que c’est comme une roue dont vous êtes le premier mouvement. Dieu le veut, mais Il Se sert pour cela d’un vil pivot. Vous m’entendez : c’est une enchaînure3 qui fait comme une famille. Les autres, quoique fort amis, n’en sont pas. Ils en composent une autre, qui a le même rapport et mouvement. Si je pouvais vous exprimer cela comme je le conçois ! et que toutes les familles différentes ont un rapport en Dieu même, mais que leurs perfections ne sont point attachées les unes aux autres comme ceux de la première famille, en sorte que, si la première roue se dérègle, elle arrête, quoiqu’elle n’arrête pas les autres qui ne sont point enchaînées avec elles. Je ne sais si sous ces énigmes vous m’entendez. Je crois que Notre Seigneur fera que vous me concevrez.

Demeurons donc dans la place où Dieu nous a mis. Si je pouvais vous exprimer cette admirable hiérarchie et cette dépendance toute divine, combien l’union des uns avec les autres ne fait pas une hiérarchie, mais bien un corps hiérarchique, composé de plusieurs ! Mais quoiqu’il y ait union, il n’y a pas subordination, ni cet écoulement de grâce dont je parle, car je vous assure qu’il en est sur la terre comme des esprits bienheureux entre les âmes qui sont esprits. Le reste des chrétiens sont des corps morts ou des corps morts animés par des machines qui paraissent vivants, quoiqu’ils ne le soient pas puisqu’ils n’ont pas cette vie divine et intérieure, cette vie dont Dieu est le principe et dont Il l’est plus véritablement que la créature y a moins de part. Ce sera en Dieu que vous découvrirez que tout cela est vrai ; et quoique cela vous paraisse hors de saison, il ne l’est pas et a son utilité véritablement, puisque le Seigneur vous le fait dire.

Je serai dimanche, à la même heure que je fus mercredi, où vous savez. Pour le temps que les choses arriveront, il m’a été imprimé ces paroles : Ce n’est pas à vous à connaître les temps et les moments, que le père a mis dans Sa puissance...4

Je me sens pressée de vous dire qu’il est de conséquence de savoir qu’il y a des âmes que Dieu choisit d’abord et sur lesquelles Il a des desseins, mais elles s’égarent et quittent par leurs fautes5 la voie du Seigneur. Cela n’empêche pas que leur appel et leur grâce n’aient été véritables, comme il est vrai de Judas à l’apostolat, et de Salomon. Il y a deux sortes de ces personnes : les unes déchoient véritablement et ne reviennent plus, les autres au contraire ne font que s’égarer et reviennent. Jésus-Christ ne s’était pas trompé en cet apôtre, ni Dieu en Salomon. Mais ce sont des promesses conditionnelles, comme celles qui furent données au peuple juif : son égarement n’empêchait pas qu’il n’eût été choisi de Dieu ; Dieu le punissait, mais, après un long châtiment, il retournait en Sa grâce. Je vous assure que M. J.6 retournera au Seigneur et que, malgré son égarement qui sera très long, il est un vase choisi : c’est pourquoi je vous prie de ne lui point nuire. Je le ferai sortir, si je peux ; si je ne le puis, il faudra prendre la voie de ses supérieurs. J’ai été plus certifiée encore que vous serviriez à N., et que c’est vous qui avez pris pour cela la place de...7, lorsqu’il me fut arraché ; et cette pensée m’est imprimée : son épiscopat sera donné à un autre...8

Lorsque l’on m’interroge sur les choses que j’ai dites ou écrites, je reste interdite, et il ne me reste aucune idée, à moins que Notre Seigneur ne me le rappelle. Mais Il permet souvent qu’on me parle des choses sur lesquelles Il ne m’a donné nulles lumières, parce qu’Il a dessein de m’éclairer après là-dessus. Je vous dis tout simplement ce qui me vient dans l’esprit.

M. l’abbé de L[angeron] a besoin de vous, et il mènerait une vie pleine de vicissitudes, s’il ne vous avait point. Dieu vous l’a donné, ayez-en soin : Il l’aime, quoiqu’Il n’ait pas dessein de le conduire jusqu’à la consommation. Il y a plusieurs demeures dans la maison du Seigneur9.

Depuis ma lettre écrite jusqu’ici, j’ai une certitude que N. vous était donnée. Il faut de la patience, car les choses ne s’accomplissent pas d’abord, mais Dieu le fait attendre et souvent bien acheter. J’ai tiré tout à coup le 14e chapitre du 4e livre d’Esdras, et j’en ai été pénétrée du commencement. Je n’ai pas lu la fin. Lisez, si vous en avez le temps, les cinq premiers versets10.

- Dutoit, t. III, Lettre CXLV, p. 602-605, pour les deux premier paragraphes ; t. V, p. 334-9, pour le reste - Masson, Lettre CIV, p. 264-269.

1Selon la nature seule, hors la mission donnée par Dieu.

2Henriette-Louise Colbert, seconde fille du ministre avait épousé le duc de Beauvillier le 21 janvier 1671. Elle était dame du palais depuis 168 Elle avait 32 ans en 1689.

3enchaînure : synonyme d’enchaînement au XVII° et surtout au XVI° siècle.

4Cette suspension est dans le texte de Dutoit.

5Dutoit note ici : « Ce passage est bien remarquable et fait voir que l’appel de Mme de Maintenon était véritable, mais qu’elle n’y a pas répondu, étant même devenue une persécutrice amère de M[me] Guyon et de M. de Fénelon, et que telle chose lui est arrivée par sa faute, à cause de son orgueil, et de son envie de dominer ».

6L’allusion faite plus loin à ses « supérieurs » me donne à croire qu’il s’agit de M. Jasseaux, prêtre de la mission et confesseur de Mme de Maintenon. Il était du parti « guyoniste » et travaillera plus tard activement à faire rentrer en grâce Mme Guyon auprès de Mme de Maintenon (Phelippeaux, loc.cit., t.I, p.30). [M].

7,8Points de suspension dans le texte de Dutoit.

9Jean, 14, 2.

10Le 3e et le 4e livres d’Esdras ne font plus partie des recueils canoniques catholiques de la Bible depuis le Concile de Trente. Les versets cités contiennent le début de la septième vision : « [v.1] Et au troisième jour advint, que j’étais assis sous un chêne. Et voici une voix qui partit d’un buisson contre moi, et dit : « Esdra, Esdra ». Et je dis : [2] « Seigneur me voici. » Et me levai sur mes pieds. Et Il me dit : [3] « En révélant me suis manifesté sur le buisson, et ai parlé à Moyse, quand mon peuple servait en Egypte. [4] Et l’envoyai, et tirai mon peuple hors d’Egypte et l’amenai sur la montagne de Sina, et le tenai chez moi par plusieurs jours, [5] Et lui racontai grandes merveilles, et lui montrai les secrets des temps, et la fin, et lui commandait disant : [6] Tu diras ces paroles-ci publiquement… » (La Sainte Bible, contenant le vieil et nouveau Testament. Traduite de latin en françois par les Théologiens de l’Université de Louvain […] Avec une docte table … de M. Jean Harlemius […] de la Compagnie de Jésus, Lyon, 1603. Cette traduction catholique est-elle la source de Madame Guyon en ce qui concerne l’Ancien Testament ? La comparaison avec son commentaire du Cantique des cantiques fait cependant apparaître des modernisations stylistiques.)

105. De Fénelon. 31 août 1689.

J’ai ressenti, madame, tout ce que je dois sur la blessure de monsieur votre fils. On assure qu’elle n’est pas dangereuse1. Vous n’aurez de moi aucun compliment là-dessus. Il me suffit d’être sur elle et sur tout ce qui vous touche comme je dois être. J’ai appris que le mariage est fait enfin2 : Dieu veuille le bénir et faire Sa volonté en eux.

Je n’ai aucun travail aperçu, je fais beaucoup de fautes extérieures. Il y en a même plusieurs qui vont au-dedans et qui marquent qu’il échappe de petites saillies3 à la volonté, mais je ne veux pourtant que ce que vous savez4. Et, quoique mes fautes me causent une humiliation cuisante, je veux non seulement porter cette humiliation, mais encore sans exception toutes les suites les plus terribles que Dieu veut y attacher. Ce que je vois, quoique nouveau et flatteur pour moi, ne m’entre point au cœur, et je ne puis m’empêcher de me rendre ce témoignage que ce n’est pas là ce que j’aime5. Dieu sait où Il met mon amour, et c’est à Lui à le garder. Je ne m’embarrasse point de certaines fautes de prudence que j’aperçois, après qu’elles sont faites vers les personnes avec qui il semble qu’il faudrait le moins en faire6; mais il me semble que la terre ne peut me manquer et que Dieu me mène à Son but, autant par mes fautes que par tout le reste.

Vous m’avez promis de m’envoyer quelque chose de votre façon sur mon nouvel état : j’espère que vous aurez cette bonté. Je voudrais bien aussi que vous me fissiez entendre en deux mots comment va le nouveau ménage : les petits nuages sont-ils dissipés ? Quelle joie aurai-je de vous savoir en profonde paix ! Et quand M. de C[hevreuse] viendra à Versailles, je lui donnerai ma petite cassette, où sont toutes mes lettres, pour les faire transcrire.

Je suis de plus en plus uni à vous, madame, en Notre Seigneur, et j’aimerais mieux mille fois être anéanti que de retarder un seul instant le cours des grâces par le canal que Dieu a choisi. Si Dieu vous donne quelque mouvement de prier [pour le Roi] et pour [le petit Prince], faites-le, et je vous recommande aussi... 7, qui est fort blessé. Ce 31 août.

- Dutoit, t. V, XLVI, p. 339-341 - Masson, CV, p. 269-271 - Jean Orcibal, Correspondance de Fénelon, tome II, Paris, Klincksieck, 1972, Lettre 83.

1« Les Mémoires de Sourches citent à la date du 25 août 1689 parmi les blessés de la sanglante rencontre de Valcourt « Guyon, lieutenant de la colonelle, garçon fort riche d’une famille de Paris » (t. II, p. 145, voir p. 148). Le journal de Dangeau signale à la date du « dimanche 28... L’ordinaire de Flandre a apporté les lettres de M. le maréchal d’Humières... Lieutenants (du régiment des gardes)... Guyon : bras cassé » (t. II, p. 457 sq.). Né en 1665, Armand-Jacques Guyon du Chesnoy, aîné des enfants de Mme Guyon, fut émancipé en 1685 et acheta la même année une lieutenance aux Gardes pour 28 000 livres. Ses dépenses annuelles montaient à environ 13 000 livres pour 1689 et 169 Il resta « entièrement estropié » de sa blessure, et se maria le 24 juin 1692 avec Marie de Beauxoncles de Courbouson. Sa mère se retira chez lui en 1703 après sa sortie de la Bastille (Pièces originales 1457, ff. 204, 209, 212, 474 sqq.) ».[O].

2Ce n’est que le 29 août que Dangeau avait annoncé : « M. le marquis de Vaux, fils de M. Foucquet épousa ici, il y a trois jours, Mme Guyon, fille très riche » (t. II, p. 459).

3Saillie : « impétuosité ».

4C’est-à-dire : « tout et rien ».

5Première impression de Versailles.

6« Il semble que la périphrase ne peut guère désigner que Louis XIV. Malgré son origine janséniste, on peut croire substantiellement exacte « une anecdote que Mgr de Caylus » tenait de la bouche de Mme de Maintenon : « Cette dame, enthousiasmée de l’esprit, des grâces et de l’éloquence de l’abbé de Fénelon, engagea le Roi à lui donner une audience particulière, dans l’espérance que ce Prince, charmé des discours de l’abbé, lui donnerait sa confiance, et irait droit à Dieu avec un si bon guide. À l’heure marquée, l’abbé de Fénelon fut introduit dans le Cabinet du Roi, et comptant y trouver les mêmes dispositions que dans celui de Madame de Maintenon, il parla longtemps sans discontinuer. Il ne fit pas réflexion que ce Prince, qui était Roi en tout, ferait moins de cas de toutes les fleurs du discours que d’une certaine timidité ou embarras, qui n’aurait pu être attribué qu’au respect et qui aurait mieux réussi dans un tête-à-tête si important; le Roi saisit une jointure et dit : « M. l’abbé, quand j’aurai quelque chose à vous dire, je vous ferai avertir », et sur-le-champ il alla chez Madame de Maintenon à qui il dit : « Je viens d’entendre l’abbé de Fénelon; est-ce là votre homme, Madame ? Il ne sera jamais le mien » (Vie de l’illustre évêque d’Auxerre Cailus, 1765, p. 11). » [O].

7« Masson croit qu’il s’agit d’un certain Desmarets, mais tout indique que Fénelon pense au chevalier Colbert. Il fut blessé le 25 août d’un coup de mousquet à la tête dans le défilé de Valcourt en allant à l’attaque d’un village. Son laquais vint aussitôt à Paris chercher un chirurgien. « La duchesse de Beauvillier qui aimait tendrement son frère voulut à toute force l’aller trouver : mais toute sa famille l’empêcha parce qu’elle était grosse de cinq mois et à sa place M. et Mme de Chevreuse partirent en diligence pour se rendre à Maubeuge où le blessé s’était fait transporter. Le 4 septembre on annonçait sa mort, fâcheuse nouvelle pour Seignelay qui revient ce jour de Brest » (SOURCHES, t. III, p. 143, 146, 151). Il n’est donc pas étonnant que Mme Guyon, qui était elle-même partie soigner son fils, ait rencontré les Chevreuse à Saint-Quentin (Masson, p. 276). D’après sa lettre à Chevreuse du 20 septembre 1694, c’est entre Saint-Quentin et Philippeville qu’elle apprit que le chevalier était « mort et sauvé ». »[O].

106. De Fénelon. 12 septembre 1689.

J’espère que Dieu conservera ce cher fils1, qui est le fils non pas de vos larmes, mais de votre foi2. Pour les choses dont il doute, je n’en saurais être en peine : il n’y a que de mauvais philosophes qui puissent par leurs livres inspirer de tels doutes. Rien ne périt, rien ne s’anéantit dans la nature. Quand les touts se corrompent, les parties ne font que changer de figure, mais aucune ne cesse d’être. Si donc les êtres même les plus vils ne s’anéantissent jamais, comme les corps grossiers et inanimés, à plus forte raison les êtres raisonnables qui Le connaissent et connaissent tout le reste; ils peuvent cesser d’être liés à de certains corps, mais ils ne peuvent jamais cesser d’être. Encore une fois on ne voit point clair, quand on ne voit pas cela3. D’ailleurs l’immortalité de l’âme se trouve liée avec le christianisme, dont les preuves en détails sont infinies. Il faudrait un livre4, non pas une lettre, pour les rapporter; et à peine puis-je dérober un demi-quart d’heure pour vous écrire. Ce serait peut-être les sujets de longues conversations, si Dieu, comme je l’espère, ramène monsieur votre fils en ce pays5. Mais il faut qu’il compte qu’il n’y a que hardiesse et qu’ignorance chez les libertins : ils méprisent et attaquent tout en gros, mais en détail la force de la religion bien examinée les accable. Quand il voudra en faire l’expérience, il verra, les livres à la main, que l’impiété est la faiblesse même. Ils ne savent ni l’esprit de la religion ni ses preuves.

Pour moi, je suis ici dans une agitation et même occupation continuelle, et je ne puis me mettre paisiblement devant Dieu. Mais mon cœur est toujours uni à Lui, et je L’y trouve dans tous les moments de liberté. J’espère qu’après ce premier temps je serai plus à moi, et aux choses dont iI faut se nourrir. Pour le fond, c’est toujours la même chose. Je vois bien des choses qui devraient me faire plaisir, mais Dieu les tempère, en sorte que mon cœur ne veut ni ne trouve à se reposer en rien. C’est la colombe de l’Arche, contrainte de revenir. Je bénis Dieu de tout ce qu’Il vous donne.

Quand nous reverrons-nous ? Je ressens toutes vos douleurs et toutes vos consolations jusqu’au fond du cœur6. Ce 12 septembre.

- Dutoit, t. V, XLVIII, p. 348-35 - Masson, CVI, p. 271-273- Jean Orcibal, Correspondance de Fénelon, tome II, Paris, Klincksieck, 1972, Lettre 85.

1Il s’agit évidemment d’Armand-Jacques.

2Fils de vos larmes vient des Confessions d’Augustin, III, XII, 21.

3Texte de Dutoit : « quand on voit par cela ».

4Fénelon n’a jamais trouvé le temps d’écrire ce livre, mais les Lettres sur la religion en seront comme l’esquisse détaillée.

5Ce pays : Versailles, où le jeune officier des gardes françaises devait résider.

6Mme Guyon devait être à ce moment au chevet de son fils blessé ou en voyage : elle en revint après le 16 octobre. [M] p. 296.

107. À Fénelon. 20 septembre 1689.

Docilité et spontanéité requises.

J’ai bien des choses à vous dire, car mon cœur est souvent plein pour vous devant le Seigneur. Je comprends toujours plus qu’Il vous aime, et les desseins qu’Il a sur vous, qu’Il établit sur la petitesse. Mon cœur vous goûte de plus en plus, quoique de loin. Et comme Dieu vous veut faire le père d’un grand peuple, Il veut jeter de profondes racines de votre édifice spirituel : Il veut vous donner un cœur docile pour conduire un grand peuple. La demande que Salomon fit au Seigneur est admirable : il ne demande point un air d’autorité pour se faire craindre, mais un cœur docile1. Plus votre cœur sera docile comme un petit enfant sans raison et sans résistance, plus vous serez comme Dieu vous veut, plus vous serez propre à ce à quoi Il vous destine. Le don de la véritable sagesse, c’est cette docilité du cœur. Craignez plus que la mort de refuser à Dieu quelque chose qu’Il veuille exiger de vous, ce que votre docilité ne vous laissera pas ignorer. Que le respect humain et le conseil des autres ne vous fasse jamais agir contre votre propre cœur. Ceci vous est de la dernière conséquence et, pour vous, le fond de toutes choses. Ne craignez pas de faire des fautes avec cette docilité de cœur : si vous en faites, ce sera par hésitation. Allez donc par là avec une fidélité invariable, car le Seigneur sera avec vous. Il vous enseignera toutes choses : Il vous mettra [sic], Il mettra dans le moment dans votre bouche ce que vous avez à dire, mais suivez-Le inviolablement. La fidélité sera lumineuse. Mais, si vous étiez infidèle, vous dérouteriez aisément, et ce langage inconnu de presque tout le monde vous deviendrait étranger, et vous seriez tout dérangé. Allez donc par là, je vous en conjure, et me croyez en ce point, car il est pour vous d’une extrême conséquence.

Cela ne se fait point par écouter longtemps l’inspiration : elle est prompte et soudaine, elle ne prévient point, mais dans le moment du besoin, elle ne manque jamais. Si cette manière d’agir est pour quelqu’un, elle est singulièrement pour vous. C’est la voie des petits enfants, qui n’agissent point par le raisonnement, mais qui agissent toujours simplement et de bonne foi. Quoique vous soyez froid et éteint, vous êtes fort sur certaines choses, et poussez les choses avec vigueur, surtout lorsqu’elles sont raisonnables : c’est un effet de votre esprit, qui, étant très juste et très bon, ne s’accommode pas des choses qui lui sont contraires. Cependant l’esprit de Jésus-Christ détruira peu à peu cela, donnant la mort à ce qui est vivant et la vie à ce qui est mort.

Je vous porte dans mon cœur d’une manière aussi singulière qu’elle est continuelle, et je ne trouve personne qui me soit ce que vous m’êtes. Toute à vous en Lui seul. Ce 20 septembre 1689.

- Dutoit, t. V, Lettre XLIX, p.350-353 - Masson, Lettre CVII, p.274-275

1III Rois, 3, 9 : « Je vous supplie donc de donner à votre serviteur un cœur docile, afin qu’il puisse juger votre peuple, et discerner entre le bien et le mal… » (Sacy).

108. À Fénelon. 23 septembre 1689.

« Moins il y aura de vous, plus il y aura de Lui. »

J’ai toujours bien de la joie, lorsque je reçois de vos lettres, mais je ne sais pourquoi j’en ai eu davantage cette fois ici. Mon cœur me rend témoignage que vous allez comme Dieu veut, et c’est tout. Je vous trouve souvent si présent que j’en suis surprise, aussi bien que du soin que Dieu prend de me réveiller sur votre compte. Il y a longtemps que je prie pour le R[oi], et je le ferai pour le p[etit] P[rince]1, lorsque Dieu m’y appliquera. J’ai toujours dans l’esprit que les choses seront comme je vous les ai marquées, mais il y aura de la peine pour vous. Il vous en coûtera : vous aveza souvent peu d’espérance, et les choses vous paraîtront fort éloignées.

Dieu veut de vous une fidélité inviolable pour vous laisser, ainsi que je vous l’ai mandé, à Ses mouvements. Ce sera Lui qui réussira, et non pas vous. Moins il y aura de vous, plus il y aura de Lui : j’aime mieux que vous fassiez des fautes en vous abandonnant à Lui, que les plus grandes choses du monde en vous conduisant par vous-même2. Vous verrez que Dieu convertira même vos fautes en bien, et c’est le secret de la Sagesse toujours adorable que de faire que ce qui est entre nos mains un instrument de mort, devienne une source de vie entre les Siennes. Je suis toujours plus certaine que Dieu veut que vous serviez M. et Mme de B[eauvillier] et ceux que j’ai vus à Saint-Quentin, et surtout M. de B[eauvillier]. Les choses tourneront de manière que vous découvrirez un jour les desseins de Dieu en cela : vous ne sauriez être trop petit. Je crois que vous ne devez pas faire trop d’attention sur vos fautes, mais les souffrir. Dieu vous soutiendra d’une main invisible, lorsqu’il paraîtra qu’Il vous laisse tomber.

Je suis si certaine de Son soin sur vous que je n’en puis douter. Il ne veut de vous rien autre chose sinon que vous soyez bien petit, très dépendant de Lui, et que vous Le suiviez inviolablement, quoiqu’il en coûte, par les routes intérieures et les mouvements qu’Il inspire Lui-même : la fidélité à suivre ceux qui sont fort aperçus vous éclairera et vous stylera pour ceux que leur extrême délicatesse rend presque imperceptibles. Vous ressentirez encore du temps la peine de l’humiliation que causent les fautes, surtout dans le poste où vous êtes. Mais accoutumez-vous d’y être immobile et de ne point mettre la main à l’Arche comme Oza3, quand même vous la verriez chanceler : car, quoique ce fût une bonne œuvre pour un autre, elle ne vaut rien pour vous que Dieu veut entièrement passif. Cela fait beaucoup mourir. Cependant, quelques fautes dans lesquelles vous puissiez être tombé, il ne faut par aucune activité auprès de Dieu vous remettre bien avec Lui, ni avec les créatures, à moins que la charité du prochain n’y fût intéressée. Mais souvenez-vous de laisser tomber tous les mouvements de la nature qui, sous les prétextes les plus justes du monde, veut toujours raccommoder ce qui est gâté.

Plus l’on est actif, plus il faut agir activement, mais plus l’on devient simple, plus il faut remédier à ses maux simplement ; mais, lorsqu’on est passif, il faut rester comme mort, sans la moindre action, quoique l’on se sente piquéb. Ceci est très difficile pour la pratique, demande beaucoup de mort et de fidélité, mais c’est aussi d’une grande pureté, et la seule pureté en peut découvrir l’extrême pureté et la profondeur de la mort. Votre cœur est trop à Dieu, pour se laisser gagner au plaisir de l’élévation : il se laisserait plutôt pénétrer de la douleur que de la joie ; vous pouvez l’éprouver par vos fautes, qui entrent plus que les avantages. Cependant je vous assure que ceux-ci seront poussés à cause des desseins de Dieu sur vous, qui veut que vous soyez une lampe ardente et luisante, jusqu’à ce qu’Il l’éteigne Lui-même, pour la rallumer de nouveau d’un feu qui ne s’éteindra jamais.

Je ne réponds rien sur le mariage4 : Madame de C[hevreuse] vous aura tout dit. Tout ce que je vous puis dire, tant que la fille a été à moi, j’ai dit et fait ce que j’ai cru devoir. Dès que par son mariage elle a été à un autre, je me suis sentie dépouillée de tout ce qui la regardait pour l’extérieur, sans qu’il me soit possible d’y prendre aucune part. Je ne sais si vous me comprenez.

Je vous assure que l’on ne peut être plus unie à vous que je le suis : Dieu qui le fait, le continue et l’augmente même avec bien de la douleur. Il n’y a personne à qui Notre Seigneur me tienne comme pour vous. Vous êtes selon Ses desseins. Je vois souvent avec une complaisance infinie l’amour qu’Il vous porte et comme Il vous a choisi entre tant d’autres pour être l’objet de Ses complaisances. Il a fait et fera en vous de grandes choses, mais Il ne regarde en vous que votre petitesse et votre docilité à Le suivre, quoiqu’il en puisse coûter. Ce sera, dans les autres, la violence qu’ils se feront qui ravira le ciel ; mais en vous, la petitesse et la docilité, la faiblesse même ravira le cœur de Dieu. Si je pouvais vous exprimer comme Il fait goûter à mon cœur qu’Il est content de vous ! Cela se fait comme un époux qui montre à son épouse les tendresses qu’il a pour un de leurs enfants, et pourquoi il le préfère à tant d’autres. Il faut, pour concevoir ce que je dis, en faire l’épreuve. Il y a une personne dans le monde à laquelle je ne pense qu’avec horreur et éloignement, et j’éprouve au-dedans qu’il déplaît autant à l’Epoux que vous lui êtes agréable, non par aucune qualité qui soit en vous, mais parce qu’Il vous a choisi, qu’Il vous a aimé le premier et qu’Il vous a donné un cœur droit, propre à conduire un grand peuple.

Comptez que ce qui est essentiel pour vous est la petitesse et la souplesse sous la main de Dieu pour suivre sans hésiter et sans raisonner ce qu’Il veut de vous : car si vous hésitez ou raisonnez, vous perdrez terre, tout vous paraîtra douteux. Mais lorsque vous irez comme je vous ai dit, on vous conduira par la main sans que rien vous fasse tomber. Votre petitesse doit s’étendre jusqu’à croire et pratiquer ce que Dieu vous fait dire par moi, sans examiner la misère qui est dans cet instrument. Je vous demande que vous ayez soin de votre santé. Vous le devez : prenez ce que vous pourrez de moments pour vous délasser.

Lorsque vous serez établi, vous remarquerez que, quoique l’on n’ait pas un goût actuel de la présence de Dieu dans les occupations, Il ne laisse pas toujours d’être le même en vous. Et je vous assure qu’Il ne cesse pas un moment d’opérer dans une âme comme la vôtre. Lorsque vous avez un moment et que vous vous appliquez à Lui, vous voyez qu’Il est tout proche et qu’Il ne vous a point écarté. Son travail est continuel, mais il est comme celui du soleil sur les choses inanimées, qui ne se découvre que lorsque l’ouvrage est achevé. C’est en quoi l’on se trompe beaucoup de croire qu’une âme très passive soit sans action vitale et sans rien recevoir. Si l’on voyait à découvert ce que c’est que l’action la plus vigoureuse de la créature, on la prendrait pour une inaction véritable, au lieu que l’action de Dieu est si prompte et si forte, quoique tranquille, que Dieu opère plus en une âme en un quart d’heure (quand elle est assez morte pour n’y pas mettre la main sous bon prétexte), que ne fait l’homme avec tous ses efforts (aidé même de la grâce) en plusieurs années. Et ce qui est le plus surprenant est que ce que Dieu fait seul dans une âme très passive est pur, et n’est nullement sujet à la purification.

S’il y a quelque chose à purifier, c’est que l’homme a gâté l’ouvrage de Dieu par une correspondance5 active, quoique sous bon prétexte. Mais toutes les œuvres de l’activité de la créature, quelque bonnes qu’elles paraissent, ne peuvent être de mise pour Dieu même que le feu n’ait séparé tout ce qui est de l’homme d’avec ce qui est de Dieu. Comme l’homme de lui-même n’est que corruption, tout ce qu’il opère est infecté ; et il n’est heureux que lorsqu’il peut découvrir cela, et que l’ayant une fois connu, il se défie plus de lui-même que du diable, et a plus d’horreur de ses opérations que de la malice de l’enfer. Je ne mets point au nombre des opérations de la créature l’activité que Dieu lui donne, lorsqu’étant morte à toutes choses, Il l’anime et la vivifie, et la rend par Sa divine sagesse plus active que les choses les plus agissantes. Mais comme cette activité n’a pour principe que Dieu, elle est divine et c’est une passiveté active6, puisqu’elle est mue et agie par Celui dont l’activité est aussi infinie que Son repos est immense. C’est le secret de l’amour infini de Dieu pour Sa créature qui la rend un même esprit avec Lui, la transformant en Lui, et la rendant participante de Son repos infiniment tranquille.

Je ne dis pas que je prends part à tous vos avantages : ce que je vous suis en Notre Seigneur en dit davantage que je n’en puis dire et exprimer. Ce 23 septembre 1689.

- Dutoit, t. V, Lettre XLVII, p. 342-347 ; les trois paragraphes avant les dernières lignes, t. III, Lettre CIV, p. 456-459 - Masson, Lettre CVIII, p. 275- 281.

asic (on s’attendrai à aurez mais il peut s’agir d’une constatation de Madame Guyon quant au tempérament de Fénelon).

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1Ceci répond à la demande qu’avait faite Fénelon dans sa lettre du 31 août.

2Fénelon s’assimilera toutes ces idées et les développera dans une lettre à Mme de Maintenon (Instructions, XXVII, t.VI, p. 131-133).

3II Rois 6 : « [v.6] Oza porta la main à l’arche de Dieu, et la retint ; parce que les bœufs regimbaient, et l’avaient fait pencher. [7] En même temps la colère du Seigneur s’alluma contre Oza, et il le frappa à cause de sa témérité ; et Oza tomba mort sur la place devant l’arche de Dieu. » (Sacy).

4Fénelon avait demandé, le 31 août : « Je voudrais bien aussi que vous me fissiez entendre en deux mots comment va le nouveau ménage ».

5Une tentative de relation faisant appel à l’opération humaine.

6Les italiques sont de Dutoit, comme le e de passiveté, que nous conservons. La forme moderne courante de passivité suggère l’inactivité tandis que l’expression qui peut paraître bizarre d’une passiveté active indique un libre et plein exercice des facultés en dépendance totale de la grâce.

109. À Fénelon. 25 septembre 1689.

« …se livrer à pur et à plein, et encore plus pour s’oublier et s’envisager dans sa laideur. » Songe.

Il me serait difficile de vous exprimer, monsieur, l’union que Notre Seigneur me donne pour vous. Dieu semble serrer de plus en plus mon âme à la vôtre d’une manière très intime1 et je trouve que tous les milieux se dissipent et deviennent toujours plus délicats ; et l’on me fait comprendre qu’il en est de même de votre âme à l’égard de Dieu, que les moyens et entre-deux se perdent chaque jour, et que ceux qui restent se subtilisent.

Il vous est d’une extrême conséquence de ne vous arrêter à rien, pas même à vos défauts, je dis à ceux mêmes qui vous paraîtraient volontaires et qui cependant ne le sont pas autant que vous le pourriez penser. Car il faut que vous compreniez que plus vous irez en avant, plus il vous paraîtra de volonté en de certaines fautes, [ce] qui vous surprendra beaucoup. Il ne faut pas vous en étonner, cela ne vient point de la volonté, mais plutôt de la perte de cette même volonté qui, en se perdant peu à peu, ne laisse découvrir dans les fautes nul rejet, nulle résistance et nulle séparation d’elle-même, parce que tout chez vous n’est point2 par résistance, qui sépare la volonté des choses, mais par une continuation de cette même volonté. De sorte qu’il ne reste dans les fautes que la malignité de la nature qui, y demeurant seule, fait paraître les choses volontaires.

Ceci est d’une très profonde expérience. Et, à moins que de l’avoir - ce qui n’arrive que tard - l’on se méprend beaucoup : car il faut savoir que la malignité de la nature est telle que, pour cacher sa malice, elle se sert de la force de la volonté, en sorte qu’elle met tout en œuvre pour s’assurer elle-même d’une résistance, d’une séparation de volonté, d’une certaine innocence qui fait que l’on ne voit en soi nulle malignité mais pure faiblesse. À mesure que la volonté se perd, la nature maligne ne peut plus se cacher : alors elle paraît dans toutes ses malignités et c’est alorsque tout paraît volontaire, sans pouvoir découvrir une bonne volonté. C’est ce qui fait beaucoup souffrir, mais il faut demeurer immobile car la nature, qui ne souhaite que de se cacher, travaille au moins à mettre remède aux maux qui ont paru. Ne lui laissez pas la consolation qu’elle puisse découvrir chez vous une action [qui] soit [suivie de] repentir3. Je vous presse d’autant plus là-dessus que Notre Seigneur me fait comprendre que cela est nécessaire et je vous conjure par Lui-même d’être là-dessus d’une fidélité inviolable malgré votre raison. Ceci est très difficile dans la pratique et je vous assure que rien ne fait tant mourir.

Notre Seigneur me donna en un songe une lumière très claire là-dessus ; cependant elle n’est rien auprès de l’impression qu’Il me donne à présent et je vous assure que votre âme est tellement une même chose avec la mienne ! Car, pour la mienne, elle est disparue quant à moi et je ne la découvre plus que par l’étroite union où Dieu la met avec la vôtre. Ô quand viendra le temps, que la vôtre, étant entièrement perdue en Dieu et réduite dans l’unité de ce principe, elle ne découvrira plus que lui ? Mais croyez, monsieur, qu’il faut beaucoup de courage sans courage pour se livrer à pur et à plein, et encore plus pour s’oublier et s’envisager dans sa laideur. Ceci paraît hors de saison, étant si éloigné, ce semble, de faire des fautes. Mais cependant il est essentiel et je vous en assure : sans quoi, vous resterez flottant et souvent embarrassé et entortillé en vous-même, dans un temps où vous seriez encore plus avancé que vous n’êtes. Allez donc tête baissée4 malgré la crainte et l’envie de remédier à vos maux, même d’une manière très simple. Je vous assure que Dieu le veut et que tout Son sang vous servira de piscine si vous en usez de la sorte !

J’ai songé il y a deux jours que vous croyiez avoir à une jambe une profonde plaie. Vous y aviez fait mettre un appareil et chacun convenait que vous y aviez bien du mal. Je vous priais de me laisser lever l’appareil et je vous assurais qu’il n’y avait que très peu de mal. Vous me fîtes assez de résistance, cependant vous y consentîtes. Quand je l’eus levé, il ne s’y trouva aucune plaie mais bien un peu d’enflure causée par le remède. Vous restâtes fort surpris, et me promîtes de me croire une autre fois. J’en ai eu une claire intelligence.

Je vous suis fort obligée de ce que vous m’écrirez pour mon fils. Je crois que son heure n’est pas encore tout à fait venue. Il n’est rien de plus fort que le renouvellement d’union et d’attrait que j’ai eu pour vous depuis deux jours. Ce 25 septembre 1689.

- Dutoit, t. V, Lettre L, p. 353-358 - Masson, Lettre CIX, p. 281-284.

1« Il me semble que mon âme a un rapport entier avec la sienne, et ces paroles de David pour Jonathas ( = Jonathan), que son âme était collée à celle de David, me paraissaient propres à cette union. Notre Seigneur m’a fait comprendre les grands desseins qu’Il a sur cette personne. » Vie 3.9.10.

2« Peut-être que les paroles du texte étaient ne se fait point. » (note Dutoit).

3Texte inintelligible d’où les additions que nous proposons.

4Fénelon, Lettre au marquis de Seignelay du 2 juillet 1690 : « heureux ceux qui se jettent tête baissée et les yeux fermés entre les bras du Père des Miséricordes. »

110. De Fénelon. 1er octobre 1689.

Abandon à la sécheresse. Union.

Depuis que je suis ici1, je me trouve dans une sécheresse et néanmoins dans une largeur très grande, Rien ne m’embarrasse, ni les difficultés qui semblent devoir me surmonter2 dans le moment même, ni mes fautes, ni ce que les autres en peuvent penser. Pour mes fautes, elles me sont assez souvent encore fort cuisantes, mais je me trouve dans un certain calme au fond de ma volonté, qui fait que je passe légèrement par-dessus la douleur involontaire qu’elles me causent. Toutes ces choses se passent si naturellement et avec si peu de recueillement que je suis quelquefois tenté de croire que cette facilité vient de tiédeur, de dissipation et d’indifférence pour les choses spirituelles. Ce qui pourrait fortifier cette pensée, c’est la légèreté de mon esprit, qui se promène sans cesse et qui est moins arrêté que jamais dans l’oraison. Cependant je ne puis m’empêcher de me rendre ce témoignage, sans pouvoir dire sur quoi je le fonde, que je n’ai point été jusqu’ici à Dieu d’une manière aussi simple, aussi totale, aussi profonde, aussi continuelle et aussi unie que maintenant. Les choses qui m’arrivent ici me chatouillent quelquefois un peu, et quelquefois il m’arrive de laisser échapper quelque parole qui m’avertit de ce chatouillement. Mais mon cœur ne se repose jamais volontairement, ce me semble, un moment sur aucune de ces choses qui peuvent flatter la nature, en sorte qu’il n’y a rien ici sur quoi Dieu me laisse appuyer pour délaisser l’amour propre.

Je vis ici très sèchement pour la nature et pour la grâce : pour la grâce, car je n’ai ni goût ni consolation aperçue ; pour la nature, parce que je vois assez de gens, sans être libre ni en repos, pour épancher mon cœur avec aucun. Ceux mêmes avec qui j’ai ma principale liaison, sont peu en liberté, et moi je suis de même, de façon que nous nous voyons souvent et ne nous entretenons que pour le besoin3. Mon emploi demande une patience continuelle dans les fonctions sèches et ennuyeuses4. Ainsi il y a bien à mourir, surtout selon mon tempérament. Je suis, presque sans réflexions, mes premiers mouvements5, et je laisse tomber6 toutes réflexions qui vont ou à réparer les fautes, quand elles n’ont pas de conséquence à l’extérieur, ou qui m’engageraient à m’occuper de moi ou de mes intérêts. Dieu me fait trouver en tout cela du large. Je n’éprouve aucune tentation forte, excepté celles de l’abattement où une santé faible et une extrême sécheresse de l’intérieur font tomber. Je ménage ma santé et je travaille peu, quoique j’eusse des besoins pressants de travailler.

Je ne saurais vous dire à quel point je suis uni à vous, car Dieu seul le sait, et je ne le sais pas moi-même. Ce 1er octobre.

- Dutoit, t. V, LI, p. 358-360 - Masson, CX, p. 284 sqq. – Jean Orcibal, Correspondance de Fénelon, tome II, Paris, Klincksieck, 1972, Lettre 86.

1À Versailles.

2Surmonter : « triompher de » était beaucoup plus usité que maintenant.

3Le duc de Beauvillier et ses subordonnés.

4Première impression sur ses fonctions d’éducateur.

5Mme Guyon avait distingué antérieurement entre les « premiers mouvements à éviter » et ceux que l’on doit « suivre sans hésiter ».

6Abandonner.


111. À Fénelon. Début octobre 1689.

Comparaison des sources cachées. Il faut souffrir « …une espèce de brûlure qui sert de purgatoire. »

La sécheresse et le large ne s’accordent pas ensemble, du moins celle qui porte justement ce nom, car la sécheresse a cela de propre qu’elle rétrécit toutes choses. Disons donc que votre état n’est point une sécheresse, puisque votre âme est continuellement arrosée des eaux de la grâce ; mais comme c’est d’une manière très cachée, elle est insensible. C’est comme une terre qui n’est point arrosée par des eaux extérieures, même de la pluie, qui est celle que sainte Thérèse marque comme la quatrième eau qui opère cette grâce d’union aperçue, douce et tranquille, où l’âme est très passive et où elle ne fait nul effort pour recevoir les écoulements de la grâce de Dieu1. Vous avez assez éprouvé cela pour m’entendre.

Mais il y a un autre état qui est bien plus profond et qui ne peut point porter le nom de sécheresse, puisque la sécheresse est un état de privation de tout ce qui peut humecter une terre laquelle on ne peut point appeler sèche, quoiqu’elle ne soit arrosée extérieurement d’aucune eau, quand cependant elle ne laisse pas de produire les mêmes herbes et les mêmes fruits que les autres terres ; et si sa fécondité est même plus abondante, on conclut aussitôt qu’il y a dans son sein des sources cachées qui maintiennent sa fraîcheur et lui donnent une fécondité plus grande que n’en ont celles qui ne sont arrosées que dans la superficie. Cette terre a un avantage que les autres n’ont pas : c’est que sa fraîcheur est toujours égale, qu’elle est toujours féconde et que son égalité est charmante.

C’est là l’état d’une âme comme la vôtre : il n’y a rien de sensible, rien d’apparent. Cependant on y voit une fécondité et égalité, la liberté et la largeur qui marquent que, bien qu’il n’y ait rien chez vous de sensible, la source est dans le fond et le plus intime de l’âme, que Dieu ne vous donne plus cette douce pluie qui vous paraissait plus consolante et qui, même, en tombant faisait reverdir toute la surface de la terre de votre âme, mais qu’en échange il vous donne par le fond et dans le plus intime de l’âme non une jouissance perceptible - qui arrête toujours un peu quoiqu’elle nourrisse l’âme et soit très utile dans sa raison - mais une possession réelle et profonde, quoique imperceptible, et qui n’arrêtant point l’âme, la fait courir insensiblement sans s’arrêter jamais et lui fait produire non des herbes qui naissent et meurent en un même jour, mais des fruits exquis qui sont des fruits de l’éternité.

Il me vient sur cela deux endroits de l’Ecriture qui peuvent et doivent être appliqués à ce que je vous dis : David dit que la vie de l’homme est comme l’herbe qui s’élève au matin et meurt brûlée du soleil2. Je sais qu’à la lettre c’est de la vie naturelle qu’il parle, mais c’est aussi de tout ce qui est de la vie de l’homme et de son action propre : elle verdit dans le matin de la vie spirituelle, mais le soleil de justice ne paraît pas plus tôt dans sa chaleur qu’il lui ôte la vie ; et c’est un grand bien. Mais il est dit aussi : le juste est comme un arbre planté sur le courant des eaux3, qui est toujours vert parce que ce sont ses racines qui sont arrosées.

Soyez donc persuadé que votre âme ne fut jamais moins sèche qu’elle [ne] l’est présentement. Si vous étiez conduit par le recueillement aperçu, vous seriez peu propre aux emplois auxquels Dieu vous destine. Dieu ne cesse jamais un moment d’opérer dans votre âme : je vous assure que cela est très véritable et je vous prie même de le croire. Le calme qui est toujours dans votre volonté marque qu’elle est comme Notre Seigneur la veut. Il faut souffrir la douleur que vos fautes vous causent, pourvu que vous ne fassiez nulle action, ni pour diminuer la douleur, ni pour y remédier : c’est une espèce de brûlure qui sert de purgatoire.

Ne vous étonnez pas de la légèreté de votre esprit dans l’oraison. L’imagination voltige extrêmement, et cela est même nécessaire : 1° pour ôter à l’âme tout ce qu’elle pourrait apercevoir qui l’arrêterait, 2° pour lui cacher l’opération de Dieu et la dérober à sa connaissance, 3° et de plus pour l’enfoncer dans le centre4. Plus vous irez avant, plus votre esprit vous échappera et vous n’en serez nullement le maître : aussi ne faut-il faire nul effort pour le fixer, cela ne servirait qu’à le rendre plus volage et à vous casser la tête. Votre oraison doit être entièrement indépendante et même détachée de votre esprit. Cette importunité, qui dure longtemps, aide à faire mourir autant tout vie perceptible, et il est de conséquence de ne s’en mettre point en peine et de se laisser dans ces folies. Quand il plaît à Dieu de rappeler les sens et les puissances au-dedans comme par un coup de filet, Il met tout dans un profond silence, mais cela n’est pas encore pour vous, si ce n’est en certains moments. Hors de là, cette légèreté d’esprit est très utile pour faire mourir.

Il est certain que vous ne fûtes jamais plus à Dieu que vous [n’]y êtes, et le témoignage que vous vous rendez à vous-même n’est point de vous, mais de l’Esprit qui habite en vous. Il vous peut bien arriver d’être chatouillé par les choses extérieures, et cela arrivera même quelquefois, mais votre cœur ne s’y reposera jamais. Ce qui vous fait sentir ce chatouillement est ce qui empêche le cœur de s’y reposer, car c’est un réveil qui déplaît ; et si vous n’aviez pas cela, votre cœur y serait en repos, sans croire y être. Cela deviendra même plus fréquent et vous humiliera jusqu’à ce que tout se perde dans un oubli total.

Vous seriez à plaindre d’être serré de si près, si Dieu, en vous avançant, ne hâtait votre mort par Ses Providences5. Quoique vous parliez peu aux personnes, vous ne laissez pas de leur être utile. Le moment du bon Dieu vient lorsqu’on ne l’attend plus et que tout paraît contraire. Ménagez votre santé, je vous en conjure. Il n’est pas nécessaire que vous travailliez.

Je vous assure que tout vous sera donné selon votre besoin, et c’est sur quoi il faut exercer votre foi, car il ne faut pas croire que la foi nue ne s’exerce simplement qu’en se dénuant de tout : elle s’exerce aussi en croyant les choses presque incroyables. Et c’est une chose admirable comme Dieu prend plaisir à exercer la foi en ces deux manières et comment, après l’avoir dénuée de tous soutiens et avoir fait comprendre à l’âme combien cette voie de dénuement est pure et préférable à tout, Il l’exerce d’une autre manière et veut qu’elle Lui rende un autre honneur par6 exercer encore sa foi, en croyant des témoignages et les recevant, lorsqu’elle n’a de goût que pour la nudité et d’estime que pour la foi dégagée de témoignages. Ô que Dieu est grand et qu’Il sait Se glorifier en des manières différentes ! L’âme s’arrêterait à tout, s’Il n’en usait de la sorte. Il y aurait bien de belles choses à dire là-dessus, mais c’est trop lasser votre patience : votre temps vous est trop cher.

À Dieu : Il me donne pour vous ce qu’Il ne me donne pour nul autre.

- Dutoit, t. III, Lettre CV, p. 459-466 ; t. V, p. 361 - Masson, Lettre CXI, p. 286-289.

1Thérèse d’Avila, Œuvres, Cerf, 1995, « Livre de la vie », Chap. 11, p. 80 : Pour moi, il me semble qu’il y a quatre manières d’arroser. On peut d’abord tirer péniblement l’eau d’un puits. […] Enfin, il y a une pluie abondante, et c’est sans comparaison la meilleure de toutes les manières, le Seigneur dans ce cas arrosant Lui-même, sans aucun travail de notre part. » Et chap. 18, p. 128 : « Cette eau qui vient du ciel tombe souvent au moment où le jardinier s’y attend le moins. […] » - La phrase de Madame Guyon est curieusement construite car le relatif a pour antécédent syntaxique terre mais pour le sens eaux de la grâce.

2Ps. 89, 6 & 102, 15.

3Ps. 1, 3 : « Et il sera comme un arbre qui est planté proche le courant des eaux, lequel donnera son fruit dans son temps. » (Sacy).

4Madame Guyon décrit ailleurs cet enfoncement de l’âme dans le centre; voir Discours chrétiens et spirituels, Discours 49, « Divers effets de l’amour », éd. Dutoit, p. 343 : « Alors ce poids d’amour la faisant outrepasser elle-même, elle trouve Dieu en manière de centre plus profond; et, par cette même pente d’amour qui entraîne tout avec soi, volonté, esprit et tous leurs apanages, elle tombe en lui, où elle se perd et s’abîme toujours plus par ce même poids de l’amour. Or, comme Dieu est immense et infini, le poids l’enfonce toujours plus en Dieu. »

5Le mot « Providence » a ici un sens intermédiaire entre celui de « prévoyance », qu’on a déjà rencontré plus haut et celui de « gouvernement du monde par Dieu », comme c’est le cas pour l’expression « économie divine. »

6[sic] : ou pour ? (au XVIIe siècle par s’emploie souvent à la place de pour).

112. De Fénelon. 10 octobre 1689.

Oraison sèche dans la tranquillité et la largeur. Sentiment d’être déchu des grâces passées.

Je dois encore vous parler de mon oraison : je crains de la faire, et Dieu permet, soit par ma négligence ou autrement, que je n’en trouve guère ni le temps, ni la facilité. Je ne saurais m’y soutenir longtemps de suite, soit par ma santé, soit par mes occupations, soit par ma sécheresse, soit enfin par ma lâcheté. Ce qui devrait, ce me semble, m’étonner davantage, c’est que je n’ai aucun regret de voir mon oraison qui se dessèche et qui m’échappe, et qui me laisse dans une grande dissipation. Je me trouve indifférent et insensible sur tous ces inconvénients, qui devraient me paraître d’autant plus grands que je suis ici plus exposé. Au lieu que j’ai un regret cuisant sur mes fautes extérieures, je ne sens aucune peine sur ce vide intérieur : au contraire, je n’ai jamais été plus tranquille, plus libre, plus dégagé, plus simple et plus hardi dans ma conduite, quoique j’y fasse bien des fautes qui viennent de dissipation, et même assez souvent d’infidélités passagères. Au reste, toutes les fois que la dissipation cesse, je me trouve en état d’abandon et de foi pure, immobile, en sorte qu’il me semble que j’ai toujours demeuré par le fond de la volonté sans interruption en Dieu, quoique je n’aie point pensé à Lui et que j’aie fait et dit plusieurs choses qui, par elles-mêmes et par mon infidélité en les faisant, devraient m’en avoir éloigné.

Aussi, si je consulte ma conduite et mon oraison, je ne trouverai rien que ce qui est dans le commun des chrétiens grossiers, qui n’ont pas secoué le joug de la crainte de Dieu. Encore même j’ai une chose qui me met fort au-dessous d’eux, car je me vois entièrement déchu par rapport aux grâces passées, au lieu qu’ils n’ont jamais reculé dans le chemin de la vertu. Mais si je regarde un certain fond inexplicable, je vais à l’abandon pour laisser tout faire à Dieu, et au-dehors et au-dedans, sans vouloir ni me remuer sous Sa main, ni me mettre en peine de moi dans tout ce qu’il Lui plaira de faire ou pour moi ou contre moi-même. J’avoue qu’en ce sens je n’ai jamais été autant au large que j’y suis depuis mon entrée à la cour. Voilà ce qui me vient maintenant dans l’esprit. J’espère que Dieu vous donnera ce qu’il faudra pour m’en faire part. Je ne saurais penser à vous que cette pensée ne m’enfonce davantage dans cet inconnu de Dieu, où je veux me perdre à jamais. Ce 10 octobre.

- Dutoit, t. V, LII, p. 361-363 - Masson, CXII, p. 289-291 - Jean Orcibal, Correspondance de Fénelon, tome II, Paris, Klincksieck, 1972, Lettre 90.

113. À Fénelon. Milieu d’octobre 1689.

Nous exposer souvent brièvement devant Dieu. Le vide, Son opération

Je ne crois pas que vous deviez faire effort pour faire beaucoup d’oraison de suite, mais je ne crois pas aussi que vous n’en deviez plus faire. Il faut rendre à Dieu ce petit tribut d’action de nous exposer souvent devant Lui, quand ce ne serait que pour peu de temps : c’est proprement vous tenir en repos, non en arrêtant votre esprit, ce qui nuirait à votre santé, mais en vous exposant malgré les égarements de votre esprit, le laissant comme il Lui plaira1; et ce repos vous soulagera, loin de vous nuire, pourvu qu’il ne soit pas trop long. Il vous sera aisé d’être indifférent et insensible à la perte que vous faites de l’oraison aperçue (ce qui marque déjà bien de la mort), tant que cette sécheresse ne sera point accompagnée de plus de faiblesse ; mais lorsqu’elle le sera, elle se fera plus sentir. Ce n’est pas que la foi et l’abandon (qui est chez vous assez pur) n’en dévore beaucoup2. Enfin, il faut mourir : il n’importe par quel coup.

Deux choses font que vous sentez plus les fautes extérieures que ce vide intérieur : la première, c’est que ce sont des fautes et que le vide n’en est pas, mais bien une opération de Dieu. La nature et l’amour propre peuvent aussi vous faire sentir de la peine des fautes extérieures parce qu’elles sont plus marquées, mais un jour, tout sera égal.

Vous voyez bien par ce que vous dites que l’oraison et l’union de votre volonté subsistent au milieu de vos embarras, et qu’elle est même peu interrompue puisque vous la trouvez toujours lorsque vous avez le temps de la chercher. Elle est cachée souvent par le voile des occupations extérieures, mais elle est cependant toujours subsistante : ce sanctuaire est couvert, mais il n’est jamais vide de l’arche de l’Alliance, la volonté étant toujours unie à Dieu, lorsqu’elle a le temps d’y pouvoir réfléchir.

L’abandon est le fruit de la foi et de l’amour. Ce n’est pas par le goût ou par l’aperçu3 que l’on distingue l’état de l’âme, mais par l’abandon.

- Dutoit, t. III, Lettre LXIX, p. 292-294 - Masson, Lettre CXIII, p. 291-293.

1C’est ce que Mme Guyon a appelé plus haut (lettre D2.80) : oraison de simple exposition. Voir Fénelon, Lettre au duc de Chevreuse, t. VII, p. 216 g : « m’exposer tous les jours quelques moments devant lui, non en raisonnant, mais après avoir dit ces paroles : fiat voluntas tua, donner ma volonté à Dieu, afin qu’Il en dispose, et l’exposer ainsi devant Lui, sans dire autre chose que de rester quelques moments dans un silence respectueux. » [M].

2Conjecture de Dutoit ; le texte de son manuscrit portait : en dévore beaucoup. La phrase est du reste peu claire. Il semble que le sens soit le suivant : ce n’est pas que déjà la foi et l’abandon ne vous enlèvent beaucoup de secours aperçus ; mais peu importe d’où vient le coup : il faut toujours mourir. [M].

3Voir Lettres D3.123 & D5.44.

114. De Fénelon. 16 octobre 1689.

« …vous avez une grâce éminente avec une lumière d’expérience pour les voies intérieures … vous vous trompez quelquefois sur les gens et sur leur disposition. »

Depuis cette lettre écrite, Madame de C[hevreuse] m’a lu un endroit d’une des vôtres où vous marquez que je n’ai pas assez de foi. Voici précisément comment iI me semble que je suis : je n’ai jamais douté un seul instant de la pureté et de la parfaite droiture de vos intentions. Je suis persuadé que vous avez une grâce éminente avec une lumière d’expérience pour les voies intérieures qui sont extraordinaires, et je suis très convaincu de la vérité de la voie de pure foi et d’abandon où vous marchez et faites marcher ceux que Dieu vous donne.

Pour les mouvements particuliers ou les vues que Dieu vous donne sur les personnes et sur les événements, je ne suis pas pire que vous-même : vous m’avez dit vous-même que vous outrepassiez ces choses sans les juger, et les donnant simplement telles que vous les avez reçues sans décider. Voilà comme je fais. Je ne crois rien ni vrai ni faux. Je ne doute pas même, car je ne juge point du tout, mais j’outrepasse simplement, respectant ce que je ne connais pas. Aussi n’est-ce point du tout par ces choses, - non pas même par celles qui sont déjà vérifiées, - que je tiens à vous. J’y tiens par la voie de pure foi, très conforme à tous les principes les plus exacts de la doctrine évangélique, par la simplicité que je trouve en vous, et par l’expérience des morts à soi-même et de souplesse dans les mains de Dieu qu’on tire de cette conduite. Tout le reste est au-dessus de moi et regarde des états dont je suis bien éloigné. Il me suffit d’être entièrement uni à vous selon mon degré, et sans regarder plus haut. Mais vous pouvez compter que cette manière d’outrepasser tout ce qui est au-dessus de moi ne diminue en rien la confiance et l’union.

Quand je ne juge point, il est certain que je ne m’en abstiens jamais avec effort et par une certaine prudence naturelle. Non, je crois simplement toutes ces choses très faciles à Dieu et par conséquent très croyables. Je ne compte pour rien la sagesse humaine, qui s’en moquerait, et je suis ravi de devenir enfant sur tout cela; mais je ne vois pas de quoi juger sur les faits particuliers et je n’ai pas besoin de le faire. Ce que je crois me suffit pour les biens que j’ai à tirer de vous, sans aller rechercher des motifs d’en croire davantage. Je vous avouerai de plus que je me sens porté à croire que vous vous trompez quelquefois sur les gens et sur leur disposition, quoique je ne croie pas que vous vous soyez trompée sur moi : c’est là une tentation que je vous ai avouée plusieurs fois. Elle va de temps en temps jusqu’à craindre que vous n’alliez trop vite, que vous ne preniez toutes les saillies de votre vivacité pour un mouvement divin, et que vous ne manquiez aux précautions les plus nécessaires. Mais, outre que je ne m’arrête pas volontairement dans ces pensées, de plus, quand je m’y arrêterais, elles n’y feraient rien, ce me semble, contre le vrai bien de notre union, qui est la droiture et la voie de pure foi et d’abandon où je veux vous suivre. Quant aux affaires temporelles, j’aurais peine à croire que vous ne fissiez pas de faux pas. Peut-être Dieu vous tient-Il à cet égard dans un état d’obscurité et d’impuissance, pendant qu’Il vous éclaire sur le reste. Encore une fois, je suis infiniment uni à vous au-delà de tout ce que je puis dire et comprendre. Ce 16 octobre.

- Dutoit, t. V, LIII, p. 364-367 - Masson, CXIV, p. 293-296 - Jean Orcibal, Correspondance de Fénelon, tome II, Paris, Klincksieck, 1972, Lettre 91.

115.À Fénelon. Seconde quinzaine d’octobre 1689.

Un songe ! « …si en marchant par le sentier de la foi, l’on était toujours certain que c’est Dieu qui nous conduit, il y aurait peu d’épreuves à soutenir… »

J’arrive tout présentement d’un grand voyage, je dis présentement, puisque je n’ai eu que le moment de repos depuis mon arrivée. Je vous dirai, pour répondre à cette première lettre1, que c’était un songe que j’expliquais à Mme de C[hevreuse] où je vous disais en rêvant que vous n’aviez pas de foi en moi et que vous me l’aviez avoué : c’était pour la divertir que je lui contais ces fariboles ! Jugez si je suis assez folle pour vouloir que vous ayez de la foi en un néant ! Vous êtes toujours bien lorsque vous êtes comme Dieu vous fait être pour moi. Je suis très unie à vous en Notre Seigneur : Il le sait puisqu’Il le fait. J’avoue que je réussis mal dans les affaires temporelles, ce qui se vérifie assez bien par leurs mauvais succès2; mais je connais clairement que c’est pour hésiter plus que sur les autres, pour trop demander conseil, trop donner au respect humain et à la condescendance, ne suivant pas3 un je ne sais quoi dans le fond qui me redresse toujours. Il faut porter les suites des croix attachées à mon peu de courage.

Je vous dirai simplement cependant que, pour les autres, j’ai toujours remarqué que, lorsqu’ils ont eu assez de petitesse (j’entends ceux que Dieu m’a donnés) pour me demander mon sentiment malgré mon incapacité et même en choses qui excèdent ma portée, je leur ai toujours donné un conseil juste et, lorsqu’ils l’ont suivi, Dieu a donné bénédiction ; lorsqu’ils ne l’ont pas suivi, ils ne s’en sont pas bien trouvés. Dieu en use de la sorte non à cause de moi, qui suis la misère même, mais ou pour les tenir dans une petitesse qui détruit leur raison, ou pour récompenser leur foi. Lorsque je parle, je ne songe pas si ce que je dis est divin, je le dis naturellement ; mais dans la suite, je vois clairement la faute que l’on a faite de ne l’avoir pas suivi. Non que j’en aie de la peine4, mais je ne saurais ne le point voir ; je ne puis vous dire comme cela se fait. Voilà simplement toutes choses.

Comptez que par moi-même je ne suis qu’une bête, et vous compterez juste. Je fais souvent des fautes visibles et manifestes dont je ne puis ni ne veux disconvenir. Je vous en dirais si je vous voyais ; ce sont des choses bien éloignées du divin. Cependant je ne puis en avoir de peine, et elles servent pour mieux faire connaître ce que je suis par moi-même et afin que l’on n’attribue pas à la créature ce qui n’est dû qu’à Dieu, et aussi surtout pour épurer la foi de ceux que Dieu m’a donnés. Oui, je vous assure que c’est pour cela, et vous le verrez bien un jour ; ainsi, séparez ce qui est de l’homme, qui n’est que néant et péché, et tirez de cet homme pécheur ce que Dieu vous donne par lui, comme Samson tira le miel de la gueule du lion mort5.

Si je pouvais vous dire ce que je conçois là-dessus, combien j’aime mes misères, et qu’il est glorieux à Dieu même pour vous que je sois de cette sorte, vous goûteriez sous la plus vile écorce une manne cachée. Votre âme m’est chère au-delà de tout ce que je puis dire. Je n’en pénètre pas la cause : Dieu le sait et cela me suffit. Vous faites bien de ne vous arrêter à rien, mais aussi de ne rien rejeter. Laissez à Dieu les choses à venir. Je crois qu’il est de la petitesse de recevoir celles que l’on vous dit, comme vous faites. Leur vérification sert de réveil pour la confiance qui serait souvent dans une langueur mortelle si Dieu, qui connaît ce qui vous est propre, ne vous la donnait. Je vous assure en Sa présence que je vous dis les choses comme Il me les donne, sans penser si elles sont divines ou non, sans me mettre en peine du succès. Je suis aussi contente qu’elles se trouvent fausses que vraies. Dieu se glorifie également dans notre simplicité, que nous soyons trompés par le succès ou non.

Vous voulez bien cependant que je vous dise, avec tout le respect et la déférence que Dieu me donne pour vos sentiments, que, si en marchant par le sentier de la foi, l’on était toujours certain que c’est Dieu qui nous conduit, il y aurait peu d’épreuves à soutenir, et l’on ne se perdrait jamais. Ce serait bien une foi en Dieu, comme vous dites bien, mais non pas une foi nue6 et dépouillée de ce plus grand de tous les moyens. Tant que l’âme est en nudité et en perte, elle ne connaît pas la main qui la conduit et, quoiqu’elle ne fut jamais plus proche de Dieu, elle ne Le connaît pas et croit tout le contraire ; et c’est ce qui fait toute la peine de cette âme, qui ne s’abandonnerait pas si l’on voyait que Dieu fut certainement le guide7. Mais s’abandonner lorsqu’Il Se cache et lorsqu’Il semble même nous être contraire, c’est le point principal de l’abandon que Dieu vous fera bien découvrir : après vous avoir conduit par l’abandon à Sa conduite et à Sa volonté connue, Il vous conduira assurément par Sa volonté inconnue, et je comprends bien, à la manière dont Dieu me faisait agir avec vous, qu’Il voulait vous faire pratiquer de solides vertus et vous faire faire de bons sacrifices. Ce n’est pas que les âmes conduites par la foi la plus nue se mettent d’elles-mêmes dans cette conduite - nullement. Mais Dieu les y conduit insensiblement et, après les avoir conduites dans ce sentier, Il Se cache de telle sorte qu’elles ne L’aperçoivent plus et croient souvent s’égarer, ce que Dieu cependant ne permet jamais, à moins d’une grande infidélité qui fait - comme je l’ai dit dans ma précédente7 - que, voulant ajuster les choses par soi-même et par la sagesse, on les gâte et les détruit en voulant les établir, au lieu que Dieu les établit lorsqu’il semble à l’âme qu’Il les détruit8.

Ce que je vous dis est général pour toutes les personnes qui sont, comme vous, appelées à la plus pure foi et au plus pur amour. Je ne prétends pas dire par là que vous manquez : je sais trop votre fidélité et la droiture de votre volonté, mais c’est que je vous dis simplement ce qui m’est mis dans l’esprit. Cela me soulage, car j’ai souffert ce matin de telle sorte, peut-être par ma résistance, que dans plusieurs heures que j’ai été à l’église j’ai dit souvent à Dieu ou qu’Il vous donnât la patience de me souffrir dans ce qu’Il exige de moi à votre égard, ou qu’Il m’ôtât du monde, car je ne puis vivre et porter Son indignation.

- Dutoit, t. V, Lettre LIV, p. 367-373 - Masson, Lettre CXV, p. 296-299.

1La lettre précédente.

2Le mot succès a ici le sens qu’il a si souvent au XVIIe siècle : issue d’une affaire...

3Texte de Dutoit : me suivant par.

4Mme Guyon expliquera cette disposition à l’égard de « ceux que Dieu m’a donnés. » (Lettre 203 de l’automne 1689, D5.59).

5Juges 14, 9.

6Voir lettre du 15 juin 1689.

7Sans doute « dans ma lettre précédente » .

8Le principe est exposé par Mme Guyon dans toute sa rigueur dans la lettre du 7 juin 1689 : « Dieu n’établit les choses que par leurs contraires, Il ne les fonde que sur leur destruction. »

116. À Fénelon. 25 octobre 1689.

« … pureté et netteté admirables … La volonté est aussi nue et vide, mais sans disette »

D’où vient que l’esprit est si clair et net, et qu’il semble que les opérations de Dieu se fassent dans le plus intime de nous-mêmes et, pour ainsi dire, comme vers le siège du cœur ? Rien ne passe par la tête. Mais comme une source qui bouillonne, elles éclairent l’esprit sans brillant ni distinction, le mettant dans une parfaite sérénité, et ce je ne sais quoi dont la source est infinie, dilate le cœur, le pacifie ; et bien qu’il n’y ait rien de sensible et de distinct, le goût sans goût est au-dessus de toute expression, avec une pureté et netteté admirables . Et ce qui paraît de surprenant, c’est que, quoique l’esprit soit clair et serein, le cœur plein et étendu, il est pourtant certain que ce qui rend l’esprit de cette sorte n’est point dans l’esprit, que ce qui remplit le cœur sans sentiment, n’est point dans le cœur. Mais cependant le siège est au-dedans, et on le distingue fort bien.

Au lieu que les autres opérations viennent de la tête, et qu’elles se répandent sur les parties du corps, celles-là viennent du fond proche du cœur et se distribuent dans l’esprit par un vide fécond, car la mémoire ne représente rien, et cependant n’est pas stérile pour cela, mais claire, sans nul terme ni objet. L’esprit de même n’a nulle agitation, mais son calme est serein et lumineux : ce n’est pas un vide d’abrutissement, au contraire, c’est une pure, simple et nue intelligence, sans espèce ni rien qui borne. La volonté est aussi nue et vide, mais sans disette, et avec une plénitude qui dilate toujours plus le cœur qui trouve tous ses désirs parfaitement contents et remplis, sans rien distinguer de ce qui contente et remplit. C’est un rassasiement qui est sans dégoût et qui n’empêche pas l’appétit nécessaire pour se trouver toujours en état d’un plaisir nouveau, qui ne peut proprement porter le nom de plaisir. J’ai eu le mouvement de vous écrire cela. Je le fais simplement. Ce 25 octobre 1689.

- Dutoit, t. II, Disc. XXXVII, p. 229-230 ; premières et dernières lignes, Lettres chrétiennes et spirituelles. Nouvelle édition [par J.-Ph.Dutoit-Mambrini], Londres [Lyon], 1768, t. V p. 400 - Masson, Lettre CXVI, p. 300-301.

117. À Fénelon. Fin octobre 1689.

« une fidélité actuelle, dans le moment présent, selon la lumière… »

Puisque la pensée me vient de vous écrire, je le fais pour vous souhaiter toutes sortes de prospérités spirituelles. Je n’entends pas de celles qu’on estime telles en ne regardant les choses que par les sens et la raison, mais celles qui fructifient par la foi et la mort, ce qui fait que, sans envisager un état ou une disposition plutôt qu’une autre, l’on suit toujours son chemin : rien ne décourage ; les misères et les chutes de faiblesse servent même d’éperon pour faire courir à un certain inconnu qui surpasse tout sentiment. C’est la route que vous devez tenir.

Ne vous laissez jamais abattre pour quoi que ce soit, mais tâchez de demeurer libre et gai : vos fonctions le demandent, et tout ce que vous faites dans votre emploi est égal, pour vous, à des heures de piété marquées. Votre oraison doit être toujours simple, en jouissant simplement du goût intime et caché, et supportant patiemment la sécheresse et le vide. Courez par l’un et par l’autre à Celui qui vous aime et que vous devez aimer au-dessus de tout. Que les moyens servent à vous faire courir à votre fin. Nourrissez votre âme de repos, souvent sec et aride, et contentez-vous d’être paisible. Surtout, tranquillisez-vous et laissez tout tomber dès que quelque brouillard s’élève, non en combattant (ce qui l’augmenterait), mais en souffrant tranquillement ce qui vous le cause et ne vous étonnant point, quand bien même vous failliriez dans l’envie que vous avez d’être fidèle. Que cette envie soit douce et tranquille, sans empressement et sans vous en faire la moindre occupation : une fidélité actuelle, dans le moment présent, selon la lumière, sans vous faire une affaire ou une occupation d’une fidélité anticipée. C’est à présent un temps de se taire et de garder un profond silence pour laisser parler et opérer le Verbe en vous.

Croyez-moi bien à vous en Notre Seigneur. Lorsque l’on aura fait [usage] de saint Mathieu1, vous le rendrez, s’il vous plaît2.

- Dutoit, t. III, Lettre LXXI, p. 296-298; les dernières lignes, t. V, p. 373 - Masson, Lettre CXVII, p. 301-302.

1Nous complétons le texte altéré : il s’agit des Explications de l’évangile de saint Mathieu par Madame Guyon.

2L’ordre des lettres est sujet à caution comme l’indique Masson : « Pour cette lettre et les suivantes non datées, je conserve presque partout l’ordre du manuscrit de Dutoit. Les garanties qu’il présente sont, comme on l’a vu jusqu’ici, minimes... »

118. À Fénelon. Novembre 1689.

Songe des deux personnes exposées aux rayons divins : « Si nous étions sans action, sans retour, sans réflexion… »

Etant dans un fort recueillement, il me fut montré deux personnes : l’une qui était toujours exposée aux rayons divins et qui recevait incessamment les influences de la grâce, et l’autre qui, mettant continuellement de nouveaux obstacles, quoique subtils et légers, à la pénétration du soleil, était cause que le soleil ne faisait autre chose par son opération que de dissiper les obstacles.Le soleil dardait continuellement ses rayons avec une égale force sur ces deux âmes. Cependant l’opération en était bien différente : car l’une était toujours plus pénétrée, plus purifiée, plus éclairée, plus enrichie par les opérations du soleil parce qu’elle ne faisait nulle action propre qui pût ni la salir, ni empêcher cette opération - car l’agitation ou l’action propre, même sous bons prétextes, empêche que le soleil ne darde ses rayons avec autant de force et ne pénètre de toute sa chaleur - lorsque cette autre âme mettait de nouveaux obstacles, quoique subtils et légers, à la pénétration de la lumière, le soleil n’était occupé qu’à les dissiper ; que si elle continue à en mettre, il ne pourra opérer d’une autre manière qu’en détruisant peu à peu ces empêchements. C’est ce qui fait que des âmes, d’ailleurs très bonnes et qui paraissent toujours occupées à faire le bien, avancent si peu, parce que ou elles mettent des obstacles qui sont comme des nuages qu’il faut dissiper, ou par leur activité naturelle elles empêchent la pénétration du soleil.

Si nous étions sans action, sans retour, sans réflexion et que nous fussions toujours ainsi exposés à Dieu en pure et nue foi, nous deviendrions des Séraphins. Les hommes de cette sorte sont destinés à remplir les places des mauvais anges, et sont de l’ordre de cette première Hiérarchie, destinés non seulement à être brûlés et consumés par la divinité dont ils sont plus proches que les autres esprits bienheureux, mais de plus, ils en reçoivent tant de flammes qu’ils en pénètrent tous les Ordres inférieurs. Ils sont comme ces miroirs ardents qui, pénétrés des rayons du soleil, brûlent ce qui est au-dessous d’eux. Ô hommes de foi et d’amour, que vous êtes rares ! C’est vous qui êtes les Séraphins de la terre, qui brûlez tout de vos ardeurs : cependant cette ardeur est si paisible que l’on ne sait si ce sont des feux rafraîchissants ou des rafraîchissements brûlants.

Je ne mets pas de ce rang les ardeurs sensibles qui sont plutôt des vapeurs chaudes que des feux. Mais je parle de ces feux sacrés et invisibles, insensibles et tout purs, qui n’ont que la charité parfaite, laquelle n’est autre chose que la consommation de la foi pure et nue où l’on ne travaille point à s’élever par les connaissances, mais à se laisser consumer d’amour et par l’amour. Ô s’il y avait bien des Séraphins, tout le monde serait consumé de l’amour divin ! Et lorsque dans un paisible repos, semblable au feu quand il est dans sa sphère, ils ne sentiraient point de chaleur, ils ne laisseraient pas d’en produire, mais1 une chaleur pleine de vie et de fécondité.

- Dutoit, t. II, Disc. LIV, p. 327-329 - Masson, Lettre CXVIII, p. 302-303.

1produire, [non pas la chaleur des ardeurs sensibles] mais D

119. À Fénelon. Novembre 1689.

Il me paraît à l’égard du pur amour qu’on ne démêle point assez ce que c’est que les trois vertus théologales, en sorte qu’on fait comme un mélange de l’amour d’espérance et de la parfaite charité. On peut avoir et la foi et l’espérance, sans avoir la parfaite charité. Mais, sans avoir l’une et l’autre de ces vertus, on ne peut avoir la même charité : ainsi, loin de les exclure, elle les renferme en elle-même.

La charité ne peut envisager que Dieu, elle ne peut avoir d’autre intérêt que celui de Dieu : c’est pourquoi saint Paul dit, que la charité ne cherche point son profit1. L’espérance qui attend les biens, qui les désire, est bien accompagnée de charité, et c’est ce qu’on appelle amour d’espérance ; mais la charité parfaite ne peut regarder que Dieu : son œil est pur et simple, toujours direct dans son seul et unique objet. L’espérance se recourbe sur notre propre intérêt, mais la charité ne peut se détourner pour peu que ce soit de son seul et unique objet. C’est ce qui fait qu’elle est si pure, si nette, si droite, si simple, si dégagée de tout autre motif. Tous les autres motifs d’intérêt, de salut, etc. appartiennent à l’espérance accompagnée de charité, mais ce n’est nullement la pure charité dont l’essence et la fin est Dieu. C’est pour confondre les choses qu’on en dit d’inouïes2.

Le parfait amour chasse la crainte3, mais il renferme l’espérance, non comme lui étant propre quant à son objet, qui n’admet que Dieu, mais parce qu’elle est sa compagne inséparable et qu’elle n’en peut jamais être exclue, comme la crainte, mais bien surpassée. D’où vient que le parfait amour chasse la crainte ? C’est que la crainte ordinairement a un rapport à soi. Il n’y a que la crainte filiale qui rejette tout rapport à soi, laquelle peut subsister avec la charité, et c’est une crainte chaste de ne pas assez plaire au Bien-Aimé, mais elle est sans trouble. Toute chaste pourtant et toute paisible que soit cette crainte, elle est encore surpassée par la charité : elle n’est pas rejetée comme la première, mais outrepassée, parce que la pure charité outrepasse toutes choses pour se perdre dans son divin objet4.

Elle n’a plus d’yeux que pour lui, elle ne se regarde de près ni de loin, elle n’admet rien de propre, mais se laissant purifier et enlever de plus en plus par Celui qui l’absorbe et la perd en Soi, elle laisse tout ce qu’elle a de propre et d’étranger pour se transformer sans cesse de clarté en clarté5, c’est-à-dire d’amour en amour. Je crois que c’est là le sens de saint Paul, car rien n’est plus clair, plus net et plus pur que la charité. Bien des gens ont expliqué ce passage de la connaissance et des illustrations de l’entendement. Il me paraît que le sens le plus naturel est celui de la charité, et je crois que dans le ciel la charité, par un seul et même acte, sera connaissance et amour, le tout en Dieu : charité-sagesse. Ou plutôt, si ce sont deux actes séparés, ce sera une connaissance toute d’amour, et un amour tout lumineux et tout sage, comme Dieu est toute connaissance et tout amour d’une manière très nue, et pourtant très distincte puisque Sa connaissance est Son Verbe et Son amour d’Esprit-Saint.

Je conclus que, dès cette vie, la charité surpasse toute connaissance et toute espérance, sans les exclure néanmoins qu’en ce qu’elles ont de propre et de rapportant à nous-mêmes. Tout ce qui ne doit pas subsister éternellement peut être surpassé en cette vie : la charité demeure éternellement6 et c’est elle, comme j’ai dit, qui outrepasse tout et que rien ne peut atteindre qu’elle-même, parce que rien ne peut approcher de sa pureté, et qu’il n’y a qu’elle qui soit dans une entière désappropriation et dans une séparation générale de tout ce qui est créé. Qu’on me donne une âme parfaitement désappropriée, il faut qu’elle soit dans la pure charité, comme le feu retourne à sa sphère lorsque nul sujet ne l’arrête ici-bas. Je souhaite que ce langage soit entendu.

Le pur amour est un amour surpassant toutes choses, et qui monte avec une impétuosité admirable jusqu’à Dieu même. Rien ne peut l’arrêter quelque sublime et élevé qu’il soit. L’amour qui s’arrête à quelque autre bien que Dieu même, n’est point le pur amour. Le pur amour est nu, dégagé de tout : il ne prétend rien, il n’attend rien et ne désire rien, il n’a aucun retour sur soi, ni sur salut, ni sur perfection. Le pur amour est si droit qu’il ne se recourbe jamais ; il est si impétueux que rien ne retarde sa course ; il est si subtil qu’il ne peut subsister que dans sa fin ; il s’entretient et se nourrit de soi-même. Il n’a aucun repos qu’il n’ait dépouillé et détruit son sujet, lui ôtant tout bien, quel qu’il soit, qui pourrait le terminer ou lui servir d’empêchement. Il est tel qu’il faut, ou qu’il détruise et consume les obstacles avec impétuosité, ou qu’il quitte le sujet qui le veut arrêter afin de se perdre dans sa fin.

Ce pur amour ne peut se soucier de son sujet : qu’il soit beau ou laid, grand ou petit, il ne se soucie que de son divin Objet, si bien qu’il détruit avec une impétuosité étrange. Tout amour qui souffre dans son sujet quelque autre bien que Dieu même, n’est point le pur amour . C’est pourquoi tout amour qui se nomme tel et qui a quelque chose pour soi, quelque motif, quelque retour sur soi, quelque peine, n’est point le pur amour. Le pur amour est souverain et jaloux : sa jalousie le rend cruel, sa souveraineté ne souffre point de partage. Il exerce son empire de telle sorte qu’il s’enflamme et s’irrite par une répugnance, et ne souffre point de compagnon. Il est impitoyable et cruel - et cependant impassible et indivisible. O Amour, de qui je ne puis rien dire, consomme7 les cœurs où je voudrais T’envoyer !

- Dutoit, t. II, Disc. XLVIII, p. 286-290 - Masson, Lettre CXIX, p. 303-304.

1I Cor. 13, 5.

2« À savoir, par manière d’oppositions ou d’objections contre la pure charité. » (note Poiret). « Inouï » a le sens concret de « qui n’a jamais été entendu ».

3I Jean 4,18 ; la citation est reprise par Fénelon (Lettre à la comtesse de Montberon du 17 septembre 1691).

4Sur la conception quiétiste de la « crainte de Dieu », voir la lettre de Fénelon du 10 octobre 1689.

5II Cor. 3, 18 : « Pour nous, en qui le visage découvert du Seigneur imprime sa gloire comme dans un miroir, nous sommes transformés en son image, notre gloire venant de la sienne, comme de l’esprit du Seigneur. » (Amelote).

6I Cor. 13, 18.

7« Ou : consume. » (note Poiret). Car consumer est synonyme de consommer jusque dans la seconde moitié du XVIIIe siècle. (Rey).

120. De Fénelon. Automne 1689.

Rien au monde ne me touche plus sensiblement que votre état, madame, mais je suis touché sans trouble, car je ne puis être en peine de ce qui est entre les mains de Dieu. Faites-moi savoir comment vous vous porterez1, et si vous voulez que j’aille vous voir, Votre dernière lettre demeurera toute ma vie au fond de mon cœur2. Ne négligez rien, je vous en conjure, pour votre guérison. Je vous le demande autant que Dieu veut que je le fasse. Je suis en Lui à jamais tout ce que je dois être pour vous.

- Dutoit, t. V, LVIII, p. 381 - Masson, CXXII, p. 307 - Jean Orcibal, Correspondance de Fénelon, tome II, Paris, Klincksieck, 1972, Lettre 92.

1Le futur marque le moment à venir de la réception de la lettre.

2Cette phrase semble indiquer que Fénelon la considérait comme le testament de sa correspondante. Orcibal note : « La fin de la publication de Dutoit contient de nombreuses lettres de Mme Guyon sans réponses de Fénelon. Il semble bien qu’il n’y en ait pas eu, et que les derniers jours de novembre aient été marqués par la plus grave des crises qui ont affecté leurs relations. » Crise peut-être intérieure. Par ailleurs nous avons déplacé la lettre donnée par Dutoit, t. V, lettre 58, qui précédait celle-ci dans l’ordre de Masson, adressée par Madame Guyon à la fin décembre, tenant ainsi compte de l’emplâtre qu’elle propose en réponse à une fluxion signalée par Fénelon le 28 décembre. Il est possible que d’autres lettres « sans réponses » aient été ainsi rassemblées à la fin de la publication de Dutoit sans respecter un ordre chronologique ; la lettre présente de Fénelon est d’ailleurs annoncée par « autre à l’auteur » ce qui laisse toute liberté.

121. À Fénelon. Automne 1689.

« … quelque chose de fixe en Dieu même… »

Je vous avais écrit selon le mouvement que j’en avais eu ce billet ci-joint1. Vous avez raison de n’être pas en peine de moi, car je suis si fort à Dieu qu’il doit disposer de moi en souverain. Je me trouve mieux aujourd’hui, et j’ai dans le fond de mon cœur que je ne mourrai point tant que ma vie sera utile à ceux que Dieu m’a donnés. Quoique la plus grande consolation que je puisse avoir dans la situation de mon âme à votre égard serait celle qui me vient de vous après Dieu, je ne désire cependant pas de vous voir : je sais que cela ne pourrait se faire sans vous causer quelque peine2. Je me repose et me console dans l’étroite union que j’éprouve avec vous, qui surpasse infiniment tout témoignage sensible, quoique je ne puisse m’empêcher dans mon extrême simplicité de vous en donner plusieurs, qui sont aussi innocents qu’ils sont enfantins. Mais j’éprouve, au-delà de tout, quelque chose de fixe en Dieu même, qui est autant ineffable qu’Il est au-dessus de toute expression. Cette situation ne varie jamais. Son extrême simplicité et nudité n’empêche pas sa force. Si vous croyez que je doive faire quelque autre chose que ce que je fais pour ne point mourir, qui n’est rien du tout, mandez-le moi et vous serez obéi. J’ai vu ce que vous écrivez à M. le M[arquis] de Ch[arost]3. Si vous croyez que je doive cesser les remèdes, quoique je m’en trouve bien à ce que je crois, je le ferai pour vous obéir. Au nom de Dieu, ordonnez sans retour.

- Dutoit, t. V, Lettre LIX, p. 382-383 - Masson, Lettre CXXIII.

1Ce billet semble perdu.

2À cause de l’éloignement, ou pour éviter les conversations malveillantes ?

3Armand II de Béthune, marquis de Charost, était fils de la duchesse de Charost, l’amie de Mme Guyon. Né le 5 mars 1663, il était alors lieutenant général des provinces de Picardie. Il prendra le nom de duc de Charost quand son père, en 1695, se défera de son titre pour prendre celui de duc de Béthune : « il était intimement de mes amis » dit Saint-Simon. [M].

122. À Fénelon. Automne 1689.

Foi lumineuse, foi savoureuse, foi pure.« … après un état si nu, sans sortir de la nudité, l’on devient fécond, éclairé et lumineux sans lumière… »


Les âmes parvenues à leur fin par le moyen de la foi n’ont rien d’extraordinaire, quoiqu’elles semblent en avoir beaucoup, parce que voyant les choses en Dieu, cette vue sans vue1 leur est naturelle, et n’a rien qui les distraie de leur unité, voyant tout dans l’unité même. Il n’en est pas de même des âmes non arrivées : toutes les lumières distinctes les tirent de cet état de pure foi qui doit toujours plus les aveugler en leur ôtant tout le sensible, le distinct, l’aperçu, tout ce qui est et subsiste, et qui n’est pas Dieu. Plus ces âmes ont de lumières, plus elles s’écartent de la foi. Mais plus elles sont obscures, sèches, dénuées de tout, plus elles sont bien, pourvu qu’elles demeurent fermement et inviolablement abandonnées à Dieu, qu’elles ne s’entortillent point en elles-mêmes par crainte, doute, hésitation. Il faut qu’elles perdent les assurances qu’elles ont possédées dans la foi passive. Et c’est la différence qu’il y a entre la foi passive savoureuse et lumineuse dans sa saveur, et entre la foi nue2. Que la première va toujours son train d’abandon suivant un je ne sais quoi de savoureux, qui est un témoignage sensible de la protection de Dieu, et un gage du salut, un témoignage intérieur de la filiation divine et de la prédestination.

Je m’explique, et pour le faire plus nettement, je distingue trois sortes d’états, sans y comprendre celui de l’âme arrivée dans sa fin.

Le premier est celui d’une foi lumineuse. Cette lumière est accompagnée de saveur, mais c’est la lumière qui la produit. Parce que tout ce qui a du brillant pour l’âme lui cause du plaisir qui est plus ou moins sensible et grossier, [parce] que les objets lumineux sont plus sensibles et plus grossiers et ces lumières ont des corps spirituels, si je puis me servir de ce terme, il est de conséquence d’en séparer l’âme et de les lui faire outrepasser : car outre que cet état est fort sujet à l’illusion, c’est qu’il amuse l’âme et l’arrête absolument si elle n’est instruite à l’outrepasser. Ces sortes de personnes exercent leur foi en croyant que Dieu est en tout cela, qu’Il peut ce qu’Il leur promet, et leur amour est un amour reconnaissant qui, quoique pur en apparence à ceux qui ne sont pas plus éclairés, est cependant recourbé vers soi-même et par conséquent impur. Lorsque je parle d’impur, je ne prétends pas le regarder comme un mauvais amour : il peut être pur dans son degré sans l’être par rapport à l’Amour pur, nu et dégagé de tout. Il est impur par comparaison à l’Amour pur, comme il est dit que les cieux ne sont pas purs devant Dieu3.

Il y a un second état de foi qui n’a nulle liaison avec le premier car ceux qui y entrent ne passent jamais pour l’ordinaire par le premier : c’est un état de foi savoureuse. Elle est savoureuse et lumineuse. C’est la saveur qui éclaire, mais elle éclaire, non objectivement et par lumière formelle, mais par science du devoir des choses que Dieu veut et exige de nous. Sa lumière, quoique moins distincte, est plus sûre et plus pure que la première. C’est une lumière efficace qui fait toucher au but, mais lumière qui ne vient que de l’expérience de la foi savoureuse. L’amour de cette foi est un amour de confiance qui attend et qui espère, et qui par conséquent a un intérêt et n’est pas entièrement pur.

Ces deux sortes de foi, l’une de lumières objectives accompagnées de délectation, l’autre de saveur accompagnée de science lumineuse, s’appellent passives ; elles le sont aussi. Mais pourtant l’âme n’est point dans un degré passif lorsqu’elle reçoit ces lumières. Ce qu’il y a de passif, c’est qu’elles lui viennent sans nul travail immédiat de sa part pour avoir ces lumières, et que l’esprit qui les forme les forme sans la participation de l’âme. Cependant ces âmes-là sont toujours actives dans leurs correspondances et leurs reconnaissances. Les secondes le sont moins, quoiqu’elles le soient encore beaucoup. Leur activité et leur correspondance sont plus simples, aussi bien que l’amour. Car il faut savoir que plus la foi est pure et simple, plus l’amour est pur, simple et nu.

Il y a un troisième état de foi qu’on peut considérer comme second, puisque l’on peut passer également des deux degrés précédents dans celui-ci, quoique le premier en soit plus éloigné et qu’il soit très rare que l’on passe du premier à celui dont je vais parler. En ce troisième état, la foi est une foi pure qui se sépare peu à peu non seulement du sensible, du distinct et du matériel, mais même de l’aperçu pour entrer peu à peu dans la nudité totale. Comme dans l’état de la foi savoureuse l’assurance de la voie et du salut avait longtemps subsisté, dans celui-ci il y a aussi une assurance secrète et cachée qui subsiste longtemps et qui est un fort appui, quoiqu’il paraisse imperceptible et que l’âme ne le connaisse pas. Cet état de foi nue a bien des degrés jusqu’à sa consommation, laquelle ne vient que lentement et imperceptiblement. Le degré précédent distingue mieux son avancement, parce qu’il sert à monter à Dieu et que, comme il y a bien de l’aperçu, l’avancement se distingue aussi. Il n’en est pas de même de la foi nue. Comme c’est une pente presque imperceptible, on avance sans le connaître. Plus on avance et s’approche de la fin, moins on s’en aperçoit et plus on perd les premières assurances et les appuis.

La correspondance de cet état est vraiment passive mais cette passiveté s’augmente selon que la foi devient plus simple et plus nue. L’amour conforme à cette foi est un amour d’abandon aveugle, qui est ici en son commencement. Car quoique l’on croie que tout le long de la foi, en tous ses degrés, l’âme soit abandonnée à Dieu, et que le propre caractère de la foi soit de produire l’abandon, il est cependant très certain que tout ce qui précède cette foi nue est plus confiance qu’abandon. Ce n’est qu’un abandon d’espoir, d’attente, et même fort éclairé. Mais c’est dans ce degré-ci que l’on commence à s’abandonner d’une manière plus aveugle, que l’on s’abandonne à l’inconnu sans savoir où il nous conduit, que l’on perd peu à peu toute attente et que l’on en vient à ce que dit Job : J’ai perdu tout espoir et je ne vivrai plus4, nous faisant connaître par là que l’espoir fait encore vivre et que l’on ne meurt véritablement que par la perte de cet espoir-là. L’amour conforme à ce degré est un amour nu, dégagé du propre intérêt, et même du retour de confiance ; c’est un abandon aveugle, un amour qui n’a plus d’yeux pour soi-même, mais qui n’envisage uniquement que Celui auquel on s’est livré. Quoique les âmes de cet état ne sentent et ne goûtent plus l’amour, elles aiment infiniment plus que les autres.

C’est un amour pâtissant, étant très passif aux opérations de Dieu, et dénué de toutes correspondances actives, quoique l’on y corresponde d’une manière très vivante, en se laissant dilater et exercer comme il plaît au Seigneur. Il est aussi très souffrant puisque c’est ici le temps des grandes croix, des tentations, et des épreuves étranges. Il faut bien que l’amour soit et bien fort et bien pur, quoique si nu, puisque, dépouillé de tout soutien perceptible et accablé de maux, il ne succombe pas et qu’il se fortifie même chaque jour en s’animant contre soi-même. C’est le sacrifice de justice et d’holocauste. Tous les sacrifices qui ont précédé, étaient des sacrifices de miséricorde, des sacrifices partagés, comme l’était aussi l’amour ; mais celui-ci est le pur et le juste sacrifice que le pur amour fait et peut faire. Sur cela il faut compter que plus le sacrifice est pur et exercé fortement, plus la perte est extrême et plus l’amour est parfait. Ce dernier état exclut dans sa perfection toute saveur perceptible, toute lumière, tout espoir, toute confiance, toute attente, car tout cela est pour l’homme, et est un retour sur l’homme entièrement opposé au pur amour qui ne regarde que Dieu, tout le reste étant la matière de l’espérance et non de l’Amour pur, nu et dégagé. Dans cet état si nu, l’âme perd peu à peu les instincts et les mouvements, qui deviennent si délicats qu’ils sont presque imperceptibles. Et enfin tout devient comme naturel à l’âme, qui ne peut plus distinguer que le pur naturel, tant la nudité est extrême.

Ce sont là des détroits par lesquels il faut passer, et sans lesquels il n’y a point de véritable pureté. Mais après un état si nu, sans sortir de la nudité l’on devient fécond, éclairé et lumineux sans lumière, ardent sans ardeur, distinct sans distinction5. Jusqu’alors le distinct et l’aperçu6 sont dangereux parce qu’ils arrêtent l’âme en elle-même et qu’elle ne peut voir que des lumières fautives en les voyant en soi . Mais ici, c’est voir la lumière dans la lumière même, multipliée dans la parfaite unité. (C’est) une âme qui embrasse tout sans rien posséder, pleine de richesses sans cesser d’être très pauvre.

- Dutoit, t. II, Disc. XIV, p. 96-101 - Masson, Lettre CXXIV, p. 309-310.

1Sur ce genre de formules dont on trouvera d’autres exemples dans cette même lettre, voir la lettre 90 de décembre 1688 (D3.102) qui déjà évoque : « la perte des puissances par un certain travail sans travail », « la nuit passive, qui sera une obscurité grande. »

2Voir la lettre 126 du 19 avril 1689 (D1.103) : « Il faut marcher par l’aveuglement de l’esprit, pour être conduit par la très pure et sûre lumière de la foi […] »

3Job, 15,15 : « Vous voyez qu’entre les saints mêmes nul n’est immuable, et les cieux ne sont pas purs devant ses yeux. » (Sacy).

4Job, 7,16.

5Sur le sens mystique de distinction, voir la lettre 95 de janvier 1689 (D2.158) : « Il n’est pas nécessaire que N. s’unisse à moi en distinction. Il suffit qu’il ne soit pas opposé… »

6Voir la lettre 178 du début août 1689 (D3.123) : « …un anéantissement total, qui exclut toute distinction, tout ce qui est et subsiste… »

123. À Fénelon. Automne 1689.

Rien n’est possible hors la conformité à Dieu.

Je me sens portée de vous dire qu’il me serait aussi difficile de douter que Dieu ne vous ait donné à moi, qu’il me le serait de ne point croire que je vis et respire. Ce sera à Lui de vous en faire connaître ce qu’il Lui plaira. Il me serait difficile de vouloir qu’on me croie ou ne me croie pas. Et ma disposition est telle, pour vous en rendre un compte exactes dans toute la sincérité de mon cœur, que, quand toutes les âmes que Dieu m’a données ne me croiraient pas, je n’en aurais nulle peine à moins que Dieu ne changeât ma disposition, que je ne ferais pas un pas pour les gagner à moins que je ne m’y trouvasse poussée. Mais j’ai éprouvé que certaines âmes auxquelles j’avais dit certaines choses et qui ne l’ont pas fait - Notre Seigneur ne me donnant rien pour elles, et quelque effort que j’aie fait pour leur répondre quelque mot, je ne le pouvais - je trouvais tout fermé jusqu’à ce qu’elles entrassent dans ce que Dieu veut. J’ai vu d’autres s’égarer plusieurs années, sans avoir pu leur écrire un mot pour les ramener, et après cela me trouver poussée à leur écrire ; et la lettre avait son effet et elle faisait rentrer. D’autres auxquelles j’écrivais par condescendance, cela n’avait aucun effet. Voilà un petit compte que je vous rends.

- Dutoit, t. V, Lettre LXI, p. 384-385 - Masson, Lettre CXXV.

124. À Fénelon. Automne 1689.

« Dieu est également ce qu’il est et pourrait ajouter incessamment et ôter sans diminuer ni accroître ; en sorte que tout ce qui est possible en Dieu est tout ce qui est et ce qui n’est pas… »

Dieu est un Principe et un Être infini qui renferme tout ce qui est et tout ce qui est possible, de sorte qu’Il peut porter sans incompatibilité des choses incompatibles. Il n’y a rien de nécessaire en Dieu que les opérations de la Trinité1. Tout le reste n’est point nécessaire quant à la nécessité d’existence, et tout ce qui est fait pourrait n’être pas fait, sans que Dieu en eût le moindre détriment. Ce qui est fait est cependant nécessaire quant à la nécessité d’exister en Dieu comme volonté de Dieu, de sorte que ce qui n’était pas nécessaire quant à l’existence divine, est nécessaire quant à la volonté divine.

Or, comme Dieu est indivisible, tout étant réuni en Lui dans une seule existence, les choses en Dieu qui n’existent que volontairement, existent pourtant nécessairement à cause qu’Il est simple et indivisible. Or, il faut remarquer que Dieu tire de Son trésor les choses anciennes et nouvelles, qu’Il peut s’étendre en mille mondes créés, les retenir et les renfermer en Lui. Cela ne fait nulle division en Dieu, parce que Dieu est également ce qu’Il est, et pourrait ajouter incessamment et ôter sans diminuer ni accroître, en sorte que tout ce qui est possible en Dieu est tout ce qui est et ce qui n’est pas, sans division, ainsi qu’il est écrit : devant vous les choses sont comme si elles n’étaient pas, et celles qui ne sont pas comme celles qui sont. Tout ce qui est divisible, en Dieu est rendu indivisible, et cette indivision n’empêche pas que les choses en elles-mêmes ne restent possibles et non nécessaires, parce qu’il n’y a rien de nécessaire en Dieu que Dieu même. Mais comme les choses sont volonté de Dieu, elles sont rendues nécessaires comme volonté de Dieu et sont, de cette sorte, Dieu même, en sorte qu’à notre manière de parler - quoiqu’elles ne soient pas nécessaires, Dieu pouvant être sans elles - elles sont pourtant nécessaires, prises en Dieu dans Sa volonté, de sorte qu’elles ne peuvent n’être point, la volonté de Dieu ayant été de les faire et le Souverain Principe ayant résolu de S’écouler et de Se produire en elles, de sorte qu’il n’est pas vrai de dire qu’en Dieu il y a des choses nécessaires et non nécessaires : elles sont toujours nécessaires dans le décret éternel de la volonté de Dieu, qui fait que toutes les actions de Dieu, quoique non nécessaires à son existence, sont pourtant nécessaires quant à la volonté.

Il y a en Dieu la nécessité de Son existence et la nécessité de Sa volonté. Comme nécessité de Son existence, il n’y a rien de nécessaire pour Le faire exister, Son être étant parfait dans Lui-même et dans l’entière indépendance même de Sa volonté, puisqu’Il ne pourrait pas n’être pas ni ne vouloir pas être. Tout ce qui n’est pas l’existence de Dieu est nécessaire d’une nécessité de volonté. Et c’est de cette sorte que tout ce que Dieu a fait était nécessaire et ne pouvait n’être pas, le décret en étant infaillible et éternel et dans la volonté de Dieu qui rend la chose nécessaire, en sorte que tout ce qui est créé et fait, est nécessairement fait dans cette volonté quoiqu’il soit voulu librement : car Dieu est libre pour vouloir, quoique nécessité de faire ce qu’il veut.

La production du Saint-Esprit est une action en Dieu nécessaire et non libre, mais les actions produites par cet Esprit Saint qui est la volonté de Dieu, sont des actions libres et nécessaires, cependant non d’une nécessité d’existence, qui est la volonté non libre, mais de nécessité de volonté qui est une nécessité libre : car, de même que Dieu sort pour ainsi dire de Son unité pour Se produire dans Ses divines personnes qui enfin retournent toutes dans l’unité, Dieu aussi, sans Se multiplier et sans cesser d’être simple, sort à toutes les actions au-dehors qui sont des actions de nécessité de volonté, en sorte qu’il n’y a rien en Dieu qui ait pu n’être pas, puisque tout ce qui est y existe par la nécessité de la volonté qui les a voulues telles de toute éternité, et qui n’a pas été un moment sans les vouloir.

Tout est nécessaire, faisant la différence de ces deux nécessités, et les hommes faisant des distinctions se trompent bien. Il n’y a donc rien de fait qui ne soit nécessaire, pas même le péché2. Et c’est pour cela que Notre Seigneur dit qu’il était nécessaire que les scandales arrivent. Tout ce qui a été fait n’a pas pu n’être point fait à cause du décret infini quoique libre en Dieu. Dieu pourrait faire des millions de mondes qu’Il ne fait pas, et quoiqu’ils soient renfermés dans Son pouvoir, ils ne le sont pas dans Sa volonté. C’est pourquoi ils ne sont pas nécessaires et ne le seront jamais. Mais tout ce qui est fait a dû être fait, et n’a point dû n’être point fait, pris dans la volonté de Dieu. Quoique Dieu n’eût que faire de cela à cause de Son indépendance et existence, Il l’a dû faire infailliblement à cause de la nécessité de faire Sa volonté qui l’avait ainsi voulu de toute éternité.

Ainsi ce qui n’est point nécessaire dans l’existence est nécessaire dans la volonté, et cela est en Dieu indivisible, si bien que la création de l’homme en Dieu est une action nécessaire, infaillible et libre, au lieu que la production de son Verbe est une action nécessaire et non libre. Or la nécessité n’empêche point la liberté, Dieu étant libre de vouloir et de ne vouloir pas tout ce qui est hors de Lui. Mais comme Il est immuable et qu’Il a voulu, Il a voulu de toute éternité. Et quoiqu’Il soit libre de vouloir et de ne vouloir pas, il faut qu’Il fasse ce qu’Il veut, et, dès qu’Il a voulu, la chose a été comme faite de toute éternité. Le monde a été créé dans la volonté de Dieu, et cette volonté fit une nécessité. saint Paul dit3 qu’en Dieu il n’y a point de oui et de non, et qu’en Dieu il n’y a qu’un seul oui. Et ce oui est immuable, et de volontaire, rend nécessaire tout ce qui est fait.

- Dutoit, t. V, Lettre LXII, p. 386-392 - Masson, Lettre CXXVI p. 311-312.

1Sur les « opérations de la Trinité » voir la lettre 106 de mars 1689 (D4.143.) : « Le Père en regardant l’âme y produit son Verbe et la met par là en silence, paix et tranquillité : c’est par là qu’il l’associe au commerce inefable de la Sainte Trinité. » et la lettre 107 de mars 1689 (D5.6.) : « …un regard nécessaire aussi bien que l’amour… »

2Dutoit tente d’éclairer ce développement théologique par la longue note suivante : « Pas même le péché. Remarque. Dieu ayant donné à la créature une pleine liberté dans sa volonté de choisir le bien ou le mal, il faut que Dieu ait aussi consenti aux suites de ce libre arbitre, et aux abus de la liberté qui lui a été donnée. Dieu donc ayant connu de toute éternité qu’une partie des créatures abuseraient de leur liberté et pécheraient par là, et y ayant consenti comme suite de la liberté et conséquemment l’a voulu, il s’ensuit que le péché a été nécessaire comme volonté de Dieu, comme suite de son consentement à abuser de la liberté. Saint Paul dit que Dieu a tout décrété sous la désobéissance, ce qui revient à la même chose.Mme Guyon écrit (4e lettre 109. §6) : « Rien ne déshonore tant Dieu que l’idée de la réprobation et prédestination absolue. » La prescience de Dieu a connu de toute éternité la rébellion de chaque individu des créatures, et les voulant créer avec une pleine liberté, Il a voulu tout ce qui suivrait de là ; conséquemment le péché même a été nécessaire, non comme décrété avec agrément de Dieu, mais comme suite de la même liberté. Toute cette remarque est d’un très grand serviteur de Dieu, consommé dans la doctrine et dans les principes de Mme Guyon, dont les écrits n’ont rien de caché pour lui, qu’on peut dire avoir été son enfant de grâce de la manière la plus éminente. » - Problème insoluble que résumait, avant 1144, Guillaume de Saint-Thierry : « La prescience de Dieu c’est, de plus, sa bonté, qui de toute éternité est préparée pour tous […] de toute éternité, même si nulle créature n’existait. […] Aussi, à la création du monde, « l’Esprit de Dieu, est-il dit, était porté au-dessus des eaux » : c’est-à-dire qu’il s’offrait à tous, se montrait à tous… » Oraisons méditatives, I, 10 ; v. note de dom Hourlier, p. 48 (SC 324). 

3II Cor. 1, 19 : Car Jésus-Christ le fils de Dieu, que Sylvain, Timothée, et moi, vous avons prêché, ne se contrarie point par l’oui et le non : nous ne vous avons dit de sa part qu’un seul oui. (Amelote).

125. À Fénelon. Automne 1689.

L’âme est réduite en unité. L’Être infini fait disparaître tout le reste…

Je comprends, sans le pouvoir exprimer, comment toutes les opérations qui se font hors de la Trinité, quoique attribuées différemment aux divines Personnes selon leurs différents effets, sont pourtant toutes des trois Personnes indivisiblement, à cause de l’unité de Leur essence. Et j’éprouve comment, dans l’homme devenu simple et divin, tout se fait par un seul acte et indivisible. Quoique l’on donne le nom d’amour et de connaissance à cet acte, selon ce qu’il opère et produit, cependant l’âme réduite en unité n’éprouve qu’un seul acte continuel et sans interruption. Et ce qui s’opère en elle est un acte si pur et dégagé, qu’il ne laisse à l’âme nulle distinction, en sorte qu’elle ne sait si son amour est lumineux ou sa lumière amoureuse1.

Elle aime sans sentir l’amour, et elle sait et connaît tout sans savoir comment elle le sait et connaît. Et sans nul moyen, ni par l’entremise d’aucune chose, elle [se] trouve n’ignorer rien, sans savoir qui lui a appris, ni comment cela lui est venu2 : car cette connaissance n’a rien qui fasse ni espèce, ni plénitude. Elle est d’autant plus pure qu’elle est nue et d’autant plus nue qu’elle est plus hors de l’âme et plus séparée d’elle-même, en sorte que l’on comprend par ce que l’on éprouve comment les Bienheureux voient tout en Dieu sans rien voir que Dieu3 - et non en matière objective, ainsi que quelques-uns ont voulu dire que l’on voit en Dieu tous les objets comme dans un miroir, se persuadant un détail des choses mêmes. Cela n’est point de la sorte, puisque l’application à ces objets, quoique en Dieu même, serait une application distincte de Dieu dont l’âme abîmée en Dieu est incapable. Mais elle voit en manière divine et indistincte toutes choses, sans voir autre chose que Dieu, par un regard fixe et d’autant plus simple et épuré que rien de distinct ne le termine. C’est une vue simple et immense de l’immensité même, qui renferme tous les objets sans s’arrêter à aucun, ce qui serait une imperfection. Cette vue sans vue est amour et jouissance, et tout cela est une même chose dans l’unité même.

Lorsque l’homme est encore en lui-même, il rapporte tout à soi et attire tout en soi-même. Toutes les créatures sont pour lui-même en manière spirituelle, ou en vue de perfection ou de salut. Mais par le transport qui est fait de cette âme en Dieu par une extase d’autant plus éminente qu’elle est plus continuelle - puisqu’elle commence dès cette vie ce qui doit durer éternellement, où l’âme ne sortira plus de Dieu pour retourner à elle-même - alors elle transporte avec elle toutes les créatures en Dieu, de sorte que Dieu est son seul objet et sa seule vie : elle voit tout en Dieu et tout Dieu, rien hors de Dieu ni distinct de Dieu. Cet Être infini fait disparaître tout le reste, dont l’âme cependant n’est point appauvrie. Mais elle possède tout sans rien avoir ni posséder4, elle voit tout au-dessous d’elle et elle ne voit rien que Dieu dont elle ne peut se distinguer pour se voir elle-même.

C’est alorsque par un noble orgueil, elle ne trouve rien qui soit digne d’elle et qui ne soit au-dessous d’elle, quoiqu’elle ne prenne ni part ni intérêt à cela. Il n’y a point de Purgatoire pour une telle âme, et celle qui écrit ceci a eu souvent certitude qu’il n’y en avait point pour elle, quoiqu’elle ne prenne ni part ni intérêt à cela. Une âme qui a été assez purifiée pour être reçue dans son principe original est assez purifiée pour le Ciel, puisque c’est Dieu seul qui exige la pureté et non le Ciel.

Ô, si je pouvais exprimer cette vérité, et ce que c’est qu’une âme dans la pure vérité exempte des méprises ordinaires ! Cette âme juge de tout sainement et connaît d’abord la vérité en toutes choses. Elle connaît l’abus des sciences5. Et l’homme le plus savant, éclairé de la vérité, découvre dans la science la vérité qui y est cachée et que les autres savants ignorent, car la science a la vérité, mais une vérité cachée aux savants mêmes qui ne sont point éclairés de la lumière divine. Ils voient sans voir mais lorsque la vérité éternelle se manifeste à eux, ô alors ils sont agréablement surpris de voir qu’ils découvrent une profonde science qu’ils avaient ignorée.

C’est ce que vous connaîtrez un jour. Il n’est pas encore temps pour vous d’écrire : il faut être rempli de l’infusion divine auparavant ; ce sera alorsque vous écrirez certainement, et comme possédant ce que vous ne voyez à présent que de loin. Croyez-moi en ce point : cessez tout et vous aurez tout. Présentement, il faut goûter et se taire. Il faut se laisser vider de tout pour être capable de la plénitude divine, et pour voir, comme dit David, la lumière dans la lumière même. Tout ce qui n’est point cela est peu de chose et est plus une lueur qu’une lumière. Pour ce que vous désirez de savoir de l’Évangile éternel, cet Évangile n’est autre que la volonté de Dieu. Nous en parlerons plus au long un jour s’il plaît à Dieu.

- Dutoit, t. II, Disc. XLII, p. 240-243 - Masson, Lettre CXXVII, p. 312-315.

1Par ce rapprochement entre l’âme humaine et la Trinité, cette lettre semble bien être une suite de la précédente.

2C’est une idée que Mme Guyon résumera ailleurs dans une formule que Fénelon reprendra : « On sait tout sans rien savoir ».

3Fénelon, Instructions, XXIII : « tandis qu’elle [l’âme] n’hésite point à tout perdre et à s’oublier, elle possède tout... c’est une image de l’état de bienheureux, qui seront à jamais ravis en Dieu, sans avoir pendant toute l’éternité un instant pour penser à eux-mêmes. »

4Voir le texte des Instructions cité plus haut.

5Sciences théologiques.

126. À Fénelon. Automne 1689.

« …je connus, dis-je, la pureté de Dieu être si infinie et celle qu’Il exige de l’âme pour y opérer avec plaisir être telle qu’Il ne veut pas la moindre action de l’âme… »

Etant à la messe, il m’a été donné à connaître (je m’explique de cette sorte quoique je ne puisse pas appeler proprement cela connaissance, puisque ce n’est pas une lumière qui s’élève dans l’esprit mais une science intime et cachée dans le plus profond de moi-même, qui paraît très ancienne, quoique la manifestation en soit nouvelle), je connus, dis-je, la pureté de Dieu être si infinie et celle qu’Il exige de l’âme pour y opérer avec plaisir être telle qu’Il ne veut pas la moindre action de l’âme (tant sa passivité doit être absolue) - pas, dis-je, la moindre action pour imperceptible qu’elle puisse être, pas même des plus délicates correspondances qui semblent s’avancer quelquefois par une reconnaissance tacite.

Tout cela empêche que notre âme ne puisse être assez pénétrée de Dieu pour en pénétrer les autres. La plus délicate de ces fautes est une haleine qui ternit la glace de ce beau miroir et il faut que cela soit essuyé. Je comprends comme il faut être à ce degré de pureté pour recevoir sans mélange pour les autres, et que les connaissances qui y sont données n’ont rien d’objectif et qui forme espèces : tout y est Dieu et en Dieu.

Il me paraît que c’est là la connaissance des Séraphins. C’est un amour lumineux et éclairant par l’amour même immédiat, qui n’a qu’un acte continuel d’amour comme il n’a qu’un objet. Il me semble que ceux qui ne sont pas de cette sorte, connaissent premièrement et qu’en connaissant, ils aiment : c’est une connaissance qui produit l’amour. Mais les premiers ne font qu’aimer et, en ignorant toutes choses (parce qu’il n’y a nulle distinction, mais un absorbement1 d’amour), ils connaissent toutes choses mais en Dieu même, qui les leur manifeste pour les dire selon Ses suprêmes volontés.

Saint Grégoire dans l’Homélie XXXIV sur les Évangiles, après avoir décrit les qualités et caractères de chacune des Hiérarchies des Anges en particulier, marque qui sont ceux d’entre les hommes dont la vie et les actions répondent à chacune de ces célestes Hiérarchies, et qui peuvent ainsi avoir rang parmi elles. Et voici quels sont ceux qu’il compare aux Séraphins : Et sunt nonulli qui supernae contemplationis facibus accensi, in solo Conditoris sui desiderio anhelant, nil jam in hoc mundo cupiunt, solo aeternitatis amore pascuntur, terrena quaeque abjiciunt, cuncta temporalia mente transcendunt : amant et ardent, atque in ipso suo ardore requiescunt : amando ardent ; loquendo seipsos aliosque accendunt ; et quos verbo tangunt, ardere protinus in Dei amore faciunt. Quid ergo istos nisi Seraphim dixerim, quorum cor in ignem conversum lucet et urit, quia et mentium oculos ad superna illuminant, et eas compugendo ; in fletibus vitiorum rubiginem purgant. C’est-à-dire : « Il y en a quelques-uns qui, embrasés des feux de la contemplation céleste, ne respirent plus que le seul Créateur, ne désirent plus rien dans ce monde, ne se repaissent que du seul amour de l’éternité, rejettent tout ce qui est de la terre, ont l’esprit élevé au-dessus de toutes les choses temporelles : ils ne font qu’aimer et brûler et leur ardeur est leur même repos. Ils brûlent en aimant. S’ils parlent, c’est en s’enflammant et eux-mêmes et autrui ; et on n’est pas plus tôt touché de leurs paroles, qu’on en est soudainement embrasé dans l’amour de Dieu. Quel autre nom que celui de Séraphins donnerai-je à ces personnes, de qui le cœur changé tout en feu ne fait que luire et brûler, illuminant les yeux des autres âmes pour les choses d’en haut et leur pénétrant et enflammant le cœur d’une componction, qui par les larmes qu’elle en exprime, les purifie de l’impureté de leurs vices ? ».

- Dutoit, t. II, Disc. XLIV, p.245-248 - Masson, Lettre CXVIII, p.315-316.

1absorption.

127. À Fénelon. Automne 1689.

Pur amour, « …impitoyable destructeur » ;« …donner son âme et son éternité ».

Peut-on douter de la grâce d’une personne qui communique l’onction de la grâce, le goût de Dieu et le recueillement, qui donne à chacun, sans se méprendre, selon son besoin et qui pacifie les âmes troublées quand elles approchent d’elle ? Pourrait-elle conserver dans un même cœur l’abandon le plus fort et le plus pur que l’on puisse s’imaginer et être en péché ? Abandon général, tant pour le corps que pour l’âme, pour le temps et pour l’éternité, abandon tel qu’il exclut même les premiers mouvements naturels de frayeur et donne une intrépidité dans le sort du péril même, qui fait que, lorsque tout paraît le plus perdu, c’est alorsque, par un amour souverain, on entre dans la plus pure joie, le cœur en étant d’autant plus comblé que l’on se voit davantage le jouet de la Providence par l’excès du péril ? Cela peut-il compatir avec le péché ? Le péché peut-il être dans une personne qui ne se possède plus, qui après s’être haïe, se trouve enfin si éloignée et si étrangère à elle-même qu’elle n’y pense point, de sorte que, si celui qu’elle aime la mettait dans l’enfer, elle ne pourrait cesser de l’aimer et d’être satisfaite de lui dans le sort des plus horribles tourments, sans qu’elle puisse voir ni penser à être autrement qu’on la met ?

Il est constant que l’amour le plus pur est celui qui dégage l’âme de tout intérêt, pour entrer dans les seuls intérêts de l’aimé. Et plus ce qu’il fait perdre est considérable, plus l’amour est pur : c’est ce qui a fait dire que le comble de l’amour était de donner sa vie pour celui que l’on aime. C’est où peut aller l’amour humain. L’amour divin peut aller jusqu’à donner son âme et son éternité pour son Dieu, et celui qui n’est pas prêt de perdre l’un et l’autre sans se regarder, se plaindre ou appréhender, est bien éloigné de la pureté de l’amour. L’amour pur est d’une nature qu’il ne peut jamais être connu que de celui qui l’éprouve. C’est un prêtre qui n’est jamais sans sacrifice et qui n’est jamais satisfait qu’il n’ait tout ôté : je dis tout sans exception, quelque nécessaire et absolument nécessaire qu’il paraisse. O pur amour, nul ne peut donner aucune connaissance de toi que toi-même et celui que tu as consommé en toi ! Et tu es tel par ta nature, que l’on ne te comprend qu’autant que l’on te possède, je veux dire, tes effets1 !

Celui qui n’est pas parfaitement consommé dans l’amour, ne peut jamais juger de ce que produit l’amour consommé : il en jugera selon les effets de son amour. Tout ce que l’on dirait des effets de l’amour tout pur et tout nu non seulement ne serait pas compris de celui qui n’est pas détruit par cet amour, mais il en serait souvent scandalisé. Amour pur, tu n’es jamais pleinement satisfait d’un cœur qui peut réserver quelque chose, pour saint et sublime qu’il paraisse. Celui que tu as consommé ne saurait plus rien perdre, parce que tu ne l’as consommé que par la perte de toute chose. Que s’il reste encore quelque chose à perdre, il n’est pas consommé.

Peut-il déchoir2 ? Car pour déchoir, il faut posséder quelque chose.Il y a deux sortes de voies : l’une, d’action vivante, où l’âme pouvant toujours agir, peut toujours déchoir et toujours perdre la grâce. Mais celui à qui l’amour a tout arraché et qui ne possède plus rien, (qui est la seconde sorte de voie), que peut-il perdre ? S’il possède, s’il vit, il peut mourir; mais si l’amour l’a consumé par son feu détruisant, quelle sera la perte de ce qui n’est plus ?

Il y a deux consommations : la consommation de l’âme par l’amour, ou plutôt sa destruction totale qui la fait nécessairement rentrer dans son principe ; et la consommation parfaite de ce même amour dans la gloire, où il ne peut plus croître ni (rien) détruire, et c’est celui de cette dernière sorte que l’on ne peut avoir qu’en l’autre vie. Mais pour l’amour consommant son sujet en lui par son entière destruction, c’est celui que nous devons avoir en cette vie et auquel nous sommes appelés, je veux dire, nous qui, comme dit saint Paul, avons reçu les prémices de l’Esprit3. C’est à quoi nous devons tous [ne] tendre qu’à notre totale destruction, si nous prétendons au pur amour.

Quand je parle du pur amour, je ne parle pas de l’amour fervent, qui ne travaille qu’à embellir celui qui le possède et qui semble n’être appliqué qu’à lui : cet amour-là je l’appelle imparfait, quoique ce soit celui que les hommes ignorants regardent comme le comble de la sainteté. Je ne regarde comme pur amour que l’amour impitoyable, destructeur, qui loin d’embellir et d’orner son sujet, lui arrache tout sans miséricorde, afin que rien ne restant dans ce même sujet, rien ne l’empêche de passer dans la fin. Hors de là il ne peut point subsister. Tout son soin est d’enlaidir, d’arracher, de détruire, de perdre : il ne vit que de destruction4, il est comme cette bête que vit Daniel5, qui mange, broie et dévore tout. Ô que le pur amour est peu connu !

Laissez-vous donc tout arracher. Si vous gardez quelque chose, vous n’aurez pas ce pur amour. Vous ne le pouvez acheter que par la perte de tout le reste. Que pouvez-vous donner en échange de cet amour que la destruction totale ? Quand vous donneriez toute chose, tout cela doit être compté pour rien6. L’amour ne peut vous rendre heureux7 qu’en vous faisant parfaitement misérable ; et si vous plaignez votre misère, si vous envisagez votre perte, si vous la regardez le moins du monde, vous êtes infiniment loin de la pureté de l’amour. Celui qui ne possède rien, ne craint point de rien perdre, ne désire rien, ne peut regretter ce qu’il a perdu : il ne peut même y penser, rien ne l’occupe, l’amour le consume en lui. Il n’a d’yeux que pour l’amour et non pour soi, étant pour soi comme s’il n’était point du tout.

- Dutoit, t. II, Lettre CXC, p.579-584 - Masson, Lettre CXXIX, p.316-318.

1Toutes ces idées ont été reprises bien des fois par Fénelon ; voir en particulier Instructions, XVIII : « Vous êtes tout amour, et par conséquent toute jalousie, etc. »

2« On parle d’une impossibilité morale, et non physique : car la créature peut se reprendre. » (note Dutoit).

3Rom., 8, 23.

4Fénelon, Instructions, XXII : « Il est insatiable de mort, de perte, de renoncement. Il faut que tout soit détruit, que tout périsse. »

5« Daniel, 7, 7. Voyez-en l’explication détaillée dans les Explications et réflexions sur l’Ancien Testament. Tome XI, page 337. » (note Dutoit).

6Cant., 8, 7.

7Texte de Dutoit : heureuse.

128. À Fénelon. Automne 1689.

Après la découverte, l’âme se croit égarée et perd tout espoir avant d’arriver à l’Unité. La Charité est Dieu même où l’âme est conduite par la perte de tout moyen.

La foi se doit envisager en deux manières. Il y a la foi, vertu théologale, commune à tous les chrétiens, et celle-là a son évidence dans l’Ecriture Sainte et dans les décrets de l’Église, quoiqu’elle soit au-dessus de notre raison et qu’elle la captive. Mais il y a l’esprit de foi qui est l’esprit intérieur que saint Paul met au rang des fruits du Saint-Esprit, parce qu’elle suppose la charité1 dans une âme. La foi commune peut être dans la charité mais celle-ci n’y peut être, du moins n’y pourrait subsister longtemps. Car je ne crois pas qu’un péché actuel et de surprise fît perdre à une âme le don de la foi. Il lui ferait bien perdre pour un temps l’usage de ce don, mais comme ce don ne laisserait pas un moment l’âme qu’il ne l’eût pressée par son activité à se réconcilier avec son Dieu, il faudrait nécessairement ou que le don de la foi se perdit ou que l’âme fût bientôt rétablie dans la grâce perdue.

Lorsqu’en parlant de l’intérieur on parle de la foi, on n’entend point cette première foi qui tient l’esprit soumis aveuglément aux maximes de l’Évangile et aux décisions de l’Église. On ne veut parler que de cet esprit de foi, qui s’emparant une fois de l’âme, ne la quitte jamais qu’elle ne soit réduite dans l’unité de son principe où, l’âme étant entrée dans son être original par une perte fortunée, cette étoile disparaît et il ne paraît plus que Jésus-Christ, Sagesse Eternelle, qui Se forme et Se lève en l’âme comme l’aurore et ne la laisse point qu’Il ne l’ait fait entrer dans le plein jour de la Gloire. L’âme perdue en Dieu et abîmée avec Jésus-Christ ne connaît plus que Jésus-Christ. Elle perd toutes les traces de cette aimable foi qui l’a conduite si heureusement.

Comme cette foi dont je parle est une foi toute amour, c’est une foi de confiance, qui produit un abandon entier. Elle se fait discerner avec tous ses charmes au commencement qu’elle s’empare d’un cœur, afin que ce cœur la suive, attiré par son onction et sa douceur. Mais comme cette foi pleine d’amour et de confiance n’a qu’un seul et unique désir, qui est de se perdre dans l’abandon aveugle qui est la perfection et la consommation de la foi, c’est pour cela qu’elle cache peu à peu sa lumière et son brillant aux yeux de l’âme qu’elle conduit. Elle n’en est pas moins lumineuse pour cela, au contraire, mais elle ne travaille qu’à aveugler l’âme, afin de la porter à s’abandonner sans réserve à Dieu qui est tout le but de la foi. Elle découvre d’abord les beautés et les perfections infinies de Celui auquel elle veut que l’âme se confie : elle les découvre, dis-je, non en distinction, mais en généralité, qui est la manifestation propre à la foi. Mais après cela, comme cette connaissance qui sert de motif à la confiance lui sert aussi d’appui, elle la fait perdre insensiblement, sans quoi la confiance demeurerait toujours confiance et ne passerait point en abandon.

L’abandon étant affermi, l’âme perd tout ce qui appuyait et soutenait cet abandon, qui était des motifs où il y avait encore quelque retour sur le bien et l’avantage spirituel de la créature, quoiqu’ils parussent fort épurés. Mais l’amour, jaloux d’achever son ouvrage, arrache tous les appuis de l’abandon et, le rendant aveugle, sans motif ni raison de s’abandonner par rapport à soi-même, elle le rend pur parce qu’il ne reste qu’une seule et unique raison qui est la volonté de Dieu et Sa souveraineté.

Cet abandon aveugle est dans la perte et ne peut être sans elle. Car tant que je suis un chemin que je connais et conçois, mon abandon est avec connaissance de cause : il est clairvoyant, il n’est point aveugle. Dieu mène l’âme par des sentiers inconnus et incompréhensibles dont elle n’a jamais pu prendre nulles idées, ni se les figurer, et plus les sentiers où Il la conduit paraissent étranges et périlleux, plus Il Se cache. Il Se montre en la faisant entrer dans ces ténèbres impénétrables. Elle ne peut douter que ce soit Lui. Mais quoiqu’elle suive toujours le même sentier sans se détourner ni à droite ni à gauche, lorsqu’elle est engagée dans le chemin et qu’elle ne peut plus reculer, Il Se cache de telle sorte qu’elle ne L’aperçoit plus. Elle n’a de connaissance que pour regretter l’extrême perte qu’elle croit avoir faite. Et voyant que les précipices augmentent à mesure que Celui qui la conduisait s’éloigne d’elle, elle reste dans une étrange désolation jusqu’à ce que la plus pure charité, dont elle est animée sans le connaître, lui apprend à s’abandonner à la perte même, lui faisant comprendre que son Dieu ne perdra rien pour cela, qu’Il sera toujours content et heureux, qu’il faut qu’elle suive, quoi qu’il en puisse coûter, le chemin où Il l’a conduite Lui-même, quoique l’enfer lui paraisse terminer ce sentier.

Alors elle va sans nulle raison. Elle court dans les précipices, elle y roule même souvent par désespoir, se croyant entièrement égarée, mais ne pouvant faire autrement. C’est alorsque les vues que c’est Dieu qui a introduit dans cette voie, se perdent. On ne pense plus même à ce qu’Il est et qu’Il sera heureux malgré notre malheur. Mais comme une personne qui roule dans un abîme perd toute autre pensée que celle de son désastre présent, aussi cette âme perd toute autre vue que celle de sa perte. Mais pleine d’une juste indignation contre elle-même, après avoir gémi sur son malheur, elle le voit et elle voudrait le rendre plus irrémédiable s’il était possible. Et entrant dans la complaisance de sa perte, elle entre dans la perfection du plus pur Amour qui ne tarde guère à reparaître, mais d’une manière ineffable.

La foi conduit donc aveuglément, mais où ? C’est à l’unité. Car il faut savoir que la foi et l’espérance se réunissent dans la pure charité. Cette réunion semble une perte de l’âme, qui dit avec Job : J’ai perdu tout espoir et je ne vivrai plus2. Non, elle ne doit plus vivre mais arriver à l’unité, soit par la réunion de la foi et de l’espérance dans la seule charité, soit par la réduction des puissances en unité3. Elle trouve que cette charité, qui est seule subsistante, est Dieu même4 où l’âme est conduite par la perte de tous moyens. C’est là qu’elle trouve Jésus-Christ qui reparaît comme sa vie : c’est la réelle manifestation de Jésus-Christ devenant la vie de l’âme5. C’est en Jésus-Christ et par Jésus-Christ que la vie est rendue dans cette unité, rendant l’âme et simple et multipliée autant agissante qu’elle est mûe et agie. Toutes ses puissances sont agissantes, sans sortir de leur unité et sans être salies d’aucunes espèces : elles ont tout sans rien avoir. On fait tout sans rien savoir. Cet état est réel, je vous assure, et vous y êtes assurément appelé. Mais quoique les expressions ne soient peut-être pas conformes à la science, l’expérience démêle tout cela et contraint d’approuver ce que l’on condamnerait sans elle.

Je ne sais pourquoi je vous écris cela.

- Mme Guyon, Discours chrétiens et sprirituels, t. II, Disc. XVII, p. 109-114 dernière ligne, Lettres, t.V, p. 392 - Masson, Lettre CXXX, p. 319-320.

1Ga 5, 23.

2Job 7, 16.

3Voir Lettre D5.4 qui se retrouve dans le Discours chrétien et spirituel 2.35 : « …Dieu, attirant l’âme à Lui, le fait d’ordinaire par le moyen de la volonté …[qui] réduit comme à un seul acte simple et indivisible les opérations des autres puissances […] ».

4I Jean, 4, 16.

5Ga 2, 16-20 : « 2 Et je vis, non plus moi-même ; mais c’est Jésus-Christ qui vit en moi : et en ce que je vis maintenant dans la chair, c’est dans la foi du Fils de Dieu qui m’a aimé, et qui s’est livré lui-même pour moi à la mort, que je vis. » (Explications).

129. À Fénelon. Automne 1689.

« C’est ce sacrifice que nous faisons à Dieu de notre liberté et de notre propre volonté qui nous rend Ses enfants adoptifs et qui Le porte à nous mouvoir Lui-même… »

Toutes les disputes qui se font sur la liberté de l’homme viennent pour l’ordinaire du défaut de la lumière. Nous sommes tous nés libres et notre liberté funeste ne nous sert le plus souvent que pour nous égarer. Dieu, dont la bonté est infinie, nous tire de cette pente au mal que nous avons puisée en Adam, et nous donne une bonne volonté qui nous fait tourner vers Lui notre liberté et l’employer à Son service. Mais, hélas ! qu’il y a encore en nous de faiblesses et d’inconstances, jusqu’à ce que Sa bonté nous ait appris qu’il y a un autre moyen de rendre notre liberté toute-puissante pour le bien et toute faible pour le mal ! Ce moyen si sûr est de remettre cette même liberté entre les mains de son tuteur, par une résignation autant libre que volontaire.

C’est ce sacrifice que nous faisons à Dieu de notre liberté et de notre propre volonté qui nous rend Ses enfants adoptifs et qui Le porte à nous mouvoir Lui-même par Sa volonté sur-essentielle. C’est alors qu’Il agit et opère en nous en souverain. O ! Lorsqu’Il a entièrement pris cette liberté qui entraînait dans le mal, - qui n’est autre que ou la rébellion à Sa volonté suprême ou la résistance à cette même volonté, - alors Il nous rend véritablement libres, puisque Jésus-Christ, devenant notre voie, notre vérité et notre vie, nous met dans une parfaite liberté, nous cachant avec Lui en Dieu. C’était cette espérance qui faisait dire au Roi-Prophète : Ce sera en vous, Seigneur, que nous ferons des actions de force et de courage1. Et encore : Tous ceux qui sont en Vous sont comme des personnes ravies de joie2.

Cela supposé, je dis qu’il ne faut pas raisonner des personnes qui sont à Dieu par un abandon spécial et un sacrifice de tout eux-mêmes comme l’on fait du commun des chrétiens ; et c’est en quoi l’on se trompe beaucoup de vouloir faire des lois générales pour tous. Il y a en Dieu deux volontés : la volonté essentielle et cachée à tous autres qu’à ceux auxquels il plaît à Dieu de la manifester, et celle-ci est pour l’ordinaire infaillible, elle meut l’âme et la conduit comme il lui plaît ; il y a aussi une volonté déclarée et générale pour tous. De même, il y a des lois générales pour tous les hommes conduits par la volonté déclarée, mais il y a aussi des lois particulières pour les âmes que Dieu conduit, et ces lois sont gravées au fond de leurs cœurs.

Ce sont des lois pleines d’amour et de rigueur, et d’autant plus amoureuses qu’elles sont plus rigoureuses. Lorsque Moïse, dans le Deutéronome, parle du commandement d’aimer Dieu de tout son cœur, de toute son âme et de toutes ses forces, il ajoute que ce commandement est la loi du cœur qui doit être gravée dans le cœur3. Ce commandement n’est point compris dans le Décalogue, il ne fut point gravé sur la pierre mais il est gravé dans le cœur de l’homme : et pourquoi cela ? C’est que Dieu est, comme dit Moïse, un Dieu fort et jaloux4 : comme Dieu fort, Il se fait obéir en souverain de ceux qui sont à Lui ; comme jaloux, Il les conduit par une voie secrète, inconnue à tout autre qu’à Lui. Laissons-Le donc faire et Il nous conduira par des routes impénétrables à tout autre qu’à Son amour pur, fort et jaloux.

O amour inconnu, que tu es cruel, doux, terrible, délicieux, puissant, insatiable ! Que ne fais-tu pas éprouver à tes enfants ! Que tous les hommes les plus savants sont ignorants, si tu ne les instruis par toi-même ! Que tu es différent de ce que l’on s’imagine de toi et de ce que l’on en déclare ! Tu réserves tes douceurs pour ceux dont tu ne fais que peu de cas et tu gardes tes cruautés pour tes fidèles amis. Mais tes cruautés les plus étranges sont plus aimables aux cœurs que tu possèdes que toutes les douceurs ! Ta cruauté est douce et ta douceur cruelle. Amour immense, infini, tu es autant éloigné de toutes sortes de bornes que tu es élevé au-dessus de tous moyens ! Celui qui croit t’acquérir par tout ce qu’il se propose, ne te connaît pas. On ne t’acquiert qu’en perdant tout et en te perdant toi-même en apparence. Tu ne veux ni exception, ni excuse, ni raison, mais tu veux que tout cède à ton pouvoir sans que celui que tu conduis ose te demander où tu le mènes, ni aucune raison de ta conduite. Tu ne veux que des aveugles et des insensés. Tu ne veux pas qu’ils appréhendent au milieu des périls les plus évidents. Et, lorsqu’ils semblent perdus, loin de leur tendre une main secourable, tu te ris de leur perte, tu te fâches de leur crainte, tu les perds encore plus, tu t’irrites contre leurs raisons et tu n’as point de repos que tu ne les aies sacrifiés sans réserve.

- Dutoit, t. II, Disc. XXXIX, p. 232-235 - Masson, Lettre CXXXI, p. 321-322.

1Ps. 44, 6.

2Ps. 87, 7.

3Deut. 30, 14.

4Ex 20, 5.

130. À Fénelon. Automne 1689.


Il y a des lumières qui sont souvent sans vérité, soit sur l’avenir, et autrement ; et les personnes conduites par les dons extraordinaires en ont beaucoup. Mais il y a des vérités sans lumières, qui s’impriment sans caractères et qui ne laissent point de traces comme elles n’ont point de formes. Les premières lumières ont des brillants et sont pour les âmes peu avancées : elles sont toutes incertaines.

Les secondes n’ont aucun brillant et ne paraissent point lumière à l’âme qui les possède. Elles sont souvent comme de simples pensées auxquelles elle ne fait nulle attention et elle n’en ferait jamais si on ne lui faisait dire les choses. Et comme son état nu ne lui laisse point d’espèces ni de pensées sur ce qu’elle a dit, à moins qu’on ne lui en renouvelle les caractères, elle perd tout.

Il faut cependant que la même foi qui s’exerce par la nudité s’exerce aussi par la science qui y est communiquée : car si Dieu ne déclarait rien à l’âme et ne lui faisait part de Ses secrets, il est certain que la voie de la foi ne serait point une docte ignorance. Elle est docte puisque Dieu les découvre, et ignorante parce que c’est sans manifestation, par manière de science cachée et dont on ne peut faire nul usage que lorsqu’Il le veut. Il n’en reste nulle idée, cependant les secrets qui Le regardent Lui-même ou ceux qui regardent les créatures y sont découverts : par exemple, une personne ignorante est instruite du mystère de la Trinité, de mille secrets ineffables, découverts en Dieu même, sans penser jamais à cela, et sans qu’elle ait nulle connaissance distincte qui ait pu l’instruire. Lorsqu’elle en écrit et en parle, cela lui vient, et la manifestation en est lumineuse, car en le disant, elle voit qu’elle sait ce qu’elle croyait ignorer et ne sait comment elle a pu apprendre cela, parce que jamais elle n’y avait pensé. La manifestation en est-elle faite, tout lui est ôté, sans qu’il lui en reste la moindre idée, à moins qu’elle ne lui soit rendue dans le moment qu’elle en parle ou écrit. Mais hors de là elle est bête et ne peut s’énoncer sur les choses. Il en est de même pour ce qui regarde les autres. Car c’est la même manière de concevoir qui nous découvre les choses générales appartenant à la foi, et les particulières qui regardent un chacun de nous.

Comme ceci est très profond, il est difficile, à moins d’expérience, de le pouvoir discerner d’avec les lumières et illustrations : il n’y a que l’expérience qui le puisse faire concevoir. Or je crois et je n’en doute pas que les âmes de foi qui sont encore en voie (comme tout leur est général et que, n’étant pas dans la fin, elles ne peuvent avoir la science dont nous parlons), n’aient souvent du rebut pour ce qu’on leur dit. Mais il me paraît qu’elles doivent avoir un simple acquiescement pour les choses qui ne les tirent point de leur foi, mais qui exercent cette même foi et la petitesse. Et c’est de cette sorte que l’on va de foi en foi : après quoi, toute idée en est ôtée.

Car je fais grande différence entre ce qui est général et entre une chose que l’on nous fait dire et pour laquelle, cependant, la foi est tellement nécessaire que la défiance est capable de tout arrêter. Jésus-Christ, Sagesse éternelle, dans Lequel toute la foi est consommée, nous a appris, étant sur terre, ce qu’Il me fait vous écrire aujourd’hui. Sa lumière et Sa science étaient générales. Il nous enseigne et les plus profonds mystères et les plus pures maximes, qui sont celle du renoncement, mais Il ne dit les choses qu’en gros et Il les fait dire en détail, car le conseil du renoncement est d’une étendue infinie et il n’est jamais poussé jusqu’au bout que par l’état de foi ; hors de là, c’est une possession de soi-même, c’est tenir son âme entre Ses mains et ce n’est pas la perdre. Lorsque Jésus-Christ nous enseigne ces maximes générales, Il se contente de les déclarer ; et comme leur pratique est lumineuse, sitôt que l’on entre dans la voie du renoncement, plus on se renonce et plus on connaît les renoncements qu’il y a à faire. Celui qui se renonce peu est peu éclairé là-dessus. Celui qui se renonce beaucoup est beaucoup éclairé : et sur la voie, et sur le renoncement qui dans le commencement est un travail, et sur la nudité qui est une pure souffrance, et sur la perte qui est mêlée d’action et de souffrance ou passivité, mais action dont nous ne sommes nullement le principe et que Dieu nous donne. Cette science est pratique et la pratique est lumineuse pour aller de foi en foi, de dénuement en dénuement, de perte en perte. C’est une conduite générale qui nous enseigne ceci, mais Dieu nous donne outre cela une conduite spécifique, qui est un guide qui sache le chemin et qu’Il nous choisit pour cela.

Car outre la science générale, propre à toutes les âmes de foi, il est certain que Dieu nous choisit de plus une conduite particulière, qui a tellement grâce pour nous que tous les autres guides les plus experts ne nous conduiront jamais où Dieu nous veut. Il n’y a que celui que Dieu nous choisit pour cela, à l’exclusion de tout le reste. Or la même fidélité que l’on doit avoir pour la voie en général, on la doit avoir pour le moyen. Car Dieu est maître de choisir tel moyen qu’il Lui plaît et de le rendre conforme à Ses desseins pour nous détruire. C’est donc à nous à entrer avec petitesse en ce que Dieu veut et ne nous en point tirer sous prétexte que la conduite générale suffit. Cela est bon pour ceux à qui Dieu ne donne point de moyens spécifiques et particuliers. Mais pour ceux à qui Il en donne, je soutiens qu’ils ne doivent pas se soustraire à ces moyens, à moins que Dieu ne les leur ôte, car ils sont moyens spécifiques ; et faire autrement, ce serait sous bon prétexte se dérober aux desseins de Dieu. En effet, telle est la volonté de Dieu et ces moyens choisis de Dieu nous sont tellement nécessaires (quoique nous ne le connaissions pas) que c’est nous fixer1 que de ne les plus recevoir. Nous voyons qu’outre le général de la conduite de Dieu de pure Providence sur Jésus-Christ, Il Lui a donné des parents auxquels Il était soumis et que Lui, qui avait la sagesse essentielle, reçoit la conduite du pauvre Joseph et s’y laisse mener : Il leur était soumis2. Tout ne s’opère durant toute la voie que par la petitesse et la dépendance. Et Dieu nous ôte Lui-même le moyen lorsqu’il en est temps, ôtant tout pouvoir et toute inclination d’aider, souvent dans le temps que nous en avons le plus besoin selon nos idées.

Je dis donc que comme nous recevons de ce moyen une grâce et une lumière générale pour la conduite de la foi, - lumière sans lumière, propre pour nous, insinuante et onctueuse dans sa généralité, lumière qui est propre pour l’âme, quoique indistincte, - aussi doit-on recevoir avec la même simplicité, les lumières distinctes et les choses particulières qui sont dites. Les lumières générales se communiquent par le goût caché de la foi, et de là passent dans la pratique. Mais les lumières distinctes ont besoin d’une foi soumise et n’ont leur effet que par l’aveugle soumission de l’esprit, qui est souvent sans goût. Or pour ces choses distinctes et annoncées en distinction, Jésus-Christ a toujours exigé la foi : Si vous pouvez croire, tout est possible à celui qui croit3, etc.

La manière d’agir des âmes de foi est différente des autres en ce que ces âmes croient par (principe d’enfance et de) petitesse. Puis elles laissent tout tomber ensuite, persuadées qu’elles sont qu’il n’y a rien à faire pour elles en ces choses, qu’il faut croire simplement et puis c’est tout, que Dieu fera en elles et d’elles tout ce qu’il Lui plaira dans le temps qu’Il a ordonné, sans qu’elles préviennent jamais ce temps. Et quelque éloignées que les choses paraissent, cela ne les fait pas pourtant douter, ne s’en occupant pourtant non plus que si cela ne devait jamais être, n’y faisant nulle attention, n’y fondant nul appui. Mais il faut un simple acquiescement, un qu’il me soit fait selon votre parole4 : sans cela, point de véritable docilité ni de petitesse. Quelquefois Dieu ne veut que cette soumission, et rien plus. Combien Jésus-Christ a-t-il dit de choses qui, selon la lettre, ne sont point arrivées, et qui cependant sont très réelles en la manière qu’Il les concevait ?

Il faut donc que les âmes de foi aient une croyance de soumission, mais non pas une croyance d’occupation et d’exécution. Et c’est la différence qu’il y a des âmes de foi aux autres. Que lorsque les âmes de foi apprennent que Dieu les destine à quelque chose, elles y demeurent soumises sans occupation et sans soin pour avancer les choses, persuadées que Dieu ne les leur fait point annoncer, afin qu’elles ne s’en occupent ni qu’elles se mettent en devoir de les exécuter, mais pour, par la petitesse à croire, exercer leur foi, leur patience et leur mort, ne faisant jamais un pas par elles-mêmes pour rien avancer, mais aussi ne reculant jamais d’un moment et se laissant en la main de Dieu comme un chiffon. L’incrédulité est opposée à la petitesse, parce qu’elle vient ou par le raisonnement ou par une fixation pour le seul général.

Les autres âmes qui ne sont pas de foi sont tout le contraire. Elles se repaissent de tout ce qui est extraordinaire, le préfèrent à tout le reste, s’en occupent, sont toutes en acte pour trouver des moyens de le faire réussir : ce qui est entièrement contraire à la foi, qui croit tout et qui n’exécute rien, mais qui laisse tout conduire à Dieu. Ce qui ne paraît qu’un simple accident dans la voie de la foi et le moindre de tout, deviendrait essentiel et empêcherait dans la suite le progrès de cette même foi.

Je parlerai et ne me tairai point5, jusqu’à ce que le Seigneur m’impose le silence. Je ne cèlerai point ce que fait le Tout-puissant6 : car si je dis : je ne parlerai plus de la sorte, vous me tourmentez merveilleusement7.

J’écris de plus mal en plus mal, je ne vois presque plus : mais vous relirez sur le livre des lettres8 ce que j’écris. Si vous ne pouvez lire mon écriture, je me contenterai de mettre ce que j’aurai à vous mander, à moins que vous m’en ordonniez autrement, le marquant à un point pour faire voir qu’elles sont nouvelles.

- Dutoit, t. II, Disc. XVI, p.103-109; dernier paragraphe Lettre, t. V, Lettre LXVI, p. 399 - Masson, Lettre CXXXII, p. 322-323.

1Nous immobiliser.

2Luc, 2, 51.

3Marc, 9, 22. (v. 16-26, le récit où Jésus chasse l’esprit impur d’un enfant).

4Luc, 1, 37.

5Isaïe, 62, 1: « Je ne me tairai point en faveur de Sion, je n‘aurai point de repos en faveur de Jérusalem, jusqu‘à ce que son Juste paraisse comme une vive lumière, et que son Sauveur brille comme une lampe allumée. » (Sacy).

6Job, 27, 11.

7Job, 9, 27 : « Lorsque je dis en moi-même : Je ne parlerai plus, je sens que mon visage se change aussitôt, et que la douleur me déchire. » (Sacy).

8Nos italiques. Allusion aux livres de lettres tenus par le secrétariat de Fénelon - dont le manuscrit 11 010 qui nous est parvenu et couvre l’année 1690.

131. À Fénelon. Automne 1689.

« Je suis souvent plus proche de la mort que de la vie. Cependant il n’y a en moi nul penchant, nulle crainte… »

J’espère que Celui qui me donne le mouvement de vous écrire me donnera la force de le faire. Il veut que je vous rende compte de mes dispositions : le fond en est fixe et ferme, de telle sorte que les sens même participent de cette immobilité. Je suis souvent plus proche de la mort que de la vie. Cependant il n’y a en moi nul penchant, nulle crainte, même naturelle. Mais tout demeure immobile et dans un équilibre achevé, sans que je puisse remarquer en moi la moindre tendance pour quoi que ce soit : une tranquillité parfaite qui ne vient point d’aucune certitude que j’aie de l’avenir, - je n’en eus jamais moins. Je n’ai ni doute ni certitude, je suis comme une chose oubliée et morte avec laquelle je n’ai plus rien à démêler. C’est à Celui qui me possède à faire ce qu’Il veut et comme Il le veut sans que j’y puisse penser.

Lorsque l’on me dit de demander à mon divin Maître de guérir, cela m’est impossible car je ne puis me donner aucun mouvement s’Il ne me le donne, et Il tient tellement ferme que tout ce qui n’est point Lui m’est étranger. Malgré tout ce que je vous dis et sans changer de situation, je me trouve la même union pour vous qui ne varie point et qui n’est de même pour personne.

Je me laisse aussi, comme un enfant, à tout ce qu’Il fait ou fait faire. Il ne serait guère concevable, à moins d’expérience, que l’on pût arriver à un état si perdu, si enfant, et si étranger à soi-même, car cela ne change pas un moment de situation dans les douleurs les plus violentes : non que j’aie aucun soutien aperçu, mais l’état d’un enfant bienheureux qui ne comprend ni son bonheur ni sa peine. Ô si l’on pouvait comprendre où réduit l’abandon parfait et la perte totale qui est cette perle précieuse de l’Évangile et ce trésor caché dans le champ1, on vendrait tout pour l’avoir ! Quel bonheur de n’avoir plus ni à craindre, ni à espérer ! La charité parfaite a tout consommé. Si Notre Seigneur vous inspire de m’écrire sur ce que je vous écrivis la dernière fois, vous le ferez, s’il vous plaît.


- Dutoit, t. II, Lettre CLXXXIII, p. 558-560; les deux dernières lignes, t. V, p. 463 - Masson, Lettre CXXXIII, p. 323-325.

1Matthieu, 13, 46.

132. À Fénelon. 26 novembre 1689.

« … quelque chose pourrait-il vous arrêter au milieu de votre course ? »

Je cherche souvent votre cœur, et je ne le trouve presque plus. Cette douce correspondance que j’y trouverais s’échappe et le mien n’a plus presque d’issue pour se répandre dans le vôtre. Depuis ce matin je souffre même pour vous sans en pouvoir discerner la cause. O le songe que je vis à N...1 se vérifierait-il bien, et quelque chose pourrait-il vous arrêter au milieu de votre course et suspendre pour quelque temps le rapide cours des miséricordes de Dieu sur votre âme ? Dieu m’avait mis comme un signe de boue2 pour exercer votre foi. Et quoiqu’Il sache bien, ce Dieu de bonté, que je ne ferais pas un pas pour arrêter aucun de ceux qu’Il m’a donnés lorsqu’ils m’échappent ou qu’ils essaient de le faire, que je demeure sur cela morte et sans action3, Il ne veut point de ma résignation à votre égard. Je vous le dis avec ma simplicité ordinaire et je ferai toujours de la sorte jusqu’à ce que Celui qui me porte à le faire m’arrête tout court.

Je vous avais prié de me mander si vous vouliez que je vous renvoyasse les lettres4 lorsqu’elles seraient copiées ou que je les brûlasse à mesure. Ce dernier parti était celui que j’avais pris. J’attendrai vos ordres sur cela. J’ai écrit et fait mettre au rang de vos lettres ce que j’avais à vous dire. Je le ferai de la sorte, sans vous importuner, jusqu’à ce que Dieu me fasse faire autrement, car il faut que je Lui obéisse et qu’après S’être servi de moi selon Ses desseins, Il jette dans le feu ce vil instrument. Ce n’est plus mon affaire. Qui est de Lui obéit quoiqu’il arrive. Ce 26 novembre 1689.

- Dutoit, t. V, Lettre LXVIII, p. 400-401 - Masson, Lettre CXXXIV, p. 325-326.

1Voir Lettre du 28 mai 1689.

2Allusion à la guérison de l’aveugle-né par Jésus, v. Jean 9, 6-7.

3V. Lettre 203 de l’automne 1689 (D5.59) : « Quoique la plus grande consolation […] serait celle qui me vient de vous […] je ne désire cependant pas de vous voir […] j’éprouve au-delà de tout quelque chose de fixe en Dieu même… »

4Il semble bien qu’il s’agisse ici des lettres de Mme Guyon. On a vu plus haut dans la lettre 110 de mars 1689 (D5.11), qu’elle renvoyait à Fénelon celles qu’il lui avait écrites. Fénelon faisait sans doute de même pour les lettres de Mme Guyon.

133. À Fénelon. 27 novembre 1689.

« … Dieu me tire d’un côté et vous tirez de l’autre… »

Je souffre depuis quelques jours une peine pour vous, que j’appelle de division : il semble que l’on me divise de moi-même. Il y a un lien de vous à moi indivisible, ce qui fait que lorsque vous ne me correspondez pas ou que mes misères vous causent du rebut, cela me fait éprouver une espèce de déchirement : Dieu me tire d’un côté et vous tirez de l’autre, votre raison vous arrachant, pour ainsi dire, ou essayant de le faire. Lorsque vous êtes uni à moi, je sens une correspondance aussi douce et suave qu’elle est intime en Dieu et j’éprouve que Dieu est content de vous et de moi ; et lorsque le froid ou rebut vous divise, je souffre du côté de Dieu qui me fait tout payer et en même temps j’éprouve à votre égard un tiraillement intime.

Il m’est aisé de demeurer abandonnée et soumise à tout ce qui me pourrait arriver personnellement par cette division et je ne trouve chez moi nulle résistance, mais Dieu ne veut pas que je vous remette entre Ses mains ni que je vous sacrifie à Lui, mais bien que je vous retienne devant Lui malgré votre fuite, et c’est ce qui me fait souffrir. Je me trouve dans une prière continuelle pour vous, mais ce n’est plus cette prière douce et suave d’union qui ne demandait rien mais qui, en recevant continuellement de Dieu, s’écoulait incessamment dans votre cœur : c’est une prière affligée qui demande pour vous que vous soyez remis en votre place. Satan a demandé de vous cribler, mais j’ai prié pour vous afin que votre foi ne défaille pas. Ce 27 novembre 1689. Ma harpe est tournée en deuil et mes orgues en voix de pleurs1.

- Dutoit, t. V, Lettre LXIX, p. 402-403 - Masson, Lettre CXXXV, p. 326-327.

1Nous respectons le texte de Dutoit ; s’agit-il d’un ajout qui ne serait pas de Madame Guyon ? Plus probablement d’une phrase ajoutée sur une autre « page » de lettre (faite d’une seule feuille pliée) ou selon une orientation différente (sur le côté voire tête-bêche).

134. À Fénelon. 1er décembre1689.

« …l’on ne doit jamais regarder les choses par la perte que l’on en fait … mais du côté de Dieu… » Opérations savoureuses puis douloureuses pour quatre raisons.


J’ai eu une douce invitation pour vous écrire quoique je n’aie rien de particulier à vous dire mais il faut obéir. Je me sens depuis hier dans un renouvellement d’union avec vous très intime. Il me fallut hier rester plusieurs heures en silence si remplie que rien plus. Je ne trouvais nul obstacle qui pût empêcher mon cœur de s’écouler dans le vôtre. Les jours de souffrance et d’obscurité à votre égard m’ont été extrêmement lumineux pour me faire comprendre l’impuissance où je suis de me donner cette douce et suave correspondance qui fait que votre âme m’est toujours présente en Dieu d’une manière nue, pure et générale, sans bornes ni aucun objet. Cette âme me paraît toujours droite et je n’y vois rien qui gauchisse. Je vois en Dieu un regard fixe et arrêté sur elle, qui ne se détourne jamais : ce regard est comme celui du soleil qui échauffe, purifie et détruit et il n’y a rien à faire de votre part qu’à rester exposé à Ses yeux divins. Dieu a mis dans vous, comme dans la terre, une source de fécondité : sans que la terre fasse nulle action, elle devient féconde, exposée aux rayons modérés du soleil. Quelquefois même ce soleil la brûle et la dessèche au-dehors en sorte qu’elle ne produit rien, elle est même toute brûlée ; le soleil alors ne laisse pas de travailler dans son sein et d’y procurer par son excessive chaleur des mines d’or.

Lorsque j’ai souffert, je ne voyais plus votre âme et un rideau était tiré : je me trouvais mise, comme je vous l’ai dit, dans une prière continuelle et très liée avec vous, mais je n’éprouvais plus cette correspondance que j’éprouve toujours. Je vous dis donc que Dieua est incessamment appliqué sur l’âme droite et simple qui Lui est continuellement exposée. Cette âme n’a qu’à demeurer simplement passive : Dieu la purifie de cette sorte et Il lui communique d’autant plus Sa fécondité que plus elle reçoit passivement Ses opérations. Les opérations de Dieu tendent toujours à la dépouiller de toutes opérations propres, quelque nécessaires et saintes qu’elles paraissent, afin qu’elle reçoive plus nuement et continuellement Sa pure opération. Car Dieu ne lui ôte sa manière ordinaire d’agir et d’opérer, en la réduisant à une pure, nue et générale inaction sans nulle exception, que pour opérer sur elle nuement, continuellement, également, et sans interruption. Et cela est si vrai que plus l’âme se laisse vider de toute action propre, quelque nécessaire qu’elle lui ait [parue] jusqu’alors, plus elle se trouve libre, pleine et sans nul besoin. Elle éprouve alors qu’une autre opération intime et substantielle prend la place de la sienne, et qu’elle gagne en perdant.

Mais il n’en est pas de même des âmes qui, par indévotion ou par elles-mêmes, se privent des règles ordinaires de prier et d’agir : moins elles prient et agissent, plus elles sont vides, au lieu que celles-ci trouvent que plus elles manquent de tout, plus toute propre opération leur est enlevée, plus elles sont pleines et sans disette. C’est ce qui fait que l’on ne doit jamais regarder les choses par la perte que l’on en fait ni du côté du non-opérer, mais du côté de Dieu qui, étant le souverain de Sa créature, a droit de La posséder pleinement : cette possession lui arrête tout mouvement propre, mais elle lui donne en même temps les mouvements de son possesseur.

La conduite de Dieu sur l’âme est une conduite toujours uniforme. Et ce que nous appelons foi est proprement une certaine connaissance obscure, secrète et indistincte de Dieu, qui nous porte à Le laisser opérer en nous parce qu’Il a droit de le faire. Dès que nous connaissons cela et qu’Il prend possession de ce qui est Sien, Il ne laisse jamais un moment la créature qu’Il a prise de cette sorte qu’Il ne l’ait conduite dans Son unité.

Son opération est toujours la même. Dès le commencement elle consiste en un regard d’amour sur l’homme et ce regard le consume et détruit ses impuretés. Dieu est d’abord occupé à combattre notre activité et tous les obstacles qui empêchent Son entière pénétration dans notre âme. C’est ce qui fait que cette opération est au commencement plus sensible : elle n’est sensible qu’à cause de la contrariété. Au commencement c’est une sensibilité de suavité, parce que l’âme étant faible, Dieu assaisonne le combat qu’il fait de la contrariété avec le sentiment de l’amour qui unit toutes choses. Car il faut concevoir que toutes les opérations de Dieu en Lui-même et hors de Lui-même ne sont qu’un regard et un amour éclairant et unissant. Ce regard brûle et détruit, comme je l’ai dit, les obstacles. Et comme Dieu commence toujours par les plus grossiers et superficiels, Il commence aussi par faire écouler sur les sens l’huile de Son onction qui n’est autre que Son amour unissant, qui accompagne toujours le regard détruisant, en sorte qu’à mesure que Dieu détruit les obstacles, Il S’unit et S’approche l’âme.

Plus Il purifie par ce regard, plus Il atteint le dedans et le purifie de ce qui est plus subtil, plus délicat, mais aussi plus enraciné. Mais comme à mesure que le regard détruit ce qui est plus caché, l’amour s’enfonce toujours plus, il devient aussi moins sensible. Dieu, sans changer de conduite, va toujours plus approfondissant Son opération savoureuse parce qu’elle s’enfonce pour unir les puissances, et enfin le centre : c’est toujours la même opération.

D’où vient donc qu’elle est savoureuse dans le commencement, et que dans la suite elle est si douloureuse qu’elle devient à la fin insupportable par l’excès du mal qu’elle cause ? La raison en est que les sens se laissent facilement ôter leur opération et leur impureté grossière parce qu’ils sont soutenus de cet amour unissant. Mais plus les obstacles deviennent délicats et profonds, plus ils sont difficiles à détruire : premièrement parce qu’il faut perdre et détruire ce qui est opposé à la sagesse humaine et raisonnable, deuxièmement parce que tout ce qui est spirituel est ce à quoi l’âme s’attache davantage, troisièmement parce que plus les opérations de Dieu s’enfoncent dans l’âme, plus l’amour unitif devient véhément afin d’attirer l’âme à lui ; et quatrièmement comme tout se passe dans le centre de l’âme, ses sens étant destitués de leur onction, elle [l’âme, étant destituée] de toute correspondance à l’oraison, de son agir ordinaire et de sa manière de concevoir les choses, elle résiste aussi plus pour ce qui est au-dessus d’elle que pour ce qui est au-dessous. Elle se cache même sa résistance, laquelle elle qualifie du nom de Justice, et c’est ce qui cause des agonies mortelles. Cependant, c’est toujours la même opération, toujours une, toujours simple, toujours uniforme, qui ne change jamais du côté de Dieu, quoiqu’elle change si fort par rapport à la créature.

Je dis donc que ce Regard amoureux et détruisant ne tend qu’à consommer toutes choses en Soi comme fin dernière et aussi premier principe. Il ne serait pas Dieu si les choses étaient d’une autre manière. Il faut donc nécessairement qu’Il détruise toutes les opérations de la créature, aussi bien que ses dissemblances et difformités, qu’Il détruise les opérations les plus saintes, les plus réglées, les plus rangées, afin de posséder tout à pur et à plein, et de réduire toute chose en pure unité.

Mais, me direz-vous, d’où viennent donc toutes les tentations, les faiblesses, les misères qui arrivent, si Dieu opère toujours au-dedans ? Elles viennent de plusieurs causes. La première, de ce que les sens étant incapables des choses intimes et purement spirituelles et nues, ils demeurent vagabonds et sans soutien ni secours. La seconde raison est que le démon, voyant cette créature dénuée de tout bien apparent et ne voyant pas ce qui se passe dans le centre, l’attaque sans pitié. La troisième raison est que Dieu permet que les gens soient ainsi livrés afin de cacher à l’âme ce qui se passe en elle, afin de lui ôter les larcins qu’elle fait en tout, afin de perdre l’économie de sa propre sagesse et de sa raison, sans quoi elle resterait toujours fixée en elle-même, toujours propriétaire et pleine d’obstacles, et ainsi Dieu ne la pourrait unir à Soi.

Ce Regard unissant, détruisant et consumant, exige donc de l’âme une passivité parfaite, une cessation de toute opération quelle qu’elle soit, une souplesse infinie, pour se laisser tout ôter. Elle exige de plus l’attention de l’âme, car le Regard de Dieu est Son Verbe et Sa Parole. Cette Parole est féconde, productrice et efficace. Elle S’insinue et Se fait entendre sans bruit de paroles, et ce langage va à tout ôter malgré la raison de conserver les choses.

Toutes les opérations se font par le Verbe-Parole éternelle, et par l’Esprit-Amour Divin, sans nulle distinction ni différence d’opération. Il faut l’attention à ce Verbe pour connaître Son langage et se laisser dépouiller au moindre signal sans résistance et sans attendre une impuissance absolue. Il faut une souplesse à l’Amour unissant pour se laisser consommer en Lui et lorsque tout est consommé en un, le procédé de Dieu sur l’âme ne change pas, il demeure le même. Car comme en détruisant les obstacles, il détruit tous les milieux, sitôt que l’opération de Dieu a ôté toute contrariété, l’âme se trouve unie sans milieu, par la même perte de tous les appuis. Un bon appui est aussi bien un appui qu’un mauvais et sert d’entre-deux, mais lorsque tout est ôté et que l’âme est réduite en unité, cet Amour clairvoyant ou ce Regard d’amour sur l’âme la consomme toujours plus en Soi, et c’est ce qui s’appelle transformation.

Alors l’âme jouit d’une paix et d’une liberté infinie, étant dans sa fin. C’est là que sans cesser d’être simple et nue, elle voit tout en Dieu, non par aucune action qui lui soit propre ou qui empêche sa très pure, simple et nue opération, mais d’une manière qui lui fait tout voir en Dieu, sans rien distinguer et sans sortir de Dieu. C’est (là) où l’on voit les autres âmes en Dieu, et que ce même Regard amoureux et unissant qui consomme en Soi, S’étend et pénètre les autres âmes de ce même Regard et les unit à celles qu’Il a destinées à cela et qu’Il a déjà consommées en Lui. Et bien que ces choses que l’on dit paraissent contraire à la pure foi, elles en sont pourtant une suite et une consommation.

Comme vous voyez que le soleil, sans changer son cours sur la terre, y produit une infinité de différentes choses selon la disposition de la terre qu’il regarde, il en est de même de Dieu sur nous : c’est toujours en tout la même opération. Mais les obstacles continuels que nous apportons et la mauvaise disposition de notre terre empêchent qu’Il ne nous consomme en Son unité ; mais pour l’âme qui est docile, Il la transforme et la consomme en Soi de plus en plus.

C’estb ce que Dieu veut faire et fait en nous : c’est pourquoi Il vous a choisi d’une manière singulière. Ô qu’Il aime votre âme et qu’Il me la fait aimer ! Quand il me faudrait tous les tourments possibles pour la rendre telle que Dieu la veut, avec quel plaisir les souffrirais-je et combien me suis-je immolée à l’Amour, ou plutôt l’Amour m’a-t-Il immolé Lui-même ! Il me fallut dernièrement faire dite des messes pour vous sans en comprendre la raison. Je n’en demande aucune de ce que l’on me fait faire : j’obéis aveuglément. Ce 1er décembre 1689. 

- Mme Guyon, Lettres chrétiennes et spirituelles. Nouvelle édition [par J.-Ph.Dutoit-Mambrini] Londres [Lyon], 1768, Premier et dernier paragraphes, t. V, Lettre LXX, p. 403-406 ; le reste de la lettre, Discours chrétiens et spirituels, t. II, Disc. XXV, « Variété et uniformité des opérations de Dieu dans les âmes », p. 159-164 - Masson, Lettre CXXXVI, p. 327-329.

aIci D5.70, p. 405, renvoie à l’édition du Discours 2.25 :  « …que Dieu est incessament appliqué (Disc. 25. Vol. II. P.159) etc… C’est ce que Dieu…»

breprise de D5.70 : « C’est ce que Dieu… »

135. De Fénelon. Vers Noël 1689.

« Il me semble que je suis embarqué sur un fleuve rapide… »

J’ai fait depuis peu deux fautes qui m’ont affligé, madame, mais, comme elles n’étaient que de fragilité et non de résistance intérieure, je les ai laissées tomber, en évitant toutes les réflexions volontaires. Il m’arrive très souvent de parler et d’agir sans aucune vue de Dieu, et de le faire si naturellement qu’il semble qu’alors Dieu est bien loin de moi ; cependant je crois qu’Il en sera toujours bien près, pourvu que je me recueille toutes les fois que j’aperçois ma dissipation et que je ne repousse et ne retarde jamais l’impression de l’Esprit de Dieu. Je me recueille assez dans de petits intervalles, et je crois que c’est ce qui me convient le plus.

Il me semble que je suis embarqué sur un fleuve rapide, qui descend vers le lieu où je dois aller : je n’ai qu’à ne me laisser pas accrocher ni aux branches des arbres, ni au sable, ni aux rochers qui bordent le rivage. Le cours du fleuve fait le mien, et je n’ai qu’à ne pas m’arrêter : il faut que je me laisse toujours porter, sans m’amuser ni aux contradictions, ni aux agréments du dehors, ni à la sécheresse, ni à l’onction du dedans, ni au goût des vertus et de l’oraison, ni aux tentations, ni aux infidélités intérieures. Tout cela n’est que le rivage que l’on découvre en passant, où l’on ne pourrait s’arrêter un instant sans se raidir contre le courant de la grâce.

M. N. se trouve bien de ce que vous lui avez conseillé, et je suis très content de votre réponse là-dessus1. Il me paraît que le procédé le plus édifiant que je puisse tenir ici est de ne demander jamais rien, ni pour moi ni pour les miens, aux personnes qui ont la principale autorité. Ce désintéressement est ce qu’on goûte le plus : il y a même dans ce procédé une certaine noblesse, qui charme les honnêtes gens et qui fait taire les envieux. D’un autre côté, je crains de me complaire dans ce désintéressement, de m’en faire une pratique, et d’avoir même une mauvaise honte là-dessus. C’est ce qui me fait douter si je dois parler ou non à un ministre pour un pauvre neveu qui me prie instamment de le recommander2. Que ferai-je ? Mandez-moi sans façon ce que vous en pensez.

Je n’ai pas manqué de m’unir à vous à la messe dans ces saints temps. Comment va votre santé ? Je suis à vous, madame, en Notre Seigneur de plus en plus et sans réserve.

- Dutoit, t. V, LV, p. 374-376 - Masson, CXXXVII, p. 329-331. - Jean Orcibal, Correspondance de Fénelon, tome II, Paris, Klincksieck, 1972, Lettre 93. « Cette lettre porte dans le texte de Dutoit la date du 25 décembre 1689. Mais cette date, inscrite en tête et entre parenthèses, a sans doute été ajoutée de la main du copiste. Je la crois quelque peu inexacte. Si Fénelon avait écrit sa lettre le jour même de Noël, il n’eût peut-être pas employé l’expression trop vague de « ces saints temps ». On verra du reste que cette lettre a amené deux réponses, la seconde supposant même une lettre de Fénelon dans l’intervalle. Or, cette seconde est datée par Mme Guyon elle-même du 26 décembre. Il semble donc qu’il faille reporter celle-ci de quelques jours en arrière. » [M]. – Mais : « Est-elle bien placée là […] Masson n’a pas connu la date de la lettre du 28 décembre 1689, donnée par le ms. 11010 : les deux textes ne sont guère compatibles à quelques jours de distance. » (observation I. Noye).

1Il pourrait s’agir de l’abbé de Langeron, commensal de Fénelon, puisque Mme Guyon termine sa lettre du 26 décembre par : « Je vous souhaite, monsieur, et à M. N, une année pleine de Dieu et vide de tout le reste » (Masson, p. 335).

2Sans doute François III de Fénelon que nous voyons un moment lieutenant-colonel du régiment d’Angoumois, peut-être par suite de la convocation de l’arrière-ban. « Partant pour la guerre », il passa le 9 janvier 1690 un acte en faveur de sa femme Elisabeth de Saint-Aulaire. Demandait-on à Louvois de le libérer du service qui, étant donné son peu de fortune, devait le ruiner ? Nous ne savons pas si c’est à ce neveu de Fénelon que Mme Guyon avait écrit le 21 février 1689 (voir Masson, p. 52). [O].

136. À Fénelon. Fin décembre 1689.

Recueillement par simple retour ; pas de règle mais exercer la charité envers des proches.

Quelque faute que vous fassiez, il faut en porter la peine nûment sans y ajouter la moindre réflexion, ainsi que vous le pratiquez. Quoique vous parliez comme tout naturellement et sans vue actuelle de Dieu, Il ne laisse pas d’être toujours le même dans votre âme, y opérant toujours également, quoiqu’inconnûment. Cet état, tout naturel en apparence, appartient à la pure foi et ira toujours en augmentant dans la suite, sans que votre âme cesse pour cela d’être proche de Dieu.

Je ne comprends pas ce que vous appelez vue de Dieu, si ce n’est un certain je ne sais quoi dans le fond de la volonté, qui donne la vie à nos actions et est la seule chose qui se puisse réveiller chez vous. Car je ne crois pas que vous pensiez d’avoir une [autre] vue ou pensée de Dieu dans ce que vous dites. Cela ne convient pas à votre état et vous nuirait même, bien loin de vous servir, parce que ce n’est pas ce que Dieu veut de vous. Ce recueillement se doit faire par simple retour1 ; encore cette action, quoique très simple, se doit-elle perdre dans la suite pour vous laisser tel que l’on vous fait être à chaque moment. Tant que vous aurez cependant la facilité de vous recueillir en la manière que nous l’avons dit, il le faut toujours faire. Celui qui ne repousse ou ne retarde point l’impression de Dieu est toujours uni à Dieu, du moins dans les puissances, quoiqu’il ne le distingue point. Cette union et la souplesse est ce qu’il vous faut.

Je vous prie d’observer que, quand bien même vous feriez des fautes en suivant simplement le mouvement intérieur, vous ne changiez point de conduite, car le démon pourrait se servir de ces fautes pour vous tenter de reprendre votre propre conduite, - ce qui cependant serait pour vous une très grande perte, - et vous vous retarderiez beaucoup dans votre course rapide. Le fleuve sur lequel vous êtes embarqué n’a présentement qu’une pente assez douce ; mais lorsque vous aurez attrapé la pente rapide, il est à craindre que, sans y penser quelquefois et surpris de la frayeur, vous ne vous arrêtiez à bien des petites choses. Cependant j’ai cette ferme confiance que ce ne serait que pour des moments : le Maître vous aime trop pour vous laisser arrêter en chemin.

Il y a deux sortes d’état où l’on peut s’arrêter, dont le premier est celui où vous êtes présentement qui ne serait pas encore fort sensible, parce que vous vous possédez encore un peu vous-même. Et comme vous vous possédez et que la pente est douce, vous pouvez faite de légères résistances et ne les pas même discerner, ou du moins que très peu ; et souvent même on est plus arrêté par les bonnes choses, sans s’en apercevoir, que par les autres, car les autres sautent aux yeux et se font remarquer. Cependant il n’y a rien à faire que ce que vous faites, de vous laisser à tout ce qui vous entraine, sans mettre jamais la main à la rame ni pour avancer, ni pour remonter. Les personnes plus avancées et qui ne se possèdent plus, sentent pour les moindres résistances de violentes peines, parce que Dieu ne leur laisse point d’usage de leur liberté et qu’Il les fait obéir en Souverain.

Il est vrai que la règle de ne vous point mêler de vous et de ne rien demander est admirable, et ce doit être votre règle ordinaire et celle de toutes les personnes qui sont comme vous êtes. Cependant comme nous suivons, - outre la règle juste de la raison vertueuse, - une règle intérieure qui nous fait obéir à Dieu sans règle ni mesure, je ne voudrais pas que vous vous fissiez aucune loi, mais que vous suiviez simplement le mouvement que vous en auriez. De même qu’il ne faut jamais avoir d’intérêt particulier, il ne faut pas non plus négliger la charité, surtout envers des proches qui ne peuvent en attendre que de vous. Je vous prie donc que, sans vous arrêter à nulles lois, vous suiviez la loi du cœur et que vous fassiez bonnement là-dessus ce que le Seigneur vous inspirera. Ce n’est plus la vertu que nous devons envisager en quoi que ce soit, - cela n’est plus pour nous, - mais la volonté de Dieu, qui est au-dessus de toutes vertus.

- Dutoit, t. III, Lettre LX, p. 253-258 - Masson, Lettre CXXXVIII, p. 331-333.

1« Mme Guyon semble avoir présente à l’esprit la simple ressouvenancede Benoît de Canfield », notait Orcibal à propos de la demande de Fénelon, lettre précédente.



II.  Le « Complément » de l’année 1690.


Ce complément est constitué par l’apport du ms. B.N.F., Nouv. acq. fr. 11 010, de la main de Dupuy. Il couvre une période d’une année, de décembre 1689 à novembre - décembre 169 Nous respectons la succession des lettres de ce manuscrit, compte tenu de l’ordre respecté pour les lettres que l’on peut dater et de la confiance que nous avons en Dupuy130. On retrouve de nombreuses lettres dans la correspondance éditée par Poiret et Dutoit ce qui permet d’utiles comparaisons131.

137. À Fénelon. Janvier 1690.

Union indivisible. Dieu m’a livrée pour vous. « Haïssez-moi, souffrez-moi, aimez-moi, je suis chargée de vous et il faut que je vous conduise où je suis ».

Il me serait difficile de vous exprimer ce que je souffre. C’est une peine d’impression, mais peine pareille à l’union que j’ai pour vous. C’est une union qui est dans l’essence de l’âme et indivisible. Je me suis offerte à la souffrir jusqu’à la fin des siècles pour vous. Je souffre assez pour les personnes que j’aide, mais je souffre comme un vêtement de souffrance qui peut s’ôter et qui est [1v°] rapportant à la nature de l’union que j’ai pour vous. Mais ce que je souffre pour vous est comme dans la substance de l’âme et aussi indivisible que l’âme est indivisible. Je ne saurais pourquoi Notre Seigneur me liait à votre âme d’une manière qui m’était autant nouvelle qu’elle est substantielle !

Je vous l’ai dit dès le commencement, et mon Dieu est témoin de la sincérité de mon cœur et comme je ne vous ai rien caché de tout ce qu’Il a voulu que [2r°] je vous dise quoi qu’il en pût arriver. Je vous ai ouvert mon âme et je l’ai versée dans la vôtre. Plus vous avancerez, plus vous découvrirez que je n’ai rien eu de caché pour vous qui ne me le soit à moi-même. Ce n’est pas à moi à me justifier, c’est à Dieu à faire ce qu’il Lui plaît, mais la même fidélité que j’ai eue à vous faire voir jusque dans le fond de mon cœur, je l’ai eue à obéir à Dieu pour tout ce qu’Il a voulu. [2v°]

Notre Seigneur veut donc que je vous dise que, comme Il ne m’a fait passer les états terribles où Il m’a fait passer et que je vous ai décrits, que pour mettre mon âme dans une souplesse infinie et que pour lui arracher toute répugnance telle qu’elle pût être, qu’Il ne l’a délivrée de cet état que lorsqu’il lui était inutile parce que toutes ces répugnances étaient mortes, vous comprenez que, si j’étais en état d’en avoir encore, qu’il me faudrait [3r°] une nouvelle purification. Je n’en ai donc aucune pour tout ce que Dieu peut vouloir de moi. Je n’ai aucune précaution ni possession de moi : si j’en avais, je serais bien éloignée de ce que Dieu veut de moi. Si Dieu m’avait livrée à souffrir pour un autre et s’Il le faisait encore, je ne pourrais pas Lui dire : « Pourquoi le faites-vous ? ». Je vous proteste que cela est de la sorte. Dieu m’a livrée pour vous, tout le reste est pour moi [3v°] comme un vêtement que l’on peut m’ôter et me remettre, mais il m’est aussi impossible d’être divisée d’avec vous que d’avec la substance de mon âme et que d’avec moi-même.

Je croyais bien que Dieu se contenterait de m’avoir précipitée pour m’accommoder à Sa mode et à toutes Ses volontés, mais je ne m’imaginais pas qu’Il me ferait faire pour un autre ce qu’Il m’a fait faire pour moi. Il m’imprime dans l’âme cette montagne que je [4r°] descendais avec vous pour vous la faire passer. Je veux bien souffrir toutes les peines d’impression qu’il plaira à Dieu de me faire souffrir dans cette union, et je veux bien aussi souffrir toutes les faiblesses, les troubles et les réflexions qui conviennent à votre état présent, mais quoiqu’il me faille souffrir, soyez persuadé que non seulement je serai passive pour toutes choses et pour ce que Dieu pourrait vouloir de vous à mon égard, [4v°] mais que de plus s’Il me rendait active pour vous afin de vous détruire et de vous faire perdre toutes traces, je serais prête à l’être. Enfin je suis à Dieu et j’y suis tellement pour Lui-même, et Il m’y fait être tellement pour vous que, quelque destin que je puisse avoir, non seulement je ne résisterai pas, mais je n’aurai pas même un mot à Lui répondre.

Je ne prétends pas vous ôter par là la liberté de me condamner, ô non, et plût [5r°] à Dieu que ma condamnation et mon supplice pu[ssen]t avancer votre consommation si c’était le bon plaisir de Dieu, comme vous devez être dans la disposition de vous y voir livré vous-même. J’ai à vous avertir, et je prie Dieu de tout mon cœur que Sa parole de Vérité ait son effet sur votre âme. Elle y fera un effet momentané et en forme de substance qui vous imprimera la nécessité de l’abandon et vous y fera marcher sans que vous ayez [5v°] la consolation de discerner que pour des moments où réside cet esprit de vérité, c’est comme une lampe que l’on allume pour vous engager dans la voie et que l’on ôte en même temps. La vérité sera toujours et dans ma bouche et dans mon cœur pour vous et au bout de ma plume. Cherchez tant que vous voudrez, vous trouverez ailleurs assez de vérité de raison, mais vous ne trouverez la vérité substantielle que la vérité qui ne s’accordera point avec votre raison [6r°] je l’avoue, mais vérité qui trouvera un écho dans la substance de votre âme et qui s’accordera avec elle. Plus votre raison la combattra, plus elle vous sera une vérité de substance qui peut seule s’accorder avec la substance de votre âme et y mettre la paix, le pur amour et la vérité de la volonté suprême de Dieu. L’on peut tromper notre raison, mais l’on ne peut tromper cet intime de l’âme où la vérité substantielle de Dieu réside. Si je trompe [6v°] et effarouche votre raison, je ne saurais qu’y faire, mais malgré vous votre fond s’accordera avec moi pour la tromper, car quoique vous ne m’aperceviez pas dans l’intime de votre âme comme je vous discerne dans la mienne, il ne laisse pas d’y avoir une nécessité, mais nécessité indispensable d’être uni et soumis à une autorité autant intime qu’elle est réelle.

Bien plus, je vous dirai que la lumière sans lumière de vérité ne sera plus pour vous que dans [7r°] l’abandon et dans la perte. Si vous quittiez1 ce sentier, vous la perdrez, et il vous sera impossible de la retrouver qu’en vous précipitant de nouveau dans l’abandon où elle réside pour vous et où elle sera jusqu’à ce qu’elle vous en tire elle-même. Sortez de là par vous-même, vous trouverez une lumière de raison qui vous conduira quelques pas, mais en la suivant, la vérité du dedans vous dira cent fois : « tu t’égares et tu n’auras de repos qu’en me suivant, moi qui te conduis ». La lumière de vérité au contraire [7v°] et les précipices où elle vous conduira, effrayeront souvent votre raison, mais le fond sera toujours d’accord avec elle. Et, quoique les nuages que la raison élèvera souvent vous le cachent quelquefois, vous ne le découvrirez pas plutôt au travers des ténèbres qu’Il2 vous prêchera comme moi abandon, abandon et encore plus d’abandon. Si c’est une nécessité d’être abandonné, si c’est trouver un supplice que d’entrer et sortir incessamment de l’abandon, vous m’avouerez que ce qui vous perd le plus vite est ce qu’il vous faut. [8r°]

C’est pourquoi Dieu vous poursuit avec tant de force. Mais lorsqu’Il vous aura mené à Son but, Il ne vous poursuivra plus. Mais hélas, que s’Il venait à ne vous plus poursuivre avant que d’être arrivé, que ce serait bien une marque que la raison aurait pris le dessus ! Car ce Dieu d’amour a une conduite violente à l’abord, mais comme cette violence, quoique pénible, est encore une assurance, Il ne Se sert que de la délicatesse après avoir embarqué l’âme : elle ne Le voit plus. La voix est autant profonde que délicate : [8v°] si on la suit, elle est toujours présente malgré la délicatesse et conduit l’âme sûrement au but. Mais si en hésitant on écoute la raison et l’on craint de la suivre et que l’on attende quelque chose de plus marqué, elle se dépite, elle se cache, elle échappe et l’on ne la trouve plus. L’âme ne s’aperçoit de sa perte que par le défaut d’aisance et parce que l’on est comme déplacé et que, se trouvant véritablement n’être pas arrivé au terme, l’on croit bien que la voix de vérité est muette et ne [9r°] demande plus rien. Plus on lui obéit avec fidélité, plus elle poursuit vigoureusement, mais lorsqu’on se défie d’elle elle se cache. Sa délicatesse est infinie pour moi, toute accablée que je suis de maux.

Je me trouve disposée à vous poursuivre partout dans tous les lieux où vous pourriez trouver quelque refuge et, quoi qu’il m’en puisse arriver, je ne vous laisserai point que je ne vous aie conduit où je suis. Il me semble que Notre Seigneur me dit au fond de l’âme en parole substantielle: « J’étais heureux, Je vivais de la [9v°] gloire de Mon Père, J’étais compréhenseur et cependant J’ai abandonné tout cela pour Me faire homme. Mais J’ai commencé par tous les âges de l’homme, J’ai éprouvé toutes ses faiblesses : Je me suis fait enfant, J’ai été enfermé dans les entrailles d’une femme afin de te conduire où J’étais. Je veux de même que tu sortes de ta place sans en sortir, que tu portes avec lui tous ses états et que, te faisant de nouveau rentrer dans le sein de ta mère, Je te fasse passer pour lui ce que Je t’ai fait passer pour toi et que [10r°] par là tu le conduises où tu es ». Je comprends que Jésus-Christ se ferait encore homme pour un seul homme. Mais enfin tout ce que je vous peux dire : « haïssez-moi, souffrez-moi, aimez-moi, je suis chargée de vous et il faut que je vous conduise où je suis ». Je ne vous quitterai point que cela ne soit. J’essuierai toutes les différentes agitations que votre raison vous donnera de moi. Mais quoi que vous fassiez, il en faudra toujours venir au point de me croire, d’être soumis comme malgré vous à une femme que vous n’estimerez [10v°] peut-être pas, que vous haïrez même.

Je n’y mets rien du mien : c’est le Maître qui en a ainsi ordonné et qui vous épargnera d’autant moins qu’Il a mis en vous une volonté plus droite. Il me mettra dans votre esprit un paradoxe : ange et démon, la force d’un Dieu, la faiblesse d’un enfant. Cela vous est nécessaire pour suivre et suivre sans appui. S’il n’y avait rien qui vous parût vérité et qui n’eût autorité sur vous, vous ne la pourriez suivre, et s’il n’y avait rien [11r°] qui ne vous parut douteux ce serait un appui. O chemin terrible ! O chemin qu’il faut suivre, mais suivre avec des frayeurs et des assurances de perte, chemin où l’on ne guérit d’un mal que par un plus grand mal ! S’il se présente quelque chose pour appuyer sur moi votre raison, il reparaîtra incontinent une autre chose qui la rejettera infiniment loin. Il vous est de conséquence de ne l’écouter ni en bien ni en mal, mais de suivre ce je ne sais quoi qui est substance et qui s’enfonce [11v°] toujours plus lorsque l’on le suit, car son dessein n’est pas d’assurer l’âme, ce qui l’arrêterait, mais de la perdre en la faisant toujours plus courir par l’inconnu. Je prie l’Esprit de vérité d’imprimer la vérité non dans votre raison, mais dans la substance de votre âme où elle doit résider.

- B. N. F., ms. Nouv. acq. fr. 11 010, f°. 1 r° (lettre no. 1).

1La forme grammaticale correcte serait : « quittez », compte tenu de la suite ; mais cette supposition apparaît improbable à Mme Guyon.

2Le fond en accord avec la lumièr e de vérité.

138. À Fénelon. Janvier 1690.

La Paix : « À mesure que l’âme meurt à elle-même, elle découvre en elle cette division de l’âme d’avec l’esprit. Cette division s’opère par la paix intérieure. »

L’endroit de l’épître que vous me citez a un sens admirable. Le Dieu de paix nous sanctifie véritablement mais de quelle manière ? En nous communiquant [12r°] Lui-même intérieurement l’onction et la paix. Cette paix est plus utile à l’homme pour la sanctification que tous les efforts qu’il pourrait faire par lui-même. C’est pourquoi il nous est si fort recommandé dans l’Ecriture de posséder nos âmes dans la paix. Jésus-Christ ne donne que cette paix à ses Apôtres, et par elle Il leur communique toute vertu. Pourquoi le divin Sauveur ne leur dit-Il pas qu’Il leur donne son humilité, sa patience, etc.? [12v°] C’est qu’en leur donnant cette paix dont parle saint Paul, paix qui passe toute expression, Il leur donne la douceur, l’humilité et le reste, car les vertus viennent de cette paix et sont infuses à l’âme d’une manière ineffable. Aussi Jésus-Christ pour nous faire voir que c’est une paix toute intime, toute intérieure, toute féconde, source de tout bien, et non pas une fausse paix telle que la jouissance des plaisirs du siècle la donne, Il dit : « Je [13r°] vous donne Ma paix », disant que c’est la paix qu’Il goûte en Lui-même où, étant infini en repos, Il ne laisse pas d’être infiniment agissant et fécond. C’est cette même paix qu’Il communique à l’âme pure, paix étendue et durable autant qu’elle est intime, au lieu que la paix que le goût du monde donne est une paix superficielle qui se trouble et se perd pour le moindre accident, qui rétrécit le cœur et l’affaiblit loin de le dilater et le fortifier.

Le reste de l’épître demanderait [13v°] une longue explication, mais pour vous contenter je vous en dirai quelques mots. L’esprit, l’âme et le corps sont très bien séparés ici, car il est certain que les âmes intérieures éprouvent très bien qu’il y a une division de l’âme d’avec elle-même, qui est telle que l’on éprouve très fortement que l’âme a en elle-même un censeur et un approbateur de ses propres opérations, de manière qu’il semble quelquefois que ce soit deux âmes. [14r°] Ceci est plus que ce qu’on appelle ordinairement partie supérieure et inférieure. À mesure que l’âme meurt à elle-même, elle découvre en elle cette division de l’âme d’avec l’esprit. Cette division s’opère par la paix intérieure et préserve véritablement du péché, la disposant véritablement pour l’avènement de Jésus-Christ, qui n’est autre que la formation du même Jésus-Christ en nous qui, par notre mort en Adam, est rendu notre vie.

- B. N. F., ms. Nouv. acq. fr. 11 010, f°. 11 v° (lettre no.2).

139. À Fénelon. Janvier 1690 ?

M. l. m. d. C. m’a parlé sur N. Je ne vous puis rien direa là-dessus à présent. Je suis comme les plus petits enfants. J'écris et dis sur les choses ce que l'on me fait dire et écrire, après quoi je n'y pense plus, si l'on ne m'en réveille le souvenir ; et tout autant de fois qu'on me donne mouvement de dire ou d'écrire la même chose, je le fais. Je n'ai donc à présent nulle vue, nulle lumière et nulle pensée là-dessus ; cela est effacé de chez moi comme si cela n'avaitb jamais été. Je ne juge pas même de la volonté de Dieu là-dessus ni du dessein qu'il a eu de me porter à vous le dire : je me trouve muette à cet égard, avec un je ne sais quoi au-dedans qui m'assure que j'ai fait ma mission sur cet article, [et] quec Dieu ne me demande rien davantage sur cela1. Si je ne l'avais pas fait j'en aurais souffert et j'en aurais été occupée jusqu'à ce que j'eusse obéi. Voilà simplement ma disposition, sans que je puisse même raisonner s'il est mieux d'une façon que de l'autre. J'agis comme une pauvre bête que l'on dresse et à laquelle on fait faire mille choses qu'elle ne pense point de faire lorsqu'on ne l'exige point d'elle. C'est à vous à faire ce que Dieu vous inspire et à discerner ce qu’Il veut : pour moi je n'ai qu'une chose à faire qui est d'obéir sans raisonnement ; aussi le succès des choses ne me touche en nulle manière. J'ai mille choses à vous dire. Je suis à vous en Notre Seigneur sans réserve.

Je vous demande une chose, ou plutôt à mon Dieu, qui est que votre raison et votre science ne vous empêchentd jamais de vous perdre au point que Dieu veut : car Dieu veut de vous une perte singulière qu'il ne veut pas des autres.

Ne mesurez point les autres sur vous-même, ni vous sur les autrese. Par exemple, il faut autant vous dépouiller en toute manière qu'il faut vêtir et soutenir L. de L.f votre ami2. Quoiqu'il goûte l'intérieur, ce qui serait pour vous ne l'accommoderait pas ; et il lui faut une conduite toute différente de la vôtre. Il faut, par exemple, que vous mouriez à ce qui est vivant chez vous, par une vraie perte ; et, il faut qu'il meure à sa vie, qui est beaucoup plus extérieure que la vôtre, parg une forte et sincère fidélité, par la pratique de l'oraison et de la mortification de l'esprit.

Je connais mille choses en lui sans l'avoir jamais vu et depuis quelque temps, son intérieur m'est plus clair que le jour. Au lieu que l'on vous exhorte, et que vous le devez faire, deh suivre votre première pensée et le premier mouvement sans raisonner, il faut qu'il laisse mourir les siens et l'impétuosité de son esprit, comme les vagues qui meurent contre un rocher et [y] perdenti leur force. Dieu a du dessein sur lui, et il fera beaucoup de progrès s'il entre une fois dans le chemin de la mort ; mais il ne faut point qu'il s'épargne ni qu'il craigne de trop mourir aux choses extérieures ; non plus que vous ne devez jamais craindre d'être trop dépouillé des intérieures. Qu'il ne ménage rien avec Dieu pour ce qui regarde l'extinction de son espritj, non plus que vous ne devez rien ménager avec Dieu pour la perte de toutes choses : non que cela se doive faire avec effort, mais à mesure qu'il travaillera à laisser tout tomber, Dieu l'éclairera et son onction le préservera de tout péché et de toute corruption.

- B. N. F., ms. Nouv. acq. fr. 11 010, f°. 14 v° (lettre no.3). Dutoit, t. III, Lettre 128, p. 555-558. Cette lettre ne figure pas dans l’Indice du t. V p. 628.

aM... m'a parlé sur le sujet de N. Je ne peux vous rien dire Dutoit

bcela s'est effacé de chez moi comme s'il n'avait D

cet que D

dempêche D (la science seule en cause ?)

eni sur les autres D omission.

f N., D

gvie (qui est beaucoup plus extérieure que la vôtre) par D parenthèses ; nous avons introduit des virgules.

hexhorte (et que vous le devez faire) de D parenthèses ; nous avons introduit des virgules. Il est donc probable que de nombreuses parenthèses de l’édition Dutoit ne constituent pas des ajouts.

iet y perdent D

j son propre esprit D

1Cette lettre ne semble pas suivre la précédente sans une entrevue intermédiaire ou une lettre de Fénelon ? Nous ne sommes pas certain de l’ordre même des lettres, celle-ci pouvant dater de décembre 1688.

2L. de L. : l’abbé de Langeron.

140. À Fénelon. Décembre 1689.

« … étant à la messe prête à communier très serrée à Dieu, tout à coup votre âme me fut présente et l’on la serrait à la mienne… »

Le jour de saint Jean l’Evangéliste, une personne me vint trouver dans un tourment excessif qui l’avait même toute changée. [18r°] J’eus mouvement de dire intérieurement pensant à vous : « S’il est mon f[ils], qu’elle soit délivrée et en paix » ; elle le fut dans le moment sans qu’elle sût rien de ce que j’avais pensé ; elle me dit : “Je suis délivrée”. Une autre qui est obsédée depuis quelque temps fut aussi délivrée en disant au démon la même chose. Je vous l’écrivis aussitôt, mais je fus assez infidèle pour brûler ma lettre. Je n’en ai pas eu meilleur marché car il m’a fallu l’écrire. L’on ne veut plus même que [18v°] je mette que je vous écris pour vous obéir, mais l’on veut que je mette ingénument les choses. Je le ferai à l’avenir quoi qu’il arrive.

Hier matin, étant à la messe prête à communier très serrée à Dieu, tout à coup votre âme me fut présente et l’on la serrait à la mienne, cela en réalité intime, en foi nue, sans distinction ni objet. Je savais que cela était, et aussitôt le Maître Souverain fit prononcer au-dedans de moi pour votre âme: « Sponsabo te in fide, [19r°] sponsabo te in aeternum1 ». Dans l’instant, l’on me fit faire une démission en votre faveur en imprimant ces paroles de communauté de biens et de maux de tous les fruits de miséricorde que Dieu avait faits à mon âme, tant les gratifiantes que les crucifiantes, et cela se faisait en moi sans réplique et sans résistance. Celui qui le faisait en moi l’acceptait pour vous, et en même temps Il me chargea des croix et des humiliations que vous auriez dû porter afin que [19v°] j’en busse jusqu’à la lie, non qu’Il vous dispense des intérieures entièrement. Il accepta cela en moi. Je demeurais à tout cela sans action, mais surprise.

Je me sens poussée de vous dire que si, dans ce que je vous ai écrit ou dans ce que je vous ai fait voir d’écrit pour les autres, il y a quelque chose de trop dur pour votre estomac à présent, que vous n’en jugiez pas et que vous le laissiez, car il viendra un temps que ce qui vous paraît poussé vous sera très nécessaire, [20r°] et alors vous connaîtrez toutes choses. Je n’ai gardé aucun ménagement avec vous et je ne vous ai rien caché de ce que fait le Tout-Puissant, quoique j’use avec tant de ménagement avec les autres. Tous les plis de mon cœur vous ont été ouverts sans me regarder moi-même. Je prie Dieu qu’Il achève Son œuvre en vous et qu’Il ne permette jamais que vous y mettiez d’obstacle. Il me paraît que vous ne connaîtrez que dans l’éternité ce que je vous suis en Dieu. Déc[embre] 1689.

- B. N. F., Nouv. acq. fr. 11 010, f°. 17 v° (lettre no. 4) - Elle serait de décembre 1689 selon I. Noye.

1Osée 2, 19-20 : « et sponsabo te mihi in sempiternum […] et sponsabo te mihi in fide » (Vulgata, Gryson) : « je vous rendrai mon épouse pour jamais […] Je vous rendrai mon épouse par une inviolable fidélité. » (Sacy).

141. À Fénelon. 26 décembre 1689.

« … Il faut vous laisser comme une chambre qui laisse tout entrer et sortir… »

On n’a jamais prétendu que vous fissiez quoi que ce soit pour vous-même1 puisque vous ne sauriez être trop passif selon les desseins de Dieu sur vous ; mais votreb cœur doit toujours être également ouvert pour recevoir les opérations de Dieu sans y rien mettre du vôtre. Ce serait même une action que d’outrepasser une disposition, soit parcec qu’elle est sensible et par conséquent moins pure, ou parce que l’impression en reste. Il faut vous laisser comme une chambre qui laisse tout entrer et sortir, fermer et ouvrir lad porte1. Si après quelques dons sensibles il en reste l’impression, il la faut laisser sans faire le moindre effort du monde pour l’ôter. Je voudrais que vous vous laissassiez tel que vous êtes toujours, je ne voudrais pas même que vous eussiez des réflexions.

Je voudrais cependant que toutes les personnes qui sont à portée de vous demander quelque chose, sussent que vous ne demandez jamais rien et que cela soit ferme, à moins que le Seigneur n’en ordonne autrement. Ce serait une mauvaise pratique de vouloir demander pour éviter la complaisance : il faut la laisser tomber comme le reste, sans cesser d’aller toujours tout droit à ce qui nous entraîne. Il me serait difficile de vous dire à quel point Notre Seigneur m’unit à vous.

J’avais écrit ce billet simplement. Il me vient dans l’esprit que vous aidiez monsieur votre neveu, à moins que Dieu ne vous donne un mouvement contraire. Je vous souhaite, monsieur, et à M. N., une année pleine de Dieu et vide de tout le reste. Ce 26 décembre 1689.

- Dutoit, le premier paragraphe, t. III, Lettre XVI, p. 245-246 et t. V, p. 307 ; le reste de la lettre, t. V, p. 376-377, « Supplément à la lettre XVI du troisième volume et réponse à la précédente » [soit la « lettre LV à l’auteur, (du 25 décembre 1689) » que nous avons déplacée en suivant Masson] - Masson, Lettre CXXXIX, p. 334-335. Cette lettre ne figure pas comme adressée à Fénelon dans l’Indice donné par Dutoit au t. V p. 628, ce qui confirme que celui-ci ignorait le ms. Nouv. acq. fr. 11 010.

Le premier paragraphe a été donc reproduit deux fois, dans le t. III et dans le t. V, p. 307, où il constitue à lui seul la lettre XLIII ! Masson indique que « la reconstitution indiquée par Dutoit et que j’ai suivie ici, me paraît pourtant la plus vraisemblable ». Il y a en effet de légères variantes entre ces deux sources, que nous donnons ci-dessous. L’intéressante remarque de Dutoit en note à la fin de la lettre XLIII du tome V, « Ici sont placées dans le manuscript [nous soulignons] les Lettres 81 et 123 du troisième volume » indique qu’il a eu recours à un « livre de lettres » plutôt qu’à des autographes ou copies séparées : il s’agit très probablement du premier ms. précédant le second ms. 11 010 de la B.N.F. [que l’on trouve édité dans ce qui suit pour la première fois en ce qui concerne les lettres de Ma dame Guyon]. On sait qu’il existait probablement quatre ms. dans cette série.

aLe texte du t. V diffère pour cette première phrase de celui du t. III : « L’on n’a jamais prétendu que vous fussiez rien par vous-même… » Masson ajoute : il semble que fussiez soit certain et qu’il faille aussi accepter pour, si, comme je le crois, ce premier paragraphe doit être rattaché au reste de la lettre. Fénelon avait dû demander à Mme Guyon, dans une lettre perdue, si elle lui conseillait de demander des faveurs personnelles…

bmais comme votre cœur (t.V).

cune action d’outrepasser une disposition ou parce (t.V)

dsa (t.V). On voit par ces variantes mineures que la source est différente, peut-être un autographe pour le t. V qui devient alors la leçon préférable - comme le suggère la première variante : Dutoit aurait pensé avantager Fénelon en voilant le problème de faveurs personnelles…

1« La manière la plus fréquente de recevoir mes croix est de les laisser venir et passer, sans m’en occuper volontairement. C’est comme un domestique indifférent, qu’on voit entrer et sortir de sa chambre sans rien lui dire ». (Fénelon, Lettre à la comtesse de Montberon du 8 novembre 1700).

142. À Fénelon. Fin décembre 1689.

« J’ai vu en songe un oiseau d’une beauté extraordinaire. … Enseignez le langage du cœur. »

Ô sia je pouvais vous exprimer combien vous êtes cher à Dieu, et les desseins qu’Il a sur vous ! Comme un peintre fameux prépare une toile afin d’y tracer ce qu’il lui plaît, Dieu prépare Lui-même votre âme d’une manière autant divine qu’elle est imperceptible. Les connaissances qui sont données de Dieu ont un caractère ineffable, quoique cela se fasse sans bruit de paroleb ni d’expressions. C’est une connaissance propre à la foi qui, ne donnant rien [21r°] à l’âme, ne la salit point, [mais] au contraire la rend plus pure et plus nette.

Notre Seigneur me fait connaître que, quoiqu’Il y ait quantité d’âmes plus consommées que vous, pour l’intérieur il n’y en a point qui reçoive plus simplement et plus sans nul mélange Ses opérations cachées, du moins sans nul mélange de volonté. C’est pourquoi Il vous aime et pourquoi Il ditc de vous : « C’est mon fils bien-aimé en qui Je Me plais uniquement ». Il y a encore quelque chose à détruire chez vous mais [21v°] Il le fait et le fera par le feu de Son amour, comme vous voyez un fer perdre insensiblement sa rouille dans le feu, sans que l’on fasse rien autre chose pour le purifier que de le laisser dans le feu. Dieu donne à mon cœur pour vous plus que je ne peuxd vous le dire. Je Lui laisse le soin de tout ce qu’il Lui plaira.

J’ai vu en songe un oiseau d’une beauté extraordinaire. Tout le monde était empressé pour l’avoir, il est venu [22r°] entre mes mains sans que je fisse rien pour le prendre et c’est à vous que j’en ai remis la chargee. O jour du Seigneur plusf proche que l’on ne pense. Servez-vous dans le temps des armes que le Seigneur a mis entre vos mains. Ce sont les armes du cœur et non celles de la raison, c’est par le cœur que vous gagnerez. Enseignez le langage du cœur et la route qui y conduit, que la vraie perfection consiste à l’union de la volonté de Dieu, [22v°] àg s’y soumettre. C’est le langage efficace, c’est celui qui a la clef du cœur. Je ne peux vous en dire davantage.

- Nouv. acq. fr. 11 010, f°. 20v°- 22v° (lettre no. 5) - Dutoit, t. II, Lettre 193, p. 591-592. Cette lettre ne figure pas dans l’Indice du t. V p. 628.

aSi D

bparoles D

cc’est pourquoi il dit de vous D qui omet il vous aime.

dpuis D

eLui plaira. O jour Dutoit qui omet le songe de l’oiseau.

fcharge. Le jour du Seigneur est plus D.

gconsiste dans l’union de notre volonté à celle de Dieu, à D

143. De Fénelon. 28 décembre 1689.

« … il faut que je ne Lui résiste point … Je m’unis à vous de plus en plus. »

Je vous avais écrit une assez grande lettre, Madame , mais comme je suis un peu brouillon, je l’ai écartée1 dans mes papiers, et je la cherche depuis hier sans la pouvoir trouver. J’ouvre à Dieu toute l’étendue de mon cœur pour recevoir cet esprit de petitesse et d’enfance dont vous parlez, mais qu’y a-t-il à faire, sinon [f.23r°] de ne rien faire et de laisser faire Dieu ? Je suis en paix et je ne me donne aucun mouvement en aucun genre. Je crois devoir suivre toujours les règles2. Lorsque, malgré mon dégoût, je sens que je ne suis gêné intérieurement ni au moment où je les suis, ni après que je les ai suivies, puisque Dieu me laisse la même paix et la même largeur, il faut que je ne Lui résiste point en me conformant à ces règles. Je m’unis à vous de plus en plus. Une fluxion sur les dents [f.23v°] m’a ôté depuis plusieurs jours la liberté de dire la messe. Votre petit présent m’a réjoui et j’espère qu’il me fera du bien3. Pour Job, c’est un grand présent dont je vous remercie4. 28 déc.

- B. N. F., ms. Nouv. acq. fr. 11 010, f°. 22v°-23v° (lettre 5a) - Dutoit, t. V, LVI, p. 377 sq. - Masson, CXX, p. 304 sq.- Jean Orcibal, Correspondance de Fénelon, tome II, Paris, Klincksieck, 1972, Lettre 95.

Une note d’Orcibal rend ici hommage à monsieur Noye : « […] Notre tome I était déjà imprimé quand ce recueil [B. N. F., ms. Nouv. acq. fr. 11 010] , œuvre d’Isaac Dupuy, a été découvert par M. Irénée Noye, P. S. S., qui a bien voulu nous en communiquer aussitôt une excellente transcription. Nous le remercions de la générosité exceptionnelle avec laquelle il nous a permis d’en tirer ce qui pouvait enrichir la correspondance de Fénelon. Lui-même publiera bientôt les lettres de Mme Guyon, beaucoup plus nombreuses et plus longues. Ce sera, pour l’année 1690, la continuation des lettres de 1689 publiées par Dutoit que Masson n’a pu que reproduire. C’est également à I. Noye que nous devons les références aux lettres de 1690 [de Fénelon] insérées dans les trois premiers volumes des Lettres chrétiennes et spirituelles. »

1Ecartée : égarée (voir l’Avare, III, 1). S’agirait-il de notre lettre 93 que Fénelon aurait retrouvée par la suite ?

2Il doit s’agir de règles sur l’attitude à prendre dans l’oraison. Fénelon recevra le conseil : « Il ne faut rien prévenir, mais se laisser à Dieu sans réserve au moindre signal, sans que la raison arrête ». B. N. F., ms. Nouv. acq. fr. 11 010, f°. 23v°-25v°.

3Mme Guyon l’approuve, l’invite « à se laisser tout ôter », lui promet en plaisantant « un emplâtre qui arrête toutes les fluxions des dents » et conclut : « Il faut que vous soyez bien bon pour me supporter » [O] (B. N. F., ms. Nouv. acq. fr. 11 010, f°. 23v°-25v° : lettre précédente de l’automne 1689).

4Le 27 juillet Madame Guyon avait annoncé l’envoi de son Commentaire de Job.

144. À Fénelon. Fin décembre 1689.

Être petit parmi les Grands. « Il ne faut rien prévenir, mais se laisser à Dieu sans réserve au moindre signal ».

Je ne demande rien autre chose sinon que votre cœur soit ouvert pour recevoir l’esprit de petitesse et d’enfance. Ce serait cesser d’être petit que dea vous donner aucune disposition1. Notre Seigneur vous mène par la main. Je vous parle toujours de la petitesse, [f. 24r°] non pour vous obliger à faire quelque chose, mais parce que j’en ai le mouvement, et que Dieu veut que vous soyez dans un acquiescement continuel à être petit et que vous vous apprivoisiez insensiblement avec la petitesse dans un lieu dont elle est entièrement bannie. Je vous ai mandé sur l’article des règles ma pensée. Il ne faut rien prévenir, mais se laisser à Dieu sans réserve au moindre signal, sans que la raison arrête : c’est ce que [f. 24v°] Dieu veut de vous parb retour à l’amour qu’Il vous porte, que cette fidélité de souplesse infinie sous Sa main, mais souplesse pleine de délicatesse, qui ne délibère de rien mais se laisse à ce qui l’entraîne. C’est à Dieu à vous mettre dans le cœur, lorsqu’Il le voudra, Sa volonté sur tous cesc articles.

J’annonce de loin, je suis lad voix qui crie dans le désert : aplanissez la voie du Seigneur2. Mais je ne suis qu’une voix. Ile faut que la parole se fasse [f. 25r°] passage. Sa délicatesse est extrême. Je suis sûre qu’ellef se fera discerner chez vous, quoiqu’elle paraisse muette, et c’est à elle que je vous abandonne, sans vous abandonner un moment, car je vous porte continuellement eng Dieu. Je suis quelquefois étonnée de l’application que Dieu me donne pour vous, commeh si vous étiez seul au monde ; et je conçois eni cela les desseins de son amour sur vous. Il est vrai que la règle ordinaire de la résistance est de rétrécir, [f.25 v°] dessécher ouj troubler plus ou moins, selon que l’on est plus ou moins avancé.

Lorsquek Dieu vous ôte le moyen de dire la messe, il faut demeurer ferme à se laisser tout ôterl. À la première commodité je vous enverrai un emplâtre, qui arrête toutes les fluxions des dents3. Si vous étiez moins petit, vous ririez de ma simplicité à vous envoyer tout ce qui me vient dans la tête. Il faut que vous soyez bien bon pour me supporter.

- B. N. F., ms. Nouv. acq. fr. 11 010, f°. 23v°-25v° (lettre no. 6) - Dutoit, t. V, Lettre LVII, p. 379-381 - Masson, Lettre CXXI, p. 305-306.

apetit, de Dutoit

bveut par D

cles D

dsa D

eSeigneur. Il D

fJe sais sûrement qu’elle D

gporte éternellement en D

hdonne, comme D

ije connais en D

jet D

kavancé. Conservez votre santé ; lorsque D ajout (pour justifier ce qui suit !)

lLa fin manque dans le manuscrit. C’est le seul cas d’une omission par Dupuy d’un passage présent chez Dutoit.  « Il est vrai que c’est la seule lettre du recueil qui a servi pour Dutoit tome V » remarque I. Noye.

1Disposition : attitude que l’on choisit pour soi et que l’on adopte délibérément.

2Reprise des paroles de Jean-Baptiste.

3Nous avons déplacé cette lettre en tenant compte de cet envoi en réponse à la fluxion signalée dans la lettre précédente.

145. De Fénelon. 12 janvier 1690.

« … je vois ma misère, mon impuissance, mon rien, tout cela sert à me faire petit… ».

Je vous renvoie vos deux lettres : celle où l’image1 est attachée m’a fort touché et je vous remercie de m’en avoir donné la lecture. Pour l’autre, je trouve qu’elle ne doit point peiner la personne que nous connaissons, car vous n’y marquez ni refroidissement ni diminution d’amitié : vous dites ce qu’on vous fait dire, et vous le dites pour le bien.

Vous avez bien fait de n’aller pas au lieu où vous avez eu mouvement de n’aller pas3. Pourriez-vous m’expliquer ce que vous ajoutez, qui est qu’il y a peu de pures victimes : peut-être pensez-vous à moi ? Ne me ménagez point4. Si c’est quelque autre chose, peut-être ne serait-il pas inutile que je le susse. Je suis véritablement en peine de votre santé et il me tarde d’en apprendre de meilleures nouvelles. Je vous conjure de le faire par le retour de M. le C. de V. 5. Ayez soin de vous, Madame.

J’ai le cœur peiné de bagatelles à toutes les heures du jour. Tout me déplaît. Je fais mille fautes, des riens me troublent, mais n’importe, je vois ma misère, mon impuissance, mon rien, tout cela sert à me faire petit, je ne veux point m’en occuper volontairement. Il me semble que je suis toujours tout à vous comme je le dois. 12 janvier.

- B. N. F., ms. Nouv. acq. fr. 11 010, f°. 25v° - 26 v° (lettre no. 6a) - Jean Orcibal, Correspondance de Fénelon, tome II, Paris, Klincksieck, 1972, Lettre 97.

1 Il s’agissait d’une image de l’enfant-Jésus.

2 Quelqu’un de l’entourage des Beauvillier et des Chevreuse ?

3 Mme Guyon tancera Fénelon d’avoir été trop discret : v. lettre suivante de janvier 1690.

4De fait, la réponse sera catégorique : v. lettre suivante.

5Le comte de Vaux, gendre de sa correspondante, qui, de son château, devait aller souvent à la Cour.

146. À Fénelon. Entre le 12 et le 28 janvier 1690.

« Il veut de vous un sacrifice sans réserve. »

Pourquoi me renvoyez-vous le petita Maître1 ? C’est à vous à qui je le [f. 27r°] donne. Je ne l’avais attaché qu’afin qu’il ne s’égarât pas. Gardez-le, je vous prie. Aimez-Le autant qu’Il vous aime. Ô que si vous étiez aussi petit que Lui, qu’Il vous aimerait bien davantage ! Il est cependant bien content de vous. M[on] b[on] m[aître] ab tout accommodé et il n’y a plus de fâcherie. Mon Dieu, que mon cœur est uni quelquefois intimement au vôtre et que Dieu m’en charge d’une manière surprenante ! Recevez ce que je vous ai mandé dans ma simplicité ! Ô que Dieu veut de vous un sacrifice [f. 27v°] pur et étendu, et qu’il y en a peu à qui Il demande autant qu’à vous ! Il y en a bien peu aussi à qui Il donne autant. Mais je vous assure, encore un coup, que ce Dieu qui a tout sacrifié pour nous, n’a presque point de retour, et qu’il ne se trouve presque que des cœurs qui donnent et reprennent : ohc ne soyez point de ce nombre, je vous en conjure. Je crois que si vous usiez avec Dieu de réserve, vous me feriez mourir. Il n’y a aucun cœur pour qui Il me tienne comme pour vous.

[f. 28r°] Pourquoi ne me disiez-vous pas, lorsque je vous le mandais, que vous n’approuviez pas que je fusse à N. ? Car je ne le vous mandaisd que pour avoir votre avis. Soyez simple avec moi, au nom de Jésus-Christ. Je ne me porte pas bien quoique je sois mieux.

Je ne doute point qu’il n’y ait beaucoup à mourir pour vous dans l’accablement où vous êtes. Ce sont de petites épines qui piquent incessamment et qui irritant la nature sont plus pénibles que les grands coups qui semblent l’accabler tout à fait. Ces [f. 28 v°] piqûres continuelles ne l’amortissent pas tant, ce semble d’abord, mais lae font mourir ensuite. Le martyre de ceux que l’on exposait plusieurs jours aux piqûres des mouches2 était bien plus douloureux que celui de ceux à qui on coupait le colf.

Ne vous étonnez point des fautes que cela vous fait faire, elles servent plus à vous faire mourir que si vous n’en faisiez point. Allez par tout ce qui vous arrive. Les troubles inopinés, que nous ne causons ni par notre réflexion ni par rien de volontaire, servent comme un coup de vent [f.29 r°] qui incommode les gens qui naviguent, mais qui cependant fait beaucoup avancer le bateau et, comme vous dites, rapetissent beaucoup.

Vous ne sauriez trop vous laisser à Dieu, car en vérité, Il prend un soin de vous - que vous ignorez et que je connais, - qui est tel que Ses yeux et Son cœur sont toujours appliqués sur vous. Que ne Lui devez-vous point par retour ! Il veut de vous un sacrifice sans réserve. S’il pouvait avoir quelque réserve permise à quelqu’un, ce ne serait point à vous, car je vous [f. 29v°] assure que si vous refusiez quelque chose à Dieu, vous le blesseriez jusqu’au cœur. Ceci est hardi, mais je le sais, et je connais ce qu’Il veut de vous par rapport à l’amour qu’Il vous porte. C’est à celui que l’on aime plusg que l’on demandeh davantage, non d’actioni, mais de sacrifice, de sagesse et de tout vous-même sans exception. Qui pourrait réserver quelque chose avec Dieu sous bon prétexte est indigne de Lui. Il sait combien je suis en Lui toutj à vous.

- B. N. F., ms. Nouv. acq. fr. 11 010, f° 26v° 6 29v° (lettre no.7) - Dutoit, t. II, Lettre 114, p. 327-33 Cette lettre ne figure pas dans l’Indice du t. V p. 628.

ale divin petit D.

bvous. M. a D.

cô D.

ddemandais D.

emais elles la D.

fle cou. D.

gaime le plus D.

hdemandera D.

iactions D.

jtoute D.

1« C’était l’image de l’enfant Jésus » D.

2Pratique des Indiens de Nouvelle France.

147. De Fénelon. 28 janvier 1690.

Faiblesses humiliantes et misères intérieures.

Il me tarde de vous voir parfaitement guérie. Ne manquez pas à rétablir votre santé, car autrement je me fâcherais ! Pour moi, je me trouve souvent dans de petites humiliations très cuisantes, dans des contre-temps qui m’impatientent, et dans une humeur sèche qui me rend sauvage à l’égard de mes meilleurs amis. Je voudrais souvent être seul, mais dans la solitude je suis amusé1, dissipé et sans attrait pour l’oraison. D’ailleurs j’ai pendant la journée une certaine tendance vers Dieu et une certaine détermination fixe pour accepter sans hésiter tout ce qu’Il me donne de moment à autre2 soit au-dedans soit au-dehors, non seulement les douceurs ou les désagréments qui viennent du prochain, mais encore mes faiblesses humiliantes et les misères intérieures que je découvre de plus en plus en moi. Mille fois tout à vous en Notre Seigneur. 28 janvier.

- B. N. F., ms. Nouv. acq. fr. 11 010, f° 30 r°- v° (lettre no. 7a) - Jean Orcibal, Correspondance de Fénelon, tome II, Paris, Klincksieck, 1972, Lettre 98.

1Amuser quelqu’un, non seulement le distraire, mais lui faire perdre son temps.

2De moment à autre : « de moment en moment ».

148. À Fénelon. Début février 1690.

« Lorsque l’on rapporte encore quelque chose à soi, l’on est imparfait. »

Pour ma santé, elle est bien détruite. .Je vivrai pourtant, mais il faut souffrir : Dieu le veut, et cela vous est nécessaire. Quoique mes douleurs soient très violentes, s’il me fallait les porter toute ma vie pour vous, ce serait avec plaisir. Je suis fort aise que vous ayez souvent des réveils, cela vous est nécessaire et entretient la vie foncière de l’âme. Cela supposé, ne vous étonnez point de vos faiblesses et de vos fautes, plus vous irez en avant, plusa vous les découvrirez, et de plus subtiles. Je vous prie, monsieur que j’engendre à Jésus-Christ chaque jour, d’être persuadé, et pour vous et pour vos amis, que l’on ne connaît jamais l’attache que l’on a aux choses que l’on possède. Tel qui se croit parfaitement détachéb, est très vivant. Il ne connaît pas son attache tant qu’il est paisible possesseur de son bien, mais dans lac perte seulement. C’est une vérité très certaine, et plus réelle que l’on ne peut jamais dire. Celui qui est entièrement plein ne sent point la peine de la disette. Pour vous, qui commencez d’être appauvri, je ne doute point que Dieu ne vous mène jusqu’à la consommation, et quand vous serez une fois confirmé, confirmez vos frères1.

Le plus grand avancement de l’âme n’est pas de se posséder en paix, à quelque haut degré d’élévation que cela puisse monter, mais d’être banni de chez soi par la découverte journalière et l’expérience foncière de ce que l’on est. Car de savoir par vertu et humilité pratiquée que l’on n’est bon à rien, c’est se croire quelque chose, quoique l’on ne se persuade pas de le croire, mais approfondir son néant jusques au plus profond, c’est tout.

Lorsque l’on rapporte encore quelque chose à soi, l’on est imparfait, quoique l’on paraisse très parfait. Nous nous rapportons plus ou moins les choses que nous sommes plus ou moins en nous-mêmes, et c’est sur ce pied que l’on doit juger des âmes. Celles qui sont entièrement passées en Dieu rapportent tout à Dieu, et ne peuvent jamais avoir nulle vue sur elles-mêmes pour quoi que ce soit. Je ne parle pas pour vous, mais je suis le mouvement que j’ai de vous dire cela. Plus vous éprouverez ce que vous êtes, plus je serai contente. Il vous est nécessaire, et pour votre corps et pour votre âme, de prendre le plus de repos que vous pourrez, quoique vous croyez n’y rien faire. Ne mesurez point les autres sur vous-même, je vous en pried. J’ai oublié de vous dire qu’il y avait, dans le livre des lettres que vous avez, quelques-unes qui, quoique n’étant pas pour vous, vous seront utiles.

J’ai peine à vous dire que votre N.2 me revient toujours : je n’ai qu’une prière à vous faire qui est que vous le quittiez seulement pour une fois lorsque vous en aurez la pensée. N’attendez pas la violence ou l’impuissance absolue, mais un certain instinct de laisser toutes choses. Vous ne serez jamais mené violemment. Si après l’avoir laissé une fois, vous vous trouvez libre et large, ce vous sera un témoignage ; je suppose que vous n’y ajoutiez pas des réflexions volontaires.

- B. N. F., Nouv. acq. fr.11010 (lettre no. 8) - Dutoit, t. I, lettre 189, p. 539-541. Cette lettre ne figure pas dans l’Indice du t. V p. 628.

avous avancerez, plus D.

bparfaitement mort et détaché D.

csa D.

dfin du ms. D.

1Luc, 22, 32 : « Mais j’ai prié pour vous, Pierre en particulier, afin que votre foi ne manque point. Lors donc que vous serez converti, fortifiez vos frères. » (Amelote).

2Il semble s’agir du bréviaire ou du chapelet, selon le contexte donné par le début de la lettre suivante.

149. De Fénelon. Début février 1690 ?

J’ai pensé, madame, à ce que vous m’avez mandé sur N.1. Il est vrai qu’il me fatigue, mais je n’éprouve pas qu’il me gêne intérieurement : au contraire, en le récitant, j’ai souvent une certaine vue simple de Dieu qui m’occupe2, quoique sèchement. D’ailleurs je croirais ne devoir me dispenser de N. que quand Dieu me convaincra intérieurement qu’il veut me dépouiller de cet appui extérieur. Tandis que Dieu n’ôte point un appui, il est nécessaire pour se soutenir. Nous savons fort sûrement qu’il y a une volonté de Dieu pour faire réciter N.: il faut donc une autre volonté certaine et bien connue pour dispenser de suivre la première.

Je puis me tromper et tenir par pratique4 à des choses qui nourrissent en moi une secrète propriété, mais il me semble que je ne tiens point à N.5 ni même à ma sûreté6 en le récitant. Je suis aussi prêt à le supprimer qu’à le dire, pourvu que je ne manque point au vouloir divin qui est mon unique but. Je crois me devoir rendre ce témoignage, encore une fois je ne veux tenir à rien ni par pratique ni pour ma sûreté, mais en délaissant7 tout retour sur moi-même et toute recherche de ma sûreté, il me semble que je dois toujours tendre à l’accomplissement de ce qui est connu8. Quand Dieu me cachera Sa volonté, je veux bien cesser de la voir et me laisser conduire au travers des plus épaisses ténèbres par l’impression intérieure, comme un homme que la nuit surprend et qui se trouve hors de toute route. Pour la confiance9 en mon salut, je n’en ai aucune de volontaire je dis volontaire parce que je sais bien que sans m’en apercevoir je m’appuie beaucoup sur la paix, quoique sèche, dont je jouis ; mais je ne m’arrête point volontairement à ce témoignage intérieur, et quand je l’aperçois, je l’outrepasse aussitôt. Votre mauvaise santé me fait de la peine, pourquoi faut-il que j’en sois cause10 ? Je vous suis en Notre Seigneur tout ce qu’Il veut que je vous sois.

Pour les choses de conduite extérieure, je suis presque sans réflexion mes premières vues, laissant à Dieu le bon ou le mauvais succès et tous les jugements qu’on pourra faire de moi. Croyez-vous que je doive continuer? Il me semble que c’est ce que Dieu veut de moi contre ma sagesse. Je ne puis faire oraison de suite, mais j’ai à la dérobée certains moments au milieu même des affaires où je goûte le recueillement. Je me console de mes fautes, quoique l’humiliation en soit assez cuisante. Portez-vous bien, madame, et ne craignez pas de me dire tout ce que vous croirez que Dieu veut que vous me disiez. Je suis plein de la reconnaissance que je vous dois.

- B. N. F., Nouv. acq. fr. 11 010, f°. 33 v° - 36 v° (lettre no. 8a) - Jean Orcibal, Correspondance de Fénelon, tome II, Paris, Klincksieck, 1972, Lettre 99 : « Inédite. Non datée, mais la réponse de Mme Guyon s’insère dans le manuscrit avant une lettre du 14 février 1690 ».

1D’après le contexte, son bréviaire ou son chapelet ?

2Occuper : « dans les choses morales et spirituelles, remplir, posséder » (Furetière).

3« Allusion probable aux décisions des conciles et des papes obligeant sub gravi les clercs et les bénéficiers à la récitation quotidienne du bréviaire. Les quiétistes étaient alors couramment accusés de mépriser l’office de l’Église. Rouxel affirmera que, pour Mme Guyon, « l’état […] d’oraison continuelle [...] mettait au-dessus de toutes [...] les pratiques de dévotion, et même d’obligation... » (A.A.-S., n° 7570, ff. 2 v°, 4 v°). » [O].

4Pratique : « routine, habitude contractée par un exercice assidu » (Furetière).

5Au bréviaire ?

6Sûreté : « salut » (voir « faire sa sûreté » dans Furetière) - ou bien sureté car il aurait des ennuis (v. note 3) ?

7Délaisser se disait aussi bien des choses que des personnes avec un sens voisin de « renoncer à » (v. Furetière).

8 Voir la première partie de la Règle de Perfection de Benoît de Canfield (chap. V) : «la volonté de Dieu extérieure est le divin plaisir [volonté] connu par la loi et par la raison, étant la règle de toutes nos pensées, paroles et œuvres en la vie active. » (ed. Orcibal, 1982, p. 142).

9Confiance : « assurance [...] bonne opinion qu’on a […] de quelque chose sur lequel on se fie » (Furetière).

10V. le début de la lettre précédente : « … il faut souffrir : Dieu le veut, et cela vous est nécessaire. ».

150. À Fénelon. Avant le 14 février 1690.

« … respecter jusqu’aux moindres instincts dans les âmes. » Conseils de direction.

Lorsque je vous ai écrit, monsieur, sur N., je l’ai fait parce que j’ai cru que c’était la volonté de Dieu que je vous l’écrivisse de la sorte. Je me suis apparemment trompée puisqu’Il vous donne un mouvement contraire que vous devez suivre avec la même fidélité que j’ai suivi la pensée qui m’est venue de vous le mander. Dieu me fait la grâce de respecter jusqu’aux moindres [37r°] instincts dans les âmes. Comment ne respecterais-je pas les vôtres et surtout lorsqu’ils sont soutenus de la justice. Je n’ai donc rien à dire davantage sur cet article laissant à Dieu de tirer ce qu’Il Lui plaira de ce qu’Il m’a fait vous en dire.

Je crois que vous ne sauriez trop continuer de suivre comme vous faites pour les choses extérieures vos mouvements, et nous sommes toujours convenus que c’était ce que Dieu voulait de vous. Je crois que les moments dérobés pour [37v°] l’oraison vous conviennent mieux que ce que vous feriez de suite. Il faut porter la peine cuisante de l’humiliation qui nous revient de nos fautes en pure passivité. Ce sentiment de peine dure autant que notre propre vie et est plus ou moins dur [selon] que nous sommes plus ou moins vivants. Je suis en Notre Seigneur tout ce qu’Il veut que je vous sois.

- B. N. F., ms. Nouv. acq. fr. 11 010, f°. 36v° (lettre no. 9).

151. De Fénelon. 14 février 1690.

Il me semble que vous vous moquez un peu de moi dans la lettre que j’ai reçue par M. le M. de C.! Si vous croyez [38r°] que je doive aller au-delà de ce que ma lettre contenait, dites-le-moi simplement, et je vous répondrai de même.

Pour M. B.2 à qui la lettre que P.3 m’a apportée marque qu’on veut tant vous faire parler, c’est un très homme de bien, fort vif à la vérité, mais droit et très capable de se laisser toucher à une conduite simple, humble, naïve4 et éloignée de toute dispute. Je crois que vous devez vous déterminer par le mouvement de votre cœur [38v°] pour le voir ou pour ne le voir pas. Mais si vous le voyez, faites-lui des questions avec un esprit de docilité, et dites-lui ingénuement les choses d’expérience. J’ai eu avec lui depuis peu une conversation où par cette méthode je le fis convenir de tous les principes généraux et même de la pratique sans aucune chaleur ni contestation. Voilà ma pensée.Vous trouverez un homme plein de Dieu avec beaucoup de lumière dans la voie commune.

Mille et mille [39r°] fois tout à vous en Notre Seigneur. 14 fév[rier].

- B. N. F., ms. Nouv. acq. fr. 11 010, f°. 37 v° - 39 r° (lettre no. 9a) - Jean Orcibal, Correspondance de Fénelon, tome II, Paris, Klincksieck, 1972, Lettre 101.

1Armand II de Béthune, marquis de Charost, fils de Louis-Armand I de Béthune, 2e enfant du duc de Charost et de Marie Foucquet, né le 5 mars 1663. Lieutenant au régiment du Roi en 1683 […] il avait pris en 1695 le titre de duc de Charost sur la démission de son père. Il devint lieutenant général en 1702, gouverneur de Louis XV en 1722 et mourut le 23 octobre 1747. D’après Saint-Simon, Beauvillier « ne le jugeait propre qu’aux choses du dehors et en effet ne lui communiquait jamais rien » en dépit de leur commune appartenance au « petit troupeau » guyonien (Boislisle, t. V, p. 174, t. XXII, p. 120 sq.). [O].

2« Jean-Jacques Boileau, précepteur dans la famille de Luynes. Voir sur lui Boislisle, t. VI, p. 101-104. […] D’après le P. Léonard, « il est visité par les plus habiles gens et même de qualité... Quand M. Nicole ne peut pas donner conseil sur quelque chose, il renvoie à M. Boileau. Il est valétudinaire, fort simple et fort humble » (A.N., M. 758). [O].

3« P. pour Put, surnom amical d’Isaac du Puy, Dupuy ou Dupuis, qui avait été nommé le 1er septembre 1689 gentilhomme de la manche du duc de Bourgogne, qu’il devait accompagner partout. Il avait été auparavant porte-manteau, puis gentilhomme ordinaire du Roi (Boislisle, t. II, p. 345, n. 4) et, selon les Nouvelles ecclésiastiques, il appartenait à une « sainte société de gentilshommes qui demeurent près des Carmes déchaussés de Paris et en était un des plus fervents » (nouv. acq. Fr. 1432, f. 75 r°). Saint-Simon confirme qu’il « était initié de tout temps parmi les plus dévots de la cour, ce qui l’avait fait particulièrement connaître à M. de Beauvillier ; mais, ce qui est rare à un dévot de la Cour, c’est qu’il était fort honnête, fort droit, fort sûr, et, avec peu d’esprit, sensé et à l’esprit juste, fidèle à ses amis, sans intérêt, ayant fort lu et vu, et beaucoup d’usage du monde » (Boislisle, t. II, p. 412). Dès le 1er janvier 1696, le duc de Noailles le désignait au Roi comme le responsable de la conversion de la duchesse de Guiche au quiétisme (LANGLOIS, t. V, p. 6). On ne s’étonnera donc pas qu’il ait été chassé en juin 1698 avec les autres amis de Fénelon. Il resta en rapport avec Mme Guyon dont il a copié beaucoup de lettres. Il composa aussi une Relation manuscrite de l’affaire (A.A.-S., ms. 2046, pièce I) sur laquelle il renseignait en 1737 le marquis de Fénelon (Fénelon (Gosselin), t. X, p. 60 sqq.). Voir sur lui les références données par Urbain-Levesque, t. IX, p. 373. n. 4 et les Mémoires du duc de Luynes, t. I, p. 387 sq. » [O]. - L’importance de cette figure pour les guyoniens justifie cette reprise des informations et sources rassemblées par Orcibal.

4Naïf : “vrai, sincère”, sans aucune idée péjorative (Académie, 1694).

152. À Fénelon entre le 14 et le 17 février 1690.

Réunir les puissances dans la seule volonté. Demande de préface pour le Moyen court.

Je vous assure, monsieur, que je ne songeais en nulle manière à me moquer. Dieu sait combien je vous honore et à quel point je suis à vous en Lui seul. Mais il ne me vint quoi que ce soit à vous mander alorsque ce que je vous écrivis. Je le fis avec petitesse et démission d’esprit persuadée que lorsque Dieu voudrait véritablement de vous ce qu’Il m’avait fait vous dire, Il vous donnerait [39v°] l’instinct de le faire.

J’eus bien alors la pensée que ce que vous me mandiez n’empêcherait pas que vous ne le pussiez quitter premièrement parce qu’il ne s’agissait pas pour vous d’avoir une simple vue de Dieu. Cette simple vue retarderait en vous la parfaite ....a du cœur, étant encore un simple terme qui arrête et empêche la réunion des puissances dans la seule volonté. Ce simple regard étant un objet très simple pour l’entendement. Il ne [40r°] s’agissait pas non plus de perdre ce moyen pour toujours puisqu’on l’avait demandé pour une fois et comme un essai. Que ce n’était point aller contre une volonté de Dieu marquée pour en prendre une incertaine, mais en faisant la chose une fois comme je l’avais dit, votre cœur aurait été lui-même instruit de la volonté de Dieu par la facilité, la paix et le large, ou par un instinct de le reprendre. J’ai connu des personnes qui l’ayant quitté pour peu de jours, l’ont [40v°] repris de même, mais comme je n’eus aucun mouvement de vous mander ces raisons et qu’il se fit dans mon esprit une entière démission à votre égard, je suivis ce qui me fut donné pour vous répondre sans y ajouter une syllabe. Voilà simplement toutes choses. Faites en tout l’usage que Dieu en prétend et qu’Il vous fera faire Lui-même.

Je vous prie de retirer de P.1 la lettre que je vous écrivis de la conversation avec M. N2. Il m’a fait encore dire depuis que l’on ne pouvait être plus satisfait qu’il l’était de moi, [41r°] qu’il espérait de me revoir encore, qu’il me demandait le secret et qu’il souhaitait extrêmement que je visse M. C. B[oileau]3. Il parle toujours de la modération avec laquelle Notre Seigneur m’a fait lui parler, qu’il dit n’avoir trouvée en personne. Je verrai donc M. B[oileau] : Dieu en tirera Sa gloire s’il Lui plaît. Dieu seul sait à quel point Il me fait être à vous en Lui-même.

Depuis ma lettre écrite, j’ai eu l’occasion de voir M. B[oileau]. Nous sommes convenus ensemble de tous nos faits [41v°] et de la manière dont je lui ai expliqué les choses, il en a paru très content. Il m’a dit qu’il allait même écrire à des personnes avec qui il avait quelquefois censuré le livre4. Il m’a dit qu’il vous avait parlé sur ces matières. Je n’ai pas fait semblant de vous connaître, et comme il m’a prié d’expliquer sur le petit livre ce que je lui ai dit, je me suis soumise à le faire. Il m’a dit que vous seriez fort édifié de cela. Je lui ai dit : « Monsieur, puisque [42r°] N. que vous me nommez est de vos amis, il vous sera aisé de convenir de ce que vous ordonnez que j’écrive, car je ne doute point que ce ne soit une personne savante ». Cela lui a fait plaisir, il m’a parlé fort simplement et moi de même. Je ne doute point que Dieu ne tire Sa gloire de tout cela.

Il m’ordonne de faire une autre préface5 et de mettre que j’ai cru devoir expliquer certains endroits qui ont pû [42v°] faire de la peine pour n’être pas assez étendus, et qu’ensuite j’explique l’endroit de la confession qu’il a fort bien conçu comme je le lui ai expliqué, et que je dise que ces dispositions ne sont pas pour le général des chrétiens, mais pour certaines personnes que Dieu conduit singulièrement par l’expérience de Sa présence, que j’explique encore d’autres endroits. Il dit que mon petit livre ne ferait aucune difficulté en un autre temps. Je lui ai dit que comme je ne [43r°] l’avais point voulu soutenir, mais bien le soumettre, et que je l’avais laissé sans y prendre aucune part, je n’avais pas cru devoir me mêler de l’expliquer jusqu’à présent, que cependant comme j’étais entièrement soumise, j’étais prête à faire là-dessus tout ce que l’on m’ordonnerait.

Ayez donc la bonté de me mander ce que je dois faire. Si vous croyez que je doive l’expliquer, je suis toute prête de le faire, sinon je lui dirai que je ne le [43v°] peux, mais je ne trouve nul inconvénient à faire ce qu’il souhaite, car c’est la vérité de la manière dont je le conçois. Et puis je ne crois pas que ma correction le fasse réimprimer : elle leur marquera seulement ma soumission. Je vous conjure au nom de Dieu de me mander simplement ce que je dois faire.

Il faut que je me plaigne à vous de vous-même : lorsque je vous demande conseil, vous ne me le donnez presque jamais et lorsque vous me le donnez, c’est sans [44r°] détermination. Il me semble que vous devriez avoir plus de charité pour moi, non à cause de moi qui ne mérite rien, mais pour l’amour de Dieu qui ne méprise pas ce qui paraît le plus méprisable. Je ne ferai rien que je n’aie votre réponse. Ayez la bonté de me dire aussi simplement votre pensée que je vous la demande.

- B. N. F., ms. Nouv. acq. fr. 11 010, f°. 39 r° - 44 r° (lettre no.10).

a Une demi-ligne laissée libre, soit deux à trois mots.

1Pour « Put » (Dupuy) ?

2Pierre Nicole (1625–1695), secrétaire d’Antoine Arnauld. La Vie 3.11.6 décrit ainsi cette rencontre : « Une personne de ma connaissance, fort amie de M. Nicole et qui l'avait ouï plusieurs fois déclamer contre moi sans me connaître, crut qu'il serait aisé de le faire revenir de sa prévention si je pouvais avoir quelques entretiens avec lui, et désabuser par ce moyen bien des gens avec qui il était en relation, et qui se déclaraient contre moi le plus ouvertement. […] Je m'engageai à lui rendre une visite. Il me mit d'abord sur le Moyen court et me dit que ce petit livre était plein d'erreurs. Je lui proposai de le lire ensemble et le priai de me dire avec bonté celles qui l'arrêtaient, et que j'espérais lui lever les difficultés qu'il y trouverait. Il me dit qu'il le voulait bien et commença à lire le petit livre, chapitre par chapitre, avec beaucoup d'attention. Et sur ce que je lui demandais si en ce que nous venions de lire il n'y avait rien qui l'arrêtât ou lui fit de la peine, il me répondit que non, et que ce qu'il cherchait était plus loin. […] Enfin après avoir longtemps cherché les erreurs qu'il croyait y avoir vues, il me dit : « Madame, mon talent est d'écrire, et non pas de faire de pareilles discussions, mais si vous voulez bien voir un de mes amis, il vous fera ses difficultés, et vous serez peut-être bien aise de profiter de ses lumières. Il est fort habile et fort homme de bien. Vous ne serez pas fâchée de le connaître, et il s'entend mieux que moi à tout cela. C'est M. Boileau, de l'hôtel de Luynes. »

3Le Curé J. J. Boileau : né en 1649, il étudia la théologie à Toulouse et reçut en 1677 la cure de Saint-Etienne d’Agen. À l’époque où il est en relation avec Madame Guyon, Jean-Jacques Beaulaigue (dont Boileau est la forme francisée) est précepteur des jeunes enfants du duc de Luynes et est lié au groupe janséniste.

4Le Moyen court.

5Qui s’ajouterait à la « Préface de l’autheur. Où elle expose l’occasion de cet écrit [le Moyen Court], son but, sa facilité, les dispositions qu’elle exige de ses lecteurs… », Opuscules spirituels, 1720, p. 3-7.

153. De Fénelon. 17 février 1690.

Je crois, madame, que vous ferez très bien d’écrire1 ce que M. B[oileau] vous demande. C’est un très homme de bien. Il ne pouvait [44v°] y avoir d’autre raison de ne le pas faire qu’un éloignement intérieur, mais puisque vous y êtes portée, il faut le faire. Je crois que cette simplicité fera du bien. Au reste quand je vous réponds douteusement, c’est que je soumets mes lumières à votre expérience. J’ai fait aujourd’hui ce que vous m’avez conseillé pour N.2 Tout à vous en Celui qui est tout. 17 février 1690.

- B. N. F., ms. Nouv. acq. fr. 11 010, f°. 44 r° (lettre no.10a) - Jean Orcibal, Correspondance de Fénelon, tome II, Paris, Klincksieck, 1972, Lettre 102.

1Ce qui fut fait : à la « Préface de l’autheur » fut ajoutée la « Courte Apologie pour le Moien court, etc. », Opuscules spirituels, 1720, p. 109-128.

2Pour le bréviaire ?

154. À Fénelon. Fin février 1690?

« … vous obéir entièrement. »

L’on ne peut M. être plus édifiée que je la [sic] suis de vous. [45r°] Je ne doute point que Dieu ne soit infiniment content de votre docilité et de votre petitesse. Lui seul sera le remplacement de ce que vous quittez pour Lui. Je ferai une préface du petit livre : puis-je vous la faire voir ? Je n’ai d’inclination ni pour la faire ni pour ne la point faire, mais pour vous obéir entièrement. Je vous ai dit dès le commencement mon attrait là-dessus, et je suis persuadée que Dieu le veut autant que je la suis de ce que votre âme est à la mienne.

- B. N. F., ms. Nouv. acq. fr. 11 010, f°. 44 v° (lettre no.11)

155. De Fénelon. Mars 1690.

Quand votre laquais vint, madame, nous étions à T[rianon]1 et hors d’état de faire réponse. Je donnai d’abord votre écrit au B[on duc]2 qui en est très content et qui me paraît goûter un grand fruit de ce que Dieu lui a donné. Pour moi, je suis un brouillon, car j’ai confondu3 dans mes paperasses votre préface, et faute de me souvenir du lieu où je l’ai serrée, je ne puis plus la retrouver. Je comprends bien qu’elle se présentera sous mes mains au moment où [46r°] je n’y penserai plus, mais en attendant je ne puis la lire ni vous la renvoyer. Pardon ! je suis un étourdi, mais vous m’avez ordonné de l’être. Je vous obéis à merveille !

Je n’ai rien de nouveau à vous dire sur moi : ma faible santé et la privation de tout goût intérieur me mettent dans une sécheresse et une âpreté d’humeur extraordinaire. L’impatience que je ressens en N.4, je la ressens à toute autre occupation : tout me paraît trop long et [46v°] j’ai toujours hâte de finir ce que je fais. La société me lasse et m’épuise, la solitude n’a pour moi aucun attrait de recueillement. Cependant je vis au jour la journée, souffrant avec chagrin les moindres dérangements et toute sujétion. Point d’oraison, une volonté abandonnée en général, mais en détail molle et languissante pour toutes les occasions de fidélité Vous savez, madame, comment je dois être à vous en Notre Seigneur.

Depuis tout ceci écrit, j’ai trouvé votre préface : je l’avais [47r°] si bien cachée5 qu’elle était cachée pour moi-même ! J’ai corrigé cet endroit du commencement que vous aviez raison de trouver trop suspendu6, mais je crois que vous pouvez l’envoyer à M. B. dans toute sa simplicité naturelle. Chargez-le de la corriger pour le style aussi bien que pour tout le reste. Je prévois que peut-être il vous demandera de plus amples explications, mais il ne faut rien prévenir, et il n’y aura qu’à répondre simplement selon votre pensée avec soumission [47v°] à mesure qu’il vous interrogera. La simplicité et la soumission font tout : rien ne leur résiste, surtout chez les âmes droites. Je voudrais bien que vous me gardassiez cette préface telle que je vous la renvoie, et que je pusse la montrer au b.7. Je suppose que vous en ferez faire une autre copie plus au net pour M. B.

Je suis en paix amère : aucune peine particulière, mais un état sec et languissant que tout importune, qui veut le bien, mais qui en perd le goût et qui a celui du mal. Mars 1690.

- B. N. F., ms. Nouv. acq. fr. 11 010, f°. 45 v° (lettre no.11a) - Jean Orcibal, Correspondance de Fénelon, tome II, Paris, Klincksieck, 1972, Lettre 104.

1Le lieu et la date peuvent être précisés par le Journal de Dangeau qui - fait très exceptionnel - mentionne deux « promenades » du Roi à Trianon les 8 et 9 mars (t. III, p. 74). [O].

2Le Moyen court ; B. désigne très probablement le « bon duc » Beauvillier.

3Confondre, « mêler deux ou plusieurs choses ensemble” (Furetière), d’où « perdre ».

4Le bréviaire ?

5Indication intéressante sur les précautions que Fénelon se croyait obligé de prendre à Versailles.

6Il doit s’agir d’affirmations non rattachées à des principes et que nous appellerions plutôt « abruptes ».

7Si le b était certain, il s’agirait sans doute de Beauvillier, mais la lecture p n’est pas exclue. [O]. Notre lecture sur agrandissement indique la lettre b.

156. À Fénelon. Mars 1690.

« Laissez tout perdre. … il ne nous reste que le néant. »

Auriez-vous perdu une seconde lettre où je vous marquais mes dispositions ? Ne la perdez pas, je vous prie, et si vous avez quelque chose à me dire dessus, faites-le avec la même simplicité que je vous la demande. Je ne doute pas que L. B.1 ne fasse autant de fruit dans la perte qu’il a fait de progrès en montant.

J’ai dit une infinité de fois à N. ce que je vous ai mandé, à la réserve d’un article. Cela ne fait aucune muraille [48v°] entre elle et moi, car son intérieur ne dépend pas de cela. Je vois les choses de manière en Dieu que, quoique je vois la faute et le mal qui en peut venir, je ne m’indispose pas pour cela contre elle. Je ferai ce que je pourrai à l’égard de N. Je vous mande les choses parce que j’ai mouvement de les dire et toute confiance en vous.

Ne vous étonnez point de votre humeur. La privation de la vie intérieure, je dis goût de vie, cause toute sorte de [49r°] faiblesses. L’on sent comme autrefois toutes les humeurs dominantes et l’on n’a nulle force pour les surmonter. Ce que l’on ferait même pour cela ne servirait qu’à affaiblir davantage. Votre N. y contribue peut-être un peu quoique vous ne vous en aperceviez pas. Il faut venir non seulement à un état qui paraît tout naturel, mais de plus il faut porter une disposition qui paraît exclure tout bien pour ne laisser que les impressions de [49v°] tout mal. Laissez tout perdre, monsieur, je vous en conjure. Si vous retenez quelque chose, il faudra toujours le perdre, quoique Notre Seigneur semble le tolérer pour un temps afin de ne pas effaroucher, ce qui ne sert néanmoins qu’à retarder un peu, parce que, de même qu’en montant un degré l’on en laisse un derrière, aussi l’on n’avance dans la perte qu’à mesure que l’on perd ce qui se présente le premier. Et si l’on gardait toujours sous bons prétextes certaines choses qu’il faut perdre un jour [50r°], quelque nécessaires qu’elles paraissent, l’on n’entrerait jamais plus avant dans la perte, demeurant arrêté comme à une barrière sans savoir ce qui arrête. Il arriverait ce qui est dit dans l’Ecriture, que l’âme se dessécherait peu à peu et tomberait dans une langueur qui ne servirait de rien pour son anéantissement. Il ne faut chercher nul attrait dans la solitude : vous y serez cependant en vous amusant moins mal que partout ailleurs.

Votre [50r°] humeur vous exercera longtemps jusqu’à ce que le large immense vous soit donné par la perte de toutes choses et par l’expérience de toutes misères. Il vous est de conséquence de ne point barguigner avec Dieu. Vous avez tant à perdre par rapport aux desseins de Dieu sur vous que vous ne sauriez trop vous rendre. Ô si vous entendiez ce que mon cœur dit là-dessus au vôtre, quoique ma plume n’en exprime rien ! Que je serais contente et que vous seriez bien [51r°], quoique mal en apparence : peut-être perdrez-vous tout sentiment d’abandon dans la volonté pour ne sentir que mollesse et impuissance. Quoi que l’on vous ôte appartenant à la volonté aussi bien qu’à l’esprit, il ne faut pas courir après. Badinez quelquefois, ne soyez pas si sage et vous serez bien : un peu de promenade et quelques moments de désoccupation vous accommoderaient assez.

Le chemin qui conduit à la Vie est étrangement étroit. [51v°] Ô que la porte en est petite et qu’il faut être nu pour y passer. Sitôt que l’âme entre dans le chemin de la perte et de la mort, il faut qu’elle fasse son testament qui consiste à laisser à Dieu et aux créatures ce qui leur appartient. Dieu ayant pris ce qui est Sien, il ne nous reste que le néant et le péché. Ceci est réel, mais très réel. Plus tôt on en est logé là, plus tôt est-on affranchi de l’incommodité de se voir tout ôter l’un après l’autre. Le Seigneur fait un [52r°] inventaire du bon et du mauvais : il montre l’un et l’autre à l’âme, mais il ne montre le bien que pour le lui ôter et le mal que pour le lui laisser ; il lui est donné comme un vêtement : l’on peut dire qu’après avoir été revêtu[e] de Dieu, l’enfer lui sert de vêtement, et cet enfer paraît nu devant Dieu. Sainte Catherine2 dit qu’elle vit une fois son âme nue de tout bien, que cette vue la pensa faire mourir : elle dit qu’elle serait morte [52v°] si Dieu ne l’eût soutenue miraculeusement. Laissez-vous donc ôter les choses mêmes qui vous paraissent les plus nécessaires, car Dieu est plus que tout cela. Mais, me direz-vous, je perds le sentiment de Dieu en perdant le reste : il est vrai, mais Dieu est au-dessus de tout sentiment.

- B. N. F., ms. Nouv. acq. fr. 11 010, f°. 48 r° (lettre no.12)

1L[e] B[on] : le duc de Beauvillier.

2« Quand j’ai eu cette vue qui m’a fait voir combien importe l’ombre d’un tout petit acte contre Dieu, je ne comprends pas comment je n’en suis pas morte. […] Cette vue que j’en ai eue, en effet, toute petite et qui ne dura qu’un instant, si elle avait duré un peu plus, mon corps, eût-il été de diamant, aurait été réduit au néant. » (La Grande Dame du Pur Amour, Sainte Catherine de Gênes (1447-1510), trad. et notes de P. Debongnies, Etudes Carmélitaines ; rééd. Desclée de Brouwer, 1960). – Madame Guyon cite très souvent cette mystique : « Sainte Catherine de Gênes dit que son âme lui ayant été montrée nue de tout bien, cette vue la pensa faire mourir tant elle était épouvantable. » (Discours 2.36, Des états de mort, d’anéantissement, de résurrection…§ II).

157. De Fénelon. 14 mars 1690.

Je comprends par votre dernière, madame, que vous êtes persuadée que N.1 me fait un retardement2. Je vous conjure de me dire nettement [53r°] là-dessus tout ce que vous croirez que Dieu veut. Mais comme il faut s’expliquer là-dessus, j’ai pensé que [vous] en pourriez parler à fond avec un grand secret avec N.3 et ensuite l’engager à faire ici un petit voyage. Vous pourrez lui dire toutes les choses qui me regardent et qui peuvent servir à faire entendre mon besoin sur cet article. Ensuite il peut venir ici un jour. Je saurai par lui vos vues, et nous nettoierons le cœur pour ne rien retarder de ce que Dieu [53v°] peut vouloir.

À l’égard de votre préface, j’ai pensé depuis qu’il ne serait pas inutile d’y marquer quelque chose sur ce que l’Église a enseigné par saint Augustin contre les pélagiens : que le juste en cette vie n’observe jamais parfaitement la loi de Dieu et qu’il commet toujours des fautes vénielles qui lui font dire avec vérité : pardonnez-nous nos offenses, etc.4. Je crois que vous ne disconvenez pas que les âmes qui ont passé en Dieu par la mort totale ne fassent encore certaines fautes légères [54r°] qu’elles n’apercevront pas ou qui seront certaines hésitations contre la simplicité. Vous m’avez raconté que vous en faites quelquefois.

Je ne perds aucune de vos lettres, mais je ne vois pas sur quoi vous répondre. Il me prend quelquefois des envies de croire que vous vous trompez sur moi et que je ne suis pas si avancé que vous pensez. Je ne vois en moi qu’une langueur toute naturelle, un relâchement sensible et une indolence même sur ma tiédeur qui devrait [54v°] me confondre et m’alarmer. Cependant je suis dans une paix sèche et obscure qui va, comme je vous dis, jusqu’à me paraître une indolence. Mille fois à vous, madame, en Celui qui est tout.

Depuis cette lettre écrite, j’ai reçu la vôtre et je l’ai extrêmement goûtée. Il me semble que je ne fais rien contre la souplesse et la docilité en vous proposant de faire venir ici N.5 : il n’agira et ne parlera avec moi sur N.6 que suivant vos pensées que vous lui expliquerez [55r°] de bonne foi. Je crains ou de résister ou de manquer à la règle. Je sens en N.6 l’ennui et l’impatience que je sens partout ailleurs. Je trouve même qu’il est encore desséché pour moi, en sorte que je n’en tire aucun suc apparent, mais je n’en suis qu’importuné. Rien d’intérieur ne s’oppose à ce que je le dise, et quand je l’ai dit je n’en ai aucun reproche, même délicat. Un homme expérimenté instruit de moi pour vous comme N.5 me débarrasserait peut-être. Je [55v°] n’aurais pas le même penchant pour l[e] b[on] m.7 sur cet article. Au reste j’ai manqué trois fois à N. pour obéir et pour m’éprouver pour savoir si j’y tiens trop. J’ai toujours été tranquille. Voyez donc ce que Dieu vous mettra au cœur pour me déterminer.

Si je n’ai point corrigé la préface, c’est que je n’ai rien vu qui méritât un changement et que j’ai cru la devoir laisser dans tout son naturel en tout ce qui n’est pas considérable. Votre mal me met en peine, ayez soin de vous. 14 mars 1690.

- B. N. F., ms. Nouv. acq. fr. 11 010, f°. 52 r° - 55 v° (lettre no.12a) - Jean Orcibal, Correspondance de Fénelon, tome II, Paris, Klincksieck, 1972, Lettre 105.

1Le bréviaire comme en atteste clairement le début de la lettre suivante de Madame Guyon du 15 mars.

2Retardement : alors courant pour « délai, retard ».

3« La suite indique qu’il s’agit d’un intime de Mme Guyon qui ne connaissait guère Fénelon, mais que celui-ci traite à la fin de cette lettre d’ « homme expérimenté ». On pourrait penser à l’écuyer Foucquet, oncle du gendre de Mme Guyon, en qui elle avait toute confiance et dont l’autorité morale était grande. Mais, étant donné la nature du problème, Fénelon devait plutôt songer à un ecclésiastique, tel qu’était le neveu des Foucquet, Nicolas de Béthune-Charost (1660 - 1699) qui « vivait fort pieusement et fort retiré chez son père ». Docteur en théologie et abbé du Tréport, il mérita de vifs éloges de M. Tronson (16 janvier 1687) […]. Mme Guyon lui avait donné le titre d’aumônier des Michelins (Boislisle, t. VI, p. 324 - LANGLOIS, t. IV, p. 425 sqq., 451). » [O]. Cet « aumônier des Michelins » est le destinataire d’une longue lettre humoristique d’octobre 1694 : « Mon bon abbé faites moi faire un cachet [de cire] où il y ait un Saint-Michel qui marche sur le dragon… ». 

4Voir le De perfectione justitiae écrit contre Celestius. Le Dimitte nobis… est invoqué dans les chapitres VIII et XXI et il y est surtout traité des péchés véniels dans le chapitre IX. [O].

5Nicolas de Béthune-Charost ?

6Le bréviaire ?

7« Initiales qui ne se rencontrent pas ailleurs. S’agirait-il du « bon La Marvalière » ? [O].

158. À Fénelon. 15 mars 1690.

« … tenir en l’air sans assurance … enfance spirituelle à laquelle vous êtes appelé … J’éprouve dans mon fond une candeur et innocence… »

Si je croyais, monsieur, que N.1 vous fût un retardement positif et empêchât votre course, il me serait aussi peu possible de vous le cacher que de résister moi-même à Dieu. Je ne crois point du tout qu’il vous arrête. Je porte toujours au cœur qu’il vous le faudra quitter un jour, mais ce jour est en la main du Seigneur. Je crois même que vous serez plus libre et dégagé lorsqu’il vous sera ôté, que vous serez même moins desséché, mais je ne vous dis pas pour cela [56v°] de cesser tout à fait de le dire. J’ai mandé à N.2 de me venir trouver pour vous l’envoyer, seulement pour vous satisfaire, mais comme il me faut obéir à Dieu et que je suis à vous par Lui d’une manière qui exclut tout raisonnement et considération, il m’a semblé que je devais vous traiter comme mon véritable enfant, car c’est Dieu qui l’a fait quand vous ne le voudriez pas. Ceci est capital et je ne puis m’en départir. Sitôt que j’ai voulu vous envoyer N. après l’avoir mandé, je suis [57r°] entrée dans le trouble et tout mon fonds rejetait cette proposition. La paix ne m’est revenue que lorsque j’ai résolu de vous le mander avec ma simplicité ordinaire. Attendez donc que Dieu vous détermine là-dessus, non par un scrupule marqué après l’avoir dit, mais par un mouvement de ne le point dire, et lorsque cela sera de la sorte, vous serez assez déterminé et assez fort pour ne point chercher d’appui. Laissez-vous à Dieu jusqu’à ce temps comme un enfant et ne songez plus à ne le point dire. [57v°] Si cependant vous voulez parler à N., je vous l’enverrai, mais je ne lui dirai pas un mot là-dessus, car je ferais ce que Dieu ne veut pas et je vous nuirais beaucoup plus que votre N.

Croyez-vous que ce soit pour la chose en elle-même que Dieu dépouille ? C’est pour perdre, c’est pour tenir en l’air sans assurance. Si Dieu vous voulait appuyer, Il vous donnerait des personnes doctes. Cela n’est point pour vous. Il vous faut bien une autre petitesse que celle-là. J’entends toutes les raisons que vous auriez à me dire qui sont très bonnes, mais mon [58r°] cher petit Maître qui vous veut le plus petit des hommes n’en ferait pas grand compte. Soyez certain que je ne me trompe point sur votre chapitre pour vous croire plus avancé que vous n’êtes : il fait plein jour chez vous pour moi ; si cela était autrement, je vous le dirais avec ma simplicité qui se trouve plus à l’aise avec vous que jamais. Plus vous avancerez, plus il vous paraîtra de relâchement, de tiédeur et d’indifférence sur les choses. Comptez que dans l’état où vous êtes l’on [n’]est insensible [58v°] à son insensibilité que par grâce, mais il n’y a rien à dire là-dessus puisqu’il n’y a qu’à tout perdre et tout oublier.

Il faut bien que cela aille encore plus loin pour être au point que Dieu veut, car il vous veut si petit que l’on vous dépouille comme un petit enfant, sans penser si l’on vous dépouille et sans avoir honte de votre nudité. O bonheur ineffable de cette enfance spirituelle à laquelle vous êtes appelé ! L’on ne donne aux enfants que des nourrices : l’on ne leur donne [59r°] ni gouverneur, ni médecin. Je sens en moi dans le moment que je vous parle, un Maître infiniment puissant et infiniment petit qui me donne un droit sur vous pour vous rendre petit, et ce droit me donne celui de disposer de vous : et sur cela je me trouve beaucoup de liberté que rien ne rétrécit, sans envie de vous faire des compliments ni de vous donner même ce qu’il semblerait que vous auriez raison de me demander. Jusqu’à présent quelque union que j’ai eue avec vous, je ne [59v°] me suis point trouvée portée à en user de cette sorte, mais une démission me faisait entrer dans ce que vous me disiez. Si vous me voulez d’une autre sorte, dites à m[on] petit Maître qu’Il me change et je lui dirai qu’Il imprime dans l’intime de votre âme la simplicité qui me possède et qui me met dans un bonheur inexplicable auquel vous participerez un jour : elle met l’âme dans une immensité incompréhensible à tout autre qu’à ceux qui l’éprouvent.

Si l’on me reparle sur la préface et [60r°] que vous me la renvoyiez, j’y ajouterai ce que vous me dites, si je le comprends. Il est vrai que l’on fait bien des fautes extérieures même dans une état consommé, mais ces fautes sont plus tôt purifiées qu’une paille n’est brûlée dans un grand feu ; et le Maître ne reproche plus rien, surtout si l’état de l’âme est d’une grande simplicité et enfance, car les hésitations viennent d’une timidité que le défaut d’ouverture dans les autres cause. C’est cependant un défaut, comme un petit enfant [60v°] est honteux lorsqu’il a fait quelque chose de mal et qu’on le lui montre. Mais l’âme de cet état ne peut demander de pardon, ni dire: « Pardonnez-nous nos offenses » ; elle n’en désire pas même, mais elle se laisse et si elle avait fait des fautes, elle serait ravie qu’elles ne lui fussent pas pardonnées, mais comme ceci ne convient pas au petit livre, je mettrai tout ce que vous me dites.

J’ai encore une difficulté dont je ne vous ai jamais parlé, c’est qu’une âme bien simple et redevenue [61r°] bien innocente, qui a essuyé toutes les misères les plus extrêmes, redevient comme un enfant sans malice et sans concupiscence, car la chair lui paraît renouvelée comme celle d’un enfant. Tout ce que l’on dit ne fait nulle impression : ceci est une expérience réelle. Cependant la foi m’enseigne que la concupiscence ne se perd qu’à la mort : je ne sais comment accommoder cela. Il me vient une pensée que, comme il y a des vieillards en qui le feu de la concupiscence est glacé, il y a des âmes enfantines en qui Dieu [61v°] a comme rendu cette chair innocente après en avoir fait sentir les révoltes. Je ne sais comment accorder cela.

La lettre que je vous avais prié de ne point perdre pour la brûler est une où je vous mandais de quelle manière j’en usais avec les personnes obsédées par les démons. J’éprouve dans mon fonds une candeur et innocence que je ne puis vous exprimer. Il me semble que le ciel n’est pas plus tranquille que moi, ni un enfant d’un jour plus innocent. Je ne sais comme cela se fait. Il me paraît que mes fautes sont des fautes sans coulpe. [62r°] Je prie Celui qui me donne en vous une entière confiance de vous faire concevoir ce que je vous veux dire.

Malgré ce que je vous ai mandé, si vous voulez N., mandez-le moi simplement et je ferai là-dessus ce que je pourrai. Ne vous c[onfessez pas] de ne l’avoir point dit : croyez que Dieu ne vous demandera jamais compte de ce que je vous ferai faire. Dites-lui qu’il me le demande. J’ai bon garant. Il me vient en pensée de vous donner la comparaison de Naaman le lépreux. L’écriture dit que sa chair devint comme [62v°] celle d’un enfant après s’être lavé.

- B. N. F., ms. Nouv. acq. fr. 11 010, f°. 56 r° (lettre no.13).

1Le bréviaire.

2L’abbé de Charost.

159. De Fénelon. 16 mars 1690.

« J’ai le cœur en paix et dans un plein contentement. »

Je ne veux point voir N.: voilà qui est fini, et je me sens infiniment au large par la franchise avec laquelle vous décidez. J’irai vous voir chez M d C2 la semaine prochaine: alors nous parlerons de N.4, de votre préface, de votre lettre sur les gens que vous délivrez, et de tout le reste. J’ai le cœur en paix et dans un plein contentement. Tout à vous, Madame , en Celui qui nous unit et nous rassasie de Lui-même. 16 mars 1690.

- B. N. F., ms. Nouv. acq. fr. 11 010, f°.62 v° (lettre no.13a) - Jean Orcibal, Correspondance de Fénelon, tome II, Paris, Klincksieck, 1972, Lettre 106.

1L’abbé de Charost.

2Sans doute Mme de Charost.

3Le 23 mars était le Jeudi-Saint ; ce jour-là, Bossuet communia la Dauphine, déjà gravement malade.

4Du bréviaire.

160. À Fénelon. Entre les 16 et 21 mars 1690.

J’ai vu M. C. d. C.a 1 Nous ne parlâmes que de choses générales, car la conversation parut un hasard. Cependant, je tâchai d’insinuer la nécessité de mourir à son propre esprit et de l’éteindre en milles choses. Il me parut une bonne volonté. Il demanda, après que j’eus parlé de la mortification du propre esprit, si je vous avais jamais vu : M. de C.b 2 répondit que je vous rencontrai chez elle au temps de la noce. Cela tomba là. Il parut vous estimer infiniment mais comme un peu découragé [63v°], disant qu’il ne profite point de vos soins. Lorsqu’il vous nomma, je sentis renouveler en moi le goût que j’ai ordinairement pour votre âme, et il me semblait la pénétrer entièrement.

Si vous pouviez avoir quelque moment de repos, votre santé en serait meilleure car, quoique vous n’ayez nul recueillement aperçu, le repos sec et distrait ne laisse pas de donner une force secrète à l’âme et au corps, ce qui rend lac première plus en état de souffrir les opérations crucifiantes et détruisantes de l’amour, comme un corps affaibli ned peut supporter les [f. 64r°] opérations d’un chirurgien qui lui doit faire une incision considérable. Vous devriez prendre quelque moment pour vous reposer comme vous en prenez pour les travaux indispensables que vous avez fait. Je compte que lorsque N.3 vous sera ôté, vouse prendrez ce temps pour vous reposer par une cessation de toutes œuvres, plus de celles de l’esprit que du corps. Il y af des distractions qui ne nuisent jamais au repos de l’âme : ce sont celles qui n’ont rien d’arrêté. Mais pour celles qui fixent notre esprit à quelque chose que nous devons faire dans la suite, elles sont contraires au repos de l’esprit et ce sont de celles-là qu’il faut se défaire, non par effort mais en les laissant tomber. J’aimerais mieux une foule de distractions vagues qu’une occupation même de bonnes choses. Lorsque l’esprit se voit privé de la matière ordinaire de son activité, il la jette sur tout ce qu’il y a d’extérieur et communique son impatience à toutes les œuvres que l’on fait, de sorte que plus l’esprit perd au-dedans son activité et ceg je ne sais quoi qui le tranquillisait dans son dessèchement, plus il est [f° 65r°] impatient dans les choses extérieures pour en voir la fin. Mais il ne faut point s’étonner de cela.

Cependant il est d’une extrême conséquence de prendre quelque temps pour se reposer, quoique d’un repos sec et insipide, parce que cela fait faire halte à l’activité de l’esprit, qui pourrait devenir telle à la suite qu’elle mettrait l’extérieur affaibli par le dénûement dans une impatience continuelle et nuirait même beaucoup à votre santé : car certaine sorte d’activité détruit le corps, et deviendrait unh empêchement, [f° 65v°] quoiqu’involontaire, dans son principe. Il faut par charité pour votre corps vous reposer un peu. Vous ne laisserez pas de trouver le temps pour tout le reste. Mais lorsque vous reposerez votre corps, que votre esprit ne travaille pas : non en le faisant taire par efforts, mais en n’admettant volontairement aucune occupation dans votre esprit.

- B. N. F., ms. Nouv. acq. fr. 11 010, f°. 63r° - 65v° (lettre no.14) - Dutoit, t. II, Lettre 113, p. 324-327. Cette lettre ne figure pas dans l’Indice du t. V p. 628.

aN. D.

bM. D.

cqui met la D.

dl’amour ; autrement il en est comme d’un corps affaibli qui ne D.

elorsque vos affaires seront finies D qui interprète ainsi l’abandon du bréviaire.

fœuvres, bien plus de celles de l’esprit que de celles du corps. Il y a D.

gle D.

hdeviendrait dans la suite un D.

1Madame la comtesse de Charost ?

2Nicolas de Béthune-Charost ?

3Le bréviaire.

161. De Fénelon. 21 mars 1690.

« Je ne veux ni sagesse, ni honneur, ni paix, ni sûreté, ni ressource, mais Dieu seul. »

Je comprends par la lettre que vous m’avez donnée, madame, que vous penchez à me faire quitter N.1 Sur cela je prends le parti de le supprimer sans attendre de vos nouvelles. Mandez-moi si je suis ce que vous croyez que Dieu veut : du moins je veux Le suivre avec une entière simplicité et me perdre en Lui sans réserve. C’est à vous à me dire sans réflexion et sans ménagement tout ce qui vous sera donné pour moi. Je ne veux ni sagesse, ni honneur, ni paix, ni sûreté, ni ressource, mais Dieu seul. Qu’Il m’ôte tout et qu’Il prenne tout pour Lui. À Lui tout à vous sans mesure. 21 mars.

- B. N. F., ms. Nouv. acq. fr. 11 010, f°. 65 v° (lettre no.14a). - Jean Orcibal, Correspondance de Fénelon, tome II, Paris, Klincksieck, 1972, Lettre 108.

1 Le bréviaire.

162. À Fénelon. 22 ou 24 mars1690.

Dieu lui veut un dénuement total ce qui suppose un long chemin.

Je craignais beaucoup de m’être trop avancée sur N. eta quoique je connusse certainement que Dieu voulait de vous ce dénuement, je me trouvais peinée à cause du doute où je vous voyais et je n’ai pu m’empêcher, après ce que je vous ai écrit, de prier Notre Seigneur de vous faire entrer dans ce qu’Il me faisait vous dire. Je Lui ai dit que ce n’était plus mon affaire, mais la Sienne, que je vous avais dit Ses volontés, et qu’à moins qu’Il ne vous donnât la force de le faire sans hésiter et sans appui, que jeb vous [f° 67r°] dirais de ne le point faire qu’Il ne vous eût disposé pour cela. Mais puisqu’Il vous a si bien disposé, ce Dieu de mon cœur, faites-le donc sans hésiter.

Préparez-vous à dévorer toutes les réflexions qui pourraient vousc venir là-dessus, à y mourir sans appui et sans aucun soutien que Dieu seul, car assurément Dieu vous veut tellement pour Lui-même, qu’Il ne vous veut rien laisser. Les autres ne sont point conduits comme vous, et vous ne devez vous mesurer à personne. Que Dieu [f° 67v°] est contentd ! Qu’Il aime votre simplicité et qu’Il vous mettra au large dans la suite ! Que celui qui est déchargé de tout va vite ! Votre simplicité fait les délices de Dieu et j’en suis infiniment contente.

Servez-moi de père, je vous prie et me dites tout ce que le Seigneur vous donnera et ce que je dois faire à l’égard de M. N.e

Que ce que vous mettez à la fin de votre lettre comprend de choses et que ces paroles ont d’étendue ! Ne vous reprenez jamais dans l’effet et dans l’exécution, [f° 68r°] et vous ferez tout le contentement de Dieu. Lorsqu’Il aura pris tout ce qui est Sien, Il vous sera toutes choses. Ceci est long, mais selon ce que je vois de vous, il le sera moins pour vous que pour bien d’autres. Je suis si certaine que Dieu vous veut mener parf le dénuement total que je n’en puis douter. Il y a des hommes qu’Il choisit pour les enrichir de Ses dons d’une manière très éclatante, mais pour vous, Il vous a choisi uniquement pour Lui-même : c’est le mets de la bouche du Grand Roi, qu’il [f° 68v°] n’est permis qu’à Lui seul de manger. Vous êtes le sanctuaire qui n’est ouvert qu’au Grand Prêtre, où il ne saurait rien tenir que l’Arche d’Alliance : c’est ce sanctuaire où il ne repose que la volonté essentielle de Dieu, qu’il n’est pas permis aux hommes, même les plus élevés, de regarder, parce qu’ils n’en sont pas capables et qu’ils sont employés aux cérémonies légales. C’est ce lieu sacré qui n’est entouré que de nuages, et où cependant la gloire de Dieu paraît : tout ce qui n’est point ce pur et nu état, quelque [f° 69r°] sublime qu’il soit, est inférieur à celui-ci et il est compris des hommes parce qu’il n’excède point leur portée ; mais celui-ci n’est compris que de Dieu, qui par ce total dénuement absorbe l’âme en Lui.

Ceci n’est point une dévotion fabriquée comme les personnes sans dévotions se le figurent, mais c’est le renoncement parfait sans lequel on ne peut proprement être disciple de Jésus-Christ : c’est l’esprit de l’Évangile, c’est la quintessence de l’amour sacré, qui dépouille l’amant de tout ce qu’il possède en faveur de son aimé. [f° 69v°] C’est mettre l’âme à couvert des attaques du démon, qui ne peut attaquer que ce qui subsiste en la créature, et non ce qui est anéanti en Dieu.

Il est vrai que la parfaite pauvreté est d’une étendue infinie et très douloureuse pour les âmes propriétaires ; mais disons avec sainte Catherine de Gênes, si fort éclairée du pur amour : « O amour de pauvreté, royaume de tranquillité ». Lorsque notre trésor est en Dieu seul, rien ne nous le peut plus ravir. Lorsqu’il est en quelque chose, quelque sainte qu’elleg paraisse, nous pouvons toujours le perdre, [f° 70r°] et nous ne sommes point fixés en Dieu.

Plus vous entrez en ce que Dieu veut de vous, et plush je vous aime en Lui. Il ne faut pas regarder l’avancement par rapport au chemin qui est fait, mais par rapport à celui qui est à faire. Celui qui n’a qu’un terme fort borné arrive tôt et l’on dit qu’il a bien avancé son chemin, quoiqu’il n’ait fait que quelques lieues ; mais celui qui entreprend un voyage très grand, on lui dit, après bien des journées de chemin, qu’il est encore peu avancé. Il vous reste encore [f° 70v°] un grand chemin à faire, parce qu’il vous faut aller jusques en Dieu même, et d’une manière très éminente, le Tout par Lui-même, parce qu’Il l’a ainsi ordonné. Souvenez-vous de notre union le jour de l’Annonciation en disant la messe, jei vous prie.

- B. N. F., ms. Nouv. acq. fr. 11 010, f°. 66v°- 70v°(lettre no.15) - Dutoit, t. II, Lettre 147, p. 430-434. Cette lettre ne figure pas dans l’Indice du t. V p. 628.

aavancée : et D.

bappui, je D.

cqui pourront vous D.

dconstant D.

eServez-moi […] à l’égard de M. N. , phrase absente de D.

fveut par D.

gsaint qu’il D.

hentrez dans ce que Dieu veut de vous, plus D.

il’Annonciation, je D omission.

163. De Fénelon. 1er avril 1690.

Ô que je suis loin, madame, de me fâcher contre vous. Jamais je n’en eus moins d’envie. En me renvoyant mon écrit, vous auriez pu mettre à côté vos remarques, et cela m’aurait été utile, mais je m’imagine que votre santé ne vous l’a pas permis. J’en suis fort en peine ; au nom de Dieu, ne négligez rien. Je souhaite extrêmement que vous me croyiez là dessus comme je veux vous croire en autre chose. Je n’ai pas encore eu un moment pour lire les observations de M. N.1, mais je persiste à croire que le plus sûr et le plus court est de lui demander une petite exposition des choses purement de foi auxquelles il voudrait que vous souscrivissiez pour lever son scandale2. Cela vous débarrasserait et finirait bien toutes choses, si je ne me trompe. À vous mille et mille fois en Celui qui nous est tout. 1er Avril.

- B. N. F., ms. Nouv. acq. fr. 11 010, f°. 70 v° (lettre no.15a) - Jean Orcibal, Correspondance de Fénelon, tome II, Paris, Klincksieck, 1972, Lettre 109.

1J.J. Boileau.

2Ce qu’elle fit : la Courte Apologie du Moyen court est datée d’avril 1690.

164. À Fénelon. Entre le 1er et le 11 avril 1690.

« Je suis très faible… »

Je tâcherai à vous obéir pour ma santé qui est en un étrange état, mais soit que je meure ou que je vive, c’est une union éternelle et j’espère que vous la connaîtrez peut-être mieux lorsque je ne serai plus au monde. Je fais tout ce que l’on m’ordonne, mais rien ne peut me faire désirer la vie ni craindre la mort. Je suis très faible, la poitrine dans un état [tel] que je ne saurais [72r°] prononcer une parole, quoique très bas, sans beaucoup souffrir de la faiblesse : avec cela je ne suis pas en état d’écrire sur votre lettre. Sitôt que je serai mieux, je ferai tout ce que vous m’ordonnez. Je suis à vous sans réserve.

- B. N. F., ms. Nouv. acq. fr. 11 010, f°. 71 v° (lettre no.16).

165. À Fénelon. Entre le 1er et le 11 avril 1690.

« … vous me trouverez toujours en Dieu … la vraie pureté consiste dans l’entière désappropriation … Je laisse aussi cette Vie… »

Comme mon mal est d’une nature où il y a autant à craindre qu’à espérer, j’emploie les forces que j’ai aujourd’hui à vous écrire. Je n’aime que Dieu seul et je vous aime en Lui plus que personne du monde, non d’une manière distincte [f° 72v°] de Dieu, mais du même amour dont je L’aime et dont Il S’aime en moi. Et cet amour est éternel et la mort n’y fera nulle altération, au contraire. Je suis cependant certaine que je ne mourrai point à quelque extrémité que je puisse aller, si je vous suis encore utile ; et si je ne vous la suis plus sur terre, j’ai cette confiance que si vous voulez bien rester uni à mon cœur, vous me trouverez toujours en Dieu et dans votre besoin.

Je ne sais si vous avez déféré à ce que je vous ai dit pour N.a Si vous l’avez fait, [f° 73r°] je vous prie de poursuivre la carrière sans crainte et sans scrupule, d’être persuadé que Dieu vous veut par la plus extrême pauvreté, que c’est la voie de la justice où il ne règne que le seul honneur et la seule gloire de Dieu. Plus la créature perd ses intérêts, plus Dieu trouve les Siens. Ne craignez point une saleté apparente, mais soyezb persuadé que la vraie pureté consiste dans l’entière désappropriation.

Je vous laisse l’Esprit directeur que Dieu m’a donné1. Un ecclésiastique que j’estime m’est [f°73v°] venu voir, m’ayant prié de lui laisser le double esprit. Je n’ai pu lui répondre, mais j’ai eu comme un mouvement vers vous et un je ne sais quoi qui m’assurait que, si je mourais devant vous, ce serait à vous qu’il serait donné.

Comme vous m’avez témoigné que mes écrits vous embarrasseraient, je les remets entre les mains de N. afin qu’il vous en fasse le maître et que, si vous vouliez ou qu’ils fussent brûlés ou en retenir, vous en ordonniez comme il vous plaira.

C’aurait étéc bien de la consolation pour moi, si je meurs, de vous voir, [f° 74r°] mais comme c’est une chose difficile, je n’y pense point : c’est en Dieu que je vous vois, c’est en Lui que je ne vous dirai point le dernier adieu, car quel que soit mon sort, je serai toujours à Dieu. Je salue les b[on] d[isciples] : jed ne les oublierai pas si Dieu le veut. Agréez que je vous embrasse des bras de Son amour.

Je laisse aussi cette Vie que vous m’avez défendu de brûler : quoiqu’il y ait bien des choses inutiles, il y en a de si glorieuses à Dieu que, si N.2 se donne la peine de séparer le vil du précieux, il y aura peu de choses plus utiles, car outre les lumières [f° 74v°] de bien des choses, il y a des expériences bien singulières. Enfin, mon très cher fils et mon véritable père, je vous fais l’héritier universel de ce que Dieu m’a confié, dont je n’emporte que mes infidélités qui sont d’autant plus grandes que les miséricordes de Dieu sont plus étendues.

Quee la mort a de charmes ! Elle n’a qu’une main secourable, qui tire le rideau qui cache des beautés infinies et qui en manifeste la possession.

- B. N. F., ms. Nouv. acq. fr. 11 010, f°. 72v° (lettre no.17) - Dutoit, t. I, Lettre 227, p. 644-646. Cette lettre ne figure pas dans l’Indice du t. V p. 628.

apour votre affaire. D.

bsiens. Soyez D. Omission.

cdésappropriation. C’aurait été D. Omission de deux paragraphes.

dsalue tous : je D.

eamour. Que E. Omission d’un paragraphe.

1Phrase importante où Madame Guyon fait de Fénelon son héritier spirituel. On sait qu’il mourra avant elle, en janvier 1715. Le « double esprit » de la phrase suivante est d’une interprétation délicate : s’agit-il de la grâce divine associée à l’esprit de celui qui en facilite l’accès ? L’ecclésiastique « que j’estime » reste indéterminé.

2Il s’agit probablement du duc de Chevreuse. Cependant la date (avril 1690) précède la correspondance abondante et personnelle avec le duc (à partir de juin 1691 : « Je me suis sentie aujourd’hui, monsieur, une certaine union foncière pour vous que je n’avais pas encore remarquée. ») ; des lettres antérieures ont pu être perdues.

166. De Fénelon. 11 avril 1690.

Rien ne m’embarrasse pour vous aller voir si cela vous fait plaisir. J’ai prié M.1 de vous engager à parler là-dessus sans façon. Faites-le donc avec simplicité.

Je ne saurais vous rien dire sur la personne dont vous prenez les remèdes, l’expérience que vous en faites est au-dessus de tout ; d’ailleurs les médecins sont si incertains dans leur art que je n’ose vous renvoyer à eux : suivez simplement votre pente.

Pour vos écrits, je crois que vous ferez bien de les confier à N.2 comme vous le marquez. Nous serons aisément d’accord, et quoiqu’il me fût malaisé de les garder maintenant, vous pouvez compter que j’en aurai dans les mains de N. le même soin que dans les miennes. Pour votre ...3 que vous avez écrite, non seulement je vous offre de la garder, mais je serai ravi de la lire quand je serai capable de lecture pieuse : maintenant je lis les choses d’étude nécessaires à ma fonction. D’ailleurs j’ai beaucoup de peine à lire même ce qui est bon pour l’intérieur.

Depuis que vous avez décidé, je ne dis plus N.: je suis en paix, mais c’est une paix qui est comme d’indolence. Je me trouve plus commodément depuis que je suis déchargé de cette tâche. Faudra-t-il toujours demeurer comme cela ? Je suis comme un homme mou et paresseux qui ne se soucie de rien, même sur son salut. Si vous veniez à manquer, de qui prendrais-je avis ? ou bien serais-je à l’avenir sans guide ? Vous savez ce que je ne sais point et les états où je puis passer. C’est à vous à savoir et à me dire simplement les vues que Dieu vous donne pour moi sur cela. Ecrivez-le ou dites-le-moi. Je puis me trouver dans l’embarras ou de reculer sur la voie que vous [76v°] m’avez ouverte, ou de m’y égarer faute d’expérience et de soutien. Sur tout cela l’abandon se redouble au fond de mon cœur et je ne pense à rien, pas même aux états où je pourrais être agité de toute sorte de pensées. Je me jette tête première et les yeux bandés dans l’abîme impénétrable des volontés de Dieu. Lui seul sait ce que vous m’êtes en Lui et je vois bien que je ne le sais pas moi-même. Mais je vous perds en Lui comme je m’y perds, et je ne trouve en moi ni désir ni inclination touchant votre guérison. Que Dieu fasse ce qui [77r°] est bon à Ses yeux : c’est tout ce que je sais dire. Je vous demande seulement de faire avec soin tout ce qui vous paraîtra utile pour vous guérir. Mille fois tout à vous en Notre Seigneur. 11 avril.

- B. N. F., ms. Nouv. acq. fr. 11 010, f°. 74 v° (lettre no.17a) - Jean Orcibal, Correspondance de Fénelon, tome II, Paris, Klincksieck, 1972, Lettre 111.

1La Marvalière ?

2Fénelon n’ose pas garder les manuscrits chez lui.

3Sans doute la Vie.

4Le bréviaire.

167. À Fénelon. Entre le 11 et le 17 avril 1690.

« …l’évangile éternel de la volonté cachée de Dieu. »

Je viens tout présentement de recevoir votre lettre. J’avais écrit deux mots, je ne crois point mourir, et il m’a semblé ce matin que Dieu me laissait pour vous et que je vous étais encore utile. La même situation de mon âme pour vivre et mourir demeure toujours. Sans façon me portant mieux, je [77 v°] ne sens nulle envie que vous veniez, je vous ai tout dit là-dessus.

Je ferai ce que vous voudrez pour les écrits : il n’y a rien, à la réserve de peu de chose, dans N. qui ne soit intérieur. Mais pourquoi je vous la donnerais1, ce serait pour la brûler si vous le voulez : il me suffit que vous sachiez où tout est. Nous parlerons un jour de tout selon ce que j’en pense, et il me semble que mon cœur me le dit.

Demeurez comme vous êtes à présent. S’Il m’ôte à vous, il fera ce qu’il faudra pour vous, mais il n’est pas temps : vous [78 r°] auriez peine à trouver à présent quelqu’un. Demeurez donc abandonné sans réserve. Dieu prend un soin particulier de vous et j’ose vous assurer que, quand je serais morte, vous me trouveriez comme vivante ; mais il ne s’agit pas de cela à présent. Si je croyais mourir et que je me sentisse très mal, je vous prierais de me venir voir parce que j’ai en vous une parfaite confiance.

Ne pensez point du tout à reprendre N. Dieu aura, je vous assure, un soin de vous très grand. Il n’y a qu’une chose pour vous qui est l’évangile éternel de la volonté [78 v°] cachée de Dieu : allez tête baissée en enfant, ne pensez pas un moment à l’avenir, c’est à Dieu d’y penser pour vous et Il y pensera efficacement et d’autant plus que vous serez plus abandonné à Lui. Je comprends bien comme vous devez être à mon égard, car moi qui ai bien plus pour vous que vous ne pouvez avoir pour moi, je vous quitterais sans y penser quoique très unie à vous.

Je vous obéirai. Le vin que l’on m’a envoyé me fait plus que tous les remèdes : il me raccommode un peu et à la suite il fera un bon effet, mais servez-vous du vôtre [79 r°] dont je vous ai la même obligation que si je le prenais.

- BN nouv.acq.fr. ms. 11 010, f°. 77r°- 79r° (lettre no.18).

1Il s’agit probablement de La Vie.


168. À Fénelon. Entre le 11 et le 17 avril 1690.

Nouvelles de maladie.

Je vous suis sensiblement obligée des offres que N. m’a fait[es] de votre part. Pour ce qui est de vous voir, j’en demeure toujours sur les mêmes termes, et j’y ajoute que, lorsque je vous écrivis, il me semblait que les desseins de Dieu par rapport à vous et à quelqu’autre sur moi ne sont pas accomplis, et que je ne mourrai point si tôt quoique je sois peut-être du temps malade. Si je me sentais mourir tout à fait, je vous le ferais savoir.

Vous ne devez pas douter de la joie [79 v°] que j’aurais de vous voir. Dieu seul connaît ce que vous m’êtes, je n’y trouve aucune nécessité. Si le Seigneur vous en donne le mouvement, suivez-le, mais ne le faites pas par raison de civilité ou de quelque autre manière : ces ménagements ne conviennent point entre nous. Vous savez jusqu’où va ma confiance pour vous que je n’ai en nul autre. C’est assez là-dessus.

Le vin du b[on] d[uc]1 m’a fait bien du bien, tous les autres cordiaux me faisaient du mal parce qu’ils n’étaient pas naturels. Comme je n’en prends que quatre cuillerées par jour [80 r°], j’en ai pour du temps. Je n’en veux point du vôtre : il vous sera utile et si j’en avais, je m’en priverais pour vous. Je me trouve assez bien des remèdes de M. de B. Je n’en prendrai plus guère. Si vous voulez que je finisse dès à présent, je le ferai car je dois vous obéir.

- B. N. F., ms. Nouv. acq. fr. 11 010, f°. 79 r° (lettre no.19).

1Beauvillier.

169. De Fénelon. 17 avril 1690.

Je suis ravi d’apprendre, madame, que Dieu vous redonne à nous, mais comme votre santé passe bien vite d’une extrémité à l’autre, je vous conjure de la ménager et de ne compter pas sur le mieux que vous éprouvez.

La difficulté que je vous ai proposée1 ne diminue en rien [80v°] l’union intime avec laquelle Dieu me donne à vous. Ne vous pressez point d’aller à Va.: vous pourriez y être malade sans secours.

J’ai du vin d’Alicant[e] qui ne me sert de rien et qui vous ferait des merveilles : laissez-moi le plaisir de vous en donner3. 17 avril.

- B. N. F., ms. Nouv. acq. fr. 11 010, f°. 80 r° v° (lettre no.19a) - Jean Orcibal, Correspondance de Fénelon, tome II, Paris, Klincksieck, 1972, Lettre 112.

1Sans doute le risque de rester sans guide si elle mourait.

2Au château de Vaux, chez son gendre.

3« Le manuscrit Dupuy contient ici sept lettres de Mme Guyon : six au moins n’ont de rapport évident ni avec cette lettre, ni avec celle du 25 avril. Il est d’ailleurs invraisemblable que l’épistolière ait écrit chaque jour de la semaine sans attendre de réponses. Nous pensons qu’il s’agit de pièces qu’en l’absence de toute donnée Dupuy n’a pas pu placer ailleurs. » [O].

170. À Fénelon. Entre le 17 et le 25 avril 1690 ?

Sur la spontanéité requise.

Je suis résolue de faire de point en point ce que vous me mandez pour M. B. Et je lui manderai au premier jour. Pour ce que je vous ai mandé, je me suis peut-être mal expliquée ? Ces paroles se dirent en moi quoiqu’avec moi sans nulle attention, et lorsque [81 r°] la chose fut faite avec une extrême promptitude dont le recueillement dura longtemps après, sitôt que je fus à moi, la pensée de vous l’écrire pour ne vous rien cacher, me vint ; et depuis je n’y ai pas pensé, et rien ne m’est revenu de semblable. Ce sont de ces choses qui sont si nouvelles et si subtiles qu’elles ne laissent nul instant.

Je suis moins sûre de ma santé par les remèdes que par l’assurance intérieure que Notre Seigneur m’a donnée qu’Il me voulait laisser, ce qui a toujours un effet réel.

Lorsque les mouvements de [81 v°] quelque chose sont marqués à une âme qui n’a point de pouvoir sur elle-même, elle les suit avec fidélité s’ils lui laissent le temps de les apercevoir. Mais il y a des choses si promptes, si imprévues, celle-là par exemple : le recueillement prompt et soudain me presse, l’on m’imprime que l’on veut de moi un sacrifice et que Jésus-Christ porte le titre de prêtre à mon égard, cela se passe en un instant, je demeure immolée croyant qu’il s’agit de ma vie, aussitôt sans nulle attention ces paroles se disent en la manière que [82 r°] je vous l’ai dit ; qu’il soit vrai ou faux je n’y pense plus. Mais j’ai la fidélité de vous tout dire, après quoi tout se perd. J’outrepasse les dons et les grâces, mais pour les mouvements, lorsqu’ils sont de cette nature, ils ne me laissent nul temps, et lorsqu’ils sont autrement je les suis avec une extrême fidélité, sans quoi je manquerais à Dieu ce me semble. Mais aussi tout ce qui me vient à vous dire, je vous le dis parce que je vous dois tout dire, non pour que vous l’approuviez, mais afin que vous en jugiez. Cela n’a pas [82 v°] paru depuis.

Je vous suis sensiblement obligée de votre vin. N. a tellement pourvu à mes besoins que je n’en ai aucun. J’ai désiré que Dieu pour l’en récompenser lui donnât de Son vin enivrant et qu’Il ordonnât en lui la charité. Si j’osais le remercier, mais c’est auprès de Dieu que je fais et pour lui et pour vous ce que je dois.

- B. N. F., ms. Nouv. acq. fr. 11 010, f°. 80 r° - 82 v° (lettre no. 20).

171. À Fénelon. Avril 1690.

Aveugles tant que nous sommes en voie, science sans lumière particulière en Dieu.

Lorsque vous me demandâtes dernièrement d’où vient que je n’outre-passais pas toutes choses, je vous dis quea j’outrepassais les grâces et suivais [f° 83r°] les mouvements. Depuis ce temps il m’a frappé quantité de fois au cœur de vous expliquer cela, car je ne puis plus rien outrepasser.

Tant que nous sommes en voie, il faut que la foi nous dénûe et nous aveugle incessamment : il faut qu’elle nous fasse outrepasser toutes choses pour courir à Dieu même par un sentier inconnu, et de cette sorte l’âme outrepasse incessamment toutes choses, sans quoi elle n’arriverait jamais en Dieu même. Cela est pour elle d’une si extrême conséquence que [f° 83v°] lesb choses les plus saintes en elles-mêmes lui serviraient d’empêchement. Mais il n’en est pas de même lorsque, à la faveur de la foi la plus nue et la plus perdue, l’âme est arrivée en Dieu.

En Dieu tout est Dieu, et le distinct même alors ne sert plus d’empêchement ni d’entre-deux. Il est vu distinct, parce qu’il l’est en effet. Et comme en Dieu tout ce qui est distinct de Dieu ne laisse pas d’être renfermé en Lui, aussi le distinct n’est vu tel de 1’âme que parce qu’il l’est en effet, mais cependant en Dieu où tout est vérité, où l’illusion [f° 84r°] est bannie, voyantc la lumière dans la lumière1.

Or ce distinct en Dieu est oud par mouvement qu’il faut suivre, ou pour faire connaîtree quelque chose qui regarde autrui, quoique la matière ordinaire soit par un goût sans goût, intime, quif ne trompe point pour la disposition générale des âmes. Mais lorsqu’il en faut découvrir quelques particularités, il faut bien que ces particularités soient découvertes en Dieu même, en qui toutes les choses sont présentes telles qu’elles sont en effet, car ilg faut faire une grande [f° 84v°] différence du distinct des âmes2 en lumière qu’il faut outrepasser et qu’il faut nécessairement mettreh en obscurité si l’on veut qu’elles avancent, ou de cellesi qui étant en Dieu, ne changent plus de place et demeurent immobiles dans leur Bien souverain, où elles voient, sans lumière particulière, comme je l’ai dit, mais dans la lumière même, non en manière de vue mais de science, ce qui leur est montré.

D’autres fois c’est que Dieuj fait certaines choses de Son autorité en ces âmes ou par ces âmes, sans leur [f° 85r°] en donner une vue anticipée, mais elles le voient parce que c’est une chose qui vient d’être, et que cela est vrai. Cette vue ne les arrête pas un moment, mais elle leur donne l’expérience des routes impénétrables de l’amour divin et comme lek Seigneur fait ce qu’Il lui plaît sans que l’âme fasse attention au motif qu’Il a eu d’en user de la sortel, ni à la fin. Elle sait que cela est, sans s’en occuper, etm lorsqu’elle le dit, elle le dit parce qu’on le lui fait dire, sans nulle vue en le disant que de suivre le [f° 85v°] mouvement qui lui est donné.

- B. N. F., nouv.acq.fr. ms. 11 010, f. 82v° - 85v° (lettre no. 21) - Dutoit t. 3 , lettre 144 , p. 599-602. Cette lettre ne figure pas dans l’Indice du t. V p. 628.

aje vous répondis que D.

bque (sans cela) les D.

cl’illusion n’a point de lieu, voyant D.

dest [aperçu] ou D.

eou en faisant connaître D.

fgoût intime sans goût, qui D.

geffet. Il D.

houtrepasser, puisqu’il faut nécessairement les mettre D.

iavancent, et (du distinct) de celles D.

jD’autrefois Dieu fait D.

ket comment le D.

lattention ni au motif qu’il a eu d’en user de cette sorte D.

moccuper un moment, et D.

1Ps. 36, 10.

2Note de Dutoit : « c'est-à-dire des âmes qui sont encore en la voie des lumières qu'on doit ensuite quitter. »

172. À Fénelon. Avril 1690.

Description de l’union spirituelle qui ne passe point par l’entremise des sens mais qui est donnée par Dieu pour les personnes désappropriées.

Il y a certaines âmes de qui Dieu veut un entier renoncement, et qui veulenta des condescendances, un agir humain, qui sont toujours occupées d’elles, qui veulent que l’on en soit occupé, queb l’on agisse avec elles humainement. Ces personnes me font souffrir une peine intolérable et telle que par mon choix je préférerais des tourments corporels les plus étranges à cela1. Plus elles veulent qu’on les entretienne là-dedans, plus j’en souffre, de [f° 86r°] manière qu’il se fait en moi, lorsqu’elles m’approchent, une violence qui me met à n’en pouvoir plus. Je ne suis pas de même pour les pécheurs : je les supporte sans peine, aussi bien que les âmes desquelles je ne suis pas chargée. Car il y a bien de la différence d’un agir simple et enfantin à un agir humain, et qui prendrait l’un pour l’autre se tromperait. Je me trouve impuissante de pouvoir donner la moindre pâture à leur amour propre et lorsque je veux user là-dessus de condescendance, un Maître [f° 86v°] plus puissant me retient, et je souffre un tourment très grand.

Je les prie de s’adresser à ceux qui leur conviennent et que je crois propres à les aider mais ilsc ne le veulent pas et ne le peuvent, à ce qu’ilsc disent. Et moi, je me trouve dans l’impuissance absolue de changer à leur égard si elles ne changent les premières. Si leur disposition change, je me trouve tout à coup tournée vers elles avec beaucoup d’affection, et cela sans que j’y mette rien de ma part, en sorte que, sans que j’aie de choix, de penchant et d’amitié pour personne, [f° 87r°] je me trouve nécessairement liée avec celles qui sont plus désappropriées, et qui aiment plus purement, et cela [à l’égard de] chacuned selon son degré de pureté et de désappropriation.

Cette union ne passe point par l’entremise des sens, et il me serait impossible de donner un autre rang à ces personnes-là danse mon cœur que celui que Dieu y donne Lui-même, sans que je me règle ni sur les défauts, ni sur les qualités extérieures, ni sur l’amitié que l’on a pour moi : car il y a desf personnes propriétaires qui m’aiment beaucoup, et leur [f° 87v°] témoignage m’en est insupportable, au lieu que je me sens portée à en donner moi-même aux personnes simples, droites et vides d’elles-mêmes. Je n’aime point par le cœur, mais par un certain fond qui accepte ou rejette ce qui lui convient, ou plutôt ce qui convient à Dieu. Dans le temps que je me sens de cette sorte pour ces personnesg et que la moindre caresse2 qu’ils me feraient me serait plus rude que la mort, je me sens portée à caresser les personnes simples et désappropriées, et les enfants. Il ne m’est possible d’être [f° 88r°] auprès d’un enfant sans le caresser, ni d’une personne simple sans aimer à en user de même, et je ne puis même comprendre ce que c’est que différence de sexe. Il me semble que tout m’est égal, parce que je ne pense jamais à l’extérieur des personnes, mais que je trouve union d’âme à âme comme dans le Ciel ou [comme] aprèsh la Résurrection où il est dit3 qu’il n’y aura point de ces différences.

De cette sorte l’oni peut aimer beaucoup sans rien aimer : car l’amour de cet état est une inclination du centre que Dieu incline comme il Lui [f° 88v°] plaît en Lui selon qu’Il penche Lui-même. Et comme Il aime plus ou moins les âmes qui sont plus ou moins désappropriées parce qu’elles Lui sont plus ou moins semblables, Il incline plusj ou moins le centre perdu en Lui vers ce qu’Il aime plus ou moins, sans que l’on puisse là-dessus se donner aucun mouvement.

- B. N. F., ms. Nouv. acq. fr. 11 010, f°. 85v° (lettre no. 22) - Dutoit, t. II, Lettre 195, p. 594-597. Cette lettre ne figure pas dans l’Indice du t. V p. 628.

aveut un détachement et un renoncement entier et qui (cependant) veulent D.

bd’elles, et qui veulent que l’on en soit occupé et que D.

celles D qui accorde à âmes.

det cela à l’égard de chacune D.

eces personnes dans D.

fde ces D.

gces autres personnes D.

hou comme après D.

idifférences de cette sorte. On peut D césure.

jincline aussi plus D.

1Un tel phénomène de communication est décrit en Vie 2.16.2 à propos d’une fille qui accompagna Madame Guyon à Gex : «Il me paraît que ce feu est le même que celui du Purgatoire. Je lui dis de se retirer à cause de ce que je souffrais. Comme elle crut que c'était par opposition pour elle, elle s'opiniâtra à rester pour me faire amitié. Elle me prit le bras. La violence de la douleur fut si excessive que sans faire nulle attention à ce que je faisais, étant tout hors de moi par l'excès de la peine, je me mordis le bras d'une si grande force, que j'emportai presque la pièce. Elle vit plutôt mon sang et la plaie que je m'étais faite qu'elle ne s'aperçut de la manière; cela lui fit comprendre qu'il y avait quelque chose d'extraordinaire. » 

2Au XVIIe siècle marque d’affection. (Rey).

3Matth. 22, 30 : « Car dans la Résurrection, les hommes et les femmes ne se marieront point, mais ils seront comme les Anges de Dieu dans le Ciel. » (Amelote).

173. À Fénelon. Avril 1690.

« … vous êtes ma famille, mon pays et toutes choses. »

Il y a trois ou quatre jours que je me sens toujours plus arracher des miens et l’on me donne à vous d’une force qui ne se peut expliquer. Cela est encore augmenté depuis la mort de ma sœur1. Je sens quelque chose au-dedans qui me dévore pour des enfants qui sont mille fois plus à moi que ceux que j’ai portés dans mon sein. Tous ceux de V.2 me sont chers, mais vous me l’êtes d’une manière qu’il semble que vous soyez converti en ma substance. Je ne peux point m’empêcher de vous aller voir : quelque chose de plus fort que moi m’entraîne vers vous tous et me dit incessamment, sans me le dire autrement que par une efficacité toute-puissante, que vous êtes ma famille, mon pays et toutes choses, que tout le reste m’est étranger et ne me connaît pas. Ces paroles de saint Jean me viennent souvent dans l’esprit : « Il est venu chez les siens et les siens ne L’ont point connu ». Souvenez-vous d’un psaume où il est dit : Manassès3 est à nous etc., où il est dit quantité de fois la même chose : le père est à nous. Mais les promesses sont prématurées. Il est à nous, Il est à nous. Je vous dirai le reste.

- B. N. F., nouv.acq.fr. ms. 11 010, f. 89 r° (lettre no. 23)

1Madame Guyon avait une sœur ursuline qui la rejoignit et séjourna à Thonon : v. Vie 2.9.6 & 2.14.6.

2Versailles ?

3Ps. 59, 7 (ou Ps. 107, 9) : David se plaint à Dieu de ce qu’Il a paru quelque temps l’abandonner […] il le remercie de son prompt secours. (résumé par Sacy).

174. À Fénelon. Avril 1690.

« … Je me sens depuis quelque temps affamée de votre perte … Je vous avertis que je suis cruelle… »

Quoique je n’aie rien de particulier à vous dire, je ne laisse pas de suivre le mouvement que j’ai de vous écrire. Je ne vous dirai rien de nouveau quand je vous dirai que vous m’êtes cher au point que je ne peux exprimer, et qu’il me semble que Dieu ne veut pas que vous mettiez aucunes bornes dans les sacrifices qu’Il veut de vous. Il veut qu’il ne reste que Lui-même tout seul chez vous et en bannir tout le reste. Je dis tout, sans exception. Je me sens depuis quelque temps affamée de votre perte et sans que j’y contribue le moins du monde. Il y a plus de quinze jours que je demande à Dieu que vous ne soyez pas épargné et il n’est point de sacrifice que je n’embrasse pour vous et auxquels je ne vous immole sans pouvoir faire autrement. Je sens que mon fonds dispose de vous comme d’une chose qui lui appartient et qui est plus à lui, plus proche de lui et plus lui-même que tout ce qui est au monde.

Vous avez dû être content de M. : il a de la grâce et de la lumière et je suis sûre qu’il ne gâtera rien, mais ne vous en servez que comme un ami et non comme médecin. Dieu ne veut point d’autre médecin que Lui : Il fait des plaies et Il les veut guérir. Je vous avertis de ne point vous étonner d’une égratignure puisqu’Il ne fait que tracer les plaies qu’Il veut faire. Quand il n’y aura plus qu’une plaie de la tête jusqu’aux pieds et qu’il ne restera plus une partie saine en vous, alors il vous sera permis de regarder vos maux, mais non pas d’y porter la main. Je vous avertis que je suis cruelle et que, quoique je vous aime plus (je ne dis pas en Notre Seigneur car cela est une fois supposé et me paraît un verbiage dont j’ai reproche) quoique dis-je, je vous aime plus que tout ce qui est au monde, bien loin de bander vos plaies, il me semble que je les rouvrirais encore si vous me les montriez.

Ô que je comprends un peu la jalousie de Dieu sur votre âme et ce qu’Il veut vous arracher ! Il vous la fera mieux comprendre par l’expérience que par tout le reste. Souvenez-vous que je vous ai dit que vous mourriez de faiblesse et non d’une mort violente.

- B. N. F., nouv.acq.fr. ms. 11 010, f. 90 r° (lettre no. 24).

175. À Fénelon. Entre le 17 et le 25 avril 1690 ?

Sur l’immensité et l’extrême pureté divine.

Quelque étendue que Dieu donne à notre cœur, Il est si immense et notre cœur si petit qu’il ne faut pas s’étonner que Dieu [f° 92r°] Se serve de tous moyens pour l’élargir. Laissez étendre le vôtre à l’infini. Le mien m’était montré ce matin d’une immensité étrange et cependant encore petit quoiqu’il soit à toute épreuve : c’esta qu’il est fini parce qu’il est créé. Il est fondu, perdu dans l’incréé, cependant ce qui lui est communiqué, même pour les autres, le presse parce qu’il n’estb pas déchargé à souhait. Je désire qu’il passe tout dans le vôtre et que nous soyons faits qu’une seule et même chose.

Je me sens mouvement [f° 92v°] de vous dire en gros une partie des états par lesquels Notre Seigneur m’a fait passer : je veux dire ceux d’épreuves. Cela vous sera très utile, ce me semble. Une demi-heure d’entretien en fera l’office. Il m’est impossible de rien ménager avec vous et de n’avoir pas un cœur pleinement ouvert. Je n’ai pas suivi un léger mouvement à votre égard par timidité. Je vous le dirai.

Quec Dieu est pur ! Les misèresd auxquelles Il nous livre, qui paraissent nous salir extérieurement, ne viennent que de Son extrême pureté puisqu’àe quelque extrémité qu’Il [f° 93r°] réduise, Il ne veut pas que l’on se fasse pitié. Il ne veut pas même que l’on se regarde : le moindre regard et le plus léger intérêt pour soi-même, même en matière importante, L’offensef si fort qu’Il le punit très sévèrement, et l’âme expérimentée et éclairée découvre en Dieu une délicatesse de pureté que tout autre n’imaginerait jamais et la prendrait souvent pour impuretég.

O jalousie, ô pureté, ô vérité de mon Dieu, pénétrez vivement et efficacement le cœur de mon cher frère ! Qu’il soit rendu par Vous-même une [f° 93v°] victime pure, sainte et sans tache, qui puisse Vous être offerte par Vous-même dans un sacrifice de suave odeur ! Frappez sur moi et qu’il ait l’utilité de ces coups, non en propriété mais pour Vous le rendre plutôt changé en Vous et en moi. Ce moi est Vous-même, Seigneur Jésush !

- B. N. F., ms. Nouv. acq. fr. 11 010, f°. 91v° -93v° (lettre no. 25) - Dutoit, t. I, Lettre 232, p. 655-657. Cette lettre ne figure pas dans l’Indice du t. V p. 628.

aépreuves ; mais c’est D.

bn’en est D.

cchose. Que D. Omission d’un paragraphe.

dLes tentations et misères D ajout.

epureté : de là vient qu’à D.

fsoi-même l’offense D. Omission.

gpour défaut D.

hchangé en vous-même, Seigneur Jésus ! D. Omission.

176. À Fénelon. Entre le 17 et le 25 avril 1690 ?

« … le mouvement qui vient de Dieu tire sa source comme du cœur, non de la simple pensée de l’esprit. »

L’on ne peut point toujours combattre son propre cœur. Le Créateur de 1’homme même, qui sait mieux conduire que nul autre, ne demande pas cela de lui ; et lorsqu’Il veut établir [f° 94r°] en lui une perfection de durée, Il le conduit en inclinant son cœur. Aussi le mouvement qui vient de Lui tirea sa source comme du cœur, non de la simple pensée de l’esprit. Les pensées de Dieu sont les pensées du cœur, comme les pensées de l’homme sont les pensées de l’esprit. Je me suis sentie fort portée à vous dire cela et il m’a fallu le suivre : faites-en l’usage que le Maître en prétend.

Je crois vous devoir dire que, quoique l’assujettissement que j’ai auprès de N. ne me donne aucun mouvement [f° 94v°] et que j’y reste toujours avec la même égalité, quelque [a]battueb que j’y sois, je porte dansc le plus intime de moi-même que cet état n’est point celui que Dieu veut de moi. Je m’y trouve comme en l’air. Je ne vois point non plus que j’en doive sortir, mais il me paraît que Dieu accommode tout par Sa Providence.

Ce qui fait l’état et le devoir des autres n’est pas le mien. Mes propres enfants me sont comme étrangers, et les étrangers me paraissent légitimes et être ceux pour lesquels Dieu me fait être et subsister.

- B. N. F., ms. Nouv. acq. fr. 11 010, f° 94r° (lettre no. 26) - Dutoit, t. II, Lettre 194, p. 592-594.

ade Dieu tire D.

babattue D.

cporte (néanmoins) dans D.

177. De Fénelon. 25 avril 1690.

« …extrême sécheresse et âpreté du côté du naturel, avec une violence profonde sur le spirituel. »

Je me trouve dans un état d’indolence pour le bien et pour le mal, et cet état me paraît comme un état qui est fixe en sorte qu’il doit durer toute ma vie1. Il me semble que c’est mon naturel et que Dieu ne fait rien en moi. Il me le semble en tout et principalement sur les choses de conscience, car je n’ai aucun sentiment sur tout ce qui me regarde, ni le salut ni ce qui déplaît à Dieu. Mon obscurité et mon incertitude ne me fait aucune peine, pendant que j’en ai sur les moindres sottises qui me dérangent ou qui contredisent mes opinions.

Voilà mon état, qui est d’une extrême sécheresse et âpreté du côté du naturel, avec une violence profonde sur le spirituel. Cependant je vais avec assez de facilité et uniment. Le fond de ma volonté demeure en Dieu et je vous suis de plus en plus uni en Lui. Pourquoi ne m’avez-vous pas expliqué dans votre lettre ce que vous aviez sur le cœur pour moi2 ? Est-ce que vous ne me croyez pas assez simple ou assez prêt à tout ? Faites là-dessus ce que Di[eu] vous inspirera. 25 avril.

- B. N. F., ms. Nouv. acq. fr. 11 010, f°. 95 r° v° (lettre no. 26a) - Jean Orcibal, Correspondance de Fénelon, tome II, Paris, Klincksieck, 1972, Lettre 114.

1Dans sa réponse, Mme Guyon insiste : « Il y a chez vous du vif et de l’indolence [...] Vous avez raison de croire que cet état durera toute votre vie ».

2Est-ce une allusion à la première des lettres placées après le 17 avril ?

178. À Fénelon. Vers le 26 avril 1690 ?

Tout sert à perdre, l’indolence comme la vivacité ; sur l’indifférence ; Dieu opère caché et Se sert de la contrariété même.

Dieu ne change pas toujours notre tempérament : Il S’en sert d’ordinaire pour Ses desseins ; ou s’Il le change, c’est qu’il est contraire à ce qu’Il veut faire de nous. Il y a chez vous du vif et de 1’indolence : le vif ne vous sert point à vous faire vivre, puisqu’il n’a rien poura Dieu qui vous soutienne et vous appuie. L’indolence sert à vous faire mourir, et le vif en même temps : l’un vous dérobe la vue de Dieu et de tout bien par rapport à Dieu, et le vif vous fait commettre des fautes qui servent à vous perdrea.

[f° 96v°] Il est assez ordinaire qu’un grand abandon produise une grande indifférence, et cette indifférence dans une personne dont l’abandon n’est ni distinct ni sensible est comme une espèce d’indolence. Le fond est fixe et ne varie guère. La foi lui fait comme un calus1 qui, en le rendant insensible, le rend dur et fixe. Vous avez raison de croire que cet état durera toute votre vie, et qu’il augmentera même.

Je serais bien fâchée que vous fussiez sensible sur votre perfectionb, ce serait une marque que vous le seriez beaucoup sur vous-même. [f° 97r°] Plus l’on meurt et se désapproprie, plus l’on perd tout intérêt et plus l’on se trouve insensiblec pour le salut. La conscience semble devenir d’airain, mais, que dis-je, elle devient de roche, car l’airain résonne encore quelquefois, sans douleur néanmoins, lorsqu’on le frappe, mais le roc ne raisonne riend.

Moins vous voyez l’opération de Dieu en vous, plus elle y est efficace. Soyez persuadé que Dieu n’est pas un moment sans opérer en nous, comme le soleil n’est pas un moment sans opérer sur la terre, quoiquee Son opération soit cachée : c’est un [f° 97v°] ouvrage dont Il est si jaloux qu’Il le cache aux yeux mêmes de notre foi, afin que tout soit conservé dans la pureté. Ô que votre âme est chère à Dieu ! Croyez-moi sur cela plus que tous vos sentiments. Ne rejetez point ce témoignage, mais laissez-lef prendre dans votre cœur la place qu’il doit y avoir. Prenez quelques moments pour Dieu, sans regarder à votre sécheresse. Il semble à l’âme qu’elle recule, mais en secret l’amour la brûleg 2.

Je ne m’étonne pas que vous n’ayez aucune peine de votre insensibilité durant que vous en avez pour des bagatelles qui [f° 98r°] vous dérangent, car la peine que vous auriez de votre état intérieur serait une volonté imparfaite, une propriété, un retour sur vous-même, qui vient véritablement de la volonté ; mais la peine des dérangements est purement naturelle.

Il y a en vous deux parties qui font bande à part, chacune demande de son côtéh : l’une, inconnue, est dévorée par l’inconnu de Dieu ; et l’autre, purement animale, fait les fonctions d’une bête, ou plutôt elle a les faiblesses d’un enfant, qui se dépite et ne peut être contrarié. Ce ne sont point des [f° 98v°] fautes qui déplaisent à Dieu, et quii L’empêchent d’opérer en nous : au contraire, Il S’en sert. Je connais votre cœur pour Dieu, c’est tout dire.

Lui seul sait à quel point je suis en Lui à vous. C’est celui qui le fait qui le peut seul connaîtrej.

- B. N. F., ms. Nouv. acq. fr. 11 010, f°. 96r° (lettre no. 27) - Dutoit, t. II, Lettre 115, p. 330-333. Cette lettre ne figure pas dans l’Indice du t. V p. 628.

arien de sensible pour D.

bvotre salut D.

cplus aussi se trouve-t-on insensible D.

dla roche ne raisonne point. D.

eDieu n’est pas un moment sans opérer sur la terre, quoique D. Omission.

flaissez-lui D.

gsécheresse. / On croit qu’alors l’âme recule ; / Mais en secret l’amour la brûle. D qui adopte une disposition versifiée et réfère au Cantique X du P. Surin.

hchacune de leur côté D.

ini qui D.

jdernière phrase omise par D.

1Durillon. Fig. Endurcissement de cœur (Littré).

2Madame Guyon reprend deux vers de Surin, qui décrit « le grand tourment des âmes contemplatives » (Catta, note). Voir Surin, Poésies spirituelles…, E. Catta, Vrin, 1957, p. 215 :

« L’homme qui croit qu’elle [l’âme] est oisive

S’empresse pour la faire agir

[…]

S’il ne voit de longues prières,

S’il n’y reconnaît des ferveurs

[…]

Il croit pour lors qu’elle recule,

Mais en secret Amour a bruslé. »

179. De Fénelon. Entre le 25 avril et le 15 mai 1690.

Je ne saurais, madame, vous rien dire de moi, sinon que je ne sens presque plus rien que de naturel. Le retranchement de N.1 ne m’a fait sentir que le plaisir et la commodité d’en être déchargé. J’aurais la même peine à m’y remettre qu’a un paresseux pour sortir de son lit ! Je me trouve sans aucun souci ni sensibilité pour tout ce qui a rapport à Dieu ou à mon salut : j’ai seulement à certains moments des réveils sur Dieu, et alors il me semble qu’Il possède toute ma volonté. Hors de là j’agis ou suivant mes pensées ou suivant mon goût sans aucune vue intérieure ni recueillement. Ma sécheresse et les engagements extérieurs font que je ne fais presque aucune oraison, je n’en fais que dans certains moments dérobés où je sens le mouvement d’en faire. Cela est assez court et assez distrait, je ne saurais dire ce que j’y fais, j’y rêve et je crois pourtant que j’y trouve Dieu. Je suis tout au contraire de Ma2. Il aperçoit par une certitude intérieure tout ce que Dieu opère en lui. Pour moi, je n’aperçois nulle opération et tout me paraît mouvement naturel, ou de sagesse raisonnée ou d’humeur. Mais sans me mettre en peine de ce qu’il y a, je vais toujours et je me trouve insensible. Pour mes motifs, je les trouve très corrompus et tout me paraît sentir la puanteur de la propriété en moi et dans autrui, mais je ne laisse pas de dire tout ce qui me vient à mon avantage. En voulant commencer une chose, je remarque qu’elle peut me faire quelque honneur, et je ne laisse pas de la dire pour agir par simplicité.

Pour ma santé, il est bon que vous sachiez que je mange beaucoup plus qu’on ne vous a dit. Je prends le matin du lait, je mange à dîner du bouilli, mais bon et gras. Il est vrai que je ne mange guère de viande le soir : quand j’en mange, je me sens la nuit aussi échauffé qu’un homme qui a un accès de fièvre, je ne puis dormir, et le lendemain je suis fort abattu; c’est ce que j’ai éprouvé depuis même que vous m’avez mandé de manger de la viande le soir. Cependant je suis résolu, pour vous obéir, de manger moins à dîner, d’y manger un peu de rôti et de manger encore le soir quelque aile de poulet. Je veux agir sans raisonnement et à l’aveugle. Vous serez mon médecin.

Mdb m’a donné une lettre qu’elle vous écrit, je vous l’envoie, vous verrez combien elle avance. Pour mdb3, je l’exhorte sans cesse à se laisser déranger et dépouiller pour tout ce qu’il y a de plus spirituel; il dit que ce n’est pas à lui de déranger ni dépouiller, mais qu’il ne veut jamais hésiter pour se laisser déranger et dépouiller. En effet, je ne vois rien en particulier sur quoi il s’arrête, mais il y a beaucoup de choses vertueuses auxquelles il tient sans s’en apercevoir. Il me semble qu’il faut attendre que Dieu lui donne la lumière de les laisser tomber : il voit la chose en gros et la veut sans aucune réserve, mais il n’a pas encore la lumière distincte de certaines choses particulières où le naturel et l’habitude l’entraînent.

Ce que vous m’avez mandé de la lettre que vous avez reçue m’a fait grand plaisir4. enfantez, allaitez, nourrissez : Dieu fait tout en tous, en vous la mère, en moi l’enfant, en vous la sagesse de l’évangile, en moi la folie aux yeux du monde. Mandez-moi de vos nouvelles. Etes-vous en repos dans votre solitude ? Comment va votre santé ? Mille fois tout à vous en notre tout.

- B. N. F., ms. Nouv. acq. fr. 11 010, f°. 98v° - 101v° (lettre no. 27a) - Jean Orcibal, Correspondance de Fénelon, tome II, Paris, Klincksieck, 1972, Lettre 115.

1Le bréviaire.

2Sans doute La Marvalière dont il sera plus longuement question dans les lettres des 15, 25 et 31 mai 1690.

3Il va être successivement question d’une femme et d’un homme. Les initiales étant barrées, on ne sait s’il faut lire M. de B[eauvillier] ou M. de C[harost]. [O].

4Réponse à des nouvelles perdues.

180. À Fénelon. Entre le 25 avril et le 15 mai 1690.

Encouragements sur la voie du dépouillement.

Quoique vous sembliez être tout naturel, vous êtes pourtant bien, puisque vous êtes comme Dieu vous veut. Rien n’est plus naturel à l’homme que d’être dans l’ordre et [la] disposition divine, tout ce qui le tire de là le [f°102r°] met dans un état ou plus sensible ou plus violenta.

Je ne crois point du tout que Dieu veuille que vous repreniez ce que vous avez quitté. L’homme que 1’on décharge de son fardeau et de ses habits ne sent rien autre chose sinon qu’il est plus léger et plus à son aise, et ayant éprouvé le plaisir qu’il y a de n’être chargé de rien, il ne se remettrait qu’avec peine ce qu’il s’est ôtéb.

Je ne suis pas un moment en doute sur votre âme. Je sais qu’elle est bien, car plus Dieu vous cache à vous-même, moins Il vous cache [f°102v°] à mes yeux. Jamais âme ne me fut plus présente et plus intime que la vôtre et cela me paraît tel qu’il me semble qu’il serait très difficile qu’un autre occupât une place pareille à la vôtre. Il me semble, dans le moment que je vous écris, que Dieu donne aux autres la connaissance de ce qu’ils font et de ce qu’ils sont, et cela fait qu’Il ne m’en occupe pas et ne me le donne que dans le moment qu’il est nécessaire de leur parler ou écrire, mais pour vous, plus Il vousc cache à vous-même, plus il vous manifeste à mon cœur : plus [f°103r°] vous êtes perdu et oublié, plus je vous trouve d’une manière que Dieu seul sait et opère. Laissez-vous donc tel que vous êtes.

Vous auriez grand tort d’avoir aucun soin de vous ni de votre salut, vousd feriez tort à Dieu : Il suffit pour Soi-même et pour vous. En vérité il est aisé de s’oublier lorsque Dieu est continuellement appliqué à vous : Il l’est et le sera d’autant plus que vous vous oubliez plus vous-même. Jee le vois, ce Dieu d’amour, qui a un soin aussi continuel de vous que si vous deviez faire tout Son bonheur, et je [f°103v°] Le trouve en moi dans une application continuelle pour vous, en sorte que, comme Il est existant par Lui-même et qu’Il existe en Luif non seulement comme lesg autres êtres mais par un amour continuel et gratuit, Il ne demande pas que vous fassiez rien pour réciproquer un amour sans égal, mais que vous Le laissiez faire selon toute 1’étendue de Ses desseins, sans vouloir rien faire ni conserver quoi que ce soit.

Plus vous êtes pauvre, plus vous êtes riche en Lui, ou plutôt Il est riche en vous. Lorsqu’il [f°104r°] plaît au Seigneur d’ouvrir un peu la fenêtre et de vous faire voir la vérité, alors vous connaissez qu’Il possède véritablement toute votre volonté. Il est vrai qu’Il la possède et qu’Il la possède sans partage. Tout ce qu’Il prétend est de la perdre tellement en Lui qu’elle soit faite volonté de Dieu, qu’elle soit changée en la Sienne. Il la mange, ceh Dieu d’amour, votre volonté, et c’est cette Pâque qu’il désirait si fort de faire avec Ses Apôtres, afin que leur volonté étant changée en la Sienne, ils ne fussent plus qu’un même esprit avec Lui. Et lors Dieu ne possède [f°104v°] pas seulement votre volonté, mais cette volonté disparue ne trouvera partout qu’une seule et unique volonté, qui est celle de Dieu, comme la lumière que vous eûtes une nuit qu’il ne fallait pas même avoir une volonté à soumettre ou à sacrifier, parce qu’il ne fallait point d’autre volonté que celle de Dieu.

Jeg vous assure que je suis toujours contente lorsque je suis occupée de vous en Dieu parce que je goûte en Lui une volonté si continuellement droite qu’elle ne gauchit jamais. Je dis goûter car je n’ai jamais de lumière sur vous ni sur les autres ; mais [f°105r°] comme l’on goûte un vin que l’on trouve naturel sans raisonner dessus, votre âme me paraît toujours de même, je la goûte toujours en Dieu parce que Dieu la goûte, comme il est dit dans le Cantique, parce qu’elle est un vin préparé pour l’ami. Il me fait part de Son festin et comme Il disait, après avoir parlé à la Samaritaine, qu’Il avait mangé d’une viande, de même il me semble que les âmes qui livrent à Dieu leur volonté, Lui servent de nourriture et Lui sont un festin continuel.

Mais à propos de festin, si vous êtes [f°105v°] si maigre, vous ne serez point appétissant ! je vous conjure pour l’amour que Notre Seigneur vous porte (je suis de la partie !) de vous donner tout ce qui vous est nécessaire. Je prie Notre Seigneur que ce que vous avez fait avec une si grande humilité et démission ne vous fasse point de mal.

Pour revenir au spirituel, vous faitesi bien1 d’agir selon votre goût et vos pensées. Il faut suivre un certain inconnu simple, qui fait que l’âme va toujours bien et droitement. Vous ne serez jamaisj conduit par des vues intérieures, mais toujours par ce je ne sais quoi [f°106r°] qui détermine sans certitude et qui est toujours vérité et vérité plus certaine que la certitude même2. Comme vous êtes fort dénué et fort simple, tout se doit opérer chez vous nuement et simplement, imperceptiblement, et comme naturellement.

Le recueillement sert infiniment pour les personnes que Dieu veut attirer à Lui dans leur fond, mais ce même recueillement se perd en ce qu’il a d’aperçu lorsque Dieu perd l’âme en Lui : elle n’est plus alors recueillie ni resserrée en elle-même, elle entre dans le [f°106v°] large et dans des espaces infinis. Dieu devient l’âme de sonk âme d’une manière aussi naturelle que notre âme nous fait agir ou que 1’air nous fait respirerl.

C’estl être toujours en oraison que de faire toujours la volonté de Dieu. Dieu veut assurément être non seulement le principem de votre oraison, mais même du temps de la faire. Il faut une fidélité inviolable pour la faire lorsqu’Il vous y invite, et quelque légers et imperceptibles qu’en soient les mouvements, il les faut suivre : autrement, Dieu ne deviendrait jamais le principe de toutes [f°107r°] nos actions et il arriverait que des actions qui peuvent être divines, lorsque Dieu en est le principe, deviendraient des actions vertueuses. C’est ce quen le monde estime, et à quoi tendent leso meilleurs chrétiens. Pour nous, notre ambition est plus noble. Nous voulons cesser d’être et d’agir, même vertueusement, afin que Dieu soit seul Notre Père en nous et pour nous. Non seulement c’est en Dieu, comme dit saint Paul que nous agissons et que nous sommes, mais il faut que nous cessions d’être et d’agir afin que Dieu seul soit3. La perte [f°107v°] de 1’être vertueux pris en manière de la créature est ce qui coûte le plus.

Il vous est nécessaire de perdre tout ce qui est de la tête. Quoique vous rêviez, quoique vous soyez distrait, Dieu ne laisse pas d’opérer beaucoup en votre âme ; mais c’est en manière nue, dans le centre de la volonté, d’une façon dont il vous dérobe à vous-même la vue, de peur qu’elle ne vous salisse par quelque objet, espèce, distinctionp, et même par l’aperçu. Jusqu’à ce que l’âme soit entièrement perdue en Dieu, toutes ces choses la salissent et lui servent [f°108r°] d’entre-deux. Mais lorsqu’elle y est arrivée, ce n’est plus la même chose.

C’est ce qui fait que plus Dieu conduit une âme purement, plus Il la conduit dans 1’inconnu de la volonté, en manière substantielle, quoique très délicate. Toutes les distractions et les rêveries de l’esprit n’empêchent point que la volonté ne soit sustentée selon ce qui lui est propre, plus ou moins nuement et imperceptiblement, ainsi que son état le demande.

La voie de Ma.q 4 et la vôtre sont différentes quoique tout aboutira à unr même but. Sa simplicité et [f°108v°] son extrême fidélité à suivre Dieu lui tiennent lieu de dénuement. Dieu est admirable en ses saints5. Vous avez autant, et peut-être plus que lui. Un aveugle mange sans voir ce qu’il mange. Et s’il est dégoûté avec cela, [s’] il n’a ni le plaisir du goût, ni celui de la vue, il ne laisse pas pourtant d’être nourri comme celui qui voit et goûte ce qu’il mange. Il va bien, je l’aime bien, et cependant tout clairvoyant qu’il est, son âme m’est insipide [f°109r°] en quelque manière, et je goûte la vôtre, tout aveugle que vous êtes. Votre chemin est en Dieu, comme celui de Ma.q est en Lui. C’est la pensée qui m’en vient de venir. Jes ne vois guère d’hommes aller avec plus de candeur, plus de fidélité et de petitesse que lui. Il ne s’arrête plus à nulle certitude, et la lumière qui s’est levée lui fait connaître que la certitude ne doit point l’assurer. Celui qui n’est plust assuré par la certitude même est au même état que celui [f°109v°] qui n’a point de certitude. La sagesse raisonnée serait plus à craindre chez vous que l’humeur ni le mouvement naturel. Allez toujours par tout ce qui se rencontre, comme vous faites, sans rien examiner, et vous irez toujours bien : c’est une lumière bien pure que celle qui nous fait sentir et découvrir la propriété.

Voilà la réponse pour M d B.u : je vous assure que l’on ne peux mieux aller. J’espère pour elle plus que je ne peux dire.

Pour m.v en vain [f°110r°] travaille-t-il à édifier la cité si le Seigneur ne le fait Lui-même. Il faut que ce soit Lui qui donne les lumières du dépouillement parce que Ses lumières sont efficaces, et Son dire est faire. Lorsqu’Il le fera, il y aura plus de besogne faite en un jour qu’en plusieurs années d’une autre manière. Laissez-le donc et ne tenez la main ferme que dans les occasions actuelles où il s’agit d’un fait présent et non d’une chose éloignée. Dieu le fera tout à coup et lorsque tout lui échappera, il faudra [f°110v°] bien qu’il se rende. Dans le fond, il a la volonté droite. Il a les bonnes lumières générales qui sont qu’il faut une fois être dépouillé et ne tenir à rien. Ceux qui se défendent le plus sont souvent ceux à qui il est le plus ôté. Lorsque le feu sera bien fort au-dedans de la maison, on jettera les meubles dehors pour les garantir de l’incendie. Tant qu’il ne voit point sa chaîne, il est assez difficile de lui faire concevoir qu’il est enchaîné : mais le temps va venir [f°111r°] que l’on brûlera ses liens. Alors, il faudra bien tomber.

L’homme ne peut jamais apprendre la voie du dépouillement. On peut bien enseigner celle de la sainteté : elle est comprise de tout le monde. Mais celle du dénuement n’est comprise que de ceux que Dieu y appelle et dans le temps qu’Il les y appelle, et cela avec une économie de sagesse si admirable que quelque connaissance que l’on ait et quelque expérience que l’on fasse des dépouillements conforme au degré présent, on ne s’imagine même pas ceux qui sont plus avancés. [f°111v°] Il en est comme d’un homme qui ne sait ce qu’il a ni ce qui l’environne, à qui on dit qu’il faut être nu et se dépouiller : il se laisse ôter sa robe, et comme il ne connaît pas qu’il y ait d’autres vêtements, il ne comprend pas qu’il y ait pour lui d’autres dépouillements ; mais, lorsque la première robe est ôtée et qu’il aperçoit la seconde, alors il voit bien qu’il faut encore en être dépouillé, et ainsi des autresw.

J’ai aimé et j’aime encore l. d. L.6 J’ai même eu quelque instinct de le voir : je crois que cela se fera [f°112r°] un jour et qu’il ira bien. Dieu fixera son vif dans la suite mais je crois qu’il faut que nous soyons unis. Voilà ce qui me vient dans le moment. Son cœur est bon, et quand une fois il sera entièrement à Dieu, il ira bien.

Je ne vous dis pas combien Notre Seigneur me fait être à vous car vous le savez.

- B. N. F., ms. Nouv. acq. fr. 11 010, f°. 102 (lettre no. 28) - Dutoit, t. II, Lettre 116, p. 333-342. Cette lettre ne figure pas dans l’Indice du t. V p. 628.

aou violent D. Omission.

breprendrait qu’avec peine ce qu’on lui a ôté. D.

cJe ne suis pas un moment en doute sur votre âme : je sais qu’elle est bien : car plus Dieu vous cache à vous-même, plus il D longue omission (nous donnons ici tout le début du paragraphe de D).

dvous ; vous D omission.

eoublierez davantage. Je D.

fen vous D.

gcomme dans les D.

hla ménage, ce D.

ide Dieu. Vous faites D omet deux paragraphes.

jpas D.

kcette D.

lâme anime notre corps, et que l’air que nous respirons. C’est D.

mveut non seulement être le principe D.

nactions (seulement) vertueuses, qui est ce que D.

otendent même les D.

pespèces, distinctions D.

qN. D.

rau D.

svenir présentement. Je D.

tpoint D.

uréponse de … D.

vne vous puis dire. Pour M. D.

wfin de D.

1en note : « Cet avis n’est que pour des personnes fort avancées. » D.

2en note : « Que la certitude perceptible. » D.

3Actes, 17, 28 : Car c'est en lui que nous vivons, que nous nous mouvons, et que nous avons l'être ; ainsi que quelques-uns même de vos Poètes ont dit : Car même nous sommes de sa race. (Sacy).

4La Marvalière ?

5Ps., 67, 36.

6l[‘abbé] d[e] L[angeron] ?

181. De Fénelon. 15 mai 1690.

« Il ne m’en a point donné l’absolution. … Indolence ».

J’ai eu, madame, une peine sur une chose que je pourrais croire un . .1 et j’ai envoyé chercher M.2 pour le lui dire et pour savoir si je devais m’en confesser. Il ne m’en a point donné l’absolution. C’est une chose [f°112v°] qui est d’une matière très délicate et où j’avais fait avec une mauvaise complaisance et une espèce de curiosité ce que j’avais cru peu de temps auparavant ne devoir pas faire ; cependant au moment même où je le fis, il me semble que je le faisais avec une espèce de conviction que je ne faisais ni ne voulais rien de mal ; peu de temps après je m’en sentis repris, puis j’envoyai à Paris pour avoir M., craignant que MNC3 ne m’embrouillât ; mais quand mon laquais fut parti, il me sembla que son voyage [f°113r°] n’avait pas été nécessaire et que j’aurais dit la messe sans scrupule : je l’ai dite aujourd’hui et rien ne me reprend au-dedans. La veille de cette action qui était avant-hier au soir, je fus quelque temps avec Ma, recueilli, plus uni à vous et plus rassasié que je ne l’ai été depuis longtemps. Hier pendant la journée j’étais abaissé en moi-même et plus recueilli qu’à l’ordinaire. Mandez-moi sans réserve ce que Dieu vous mettra au cœur. Je me trouve toujours plus uni à vous sans réflexion.

[f°113v°] Avant le recueillement où j’ai été avant-hier, je ne trouvais en moi que faiblesse, que goût pour le mal, mais sans tentation violente : à peine apercevais-je mon abandon, excepté dans les occasions où il se réveille pour le besoin. Si on me parle de bonheur ou de malheur éternel, je sens que mon fond repousse ces motifs et qu’il rejette avec horreur tout rapport à moi. Hors de là je n’ai que langueur et indolence, en sorte que c’est plutôt indolence qu’abandon que je trouve en moi, j’ai eu très peu de cuisson intérieure [f°114r°] sur le doute de cette faute d’hier. Pour N., je ne sens aucune peine et je craindrais même la fatigue de le reprendre. D’ailleurs je n’ai ni lumière, ni certitude, ni goût. Mon humeur sèche et hautaine agit. Je parle plus inconsidérément du prochain que je ne faisais il y a six mois. Voilà mon état. Mille et mille fois tout à vous sans réserve en Dieu. 15 mai 1690.

- B. N. F., ms. Nouv. acq. fr. 11 010, f°. 112 (lettre no. 28a) - Jean Orcibal, Correspondance de Fénelon, tome II, Paris, Klincksieck, 1972, Lettre 119.

1Un péché.

2Son directeur le P. Le Valois.

3« Monsieur notre curé », François Hébert. Né à Tours en 1651, […] il débuta à vingt-trois ans comme professeur de théologie au séminaire de Sens. Il fut ensuite supérieur du séminaire d’Aleth (1677), puis de celui d’Arras. Nommé en 1686 curé de la nouvelle église paroissiale de Versailles, il y resta jusqu’en 1704. Cette année-là, il fut sacré évêque d’Agen, ville où il mourut le 21 août 1728. Il affirme dans ses précieux Mémoires (éd. G. GIRARD, Paris, 1927, p. 241, voir aussi p. 238) avoir eu « la confiance » de Fénelon « pour ce qui regardait sa conscience [...] pendant tout le temps qu’il a demeuré à la Cour ». La présente lettre prouve qu’il se faisait quelque illusion. Elle n’en confirme pas moins qu’il était le confesseur ordinaire du précepteur des princes. […] Hébert se déclara pourtant en 1693 contre Mme Guyon ; mais celle-ci l’attribue au fait que ses disciples, Mme de Mortemart et de Guiche, l’avaient abandonné pour un autre directeur, le P. Alleaume (URBAIN-LEVESQUE, t. VI, p. 366).[O].

182. À Fénelon. Autour du 20 mai 1690.

« Vous n’êtes plus à vous. Dieu seul est et cela suffit. … Il vous veut nu de tout bien. »

Je vous conjure de vous abandonner à Dieu sans réserve pour tout ce qu’Il voudraita permettre vous arriver. [f°114v°] Ce sont de ces sortes de choses qu’Il permet pour nous perdre sansb ressource mais fidélité et fermeté pour ne point chercher de remède hors de Dieu, et pour ne point vous priver de la communionc. Si Dieu veut vous pousser aussi loin que j’ai connu dès l’abord qu’Il le ferait, Il permettra qu’il vous arrive bien des choses : mais courage pour ne vous point regarder. Je me sens un mouvement fort de vousd envoyer certaines dispositions anciennes que je vous prie de lire. Vous verrez par où il a fallu passer à certaines personnes. Je me suis trouvée plus unie [f°115r°] à vous cependant et j’ai trouvé votre âme sans milieu. Ce qui me fait croire que Dieu n’a point été fâché et qu’Il ne permet certaines choses quee pour avoir le plaisir de vous purifier Lui-même, et afin qu’il ne vous reste pas le moindre appui. Je serais fâchée que Dieu vous épargnât le moins du monde, car se serait une preuve que vous Lui seriez moins cher.

Vous êtes à Lui : qu’Il vous jette dans la boue ou qu’Il vous élève sur le trônef, ce n’est plus votre affaire. [f°115v°] Votre affaire seule et unique est de ne point vous reprendre, de vous oublier, de ne pas plusg vous regarder si l’on vous jetait dans l’abîme que s’Il vous élevait sur le trône. Vous n’êtes plus à vous : Dieu seul est et cela suffit. S’Il vient à perdre quelque chose de ce qu’Il est, cela seul peut et doit vous occuper ; mais votre propre intérêt ne vous regarde plus, c’est 1’affaire de Dieu. Qu’Il tue ou qu’Il vivifie, qu’Il perde s’Il veut, qu’importe ! N’est-il pas maître de ce qui est à Lui ? Il est plus proche de vous [f°116r°] que jamais. Votre fond est en vérité : c’est pourquoi il rejette et rejettera toujours ce qui n’est point cette unique vérité. Dieu seul en lui-même pour lui-même.

Demeurez convaincu que c’est au Seigneur seul qu’il appartient de vous purifier, et ne soyez point si hardi que d’y mettre la main et d’entreprendre sur ses droits. Il est un Dieu jaloux, et si fort jaloux de votre âme que vous lui déplairez moins touth couvert d’ulcères que s’il vous voyait faire la moindre action pour vous guérir. Au contraire, vous [f°116v°] voyant de cette sorte, sans chercher de remède, vousi serez 1’objet de Ses complaisances. Vous avez sans doute remarqué dans le Deutéronome1 que, lorsqu’il est parlé du commandement de l’amour, il est dit en même temps que Dieu est un Dieu fort jalouxj. Comptez qu’Il met tout en usage pour n’avoir point de compagnon.Il vous veut nu2 de tout bien, ce mot renferme plus que toute expression. Sans cela, vous ne seriez pas propre pour être le trône de ses complaisances. Ne tendez pas même à avoir un certain fond d’humiliation [f°117r°] dans ces choses. Celak est bon, mais c’est une bonne chose qu’il fautl perdre. N’ajoutez rien du tout à vos dispositions sous quelque prétexte que ce puisse être. Dieu est jaloux. Laissez-vous tout naturel àm moins que Dieu lui-même n’ajoute sans que vous y ayez aucune part.

Dieu Se sert souvent des faiblesses extérieures pour enfoncer plus l’âme en Lui. Alors elle est surprise que Celui qui était caché, reparaît et Se fait sentir par les mêmes choses qui autrefois l’éloignaient : c’est un effet de Son indépendance souveraine [f°117v°] qui n’a besoin que de Lui-même sans aucun moyen, soit pour Son propre bonheur, soit pour la sanctification de Ses saints.

Quand une fois la lumière de vérité est manifestée à une âme, elle voit les choses bien d’un autre œil qu’elle ne les voyait auparavant. Mais ce n’est ni la raison illuminée, ni même la foi qui apprend ces choses : la seule expérience qui est la science de la sagesse, peut en instruire.

Il me semble que je suis toujours unie à Dieu avec vous, sans qu’il y ait un moment [f°118r°] d’interruption. Mais comme votre état est mort et caché, cette union de vous à moi demeure cachée, comme celle de vous avec Dieu est couverte. Mais toutes les fois que 1’union à Dieu se découvre et se fait sentir, celle que vous avez avec moi reparaît parce qu’elle est une, seule etn indivisible en Dieu même.

Je crois qu’il vous servira, N. et vouso, de vous voir quelquefois, car je suis persuadée, comme je vous l’ai mandé, que Dieu veut que vous soyez unis. Je serai toujours inséparable de cette union comme Dieu en est inséparable. Dans [f°118v°] la suite, l’on expérimente ce qui est dit dans l’Évangile comme[nt] l’on arrive dès cette vie à l’unité parfaite en Dieu qui fait que l’on devient indivisible ; et l’on éprouve que les véritables parents et amis sont ceux qui sont dans les mêmes dispositions et qui font la volonté de notre Père, qui nous dépayse quelques fois sur Sa volonté afin de nous mettre à toute épreuvep. Je ne fus jamais plus à vous en Notre Seigneur.

- B. N. F., ms. Nouv. acq. fr. 11 010, f°. 113v° (lettre no. 29) - Dutoit, t. I, Lettre 171, p. 501-505. Cette lettre ne figure pas dans l’Indice du t. V p. 628.

apourrait D.

bperdre à nous-mêmes sans D.

cde la messe. D.

dfort pour vous D.

ecertains défauts que D.

fsur un trône D.

gne plus D.

hmoins avec vos petits défauts extérieurs, même tout D ajout.

iremède hors de lui, vous D.

jfort, jaloux D. Virgule.

kdans vos défauts. Cela D.

lqu’il vous faut D.

mtout naturellement à D.

nune et D. Omission.

oà N et à vous D.

pfin de D.

1Deutéronome, 6, 5 & 15.

2Note de Dutoit : « Dieu veut un fond où Lui seul ait lieu et devant lequel disparaîsse tout bien fini, créé, propre, aperçu et sensible. »

183. De Fénelon. 25 mai 1690.

« Nous sommes assez souvent le soir comme de petits enfants ensemble et vous y êtes aussi… »

25 mai [1690],

Votre dernière lettre qui répond à la mienne m’a fait grand plaisir, mais vous m’en avez [f°119r°] encore fait davantage en me faisant espérer que nous nous verrons au retour de votre voyage. Votre santé n’arrêtera-t-elle point ce projet ? Faites-vous tout ce qu’il faut pour la ménager ? M de B lit votre dernier volume de lettres que vous m’avez prêté1. Je sens un très grand goût à me taire et à causer avec Ma2. Il me semble que son âme entre dans la mienne3 et que nous ne sommes tous deux qu’un avec vous en Dieu. Nous sommes assez souvent le soir comme de petits enfants ensemble, et vous y êtes aussi, [f°19v°] quoique vous soyez loin de nous.

Je suis en paix pour ce qui est passé, mais si dans la suite il m’arrivait de tomber dans des fautes plus grandes, que voulez-vous que je fasse? Parlez précisément, je vous demande une réponse décisive, à moins que vous ne deviez venir bientôt4, auquel cas il suffira que vous me répondiez de vive voix.

Je me sens de plus en plus porté à tout abandonner à Dieu et à suivre tous mes premiers mouvements sans sagesse et sans retour sur les bienséances. Pour [f°120r°] l’oraison, j’en suis bien écarté, car je n’en fais plus que de hasard. Je ne cherche plus même une certaine présence de Dieu aperçue : tout va comme il peut. Que ne demandez-vous à Dieu l’entière conversion d’un homme dont vous m’aviez dit que vous espériez tant et pour lequel vous fûtes si touchée une fois en traversant ici le parc ? Il me semble que vous devriez bien avoir déjà obtenu que cette âme fût à Dieu, n’est-il pas encore temps ?

Pour ma santé, elle est toujours à [120v°] l’ordinaire. Je mange le soir de la viande, à moins que je ne me sente l’estomac surchargé. J’ai quelquefois de petits mouvements d’ennui sur ma langueur, mais ce n’est quasi rien, et dans le moment ces bouffées d’impatience s’évanouissent sans que j’y aie consenti. Vous me donnerez de la santé quand il vous plaira, comme cela m’est venu dans l’esprit, je vous le dis en bon enfant. Ce n’est plus mon affaire. Je suis à vous comme à Dieu, car je ne suis à vous qu’en Lui et pour Lui en toute vérité. Alleluia 25 mai.

- B. N. F., ms. Nouv. acq. fr. 11 010, f°. 118 v°- 120 v° (lettre no. 29a)

1M. de Beauvillier ?

2La Marvalière ? L’association d’idées serait d’autant plus naturelle que celui-ci était le secrétaire du duc de Beauvillier. [O].

3Allusion à I Rois 18, 1 : « Lorsque David achevait de parler à Saül, l"âme de Jonathas s’attacha étroitement à celle de David, et il l’aima comme lui-même. » (Sacy).

4«…la traversée du parc dont il est question quelques lignes plus loin ne devait pas être bien ancienne. Fénelon avoue dans sa Réponse à la Relation sur le quiétisme : « Elle passait de temps en temps à Versailles allant voir une de ses parentes... Je l’ai vue un assez grand nombre de fois pendant plus de quatre ans » (1re édit., p. 17 citée par Bossuet, Remarques sur la Réponse, art. V, n. 2, éd. LACHAT, t. XX, p. 221). » [O].

184. À Fénelon. Entre le 25 mai et le 11 juin 1690.

« …il n’y a plus rien à faire pour vous par la purification commune, mais Dieu lui-même vous doit être tout. »

Je vous assure, monsieur, que je vous parle toujours avec une extrême franchise et que je n’ai rien de réservé pour vous. Aussi vous puis-je protester devant Dieu qui le sait que rien au monde ne m’est ce que vous êtes et après vous ma1. Je trouve que peu à peu cela devient unité et qu’il vous est plus propre que nul autre, parce qu’il est véritablement petit et par conséquent selon le cœur de Dieu. Car ce n’est que par la petitesse que l’on doit mesurer le progrès d’une âme puisque nous sommes d’autant plus que nous sommes moins. [121 v°] Il me semble que je suis toujours proche et inséparable de vous. Il me semble que Dieu est infiniment content que vous fassiez les enfants ensemble, et lorsque j’irai à B., j’espère bien que cela se continuera. Il me semble que vous êtes venu au point où je vous rêvais une fois, et que rien ne vous arrête pour peu que ce soit dans votre pente.

Je vous prie, quelque chose qui vous arrive, ne vous alarmez point. Vous pourrez, si vous le voulez, vous découvrir en conversation à M. de V.2 : il a de la lumière et de l’expérience, mais que ce ne soit jamais pour chercher de l’appui [122 r°] dans son caractère. Dieu veut de vous plus d’abandon et plus de mort, il faut qu’Il soit votre seul appui et votre seule purification. Dans l’état où vous êtes, toute autre purification vous salirait. Ceci est fort, cependant il est essentiel pour vous et tellement essentiel que, de ce courage et de cette perte, dépend toute 1a gloire que Dieu prétend tirer de vous par tous les états qu’Il permettra [de] vous arriver. Comptez donc qu’il n’y a plus rien à faire pour vous par la purification commune, mais Dieu lui-même vous doit être tout. Il faut entrer là et y persévérer avec courage, c’est [122 v°] le point le plus important et vous verrez par la suite que Dieu qui vous conduit par la main comme Son enfant bien aimé, vous fera comprendre que c’est ce qu’Il veut de vous. Et quand par infidélité ou par faiblesse vous vous mettriez en devoir d’en user autrement, votre fond n’y correspondrait pas et vous sentiriez fort bien que c’est une assurance que la nature craintive recherche.

- B. N. F., ms. Nouv. acq. fr. 11 010, f°. 121 r° - 122 v° (lettre no. 30).

1La Marvalière ?

2M. de Valois, confesseur ( ?) de Fénelon. Dupuy écrira au marquis de Fénelon, en 1733 : « M. de Cambrai a connu fort superficiellement le P. Valois avant qu’il fût confesseur de M. le Duc de Bourgogne. »

185. De Fénelon. 31 mai 1690.

Je dis : amen, amen, du plus profond de mon cœur à tout ce que vous me mandez. Ne pourrait-il point y avoir telle faute si librement faite que je devrais m’en abstenir ? parlez librement. Mon goût pour Ma [125r°] continue. Il me tarde de vous revoir. Je fais tout ce que vous me mandez pour ma santé. Je veux tout, je suis prêt à tout croire, à tout attendre, et néanmoins je ne tiens à rien. Il me semble d’un autre côté que je ne dis et ne fais rien que pour moi, mais ce n’est point par réflexion volontaire que je me trouve si attaché à moi-même : c’est une certaine vue qui se présente assez souvent et qui me rend horrible à mes yeux sans me jeter dans l’inquiétude. Mille fois tout à vous. 31mai.

- B. N. F., ms. Nouv. acq. fr. 11 010, f°. 124v° (lettre no. 30a) - Jean Orcibal, Correspondance de Fénelon, tome II, Paris, Klincksieck, 1972, Lettre 121 - Il n’est pas sûr qu’il s’agisse de la réponse à sa lettre précédente.

186. À Fénelon. Début juin 1690.

« Vous guérirez de votre langueur… ».

Vous ne sauriez être trop fidèle à vous abandonner à Dieu sans retour ni réserve et à suivre vos premiers mouvements, car le Seigneur est avec [123 r°] vous ou plutôt Il est vous. Ne vous étonnez point si à mesure qu’Il perdra le fonds en Lui, l’extérieur et les sens seront plus faibles et plus impuissants. Il me semble que Dieu fait de nous, lorsqu’Il nous fait passer en Lui, comme nous faisons de la nourriture que nous prenons. Ce qui est bon passe en notre substance et le reste est rejeté dehors comme un excrément.

Je n’ai point pensé à prier pour l’homme que vous savez il y a quelque temps, je n’en espère pas moins. La pensée qui m’est venue après avoir [123 v°] reçu votre lettre est que vous n’y travaillerez efficacement qu’après et dans le temps même que vous éprouverez le plus de misères extérieures. C’est la pensée qui m’est venue que je vous dis avec ma simplicité ordinaire. Il me semble que je serai unie avec vous ou plutôt que j’y suis déjà pour cela. J’espère qu’il sera humilié. Le p.1 lui nuit beaucoup, mais ne perdez aucune occasion de l’éclairer, car il le sera par vous. Ce qui n’a pas son plein effet dans un temps, l’aura dans un autre.

Je rêvais il y a deux ou trois nuits que vous vous étiez évanoui [124 r°] et je fus peinée pour votre santé : conservez-la, je vous prie. Je souhaite de tout mon cœur que vous ne soyez plus languissant. Il m’est aussi venu la pensée 1à-dessus que, lorsque vous seriez exercé et affaibli d’une autre manière, vous seriez mieux pour votre santé. Ce sont de simples pensées que je vous dis. Je n’ai pas d’autre mouvement à présent. Lorsque j’en aurai, je les suivrai. Il y a quelques jours qu’après avoir songé que vous étiez malade, il me vint la pensée que si vous l’étiez, je vous irai voir et je vous guérirais : [124 v°] il me paraît que cela serait très véritable. Vous guérirez de votre langueur, vous en guérirez et bientôt. Dieu seul sait ce qu’il me fait être avec vous, ce n’est plus qu’une même chose. Quoiqu’il vous arrive, ne vous abstenez pas de dire la messe, mais allez à l’autel vous immoler avec Jésus-Christ.

- B. N. F., ms. Nouv. acq. fr. 11 010, f°. 122 v° - 124 v° (lettre no. 31).

1Non identifié.

187. À Fénelon. Début juin 1690.

« …je suis certaine que vous ne ferez jamais volontairement une chose que vous croirez dans ce moment être mal. »

Je vous prie au nom de Dieu, n’hésitez point sur le fait de laisser à Dieu le soin de vous juger et de vous punir de ce qui pourrait Lui déplaire en vous. Vous ne ferez point librement des fautes que vous puissiez envisager comme fautes dans le moment que vous les faites ; ou elles se feront par entraînement, précipitation et faiblesse, ou bien après avoir cru ou vu quelque temps auparavant les pouvoir ou devoir éviter. Toutes ces vues se perdent dans le moment, où il pourrait arriver qu’elles ne vous paraîtraient point [126 r°] fautes, ou de quelqu’autre manière connue à Dieu seul ; mais je suis certaine que vous ne ferez jamais volontairement une chose que vous croirez dans ce moment être mal. Vous pourrez croire dans la suite que vous l’avez faite avec plus de liberté, mais je vous assure que non et je vous conjure au nom de Dieu de lui en laisser le jugement et de vous abandonner à Lui sans nulle certitude. Où serai[en]t la perte et l’abandon si cela était autrement ? Je vous conjure de tenir ferme sur cet article plus que sur tout autre, parce que tout dépend de là.

[126 v°] Les personnes beaucoup attachées à elles-mêmes ne connaissent et ne sentent guère cette attache, au contraire ils s’en disent souvent fort détachés. Il est bon que vous éprouviez de toutes parts votre corruption, et c’est le moyen qui vous détachera plus que tous les autres de vous-même. Oh que celui qui se trouve horrible perd bientôt tout l’amour qu’il a pour soi-même ! Comme le sentiment de l’amour de Dieu n’est pas toujours la réalité de ce même amour, de même le sentiment de l’amour de nous-mêmes en bannit la réalité et nous fait entrer peu [127 r°] à peu par l’expérience de notre corruption dans la véritable haine de nous-mêmes. Si vous vous appuyiez comme vous le dites, je ne vous aimerais pas autant que je le fais. Ne jugez jamais de vous : surtout dans la suite vos sentiments seront tels que si vous y posiez un jugement, vous ne pourriez qu’être beaucoup rétréci et découragé.

- B. N. F., ms. Nouv. acq. fr. 11 010, f°. 125 v° - 127 r° (lettre no. 32).

188. À Fénelon. 11 juin 1690.

« Union. »

J’ai été deux ou trois jours sans vous trouver, ni penser à vous, et lorsque je voulais essayer de le faire, je ne pouvais. Ce matin tout à coup, à mon réveil, j’ai trouvé que je vous possédais dans le plus intime de [127 v°] mon âme, indistinctement de Dieu, d’une manière autant élevée qu’elle est douce et suave. Je sais, je goûte certainement que c’est vous et que c’est Dieu, et il ne peut rester de cela aucun doute, parce que la même certitude foncière de Dieu en Lui-même et de Dieu en 1’âme est de vous aussi, comme si Dieu et vous possédiez cette âme et la mélangiez à ce que vous êtes et qu’elle vous possédât, vous dévorât et vous changeât en soi. O bonheur infini que celui de posséder même les créatures de cette sorte, parce que cette possession cause la plénitude de Dieu. Aussi m’êtes-vous plus intime que l’âme même et il [128 r°] est aussi difficile que je sois divisée d’avec vous que d’avec Dieu, et plus difficile que mon âme ne fût divisée d’elle-même.

Je n’ose vous dire qu’il semble que Dieu et vous fussiez la plus forte partie de son essence. Notre Seigneur m’a fait connaître qu’il n’y a personne sur terre qui Lui fut aussi chère que vous et cela sans exception. Il me confond avec vous : aussi veut-Il de nous une union d’unité, une union sans borne et du tout en tout, une union sans division, union que les sentiments n’entretiennent point, que les dégoûts n’altèrent point, union incorruptible comme [128 v°] Dieu, qui ne se laisse pas toujours apercevoir non plus que Lui, mais qui est autant essentielle à votre demeure et à votre perte en Dieu qu’il est essentiel que vous soyez perdu en Lui. Vous ne pourriez en sortir sans être désuni d’avec moi, ni être désuni d’avec moi sans sortir de Dieu : union qui dans la perte même fait une béatitude en Dieu même, qui se conservera et se consommera durant toute l’éternité, union qui est un véritable sacrement et qui, sous une apparence basse et commune, confère une grâce profonde et cachée, union qui sous des apparences d’abjection [129 r°] conserve ce qu’il y a de plus grand et de plus élevé, union que je sens sans la sentir, qui est une expression et qui tient même quelque chose de la réalité de l’union hypostatique et du mariage sacré de Jésus-Christ et de Son Église, qui ne m’ôte point la possession de mon époux céleste et qui m’unit plus fortement à Lui. Je L’ai épousé, Il m’a reçue pour Son épouse et ce mariage se fortifie par cette union, union qui rend plus chaste et plus vierge aux yeux de mon céleste époux. Oui, je le dis, et il est vrai que c’est de cette union que le prophète a dit [129 v°] : « Le jeune époux se réjouira avec la vierge son épouse » et le reste du passage.

C’est cette union que les sages devenus enfants, - et les enfants étant la véritable sagesse,- se jouent devant Dieu et s’y jouent avant la formation du monde, étant au-dessus de ce que tout le monde renferme de cérémonies et de lois : ils sont avant tous les siècles, étant les enfants de l’éternité et non du temps, aussi tout ce qui est du temps ne leur convient plus. Ils se sentent dégagés de tous liens bons et mauvais, leur pays est celui du parfait repos et de l’entière liberté. Que s’ils sentent quelquefois [130 r°] le poids de leur état, c’est qu’il reste encore quelque fil à rompre. Ils sont comme ces heureux oiseaux qui volent dans les airs de la divinité et que quelque fil retient par le pied : s’ils veulent se débattre, ils s’entortillent et se resserrent, mais s’ils ne cessent point de voler, le fil enfin se rompt. Toutes les peines de nos états ne viennent que de l’amour de nous-mêmes et de la propriété, d’un reste d’arrangement et d’envie de régler notre destinée. La véritable perte n’admet aucune de ces choses : ce qui fait le malheur, la peine et la douleur [130 v°] des autres, fait son plaisir et son souverain bonheur. Celui qui est encore renfermé par la loi n’est point parfaitement libre et dégagé de cette même loi. Celui qui ne sait pas perdre la lettre de la loi n’atteindra point au législateur. Celui qui, étant affranchi par la puissance de son Seigneur et par Sa bonté et qui veut rester esclave, est indigne de la grâce de son Seigneur.

Je vois que cette union est unique et qu’il serait impossible que nul autre pût tenir votre place, quoique je sois unie à bien d’autres avec une différence extrême. Mon âme est comme [131 r°] une eau qui se mélange avec la vôtre et qui s’y confond si parfaitement qu’elles seront bientôt indistinctes. Je trouve que vous convenez si parfaitement à mon cœur que rien ne lui convient plus. Tout ce que je vous dis n’exprime qu’imparfaitement ce qui est. 11 Juin.

- B. N. F., ms. Nouv. acq. fr. 11 010, f°. 128 v° - 131 r° (lettre no. 33).

189. À Fénelon. Juin 1690.

Il y a un martyre de confusion plus difficile à porter que tout autre. Il peut être plus fort à l’égard de Dieu que des créatures. Quel qu’il soit, il le faut souffrir. Il est plus dans l’expérience de ce que nous ...a que dans tout le reste.

- B. N. F., ms. Nouv. acq. fr. 11 010, f°. 131 r° (lettre no. 34).

aomission du ms.

190. À Fénelon. Juin ou juillet 1690.

« Le directeur éclairé de l’Esprit de Dieu a peu à faire… » 

Plus vous deviendrez faible, plus les sentiments se réveilleront et vous pourrez dire avec raison que votre force vous a abandonné. Ne changez rien, quoique vous puissiez ressentir, ni dans votre conduite ni dans l’ordre de votre domestique.

À présent que M. de B.1 connaît la route de l’abandon, il y marchera. Faites seulement de votre côté qu’il ne tienne à rien. Le directeur éclairé de l’Esprit de Dieu a peu à faire : il n’a qu’à détruire les obstacles, empêcher que l’on ne s’arrête et montrer la route [132 r°] de l’intérieur et la fidélité aux plus simples mouvements de la grâce, car ce n’est point le directeur qui fait faire le chemin et donne des lois, du moins celui qui ne se cherche point soi-même. Il conduit droit à Dieu, il tâche de marquer à l’âme ce que Dieu veut d’elle et le moyen de découvrir Ses volontés, il montre les dépouillements, mais il l’abandonne au Seigneur. Pour le reste il se contente de montrer le sentier, assuré qu’il est que Dieu y conduira. C’est une peine inutile de parler des dépouillements à ceux qui n’y sont pas appelés. Lorsque l’on vous parle d’un dépouillement, s’il vous paraît [ 132 v°] faisable, si vous hésitez pour le faire, si la seule raison vous retient, raison de devoir, si vous ne sentez pas au-dedans une détermination fixe qui vous assure que Dieu ne le veut pas et que Lui-même vous retienne par la main, c’est une marque que Dieu veut le dépouillement. Quoique 1’âme s’en effarouche, elle ne laisse pas de s’y apprivoiser dans la suite et de voir combien il lui était utile.

- B. N. F., ms. Nouv. acq. fr. 11 010, f°. 131 v° - 132 v° (lettre no. 35).

1M. de Beaumont ?

191. À Fénelon. Juin ou juillet 1690.

J’ai pensé ce matin qu’il y avait des possédés et des magiciens, que les premiers faisaient tout ce que leur maître voulait, sans [133 r°] pouvoir lui résister ni faire nul usage de leur liberté ; les derniers au contraire, semblent commander au démon et l’obliger comme par force à faire ce qu’ils veulent. Jusqu’à présent j’ai été possédée de mon petit Maître et Il a usé sur moi de Son autorité souveraine. À présent je suis Sa magicienne et je la veux être, cela est juste. Je veux donc que pour commencer mon apprentissage, mon cher frère guérisse de sa langueur. Filii sapientiae ecclesia justorum et natio illorum obedentia et dilectio1. Ceci a un sens infini et m’a été imprimé de mes petits enfants qui ne sont [133v°] que souplesse et amour pur. Ils sont enfants et enfants de mon petit Maître qui est la sagesse.

- B. N. F., ms. Nouv. acq. fr. 11 010, f°. 132 v° - 133 r° (lettre no. 36).

1Ecclésia stique 3, 1 : « Les enfants de la sagesse forment l’assemblée des justes, et le peuple qu’ils composent n’est qu’obéissance et amour. » (Sacy).

192. À Fénelon. Juin ou juillet 1690.

« … vous n’arriverez jamais en Dieu même que par une destruction totale… »

Il m’est venu tout à coup cette nuit une pensée sura ce que je vous dis hier, une pensée d’un certain étonnement de ce que Notre Seigneur me faisait vous parler de cette sorte, moi qui ne parlais même jamaisb si clairement à ceux qui sont déjà dans l’épreuve et dans le besoin de secours, Dieu m’empêchant non seulement de les prévenir, de peurc que leur imagination ne leur fasse présumer des états qui n’y sont pas, et de peur aussi qu’ilsd ne soient appuyés sur des témoignages. Cependant, Notre Seigneur me fait tenir sur vous une conduite toute opposée, sans que je puisse faire autrement. Il a fallu même me sacrifier à Dieu pour que mes paroles vous fussent un sujet de scandale s’Il le permettait.

Lorsque je dis sacrifier, ce n’est pas que je fasse rien, mais la même pensée1 qui vient des choses trouve dans la souplesse de l’âme l’immolation toute faite. Dieu fait qu’il n’y a rien au monde à quoi je ne me livrasse pour votre bien ; et comme je ne puis avoir de ménagement avec Dieu, je n’en puis avoir avec vous.

C’est2 le trajet le plus difficile à passer et où les âmes demeurent arrêtées toute leur vie sans passer outre, y restant comme embourbées faute de courage : et c’est là lese grandes peines de la vie spirituelle, sourcef d’obscurité et de désespoir pour ceux qui se confient à leur propre force, ne sauraientg s’abandonner à Dieu. Toutes les peines qu’ils se donnent ne servent qu’à les convaincre de leur faiblesse, sans leur donner nulle force pour les tirer de là : au contraire, faisant comme une personne qui se remue beaucoup dans un abîme de boue, qui s’y enfonce bien davantage, ils demeurent embourbés et accrochés, au lieu que ceux qui demeurent paisibles sur cette boue en sont portés, et sont toujours en état d’être secourus d’une main charitable qui se présente à leur secours.

Nous ne saurions nous tromper en souffrant les épreuves du Seigneur avec un abandon plein de soumission et de respect, sans chercher d’autre secours que celui qu’il Lui plaira de nous donner, contents même qu’Il ne nous en donne aucun, mais demeurant inébranlables dans l’amour de Sa volonté et de Sa justice sur nous. Frapper où Il frappera, c’est-à-dire être contents qu’Il nous frappe aussi longtemps qu’il Lui plaira, et, perdant réellement (et non en figure ou en désirs) tout intérêt du temps et de l’éternité, nous laisser mener par tout où il Lui plaira.

C’est ce qui fait voir l’amour pur et dégagé de tout intérêt. C’est ce qui nous affranchit d’autant plus deh nous-mêmes que nous ne voulons pas même nous intéresser dans ce qui nous regarde. Et c’est ce qui fait à Dieu le sacrifice d’holocauste où le feu de Son amour consume tout, ne laisse rien d’entier, et transforme en Soi la totalité de l’âme.

Faites si bien qu’il vous plaira, vous pouvez mener une vie vertueuse, mais vous n’arriverez jamais en Dieu même que par une destruction totale, non flattée d’espérance, mais réelle pour la perte où toute perte est gain. Pour moi, qui n’ai plus d’intérêt à ménager, je ne puis rien ménager avec vous, et je suis tellement faite malgré ma folie pouri vous dire toute vérité que rien au monde ne serait capable, pas même l’échafaud, de me faire changer de conduite avec vous.

- B. N. F., ms. Nouv. acq. fr. 11 010 f° 133v° - 136r° (lettre no. 37) - Dutoit, t. I, Lettre 159, p. 468-472. Cette lettre ne figure pas dans l’Indice du t. V p. 628.

anuit sur D. Omission.

bparle jamais D.

cm’empêchant de les prévenir, non seulement de peur D.

dqui n’y sont point, mais aussi de peur qu’ils D.

elà (où sont et d’où viennent) les D. Ajout.

fsources D.

gse confiant à leur propre force, ne sauraient D.

hplus tôt de D.

ifaite (malgré ma folie) pour D. Parenthèses.

1Note Dutoit : « Les pensées qu'on a de ceci et de quoi que ce soit, se trouvent dans l'âme en état d'immolation et de sacrifice. »

2Note Dutoit : « Cette matière de l'abandon, de quoi il est fait mention dans la lettre précédente. »

193. À Fénelon. Eté 169

Unité, flux et reflux de communication. Dieu « veut S’associer des esprits… »

Il m’est venu dans l’esprit ce matin que M. B[ertot]a, en mourant, m’ayant laissé son esprit directeur pour ses enfants, ceux qui se sont égarés aussi bien que ceux qui sont restés fidèles n’auront la communication de cet esprit que par moi, mais dans votre union. Car Dieu me fait être avec vous une et indivisible et, quand toutes les répugnances de vous à moi seront ôtées, vous découvrirez une union d’unité divine qui vous charmera. Il y a plusieurs pédagogues, mais il n’y a qu’un père en Christ1, et le père en Christ ne [137 r°] se sert pas seulement de la force de la parole, mais de la substance de son âme qui n’est autre que cette communication centrale du Verbe que le seul Père des esprits peut communiquer à Ses enfants, et comme cette communication du Verbe dans l’âme est l’opération de la paternité divine et la marque de l’adoption des enfants, c’est aussi la preuve de la paternité spirituelle qui communique à tous en substance ce qui leur est nécessaire sans savoir comme cela se fait.

Il y a des personnes qui, à cause de leur état imparfait, sentent [137 v°] mieux cette communication parce qu’elle est toujours conforme au sujet qui la reçoit, et non à celui qui la communique. Il en est de même de tous dons du Seigneur : ils sont [d’autant] plus sensibles ou spirituels que celui qui les reçoit est plus sensible ou spirituel. Cette communication se reçoit de tous, quoiqu’elle ne se sente pas également de tous. Il me semble que, lorsque je suis avec vous, les choses ne sont que comme une simple transpiration imperceptible. Vous n’en connaissez pas les effets : il ne laisse pas d’y en avoir beaucoup, [138 r°] mais comme vos sens sont dissipés et que vous êtes souvent occupé à parler ailleurs, cela me cause un tiraillement furieux. Mais si nous étions ensemble du temps sans distraction, vous apercevriez plus de largeur et d’aisance et moins d’opposition pour moi. Dieu veut qu’il y ait entre vous et moi une communication parfaite de pensées sans exception, de cœur et d’âme, sans réserve, et Il m’a fait comprendre qu’il fallait qu’il y eût comme de vous à moi un flux et reflux et que ce serait la communication éternelle [138 v°] que nous aurions ensemble, lorsque nos âmes seraient de niveau. Mon âme fait à présent à votre égard comme la mer qui entre dans le fleuve pour l’entraîner et comme l’inviter à se perdre en elle.

L’on ignore deux choses, qui sont et la fécondité des esprits en Dieu et cette communication mutuelle de ces mêmes esprits : c’est ce qui cause mille principes erronés. C’est cette fécondité spirituelle qui nous fait participants de la paternité divine, et c’est ce flux et reflux de communications qui nous fait participer en quelque [139 r°] manière au commerce ineffable de la Trinité, et c’est tout le secret hiérarchique. Cette paternité fait une communication de substance des ordres supérieurs aux inférieurs, et ce flux et reflux fait une communication d’égalité entre les anges du même ordre. Toute l’éternité, la source de la béatitude sera ceci que Dieu le père et toute la Trinité Se communiquera aux esprits bienheureux en manière de paternité et leur donnera la fécondité, en sorte qu’ils seront féconds comme Lui sans multiplicité de productions. Il leur communiquera en même temps [139 v°] Son flux et reflux personnel, en sorte qu’ils auront ce flux et reflux à l’égard de Dieu, recevant et rendant continuellement ce qu’ils reçoivent, et ils l’auront entre eux dans l’ordre égal en manière d’égalité, et dans les ordres supérieurs aux inférieurs en manière de puissance comme Dieu, car le dessein de Dieu dans la création des anges et des hommes a été de S’associer des esprits auxquels Il pût communiquer ce qu’Il est.

Il ne pouvait rien faire de plus grand que de faire des images de Sa substance par la communication du Verbe [140 r°] dans les anges et les hommes, qui est comme une lumière réfléchie de ce même Verbe dans tous les anges et les saints : aussi est-Il la splendeur des saints. Or ce qu’il y a de grand dans les saints est la ressemblance de Dieu. Ce qui n’est point cela est détruit et consommé par le même Dieu avant qu’Il S’unisse les âmes. Dieu est toute action pour Se communiquer et tout passif pour recevoir ce qu’Il communique, si bien que donner et recevoir fait et la fécondité et l’égalité des personnes dans ce flux et reflux continuel. Il se passe [140 v°] la même chose dans les saints et chaque saint est un miroir où toute la Trinité représente efficacement les opérations. Et comme Dieu ne peut Se contempler dans les saints sans leur communiquer substantiellement ce qu’Il y fait représenter, c’est pourquoi les anges et les saints participent à ces deux qualités de Dieu, de fécondité et de communication réciproque. Or dans cette vie, toute la perfection consiste à ce qui fait la consommation de cette perfection dans le ciel. La perfection du ciel n’est point autre que celle de la terre : elle [141 r°] est plus pure, plus parfaite et plus consommée, mais nul ne peut être parfait s’il ne l’est comme le Père céleste est parfait. Il faut donc que le don du Père de lumière, lorsqu’il est parfait en nous, nous communique et Sa fécondité et ce flux et reflux personnel, et Son indépendance, Sa simplicité et unité. Tout ce qui n’est point cela n’est point sainteté.

Les saints ne nous sont donnés comme modèle que dans ce qu’ils expriment de Dieu : c’est pourquoi il nous est dit que nous regardions le modèle qui nous est montré sur [141 v°] la montagne. Jésus-Christ est père des esprits et la génération est immortelle. Jésus-Christ S’est communiqué à tous et leur a été une substance nourrissante, germe d’immortalité. En nous donnant Sa chair à manger, Il nous a été comme une figure de la nourriture substantielle qu’Il nous donne comme Verbe [et] sans laquelle nous ne pourrions vivre. Aussi a-t-Il dit : « Faites ceci en mémoire de Moi », comme s’Il eut voulu dire : en mémoire de la nourriture que Je donne à tous les hommes par la communication de Mon esprit en manière centrale [142 r°]. Car le Verbe est esprit et vie pour l’âme, lui communiquant une vie abondante et nourrissante et fécondité, le seul esprit du Verbe étant la nourriture convenable à la substance de l’âme. Cette âme, étant une participation du Verbe, ne peut vivre que par la communication du Verbe, et c’est cette communication qui fait et son rassasiement et son immortalité : son rassasiement lorsqu’Il est communiqué en objet béatifique, son immortalité à cause de sa vie essentielle. Les damnés auront nécessairement [142 v°] l’immortalité à cause qu’ils sont des êtres participés de Dieu, mais ils n’auront ni cette vie ni ce rassasiement : au contraire un vide et une faim substantielle. Vous pouvez juger par ce que j’ai écrit ce que je suis à Dieu et à vous.

- B. N. F., ms. Nouv. acq. fr. 11 010, f°. 136 v° - 142 v° (lettre no. 38).

aM. (B. biffé), en.

1Il s’agit de la paternité spirituelle : Bertot fut le père spirituel de Madame Guyon, comme celle-ci l’est de Fénelon, puis en union avec Fénelon de leurs disciples.

194. À Fénelon. Juin ou juillet 1690.

« Plus vous serez misérable de cette sorte, plus Dieu se servira de vous pour de plus excellents ouvrages. »

J’ai encore una grand goût de votre âme. Il me paraît que je la vois comme Dieu la voit, que je la goûte comme Dieu la goûte, et que nul n’en peut avoir une connaissance plus parfaite.

J’ai connu en même temps que le temps de N. serab [f°143r°] long, et très long parce qu’il ne vous est pas seulement donnéc pour vous faire mourir ; mais comme Dieu vous destine à de grandes choses pour Sa gloire et pour les âmes, et qu’Il ne veut pas que vous ayez d’humiliation extérieure (parce que cela ne convient pas à Ses desseins)d, les humiliations cachées vous serviront de contrepoids et ce sera dans leur compagnie que vous serez tout pour les autres, et que vous serez garanti de la corruption. Je vous dis comme [f°143v°] il fut dit à saint Paul : La vertu se perfectionne dans 1’infirmité, et la grâce vous suit1.Vous dirai-je qu’elles dureront jusqu’à la mort, que vous aurez des peines comme vous en avez eues de temps en temps, que cet état vous paraîtra quelquefois entièrement passé comme chose qui ne doit jamais revenir ; puis il reviendra tout à coup avec d’autant plus de force qu’il paraissait plus éteint. Lorsqu’il sera réveillé, il vous paraîtra ne devoir jamais finire.

Plus vous serez misérable de cette sorte, plus Dieu se servira de vous pour de plus excellents [f°144r°] ouvrages. Ce sera alorsque vos paroles porteront plus de coup. Enfin il faut être immolé jusque au bout ! Combienf de tentations contre N., de défiances, de dégoûts ! C’est un lien indissolubleg par le fonds, quoiqu’il puisse arriver bien du changement dans les sentiments intérieurs. Mais soyez persuadé que je vous dis la vérité. Gardez cette lettre car c’est la vérité pure, belle, que Dieu me la fait connaître (afin) que je vous annonce.

Jeh suis venu apporter le feu2 : que veux-je sinon qu’il brûle ? [f°144v°] Je suis venu apporter 1’épée3. O martyr du pur amour immolé pour le salut des autres, il faut que vous soyez humilié jusque à l’excès entre Dieu et vous. Si vous étiez moins à Lui, Il vous ménagerait : il n’y a pas moyen de reculer, victime du Tout Puissant ! Vous négligez de dire vos peines parce cela vousi paraît inutile : cela ne l’est nullement. Si vous les disiez telles qu’elles sont, cela vous rendrait plus simple et vous élargirait le cœur.

- B. N. F., ms. Nouv. acq. fr. 11 010, f°. 142v° (lettre no. 39). - Dutoit, t. III, Lettre 146, p. 605-607. Cette lettre ne figure pas dans l’Indice du t. V p. 628.

aencore eu un D.

bde question sera D.

cseulement pas donné ms. Nous adoptons D.

dAbsence de parenthèses D.

eéteint et, lorsqu’il sera assoupi, il vous paraîtra ne devoir jamais revenir. D.

fbout : mais combien D.

gdégoûts ! Cependant le lien est indissoluble D.

hvérité. Je D. Omission.

iparce qu’il vous D.

1II Cor., 12, 9.

2Luc, 12, 49.

3Matthieu, 10, 34.

195. De Fénelon. Septembre ? 1690.

Je suis dans une paix et une largeur qui m’étonnent. [f°145r°] Ce qui m’aurait le plus effrayé ne me touche plus, mais je sens une grande répugnance pour les petites choses. J’ai encore je ne sais quoi de roide et de sec contre la souplesse enfantine. Il me semble que le fond de mon âme est comme fondu, mais la superficie est encore dure comme une croûte, ô que j’aurai encore à mourir ! Ce qui devrait coûter le plus n’est pas ce qui me coûtera davantage, mais n’importe, allons toujours.

- B. N. F., ms. Nouv. acq. fr. 11 010, f°. 144 v° - 145 r° (lettre no. 39a) - Jean Orcibal, Correspondance de Fénelon, tome II, Paris, Klincksieck, 1972, Lettre 122.

196. À Fénelon. Eté ou automne 1690.

Devenir enfant.

Plus vous serez abandonné, plus vous serez large et en [f°145r°] paix. Je ne prétends violenter votre attrait en rien : ainsi je vous laisse à Dieu pour tout ce qu’Il pourrait permettre. Il est vrai que les petites choses font autant et plus mourir que les grandes, et je vous assure qu’il m’a autant coûté de devenir enfant que des grands sacrifices, non en douleurs si vives, mais en doutes, hésitations, hontes, m’imaginant que je faisais cela de moi-même, cependant ne trouvant de repos que là. Plus vous êtes sage et opposé à ces choses par naturel, plus y faudra-t-il venir. Il ne faut [f°146r°] pas qu’il y ait un glaçon au-dehors ou au-dedans qui ne soit tout fondu, et je crois qu’étant libre vous ne sauriez trop vous laisser aller à faire l’enfant, et que Dieu y donnera grâce.

Si ce que vous m’avez dit à l’égard de la M.a arrive, cela lui causera de la peine à la suite et pourra vous faire souffrir, mais je n’ai garde de poser des bornes à la mer si Dieu ne lui en donne point. Je vous avais écrit cette lettre hier, je vous l’envoie. Ne vous rebutez point du pain d’enfance car il vous faudra en manger.[f°146v°] J’ai été autrefois un peu sage et opposée à ces choses, mais ô Dieu que m[on] petitb Maître m’a bien changée ! Comptez que tout ce qui est arrêté ou fixé par quelque chose ne peut s’écouler et se mélanger. Il faut que la souplesse du dedans et du dehors soit pareille. Je crois que vous ne serez pas épargné. Votre cœur est trop grand et Dieu vous aime trop pour celac. Ne vous verrai-je de longtemps, Dieu le sait. Mon cœur ou plutôt le centre de mon âme vous voit continuellement.

- B. N. F., ms. Nouv. acq. fr. 11 010, f°144v°-146v° (lettre no. 40) - Dutoit, t. I, Lettre 214, p. 605-606. Cette lettre ne figure pas dans l’Indice du t. V p. 628.

ade N. Dutoit. Non identifié.

bdivin D.

cfin de D.

197. À Fénelon. Fin septembre ou début octobre 1690.

« … la moindre réserve entre nous était comme une pelle d’écluse, qui retient les eaux. »

[f°147r°] J’eus le jour de saint Denis, ainsi que je lui ai mandé, un goût exquis de votre âme : elle me fut montrée comme les délices de Dieu, sur laquelle Il avait des desseins infinis par rapport à Lui-même et à Sa seule gloire. Il me fut donné à connaître jusqu’à quel point Dieu voulait qu’elle fut anéantie, les moyens, et ce qui pouvait y être un obstacle. Dieu me faisait comprendre que la moindre réserve entre nous était comme une pelle d’écluse qui retient les eaux, qu’Il voulait une simplicité et une confiance mutuelle si [f°147v°] parfaite, - car elle n’a pas encore été parfaite, - que nos âmes se répondissenta. Que si vous me cachez la moindre chose, soit de ce qui vous regarde, soit de vos pensées et dispositions à mon égard, cela ferait comme un petit rempart, empêcherait cette parfaite aisance et vous cacherait la pure vérité de Dieu cachée dans son mystère de petitesse et d’abjection. Sitôt que quelque chose vous choque en moi, vous me le devez dire, et les défauts que vous y remarquez. Dieu le veut : cela élargit l’âme et empêche une petite [f°148r°] croûteb.

Notrea Seigneur veut que je vous dise qu’Il me tient si fort égarée de moi qu’il m’est impossible de me voir ni par dehors ni par dedans. Rien chez moi ne s’imprime et cela est impossible. Vous êtes de toutes les personnes que je connais et [avec] la m.1, ceux qui voient lec plus mes défauts, parce que je suis avec vous en toute liberté et que de me contraindre le moins du monde pour par sagesse paraître autre que je ne suis, me paraîtrait un crime, dont il me semble que Dieu me rend incapable. J’agis donc dans [f°148v°] toute l’étendue de ma simplicité. Mon Maître veut que je vous dise et Il m’en donne la vue actuelle que, quelque faible que je sois, je ne suis pas assez dépourvue de bon sens, si je me possédais le moins du monde et si je voulais attirer votre estime, que je ne me contrefisse et contraignisse assez dans le temps que je vous vois pour ne rien laisser qui ne vous édifiât. Que plutôtd mon cher Maître m’enfonce dans l’enfer que de fairee cela ! Je ne vous trompe point : vous me voyez sans fard [f°149r°] et sans rien de composé comme la tromperie le fait.

Vous remarquerez même deux choses que le Maître me fait remarquer dans ce moment pour vous le dire : la première que, lorsque vous me reprenez et qu’à la suite vous le ferez encore plus que vous n’avez fait si vous voulez obéir à Dieu, vous remarquerez, dis-je, que je m’excuse presque toujours. Cela vient de ce que les défauts ne sont point subsistants et, lorsque je les cherche, je ne les trouve point parce qu’il n’y a en cette créature nulle subsistance [f°149v°] propre, en sorte que les fautes n’impriment nul caractère comme dans les autres âmes. Ceci demande une explication qui vous fasse concevoir la conduite de Dieu et la nature des âmes de tout étatf. Faites-moi vous dire cela et les caractères particuliers des choses : Dieu le veut pour votre propre instruction. J’ai plusieurs choses à vous dire là- dessus qui vous regardent.

Les âmes qui sont encore en elles-mêmes, ont des défauts qui portent caractère, comme un papier écrit avec de 1’encre : c’est pourquoi elles les voient [150r°] et sentent et sontg de conséquence venant de source ; mais ces défauts-cih que l’âme ne trouve plus, sont comme une écriture que l’on trace sur le sable lorsqu’il fait grand vent et qu’il est impossible de lire, le vent l’emportant plus tôt qu’elle n’est tracée. Il y a là-dessus des choses admirables de l’économie de 1a Sagesse qui ne paraît pas, et que je vous dirai selon le dessein de Dieu.

L’autre chose que vous remarquerez esti que, lorsque l’on me vient de reprendrej d’un défaut et que je m’en suis justifiée, [f°150v°] j’y retombe aussitôt sans changer de manière. C’est qu’il n’y a plus de possession de soi. Ô si vous saviez ce que c’est que la grâce de l’enfance et de l’innocence, et comme cette manière vient des causes que je vous ai dites, et que le soin de paraître sage devant vous ou de pratiquer une vertu serait abomination !

Je vous expliquerai ceci : je ne tiens à rien tel qu’il puissek être. La lumière de vérité est une lumière délicate, subtile, qui pénètre dans le fond de l’âme, et qui y voit comme défaut ce qui paraît vertu, et comme [f°151r°] vertu ce qui paraît défaut. Et lorsque j’étais dans les maisons religieuses, elles disaientl qu’elles ne me trouvaient point de défauts, et j’en sentais, quoiqu’il n’en parût point. Il en paraît etm je n’en sens point. O vérité de Dieu, que vous êtes grande ! que vous êtes simple ! que vous êtes différente de ce que le monde imagine !

Il vous est d’une très grande conséquence de ne me cacher aucune des pensées que vous pourriez avoir de moi, sans cela vous ne deviendrez jamais assez simple. C’est un reste de fierté [f°151v°] et d’élévation de faire certaines choses, attribuant àn faiblesse cette naïve simplicité qui fait qu’on ne réserve rien, que 1’on se plaint à ses amis de leur tort, que l’on se dit ce que l’on pense. On néglige mille choses, les uns par honte de les dire, les autres parce qu’ils regardent ces menues choses comme inutiles et faiblesses : et c’est piso. Tout cela fait des milieux. Il faut que votre âme soit une eau qui s’écoule sans cesse, sans quoi il y a des endroits qui se corrompent et qui incommodent [f°152r°] par leurs mauvaises odeurs. Recevez les paroles de vie de la gueule du lion mort2.

Je suis bien aise que vous ayez trouvé le Purgatoire bien. Commep je ne me connais pas à ce que j’écris, je ne sais point faire le discernement de ce qui est vieux ou nouveau, beau ou laid, c’est à vous de le faire. Je crois qu’il y a peu de choses nouvelles pour vous qui êtes savant et enseigné du Seigneur. Ce que j’écris me paraît toujours nouveau à cause que rien ne subsiste chez moi, et que ce qui m’est manifesté dans le moment [152v°] présent, ne me laisse pas souvenir du passé, si je l’ai écrit. Il faut que vous me disiez franchement tout ce que vous pensez, car je suis un enfant. Notre Seigneur m’a fait entendre que vous êtes mon père et mon fils, et qu’en ces qualités vous me devez conduire et me faire faire ce que vous jugerez à propos à cause de mon enfance, qui ne me laisse du tout rien voirq, ni bien ni mal, que ce qu’on me montre dans le moment actuel.

- B. N. F., ms. Nouv. acq. fr. 11 010, f°. 147r° (lettre no. 41). - Dutoit, t. I, Lettre 215, p. 606-612.

arépandissent. D.

bempêche (comme) une petite croûte (qui s’y formerait). D.

cet N. N. ceux qui voyez le D.

dMon Maître veut que je vous dise (et il m’en donne la vue actuelle) que, si je me possédais le moins du monde, et que je voulusse attirer votre estime, je ne suis pas assez dépourvue de bon sens, quelque faible que je sois, pour ne me point contrefaire ou me contraindre assez dans le temps que je vous vois, afin de ne rien laisser échapper qui ne vousédifiât. Mais que plutôt D.

ede (me laisser) faire D.

[2°.D] Notre D qui numérote les sept paragraphes de la lettre.

fde tous états D.

get (ces défauts) sont D.

hces autres défauts-ci D.

iremarquerez en moi est D.

jde me reprendre D.

krien quoi que ce puisse D.

ldéfaut. Lorsque j’étais dans les maisons (des) Religieuses, elles disaient D.

msentais (cependant) quoiqu’il n’en parut point : il en paraît (à présent) et D.

nchoses, que d’attribuer à D.

oet en cela on fait pis. D.

ptrouvé à votre goût ce que je vous ai envoyé. Comme D.

qcar je suis un enfant, et mon enfance ne me laisse rien du tout voir D. Omission.

1La Marvalière ?

2Juges 14, 9 : le lion tué par Samson.

198. À Fénelon. Début octobre 1690.

Récits de songes dont celui de l’agneau occis.

[152 v°] La nuit du vendredi au samedi 29 à 30, j’ai vu M.1 en ma manière [153 r°] de voir. Il a de la simplicité, de la candeur, l’âme belle, du dénuement, de la désappropriation : je le goûte comme la bonne eau. Cependant j’ai quelque chose à lui reprocher. Il a encore de la présomption qu’il ne connaît pas, estime de son don, il a de l’attache à N. quoiqu’il ne la connaisse pas et cela par rapport à soi. Comme il possède toute l’affection de N., il ne connaît pas à quoi il tient, il le connaîtrait s’il le perdait. Moi qui y parais attachée, je ne la suis point selon que l’on m’a fait connaître étant une nécessité pour lui sans nulle [153 v°] relation sur moi. Son extérieur est plus achevé que celui de N., mais l’intérieur de N. a plus d’étendue que le sien.

J’ai vu N., l’âme claire, pure, candide, d’une grande étendue : elle me paraissait en des endroits comme plissée et ayant quantité d’étoffe à étendre qui ne se peut étendre que peu à peu à mesure que mon petit Maître et moi ferons notre office vers lui selon la charge que nous avons. M. n’avait pas tant d’étoffe plissée, il s’en faut bien. Il y a dans ses plis des cachettes que l’on ne voit que lorsque le pli est étendu : [154 r°] plus les plis se défont, plus 1’âme devient simple et innocente. Je voyais que N. a du vif sur certaines choses et de la mort sur d’autres, et je voyais que la mort était un effet de sa vie même, aussi grande et plus que le vif.

« Il faut, a dit le Maître me montrant l’agneau occis devant le Trône de Dieu, qu’il soit de même. » - « Eh quand sera-t-il de la sorte ? » ai-je dit. « Quand il sera comme cet enfant ». J’ai pris un joli enfant que j’ai caressé, dont j’ai fait ce que j’ai voulu : il riait toujours également. Je lui voyais mille enfances. J’ai dit : « comment cet [154 v°] enfant si vif est-il l’agneau occis? » - « Il n’est vivant de la sorte, m’a-t-on dit, que parce qu’il est parfaitement mort. Je te donne le droit de tuer, et il n’est donné qu’à toi. La mort n’a rien d’agréable pour celui qui la reçoit. » L’on m’a montré un endroit de la vie de N. qu’il ne devinerait jamais : je le lui montrerai lorsque je le verrai. « Eh, Seigneur, comment ces personnes que Vous affaiblissez et que Vous tuez d’une manière si contraire aux autres, Vous peuvent-elles être agréables ? » - « Ce sont celles qui suivent l’agneau. » - « Mais ce sont celles qui ont vaincu, ai-je [155 r°] dit, qui suivent l’agneau ? » - « Nul n’a vaincu, a-t-Il répondu, que celui qui s’est quitté soi-même et qui donne par là toute-puissance à l’agneau. Tous les saints austères et combattants, ce sont des saints militaires, mais ils ne sont point les victorieux s’ils ne se sont vaincus eux-mêmes. L’on ne se vainc qu’en se quittant et c’est ce qui s’opère par l’abandon, et N. ne sera parfaitement quitte d

e lui que lorsque ses plis seront défaits : c’est ce qui le rend plus dur. » - « Eh, Seigneur, faites-le donc aux dépens de toutes choses. Mais n’est-ce point [155 v°] une folie de donner une forme à une chose spirituelle? » - « L’on ne peut, ç’a-t-on dita, s’expliquer d’une autre sorte. » Cette âme ainsi figurée était extrêmement claire et transparente : les plis faisaient comme de petits nuages. « C’est à toi, ce m’a-t-on dit, que je donne d’achever cet ouvrage. Sitôt que tous les plis seront étendus, il sera comme toi : toute forme disparaîtra et vous ne serez qu’une seule âme » - « Faites-le, Seigneur, ai-je crié, que nous ne soyons lui et moi qu’une âme. » Ensuite, j’ai vu sans voir une multitude d’enfants. Je voyais que N. portait lui seul trois [156 r°] qualités, de père, d’époux, et de fils, ce que tous les autres ne portaient point. Ils sortaient tous de mon esprit, et N., comme caché dans un nuage, rendait en mon petit Maître mon esprit fécond. Je ne comprenais pas ce mystère, lorsque mon petit Maître m’a dit : « c’est Moi qui rend Ma mère féconde : lorsque J’étais en elle, J’étais plus grand qu’elle. Mais vous et N. serez faits une même chose : quand toutes répugnances seront ôtées envers Moi, elles le seront envers toi. »

Après, j’ai vu B., il m’a paru comme un vase extrêmement poli et orné, tout enrichi de [156 v°] feuillures très belles : je le croyais d’un grand prix. J’ai dit à mon petit Maître: « cher petit Maître, ce vase est-il d’un plus haut prix que ce crêpe plissé que je viens de voir en N.? » Il a ri et m’a répondu: « oui, aux yeux des hommes, mais à mes yeux le crêpe l’est infiniment davantage. Et il faut que ce vase se fonde, ce qui ne se fera pas sans peine : alors tu le verras s’il se laisse fondre comme un crêpe ! Ne vois-tu pas que ce crêpe s’étend insensiblement et devient immense, au lieu que le pot ne peut contenir que peu de chose quoiqu’il paraisse d’une [157 r°] éclatante beauté? » O Seigneur, que les hommes sont aveugles et trompés !

Ensuite j’ai vu deux enfants nus qui jouaient ensemble et semblaient faire des choses indécentes. Mon petit Maître les regardaient en riant. Je Lui ai demandé si cela ne L’offensait pas. Il m’a dit que non, qu’ils Le divertissaient par leur innocence, et plus Il riait plus ils faisaient ces choses pour Lui plaire, dont j’ai été étonnée. Ensuite, j’ai vu un grand prêtre d’un air sévère et mortifié, tout plein de lui-même, enflé dans son humilité apparente, qui s’est mis dans une colère horrible contre [157 v°] les enfants, disant que le zèle le dévorait et qu’il fallait punir ces enfants, qu’il était tout plein du désir de la gloire de Dieu. J’ai été fort étonnée, regardant mon petit Maître, de voir qu’Il tournait le dos à celui-là. Il avait comme mal au cœur de lui et regardait amoureusement les enfants qui continuaient le jeu malgré le prêtre. Il en fut avertir bien d’autres qui voulaient faire mourir les enfants qui ne cessaient leur jeu pour cela, jusqu’à ce que le petit Maître les cachât, et ils ne parurent plus.

Ensuite, je vis une quantité [158 r°] de mes enfants qui étaient comme dans un parquet de pasteurs2, qui ne faisaient que marcher sans sortir de ce lieu. Je demandai à m[on] petit Maître ce que c’était. Il me dit : « ce sont les âmes qui entrent bien dans l’étable de ma volonté cachée, mais ils ont un motif intéressé de perfection, ils sont en eux-mêmes comme dans un parquet et, quoiqu’ils marchent toujours et qu’ils fassent, ce semble, plus de chemin que les autres, ils ne sortent jamais de là, faute de se perdre au point qu’il faut. Il ne faut point regarder l’avancement par le chemin [158 v°] que l’on a fait, mais par l’entière désappropriation ». Où sont les âmes qui n’ont plus aucune réserve sur l’honneur, sur le bien, sur la santé, sur l’infamie, sur la vie et la mort, sur la perte de toute perfection, sur le salut éternel ? Tel qui se sacrifie croit assurer son éternité, se faisant croire à lui-même qu’il la perd. Propre intérêt, que tu fais de mal ! J’en voyais qui se servaient pour se nourrir de tout ce qu’on leur donnait pour les faite mourir. Il m’a donné une faux et m’a dit: « sois mort pour les enfants et qu’ils ne vivent plus. » -« Mais [159 r°] Seigneur, lorsque je suis mort pour eux, ils me fuient autant qu’ils me caressent lorsque je leur communique la vie. Hélas ! que voulez-vous que je fasse ? » - « Que tu sois mort, et ils n’auront la vie qu’en souffrant que tu leur donnes le coup de la mort ». Ensuite, il a séparé mes enfants les uns des autres, puis Il a dit : « Ceux-là, ce sont enfants vivants, ils refuseront la mort, ceux-ci te seront enfants semblables, parce que contre leur gré ils recevront la mort ». Alors je me suis trouvée animée d’un esprit impétueux pour ceux qui doivent mourir et d’un [159 v°] cœur tendre et caressant pour les autres. Mes caresses sont mort aux autres. J’ai couvert mon visage de mort et je n’ai montré que douceur et suavité.

J’ai été ensuite à une église, il y avait une presse épouvantable. J’ai demandé quelle dévotion c’était. Le petit Maître m’a dit : « Gens de négoce et voleurs, et il n’y a personne en toute cette presse qui adore Mon Père en esprit et en vérité. Lorsque Je fis voir tant de zèle contre ceux qui vendaient au Temple, c’était la figure de Mon indignation pour ces gens de [160 r°] commerce : les uns font commerce d’orgueil grossier, les autres de spirituel ». Les sept péchés mortels spirituels et corporels y étaient. Ceux qui étaient les plus innocents n’étaient là que par un motif d’intérêt de leur salut, mais nul n’adorait Dieu pour Dieu même. D’autres marchandaient le paradis, croyant qu’il leur était dû à cause de leurs œuvres : enfin c’était une Babylone. Recevez ceci de la part du Seigneur notre Dieu.

Il m’a dit de vous envoyer mon portrait au naturel : c’est cette feuille de papier, Il y écrit ce qu’il Lui plaît [160 v°] et s’il est toujours blanc [sic].

- B. N. F., ms. Nouv. acq. fr. 11 010, f°. 152 v° - 160 v° (lettre no. 42).

a[ce m’] a-t-on dit.

1Les personnes N., M., B., auxquelles cette lettre se réfère ne sont pas identifiées dans la mesure où l’on ne connaît pas intimement les membres du cercle guyonien dont les plus connus sont les ducs et duchesses de Chevreuse et de Beauvillier…

2Enceinte de bergers.

199. À Fénelon. Automne 1690.

« … ceci est un coup de partie pour le suivre ou vous dérober à sa conduite. »

[160 v°] J’ai souffert toute la nuit comme une martyre, je souffre encore à présent d’une manière que Dieu seul connaît. Je crois être obligée de vous dire qu’il ne faut pas manquer au dessein de Dieu sur vous, que ceci est un coup de partie pour le suivre ou vous dérober à Sa conduite. Je ne regarde point mon intérêt. Je veux bien être jetée comme Jonas dans la mer pour apaiser la tempête, mais ce que je dois à votre âme me fait vous dire que si vous vous étrangez de moi, si vous cessez [161 r°] de me croire et de suivre aveuglément ce que je vous dirai, vous vous plongerez, vous vous plongerez en vous-même d’une manière d’autant plus fâcheuse qu’elle serait plus irrémédiable. Au nom de Dieu, croyez-en à mon expérience : quel intérêt pourrais-je avoir en cela et ne me serait-il pas bien plus doux de vous communiquer toujours la vie que la mort ? Mais comme je suis sans vie et sans choix, il ne m’est pas possible de ne pas frapper où Dieu frappera. Surmontez en cela votre raison et laissez-vous guider à la foi qui ne vous égarera pas [161 v°] quoiqu’elle paraisse le faire. Passez sur tous vos raisonnements avec courage. J’avoue que si je pouvais me plaindre de Dieu, je me plaindrais du tour qu’Il m’a joué, mais je ne peux qu’adorer Sa sagesse et, sans rien examiner, être ravie qu’Il Se soit servi de moi pour votre plus grande destruction.

Quelque chose qui vous pût arriver, vous auriez eu trop d’appui en moi si vous n’aviez pas eu sujet d’être tenté contre moi. Votre naturel quoiqu’éteint est violent et impétueux. Vous pourriez beaucoup vous nuire soit en [162 r°] prenant dans sa violence des résolutions précipitées, soit en cherchant avec ardeur du remède à vos maux. Sachez qu’à moins de perdre pour jamais votre voie, de manquer pour vous et pour les autres à tout ce que Dieu veut de vous, vous n’en trouverez point. Qui dit mourir et tout perdre pour Dieu, dit plus que l’on ne pense. Qu’il est aisé de le dire ! Il est bien dur de le penser, mais qu’il est dur de l’exécuter !

C’est aujourd’hui le 25e, c’est la fête de mon petit Maître. Je veux que vous vous sacrifiiez de nouveau à la messe à toutes Ses volontés suprêmes. Il n’est [162 v°] plus temps de reculer, vous êtes à Lui. Ô si vous L’avez suivi dans le chemin uni, suivez-Le dans les abîmes et dans les précipices. Je Le prie, ce Dieu de bonté auquel je suis sans réserve et auquel je m’immole dans Son immolation même, n’ayant rien à immoler en moi, de ne me point épargner pour servir votre âme selon l’étendue de Ses desseins. J’avoue que rien au monde ne me pouvait être plus dur, mais quand il m’appliquerait à crucifier mon cher petit Maître, je le ferais avec la même soumission de sacrifier pour vous ce qu’Il veut de moi.

- B. N. F., ms. Nouv. acq. fr. 11 010, f°. 160 v° - 162 v° (lettre no. 43).

200. À Fénelon. Automne 1690.

Pouvoir de Dieu qui rejaillit d’elle sur les créatures. Vie dans l’instant présent.

Notre Seigneur me poursuit vivement pour achever de vous dire mes dispositions et des circonstances sur les choses que je vous commençai hier. Je vous prie qu’une discrétion ne vous empêche pas de m’interroger, car je suis disposée à ne vous rien cacher, quoi qu’il en pût arriver, ni à ne rien ménager du tout, non seulement des dispositions où j’ai toujours été, et où je suis encore, d’impuissance de rien refuser à Dieu à quelque chose qu’Il me pût livrer et de quelque nature qu’il pût être, ne prenant non plus de part à moi qu’à un mort que [163 v°] l’on livre à un chirurgien pour en faire la dissection - mais de plus [à ne vous pas cacher] les lumières qui m’ont été données et la disposition de pureté infinie dans laquelle l’âme et même le corps sont mis par là. Si vous trouvez de votre côté quelque répugnance à m’entendre, c’est à vous de m’arrêter. Pour moi, je n’ai qu’une chose à faire, qui est d’obéir à Dieu et d’aimer, et quand j’aurai marqué là dessus ce qu’il exige de moi, c’est à vous à m’écouter ou non. Cela me suffit.

Ma vie est telle que tout ce qui a jamais été écrit n’égale point cela. Dieu a un pouvoir si absolu sur moi [164 r°] que j’ose dire qu’il n’y a aucune créature sur terre sur laquelle Il en a un plus étendu, puisqu’à quelque usage qu’Il pût me mettre, je ne trouverais pas même en moi une répugnance. La mesure du pouvoir qu’Il m’a donné sur les âmes surpasse et ce que je pourrais vous en dire et ce que vous en pourriez comprendre ; celui qu’Il m’a donné sur les démons et, j’ose dire, sur Lui-même, vient du pouvoir qu’Il a sur moi, qu’Il a mis et qu’Il pourrait toujours mettre à toute épreuve, mais je dis de même qu’un mort. Les miracles ne sont point miracles et ne s’étendent que peu sur [164 v°] l’extérieur, mais c’est un pouvoir sur les âmes, et comme les âmes des justes sont en la main de Dieu, aussi sont-elles dans les miennes par rapport à la souplesse infinie que Dieu a donnée à mon âme.

Le terme de perdre tout intérêt du temps et de l’éternité est bientôt dit, mais il est d’une étendue infinie. Et il a des circonstances si fortes qu’il n’y a que le pouvoir d’un Dieu qui puisse réduire l’âme à un tel état : non seulement l’âme de cette sorte se laisse mettre en toute posture pour la gloire de Dieu, mais comme la charité pour le prochain ne peut être parfaite que l’âme ne soit [165 r°] consommée en Dieu en parfaite charité, les mêmes dispositions où Dieu l’a mise pour Sa propre gloire, de désintéressement consommé et de souplesse infinie, elle l’a pour le bien du prochain, sans regarder ce bien et sans pouvoir avoir sur cela une disposition particulière, mais se laissant à tout ce que Dieu fait.

Si pour vous seul il me fallait porter tous les états que j’ai passés, et de plus étranges même, cela ne trouverait chez moi nulle répugnance. Etendez cela aussi loin qu’il peut aller, et vous ne l’étendrez point trop. Je n’ai point encore dormi cette nuit. Il me semble que Dieu [165 v°] dispose votre âme par la mienne et Il opère tout ce qu’Il veut. Ô que Dieu vous veut souple ! Ô qu’Il vous veut pur ! mais pur de la pureté seule qu’Il estime être telle. La souplesse du papier dont vous parlez est bien peu de chose : il déchire souvent. L’on veut bien autre chose de vous. Au nom de Dieu, ne faites point de difficulté de me demander tout ce que Notre Seigneur vous inspirera de savoir.

Lorsque je parle sur l’avenir, comme l’âme est très pure et nue, je dis simplement ce qui m’est donné, non en manière de prophétie, mais comme de simples pensées, je le [166 r°] dis sans me soucier du succès. Mais quoique je ne me trouve point (lorsqu’on me reparle des choses) de pensées qui combattent les premières, je me trouve, lorsqu’on me parle de ce que j’ai dit, comme étrangère à moi-même et comme si je n’avais rien dit là dessus, comme si l’on me parlait grec. Et il m’est impossible de rappeler une disposition passée et de recevoir d’autre impression que l’impression actuelle, indépendante du passé et de l’avenir, de sorte que l’âme demeure toujours dans sa pureté et netteté, parce que ce qu’elle dit ne fait nulle impression en [166 v°] elle et ne laisse point de traces, pas même celle de la certitude. Dieu est vérité, mais vérité simple, qui dit les choses nûment et en manière présente, et ne les répète que peu : s’Il le fait, c’est que cela est nécessaire.

Je suis donc sacrifiée de tout mon cœur pour votre propre utilité à toutes les volontés de Dieu. Celui qui veut bien se sacrifier à servir les âmes dans toute l’étendue des desseins de Dieu sans nul ménagement, se sacrifie au gibet. Il me paraît que, si je venais à vous arrêter ou retarder sous prétexte ou de ne vous pas rebuter ou de me ménager [167 r°] avec vous, je retarderais ou arrêterais tout le bien d’un royaume. Ceci est aussi fort que réel : faites-y attention, car la mort et la vie est attachée à vous par un ordre secret de Dieu, qui vous choisit pour premier mobile.

- B. N. F., ms. Nouv. acq. fr. 11 010, f°. 163 r° -167 r° (lettre no. 44).

201. De Fénelon. Automne 1690.

« Mon cœur est ouvert à tout … Je suis fort au large… »

Votre petit Maître est le mien : Il fera tout ce qu’il Lui plaira, je n’ai à Le dédire1 sur rien. Je réponds sans répondre : fiat, fiat mihi secundum verbum tuum2. Je reçois ce que vous me mandez non avec une paix aperçue, qui n’est point de mon état, mais avec une entière non-résistance3. Mon cœur est ouvert à tout et n’est surpris de rien, tant les choses lui paraissent faciles à Dieu, qui n’a qu’à vouloir. Ce qu’Il fait en moi, et que je ne puis concevoir moi-même, est plus étonnant que tout ce que vous dites qu’Il fera dans les autres. Je suis fort au large et dans un goût de la souplesse pour me laisser mener en petit enfant. Je sens que j’en ai besoin et qu’il y a au-dessus de ma droiture4, qui me semble presque parfaite avec vous pour ne rien dire que de vrai, une facilité ingénue pour montrer d’abord toutes les rêveries qui passent par ma tête. Bonsoir, je suis plus à vous que je ne saurais ni le dire ni même le comprendre.

- B. N. F., ms. Nouv. acq. fr. 11 010, f°. 167 r°-168 r° (lettre no. 44a). - Jean Orcibal, Correspondance de Fénelon, tome II, Paris, Klincksieck, 1972, Lettre 123.

1Dédire : désavouer, contredire.

2Luc, 1, 37 : « Voici la servante du Seigneur, qu’il me soit fait selon votre parole. Ainsi l’ange se sépara d’elle. » (Sacy).

3Bien que l’expression semble rare sous la plume de Fénelon, on trouvera un beau développement sur la non-résistance dans sa Lettre spirituelle CXCVII, sans doute adressée à l’un des fils de la duchesse de Mortemart (Fénelon (Gosselin), t. VIII, p. 576).

4Droiture : loyauté.

202. À Fénelon. Automne 1690.

« C’est moi, c’est moi en vous qui terrasserai l’ennemi… »

[168 r°] Il faut vous dire, monsieur, que l’on ne peut aimer plus que je vous aime. Je vous quitte sans peine, quoique mon cœur ait une tendance continuelle vers vous. Dieu a fait une union qui me paraît surpasser toute union. Votre âme est pour la mienne quelque chose de si exquis que je [168 v°] ne peux l’exprimer. C’est une substance qui en nourrit une autre, c’est ce bon vin dont il est parlé dans le Cantique, préparé pour être bu de l’époux.

Vous êtes selon le cœur de Dieu, celui qu’Il a choisi entre mille pour faire éclater les trésors de Sa sagesse et de Sa bonté, et c’est par vous qu’Israël connaîtra le Seigneur son Dieu. Ceci est vérité de Dieu, cachée dans le mystère de Sa petite fille. J’étendrai mon cordeau par toute l’Idumée, Moab est le peuple que je désire m’assujettir ; il le sera par [169 r°] vous, ô Jacob, qui êtes comme le petit ver, et vous Israël qui êtes comme mort. Vous êtes le fils de la droite du Très Haut : vous assemblerez Ses élus comme le blé dans Son grenier, et vous dissiperez la paille. Ce sera en moi que vous ferez ces choses. C’est moi, c’est moi en vous qui terrasserai l’ennemi, ce sera en vous par moi que le Très Haut prendra Ses délices. O cher Benjamin de mon cœur, sacré par l’Esprit Saint, vous êtes au Seigneur, vous êtes au Seigneur comme le peuple qu’Il s’est [169 v°] acquis et comme Son héritage perpétuel, et nul ne sera à Lui que par vous de ceux qu’Il a destinés pour régner à jamais. Ceci est vérité de Dieu, comme Dieu est vérité. L d1 connaîtra la vérité, et elle me connaîtra parce que je suis de Dieu pour elle et pour sa maison, qui est au Seigneur notre Dieu.

- B. N. F., ms. Nouv. acq. fr. 11 010, f°. 168 r° -169 v° (lettre no. 45).

1S’agit-il de la duchesse de Charost ? 

203. À Fénelon. Automne 1690.

L’enfance et la simplicité requises.

Je suis ravie que Notre Seigneur vous inspire toujours plus l’enfance et la simplicité qu’Il veut assurément de vous, et que vous me disiez jusqu’à vos moindres pensées, ou, si vous [voulez], [170 r°] rêveriesa : il n’ y a que ce moyen de devenir petit. Vous ne sauriez croire comme votre fidélité à faire et dire les plus petites choses dès qu’elles viennent, et les plus extravagantes, dilate le cœur. Dieu a choisi ce moyen, qui est bien au-dessus de dire lab vérité lorsque l’on parle : le premier estc de la juste droiture, le second est la simplicité enfantine de mon très cher petit Maîtred. Il faut toujours plus que vous soyez formé à Sa mode. C’este dans l’enfance que vous ferezf toute chose.

- B. N. F., ms. Nouv. acq. fr. 11 010, f°. 169v° 170r° (lettre no. 46) - Dutoit, t. I, Lettre 213, p. 604.

avous voulez, rêveries D qui corrige l’oubli.

bdire seulement la D.

cparle. Ce dernier est D.

dcher divin Maître. D.

eà la mode de Dieu. C’est D.

fserez D.

204. À Fénelon. Novembre 1690.

« Vous êtes mon unique… »

[170 v° ] L’on ne peut pas, monsieur, être plus unie à vous que je la suis. J’ai quelque crainte que vous n’ayez quelque besoin intérieur. Je ne sais pourquoi cela me vient dans 1’esprit.

J’ai à présent quelque facilité à prier pour N., et il me semble qu’il est tiré d’un purgatoire où il s’ignorait lui-même et qu’il connaît à présent que son salut est assuré. Notre Seigneur semble me l’offrir de temps en temps et me dire intérieurement : « J’en ferai bien d’autres pour te témoigner Mon amour ». [171 r°] Je veux bien payer et abréger son purgatoire. Ô que Dieu donne à une âme en qui Jésus-Christ vit seul ! Que ne donne-t-il point à Jésus-Christ ? Data est mihi omnis potestas in coelo et in terra : si les hommes pouvaient comprendre cela sans se scandaliser, je le leur crierais de toutes mes forces. Vous êtes mon unique, celui des enfants de ma mère qui m’a été destiné de toute éternité, afin que nous accomplissions toute justice, mais justice de Dieu contre toutes créatures vivantes et contre tout être propre. Le Seigneur a fait ici ce qui fut [171 v°] fait du feu sacré caché dans la boue : Il était boue dans le puits, et Il devint feu exposé aux rayons du soleil, mais feu qui embrasait et consommait toutes les victimes. Je souhaite que tout se consomme dans votre cœur. Soyez au large. Nos dames ne se repentent pas de s’être chargées de la fille de m[on] petit Maître. Nov. 1690.

- B. N. F., ms. Nouv. acq. fr. 11 010, f°. 170 v° - 171 v° (lettre no. 47).

205. À Fénelon. Fin 1690.

Voyage.

[171 v°] Je ne vous dirai rien de nouveau, monsieur, lorsque je vous assurerai que je vous irai aussi présent que si j’étais auprès de vous. Mon union [172 r°] pour vous ne saurait, ce me semble, être altérée.

Nous avons fait le voyage avec assez de consolation. J’espère que Dieu en tirera Sa gloire. Je me suis sentie appliquée deux ou trois fois pour R.1 : cela vient comme un coup de flèche et s’en retourne de même. Une seule chose demeure fixe : Dieu et vous sans distinction l’un de l’autre.

Que toutes les créatures sont humaines ! Je ne trouve presque plus de vestige d’intérieur dans cette maison ! C’est un langage et un pays barbare. Ils ont eu des maîtres étrangers, ils pourraient bien dire : «Seigneur, des [172 v°] maîtres étrangers nous ont possédés sans vous, faites qu’étant en vous, nous ne soyons conduits que de vous ». Que le langage de la mort de soi-même et du dénuement parfait est peu connu ! Il me semble que Dieu a imprimé dans votre âme Sa vérité avec des caractères ineffaçables. J’ai eu le cœur frappé sur M. de qu’il était expédient qu’un mourût pour le salut de plusieurs. Vous savez à quel point je suis à vous en Notre Seigneur.

- B. N. F., ms. Nouv. acq. fr. 11 010, f°. 171 v° - 172 v° (lettre no. 48).

1Non identifié.

206. À Fénelon. Fin 1690.

« … vous ne ferez rien sans celle qui est votre racine, vous enté en elle comme elle l’est en Jésus-Christ… »

[172 v°] Il y a ici quelques personnes qui ont fait vœu au démon de lui attirer autant d’âmes que [173 r°] j’en attire à Notre Seigneur : je suis restée immolée pour souffrir pour elles si Dieu les veut convertir. Je suis toujours plus convaincue que Dieu donnera R., mais ce sera dans notre union. Ne vous étonnez pas si je vous hâte, car c’est la volonté du Seigneur qui veut avancer l’heure. Il n’y a plus qu’un temps et la moitié d’un temps, et puis la gloire du Seigneur sera révélée et les nations connaîtront qu’Il est le Seigneur, et qu’Il a manifesté en moi et par moi en vous Sa puissance. L’heure viendra, l’heure viendra, vous ne [173 v°] l’attendez pas, car vous êtes pauvre et dénué, mais le Seigneur étalera la puissance de Sa droite : elle passera les extrémités de la terre. Soyez pliéa, vous qui êtes comme le cyprès, et que vos rameaux contre votre nature couvre une partie des nations, car le Seigneur l’a ainsi voulu. Mais vous ne ferez rien sans celle qui est votre racine, vous enté en elle comme elle l’est en Jésus-Christ, et, quoiqu’elle soit comme le fruit de vos branches, elle est cependant la sève qui vous donne la vie. Lorsque la [174 r°] vérité sortira de vous et que les paroles de vie couleront de la bouche que j’ai aimée comme le fleuve de lait, alors vous connaîtrez que la vérité ne s’est point retirée de moi, qu’elle est jusque dans l’éternité, que Dieu a mis Son trône au milieu d’elle et qu’Il y habitera éternellement. Amen.

- B. N. F., ms. Nouv. acq. fr. 11 010, f°. 172 v° - 174 r° (lettre no. 49).

asic : pour « souple » ?

207. À Fénelon. Fin décembre 1690 ?

De l’enfer.

Car ils seront tous salés par le feu, comme toute victime doit être salée par le sel. Ayez du sel en vous-même et gardez la paix entre vous. Marc 9 c v. 48-491. ….a

- B. N. F., ms. Nouv. acq. fr. 11 010, f°. 174 r° (lettre no. 50).

afin abrupte du ms. Nouv. acq. fr. 11 010.

1Mc 9, v. 48-49 : « Car tous seront salés par le feu, comme toute victime doit être salée par le sel. [49] : Le sel est bon ; mais s’il perd sa force : avec quoi l’assaisonnerez-vous ? Ayez du sel en vous-mêmes, et gardez la paix entre vous. » (la trad. Amelote connue de Madame Guyon commente : « salés par le feu » ainsi : « les damnés seront conservés sans corruption par le feu de l’enfer » ). Ces deux versets viennent à la fin du chapitre 9 résumé ainsi par Amelote : « La transfiguration de Jésus. Elie est déjà venu. Jésus chasse un démon sourd et muet. Il prédit sa passion. Le plus grand de ses disciples doit être le plus petit. Qui n’est pas contre eux est pour eux. Il faut arracher notre œil, s’il nous scandalise. »

208. À Fénelon. 1690.


Que vous dirais-je, mon bon, sura l’état où vous vous trouvez à mon égard ? Je n’ai nul mouvement ni pour vous rassurer ni pour vous retenir. Laissez-vous à Dieu : Il ne vous trompera pas. Est-ce sur la créature que vous vous êtes appuyé, en moi ou sur Lui ? Si c’est sur la créature, c’est un roseau brisé qui vous percerait la main. Si c’est sur Dieu, demeurez attaché à Dieu : Il est immuable, Il ne change point, Il peut Se servir d’instruments et puis les rejeter. Si Dieu vous veut ôter de moi, comment vous retiendrais-je ? Ô, à Dieu ne plaise ! Laissez votre esprit vide de précautionsb, ni pour ni contre, et laissez votre cœur ouvert à Dieu afin qu’Il le tournec comme il Lui plaît. Ne cherchez d’assurance ni en vous ni dans la créature : la vraie servitude est en Dieu. Dieu peut permettre tout ceci pour vous faire mourir à l’attachement que vous avez aux servitudes. Il peut le permettre aussi parce qu’Il peut ne Se vouloir plus servir de (f. 1 v°) moi pour vous. Je peux avoir mélangé Sa pure lumière de mon impureté : c’est à Lui à démêler tout cela dans votre cœur. Ne désirez donc point de continuer d’être lié à moi si Dieu vous délie. Il vous avait lié à un faisceau d’épines pour vous purifier : en vous piquant, Il veut peut-être les jeter au feu. Ô, ne soyons pas assez téméraires pour L’en empêcher ! Qui suis-je qu’un chien mort1 ?

Je peux être trompée : ce n’est pas une chose extraordinaire quand je le serais. La voie est bonne en soi ; et si Dieu permet en moi de l’illusion, c’est à cause de mon orgueil, mais allant droit comme vous allez, Dieu ne vous trompera pas. La voie est bonne et droite, s[ain]te, pure et sans tache, mais combien de méchants marchent-ils par la voie des saints ? Je n’ai jamais voulu vous tromper, mais je ne vous ai jamais donné de certitude sur moi : je vous en ai donnée sur vous et sur la voie. Plût à Dieu que, par tout mon sang, je vous la puisse faire suivre jusqu’à la mort ! Puis pourd moi, (f. 2 r°) laissez-moi, mon bon, laissez-moie, ne vous liez qu’à Dieu seul. Les moyens sont bons tant qu’ils sont dans l’ordre de Dieu : ils nous nuiraient si nous les retenions un moment contre Sa volonté. J’espère que, quand vous serez arrivé en Lui, vous trouverez cette misérable goutelette dansf cet océan divin. N’ayez nulle peine de vous sentir retiré de moi si Dieu le veut, je vous en conjure. Et croyez qu’en mon cher Maître, quoi qu’il arrive, vous me serez toujours infiniment cher.

Je crois qu’il ne faut point parler que vous ne m’ayez fait examiner, afin de ne vous pas tromper et ne rien avancer que de juste. Si vous saviez ce que c’est que les femmes en général, soyez une fois de la vérité ou du moins des apparences avant de parler. Si je suis trompéeg, ayez assez d’humilité pour avouer que vous vous êtes laissé tromper par la personne et non pas par la voie (car vous devez soutenir la voie de Dieu). Il ne faut pas avoir de honte de se dédire : tant de grands hommes ont été trompés par des femmes.

(f. 2 v°) Bonh courage : que cela ne vous arrête pas un moment. Augmentez votre foi, [et croyez que]i Dieu saura bien vous tirer de l’erreur et du mensonge pour vous mettre dans la vérité. Allez à Dieu sans crainte et sans hésitation avec un cœur étendu. Ne vous rétrécissez point par la crainte de mal faire en me quittant. Faites avec générosité ce que Dieu voudra de vous, sans égard humain. C’est aux hommes à soutenir avec opiniâtreté leurs opinions, mais c’est aux enfants de Dieu à se laisser éclairer avec simplicité. Défiez-vous de votre naturel timide dans cette rencontre. Si Dieu me rejette, rejetez-moi avec une fermeté digne de Lui : ne comptez la créature pour rien. Mille fois toute à vous, mon bon, enj Celui qui est tout en toutes chosesk.

- A.A.-S. pièce 7346 autographe – Dutoit, t. III, Lettre 138. - lettre absente de la copie La Pialière. La date est incertaine, l’écriture est proche de celle, datant de 1694, des pièces voisines. Nous donnons les variantes de D qui montrent sa fidélité mais aussi de légères retouches.

adirai-je sur D.

bpréventions D.

ctrouve D.

dmort ! mais pour D.

elaissez-moi, laissez moi D.

fgoutelette d’eau dans D à partir duquel nous rétablissons la lecture de « goutelette ».

ginfiniment cher. Si je suis trompée D qui omet deux phrases.

hdédire. Tous les grands hommes ont été trompés. Bon D.

iomission dans le ms.

jrien. Toute à vous en D.

kpour mon bon en travers raturé.

1I Rois, 24, 15 : « Qui poursuivez-vous, ô roi d’Israël ; qui poursuivez-vous ? Vous poursuivez un chien mort et une puce. » (Sacy).

209. À Fénelon. 1690.

Copie d’une lettre de notre mère à notre père.

Je voulais vous écrire par M. et je ne l’ai pas fait. Je lui ai dit mille choses qu’il m’a promis qu’il vous dirait. Il n’est pas possible que vous ne répugniez à mille choses que je vous dis, parce qu’elles sont d’une extrême force et qu’elles excèdent votre portée : aussi ne vous les dis-je pas afin que vous y travaillez, ce qui ne se peut, mais afin qu’elles s’opèrent en vous par le plein et entier acquiescement. C’est comme si on disait à une personne : il faut monter [à] une vue inaccessible ; elle serait effrayée de la proposition ; mais qu’elle attende, elle s’y verra montée peu à peu sans savoir comment.

Dieu vous pousse avec tant de force qu’Il ne vous donne aucun relâche. Vous êtes toujours en l’air comme un homme qu’on ballotte dans une couverture, en sorte qu’il ne faut pas s’étonner que vous soyez toujours étourdi sans pouvoir vous reposer nul instant. Votre esprit pénétrant [66] et accoutumé de raisonner veut voir : on ne lui en donne pas le temps. Il ne laisse pas de se dérober sans que vous vous en aperceviez, à cause de l’habitude de raisonner. L’on vous dit : « Dieu veut de vous un agir tout simple, et du centre : c’est un agir nouveau ». Vous dites : « Je n’ai point cela, je ne le puis discerner »- « Acquiescez, et il vous sera donné dans le moment présent ». C’est de l’arabe pour vous : comment vous faire parler une langue que vous ne connaissez pas ? Patience, vous la parlerez : je ne vous demande nulle action, quelle qu’elle soit, que le plein et libre acquiescement.

L’on ne peut vous donner que de deux sortes de conseils : des avis de choses que nous avons passées ou que nous possédons, et à ceux là, nous y entrons sans difficulté, parce que nous tenons la choses en nos mains et en sommes les maîtres ; ou bien vous donner des avis qui nous surpassent et que nous n’atteignons par aucun endroit, et ceux là trouvent chez nous du rebut : cela ne peut [67] pas être autrement. Cependant une personne que Dieu poursuit sans relâche comme Il vous fait, auquel on ne laisse pas poser le pied à terre, doit aller comme un étourdi, être laissé poussièrea et grimper dans tous les lieux qu’elle ne connaît pas.

Comptez que, sans souffrir beaucoup et d’une manière sensible, c’est la plus dure mort pour l’âme : ne lui laissez pas un moment de repos. Vous me devez craindre et vous me faites pitié ! Que serait-ce donc si je ne portais pas les coups. L’on vous tire pour vous faire avancer, et l’on frappe sur moi pour cet avancement. Bon Dieu, à quoi ne me livrerais-je pas pour vous ! Vous ne le connaîtrez que dans l’éternité. Je ne connais que vous qui soyez mené de cette sorte. Lorsque je vous dis ou écris quelque chose, entrez-y de volonté et de soumission d’esprit, et croyez qu’il vous sera donné dans le moment actuel l’usage de ce que je vous veux dire, pourvu que vous ne l’anticipiez pas d’un instant de vue. Cette conduite est très détruisante, mais elle est très pure : je vous dis que c’est à quoi [68] vous êtes appelé. Je ne le dis à personne comme à vous. Je ne m’étonne pas que vous soyez si vide : on vous plie sans précaution et sans vous graisser par nulle onction. Vous ne verrez que tard ce que vous aura valu cette poursuite sans relâche.

Au lieu d’étudier vos répugnances, dites-les moi. Mandez-moi ou dites-moi dans le moment présent vos pensées comme un enfant, quand vous n’auriez qu’un mot à mettre. Ce n’est pas assez pour la petitesse que Dieu veut de vous que de dire : je répugne en général. Mais il faut dire le fait positif toutes les fois qu’il se présente, quand vous ne les écriviez qu’avec un crayon : c’est un trajet qu’il faut une fois passer, sans quoi vous seriez toujours vide. Il n’y a que l’usage qui vous en fasse voir l’utilité. Quand me direz-vous ou m’écrirez-vous des puérilités ? Comptez que, sans le savoir, vous m’êtes bien plus mort et sans action pour les choses du dedans que pour celles du dehors : l’un doit atteindre l’autre. Vous négligez certaines pensées, elles s’effaçent ensuite, et vous ne les trouvez plus : ce serait une activité de les chercher, comme ce [69] serait une fidélité, qui vous élargirait infiniment, de les dire dans le moment. Comptez que nul des conseils bien pris ne peuvent vous faire rentrer en vous-même, ni vous brouiller et embarrasser la simple soumission et la fidélité. Dans l’usage, sitôt que les choses se présentent sans les anticiper vous1 rendra savant.

Les choses ne sont difficiles que de loin, et lorsqu’on les regarde comme un travail qu’il faut faire. C’est comme de dire : « il faut qu’un enfant se nourrisse » ; l’on répondrait : « mais cet enfant n’a nul usage de lui-même, il ne sait pas même s’il vit » ; cependant rien n’est plus aisé à cet enfant que de se nourrir lorsqu’il a dans la bouche la mamelle de sa mère. Mon cher enfant que j’enfante chaque jour à Jésus-Christ, avalez simplement et recevez la nourriture que je vous présente, et votre âme, étant engraissée, sera dans la joie. C’est le seul moyen de devenir souple : sans cela, il se fait des calus à vos jointures. Entrez d’un cœur enfantin et vous recevrez la vie, car mes paroles sont pour vous esprit et vie : elles se doivent insinuer comme l’esprit. Recevez donc cet esprit qui est en moi pour vous, et qui n’est autre que l’esprit de mon Maître qui S’est caché pour vous non sous la forme d’une colombe, non sous des figures de langues, mais sous celle d’une petite femmelette. Je prie le Seigneur qu’Il vous guérisse par mon onction sainte, afin que vous Lui soyez une victime pure et [70] sans tache.

Ne dites point la messe dès que vous êtes incommodé, à moins d’une simple envie de la dire. Ne vous faites de loi de rien, mais laissez-vous au moment présent comme un enfant qui s’amuse de rien, mais qui est aussi captivé quelques fois par son Maître. Je prie l’Esprit de vérité de passer de moi en vous, et de vous communiquer la simplicité que je vous vois être si nécessaire, afin que nous achevions ensemble notre course. Je vous porte dans mon sein afin que vous ne vous fatiguiez point : lorsque je vous pose à terre, vous le sentez. Marchons par les pas de Dieu même dans une carrière qu’Il a franchi le premier et à laquelle Il vous invite plus que personne. Qu’Il soit votre force, votre lumière, votre docilité, et que Celui dont il est chanté non horruisti virginis userum, vous donne la petitesse de vous laisser porter dans le sein d’une petite femmelette. C’est le temps des miséricordes de mon petit Maître, temps de Son enfance. Devenons petits comme Lui : Il le fera par Sa grâce. Amen.




Chanson de la même personne :

Pour le juste, il n’est plus de loi [bis].

Le pur amour, l’aveugle foi :

Sous sa loi non écrite,

Quoique libre, il n’est plus à soi

et jamais il n’hésite. [71]


Je n’aime plus comme j’aimais [bis].

Je ne sais plus ce que je fais :

C’est hors de moi que j’aime.

C’en est fait, je suis pour jamais

Etrangère à moi-même.


[sur un autre air :]

Je ne pense plus à moi.

Je m’abîme et perd en foi.

Seigneur tout-puissant,

Dieu juste et clément

Qui faites mes délices,

Loin de vous je suis languissant

Et souffre des supplices.


Ô Dieu mon souverain bien,

Je veux tout et ne veux rien.

De ne rien avoir,

De ne rien vouloir,

C’est la pauvreté même,

Puisque je n’ai pas le pouvoir

D’oser dire que j’aime. [bis] [72]


Puisque Dieu m’a commandé

De L’aimer, c’est Sa volonté :

Il sera mon Roi, qu’Il fasse de moi

Tout ce qu’Il en veut faire.

Sa volonté sera ma loi

Comme au ciel sur la terre.


Cachez-nous donc la beauté,

Ou laissez-moi la liberté

D’aimer purement ce Dieu tout charmant

Et que je trouve aimable.

Est-il un plus rude tourment

Que ces gens intraitables ?


Il faut cacher dans son cœur

Sa tendresse et Son ardeur.

Tous les sentiments plus purs et touchants

Ne sauraient se produire :

Ce serait un crime à présent

Si l’on osait les dire.


- A.S.-S. ms. 2176, pièce 7417, f°65. Copie du marquis. Les pièces voisines sont de 1714. Nous estimons d’après son contenu ( dont : « Ne dites point la messe dès que vous êtes incommodé […] Ne vous faites de loi de rien ») qu’il s’agit d’une copie de lettre ancienne.

aLecture incertaine.

1Il manque un mot oublié par le copiste.

210. À Fénelon ? 

C’est souvent où le péché a abondé que la grâce surabonde. C’est une grande miséricorde de Dieu lorsqu’Il nous donne le goût et la connaissance du pur amour, et c’est déjà un grand pas de fait ; mais il faut soutenir cette lumière et ce goût par une entière efficacité. Pour y réussira, il est de la dernière conséquence de nourrir ce germe intérieur qui est, comme vous le dites fort bien, un penchant du cœur pour un objet inconnu et néanmoins très certain. La plupart des âmes périssent après avoir bien commencé, faute de nourrir cette grâce ou en se dissipant trop, ou enb prenant mal à propos des amis qui sont donnés pour des personnes fort avancées. Vous ne sauriez nourrir cet attrait qu’en détruisant ce qui lui est contraire. Il faut marcher par le chemin du renoncement continuel et travailler infatigablement à se défaire de ses défauts durant [f°1v°] que la lumière paraît et que le jour éclaire, car si vous n’employez pas ce commencement d’attrait à vous combattre, vos défauts, comme une mauvaise ivraie, croîtront avec le bon grain, s’y mélangeant de sorte qu’on ne pourrra plus les séparer. C’est ce qui fait qu’il est d’une extrême conséquence dans ces commencements de ne se rien pardonner, car cette grâce vous est donnée pour vous combattre vous-même, et si vous ne le faites pas durant que la lumière luit, vous ne le pourrez faire dans les jours de ténèbres.

Je suis toujours peinée lorsque l’on donne des avis ou des lectures trop avancées aux âmes, parce qu’elles négligent les moyens essentiels pour elles. Il faut se servir des pieds pour marcher, mais si l’on nous les coupe, alors laissons-nous porter. La pratique de se poursuivre soi-même est lumineuse : plus l’on se poursuit avec fidélité sans se rien pardonner, et plus Dieu nous éclaire des choses qui Lui déplaisent en nous. Ce combat ne se fait point avec inquiétude, mais avec paix, tranquillité, attendant plus de Dieu que de nous. Sa lumière [f°2r°] est très fidèle pour le cœur qui Lui correspond.

Il ne faut point non plus regarder les autres pour s’y conformer, ni pour se mettre par soi-même dans des états qui ne nous conviennent pas [quatre mots illis.] la lumière avec fidélité sans la précéder ni la laisser de trop loin. Il faut surtout aller fortement contre le naturel, sans quoi l’on ne fait jamais rien. Mortifiez toute curiosité soit dans vos lectures, soit dans ce que vous voulez savoir. Ne demandez rien de ce qu’on ne vous dit pas, parlez peu des choses spirituelles. Il faut beaucoup faire et peu dire. La science enfle, mais la charité édifie. Nous nous persuadons souvent avoir les états dont nous parlons et cette fausse prévention nous cause une présomption secrète, nous fait négliger nos obligations essentielles par une spiritualité d’idée : pour nourrir votre grâce, ne lisez que les choses qui vous conviennent et sans curiosité. Lisez peu, et pour vous recueillir et remuer votre cœur ; lorsqu’il est remué et que vous sentez quelque pente au recueillement, laissez-vous y aller. Gardez le plus de solitude que vous pouvez [f°2v°] selon votre état, ne faisant que les visites d’obligation et d’une certaine bienséance qu’on ne doit pas trop étendre.

Mortifiez vos gens1, loin de les suivre : défiez-vous des penchants de la nature. Il faut bien du temps à la grâce pour redresser les penchants tortueux d’une nature habituée au mal. Si vous êtes fidèle à Dieu, Il vous enseignera Lui-même mille petites manières de vous renoncer. Croyez-moi, il faut que la nature soit longtemps en presse, car elle a été libertine. Vous ne trouveriez pas votre compte à toute autre conduite. Il s’en faut bien que vous ne soyez en état de jouir de cette sainte liberté que Dieu donne aux âmes innocentes après les avoir purifiées par de longs travaux. C’est toujours à nous à aller par la voie du renoncement, jusqu’à ce que nous nous soyons si fort renoncés que nous ne trouvions rien qui répugne à la grâce : sans ce fondement, il serait impossible que vous pussiez vous soutenir dans la voie. Allez donc courageusement, n’ambitionnez pas d’avancer, mais d’aller comme Dieu vous fera aller. C’est reculer que de courir dans une carrière qu’Il ne nous ouvre pas [f°3r°] Lui-même, mais c’est avancer infiniment que de suivre Ses traces.

Il faut que le pur amour vous fasse devenir un homme nouveau, qu’il évacue tout ce qui est du vieil homme. Lorsque le feu s’attache à du bois, avant de le changer en soi, il en fait d’abord sortir toutes les humidités qui lui sont contraires, ensuite il le sèche, le prépare, et enfin l’embrase. C’est ce que doit faire en vous l’amour divin : chasser vos défauts, vous préparer par l’oraison, le recueillement, la lecture, etc., et puis vous consommer par sa chaleur divine. Appliquez-vous surtout à remplir vos devoirs, et faites toutes ces choses parce que mon Maître le veut de vous et qu’Il sera glorifié en cela.

Ne croyez pas que ce soit un état trop rabaissé pour vous que de travailler à la mortification. C’est le plus relevé puisque c’est celui que Dieu veut de vous : crucifiez ces membres charnels de peur qu’ils ne reviennent dans la mollesse. Mais crucifiez bien plus votre esprit, votre curiosité, vos sens, vos paroles : ne donnez pas la liberté à votre langue de tout dire parmi [f°3v°] les gens du monde. Autant que vous devez être simple avec ceux qui aiment Dieu, autant devez-vous être prudent avec les pécheurs [qui] ont fait mille fautes par la langue, qui salissent sans cesse si l’on n’y prend pas bien garde. Qui garde sa langue garde son âme et celui qui ne pèche point par la langue est un homme parfait. Ne blessez jamais le prochain en parlant : la médisance est un des plus grands maux. L’on juge souvent et l’on condamnec même celui que le Seigneur justifie. Je crois devant Dieu que vous éloigner de ce que je vous marque ici, c’est vous éloigner de ce que Dieu veut de vous.

Dites simplement à Madame de Mortemart ce que vous remarquez en elle de défectueux : elle est bien éloignée ni d’être parfaite ni de se la [le] croire, mais elle travaille à se défaire de ses défauts qui, comme de mauvaises herbes, renaissent souvent. Dieu ne sera pas fâché contre nous de ce que nous ne sommes pas parfaits, mais Il le sera si nous ne travaillons pas à nous défaire de ces mêmes défauts. Le travail de la destruction de nous-mêmes est [f°4r°] très long : il faut le porter sans chagrin, sans inquiétude et sans nous rien pardonner. Trouvez bon aussi qu’elle vous dise ce qu’elle voit en vous qui ne va pas bien. Aidez-vous les uns les autres à suivre la voie du Seigneur. Toute autre spiritualité pour vous que ce que je vous mande ici ne serait pas ce qu’il vous faut à présent. Pour votre oraison suivez l’attrait de Dieu et l’obéissance. Lorsque vous aurez quelque peine contre Madame de M[aintenon], dites-le lui simplement.

- Fonds Fénelon, pièce 1022 autographe ; en tête : « Lettre trouvée parmi les papiers de Mr l’Archevêque de Rouen (Colbert) en 1718 sur la conduite spirituelle ». L’écriture ferme et nette est antérieure à la période des prisons. La présence parmi les papiers de Fénelon ne prouve pas que cette lettre lui soit destinée. Si c’est le cas, comme semble le montrer le conseil concernant Madame de Maintenon, elle est d’une époque antérieure aux lettres précédentes, ce que l’on conjecture aussi de son contenu concernant l’intérieur. Dans l’incertitude quant au destinataire nous la plaçons toutefois à la fin de la série présente.

aefficacité, (pour y réussir add.interl.) il.

btrop (et biffé)(ou add. interl.) en.

csouvent (de celu biffé)(et l’on add.interl.) condamne

1De l’entourage de Fénelon.

III. Lettres écrites après 1703.

211. À Fénelon.

Le 25e [d’]octobre.

Je ne suis point surprise, mon cher père, que vous éprouviez un dérangement d’humeurs, qui sont en partie la source des défauts que vous marquez dans votre lettre. La mélancolie et la douleur profonde à laquelle vous vous êtes peut-être laissé un peu trop aller, a causé des humeurs aigres et chagrines dont les effets ont paru au-dehors dans vos paroles. Dieu s’est servi de cela afin que vous eussiez un contrepoids qui vous empêchât de vous élever en haut. Les talentsa, d’autres dons du Seigneur enflent la nature, qui, comme l’éponge, s’enfle et s’imbibe de tout. Il faut que des défauts qui paraissent au-dehors soient comme une poix qui presse l’éponge et lui fasse rendre l’élèvement qui lui est si naturel. Je me souviens vous avoir dit une fois en riant que vous étiez comme un coussin de bonne plume, qui se relevait de lui-même lorqu’on l’avait pressé.

Prenez courage, mon cher père, et laissez-vous dilater par l’amour doux et tranquille, après avoir été si longtemps pressé par la douleur, l’affliction amère, les occupations continuelles, le peu de temps que vous avez de demeurer en repos dans une paix sèche qui, quoique telle, ne laisse pas d’avoir une onction secrète et qui, pour ainsi parler, fait le même effet que l’huile sur un parchemin desséché. Le peu de dons que vous avez, dis-je, de rester en repos et l’accablement de tout le reste, joint à ce qu’il est bon que vous sentiez ce que vous êtes, vous rendent âprea et sec. Ce que je vous demande est d’éviter la critique, parce que cela entretient une certaine acrimonie. Bon courage, vous êtes mieux que jamais, quoique vous vous croyez plus mal.

Dérobez des moments de repos : vous ne vous apercevez pas du bien que ce repos vous fait à cause que l’imagination et même l’esprit sont voltigeants et peu arrêtés, mais un sommeil où l’on reste ne laisse pas de réparer la nature, au lieu que qui ne voudrait point dormir à cause de ses rêveries s’épuiserait le cerveau. Je ne sens point d’union non plus que vous, mais j’ai un témoignage intime d’une union d’unité avec vous en Dieu seul. Plus l’union s’approfondit, moins elle se discerne.

Le bon put [Dupuy] vous mandera bien des choses que nous avons dites ensemble. Il vous dira aussi la situation où nous sommes et les raisons, outre la mauvaise santé, qui ont empêché M. F[orbes]1 de vous aller voir. R[amsay] ne saurait le quitter. Ils sont bons enfants, M. F[orbes] un peu trop sage et trop resserré. Priez pour nous. Je vous demande trois messes à la Sainte Vierge pour M. F[orbes] : c’est un homme d’une grande grâce, mais le peu d’ouverture qu’il a, le fixe en lui et lui est un obstacle. Il a une sorte de petitesse, reçoit bien ce qu’on lui dit, mais il n’a jamais rien à dire. R[amsay] est plus ouvert. Je vous embrasse des bras du petit Maître.

- A.S.-S. pièce 7564 autographe.

aLecture incertaine.

1Identité non prouvée mais probable compte tenu de l’amitié entre les deux Ecossais, Ramsay et Forbes.



212. De Fénelon avec les réponses de Madame Guyon. 4 ? Mai1710.

[Le f. dénoté 2, r° en haut sur toute la longueur porte un ajout du marquis de Fénelon : « Ecrit de la propre main de M. l’Archevêque de Cambray que l’on a avec les réponses en marge de Madame Guion ».]

[f. 2r° colonne gauche, Fénelon, question no. 1 : ] Si la guerre dure nous allons être ruinés sans ressource. Les armées seront sur nos terres. D’ailleurs le moindre mauvais événement enlèvera toute cette frontière à la France. / Il faut attendre en paix la volonté du petit Maître et Le laisser Se jouer de nous1.

[f. 2r° colonne droite, Mme Guyon, réponse no. 1 : ] J’ai fait réponse sur le mémoire qu’il fallait suivre votre sentiment sur les gens et les places. Peut-être Dieu aidera-t-Il ce bon prince : Dieu peut tout. Je vous avoue que je suis fort affligée que le R[oi] tournât ses armes contre lui, mais, pour tout le reste, on peut le faire si on est sûr de la paix à ses conditions. Mais croyez-vous que les ennemis la donnent de bonne foi et qu’après avoir détrôné le fils, ils ne tâchent pas de détrôner le père? / Je ne vois point qu’on se convertisse ni qu’on s’humilie. Il semble qu’on ne travaille qu’à augmenter la mesure des iniquités. J’en suis souvent affligée.

[f. 2r° colonne gauche, Fénelon, question no. 2 : ] Vous avez paru avoir quelque pensée que vous ne vivrez pas longtemps. Cette pensée subsiste-t-elle encore ? En quel état est votre santé ? N’avez-vous besoin d’aucun secours pour des commodités dans votre indisposition ? Je serais ravi de vous envoyer tout ce que vous voudriez bien souffrir que je vous envoyasse.

[f. 2r° colonne droite, Mme Guyon, réponse no. 2 : ] Il est vrai que la pensée que je mourrais bientôt m’a resté quelque temps dans l’esprit, mais cela m’a été enlevé tout à coup. Tout est dans l’équilibre pour vivre ou mourir. Je vous ai écrit une lettre qu’il y a du temps que put [Dupuy]a m’a mandé vous avoir envoyée par gens sûrs : vous ne m’en dites rien. C’était l’état de mon âme que je vous exposais, elle commençait benedic me pater3.

[f. 2r° colonne gauche, Fénelon, question no. 3 : ] La p[etite] D[uchesse]4 ne m’écrit presque plus; pour moi je lui écris moitié vérité dite avec beaucoup de douceur et de ménagement, moitié raisonnant sur les nouvelles générales, et amitiés pour ne lui montrer point trop de changement, mais je vois bien que [f. 2v° col. g.] son cœur demeure malade parce qu’elle croit que tous nos bonnes gens5 ont changé et ont tort à son égard. Elle est piquée à l’égard du P. abbé [de Langeron] et de Dupuy qui ont secoué son jougb.

[f. 2r° colonne droite, Mme Guyon, réponse no. 3 : ] Il est certain que la petite d[uchesse]c est fort peinée du changement universel et qu’elle ne prend point le change, que toute amitié qui ne sera point accompagnée de confiance et de dépendanced ne la contentera pas. C’est une crise. J’espère que cela passera et qu’elle rentrera dans la place où elle doit être. Il est plus sûr d’obéir que de commander.

[f.2v° col. g., Fénelon, question no. 4 : ] Le petit abbé fait fort bien ici, mais il dort une sixième partie de la journée4. Je trouve qu’il vieillit et s’appesantit. J’en crains les suites. D’ailleurs il est bon, accommodant, gai et simple. Il fait d’excellentes instructions dans notre séminaire.

[f.2v° col. d., Guyon, réponse no. 4 : ] Le petit abé[sic] ne devrait pas se laisser aller au sommeil : c’est cela qui l’appesantit et qui le vieillit. Comme je dors peu la nuit à cause de mes infirmités, quelquefois je dormirais volontiers de jour une heure, mais je ne m’y laisse point aller. Me trouvant la tête embarrassée jusqu’à en avoir la fièvre, je prie le Seigneur de vous le conserver car il vous est utile ; je ne puis m’empêcher de déplorer le temps qu’on lui a fait perdre. Quoi, n’est-on pas éclairé là-dessus et n’en est-on point touché, et vous, cher père, comment ne vous êtes-vous pas servi de l’autorité que Dieu vous avait donnée pour le tirer de cette léthargie ?

[f.2v° col. g., Fénelon, question no. 5 : ] L’abbé de Chanterac, homme savant, expérimenté, pour toutes les matières ecclésiastiques, et d’un très bon conseil pour le gouvernement d’un diocèse, (c’est lui qui a été à Rome pour moi, et qui s’y est acquis une grande vénération) est accablé d’incommodités et, à soixante-douze ans, il voudrait fort nous quitter pour [f.3r° col. g.] aller chercher dans notre pays de Gascogne un climat plus doux dans sa vieillesse caduque5. Je n’ai que lui pour conseil éclairé dans les matières difficiles de droit canon. Je ne saurais compter sur les gens du pays. Lui ferais-je toujours violence pour le retenir, ou bien m’abandonnerais-je à la Providence pour m’en passer?

[f.2v° col. d.., Guyon, réponse no. 5 : ] Je serais très fâchée que l’abbé de Ch[anterac] vous quitte. Croit-il se mieux porter ailleurs et peut-il mieux faire que de consacrer le reste de sa vie pour l’Église ? Que ne donnerais-je pas pour cette sainte Mère si déchirée, si combattue, qui porte dans Ses entrailles un millier d’Esaü pour un Jacob ? Si vous pouvez le retenir, tâchez de le faire avec votre douceur ordinaire. Je voudrais qu’il sentît une petite partie de ce que je sens pour l’Église : je ne prie que pour elle et je m’oublie absolument de tout le reste ; je vois ici6 un mal horrible. Vous avez pu apprendre de p[ut] [Dupuy] tout ce qui s’y passe : je le lui ai mandé afin que vous en fussiez instruit7. S’il veut absolument s’en aller, que faire autre chose que s’abandonner ? mais arrêtez-le si vous pouvez.

[f.3r° col. d., Fénelon, question suivante : ] J’ai ici M. l’abbé de Laval, homme de grande condition8, plein d’honneur et de probité, sensible à l’amitié jusqu’à une délicatesse épineuse, assez savant, et véritablement désabusé du jansénisme dont il avait été fort prévenu. Son naturel est haut, sec, négatif, roide, âpre, critique et dédaigneux. Il ne se fait point aimer. Il sent son naturel et voudrait faire mieux, mais l’humeur le tourmente. Il a le cœur [f.3v° col. g.] serré et ne peut l’ouvrir. Voilà bien des défauts pour l’épiscopat. Mais en comparaison de tant d’autres qui ne valent rien, voilà d’excellentes qualités. Le puis-je proposer comme un bon sujet en cas que le père confesseur du roi trouvât quelque ouverture pour le faire évêque ?

[f.3r° col. g. après une demi-colonne blanche, face à « J’ai ici M. L’abbé... », Guyon, réponse suivante : ] Ce qui fait qu’il y a si peu de gens qui réussissent, c’est qu’on ne connaît point la petitesse, la hauteur et le partage de ceux qui se disent honnêtes gens : il faut porter les défauts, et c’est ce qu’on trouve partout. On regarde l’humilité chrétienne comme une chose honteuse. Les gens même qui en parlent et qui l’affectent en sont infiniment éloignés. Elle ne consiste pas dans les discours, mais dans une simplicité petite et naïve qui n’a rien de lâche et de pusillanime, qui est au-dessus et au-dessous de tout. Vous ne trouverez cela que dans les gens qui aiment Dieu réellement, car tant qu’on s’aime soi-même pour peu que ce soit, on n’est point parfait dans l’amour, et on veut quelque chose et être compté être bon à quelque chose. Que Dieu a peu de cœurs dont Il puisse disposer absolument. Il faut prendre les moins mauvais, et [f.3v° col. d. ] je crois que vous le pouvez proposer pour être é[vêque]9. Ce qui m’effraye, c’est que les gens qui ont été placés parce qu’ils paraissaient opposés au Jan[sénisme], le deviennent dès qu’ils sont placés : on ne trouve que cela, les plus déréglés s’en piquent.

[f.3v° col.g. Fénelon : ] L’abbé de Beaumonte a un très bon esprit et une grande étendue de connaissances fort exactes avec un cœur noble, ingénu, et très pieux. Mais il est très lent, d’une exactitude excessive et amusé par ses curiosités1 Je ne trouve pas qu’il avance dans l’intérieur, comme je le désirerais. Il y a trop de raison en lui.

[f.3v° col.d. Guyon : ] Que ne dites-vous à l’abbé de Beaumontf votre pensée, car il croit vous obéir comme un enfant. Rien n’est plus nuisible à l’intérieur que la curiosité et la propre raison. Amour, vous aviez raison de dire qu’il faut devenir comme un enfant pour entrer au royaume des cieux11, il faut être tel pour le royaume intérieur. Dieu ne demande pas de tous l’austérité mais la mortification du propre esprit, qui n’est rendu souple, non plus que la volonté, que par un renoncement continuel jusqu’à ce qu’on n’ait plus rien à renoncer.

[f.3v° col. g. Fénelon : ] Je suis bien embarrassé sur les jansénistes de ce pays. Tout notre clergé en est plein, et nous n’avons presque aucun bon sujet qui ne soit prévenu en faveur de la nouveauté. Si je tenais ferme pour n’admettre que les ecclésiastiques opposés à la nouvelle doctrine, je remplirais mal les places. Je n’aurais que des sujets ignorants et faibles. Le tempérament à prendre, ce me semble, est de se servir des moins mauvais qu’on trouve, de ne mettre point dans les places principales ceux qui sont les plus entêtés, de tâcher de gagner les autres, et cependant de travailler à former des sujets dans d’autres principes opposés. Qu’en pensez-vous ?

[f.3v° col. d. Guyon : ] Le mal dont vous vous plaignez est universel. Je crois qu’il faut prendre les moins entêtés, tâcher de les éclairer comme vous faites, et abandonner le reste à Dieu : c’est sa chose. J’espère beaucoup des ouvrages sur saint Augustin et sur saint Thomas, parce que cela éclaire sans combat et effarouche moins les esprits qu’une controverse12. J’ai été frappée de ce qu’on n’a pas admis la bulle contre M. de saint Pons : cela me fait voir qu’on protège secrètement ceux qu’on fait semblant de ne pas approuver.


[L’ordre des folios est : 2, 3, 1, 4.]

[f.1r°, col. droite, Guyon : ]Il n’y a que Dieu qui puisse remédier à un si grand mal et si universel, mais il faut tâcher d’en former d’opposés. Le mal est que, lorsqu’on met sessujets qui ne sont pas Jan[sénistes] dans les mêmes places où il y en a là, en moins de rien ils sont gagnés. Travaillez infatigablement pour l’Église, et j’espère que vous en recueillerez un jour les fruits et que Dieu vous conservera malgré votre délicatesse. Le R[oi] n’a pas de plus dangereux ennemis. Ils attendent la perte et la destruction de leur patrie avec une ardeur impatiente, ils s’en expliquent même d’une manière autant hardie que honteuse.

[f.1r°, col. g., Fénelon : ] Si M. l’abbé de Chanterac veut absolument nous quitter, je prierai M. l’abbé de Langeron de prendre sur notre séminaire l’inspection que M. L’abbé de Chanterac y a ; / M. L’abbé de Leschelle est bon homme et bien à Dieu. Mais il a peu de fonds pour le travail ecclésiastique. Il a un neveu qui est incommodé, mais qui est de grande espérance, s’il peut rétablir sa faible santé.

[f.1r°, col. d., Guyon : ] C’est bien fait de mettre M. l’abbé de L[angeron] dans la place de L. de Ch[anterac]. S’il veut absolument quitter, qu’il dorme moins et Dieu l’aidera pour le mettre à portée de vous être plus utile. / Ce que vous dites de l’abbé de Leschelle est très vrai : il le sait et le connaît bien ; il a même des défauts, mais du reste bon et docile. Je donnerais ma vie pour un sujet. Il faut espérer que Dieu en donnera à l’Église. Je connais un ecclésiastique qui a été treize ans curé d’une paroisse de mon fils13. Il n’a quitté qu’à cause de son dérèglement d’œil. Il a quarante-huit ans, il sait prêcher, il a fort lu et goûté vos écrits contre le Jan[sénisme]. Il n’a pas de bénéfices. S’il était plus jeune, je vous le proposerais. Il est bachelier et n’a pu se pousser da[vantage].

[f.1v°, col. d., Guyon] est sage. Il approuve l’intérieur. Il a des défauts comme de n’avoir pas, à ce qu’on dit, tout le secret possible. Il comprend mieux qu’un autre ce qu’on lui dit et a du fonds. J’ai ouï dire à gens qui s’y connaissent mieux que moi qu’il était savant.

[f.1v°, col. g., Fénelon : ] Je ne suis point intéressé, mais il y a une certaine libéralité d’abandon qui n’est pas assez journalière et unie en moi. Je ne veux rien réserver ni pour moi ni pour les miens. Je suis ravi quand je donne beaucoup aux pauvres. Je me réduirais avec joie à une vie très petite et très simple : elle me débarrasserait. Je ne crains point de me trouver pour ma personne dans une pauvreté sans secours, si la guerre, qui est à la veille de me ruiner cette campagne, me fait tous les maux qu’il est presque certain qu’elle me fasse.

[f.1v°, col. d., Guyon : ] Je continuerais de faire comme vous avez fait, retranchant le superflu de la table, car je crois qu’il faut éviter la magnificence trop forte comme la lésine. Je suis très persuadée que, pensant comme vous pensez, vous seriez content d’une fortune médiocre, mais Dieu vous ayant mis sur le chandelier pour éclairer, il faut y rester jusqu’à ce qu’on vous en ôte. Je crois qu’Il vous a donné exprès du revenu afin de vous faire connaître et de vous rendre utile. Je le prie d’achever en vous son œuvre. Vous savez que rien au monde ne m’est aussi cher que vous : croissez, multipliez, remplissez la terre.

Je voudrais savoir si vous avez reçu mes deux lettres, mandez les mots à Putg , qui disent que vous les avez reçus avec un oui ou non pour la dernière. Si je dois vous faire un plus grand détail, mandez que j’écrive plus amplement. Si ce que j’ai écrit suffit, usez-en auprès de Dieu comme il vous plaira pour lier ou délier. Si vous voulez que je fasse à l’abbé Colash 14 ce que je vous ai mandé, un oui me suffira. Ne lui nuirais-je point à lui-même par là ? Commandez : vous serez obéi.

§§§

[Rupture et changement de taille des écritures de Fénelon et de Madame Guyon. Annotation en tête du f. 2r°. L’ordre des folios est : 2, 3, 1, 4. On a assemblé l’un dans l’autre deux feuillets qui devaient être juxtaposés ou même disjoints car appartenant peut-être à deux lettres différentes.]

[f.4r°, col. g., Fénelon :] Je quitterais, même en pleine paix, mon revenu, qui est grand, pour me retirer dans une solitude où je n’aurais que le nécessaire avec du repos et de la liberté.Je ne serais en peine que pour mon neveu, qui a besoin de mon secours. Mais je crains les grosses dépenses que je fais par l’abord continuel que nous avons sur cette frontière, et par la facilité avec laquelle nous faisons les honneurs à tous, allants et venants. D’un côté, j’aime à faire honneur à l’Église par une dépense noble et bienfaisante. [f.4v°, col. g.] D’un autre côté je me reproche de n’être pas dans une certaine frugalité apostolique. Il y a en tout cela quelque chose de mélangé et de vertueux humainement. Cela n’est pas assez simple. Qu’en dites-vous ? / D[ieu] seul sait ce qu’Il fait en moi pour m’unir à vous.

[f.4r°, col. d., Guyon : ] J’entre dans toutes vos raisons sur le mémoire qu’on ne m’a jamais exposé de la sorte, mais par le seul revers il n’y a pas à hésiter et le scrupule ne vaut rien en cette occasion. Mille fois à vous dans notre petit Maître.

[Le reste de la colonne est resté en blanc.]

[ f.4v° resté en blanc sauf l’annotation postérieure du marquis, en travers : «Cet écrit de la propre main de feu M. l’archevêque de Cambrai, mon grand oncle, et les réponses en marge de Madame Guion, qui sont de la main de cette dame, doivent être de l’année 1710 qui est le temps où les armées commençèrent à se trouver dans le grand voisinage où elles furent de Cambrai, cette campagne et les deux suivantes. De semblables consultations à une dame par ce grand archevêque, montrent de quelle vénération sa mémoire est digne. J’atteste ces écritures comme les connaissant parfaitement. Le Marquis de Fénelon. »]

Coll. Rothschild A[utographes], XVII, t. V, 296. « 4 ff. in-4°, non chiffrés (les 2e et 3e ff., insérés par erreur entre le 1er et le 4e, sont à lire en premier lieu) [...] La date est fixée approximativement par le mémoire dont il est également question dans les lettres à Chevreuse […] » [O].

Le ms. se présente selon deux colonnes sur des folios qui furent pliés en quatre, Fénelon laissant la place prête pour les réponses de sa correspondante. La procédure fut donc concertée et probablement usuelle entre nos correspondants (elle fut d’ailleurs utilisée par Fénelon dans ses rapports avec d’autres, v. par ex. la pièce 1099 des A.S.-S.). Cette lettre en constitue le vestige unique qui nous soit parvenu et, par là, elle est importante. Elle établit l’importance que Fénelon attacha toujours aux avis de Mme Guyon, comme il le recommande d’ailleurs à la même époque au duc de Chevreuse.

L’édition de la Correspondance Fénelon (Orcibal), tome XIV, Genève, 1992, fournit le contenu de ce dialogue décomposé en deux « lettres » numérotées respectivement 1373 pour les questions posées par Fénelon et 1373À pour les réponses apportées par Mme Guyon. Ce procédé est simple, mais obscurcit le sens, le lecteur étant mis en face de succession de blocs disparates car les questions sont diverses. De plus il eût été nécessaire de numéroter les paragraphes dans chacune des « lettres » pour faciliter le repérage de la correspondance entre réponses et questions. Enfin le rendu littéral (tout à fait exceptionnel dans ce tome) de l’orthographe de Madame Guyon pour la « lettre » 1373À la fait apparaître comme une illettrée et ajoute à l’obscurité du dialogue.

Nous rendons ici compréhensible la séquence des questions et réponses en suiva nt l’ordre du manuscrit qui alterne, comme nous l’avons décrit, questions de Fénelon et réponses de Madame Guyon. Pour éviter le recours à des colonnes, mal adaptées au format étroit des pages de notre édition, nous plaçons toutefois les réponses (situées à droite dans le ms.) en dessous des questions (situées à gauche dans le ms.). Nos indications sur les numéros des folios et des colonnes (droite ou gauche) placées en tête des questions ou réponses, ainsi que le maintien de l’usage de corps distincts pour les correspondances passive et active, lèvent toute ambiguïté. Enfin nous utilisons « / » pour indiquer un nouveau paragraphe dans le ms. afin de rendre plus claire la présentation du dialogue.

L’ordre des folios est : 2, 3, 1, 4, car le folio 1 fait référence au sommeil de l’abbé indiqué au folio 2. L’édition Fénelon (Orcibal) a de même rétabli l’ordre correct.

aPut biffé : Isaac Dupuy, intermédiaire habituel.

bdu P. abbé … joug raturé.

cpetite d. biffé.

dde dépendance biffé.

eBeaumont raturé.

fl’abbé de illisible raturé. Nous rétablissons Beaumont votre d’après la question.

gput biffé

hcolas biffé

1[O] renvoie au mémoire mentionné au début des lettres à Chevreuse des 3 et 4 mai 1710 « résumé » par ces lignes.

2« Les Hollandais demandaient à Louis XIV de tourner ses armes contre son petit-fils roi d’Espagne. Villars déclara, en partant commander la dernière des armées du Roi, que « l’Etat se trouvant exposé au hasard d’une journée », il avait cru devoir, comme un bon sujet, « presser S.M. de faire la paix à des conditions dures, même en déclarant la guerre au roi d’Espagne ». Cette condition exorbitante fut refusée par Louis ; heureusement Villars fut victorieux… » [O].

3Bénis-moi, père.

4« Langeron souffrait depuis au moins quinze ans d’une propension au sommeil dont il se moquait lui-même [...] Dès le 12 juillet 1710, il n’était plus en état de répondre à Mme de Noailles et allait mourir le 10 novembre suivant à Cambrai [...] » [O].

5« Pendant sa mission à Rome, Chantérac avait déjà les jambes malades […] Une aggravation de sa maladie l’avait empêché de signer « à cause du tremblement continuel de ses mains » le second testament qu’il avait passé à Cambrai le 20 juillet 1709 en faveur du séminaire et des pauvres. [...] il mourut à Périgueux le 20 août 1715… » - ce qui évoque une longue maladie de Parkinson.

6Ici : c’est-à-dire à Blois, dans une maison située au-dessus des fossés du château [royal]. Elle y mourut en 1717, en très bons termes avec l’évêque D. de Bertier.

7Des intrigues ( ?) jansénistes ?

8Né en 1668, neveu du premier évêque de Québec, il fut proposé par Fénelon et devint en 1709 archidiacre et official : la note d’Orcibal à la lettre 1373À constitue une biographie.

9« Encouragé par Mme Guyon, Fénelon travailla à procurer un « petit évêché », comme Lombez, à l’abbé de Laval [...] La nomination de celui-ci à Ypres le 16 février 1713 parut un grand coup [...] mais il mourut dès le 24 août 1713. » [O].

10« En particulier par son goût des recherches généalogiques : voir sa lettre du 4 mai 1710 à Clairambault. Mais Fénelon écrivait le même jour à l’érudit ! » [O].

11Matthieu, 18, 3.

12 Mme Guyon pouvait avoir reçu une copie du mémoire au P. Le Tellier de février 1710, où Fénelon annonçait : « Je me charge d’une explication claire et précise du texte de saint Augustin […] M. l’abbé de Langeron travaille actuellement pour faire une semblable explication du texte de saint Thomas… » [O].

13Armand-Jacques, qui accueillit à Dizier sa mère à la sortie de la Bastille le 24 mars 1703. « Vers le milieu de 1706 elle voulut s’établir dans un autre domaine, Courbouzon, mais Pontchartrain refusa, parce que ç’aurait été sortir du diocèse de Blois. Vers le 15 septembre, elle alla demeurer dans la maison de Forges, près Suèvres, et au bout de trois mois, elle eut l’autorisation d’acheter à Blois une maison… » [O].

14 « Pierre Collas […] sans doute receveur des tailles à Montargis, cousin germain du mari de Mme Guyon, était un des cinq parents qui confièrent le 27 septembre 1683 la tutelle de ses enfants à Denis Huguet… » [O].

213. De Fénelon. fin mai 1710 ?

On1 me charge de vous prier de croire qu’on veut être plus uni que jamais. On se trouve si dépourvu de tout fond au-dedans qu’on y aperçoit rien que la seule nature, sans aucun [don] de grâce. C’est un vide et un néant de tout ce qui est vertueux. On serait tenté de croire que l’on n’a plus aucun reste de foi, ni de trace de christianisme. Cependant on aimerait mieux mille morts que manquer à Dieu, mais tout cela est si obscurci et embrouillé, qu’on [n’]y trouve que de quoi se confondre et s’abandonner. On craint de ne pas avoir assez de foi pour transporter les montagnes, car il faudrait les transporter pour faire un si grand changement.

On fera aussi la neuvaine que vous avez demandée et on la commencera le 29 de ce mois2. On vous conjure de ménager votre santé et de ne mourir pas si tôt, car on a grand besoin de vous. On se trouve fort uni à P. P.3 et au petit abbé4. On aime de tout son cœur et on embrasse votre fils, M. F[orbes]5, avec une véritable tendresse. On est à vous sans mesure.

- [CF] lettre 1377. « Extrait d’une lettre de M. de Cambray », Aberdeen University Library, ms. 2746.

1Fénelon.

2Jour de l’Ascension. La neuvaine se terminerait donc la veille de la Pentecôte, qui tombait le 8 juin 171

3P. P. : le duc de Bourgogne. On pense aussi à Pierre Poiret, mais le contexte donne priorité à cette première interprétation.

4De Langeron.

5Entre 1710 et 1717, Madame Guyon eut auprès d’elle à Blois jusqu’à sept Ecossais à la fois, ce qui explique la présence de ce manuscrit à Aberdeen.


IV. Echange de poésies spirituelles.


Nous numérotons ces poésies comme des pièces indépendantes, sachant toutefois qu’elles pouvaient en fait accompagner des lettres en prose (v. la dernière lettre).

214.[1reDe Fénelon.


O pur amour, achève de détruire

Ce qu'à tes yeux il reste encore de moi.

Divin vouloir, daigne seul me conduire ;

Je m'abandonne à ton obscure foi.


En quelque état que cet ordre me mette,

Les yeux fermés, pleinement j'y consens :

C'est pour lui seul que mon âme fut faite,

C'est à lui seul que j'offre mon encens.


Je ne suis plus désormais à moi-même ;

Dieu me possède et je ne sens que Lui ;

L'Eternel en mon coeur vit et s'aime,

Il en arrache et bannit tout appui.


- Poésies et cantiques spirituels, t. II, n°CXXIX, p. 157 : Perte de l'âme par l'amour. Air : Les Folies d'Espagne.

[2eA Fénelon.


Vous vous croyez sans soutien, sans défense:

Vous êtes loin du parfait dénûment.

Que vous avez d'appui et d'assurance !

N'avez-vous plus ni goût, ni sentiment ?


Celui qui sent et voit encore qu'il aime,

O qu'il est loin de ce terrible rien1,

Où l'on n'ose se regarder soi-même,

Tant on se voit éloigné de tout bien.


Mais suivons Dieu, ne cherchons point de route,

Contentons-nous de marcher sur ses pas2.

S'il veut de nous une entière déroute,

Il le fera : nous ne le saurons pas.


Amour, Amour, si l'on croyait te suivre,

On marcherait sans cesse et sûrement.

Mais, lorsqu'Amour à l'ennemi nous livre,

Si l'on se perd, c'est éternellement.


Du moins on croit qu'il en va de la sorte :

On ne connaît plus ni sentier, ni lieu ;

Et cependant l'âme alors se transporte

Bien loin de soi, s'abîmant en son Dieu.


- Poésies…, t. II, n°CXXX, p. 157-158 : Même sujet, même air.

1V. lettre de Fénelon : « …Dieu tout, nous rien. 16 d’avril [1689]. »

2V. lettre de la jeune Madame Guyon à Bertot (lettre 43), avant 1681 : « Je cours sans savoir où… » ; de Fénelon du 17 juillet 1689 : « Je veux aller sans savoir où, partout où Dieu me mènera… » ; du même, de l’automne 1689 : « …l’on s’abandonne à l’inconnu sans savoir où. » ; du même, du 11 août 1689, sur l’impossibilité de « suivre Dieu clairement à la piste », etc.


[3eDe Fénelon.


Que la pure souffrance

Sans résistance,

Que la pure souffrance

Cause de bien !

Du coeur c'est l'assurance,

Et le soutien.

Que la pure souffrance

Sans résistance,

Que la pure souffrance

Cause de bien !


Mais on ne l'apprend guère,

Ce grand mystère,

Mais on ne l'apprend guère,

Que par la mort.

Seule elle a droit de faire

Un heureux sort.

Mais on ne l'apprend guère

Ce grand mystère,

Mais on ne l'apprend guère,

Que par la mort.


- Poésies…, t. III, n°XXV, p. 36 : Bien de la souffrance pure. Air : Ah ! Ma chère maîtresse.

[4eA Fénelon.


Toute la résistance

Dans la souffrance,

Toute la résistance

Ne sert de rien ;

Perte sans assurance

Est mon soutien.

Toute la résistance

Dans la souffrance,

Toute la résistance

Ne sert de rien.


Que l'amour me détruise

Et qu'il me brise.

Que l'amour me détruise,

Sans m'épargner !

Toute à lui sans remise,

Il doit régner.

Que l'amour me détruise,

Et qu'il me brisea,

Que l'amour me détruise,

Sans m'épargner !


Je suis à lui sans feinte

Et sans contrainte ;

Je suis à lui sans feinte,

Il le sait bien.

Périsse donc la contrainte !

Point de soutien !

Je suis à lui sans feinte

Et sans contrainte ;

Je suis à lui sans feinte

Il le sait bien.


Connaissez-vous, mon frère,

Ce grand mystère,

Connaissez-vous, mon frère,

Cet heureux sort ?

C'est l'amour qui l'opère,

Donnant la mort.

Connaissez-vous, mon frère,

Ce grand mystère,

Connaissez-vous, mon frère,

Cet heureux sort ?


- Poésies…, t. III, n°XXVI, p. 37-38 : Même sujet, même air.

aprise D.


[5eDe Fénelon.


Je suis dans un état

Que je ne puis décrire ;

Ce que je ressens m'abat

Je languis et je soupire.

Ah ! quel est mon martyre !

Ah ! quel est mon combat !


Je n'aurais jamais cru

Ce que j'expérimente ;

Je ne l'ai jamais connu.

Ah ! c'est ce qui me tourmente !

Hélas ! tout m'épouvante !

Il faut être perdu.


J'ai fait ce que j'ai pu

Pour me tirer de peine.

Mon esprit est abattu,

Ma plainte se trouve vaine ;

Il faut porter ma chaîne

Il faut être vaincu.


L'Amour est un trompeur :

Il étale ses charmes,

Il fait sentir sa douceur,

Lorsqu'il veut gagner les âmes ;

Les brûlant de ses flammes,

Il en est le vainqueur.


Mais on ne connaît pas

L'état où l'on s'engage ;

Il faut souffrir le trépas.

Cependant avec courage,

Au plus fort de l'orage,

Il faut franchir le pas.


On est si enfoncé

Dans l'amour de soi-même,

Que l'on se croit égaré.

Lorsqu'il faut briser sa chaîne,

On ressent une peine,

Dont on est étonné.


Il n'en coûte si cher,

Que parce que l'on s'aime ;

Si l'on voulait s'oublier,

On sortirait de soi-même

Et l'on verrait sa peine

Bientôt diminuer.


Je vois bien à présent

Je change de langage ;

Mon esprit est fort content,

Je m'accoutume à l'orage,

Je n'ai plus de courage,

Mais mon coeur y consent.


Qu'importe de périr,

Puisque l'objet que j'aime

Ne saurait rien ressentir

De toute faiblesse humaine !

C'est moi qui sens la peine,

Pour lui est le plaisir.


Non, ce n'est point aimer

Que penser à soi-même !

Il ne faut point s'étonner

Dans la perte la plus extrême ;

II faut souffrir sa peine,

Et ne rien ménager.


Dieu possède tout bien,

Et moi toute malice :

Il est tout, je ne suis rien.


Qu'il règne et que je périsse !

Je fais ce sacrifice

A mon souverain Bien.


- Poésies…, t. III, n°CVI, p. 156-158 :  Etat d'une âme dans les rigueurs de la purification. Air : Le beau berger Tirsis.

[6eA Fénelon.


Je vous plaindrais peut-être,

En voyant tant de coups,

Si je ne savais que mon Maître

Veut devenir un avec vous.


Il vous aime sans doute

Après tant de rigueur :

Il a dessein, quoiqu'il vous coûte,

D'être maître de votre cœur.


Je serais criminelle,

Secondant son dessein,

Si par une pitié cruelle,

Mon bras n'était votre assassin.


Quoi ? Faut-il que je tue

Ce que j'ai de plus cher !

Et que, rendant mon âme nue,

Dans son sein je plonge le fer !


Isaac par son père

Ne fut pas immolé,

Car Dieu, suspendant sa colère

Arrêta le couteau levé.


Il n'en est pas de même :

Mon immolation

Est, malgré mon amour extrême,

Sans espoir et sans fiction.


Ce Dieu inexorable

Est pour moi sans quartier :

Il faut, dans le mal qui m'accable,

A ses yeux vous sacrifier.


Trop aimable victime,

Je consens à ce choix.

Ne me l'imputez pas à crime

Pour vous, je meurs plus d'une fois.


Je mourus pour moi-même :

Que mon sort fut heureux !

Je meurs en tuant( correction) ce que j'aime,

Double trépas fort douloureux !


- Poésies…, t. III, n°CVII, p. 158-159 :  Même sujet ; air : Si tu voulais, Lisette.


[7eDe Fénelon.


Je ne puis plus me dépeindre moi-même,

Je ne sais plus ce que devient mon cœur :

Ce que hais, en un moment je l'aime ;

En moi tout passe, excepté ma langueur.


Je ne vois plus chemin, sentier, ni trace,

Vois-je un sommet de rochers escarpé,

Tout aussitôt, c'est par là que je passe,

Prêt à tomber du roc où j'ai grimpé.


Gouffres, torrents, abîmes, précipices,

Je ne puis plus me défier de vous :

Si vous l'osez, faites que je périsse

Courant après les parfums de l'Epoux1.


Amour, amour, que veux-tu que je fasse ?

Je ne sais plus ce que tu fais en moi ;

Ce qui s'imprime en un moment s'efface :

Tu m'ôtes tout jusqu'à ta propre loi.


Tu veux régner, amour, et tu te caches ;

Sans t'expliquer, tu demandes toujours.

Amour cruel, tu crains que je ne sache

De tes chemins réglés suivre le cours.


C'est peu pour toi que n'avoir plus de vie

Et qu'abîmer ce Moi jadis si cher ;

Il faut encore craindre ta jalousie

Suivre à l'aveugle et n'oser te chercher.


Eh bien ! c'est fait : je ne sais plus si j'aime,

Je ne veux plus songer à le savoir.

Dieu dans mon cœur s'aimera seul lui-même;

Il fera tout sans me le laisser voir.


- Poésies…, t. III, n°CXVI, p. 171-172 :  État d'une âme amante au fort des épreuves intérieures. Air : Les folies d'Espagne.

1Cant., 1, 3.

[8eA Fénelon.

Celui qui peut se dépeindre soi-même

Est encore loin d'avoir perdu son cœur.

Le mien n'est plus ; et, s'il est vrai qu'il aime,

C'est de l'amour même de son vainqueur.


En lui perdu, je ne vois plus de trace.

II n'est pour moi de sommet escarpé :

Je vais toujours, sans savoir où je passe,

Et suis bien haut, sans que j'aie grimpé.


Je ne vois plus, Seigneur, des précipices,

Depuis qu'Amour, en m'abîmant en vous,

Me dit : Suis-moi ; il faut que tu périsses,

Sans espérer un regard de l'Epoux.


Lors je lui dis : Que veux-tu que je fasse ?

Détruis, abîme, arrache-moi de moi.

Je veux, Amour, que tu te satisfasses :

Je ne connais plus ni règle ni loi.


En me montrant un sentier, tu te caches :

Et te suivant, je m'égare toujours ;

Tu me conduis, sans vouloir que je sache

D'aucun chemin réglé suivre le cours.


C'est peu, dit-il, que n'avoir plus de vie

Et de quitter pour moi ce Toi si cher.

Je veux si loin porter ma jalousie,

Qu'en me perdant, tu n'oses me chercher.


Je veux de plus, qu'ignorant si je t'aime,

Tu n'oses pas songer à le savoir.

Il faut qu'en toi je m'aime seul moi-même,

M'y contemplant sans te le laisser voir.


Depuis ce temps, je me trouve sans vie,

Je ne vois plus en moi de propre amour.

Dieu tient mon âme en soi-même ravie,

Sans me laisser sur moi faire un retour.


Je ne connais ni la mort ni la vie :

Dieu vit en moi et je vis en Dieu.

Pour tous plaisirs mon âme est assoupie :

Il n'est pour moi ni loi, ni temps, ni lieu.


Sans rien savoir, il n'est rien que j'ignore

Sans rien avoir, je ne manque de rien.

Sans rien aimer, nul tourment je n'abhorre :

En voulant tout, je ne veux aucun bien1.


Plus que la mer mon coeur se trouve immense.

Rien d'ici bas ne saurait le borner ;

Dieu verse en lui sa divine science

Ferme et constant, qui pourrait l'ébranler !


-Poésies…, t. III, n°CXVII, p. 171-172 :  Même sujet, même air.

1V. lettre de Fénelon du 28 mars 1689 : « Je veux tout en rien » ; du 26 juin : « Quand je dis que je veux tout et que je ne veux rien […] je veux tout ce qui est donné, rien que je me donne par mon propre désir. » ; du 31 mai 1690 : « Je veux tout, je suis prêt à tout croire, à tout attendre, et néanmoins je ne tiens à rien. »

[9eA Fénelon.


Si je pouvais me dépeindre moi-même,

Vous avoueriez que je n'ai plus de cœur.

Dieu dans mon fond agit, l'anime et s'aime.

Libre de tout, il est mon possesseur.


D'un vol hardi jusqu'en son sein je passe,

Laissant des monts le sommet escarpé.

Perdu, de moi l'on ne voit plus de trace ;

J'entends l'orage, et n'en suis point frappé.


Je vois, Seigneur, les affreux précipices

Que j'ai franchis en m'abîmant en vous.

C'est là qu'il faut que tout amant périsse,

Avant que de s'unir à son Epoux.


Il faut qu'Amour jaloux se satisfasse.

Sans m'épargner, il me tira de moi.

Tout disparut : je lui cédai la place :

Il en bannit jusqu'à sa propre loi.


Qu'il serait doux de perdre ici la vie,

Pour conserver ce que l'on tient si cher !

L'Amour si loin porte sa jalousie,

Qu'en le perdant on n'ose le chercher.


Depuis ce temps je ne sais plus si j'aime,

Je ne puis pas songer à le savoir ;

Dieu seul en moi se contemple lui-même,

Et s'y produit sans me le laisser voir.


Je ne sens plus ni plaisir ni souffrance ;

Dieu seul en moi par moi-même est heureux ;

Sans me donner part à sa jouissance,

Il est pour moi de soi-même amoureux.


Vide de tout, rien ne manque à mon âme.

Tout plein de Dieu, j'ignore mon bonheur.

Brûlant d'amour, je ne sens point de flamme ;

Possédant tout, je perds jusqu'à mon cœur.


La loi d'amour, aux autres rigoureuse,

N'a rien pour moi qui ne soit naturel.

Je ne la sens dure ni savoureuse :

Tout se réduit au moment éternel.


Heureux moment exempt d'incertitude,

Fortuné jour, où tout homme est détruit !

Chez toi, la paix bannit l'inquiétude,

Jour permanent qui n'a jamais de nuit !


La vérité se voit en ta lumière ;

C'est là qu'elle éclaire sans nul brillant.

On la soutient sans baisser la paupière ;

Elle se couvre en se manifestant.


Je sens, Amour, que je ne puis rien dire,

Que je ne fais que bégayer de toi.

On pourrait bien dépeindre mon martyre,

Mais non l'état qui m'a tiré de moi.


- Poésies…, t. III, n°CXVIII, p. 173-175 : Même sujet, même air.

[10eDe Fénelon.


Mon faible navire entr'ouvert

Reçoit l'onde irritée

Il est le jouet d'une mer

De mille écueils bordée.

Au gré des vents, au gré du sort,

La nuit et sans étoiles,

Sans espérances d'aucun port,

Je vogue à pleines voiles.


La mer où je suis embarqué

N'a plus ni fond, ni rive.

Et le gouvernail échappé

De tout espoir me prive.

L'abîme s'ouvre ; et je ne vois

Qu'horreur, perte, naufrage ;

Et ne trouve au-dedans de moi

Sagesse ni courage.


Qu'importe qu'un vil excrément

Dans les ondes périsse,

Et que l'abîme s'entr'ouvrant

A jamais m'engloutisse !

En périssant, je bénirai

D'amour trompeur l'orage.

En pleine paix, je périrai,

Content de mon naufrage.


- Poésies…, t. III, n°CXXXIII, p. 196 : Abandon dans la perte totale. Air : Joconde.

[11eA Fénelon.


Vos vers font voir à découvert

Où votre âme est montée.

L'onde inconstante de la mer

Ne l'a point agitée.

Toujours contente de son sort,

Au-dessus des étoiles,

je la vois prendre son essor,

Sans nuages, sans voiles.


Votre cœur, s'étant embarqué

Sur l'abandon, arrive,

De mille dangers échappé

Il revient sur la rive.

Qu'avec plaisir je le revoi,

Sauvé par le naufrage.

Lorsque l'on ne craint plus pour soi,

De quoi sert le courage !


O que j'aime votre abandon

Et l'oubli de vous-même !

Que votre coeur me semble bon

Le mien le goûte et l'aime.

Je n'y vois rien à désirer

Qu'un peu plus de souplesse.

Qu'à tout je le puisse plier,

Que j'en sois la maîtresse !


- Poésies…, t. III, n°CXXXIV, p. 197-198 : Même sujet, même air.

[12eDe Fénelon.


J'ai le goût de l'Enfance

De mon hochet content,

La faiblesse et l'obéissance

De moi font un petit enfant.


Fruit d'une sèche étude,

Austère gravité,

Importuns restes d'habitude,

Laissez-moi vivre en liberté.


Vérité simple et nue,

Que j'aime taa candeur !

Et que l'innocence ingénue

Est au-dessus de taa pudeur !


Tropb heureuse innocence,

Exempte de raison

La vertu pleine d'assurance,

A qui tête est hors de saison.


Vice et vertu surpasse

Un enfant comme moi.

Comme au maillot je suis en grâce,

Sans honte, sans crainte et sans loi.


A peine je bégaie,

Je ne sais pas mon nom,

Je pleure, je ris, je m'égaie,

Je ne crains que maman teton.


La main qui dans l'enfance

Sut me mettre au berceau,

En dépit de toute prudence

Me bercera jusqu'au tombeau.


Sagec trop incommode,

Voulez-vous qu'un enfant

Ne badined qu'avec méthode,

Et soit grave comme un pédant ?


Quoie ! vous dédaignez d'être

Simple et petit enfant !

Abaissez-vous : mon petit-Maître

Ne veut rien de haut ni de grand.


[12eDe Fénelon : Parodie.

Jadis j'aimais l'Enfance :

De mon hochet content,

La faiblesse et l'obéissance

Me rendait un petit enfant.


Doux fruit de mon étude,

Austère gravité,

Revenez, ancienne habitude,

C'est vous qui m'avez enchanté.


Je n'ai dans la cervelle

Qu'Aristote et Platon.

Je suis grand, je suis plein de zèle,

Je n'aime que dame Raison.


Sagesse trop commode

Je vous goûte à présent.

Le petit n'est plus à la mode ;

Je hais ce qui ressent l'enfant.


Désormais je veux être

Sage comme un Caton,

Je n'aime plus le petit-Maître :

J'aime mieux être grand garçon.


Plus je hais l'innocence,

Plus j'aime la raison,

Bannir ce qui tient de l'Enfance

Est aujourd'hui ma passion.


Que j'aime la sagesse,

Que j'aime la hauteur !

Toute Enfance à présent me blesse :

Le petit me fait mal au coeur.


La main, qui dans l'enfance

Put me mettre au berceau,

Est rejetée de ma prudence

Je la bannis jusqu'au tombeau.


Ah ! comment pouvoir être

Simple et petit enfant !

Je retourne à mon premier Maître,

Qui m'apprit à devenir grand.


J'abhorre la bouillie,

Je ne veux plus de lait.

Tout cela n'est qu'une folie

Qu'il est beau d'être grand et droit1 !


Autographe A.S.-S. reproduit par Masson, p. 355-358. - Poésies…, t. III, n°CXXXIV, p. 197-198. Fénelon écrivit la parodie que l’on vient de lire, sur laquelle Masson nous informe : « Cette pièce se trouve dans le même recueil que la précédente, à laquelle elle fait suite dans le manuscrit. Elle est également autographe et porte en titre de la main même de Fénelon : Parodie. »

ata D

bDutoit place ce quatrain avant les deux précédents.

c…hors de saison / Sage… Dutoit omet trois quatrains : Vice et vertu… / A peine… /La main…

dNe joue plus qu’avec D

eDutoit omet ce dernier quatrain.

1Prononciation « dret ». (v. note Masson).

[13eA Fénelon.

Vous avez le goût de l'enfance

Et craignez la réalité.

Ce n'est être enfant qu'en apparence

Sans en avoir la vérité.


Ceux en qui l'Enfance est réelle

Ne la sauraient voir ni goûter.

Elle leur est si naturelle,

Qu'ils ne la peuvent surmonter.


On ne la saurait contrefaire

Ni la cacher : Quand Dieu le veut,

Il en découvre le mystère.

Celui qui l'entend est heureux.


Le désir de la petitesse

Est renfermé dans cet état.

Il effarouche la sagesse

Et lui fait perdre son éclat.


O Sagesse que je révère,

Vous savez seule son néant :

L'état de la pure misère

Est moins nu que celui d'enfant.


Il renferme toute faiblesse,

Impuissance, incapacité ;

Mais il est la même souplesse :

Dieu fait en lui sa volonté.


- Poésies…, t. III, n°CXLV, p. 211-212 : Même sujet, air : Mon cher troupeau.

[14eDe Fénelon.


Adieu, vaine prudence,

Je ne te dois plus rien.

Une heureuse ignorance

Est ma science ;

Jésus et son enfance,

C'est tout mon bien.


Jeune, j'étais trop sage

Et voulais tout savoir.

Je n'ai plus en partage

Que badinage,

Et touche au dernier âge,

Sans rien prévoir.


Au gré de ma folie

Je vais sans savoir où.

Tais-toi philosophie !

Que tu m'ennuies!

Les savants je défie,

Heureux les fous !


Quel malheur d'être sage

Et conserver ce Moi

Maître dur et sauvage,

Trompeur volage !

O le rude esclavage

Que d'être à soi !


Loin de toute espérance,

Je vis en pleine paix.

Je n'ai ni confiance

Ni défiance ;

Mais l'intime assurance

Ne meurt jamais.


Amour, toi seul peux dire,

Par quel puissant moyen

Tu fais sous ton empire

Ce doux martyre,

Où toujours l'on soupire

Sans vouloir rien.


Amour pur, on t'ignore.

Un rien te peux ternir :

Le Dieu jaloux abhorre

Que je l'adore,

Si, m'offrant, j'ose encore

Me retenir.


O Dieu, ta foi m'appelle,

Et je marche à tâtons ;

Elle aveugle mon zèle ;

Je n'entends qu'elle.

Dans ta nuit éternelle

Rien ne l'opprime,


Content dans cet abîme,

Où l'amour m'a jeté,

Je n'en vois plus la cime,

Et Dieu m'opprime :

Mais je suis la victime

De vérité.


Etat qu'on ne peut peindre

Ne plus rien désirer,

Vivre sans se contraindre

Et sans se plaindre,

Enfin ne pouvoir craindre

De s'égarer.


- Poésies…, t. III, n°CXLVII, p. 214-216 : Renoncer à la sagesse humaine pour vivre en enfant. Air : Quittons notre houlette.

Nous résumons une longue note (p. 360-361) de Masson : « Cette poésie, dont Le Siècle de Louis XIV a rendu une strophe célèbre, fait partie depuis 1824 des Œuvres complètes de Fénelon (dans l’édition de 1852, t. VI, p. 660). Voici le commentaire, dont Voltaire, prend plaisir à accompagner sa citation (Siècle…, chap. XXXVIII, « Du Quiétisme ») : « Sur la fin de sa vie, il [Fénelon] méprisa enfin toutes les disputes [...] L'archevêque de Cambrai (qui le croirait !) parodia ainsi un air de Lully : Jeune, j'étais trop sage, etc. Il fit ces vers en présence de son neveu le marquis de Fénelon, depuis ambassadeur à La Haye. C'est de lui que je le tiens. Je garantis la certitude de ce fait. Il serait peu important par lui-même, s'il ne prouvait à quel point nous voyons souvent avec des regards différents, dans la triste tranquillité de la vieillesse, ce qui nous a paru si grand et si intéressant dans l'âge, où l'esprit plus actif est le jouet de ses désirs et de ses illusions. » Et il ajoute en note : « Ces vers se trouvent dans les Poésies de Mme Guyon ; mais le neveu de M. l'archevêque de Cambrai m'ayant assuré plus d'une fois qu'ils étaient de son oncle et qu'il les lui avait entendu réciter le jour même qu'il les avait faits, on a dû restituer ces vers à leur véritable auteur. [les caractères italiques indiquaient, parmi les Poésies de Mme Guyon, celles que Fénelon avait composées.] […] » [Et Masson ajoute :] La pièce est-elle de « la fin de sa vie », comme le prétend Voltaire sur la foi du marquis de Fénelon ? Les allusions « au dernier âge » qui approche, et à la vérité « opprimée » rendent la date assez vraisemblable. » [M]. - Nous pensons de même à une date tardive, car le marquis de Fénelon est fiable, comme en témoigne son compte-rendu de la querelle du quiétisme, et Voltaire est un bon historien soucieux de la qualité de ses sources. On a donc bien ici trace de la correspondance, du début du XVIIIe siècle, entre Madame Guyon et Fénelon.

[15eA Fénelon.


Heureux si la prudence

N'est plus pour nous un bien

Une docte ignorance

Est la science,

Qui dans la sainte Enfance

Sert de soutien.


Ce serait être sage,

De prétendre savoir

Quel sera le partage

Etl'avantage,

Que dans le dernier âge

On peut avoir.


O la sage folie,

D'aller sans savoir où !

Sotte philosophie,

Je te défie

D'embarrasser la vie

D'un heureux fou !


En cessant d'être sage,

Il sort enfin de soi ;

Il quitte l'esclavage

Dur et sauvage.

Du moi trompeur, volage,

Pour vivre en foi.


En perdant l'espérance,

On retrouve la paix.

L'amour sans confiance

Ni défiance

Est l'unique assurance

Pour un jamais.


Amour de qui l'empire

Est rigoureux et doux,

On souffre le martyre

Sans l'oser dire,

Quoique le cœur soupire

Dessous tes coups.


Il vit dans cet abîme,

Où l'amour l'a jeté.

Il ne voit plus de crime ;

Rien ne l'opprime,

Quoiqu'il soit la victime

De vérité.


- Poésies…, t. III, n°CXLVIII, p. 216-217 : Même sujet, même air.

[16eDe Fénelon.

S'il est vrai que mon coeur veut toujours vous aimer,

D'où vient le tourment qui m'accable ?

Faut-il encore m'en alarmer ?

Toi seul es juste et moi coupablea.


J'ignore cependant ce qui t'offense en moi.

Je ne veux jamais te déplaire,

Pur amour ! mon cœur est à toi :

En quoi donc te suis-je contraire ?


Je suis comme un enfant qui ne discerne rien,

Qui vit dans la simple innocence.

Je ne vois plus ni mal ni bien ;

Je ne sais si c'est ignoranceb.


Je ne veux rien savoir. Si je suis ignorant,

Je n'en saurais avoir de peine ;

Je badine comme un enfant :

Mon lit, mon maillot e(s)t ma chaîne.


Mon corps est arrêté. Il n'en est pas ainsi

De l'esprit. II est toujours libre :

Il ne connaît plus le souci,

Restant dans le même équilibre.


Tu me donnes des coups quelquefois bien cuisants.

Tu frappesc avec violence.

Je crie ainsi que les enfants,

Et ne perds point la patience.


Je n'en connais pourtant presque plus que le nom,

Mais je ne veux rien autre chose.

Non que le mal me semble bon,

Je le veux sans en voir la cause,


Reçois donc, cher Amourd, les cris de ma douleur,

Comme tu fis mone sacrifice ;

Le mal quelquefois me fait peur,

Mais j'avale en paix le calice.


- Poésies…, t. II, n°CXLII, p. 176-177 : Souplesse de l'âme dans l'état de l'Enfance chrétienne au milieu des souffrances. Air : Je ne veux de Tirsis [entendre les raisons]. Masson indique : « La pièce n’est pas imprimée en italique, ce qui semble l’attribuer à Madame Guyon elle-même. Mais j’en ai retrouvé le manuscrit à la Bibliothèque Saint-Sulpice, de la main même de Fénelon. Il est vrai que Fénelon aurait pu la copier sur l’original qu’il avait reçu, comme il avait fait sans doute pour la pièce précédente : l’attribution reste ainsi incertaine. »

aVous êtes juste de moi coupable A.S.-S.

binnocence et ignorance intervertis A.S.-S.

ctu me frappes A.S.-S.

damant A.S.-S.

ecomme autrefois mon A.S.-S.

[17eA Fénelon.


Vous m'arrachez ma solitude,

M'accablant de soins superflus :

Mon cœur languissant ne peut plus

Supporter un état et si dur et si rude.


Loin d'avoir pitié de mes peines,

Vous ajoutez incessamment

A mon mal un nouveau tourment ;

Vous riez de mes cris, et mes larmes sont vaines.


Votre cœur plus dur qu'une roche,

Loin de s'attendrir à mes pleurs,

S'aigrissant contre mes douleurs,

Me fait le plus souvent quelque sanglant reproche.


Celui qu'en secret je révère,

Et qui seul connaît ma douleur,

Voyant mon extrême langueur,

Sera de mes désirs un juge moins sévère.


Il sera de mon coeur un temple,

Où, malgré l'orage et le bruit,

J'aurai le calme de la nuit ;

Et rien n'empêchera que je ne le contemple.


- Lettres chrétiennes et spirituelles, t. I, p. 270-271 à la suite de la lettre LXXXVII, lettre 97 de notre volume : «  [12e ] À Fénelon. Février 1689. » : La personne pour laquelle Notre Seigneur me donne toujours plus de correspondance intérieure… »



Autres lettres à Fénelon.

 [Corresp. III : Lettres dont on connaît les destinataires et lettres datées.]

 215 [D.3.55] A Fénelon. 26 mai 1689.

Votre1 état2 est une volonté indifférente quant au fond. Plus elle sera fixée là-dedans, plus il vous paraîtra que la volonté deviendra vivante pour l’amortissement de l’autre. Comme cela sera fort long, il y aura de quoi exercer votre foi, votre patience [240] votre courage et votre abandon. C’est un arbre qui semble mourir dans sa tige, et ne pousser que de faux bourgeons qui ne servent qu’à épuiser sa sève et hâter sa mort.

La comparaison dont vous vous servez est très bonne. Il n’y a plus de résistance ni de défense chez vous, tous les passages se déboucheront chaque jour ; cela ne sera cependant que par intervalles, et le soleil par ses retours vous rendra souvent la vie douce et suave, jusqu’à ce qu’on vous l’ôte tout à fait. Vous éprouverez toujours plus ces froids, ces sérieux, et ces impuissances de vous surmonter ; et bien plus, c’est que, s’il vous reste assez de force pour faire quelque effort pour vous vaincre, cela ne servira qu’à augmenter votre faiblesse, votre sec, et le reste que vous combattez ; ce qui n’empêche pas que vous ne deviez combattre tant qu’il vous restera des forces pour le faire. Vous serez tout opposé à ce que disait saint Paul de lui-même3, car vous porterez des coups en l’air : les coups donnés en l’air [241] ne blessent personne, ils ne font du mal qu’à ceux qui les donnent.

Ne vous attendez pas à des tentations fort violentes, si ce n’est lorsque vous emploierez vos languissantes forces pour les combattre. Tout se passera chez vous en faiblesse, et cela est bien plus propre à vous faire mourir dans la suite, parce qu’il ne reste ni appui ni excuse. J’ai toujours bien compris que cela serait de la sorte selon les desseins de Dieu sur vous, et je vous assure que rien ne m’est caché de ce qui regarde votre âme : la mienne la pénètre d’une manière bien singulière. C’est de cette manière que Dieu traite les âmes destinées à la foi nue, et c’est la voie des enfants, qui tombent, non dans le combat, mais parce qu’étant faibles, ils ne peuvent se soutenir. Soyez donc persuadé que vous ne mourrez4 que de faiblesse, et non de maux violents. Toutes les violences seront de vains essais de votre part. La sécheresse accompagne toujours cet état ; mais de même que, quelque grande [242] que paraisse l’aridité, il reste toujours un soutien secret, de même dans les plus extrêmes faiblesses, il reste une grâce profonde et cachée. N’ajoutez rien à votre état.

Je m’explique : j’appelle « ajouter » lorsque l’âme semble courir après le goût de la présence de Dieu. J’éprouvais autrefois que ma volonté avait, pour ainsi parler, de petites lèvres, à ce qu’il me paraissait, pour goûter et savourer la grâce, comme l’enfant suce et serre la mamelle, et ces lèvres voulaient quelquefois sucer, faisant comme un effort imperceptible pour goûter le lait de la présence de Dieu ; mais Notre-Seigneur m’instruisait Lui-même (comme je n’avais personne) à l’arrêter et laisser tout tomber, demeurant ferme et fixe en ma nudité, sans nul soutien. C’est là ce que j’appelle « courir après », mais je n’appelle pas « courir après » que de rester en silence, de lire lorsqu’on en a la pensée, et ainsi du reste, qui sont choses encore faciles et nécessaires à l’âme, et qu’elle ne prend pas comme appui, mais qui récréent et remplissent les journées.

Vous éprouverez toujours que [243] plus un état est nu, plus il est pur ; nul ne peut comprendre ces choses que par leur expérience. Que cette expérience, pleine de misère et de pauvreté, vous découvrira de grandes vérités, inconnues à tous les hommes qui ne sont pas enseignés de Dieu. Plus vous aurez été obscur, faible, et impuissant, tout ravi que vous serez de pénétrer la vérité, [moins] vous ne pourrez vous empêcher de dire à Dieu que toute la science des hommes est erreur et mensonge, et que c’est en Dieu seul qu’est la vérité. Combien la découverte de cette vérité m’a-t-elle souvent transportée, et avec quel plaisir vis-je, ô mon Dieu, la lumière dans la lumière ! Oh ! si je pouvais vous exprimer ce que je conçois, dans le moment que je vous parle, des desseins de Dieu sur vous, et de son Esprit de vérité, mais Esprit qui ne vous laissera rien posséder afin de vous posséder Lui-même ! Laissez-vous donc tout arracher ; je dis tout sans nulle réserve. Tenez-vous le plus heureux des hommes d’être le plus faible des hommes.

Vous avez raison de dire : « Malheur [244] à qui s’arrête dans les dons de la grâce ! » Croiriez-vous bien qu’ils sont plus propriétaires que ceux qui s’amusent dans les dons de la nature ? Du moins il est infiniment plus difficile de les en tirer, et les moyens dont Dieu se servirait pour cela leur seraient à scandale. Il faudra bien assurément que vous perdiez la sagesse humaine, sans quoi vous ne parviendriez jamais à votre fin ; mais ce sera Dieu qui vous l’arrachera, et qui vous donnera en échange cette divine sagesse, cachée à tous ceux qui vivent, inconnue même aux oiseaux du ciel5, et qui n’est découverte que par la perte et la mort. Mais lorsque vous serez dégagé de vous-même et de toutes choses, quelque bonnes qu’elles paraissent, que vous volerez avec plaisir dans les airs sacrés de la Divinité ! Vous vous trouverez infiniment libre par la perte de toutes choses, et vous courrez sans que rien [ne] vous fasse tomber, parce que Dieu aura étendu votre cœur6. Vous serez contraint de dire avec saint Paul : C’est dans ma faiblesse que je trouve ma force7. [245]

Comptez que Dieu ne vous a rendu fort que pour vous rendre faible, et que les endroits où vous vous êtes le plus soutenu, ce seront ceux où vous serez le plus affaibli. Notre-Seigneur dit que le Saint-Esprit convaincra le monde de justice... parce qu’il s’en va à son Père8, voulant par là nous enseigner que toute la justice consiste à tout renvoyer à Dieu.

J’étais9 actuellement occupée de vous, monsieur, lorsque j’ai eu de vos nouvelles, et j’éprouvais, ce me semble, votre état de dénuement, qui vous sera toujours très avantageux, le don de la foi vous ayant été donné d’une manière très éminente. Unissez-vous quelquefois à un cœur que Notre-Seigneur vous a donné pour vos besoins : vous le connaîtrez un jour, et je vous le dis simplement. Ce 26 mai 1689.

4 « Il ne s’agit dans ces matières que d’une mort mystique. » (Dutoit).

5Jb 28, 21-22.

6Ps 119, 32.

7II Co 12, 10.

8Jean16, 8-10.

9Ce dernier paragraphe correspond au « supplément » donné par Dutoit au tome V, p. 273.

 


1Lettre D.3.55 adressée à Fénelon. Elle ne figure pas dans l’Indice, p. 628 sq. du tome V de l’édition Dutoit, mais ce même tome V, p. 273, « Correspondance de l’auteur avec Fénelon »,comporte un court « supplément à la lettre 55 du troisième volume ». Cette lettre D.3.55 couvre jusqu’à l’avant-dernier paragraphe inclut. Nous avons oublié sa plus grande partie dans l’édition de la courte lettre n°142 de notre premier volume. Elle est reprise et complétée ici.

2 « Il semble que dans les premières lignes de la copie de cette lettre, il y ait quelque omission qui rend le sens obscur ; le sens que nous discernerions serait le suivant : l’état où vous êtes entré et dans lequel vous devez continuer, est celui d’une volonté indifférente quant à son fond. Plus votre volonté s’affermira dans cet état-là quant au fonds, plus elle vous paraîtra redevenir vivante par l’amortissement de son activité d’auparavant, qui semblera revivre. Comme cela sera fort long, etc. » (Dutoit).

3I Co 9, 26.

216 [D.1.221]A FENELON. Fin 1688 ou début 1689.

Dieu me tient si fort occupée pour vous en Lui que cela augmente chaque jour, loin de diminuer. Votre âme m'est continuellement présente, et il fait toujours jour chez elle pour moi. Il m'est montré comme elle me [626] fut donnée dès que je vous vis en songe, il y a huit ans1. Mais je ne vous connaissais pas et vous ne me fûtes proprement manifesté qu'à N2. Il me semble que Notre-Seigneur ne me fasse vivre et rien souffrir que pour votre âme, et c'est ce qui me paraît essentiel. Tout le reste me paraît comme des accidents. Je m'explique : c'est comme un ruisseau que l'on conduit pour arroser un parterre ; il arrose bien en passant les endroits par où il est conduit, mais ce n'est que comme en passant, sa principale destination étant d'arroser ce parterre.

Sitôt que je suis devant Dieu, ce qui est fréquent, (je veux dire d'une manière aperçue, car il me semble que Dieu me fait la miséricorde de ne jamais sortir de lui-même), il me paraît que je suis comme un bassin qui reçoit avec abondance, mais qui ne reçoit que pour s'écouler en vous. Et cela se fait continuellement. Votre âme me paraît d'une extrême pureté pour son degré, quoiqu'elle se couvre quelquefois à mon égard de petits brouillards qui la dérobe par des moments à ma vue, sans la dérober à mon expérience, comme une personne que l'on [627] sait être auprès de nous, mais dont les ténèbres nous dérobent la vue, qui, sans changer de situation, reparaît aussitôt que les ténèbres se dissipent. C'est de cette sorte que votre âme m'est présente. Elle me l'est continuellement et inséparablement comme je la suis de moi-même, mais elle est quelquefois couverte de petits brouillards. Cette vue ou manifestation n'est point une vue objective ou distincte, mais une possession en soi qui fait que l'on goûte cette âme, qu'on la possède en Dieu plus réellement (quelque éloigné que l'on soit de la personne) que l'on ne possède un ami présent lorsqu'on le tient embrassé. Car cette dernière possession est très grossière, imparfaite, momentanée et hors de nous, et la première est tout intime, spirituelle, pure, continuelle, indépendante des moyens.

C'est de cette sorte que les saints se possèdent en Dieu très hautement et d'une manière autant pure que délicieuse qui n'interrompt point la possession de Dieu, qui n'y fait nulle altération : possession nue, pure, intime, qui ne distingue point l'âme de son [628] Dieu, quoiqu'on la possède réellement en Lui, et que l'on ne puisse ignorer quelle est cette âme que l'on aime d'une charité si pure et si parfaite que l'on ne peut compter pour liaison ce qui n'est point cela. Les saints, parfaitement dégagés des personnes qui leur étaient le plus unies par la nature, ne comptent pour proches que ceux qui leur sont unis de cette sorte. Et c'est ce que Jésus-Christ nous exprimait admirablement lorsqu'Il disait que ceux qui font la volonté de Son Père sont sa mère, ses frères et ses sœurs3. Rien de plus fort, rien de plus un, rien de plus pur.

Il m'était montré ce matin comme votre âme devait avoir un oui continuel, qu'en Dieu il n 'y avait point de non4 que c'est le oui ou le fiat qui opère tout. Vous m'entendez sans doute, mon très cher enfant, et vous comprenez ce que c'est que ce oui qui met l'âme dans une souplesse continuelle, la conserve dans une droiture parfaite et la rend selon le cœur de l’Époux. Ayez la petitesse de me croire au-dessus de votre raison, et votre âme [629] sera toujours pure comme une glace très fine, quoiqu'il paraisse quelque petite haleine dessus qui sont les défauts journaliers. Tout est renfermé pour vous et pour les autres dans ce oui. C'est ce oui qui fait participer l'âme à l'immobilité de Dieu. C'est ce oui continuel qui tient l'âme dans la vérité et qui la change en volonté de Dieu.

1« Il me fut donné à connaître que dès 1680 que Dieu me le fit voir en songe, il me le donna et qu’il me donna à lui, mais je ne le connus qu’en 1688 », Vie 3.10.1, (passage rétabli à partirdu ms. A.S.-S. 2057 et du ms. de Saint-Brieuc).Cette lettre aurait donc dû figurer dans notre volume I, près de la lettre 87 à Fénelon de novembre 1688 : « […] À présent que Dieu […] me donne pour vous, monsieur, une entière confiance, étant toujours plus convaincue que vous êtes la personne qui me fut montrée il y a huit ans, je vous prie, monsieur, de me dire, si je dois conserver ou brûler ce que l'on m'a fait écrire ou continuer ? […] »

2A Beynes, v. Vie, 3.9.10.

3Mt12, 50.

4Cf. II Co 1, 19-20.

217 [D.3.129]. A FENELON. Fécondité et communication spirituelle.

Dieu me fait être avec vous une et indivisible, et, quand toutes les répugnances de vous à moi [559] seront ôtées, vous découvrirez une union d'unité divine qui vous charmera. Il y a plusieurs pédagogues, mais il n'y a qu'un père en Christ1 et ce père en Christ ne se sert pas seulement de la force de la parole, mais de la substance de son âme, qui n'est autre que cette communication centrale du Verbe que le seul Père des esprits peut communiquer à Ses enfants. Et, comme cette communication du Verbe dans l'âme est l'opération de la paternité divine et la marque de l'adoption des enfants, c'est aussi la preuve de la paternité spirituelle qui communique à tous en substance ce qui leur est nécessaire sans savoir comme cela se fait.

Il y a des personnes qui, à cause de leur état imparfait, sentent mieux cette communication, parce qu'elle est toujours conforme au sujet qui la reçoit et non à celui qui la communique. Il en est de même de tous dons du Seigneur : ils sont ou [d’autant] plus sensibles ou plus spirituels que celui qui les reçoit est plus sensible ou plus spirituel : cette communication se reçoit de tous quoiqu'elle ne se sente pas également de tous. [560] Il me semble que lorsque je suis avec vous, les choses ne sont que comme une simple transpiration imperceptible. Vous n'en connaissez pas les effets : il ne laisse pas d'y en avoir beaucoup, mais comme vos sens sont dissipés et que vous êtes souvent occupé à parler ailleurs, cela me cause un tiraillement furieux. Mais si nous étions ensemble quelque temps considérable, sans distraction, vous apercevriez plus de largeur et d'aisance et moins d'opposition pour moi. Dieu veut qu'il y ait entre vous et moi une communication parfaite de pensées sans exception, de cœurs et d'âmes sans réserve. Il m'a fait comprendre qu'il fallait qu'il y eût de vous à moi comme un flux et reflux, et que ce serait la communication éternelle que nous aurions ensemble lorsque nos âmes seraient de niveau. Mon âme fait à présent à votre égard comme la mer qui entre dans le fleuve pour l'entraîner et comme l'inviter à se perdre avec elle.

On ignore deux choses, qui sont la fécondité des esprits en Dieu, et cette communication mutuelle de ces mêmes esprits. C'est ce qui cause mille [561] principes erronés. C'est cette fécondité spirituelle qui nous fait participants de la paternité divine ; et ce flux et reflux de communications nous fait participer en quelque manière au commerce ineffable de la Trinité, et c'est tout le secret hiérarchique. Cette paternité fait une communication de substance des ordres supérieurs aux inférieurs, et ce flux et reflux fait une communication d'égalité entre les anges du même ordre. Durant toute l'éternité, la source de la béatitude sera ceci : que Dieu le Père, et toute la Trinité se communiquera aux esprits bienheureux en manière de paternité et leur donnera sa fécondité en sorte qu'ils seront féconds comme Lui, sans multiplicité de productions. Il leur communiquera en même temps Son flux et reflux personnel, en sorte qu'ils auront ce flux et reflux à l'égard de Dieu, recevant et rendant continuellement ce qu'ils reçoivent ; et ils l'auront entre eux, dans l'ordre égal, en manière d'égalité, et, dans les ordres supérieurs aux inférieurs, en manière de puissance, comme Dieu.

Car le dessein de Dieu dans la [562] création des anges et des hommes a été de s'associer des esprits auxquels Il pût communiquer ce qu'Il est. Il ne pouvait rien faire de plus grand que de faire des images de Sa substance par la communication du Verbe dans les anges et les hommes, qui est comme une lumière réfléchie de ce même Verbe dans tous les anges et les saints : aussi est-Il la splendeur des saints. Or ce qu'il y a de plus grand dans les saints est la ressemblance de Dieu : ce qui n'est point cela est détruit et consommé2 par le même Dieu avant qu'Il s'unisse les âmes. Dieu est toute action pour se communiquer, et tout passif pour recevoir ce qu'Il communique : donner et recevoir fait la fécondité et l'égalité des Personnes dans ce flux et reflux continuel. Il se passe la même chose dans les saints et chaque saint est un miroir où toute la Trinité représente efficacement Ses opérations.

Dieu ne peut se contempler dans les saints sans leur communiquer substantiellement ce qu'Il y fait représenter [563] : c'est pourquoi les anges et les saints participent à ces deux qualités de Dieu, de fécondité et de communication réciproque. Or, dans cette vie, toute la perfection consiste en ce qui fait la consommation de cette perfection dans le ciel. La perfection du ciel n'est point autre que celle de la terre : elle est plus pure, plus parfaite et plus consommée. Nul ne peut être parfait s'il ne l'est comme le Père céleste est parfait3 ; il faut donc que le don du Père de lumière4 lorsqu'il est parfait en nous, nous communique et sa fécondité et ce flux et reflux personnel, son indépendance [des moyens] et sa simplicité et unité : tout ce qui n'est point cela n'est point sainteté. Les saints ne nous sont donnés comme modèles que dans ce qu'ils expriment de Dieu : c'est pourquoi Il nous dit que nous regardions le modèle qui nous est montré sur la montagne5.

Jésus-Christ est Père des esprits, [564] et Sa génération est immortelle. Jésus-Christ s'est communiqué à tous et leur a été une substance nourrissante, germe d'immortalité. En nous donnant Sa chair à manger, Il nous a été comme une figure de la nourriture substantielle qu'Il nous donne comme Verbe, sans laquelle nous ne pourrions vivre. Aussi a-t-Il dit : Faites ceci en mémoire de moi6, comme s'Il eût voulu dire : « En mémoire de la nourriture que Je donne à tous les hommes par la communication de mon Esprit en manière centrale », car le Verbe est esprit et vie pour l'âme, lui communiquant et une vie abondante et nourrissante, et fécondité.

Le seul Esprit du Verbe est la nourriture convenable à la substance de l'âme, cette âme ne peut vivre que par la participation du même Verbe. Cette communication fait son rassasiement et son immortalité : son rassasiement, lorsqu'il est communiqué en vision béatifique, et son immortalité, à cause de sa vie essentielle. Les damnés auront nécessairement l'immortalité, à [565] cause qu'ils sont des êtres participés de Dieu, mais ils n'auront ni cette vie, ni ce rassasiement : au contraire, un vide et une faim substantielle.


1Citation répétée dans la lettre suivante : I Co 4, 15.

2ou : consumé ? (Dutoit).

3Mt5, 48.

4Jacques, 1, 17.

5Ex 25, 40 ; He 8, 5.

6Lc 22, 19.

218 [D.1.236]. A FENELON (?) Etat d’une âme à qui Dieu est tout.

C'est aujourd'hui la fête de mon divin petit Maître. Il me saisit si fort que rien plus, et vous êtes de la partie. Il me met dans l'esprit que la concupiscence, soit de l'esprit soit du corps, est enchaînée comme un dragon : c'est Lui-même qui l'a liée comme Satan fut lié. Je ne saurais la craindre et elle ne peut endommager, non par aucune vertu qui soit en moi, mais parce que le cher petit Maître la tient liée. Je ne crains même pas qu'Il la délie. S'Il la voulait délier, j'en serais contente, mais Il m'aime trop pour cela. Ce n'est pas que je désire qu'Il en use de la sorte, mais tel est Son bon plaisir [668] et Son plaisir fait le mien. Je me moque en Lui de tout l'enfer. Je vous dis bien plus : c'est que mon divin petit Maître ne voudrait pas me fâcher et, quand il me donnemouvement de Lui dire de faire quelque chose, Il m'obéit et c'est à Lui qu'Il obéit1. Depuis que nous n'avons en nous deux qu'une volonté, tout va le mieux du monde. Le rassasiement parfait de l'âme marque bien qu'elle possède le Bien Souverain, car il n'y a que Lui qui puisse remplir notre cœur  d'une manière comble.

Vous dites que la concupiscence de la chair est plus tôt détruite que celle de l'esprit. Il faut vous dire comme je connais les choses par expérience. Lorsque Dieu commence de Se communiquer à notre cœur par Son infusion divine, Il amortit si fort les sentiments de la chair qu'il n'en reste presque pas d'atteinte. Cependant l'esprit est alors très vivant et très propriétaire. Ensuite Dieu semble Se servir des révoltes de la chair pour détruire les propriétés de [669] l'esprit. Et alors on aperçoit que l'esprit se purifie à mesure que la chair semble devenir plus rebelle. Mais à mesure que, par la révolte involontaire de la chair, l'esprit se trouve de plus en plus assujetti à Dieu, cette chair s'assujettit à l'esprit. Dans l'ordre de la création, la chair était soumise à l'esprit parce que l'esprit était soumis à Dieu, mais lorsque la volonté se retira de la soumission à Dieu, la chair fut révoltée contre l'esprit. L'esprit parfaitement soumis n'est guère incommodé des révoltes de la chair.

Je ne sais, mon cher P[ère]2, d'où vient que tout ce que l'on me peut dire ne me peut faire douter. Je me trouve avec une parfaite démission d'esprit et sans nulle volonté. Cependant il y a en moi un témoignage de la vérité foncière que rien du monde ne peut ébranler. Ce n'est point entêtement ni une chose forgée, mais c'est un je ne sais quoi d'inaltérable que le Maître opère. Toutes les raisons du monde3 ne me [670] rendraient point ni plus assurée, ni plus en doute. Nulle raison n'entre là. Cela est parce que cela est. C'est l'immutabilité de Dieu qui se trouve en Dieu et non dans la créature. Il me paraît que toutes les difficultés des théologiens viennent de ce qu'ils regardent les choses comme la créature, au lieu de les voir en Dieu qui tient ferme qui il Lui plaît.

Cette créature en elle-même est toujours pécheresse et péché, mais lorsqu'il plaît au Maître de faire une suspension de ces choses et de perdre une âme en soi, elle n'est plus rien de cela, non par aucune qualité naturelle, mais par le pouvoir de Dieu. Qui peut nier l'étendue de ce pouvoir suprême ? Et qui peut dire que ce Dieu, dont l'amour est aussi infini qu'il est gratuit, ne donnera pas ces marques de Son amour à qui il Lui plaît ? Il ne consulte que Son amour même pour aimer.Quelle raison a-t-Il de m'aimer comme Il le fait ? Oui, Il m'aime et je n'en puis douter, ni que Son amour ne Le porte à faire pour moi ce que je ferais pour Lui si j'étais Dieu. Non que j'aie aucune prétention ni aucun intérêt pour moi- [671] même plus que pour un autre, je le dis parce qu'il est vrai, et qu'Il me le fait dire. Je sais qu'Il vous aime de même, et qu'II ne m'aimerait s'Il ne vous aimait pas.

C'est la vérité éternelle en elle-même qui prouve au-dedans ce qu'elle exprime au-dehors grossièrement. Ce sont les secrets mutuels de l'amante et de l'Aimé qui ne sont connus que d'eux. Qui aura la témérité de s'en mêler ? Lorsque je tiens mon Époux entre mes bras et que je Le possède, l'on me veut persuader qu'Il n'y est pas, qu'Il est bien loin de moi, que je me trompe. Je me ris de tous ces discours et je ne laisse pas de caresser mon Ami. Je Lui dis sans Lui dire : « Aimons-nous. Soyons un, et laissons crier tous ces gens qui ne sont ni de mon pays, ni mon peuple, qui ignorent que je vous possède et que je suis parfaitement contente durant qu'ils s'inquiètent pour moi ». C'est une chose tellement ferme et fixe que rien au monde ne peut faire douter d'une possession réelle. On me voudra dire des définitions et un tas de raisons pour me prouver par telle ou telle circonstances que je ne puis point posséder mon [672] Époux. Je [leur] laisse dire ces raisons que je ne conçois pas même. Je n'y puis répondre. Je ne sais point jargonner tous ces termes. Mais je sais en ma langue que mon Bien-aimé est à moi et que je suis à lui, et que je ne le laisserai point aller4. Si l'on me demande comment je le sais, je ne puis dire autre chose sinon que je sais parce qu'il est véritable.

Il m'a fallu, pour obéir, vous appeler mon père et vous écrire cela. Mon voyage est remis à huit jours, le lendemain de l'Annonciation.

Quoique j'ai eu des lumières de foi très pures, nues et profondes sur les Mystères qui m'ont été découvertes en Dieu même depuis quelques années, nulle d'elles ne me communique une autre disposition que celle de l'enfance, de la simplicité et de la candeur. Le fond n'a jamais varié d'un moment depuis ma nouvelle vie. Il a été affermi en Dieu de telle sorte qu'il n'y en a eu nul changement qu'un avancement plus grand en Dieu. Mais pour le péché, il est disparu et lorsque l'âme en veut [673] trouver dans ses fautes mêmes, elle éprouveréellement qu'il ne subsiste point5. C'est une esclave à laquelle le roi a ôté toutes les marques de sa captivité : il l'a épousée. Non seulement elle ne pense plus à son premier esclavage, mais elle est comme certaine de n'y plus retomber.

Je ne puis être simple avec personne comme avec vous. Quoique vous soyez si sage6, ma simplicité trouve que vous lui convenez, que vous ne lui êtes pas plus étranger que moi-même, et qu'il n'y a rien au monde qu'elle ne vous communique. Mon Dieu, que je suis innocente! Loin de trouver en moi de la malice, je n'y trouve que de la candeur, de la simplicité, de l'innocence, de la pureté de mon petit Maître7. C'est ce qui compose tout mon intérieur. Et cela est si propre à l'âme en Dieu même qu'elle en est comme béatifiée. Les Bienheureux auront une béatitude accidentelle de leur pureté en Dieu et [674] de la pureté de Dieu en eux. Cela est si fort dans le fond que l'odeur s'en répand sur les sens comme un goût ineffable. Vous la devriez, ce me semble, goûter d'où vous êtes8. Je vous souhaitela bonne Pâque : c'est le passage de l'âme en Dieu où vous arriverez d'une manière éminente.


1Cela se voit aussi dans sainte Gertrude,Livre III, 30 ; dans sainte Catherine de Gênes au chap. 29 de sa vie et dans plusieurs autres saintes âmes. (Dutoit). -« Elle disait encore qu'il lui semblait recevoir de Dieu dans son âme un continuel rayon d'amour qui les liait l'un à l'autre par un fil d'or dont elle ne craignait pas qu'il se rompe jamais. Cela lui avait été donné dès le début de sa conversion ; par suite toute crainte servile et mercenaire lui avait été ôtée, en sorte qu'elle n'avait plus peur de perdre Dieu. Au contraire son doux Seigneur lui donnait tant de confiance que lorsqu'elle était attirée à demander quelque chose qu'il voulait lui donner, il lui était dit dans l'esprit : « Commande, parce que l'Amour le peut faire. » En retour elle obtenait tout ce qu'elle demandait avec toute l'assurance imaginable. » (Catherine de Gênes, chap. 29, trad. Debongnies).

2Cette lettre s’adresse probablement à Fénelon.

3Voyez la Vie de Ste Thérèse aux Additions, relation 1, p. 401. éd. d'Anvers ; ses nouvelles lettres : Lett. 2 p. 401. Ste Angèle, chap. 27. ou dans les éditions de Cologne pages 288, 301, 314. (Dutoit).

4Ct 2, 16 et 3 ,4.

5Voyez Ste Catherine de Gênes dans sa vie Chap. 44. (Dutoit). – « La première fois qu'elle vint se confesser à ce religieux, elle lui dit : « Père, je ne sais où j'en suis ni pour l'âme ni pour le corps. Je voudrais me confesser mais je ne puis trouver d'offense que j'aurais faite. » Quant aux péchés qu'elle disait, il ne lui était pas accordé de les considérer comme des péchés qu'elle aurait fait par pensée, parole ou action ; c'était comme d'un petit garçon, qui fait quelque enfantillage sans en avoir le discernement. » (Catherine de Gênes, chap. 44, trad. Debongnies).

6Le début de ce paragraphe renforce l’hypothèse sur l’identité du destinataire – de même que le ton général de la lettre parlant de la vie intérieure d’égale à égal, en particulier dans sa conclusion « …vous arriverez d’une manière éminente. »

7Voyez  la vie de Ste Angèle, chap. 27 dans l'édit. de Cologne, 1696, la 2ème partie. chap. 1 section 9, § 68 pag.301. (Dutoit). – «A présentje me vois seule avec Dieu, toute pure, toute sanctifiée, toute vraie, toute droite, toute certaine, toute céleste en Lui… » (Angèle de Foligno, 27e chap., trad. E. Hello).

8A Cambrai ?

219 [D.2.112]. A FENELON (?) Union de cœurs. Conduite, etc.

C'est pour suivre le mouvement qui m'est donné que je vous écris. Mon cœur vous trouve plus présent et plus uni que jamais. C'est quelque chose de si intime et de si pur qu'il me serait difficile de vous l'exprimer. Quelque union que les autres me témoignent avoir pour moi, cela me paraît presque étranger et je n'en aperçois point d'autre que la vôtre, ce qui pourtant n'empêche pas que je ne serve aux autres dans toute l'étendue des desseins de Dieu pour les simplifier autant que Dieu veut.

J'ai à vous avertir que les âmes qui sont conduites comme la vôtre et la mienne doivent être très fidèles à suivre leurs mouvements : ceux de ces personnes [323] étant très simples, sans certitude et comme naturels, ce sont les plus assurés. Les choses se font comme tout naturellement, sans rien de bien marqué. Il n'en est pas de même des âmes qui sont conduites par une foi plus lumineuse, par les certitudes, et dont les mouvements sont fort marqués.

Dieu permet souvent qu'elles en aient d'illusoires pour les faire mourir à la certitude1 mais ces âmes n'en sont pas moins à Dieu en leur manière. Que faut-il donc leur faire ? Faut-il leur apprendre à discerner leurs mouvements ? Nullement. Tout ce qui les multiplierait les empêcherait de répondre aux desseins de Dieu et d'entrer dans la vraie simplicité. Il faut leur faire comprendre qu'ils doivent déposer leurs mouvements et se conduire à leur égard par la pure obéissance2, surtout lorsque ces mouvements sont des choses extraordinaires et en des personnes qui ne seraient pas capables de leur exécution. Mais pour celles qui en sont [324] capables, cela ne peut nuire3 et sert même beaucoup à simplifier et à faire mourir4.

1Mourir au désir d'être perceptiblement assuré sur tout sujet. (Dutoit).

2C'est à dire en obéissant une personne plus avancée qu'eux. (Dutoit).

3Cette conduite selon leurs mouvements. (Dutoit).

4Nous pensons que cette lettre est adressée à Fénelon, compte tenu du caractère unique attribué à la relation : « Quelque union que les autres me témoignent… »

 220 [D.2.169]. A FENELON (?) ET A … Touchant divers états.

 [516] Le véritable état apostolique est d'être tout à tous et [tel] que chacun trouve son compte selon son état. Les Apôtres, après avoir reçu le Saint-Esprit parlaient toutes langues, c’est-à-dire que chaque personne les comprenait selon son besoin et son état : c'est là la parole de Dieu. L’Écriture s'entend de tous selon leurs besoins, et la parole de Dieu, qui est le Verbe, est donnée à tous, grands et petits, et chacun en a selon son état et ce qu'il en peut contenir. La figure de cela était dans la manne, et la réalité se trouve dans la sainte Eucharistie :
          Sumit unus, sumunt mille, etc.1

J'ai trouvé ici un grand abus envers les âmes commençantes et à qui Dieu donnait Sa présence sensible pour les attirer à Lui et les ôter de [517] mille engagements (à quoi cette présence est fort nécessaire). C'est qu'on portait ces âmes à combattre cette présence de Dieu et à s'en détourner : on les dépouillait lorsqu'elles n'étaient pas vêtues. Je leur fis comprendre comment il fallait garder cette présence tant que Dieu la donnait, et ne s'en dépouiller jamais par soi-même, mais s'en laisser dépouiller ; que c'était une grande faute à une personne de chasser Dieu comme [qui chasserait] un prince qui viendrait chez nous. Il ne faut ni Le chasser, ni Le retenir par force, mais Le laisser aller et venir comme il Lui plaît, et il serait encore plus mal de Le chasser que de Le retenir par force.

Au nom de Dieu, mon cher enfant que j'engendre tous les jours en Jésus-Christ, ne réfléchissez point volontairement. Vos réflexions ne sont point volontaires dans leur suite et elles sont malgré vous, mais vous leur donnez lieu dans leur commencement par des retours volontaires. Je vous aime avec une tendresse de mère, et cependant je ne puis point vouloir autre chose que votre perte de toute [518] manière. Laissez-vous donc à Dieu. Vous ne trouverez jamais de vrai repos que lorsque vous n'aurez plus rien pour vous. Vivez en Dieu de Dieu même, sans crainte, sans frayeur, sans défense, sans désir que cela soit autrement. Hé bien, vous êtes perdu ? Vivez en perdu et ne penser jamais plus à vous trouver.

Oh ! si je pouvais vous communiquer, mon pauvre enfant, cette largeur immense que j'expérimente, où il n'y a plus ni rétrécissement, ni réserve, ni crainte quelle qu'elle soit, ni résistance, ni envie que votre état finisse, ni espoir de le voir finir, ni pensée de salut, ni crainte d'être et au-dehors et au-dedans le plus perdu des hommes ! Il me semble que la nature craint encore de paraître moins réglée et circonspecte au-dehors et que vous avez honte lorsque vous avez paru tel. Vous y faites réflexion et cela vous fait entrer en doute, en crainte et en assurance de votre perte. Perdu ou sauvé, qu'importe ! Plus de vous ! Plus rien de vous ! Quand sera-ce que vous serez si détruit que vous ne serez plus ?

Je ne m'étonne [519] pas que, lorsque le calme est venu, vous ayez peine à exprimer les choses qui vous regardent. C'est parce que, par ces réflexions, vous vous tirerez de votre néant et que pour vous donner un être méchant2, il faut vous en donner un [avec effort]. Lorsque vous retournez dans votre rien3, il vous faut faire violence pour en parler, parce que c'est vouloir donner un être à ce qui n'en a plus. Ô pauvre et très pauvre perdu ! quand ne serez-vous plus ni perdu, ni sauvé ?

Ô rien trop heureux ! Il n'y a que le seul tout qui puisse être plus content que le seul rien. Comprenez-vous ceci ? Ce sont deux infinis, deux centres et qui ne font qu'un. Dieu trouve Son centre partout et dans le néant plus qu'en aucun lieu, et le rien trouve son centre dans le tout, où seul tout est dans un contentement qui ne peut ni varier, ni changer.

[520] Pour le saint roi David, c'est une conformité entre nous qui nous rend un en Dieu, et cette unité se trouve aussi bien entre les saints, lorsque les états sont rapportants, qu'entre les personnes de ce monde. Il y a de grandes vérités en ce que j'ai écrit de la vie de ce saint roi, en qui tous les états intérieurs m'ont été montrés être enfermés comme en Jésus-Christ, avec la même différence qu'il y a entre la figure et l'original. Mais comme une figure, pour être parfaite, doit contenir tous les traits de l'original, aussi en David se trouve renfermés tous les états de Jésus-Christ et tous les états qui sont en Jésus-Christ. Vous et moi sommes destinés à les porter dans une grande étendue, et c'est ce qui fait cette union à mon saint roi, que vous éprouverez mieux lorsque tout être propre distinguible et perceptible vous sera ôté.

Je vous aime bien, et ce n'est plus amitié, mais conformité et unité. Il y a bien quelque chose en vous qui n'est pas achevé. La lumière que vous avez est très véritable, et il y a longtemps que je l'ai remarqué. Cependant [521] j'y vois bien du changement et que cela se purifie chaque jour. Si Dieu ne vous anéantissait, vous seriez comme le caméléon, prêt à prendre toutes les couleurs. Quoiqu'on vous accuse d'être ferme et entier, vous êtes le plus flexible des hommes et votre fermeté n'est point naturelle. Il ne faut incliner à rien, ni penser à rien. Dieu ne fera jamais les choses tant que nous y pencherons. Quoique je voie cet état d'être hors de chez moi, comme l'état le plus anéantissant du monde, je ne puis penser à en sortir, et Dieu fera Lui-même en tout temps tout ce qu'Il voudra. Oh ! qu'il est bon de n'avoir plus rien !

Ce que vous dites de votre âme est bien véritable. C'est cependant une idée qu'il faut perdre, et que Dieu ne vous donne que pour vous soutenir. Votre foi n'est pas entièrement nue, quoiqu'elle avance fort et très notablement. Lorsque le Verbe seul sera en vous la seule parole, comme Il l'est en Son Père, et que, le néant étant achevé, le Père produira Son Verbe dans ce néant comme Il le produit de toute éternité, il n'y aura plus de paroles [522] intérieures, Dieu étant la seule parole ineffable, et cela d'une manière réelle et profonde. Laissez-vous ôter et donner ce que Dieu veut. Ces paroles ne vous viennent qu'après vos grandes souffrances, peines et réflexions, et ce sont un soutien de l'état. Mais lorsque le néant sera consommé, il n'y aura plus ni de peine, ni de parole, ni de réflexion. La seule parole du Verbe, qui est la seule réflexion sans réflexion, étant l'acte direct de Son Père égal à Lui, sera seule en vous et tout le reste sera banni. Ce sera alors que l'état sera permanent et durable, l'amour pur y étant l'Amour-Dieu, comme la parole sera la Parole-Dieu.

Pourquoi me demandez-vous si je veux bien ce que vous faites ? Ai-je quelque chose qui soit à moi ? Et si je l'avais, ne serais-je pas redevenue propriétaire ? Celle qui a donné son âme à Dieu sans réserve, pourrait-elle se soucier d'autre chose          .

M... me paraît étroit, mais je crois que vous lui servirez beaucoup, et je le conjure de toute mon âme de se laisser, en enfant, dilater et rompre. Il a cru souvent que cet élargissement que [523] Dieu lui procurait par vous, était un rétrécissement parce qu'il lui causait une douleur qu'il ne pouvait discerner, et il a cru, au contraire, que ce qui le pressait et qui, en le pressant, lui causait quelque plaisir, était un élargissement, et c'est tout le contraire. Les personnes qui tiennent les âmes dans ces états leur causent un petit goût qui leur paraît une largeur. Si Dieu rompt les barrières, comme je le crois qu'Il fera, il verra bien alors cette différence.

Je suis bien aise que vous ayez prêché dans la cathédrale4. Il me vient que pour avoir des termes qui soient accommodants à tous, il faut être fort avancé et avoir non seulement les lumières des états, mais même le don de les expliquer et interpréter. Ce qui fait que l'on se sert de termes qui ne peuvent être reçus, vient de ce que l'on n'est pas assez avancé pour faire l'application des termes conformément à ce qu'ils contiennent dans leurs expressions, un terme cachant plusieurs sens qui ne peuvent être développés et expliqués que par le vrai Esprit de Dieu.

Il est certain que l'esprit général de l’Église renferme nécessairement l'esprit particulier de ceux qui composent l’Église et que nul ne peut être au-dessus de l’Église que Jésus-Christ, comme le chef est au-dessus du corps sans être séparé du corps, et [que] le même Jésus-Christ se trouve encore dans l’Église puisqu'Il la compose. Je n'ai pas le temps de me mieux expliquer.

Ne faites plus de ces lettres humaines pour louer les créatures : cela n'est plus l'emploi de votre plume. Cependant, N. vous l'ayant demandé, vous auriez eu peine à le lui refuser. C'est une obéissance qu'il fallait faire dans les termes qu'il disait.

M. n'est pas raisonnable. Elle se défend tant qu'elle peut et devient étrangement propriétaire. Dieu cependant ne manquera pas de l'en arracher malgré ses résistances, mais il lui en coûtera bon.

Mon Dieu, qu'il y a ici d'aimables âmes ! La plupart ne sont point découvertes, et je vois que celles qui vont le mieux, sont celles que Dieu conduit Lui-même. Dieu leur donne une [525] confiance et ouverture entière. Il y a un pauvre garçon qui est un admirable enfant, et une demoiselle de vingt ans que Dieu conduit depuis l'âge de quatre à cinq ans dans la foi passive, et depuis six ans, Il la conduit dans la nudité de foi. Les démons l'ont fort tourmentée [même] d'impureté et de blasphèmes, et Dieu n'a pas permis qu'elle se soit découverte à des personnes qui lui auraient nui. C'est une aimable enfant, mais sa santé est ruinée par des extrêmes pénitences qu'elle a faites dans son enfance où, à six ou sept ans, Dieu lui a fait faire les choses les plus étranges, et Il l'a conduite comme Il m'a conduite, quoique dans un âge bien différent. A dix ans et moins, elle passait les nuits en oraison. Je crois que Dieu la poussera loin : Il la dénue étrangement et, si elle vit, elle passera de terribles états. Sa confiance est d'autant plus entière que Dieu opère davantage. En ce qu'on lui dit, elle comprend tout, et Dieu ne la laisse point réfléchir.


1Soit qu'un le reçoive, ou mille hommes, / Un seul le reçoit comme tous. (Après la Pentecôte, Fête-Dieu, Hymne de la messe votive du Saint Sacrement : « Lauda Sion… » )

2C’est-à-dire voulant vous considérer comme étant quelque chose de mauvais, vous devez pour cela faire effort de sortir de votre néant et vous donner un état d'être. (Dutoit).

3Qui est le seul lieu où vous trouverez votre paix, étant votre centre. (Dutoit).

4Il s’agit peut-être de Fénelon, comme paraît l’indiquer la teneur de la lettre, dont ce prêche dans la cathédrale. Toutefois certaines expressions (« mon pauvre enfant… ») font douter de cette attribution. Par ailleurs certains passages de la lettre (tel que le dernier paragraphe) ne semblent pas écrits par Mme Guyon mais peut-être par une disciple. Plusieurs lettres ont-elles été rassemblées en une seule ?

221 [D.2.170]. A FENELON (?) Désappropriation. Anéantissement.

Je ne suis pas surprise que, lorsque je vous parle, je ne vous fasse pas comprendre ce que je veux dire. Je m'en explique si mal, et l'état où je suis est si peu explicable que je ne pourrais qu'avec peine, quand je voudrais, le donner à entendre. Aussi je ne m'en mets pas en peine. Je dis ce qui me vient dans l'esprit tel qu'il m'y est mis, et je le dis avec sincérité et simplicité, parce que la confiance que j'ai en vous est telle que je ne pourrais pas ne vous pas tout dire, si je le pouvais dire. Mais je n'ai aucune vue, ni d'être éclaircie, ni d'être assurée, et vous ne pouvez faire ni l'un ni l'autre. Car, comme l'improbation1 de toutes les créatures ne me peut mettre en doute, leur approbation ne me peut assurer, ni même la vôtre, que je préfère à celle de bien d'autres, le doute et l'assurance étant entièrement incompatibles avec l'état que je [527] porte, où il ne peut entrer ni doute, ni assurance, ni consolation, ni désolation, ni joie, ni tristesse.

Il est vrai cependant que, de toutes les choses du monde, rien ne me peut tant donner de consolation que de parler avec vous. Mais c'est une consolation que je ne puis pas appeler telle, tant elle est au-dehors de moi. Il en est de même de toutes les attaques des créatures, et même de mes péchés si j'en fais. Cela est si fort étranger et au-dehors que cela ne peut être appelé mien, je veux dire, ni ma joie, ni ma peine, ni ma coulpe, ou plutôt pour me mieux exprimer, c'est qu'il n'y a en moi rien de ces choses qui me soit propre. Et comme je suis étrangère à moi-même, ou plutôt, à ce qui tient en moi ma place, ce qui m'est propre me paraît étranger.

Vous me demanderez ce qu'il y a dans ce fond ? Un rocher en dureté, fermeté, insensibilité. Je n'aime de mon propre amour et ne connais de mes lumières ni Dieu, ni les créatures, ni moi. Tout amour m'est ôté, toute connaissance et toute volonté d'en avoir. La seule bêtise, les misères, [528] pauvretés, etc. est ce qui est à moi. Je ne sais que bégayer d'un état qui ferait peur à tout autre et qui ne peut m'en faire, parce que je suis sans le mouvement par tout ce qui me regarde. Je ne puis me tourner vers un côté par pente, quelque imperceptible qu'elle soit.

Il me semble que je comprends tout ce que vous me dites de vous-même. Votre état est celui qui précède l'anéantissement, puisqu'il va toujours s'approchant de plus en plus. Il faut que vous éprouviez de toutes les misères, de celles mêmes dont l'odeur est plus insupportable, et même de toutes, peu ou beaucoup. Tous n'éprouvent pas tant de choses, ni de si différentes sortes, parce que tous ne sont pas destinés à un anéantissement si profond. Mais pour vous, il faut que vous tâtiez de tout et que vous buviez la lie du calice, ce qui durera jusqu'à ce que cela vous soit comme habituel, après quoi vous ne le sentirez plus que fort légèrement et par intervalles jusqu'à ce que l'anéantissement total soit consommé.

1Improbation : action d’improuver, de ne pas approuver, de blâmer. (Littré).

Deux autres lettres retrouvées dans le volume IV de l’édition Dutoit, ont été publiées dans notre premier volume à partir d’autres sources (dont les indications sont à compléter par les références qui suivent) :

La lettre D.4.135 a été publiée dans notre premier volume sous le n°241, à la date du 15 mars 1690, à partir du manuscrit de la B. N. F., Nouv. acq. fr. 11 010, f°. 56 r° (lettre n°13), qui comporte de plus un début non reproduit par Poiret-Dutoit : « Si je croyais, monsieur […] C’est pour perdre, c’est pour tenir en l’air sans assurance. »

La lettre D.4.136 a été publiée dans notre premier volume sous le n°292, à la date de 1690, à partir du ms. A.S.-S. 2176, pièce 7417, f°65. Copie du marquis.




TABLE DES MATIERES



Table des matières

Avertissement 5

INTRODUCTION 7

La Correspondance de Madame Guyon. 7

Brève chronologie de la vie et de l’œuvre. 13

Jeunesse et vie provinciale. 13

1681-1686 14

Voyages et apostolat. 14

III 15

1686-1696 15

Vie publique et combats.   15

IV 15

1696-1703 15

Enfermements. 15

V 16

1703-1717 16

Retraite et apostolat à Blois. 16

Description des sources utilisées. 17

Avertissement. 29

Cinq séries de lettres de directions spirituelles 33

Direction spirituelle et transmission mystique 37

.(En collaboration avec Murielle Tronc.) 37

MADAME GUYON DIRIGÉE,1671-1681. 45

L’influence du P. Maur de l’Enfant-Jésus. 47

Monsieur Bertot, directeur mystique. 51

Madame Guyon succède à ses directeurs. 53

I Lettres du P. Maur de l’Enfant-Jésus. 57

[1re] Du P. Maur. fin 1670 ? 57

[2e] Du P. Maur. 1673 ? 59

Tandis que chacun fait son petit établissement spirituel, il faut s’abandonner et mourir à soi-même. 59

[3e] Du P. Maur. 1673 ? 61

L’état de néant et d’extrême abandon et pauvreté est le fondement sur lequel Dieu a dessein d’établir votre perfection. 61

[4e] Du P. Maur. 1674 ? 64

Ce ne sont pas nos efforts mais Sa divine opération qui nous fait atteindre à Dieu. 64

[5e] Du P. Maur. 1674 ? 66

Sur l’indifférence surnaturelle. 66

[6e] Du P. Maur. 1674 ? 67

[7e] Du P. Maur. 1674 ? 67

[8e] Du P. Maur. 1674 ? 67

[9e] Du P. Maur. 1674 ? 68

[10e] Du P. Maur. 1674 ? 68

Demande de nouvelles, et encouragement à répondre à Dieu qui nous attire. 68

[11e] Du P. Maur. 1674 ? 69

Pas d’efforts propres, mais se laisser anéantir. Dieu nous déiformera. 69

[12e] Du P. Maur. 1674 ? 70

Ce n’est point à la créature de vouloir choisir son chemin. 70

[13e] Du P. Maur. 1674 ? 72

Dans les angoisses intérieures se laisser aller où Dieu nous conduit. 72

[14e] Du P. Maur. 1674 ? 73

État passif du dépouillement. 73

[15e] Du P. Maur. 1674 ? 76

Se laisser perdre dans notre désert. 76

[16e] Du P. Maur. 1674 ? 77

S’abandonner entre les bras de Dieu. 77

[17e] Du P. Maur. 1675 ? 79

L’abandon entre les mains de Notre Seigneur, seul appui. 79

[18e] Du P. Maur. 1675 ? 79

[19e] Du P. Maur. 1675 ? 80

Laisser détruire puis édifier le tabernacle de Dieu. 80

[20e] Du P. Maur. 1675 ? 81

Traverser le désert. 81

[21e] Du P. Maur. 1675 ? 83

Ne s’accrocher à rien sinon à Dieu. 83

II. Lettres de Monsieur Bertot 85

1. De J. Bertot. 1672. 85

Lettre-traité de la vie intérieure. L’âme jouit de Dieu sans moyen : chaque moment lui est Dieu. 85

2. De J. Bertot. Avant octobre 1674. 101

3. De J. Bertot. Avant octobre 1674. 105

4. De J. Bertot. Avant octobre 1674 ? 106

5. À J. Bertot. Avant octobre 1674 ? 113

6. De J. Bertot. Avant octobre 1674 ? 114

7. À J. Bertot. Avant octobre 1674. 116

8. De J. Bertot. Avant octobre 1674. 117

9. De J. Bertot. 1674 ?  120

10. De J. Bertot. Avant juillet 1676 ? 122

11. De J. Bertot. Avant juillet 1676. 128

12. De J. Bertot. 22 mars 1677. 130

Découvrir la divine Providence en tout. 130

13. De J. Bertot. Avant 1678 ? 132

14. De J. Bertot. Avant 1678 ? 134

15. De J. Bertot. Avant 1678 ? 136

16. De J. Bertot. Avant 1678 ? 138

17. À J. Bertot. Avant 1678 ? 142

18. De J. Bertot en réponse. 1678 ? 144

19. De J. Bertot en réponse à six questions1. 1678 ? 146

20. De J. Bertot. 1678 ? 156

21. De J. Bertot. 1678. 162

22. À J. Bertot. Avant avril 1681. 166

23. De J. Bertot en réponse. Avant avril 1681. 168

24. À J. Bertot. Avant avril 1681. 171

25. De J. Bertot en réponse. Avant avril 1681. 173

26. À J. Bertot. Avant avril 1681. 174

27. De J. Bertot. Avant avril 1681. 175

28. De J. Bertot. Avant avril 1681. 179

« Onze dernières lettres de M. Bertot dans le même ordre à une même personne.Avant avril 1681.» 181

[1ere ] De J. Bertot. 181

[2e ] De J. Bertot. 183

[3e ] De J. Bertot. 184

[4e ] De J. Bertot. 186

[5e ] De J. Bertot. 186

[6e ] De J. Bertot. 188

[7e ] De J. Bertot. 189

[8e ] De J. Bertot. 189

[9e ] De J. Bertot. 190

[10e ] De J. Bertot. 191

[11e ] De J. Bertot. Avant avril 1681. 194

De J. Bertot. Avant avril 1681. 195

LETTRES ET TÉMOIGNAGES 1681-1688 203

À Dominique La Motte. 1681. 205

Elle recommande ses enfants à son frère et justifie sa vocation. 205

À son Fils Ainé. 1681. 209

« Je ne vous eusse jamais quitté pour rien moins que pour Dieu. » 209

À son Fils Cadet. 1681. 211

« … je ne vous oublierai jamais devant Dieu … » 211

À son frère. 1681. 212

Réponse à des menaces : « …l’on peut me compter comme n’étant plus. Pour la vocation, si elle est de Dieu, il saura bien la soutenir… » 212

À son frère. 1681. 214

« Je renonce de bon cœur à tous mes droits… » 214

De Jean d’Arenthon d’Alex à N. 29 juin 1683. 214

« Je l’estime infiniment et par-dessus le père de Lacombe ; mais je ne puis approuver qu’elle veuille rendre son esprit universel… » 214

À dom Grégoire Bouvier son frère. 12 décembre 1684. 216

Elle rend compte de sa conduite intérieure et de la rédaction de ses Explications bibliques. 216

Du Cardinal Le Camus à Mgr d’Aranthon d’Alex. À Grenoble, le 18 avril 1685. 218

Informations sur Madame Guyon. 218

À Mgr d’Aranthon d’Alex. 3 juin 1685. 219

Demande de servir dans son diocèse. 219

Du Cardinal Le Camus à M. le Lieutenant civil. 28 janvier 1688. 221

Recommandation. 221

Du Cardinal Le Camus. 28 janvier 1688. 222

Pour engager M. Le lieutenant civil à rendre justice. 222

Papiers donnés à M. L’Official. 8 février 1688. 222

À L’Official de Paris. Du Samedi saint, 1688. 224

Demande de réparation morale. 224

[2e] À L’Official de Paris. 1688. 227

Elle lui demande de transmettre une lettre et se plaint de sa rigueur. 227

À L’Archevêque de Paris. Pâques 1688. 228

« Quel est mon crime ? » 228

À L’Archevêque de Paris. Eté 1688. 230

Au P. de la Chaize. 1688. 230

Eloge. 1688. (Auteur inconnu). 232

Sentiments de Madame Guyon. 1688. 234

Placet présenté au Roi. 1688. 236

Demande de mise en liberté. 236

À Madame de Maintenon. Fin 1688. 238

Témoignage anonyme. 1689. 239

MADAME GUYON ETABLIE « DAME DIRECTRICE » 243

21 lettres de Madame Guyon publiées dans le « Directeur Mystique » . 243

 1. Voie pour devenir une créature nouvelle. 243

 2. Filiation spirituelle. 248

 3. Mourir à soi et s’abandonner. 249

4 A POIRET. Foi nue et oraison simple. 251

 5. Usage des incertitudes. Anéantissement. 253

 6. Abandon de son sort à Dieu. 255

 7. Dieu affermit la foi. 256

 8. Danger des voies extraordinaires. 257

 9. Résistance à Dieu, peines et abandon. 260

 10. Perte de la raison et de la volonté. 263

 11. Fermeté dans l’abandon. 265

 12. Fidélité dans la voie de la perte. 267

 13. D’assurance dans la voie de la perte. 268

 14. Communications des esprits. Souplesse sous Dieu. 269

 15. De la perte en Dieu. 271

16. Perte totale, source de tout bien. 273

 17. Règne du pur amour. 274

 18. Agrément de l’abjection. 275

 19. Abandonnement, etc. 276

 20. Etat d’une âme perdue en Dieu. 277

21. Usage des écrits intérieurs. 279

LA DIRECTION DE FÉNELON À PARTIR DE FIN 1688 281

Une rencontre improbable. 281

Une relation mystique. 283

(Murielle Tronc.) 283

Etat documentaire et chronologie. 289

I. La « Correspondance secrète » de l’année 1689 295

1. À Fénelon. Octobre 1688. 295

Je suis depuis quelques jours dans un état continuel de prière pour vous. 295

2. À Fénelon. Octobre - novembre 1688. 297

Union intime : « Il a voulu se servir de ce méchant néant, pour vous communiquer Ses miséricordes. » 297

3. À Fénelon. Octobre – novembre 1688. 299

Assurance d’une vie profonde orientée vers Dieu. 299

4. À Fénelon. Novembre 1688. 304

Faut-il brûler ou conserver la rédaction de sa Vie ? 304

5. De Fénelon. 2 décembre1688. 305

« Je m’imagine, sans le savoir, qu’on ne voit plus que Dieu, sans Le voir d’une manière à pouvoir exprimer cette vue… » 305

6. À Fénelon. Décembre 1688. 307

Son état invariable, simple et nu. Elle confie le sort de ses écrits à Fénelon. 307

7. À Fénelon. Décembre 1688. 309

Dieu « fera tout en lui, dans l’oubli où il est de soi-même. » 309

8. À Fénelon. Décembre 1688. 310

Union des puissances suivi du trépas mystique. Abrégé de la conduite de Dieu à conserver. 310

9. À Fénelon. 25 décembre 1688. 313

Lettre écrite à deux heures après minuit : dévotion au petit Maître et pur amour. 313

10. À Fénelon. Janvier 1689 ? 317

Souplesse parfaite à l’Esprit de Dieu. 317

11. À Fénelon. Janvier 1689. 319

Dieu seul. 319

12. À Fénelon. Janvier 1689 ? 320

« …mon âme, ainsi que je vous l’ai dit, s’écoule sans cesse dans la sienne… » 320

13. De Fénelon. Janvier-février 1689. 322

Une certaine peine unissante. 322

14. À Fénelon. Février 1689. 323

« …d’épurer la foi et d’affermir la volonté par le desséchement de l’esprit. » 323

15. À Fénelon. 21 février 1689. 325

Madame Guyon instrument de la justice de dépouillement. 325

16. À Fénelon. Février 1689. 328

Laisser faire Dieu, vivre dans la foi et non par soi-même. 328

17. À Fénelon. Février - mars 1689. 331

Dieu seul. 331

18. À Fénelon. Février-mars 1689. 332

Souplesse à la volonté divine qui se substitue à la nôtre et simplicité d’un enfant. 332

19. À Fénelon. Mars 1689. 335

Filiation et union divine. 335

20. À Fénelon. Mars 1689. 336

La foi s’élève sur le débris de notre raison. 336

21.À Fénelon. Mars 1689. 340

Dieu purifie les qualités naturelles sans que celui qui les possède se les approprie. 340

22. À Fénelon. Mars 1689. 342

Exercer la simplicité. 342

23. À Fénelon. Mars 1689. 343

Communication divine des âmes entre elles et de Dieu avec elles et par elles. 343

24. À Fénelon. Mars 1689. 344

Un regard de complaisance non distinct de Dieu produit grâce et écoulement dans les âmes. Le doute s’oppose à cette communication. 344

25. À Fénelon. Mars 1689. 345

Union qui vient du centre divin. 345

26. À Fénelon. Mars 1689. 346

Je consumerais ma vie à votre service […] je ne puis que me laisser conduire. 346

27. À Fénelon. Mars 1689. 347

28. À Fénelon. Mars 1689. 348

Que voulez-vous donc que je fasse de cette Vie. 348

29. À Fénelon. Mars 1689. 349

Cassette des écrits. Marque où il reconnaîtra ce qu’elle a écrit pour lui. 349

30. De Fénelon. 12 Mars 1689 350

31. À Fénelon. Mars 1689. 351

Dieu me tient incessamment devant lui pour vous 351

32. À Fénelon. Mars 1689. 351

Attendre le temps de Dieu pour écrire : « Il est temps de se remplir sans se vider ». 351

33. À Fénelon. Mars 1689. 352

Union et vocation de Fénelon. Inclination à prier en silence. 352

34. De Fénelon. Mars ? 1689. 353

Tentative de définir l’abandon, la passiveté et le repos de l’âme. 353

35. À Fénelon. Mars 1689. 356

Repos en Dieu par le don de sa liberté, sûreté de la voie de foi nue, abandon total. 356

36. De Fénelon. 28 mars 1689. 359

Sécheresse et paix. Faut-il accepter un évêché ? 359

37. À Fénelon. Mars 1689. 360

Conseils portant sur l’oraison ; Dieu vous conduira en enfant. 360

38. À Fénelon. 5 ou 6 avril 1689. 362

39. À Fénelon. 8 ou 9 avril 1689. 363

40. À Fénelon. 9 avril 1689. 365

41. À Fénelon. Avril 1689. 366

42. De Fénelon. 16 avril 1689. 371

43. À Fénelon. 19( ?) Avril 1689. 374

Destruction des répugnances. Être aveugle et confiant. « Ne résistez jamais, vous ne souffrirez jamais. » 374

44. De Fénelon. 22 Avril 1689. 378

« Je me sens assez souvent irrésolu… » 378

45. À Fénelon. Entre le 25 et le 30 Avril 1689. 379

Il faut perdre les décisions de la raison. 379

46. De Fénelon. 30 Avril 1689. 380

L’abîme obscur de l’abandon. « Mon union avec vous augmente » - mais Fénelon est troublé à propos de sa nomination. 380

47. À Fénelon. 1er Mai 1689. 382

48. À Fénelon. Début mai 1689. 383

« Peut-être irez-vous au but par des chemins écartés … Il n’y a rien à faire, que d’attendre en patience. » 383

49. À Fénelon. début mai 1689. 385

« Plus ce qui est de vous chez vous sera détruit, plus il vous possèdera. » 385

50. De Fénelon. 6 mai 1689. 386

Je ne veux plus avoir rien, ni m’avoir moi-même. 386

51. À Fénelon. 7 mai 1689. 387

52. À Fénelon. 8 mai 1689. 388

La science des saints et celle des hommes ; il faut perdre l’une et 1’autre, pour n’avoir que la science de Dieu. 388

53. De Fénelon. 11 mai 1689. 390

« Rien ne m’entre si avant dans le cœur que la pensée d’être uni en vous à Dieu. » 390

54. À Fénelon. Mai 1689. 392

« Il vous arrivera aussi de perdre souvent la trace de la conduite de Dieu sur vous… » 392

55. De Fénelon vers le 15 mai 1689. 394

« …qui marche par le chemin de la foi toute nue et tout obscure, ne trouvera que Dieu… » 394

56. À Fénelon. Milieu mai 1689. 396

« Le temps de l’obscurité est long et ennuyeux … Dieu arrache tout l’acquis » 396

57. À Fénelon. 18 mai 1689. 397

« … je vous rendais toujours plus simple et plus enfant… » 397

58. De Fénelon. 25 mai 1689. 398

« …une volonté sèche, languissante et faible contre mes inclinations. » 398

59. À Fénelon. 26 mai 1689. 399

60. À Fénelon. 28 mai 1689. 399

61. De Fénelon. 3 juin 1689. 401

« Je ne m’ouvre à personne qu’à nous deux... » 401

62. À Fénelon. 5 juin 1689. 403

« Rien ne vous arrête à présent… » 403

63. À Fénelon. 7 juin 1689. 405

« Dieu veut renverser chez vous tout ce que vous avez édifié. » 405

64. De Fénelon. 9 juin 1689. 407

« …dans la voie commune des gens tièdes… ». Sur l’abbé de Langeron. 407

65. À Fénelon. 10 ou 11 juin 1689. 409

« Dieu vous choisira toujours des moyens de salut tout opposés à la science et à la sagesse humaine. » 409

66. De Fénelon. 12 juin 1689. 411

« Je suis tout persuadé qu’il faut que la sagesse meure, mais ce n’est pas à moi à lui donner le coup de mort. » 411

67. De Fénelon. 412

68. À Fénelon. 13 ou 14 juin 1689. 413

« Dieu opérera Lui-même en vous ce qu’Il me fait vous dire.» 413

69. De Fénelon. 14 juin 1689. 414

Sur l’éducation des filles. Sécheresse tranquille. 414

70. À Fénelon. 15 juin 1689. 415

« …il me semble que, si je pouvais être une heure auprès de vous en silence, que votre cœur s’en trouverait bien. » 415

71. À Fénelon. 15 juin 1689. 416

De la véritable purification de l’âme. Raison de la destruction totale et ce qu’elle recouvre. 416

72. De Fénelon. 16 juin 1689. 428

73. À Fénelon. 16 juin 1689. 430

74. À Fénelon. 21 juin ? 1689. 431

« Je vous demande donc audience » en silence : « c’est la communication des saints véritable et réelle. ». 431

75. À Fénelon. 25 juin 1689. 432

Dilatation plutôt que mort, acquiescement dans la plénitude de la volonté. 432

76. De Fénelon. 26 juin 1689. 433

« …aimer autant à vouloir qu’à ne vouloir pas. » 433

77. À Fénelon. 27 juin 1689. 434

78. De Fénelon. 4 juillet 1689. 435

« …vous devriez être plus simple et plus hardie pour toutes les choses qui sont de mon degré. » 435

79. À Fénelon. 5 juillet 1689. 437

« L’on m’a fait entendre que ce que je vous écris à présent fait un fond qui établit l’âme… » 437

80. De Fénelon. 5 juillet 1689. 438

« Si je raisonnais sur cet état de langueur et d’impuissance, je ne me croirais propre à rien. » 438

81. À Fénelon. 7 ou 8 juillet 1689. 439

Présence cachée de Dieu. Union en Dieu. 439

82. À Fénelon. 8 ou 9 juillet 1689. 442

« …tout vous sera donné dans l’occasion… » 442

83. De Fénelon. 9 ou 10 juillet 1689. 443

Sur les tentations. Inutilité d’écrire sur les purifications passives. 443

84. À Fénelon. 10 ou 11 juillet 1689. 445

Sur les tourments des purifications passives. 445

85. De Fénelon. 11 juillet 1689. 448

Prudence ! 448

86. À Fénelon. 12 juillet 1689. 450

« …je suis aveuglément … quelque chose de très intime et de très fort. » 450

87. De Fénelon. 17 juillet 1689. 453

« Je veux aller sans savoir où, partout où Dieu me mènera, pourvu que ce soit Lui. » 453

88. À Fénelon. 18 juillet 1689. 454

« Dieu m’a choisie telle que je suis pour vous, afin de détruire par ma folie votre sagesse. » 454

89. De Fénelon. 18 juillet 1689. 456

« …on ne peut plus voir la main de Dieu qui nous mène … mais alors il reste une certaine droiture d’intention… » 456

90. À Fénelon. 19 juillet 1689. 457

« …la résistance à ce que Dieu veut … peine parce qu’elle tire l’âme de cet ordre et disposition divine… » 457

91. De Fénelon. 22 juillet 1689. 458

Conseils de diplomatie. 458

92. À Fénelon. 23 juillet 1689. 460

« L’âme, dans l’état d’abandon aveugle, ne doit plus se regarder … pour se corriger de ses défauts. » 460

93. De Fénelon. 26 juillet 1689. 461

Description et analyse de sa sécheresse. 461

94. À Fénelon. 27 juillet 1689. 464

Réconfort dans la sécheresse ; « …on ne veut aussi de vous que l’acquiescement… » 464

95. À Fénelon. Fin juillet ou début août 1689. 469

Libérer la spontanéité. 469

96. À Fénelon. Début août 1689. 470

Connaître et aider les âmes sur un fond de foi nue ou plutôt d’anéantissement qui exclut ce qui se peut nommer. 470

97. De Fénelon. 11 août 1689. 470

Six degrés ou états ; difficultés portant sur la désappropriation et sur les ténèbres de la pure foi. 470

98. À Fénelon. 12 août 1689. 480

99. De Fénelon. 12 août 1689. 485

100. À Fénelon. 13 août 1689. 486

« …lorsque le Maître ne donne point de mouvement, il est impossible de m’en donner. [...] Dieu ne vous abandonne pas d’un moment… » 486

101. À Fénelon. 18 août 1689. 488

Sur sa nomination pour l’éducation du dauphin. « Dieu a des desseins sur ce Prince… » 488

102. À Fénelon. 21 août 1689. 490

Demande de rendez-vous. Ordre d’aider pour l’intérieur M. de Beauvillier. 490

103. De Fénelon. 21 août 1689. 491

104. À Fénelon. Fin août 1689. 492

« … l’union des uns avec les autres ne fait pas une hiérarchie, mais bien un corps hiérarchique, composé de plusieurs … Le reste des chrétiens sont des corps morts. » 492

105. De Fénelon. 31 août 1689. 495

106. De Fénelon. 12 septembre 1689. 498

107. À Fénelon. 20 septembre 1689. 499

Docilité et spontanéité requises. 499

108. À Fénelon. 23 septembre 1689. 500

« Moins il y aura de vous, plus il y aura de Lui. » 500

109. À Fénelon. 25 septembre 1689. 504

« …se livrer à pur et à plein, et encore plus pour s’oublier et s’envisager dans sa laideur. » Songe. 504

110. De Fénelon. 1er octobre 1689. 506

Abandon à la sécheresse. Union. 506

111. À Fénelon. Début octobre 1689. 508

Comparaison des sources cachées. Il faut souffrir « …une espèce de brûlure qui sert de purgatoire. » 508

112. De Fénelon. 10 octobre 1689. 511

Oraison sèche dans la tranquillité et la largeur. Sentiment d’être déchu des grâces passées. 511

113. À Fénelon. Milieu d’octobre 1689. 512

Nous exposer souvent brièvement devant Dieu. Le vide, Son opération 512

114. De Fénelon. 16 octobre 1689. 513

« …vous avez une grâce éminente avec une lumière d’expérience pour les voies intérieures … vous vous trompez quelquefois sur les gens et sur leur disposition. » 513

115.À Fénelon. Seconde quinzaine d’octobre 1689. 515

Un songe ! « …si en marchant par le sentier de la foi, l’on était toujours certain que c’est Dieu qui nous conduit, il y aurait peu d’épreuves à soutenir… » 515

116. À Fénelon. 25 octobre 1689. 517

« … pureté et netteté admirables … La volonté est aussi nue et vide, mais sans disette » 517

117. À Fénelon. Fin octobre 1689. 518

« une fidélité actuelle, dans le moment présent, selon la lumière… » 518

118. À Fénelon. Novembre 1689. 519

Songe des deux personnes exposées aux rayons divins : « Si nous étions sans action, sans retour, sans réflexion… » 519

119. À Fénelon. Novembre 1689. 521

120. De Fénelon. Automne 1689. 523

121. À Fénelon. Automne 1689. 524

« … quelque chose de fixe en Dieu même… » 524

122. À Fénelon. Automne 1689. 525

Foi lumineuse, foi savoureuse, foi pure.« … après un état si nu, sans sortir de la nudité, l’on devient fécond, éclairé et lumineux sans lumière… » 525

123. À Fénelon. Automne 1689. 528

Rien n’est possible hors la conformité à Dieu. 528

124. À Fénelon. Automne 1689. 529

« Dieu est également ce qu’il est et pourrait ajouter incessamment et ôter sans diminuer ni accroître ; en sorte que tout ce qui est possible en Dieu est tout ce qui est et ce qui n’est pas… » 529

125. À Fénelon. Automne 1689. 532

L’âme est réduite en unité. L’Être infini fait disparaître tout le reste… 532

126. À Fénelon. Automne 1689. 534

« …je connus, dis-je, la pureté de Dieu être si infinie et celle qu’Il exige de l’âme pour y opérer avec plaisir être telle qu’Il ne veut pas la moindre action de l’âme… » 534

127. À Fénelon. Automne 1689. 536

Pur amour, « …impitoyable destructeur » ;« …donner son âme et son éternité ». 536

128. À Fénelon. Automne 1689. 538

Après la découverte, l’âme se croit égarée et perd tout espoir avant d’arriver à l’Unité. La Charité est Dieu même où l’âme est conduite par la perte de tout moyen. 538

129. À Fénelon. Automne 1689. 541

« C’est ce sacrifice que nous faisons à Dieu de notre liberté et de notre propre volonté qui nous rend Ses enfants adoptifs et qui Le porte à nous mouvoir Lui-même… » 541

130. À Fénelon. Automne 1689. 543

131. À Fénelon. Automne 1689. 547

« Je suis souvent plus proche de la mort que de la vie. Cependant il n’y a en moi nul penchant, nulle crainte… » 547

132. À Fénelon. 26 novembre 1689. 548

« … quelque chose pourrait-il vous arrêter au milieu de votre course ? » 548

133. À Fénelon. 27 novembre 1689. 549

« … Dieu me tire d’un côté et vous tirez de l’autre… » 549

134. À Fénelon. 1er décembre1689. 550

« …l’on ne doit jamais regarder les choses par la perte que l’on en fait … mais du côté de Dieu… » Opérations savoureuses puis douloureuses pour quatre raisons. 550

135. De Fénelon. Vers Noël 1689. 554

« Il me semble que je suis embarqué sur un fleuve rapide… » 554

136. À Fénelon. Fin décembre 1689. 556

Recueillement par simple retour ; pas de règle mais exercer la charité envers des proches. 556

II.  Le « Complément » de l’année 1690. 559

137. À Fénelon. Janvier 1690. 559

Union indivisible. Dieu m’a livrée pour vous. « Haïssez-moi, souffrez-moi, aimez-moi, je suis chargée de vous et il faut que je vous conduise où je suis ». 559

138. À Fénelon. Janvier 1690. 563

La Paix : « À mesure que l’âme meurt à elle-même, elle découvre en elle cette division de l’âme d’avec l’esprit. Cette division s’opère par la paix intérieure. » 563

139. À Fénelon. Janvier 1690 ? 564

140. À Fénelon. Décembre 1689. 566

« … étant à la messe prête à communier très serrée à Dieu, tout à coup votre âme me fut présente et l’on la serrait à la mienne… » 566

141. À Fénelon. 26 décembre 1689. 567

« … Il faut vous laisser comme une chambre qui laisse tout entrer et sortir… » 567

142. À Fénelon. Fin décembre 1689. 569

« J’ai vu en songe un oiseau d’une beauté extraordinaire. … Enseignez le langage du cœur. » 569

143. De Fénelon. 28 décembre 1689. 570

« … il faut que je ne Lui résiste point … Je m’unis à vous de plus en plus. » 570

144. À Fénelon. Fin décembre 1689. 571

Être petit parmi les Grands. « Il ne faut rien prévenir, mais se laisser à Dieu sans réserve au moindre signal ». 571

145. De Fénelon. 12 janvier 1690. 573

« … je vois ma misère, mon impuissance, mon rien, tout cela sert à me faire petit… ». 573

146. À Fénelon. Entre le 12 et le 28 janvier 1690. 574

« Il veut de vous un sacrifice sans réserve. » 574

147. De Fénelon. 28 janvier 1690. 576

Faiblesses humiliantes et misères intérieures. 576

148. À Fénelon. Début février 1690. 576

« Lorsque l’on rapporte encore quelque chose à soi, l’on est imparfait. » 576

149. De Fénelon. Début février 1690 ? 578

150. À Fénelon. Avant le 14 février 1690. 580

« … respecter jusqu’aux moindres instincts dans les âmes. » Conseils de direction. 580

151. De Fénelon. 14 février 1690. 580

152. À Fénelon entre le 14 et le 17 février 1690. 582

Réunir les puissances dans la seule volonté. Demande de préface pour le Moyen court. 582

153. De Fénelon. 17 février 1690. 584

154. À Fénelon. Fin février 1690? 585

« … vous obéir entièrement. » 585

155. De Fénelon. Mars 1690. 585

156. À Fénelon. Mars 1690. 587

« Laissez tout perdre. … il ne nous reste que le néant. » 587

157. De Fénelon. 14 mars 1690. 589

158. À Fénelon. 15 mars 1690. 591

« … tenir en l’air sans assurance … enfance spirituelle à laquelle vous êtes appelé … J’éprouve dans mon fond une candeur et innocence… » 591

159. De Fénelon. 16 mars 1690. 593

« J’ai le cœur en paix et dans un plein contentement. » 593

160. À Fénelon. Entre les 16 et 21 mars 1690. 594

161. De Fénelon. 21 mars 1690. 596

« Je ne veux ni sagesse, ni honneur, ni paix, ni sûreté, ni ressource, mais Dieu seul. » 596

162. À Fénelon. 22 ou 24 mars1690. 596

Dieu lui veut un dénuement total ce qui suppose un long chemin. 596

163. De Fénelon. 1er avril 1690. 598

164. À Fénelon. Entre le 1er et le 11 avril 1690. 599

« Je suis très faible… » 599

165. À Fénelon. Entre le 1er et le 11 avril 1690. 599

« … vous me trouverez toujours en Dieu … la vraie pureté consiste dans l’entière désappropriation … Je laisse aussi cette Vie… » 599

166. De Fénelon. 11 avril 1690. 601

167. À Fénelon. Entre le 11 et le 17 avril 1690. 602

« …l’évangile éternel de la volonté cachée de Dieu. » 602

168. À Fénelon. Entre le 11 et le 17 avril 1690. 603

Nouvelles de maladie. 603

169. De Fénelon. 17 avril 1690. 604

170. À Fénelon. Entre le 17 et le 25 avril 1690 ? 605

Sur la spontanéité requise. 605

171. À Fénelon. Avril 1690. 606

Aveugles tant que nous sommes en voie, science sans lumière particulière en Dieu. 606

172. À Fénelon. Avril 1690. 607

Description de l’union spirituelle qui ne passe point par l’entremise des sens mais qui est donnée par Dieu pour les personnes désappropriées. 607

173. À Fénelon. Avril 1690. 610

« … vous êtes ma famille, mon pays et toutes choses. » 610

174. À Fénelon. Avril 1690. 610

« … Je me sens depuis quelque temps affamée de votre perte … Je vous avertis que je suis cruelle… » 610

175. À Fénelon. Entre le 17 et le 25 avril 1690 ? 611

Sur l’immensité et l’extrême pureté divine. 611

176. À Fénelon. Entre le 17 et le 25 avril 1690 ? 613

« … le mouvement qui vient de Dieu tire sa source comme du cœur, non de la simple pensée de l’esprit. » 613

177. De Fénelon. 25 avril 1690. 613

« …extrême sécheresse et âpreté du côté du naturel, avec une violence profonde sur le spirituel. » 613

178. À Fénelon. Vers le 26 avril 1690 ? 614

Tout sert à perdre, l’indolence comme la vivacité ; sur l’indifférence ; Dieu opère caché et Se sert de la contrariété même. 614

179. De Fénelon. Entre le 25 avril et le 15 mai 1690. 616

180. À Fénelon. Entre le 25 avril et le 15 mai 1690. 618

Encouragements sur la voie du dépouillement. 618

181. De Fénelon. 15 mai 1690. 623

« Il ne m’en a point donné l’absolution. … Indolence ». 623

182. À Fénelon. Autour du 20 mai 1690. 625

« Vous n’êtes plus à vous. Dieu seul est et cela suffit. … Il vous veut nu de tout bien. » 625

183. De Fénelon. 25 mai 1690. 627

« Nous sommes assez souvent le soir comme de petits enfants ensemble et vous y êtes aussi… » 627

184. À Fénelon. Entre le 25 mai et le 11 juin 1690. 629

« …il n’y a plus rien à faire pour vous par la purification commune, mais Dieu lui-même vous doit être tout. » 629

185. De Fénelon. 31 mai 1690. 630

186. À Fénelon. Début juin 1690. 630

« Vous guérirez de votre langueur… ». 630

187. À Fénelon. Début juin 1690. 631

« …je suis certaine que vous ne ferez jamais volontairement une chose que vous croirez dans ce moment être mal. » 631

188. À Fénelon. 11 juin 1690. 632

« Union. » 632

189. À Fénelon. Juin 1690. 634

190. À Fénelon. Juin ou juillet 1690. 634

« Le directeur éclairé de l’Esprit de Dieu a peu à faire… »  634

191. À Fénelon. Juin ou juillet 1690. 635

192. À Fénelon. Juin ou juillet 1690. 635

« … vous n’arriverez jamais en Dieu même que par une destruction totale… » 635

193. À Fénelon. Eté 169 637

Unité, flux et reflux de communication. Dieu « veut S’associer des esprits… » 637

194. À Fénelon. Juin ou juillet 1690. 640

« Plus vous serez misérable de cette sorte, plus Dieu se servira de vous pour de plus excellents ouvrages. » 640

195. De Fénelon. Septembre ? 1690. 641

196. À Fénelon. Eté ou automne 1690. 642

Devenir enfant. 642

197. À Fénelon. Fin septembre ou début octobre 1690. 643

« … la moindre réserve entre nous était comme une pelle d’écluse, qui retient les eaux. » 643

198. À Fénelon. Début octobre 1690. 646

Récits de songes dont celui de l’agneau occis. 646

199. À Fénelon. Automne 1690. 649

« … ceci est un coup de partie pour le suivre ou vous dérober à sa conduite. » 649

200. À Fénelon. Automne 1690. 651

Pouvoir de Dieu qui rejaillit d’elle sur les créatures. Vie dans l’instant présent. 651

201. De Fénelon. Automne 1690. 653

« Mon cœur est ouvert à tout … Je suis fort au large… » 653

202. À Fénelon. Automne 1690. 653

« C’est moi, c’est moi en vous qui terrasserai l’ennemi… » 653

203. À Fénelon. Automne 1690. 654

L’enfance et la simplicité requises. 654

204. À Fénelon. Novembre 1690. 655

« Vous êtes mon unique… » 655

205. À Fénelon. Fin 1690. 656

Voyage. 656

206. À Fénelon. Fin 1690. 656

« … vous ne ferez rien sans celle qui est votre racine, vous enté en elle comme elle l’est en Jésus-Christ… » 656

207. À Fénelon. Fin décembre 1690 ? 657

208. À Fénelon. 1690. 657

209. À Fénelon. 1690. 659

210. À Fénelon ?  663

III. Lettres écrites après 1703. 667

211. À Fénelon. 667

212. De Fénelon avec les réponses de Madame Guyon. 4 ? Mai1710. 669

677

213. De Fénelon. fin mai 1710 ? 678

678

IV. Echange de poésies spirituelles. 679

214.[1re] De Fénelon. 679

[2e] A Fénelon. 679

681

[3e] De Fénelon. 681

[4e] A Fénelon. 681

[5e] De Fénelon. 683

[6e] A Fénelon. 685

[7e] De Fénelon. 687

[8e] A Fénelon. 688

[9e] A Fénelon. 690

[10e] De Fénelon. 692

[11e] A Fénelon. 692

[12e] De Fénelon. 693

[12e] De Fénelon : Parodie. 695

[13e] A Fénelon. 697

Vous avez le goût de l'enfance 697

[14e] De Fénelon. 698

[15e] A Fénelon. 700

[16e] De Fénelon. 702

[17e] A Fénelon. 704

Autres lettres à Fénelon. 705

 [Corresp. III : Lettres dont on connaît les destinataires et lettres datées.] 705

 215 [D.3.55] A Fénelon. 26 mai 1689. 705

  707

216 [D.1.221]A FENELON. Fin 1688 ou début 1689. 708

217 [D.3.129]. A FENELON. Fécondité et communication spirituelle. 709

218 [D.1.236]. A FENELON (?) Etat d’une âme à qui Dieu est tout. 712

219 [D.2.112]. A FENELON (?) Union de cœurs. Conduite, etc. 716

 220 [D.2.169]. A FENELON (?) ET A … Touchant divers états. 717

221 [D.2.170]. A FENELON (?) Désappropriation. Anéantissement. 721

TABLE DES MATIERES 723

TABLE REDUITE AUX PRINCIPAUX TITRES 739

Fin de tome 741





TABLE REDUITE AUX PRINCIPAUX TITRES


Table des matières

Avertissement 5

INTRODUCTION 7

La Correspondance de Madame Guyon. 7

Brève chronologie de la vie et de l’œuvre. 13

Description des sources utilisées. 17

Avertissement. 29

Cinq séries de lettres de directions spirituelles 33

Direction spirituelle et transmission mystique 37

.(En collaboration avec Murielle Tronc.) 37

MADAME GUYON DIRIGÉE,1671-1681. 45

L’influence du P. Maur de l’Enfant-Jésus. 47

Monsieur Bertot, directeur mystique. 51

Madame Guyon succède à ses directeurs. 53

I Lettres du P. Maur de l’Enfant-Jésus. 57

II. Lettres de Monsieur Bertot 85

« Onze dernières lettres de M. Bertot dans le même ordre à une même personne.Avant avril 1681.» 181

LETTRES ET TÉMOIGNAGES 1681-1688 203

MADAME GUYON ETABLIE « DAME DIRECTRICE » 243

21 lettres de Madame Guyon publiées dans le « Directeur Mystique » . 243

LA DIRECTION DE FÉNELON À PARTIR DE FIN 1688 281

Une rencontre improbable. 281

Une relation mystique. 283

Etat documentaire et chronologie. 289

I. La « Correspondance secrète » de l’année 1689 295

II.  Le « Complément » de l’année 1690. 559

III. Lettres écrites après 1703. 667

678

IV. Echange de poésies spirituelles. 679

Autres lettres à Fénelon. 705

TABLE DES MATIERES 723

TABLE REDUITE AUX PRINCIPAUX TITRES 739

Fin de tome

1Reprises de Jacques Bertot Directeur mystique, Textes présentés par D. Tronc, coll. « Sources mystiques », Editions du Carmel, Toulouse, 2005, pour la présentation de Monsieur Bertot, 9-49 ; & 243-294 pour un choix parmi les lettres présentée ici.

2Monsieur Bertot Directeur mystique I Opuscules et Lettres [‘Opuscule XII Eclaircissements sur l’Oraison et la Vie intérieure’, 259-379, dix demandes de Guyon reflètent bien la ‘pugnacité’ de la jeune femme et on apprécie les réponses du maître Bertot ; voir aussi II Lettres et Compléments aux Retraites, III Retraite et Amis, HC Lulu, 2019 - en attente d’un éditeur prêt à prendre le risque d’imprimer ce guide intérieur majeur. - Quoi qu’il en soit, lire Bertot sans chercher à qui il s’adresse, est aussi important que de lire Guyon – et même préféré par des amateurs de forte densité mystique qui font fi de beau style.

3Existence attestée de quatre tomes pour deux retrouvés ; recherches infructueuses d’ I. Noye, le découvreur du tome « années 1690 », et de J. Orcibal. La découverte majeure qui reste à faire est fort difficile puisque qu’en l’absence de titre pour cet Anonyme, il faut connaître l’écriture d’un des copistes actifs à Cambrai (prabablement Dupuy).

4‘Avant-propos’ & ‘Maur de l’Enfant-Jésus, grand carme’ reproduits dans Dominique Tronc, Etudes IV, 167-180.

5DT, Etudes IV, 21-30.

6 Jeanne-Marie GUYON, La Vie par elle-même et autres écrits biographiques, Honoré Champion, coll. « Sources Classiques », 29, 2001.

7 Déclaration indiquant la disposition à se ranger sous l’autorité de quelqu’un, à obéir.

8Expression utilisée par Tronson dans sa correspondance avec des tiers religieux.

9« La spiritualité du Directeur mystique ressemble étrangement à celle de Mme Guyon. Est-ce M. Bertot qui l’a formulée ou est-ce Mme Guyon qui l’a attribuée à son directeur ? » Dictionnaire de Spiritualité (DS), [1937], vol. I, col. 1537.

10 Déjà en 1907, Masson, reprenant des lettres éditées au XVIIIe siècle, en avait retiré des parties jugées d’intérêt purement spirituel. La correspondance « définitive » de Fénelon, éditée de 1972 à 1999, omet les lettres de Madame Guyon. Cette apparente injustice s’explique : une édition séparée avait été envisagée, comme en témoigne l’annotation d’Orcibal, t. III, p. 226 : « M. Irénée Noye […] publiera bientôt les lettres de Mme Guyon, beaucoup plus nombreuses et plus longues. » Mais ce dernier fut absorbé par l’achèvement de la Correspondance de Fénelon. Il nous a généreusement aidé dans notre entreprise en nous communiquant ses travaux préparatoires.

11 Voir L. Cognet, Crépuscule des Mystiques, Desclée, 1958 ; J. Le Brun La Spiritualité de Bossuet, Klincksieck, 1972 ; DS, tome 12, art. « Quiétisme », II. France ; Fénelon, Œuvres I, notices par J. Le Brun, Gallimard, Bibl. de la Pléiade, 1983. […]

12 On la complètera par la biographie chronologique plus ample donnée en annexe à La Vie par elle-même, Champion, 2001, p. 1052-1070.

13  « Madame Guyon , rencontres autour de la vie et l’œuvre », Actes du colloque de Thonon-les-Bains qui eut lieu en septembre 1996, publiés par Jérôme Millon, Grenoble, 1997. V. « Etat… » p. 51-61.

14 Archives [du séminaire de] Saint-Sulpice, 6 rue du Regard, 75 006 Paris.

15 Une précieuse liste détaillée fut établie en vue de préparer cette synthèse. Elle associe à chaque numéro de pièce (« A.S.-S. pièce xxxx » dans cette édition) son incipit. Sa saisie informatique nous fut libéralement communiquée par monsieur Noye en octobre 1996, au premier jour de notre entreprise. Nous l’avons reprise et revue.

16 Nous ne reprenons pas cette présentation par destinataires mais regroupons les sources par types. Le regroupement par destinataires se retrouve en effet dans l’édition elle-même comme Directions puis dans la mesure où le duc de Chevreuse et la « petite duchesse » de Mortemart se succèdent l’une à l’autre dans le second volume Combats.

17 Des informations détaillées sur les sources figurent à la fin de chacune des lettres. Nous les répétons sans trop les abréger, afin de faciliter l’utilisation séparée d’une lettre. De même la numérotation de nos notes, sans compter celle des variantes, est reprise à chaque lettre.

18 Pierre Poiret (1646-1719), pasteur qui vécut près d’Amsterdam, fut un défenseur de la mystique remarquable par ses travaux d’édition. Il devint à la fin de sa vie un disciple apprécié de Madame Guyon que nous présentons en tête de la dernière section de ce volume intitulée : Autres directions et relations après 1703.

19 Sur le pasteur Jean-Philippe Dutoit (1721-1793), enthousiaste disciple guyonien et personnage notable dans l’histoire littéraire de la Suisse d’expression française, v. J. Chavannes, Jean-Philippe Dutoit…, Lausanne, 1865, & A. Favre, Un théologien mystique vaudois, Jean-Philippe Dutoit, Genève, 1911.

20 La « Correspondance secrète » fut écartée en vue de préserver Fénelon, jusqu’à l’ouvrage de Masson paru en 1907.

21 Il constitue en quelque sorte un « tombeau » littéraire - on pense aux « tombeaux » musicaux élevés par Marais à Lully (1701), par Weiss à Mr de Logy (1721) - où Monsieur Bertot est présenté en préface par Madame Guyon. Le Directeur Mystique est un des rares livres présents chez Dutoit lors de la saisie effectuée par la police bernoise. De nombreuses lettres sont adressées à Madame Guyon, souvent en réponse aux questions que celle-ci pose sous forme de « lettres à l’auteur ».

22 Ces 21 dernières lettres de Madame Guyon se retrouvent aussi dans l’édition Dutoit.

23 Le Directeur Mystique ou Extrait des oeuvres Spirituelles de Monsr. Bertot. Ami intime de feu Mr Bernières et directeur de Mad. Guyon, tiré des quatre volumes de ces mêmes oeuvres de M. Bertot imprimé à Cologne 1726. À Berlebourg, imprimé par Christoffle Michel Regelein, 1742, 488 pages.

24 La liste complète des traités figure dans notre édition de la Vie par elle-même, annexe « Bibliographie ».

25 Les éditeurs pratiquaient en général la récupération des manuscrits qui étaient recyclés et ainsi perdus. Poiret, qui rassembla patiemment un grand nombre d’entre eux, eut certainement la volonté de conserver les autographes de Madame Guyon mais sa bibliothèque fut perdue. Cela explique la complémentaritéentre les deux grandes masses, imprimés et manuscrits, qui ne se recouvrent presque jamais.

26 Isaac Du Puy ou Dupuy, fidèle disciple qui vivra longtemps et sera la « mémoire » respectée par le cercle des disciples, informateur en 1733 du marquis de Fénelon. Voir ci-après sa biographie en note de la lettre du 16 février 1690.

27 Copiste également du ms. d’Oxford de La Vie, gentilhomme normand qu’on voit dans l’entourage de Mme Guyon qui l’avait chargé en 1695 de lui trouver en Normandie un couvent où elle pourrait demeurer inconnue. Il est auprès de Mme Guyon lors de l’arrestation de celle-ci, le 27 décembre 1695 à Popincourt. En janvier 1707 il est auprès de Jeanne Guyon à Blois…

28 Voir la note d’Orcibal, (CF), tome III, p.226 ; quelques lettres furent insérées dans l’édition (du XVIIIe s.) des Lettres chrétiennes et spirituelles de Madame Guyon.

29 E. Picard, « Les Théatins de Saint-Anne-la-Royale », Regnum Dei, 1980, 99-374. Nous citons ici les deux passages susceptibles de faciliter une recherche : « …on se prend à penser que les théatins partageaient pour le moins les préventions de Nicole pour la mystique : à peine 4% de la section [soit : c) La Théologie], 22 volumes dont 18 [nous soulignons] de la seule Madame Guyon… » (p. 303) ; « L’inventaire de leur bibliothèque fait en 1791 lorsque la municipalité parisienne fit mettre les scellés sur la bibliothèque avant de déménager les livres au dépôt de Saint-Paul […][en note : ] est conservé aux Archives Nationales sous la cote S 4354-55. » (p. 269-270).

30 Récapitulatif par volumes ou ms. du « fond Guyon » des A.S.-S.établi par I. Noye, que nous résumons ainsi :

ms 2055 de 229 ff. : Copie Isaac Dupuy, principalement de lettres à Chevreuse.

ms 2056 de 960 p. : Torrents, Catéchisme de la mère Bon, poèmes.

ms 2057 de 322ff. : Purgatoire, fragment de la Vie, Ecrits de jeunesse, lettres et poèmes.

ms 2170, pièces 7014 à 7026 : Soumissions, témoignages, lettres.

ms 2171, pièces 7029 à 7122 : Anonyme et notes modernes.

ms 2172, pièces 7133 à 7232 : Lettres à Chevreuse principalement, autographes et copies.

ms 2173, 205 p. : Copie de La Pialière.

ms 2174, pièces 7246 à 7330 : Suite des lettres à Chevreuse et à la « petite duchesse ».

ms 2176, 195p. : Livre du Marquis de Fénelon.

ms 2177, pièces 7421 à 7492 : Lettres aux disciples (Marquis de Fénelon, Metternich, Ecossais…)

ms 2178, pièces 7499 à 7566 : Suite des lettres aux disciples (Marquis de Fénelon principalement, Ramsay)

ms 2179, pièces 7569 à 7596 : Certificats, soumissions, lettres de Lacombe, etc.

31 On peut négliger les publications antérieures à 190 Citons toutefois l’apparat critique de l’édition de Saint-Simon par Boislisle et des éditions non remplacées d’œuvres de Fénelon incluant, dans celle de 1828 chez Le Clere à Paris, une correspondance élargie aux pièces « quiétistes » ; l’édition Gaume-Lefort de 1848-1852 est plus complète mais moins fidèle.

32 On note la confusion possible entre les contenus de l’appendice III appartenant au tome VI et ceux de l’appendice III appartenant au tome VII !

33 De même un parallèle peut être avancé entre la naïveté du P. Lacombeet la « candeur sainte » du P. Jérôme Gracien (v. Thérèse d’Avila, Œuvres complètes, Paris, Les éditions du Cerf, 1995, p. 1638).

34 Prenant la suite de l’éditeur Poiret - ce dernier probablement responsable aussi de certains ajouts entre parenthèses - nous n’avons pas cru devoir convertir celles-ci en crochets, sauf cas évidents.

35 C’est une des raisons de présenter un texte modernisé dont nous venons d’exposer les libertés. Nous avons constitué, pour notre travail, en ce qui concerne Bertot et Guyon, un corpus scanné ou photographié. Il pourrait - avec l’accord des A.S.-S. et de notre éditeur - être mis à la disposition des chercheurs sur un ou des sites à définir ou sous forme de Cdrom.

36 Le rôle de la Mère Granger fut probablement aussi important.

37 Poiret, les deux frères Homfeld, von Ewijck et son épouse, Wettstein… Certains vivaient en communauté au village de Rijnsburg, près de Leyde.

38 Particulièrement près d’Aberdeen. Ce qu’illustrent par exemple les échanges épistolaires croisés au moment de la mort de Madame Guyon, dont on trouvera quelques exemples à la fin de la « série écossaise ».

39 Particulièrement à Morges. À Lausanne perdurera un groupe guyonien actif, illustré plus tardivement par Dutoit (1721-1793).

40 La fin de ce volume regroupe donc les directions qui d’un point de vue chronologique devaient appartenir au volume III – ce qui l’eût démesurément grossi tout en rendant difficiles d’utiles comparaisons entre formation reçue et enseignement.

41Lettre 51 de Bertot (2e lettre avant avril 1681).

42Lettre 55 de Bertot (6e lettre avant avril 1681).

43« Elle [Geneviève Granger] avait reçu de Dieu une lumière surnaturelle pour connaître l’intérieur de ses filles […] Approchant d’elle, leurs nuages étaient dissipés… » Mère de Blémur, Eloges de plusieurs personnes…, t. II, p. 417 ss., Paris, 1679.

44Lettre 107 à Fénelon, mars 1689.

45Lettre 95 à Fénelon.

46Lettre 116 à Fénelon, mars 1689.

47Explication sur saint Matthieu, chap. XVIII, versets 19 et 20 : « De plus je vous dis, que si deux d'entre vous s'accordent ensemble sur la terre, quoi qu'ils demandent, il leur sera donné par mon Père qui est dans les cieux. 2 Car en quelque lieu que se trouvent deux ou trois personnes assemblées en son nom, je m'y trouve au milieu d'eux. » (trad. des Explications).

48Lettre 132 à Fénelon, début mai 1689.

49Lettre 177 à Fénelon, 27 juillet 1689.

50Lettre 255 à Fénelon, avril 1690.

51Lettre 85 à Fénelon, octobre-novembre 1688.

52Lettre 124 à Fénelon, avril 1689.

53Lettre 273 à Fénelon, juin – juillet 1690.

54Lettre 283 à Fénelon, automne 1690.

55Lettre 442 du Dr James Keith à Lord Deskford, 10 septembre 1717.

56Lettre 220 à Fénelon, janvier 1690.

57Lettre 292 à Fénelon, 1690.

58Lettre 171 à Fénelon, 18 juillet 1689.

59Même lettre 171.

60Lettre 223 à Fénelon, décembre 1689. De même, la lettre 146 : « L’on me fait tout porter, tout souffrir et tout soutenir pour vous. »

61Lettre 443 à Lord Deskford, 12 janvier 1715.

62Lettre 276 à Fénelon, été 1690.

63Lettre 283 à Fénelon, automne 1690.

64Lettre 434 de 1717.

65Lettre 52 de Bertot (3e lettre avant avril 1681).

66Lettre 276 à Fénelon, été 1690.

67Lettre 248 à Fénelon, entre le 1er et le 11 avril 1690.

68Comme en témoigne la lettre 264. Voir aussi les conseils qu’elle lui donne à propos de ses amis.

69Lettre 164 : « …il me paraît qu’en mourant, je ne changerais point de disposition et que je vous emporterais de cette sorte dans le ciel, où vous me seriez en Dieu là-haut ce que [vous] m’êtes ici en Dieu, et où je ferais incessamment auprès de Lui ce qu’il m’y faut faire ici. »

70Lettre 248.

71Lettre 428 au baron de Metternich, 1715 : « …Vous avez sans doute appris la perte que nous venons de faire par la mort de N. [Fénelon]. Mais il est présentement dans le sein de Dieu. Il est plus que jamais avec nous si nous savions le trouver dans notre centre commun. Pour moi, je le trouve plus que jamais présent à mon cœur. Je ne puis croire que je l’ai perdu. Je lui parle, et je le prie de prier le divin petit Maître d’avancer Son règne. Unissez-vous à lui : il connaît vos infirmités, et vous procurera de grands secours. »

72Lettre 444 à Lord Deskford, 13 mars 1715.

73Lettre 430 du baron de Metternich, 19 août 1716.

74 Le directeur Mystique [sic] ou les Oeuvres spirituelles de M. Bertot…, 1726, analysé précédemment dans les sources de la correspondance.

75 Jean de Bernières, mort en 1659, fit l’objet d’une condamnation post-mortem en 1689.

76 Dont probablement Madame de Charost (1641 ? – 1716), qui eut elle-même une influence sur la jeune Madame Guyon : « Je voyais sur son visage quelque chose qui me marquait une fort grande présence de Dieu… » Vie 1.8.2.

77 Voir ses œuvres éditées sous le titre L’entrée à la Divine Sagesse…, Bibliothèque mystique du Carmel, Soignies, 1921 ; DS, art. « Maur de l’Enfant-Jésus » par Blommestijn, le spécialiste de Jean de Saint-Samson ; M. de Certeau, « Le Père Maur de l’Enfant-Jésus… », Revue d’Ascétique et de Mystique, no. 139, 1959, p. 266-303.

78 DS, art. « Maur de l’Enfant-Jésus », 10.829.

79 DS, 10.830.

8020e lettre de Maur.

812e lettre de Maur.

8212e lettre de Maur.

832e lettre de Maur.

8419e lettre de Maur.

851re lettre de Maur.

8620e lettre de Maur.

871ere lettre de Maur.

8813e lettre de Maur.

8920e lettre de Maur

901erelettre de Maur.

914e lettre de Maur.

923e lettre de Maur.

9311e lettre de Maur.

9421e et dernière lettre de Maur.

95 Catherine de Bar, Lettres inédites, Bénédictines du Saint sacrement, Rouen, 1976 : lettres à la Mère Dorothée du 3 septembre 1659 et du 8 août 1660.

96 Addition 127 au Journal de Dangeau dans Boislisle, t. II, p. 413.

97 Boislisle, t. XXX, 71.

98 Nous complèterons cet aperçu historique par des textes normatifs et par des extraits d’autres lettres dans un ouvrage séparé, Monsieur Bertot, Directeur mystique de Madame Guyon, qui, après une étude historique, présentera un choix fait dans ses sept ouvrages publiés sans nom d’auteur.

99Lettre 23.

100Lettre 24.

101Lettre 33 du 22 mars 1677.

102Lettre 24.

103Ces lettres constitueront le début du volume III Mystique.

104Nous indiquons entre crochets la pagination de ce vol. I du DM.

105 Nous faisons précéder le texte des lettres d’une à deux lignes en italiques relevant ses traits les plus caractéristiques, en vue de faciliter la recherche.

106 « Le cardinal Le Camus, témoin au procès de Madame Guyon », Etudes d’Histoire et de Littérature religieuses, p. 799 ss., donne les résultats d’une enquête historique sur les séjours à Grenoble, ainsi que de précieuses indications sur son voyage en Savoie-Piémont.

107 Lettres de départ adressée à son demi-frère Dominique en 1681.

108 Apparenté à la famille Guyon, nommé tuteur des enfants. Honnête, nous le trouverons aux côtés de Mme Guyon, lorsqu’il s’indignera des intrigues de Dominique.

109 Lettre du 12 décembre 1684. dom Grégoire, de la chartreuse de Gaillon, mourra en 1698.

110 Lettre de Jean d’Arenthon d’Alex, évêque et prince de Genève, du 29 juin 1683.

111 Lettre du cardinal de Grenoble, Le Camus, à d’Arenthon d’Alex, du 18 avril 1685.

112 Placet en vue de sa libération, présenté au roi en 1688 par Huguet, conseiller à la Cour, le tuteur honoraire cité précédemment.

113 Lettre à l’Official de Paris, Samedi saint, 1688.

114 Voir Orcibal, Jean, Correspondance de Fénelon, Tome I, Fénelon, sa famille et ses débuts, Klincksieck, 1972 – V. la Chronologiefigurant dans la CF, t. III, p.480-496, pour étudier en détail la période 1659-1694 (nomination à l’archevêché de Cambrai  – V. les Notices de Fénelon, Œuvres I & II, Gallimard Pléiade, éd. présentée, établie et annotée par J. Le Brun, 1983 & 1997.

115Les lettres de Fénelon - notre correspondance passive - ayant été éditées seules : Fénelon (Orcibal), t. II.

116 La correspondance Fénelon (Orcibal) édite en deux « lettres » séparées la séquence des questions diverses de Fénelon puis la séquence de leurs réponses par Madame Guyon : ainsi chaque « lettre » (numéros 1373 et 1373A ) présente une séquence de paragraphes disjoints au niveau du sens, ce qui n’incite guère à comparer la première lettre à la suivante - tâche d’ailleurs malaisée : le lecteur doit avoir préalablement numéroté tous les paragraphes afin d’accorder les réponses aux questions. En outre le respect de l’orthographe guyonienne (respect dont le caractère exceptionnel est d’ailleurs signalé dans l’introduction aux notes de la lettre 1373A) obscurcit le sens. Il faut s’intéresser de bien près à la direction spirituelle pour surmonter de tels obstacles.

117 Correspondance (Orcibal), tome I, p. 241-267.

118« Je vous l’ai écrit dès le commencement, dans le temps même que je n’avais point de commerce [spirituel] de lettres avec vous. »(lettre 85, octobre-novembre 1688). V. la discussion de Masson, « Introduction », p. XXXVI-XXXVII, soulignant les rapports probables entre le supérieur des Nouvelles Catholiques et la fondatrice à Gex.

119On utilise la chronologie donnée en fin du tome III de la Correspondance de Fénelon par Orcibal, qui s’appuie elle-même en partie sur Masson, ainsi que de rares indications datées fournies par la Vie et par la Correspondance. Aucune lettre autre que celles échangées avec Fénelon ne nous est parvenue pour la période 1689-1690.

120Vie 3.10.1-2 et Correspondance (Orcibal), t. III, note 1, p.153.

121Vie 3.11.1-2.

122Correspondance (Orcibal), t. III, note 1, p.159 ; note 15, p. 168.

123Correspondance (Orcibal), t. III, note 2, p. 182-183.

124Correspondance (Orcibal), t. III, note 12, p. 189.

125Correspondance (Orcibal), t. III, note 1, p. 211.

126Correspondance (Orcibal), t. III : note 2, p. 221 et note 4, p. 223 ; v. lettre 215 du 26 novembre : « je cherche souvent votre cœur… »

127 Correspondance (Orcibal), lettre 96.

128Lettre 231 de Madame Guyon à Fénelon.

129Vie 3.11.5.

130Le problème posé par Orcibal (v. note à la lettre de Fénelon du 17 avril, sur l’abondance des lettres de Madame Guyon placées par Dupuy entre les 17 et 25 avril, probablement parce ce dernier ne pût les placer ailleurs avec vraisemblance) ne nous paraît pas pouvoir être résolu.

131Lettres 3, 5 à 8, 14 à 17, 21 et 22, 25 à 29, 37, 39 à 41, 46, soit vingt-une lettres sur cinquante. Cas unique où nous pouvons comparer une copie probablement très fidèle (car de la main de Dupuy dont on compare le livre des lettres adressées par Madame Guyon au duc de Chevreuse à de nombreux autographes) aux éditions, les autres sources ayant disparues. Nous avons donc tenu à relever les variantes parce qu’elles éclairent sur les corrections effectuées par Poiret. Les tendances qu’elles révèlent seront précisées dans notre tome III, Mystique.

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